LA CHRONIQUE 15/16
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Chaque vendredi, Michel Desgranges, Président des Éditions Les Belles Lettres, vous propose une libre promenade autour de livres d’hier et aujourd’hui. Cette Chronique est diffusée hebdomadairement par courrier électronique. Pour les amis des Belles Lettres qui n’utilisent pas cette technologie, nous avons souhaité leur proposer ces textes sous forme imprimée. 8 décembre 2006
L’absente ; Cuisine ; Humain, trop humain
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e vois dans vos chroniques une grande absente, remarque une lectrice amie qui, fidèle à la logique de son sexe l’ignore toute (la logique), et cette absente est la littérature contemporaine. Ah ? J’ai parlé de Benoît Duteurtre, Philippe Muray et ? – et, pour cette rubrique, oui, en un peu plus d’un an, c’est tout. Car il est vrai qu’aux Belles Lettres (et chez Klincksieck), de littérature contemporaine, nous n’en éditons guère. Pourquoi ? Je viens de lire les sept cent cinquante pages du tome V du Journal de Jacques Brenner que vient de lancer avec quelque bruit Claude Durand (je ne lis pas que les livres que nous publions, ou que l’on me propose de publier, de même que je ne regarde pas que les rares films que je cite ici), sous-titré La cuisine des prix. Ce n’est pas cette annonce culinaire qui m’a fait acheter Brenner, mais ma curiosité d’anecdotes sur des gens que j’ai connus, croisés, rencontrés. Brenner lui-même ? Je l’ai souvent vu chez Grasset, je ne me souviens guère lui avoir parlé, je me rappelle plus sa pipe, et son chien qui devait être non le griffon Falco, principal personnage de ce tome, mais l’antérieur cocker Olaf, pas de conversation donc, et comme il travaillait avec l’ineffable Berger alors que j’étais un protégé de Françoise Verny, peu de chance que l’on me présentât à lui, ce qui eût été faillir à l’inimitié clanesque, j’étais pourtant content de me trouver, un instant, dans le même couloir que l’écrivain qui, par ses critiques, ses Histoires de la littérature, aidait si bien le néophyte amoureux à explorer les Lettres. Brenner essayiste faisait découvrir les œuvres (comme Gaëtan Picon les idées, pour l’adolescent que je fus), avec ce Journal, abordons les hommes. Ils sont petits, tout petits. Parmi eux, Roger Vrigny, très présent dans ce gros volume, et à qui je dois beaucoup. Vrigny fut, chez les Oratoriens, mon professeur de latin-français deux ans durant, il ne me fit pas seulement lire Sartre et Malraux (il expulsait de la bibliothèque du collège tout ce qui n’était pas de gauche et athée), ou jouer un rôle quasi-muet dans une représentation de L’Ours de Tchekov, il me fit connaître la maison d’édition des Belles Lettres, et la C.U.F., m’encouragea à en acheter les publications – j’avais quatorze ans. Il venait de publier chez Gallimard, à la NRF !, son premier roman (ce qui me donna l’audace, l’année suivante, d’obtenir une audience de Paulhan pour lui proposer un long, et ridicule, poème en prose…), il était pour moi au rang des dieux. J’allais un jour chez lui pour lui prêter un livre d’Apollinaire alors introuvable, ce devait être Tendre comme le souvenir – ou Lettres à Lou ? –, il ne tenta pas de me sauter (aujourd’hui, je trouve cela plutôt vexant), mais ne me rendis jamais mon Apollinaire. Je le revis plusieurs fois, dans des restaurants, quelques années avant sa mort, lui promis de lui téléphoner pour l’inviter à déjeuner, ce que je ne fis pas. Vrigny était devenu un mandarin des lettres – critique, employé d’édition, juré de l’un des prix-qui-comptent – l’un de ces puissants inconnus du public dont l’œuvre ne se poursuit et ne paraît que par les services qu’ils rendent. Si bien que lorsqu’ils publient un livre qui se trouve être bon, personne ne le remarque. De même que eux ne remarquent pas qu’ils publient de mauvais livres. Pauvre Vrigny : lui qui, en ses débuts, n’était pas un médiocre, était devenu un idealtype weberien du hiérarque de la littérature française contemporaine.
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renner ne m’apprend rien du caractère de ces hiérarques, cette centaine d’individus sans qui l’on ne peut faire carrière de littérateur, sans qui, sauf accident, un roman ne peut être un succès, rien hors quelques historiettes piquantes (coucheries et renvois d’ascenseur), mais il est précieux pour comprendre la sociologie du monde de l’édition littéraire. La Chronique des Belles Lettres
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