LA CHRONIQUE 15/16
D
E
S
B
E
L
L
E
S
L
E
T
T
R
E
S
Chaque vendredi, Michel Desgranges, Président des Éditions Les Belles Lettres, vous propose une libre promenade autour de livres d’hier et aujourd’hui. Cette Chronique est diffusée hebdomadairement par courrier électronique. Pour les amis des Belles Lettres qui n’utilisent pas cette technologie, nous avons souhaité leur proposer ces textes sous forme imprimée. 8 décembre 2006
L’absente ; Cuisine ; Humain, trop humain
–J
e vois dans vos chroniques une grande absente, remarque une lectrice amie qui, fidèle à la logique de son sexe l’ignore toute (la logique), et cette absente est la littérature contemporaine. Ah ? J’ai parlé de Benoît Duteurtre, Philippe Muray et ? – et, pour cette rubrique, oui, en un peu plus d’un an, c’est tout. Car il est vrai qu’aux Belles Lettres (et chez Klincksieck), de littérature contemporaine, nous n’en éditons guère. Pourquoi ? Je viens de lire les sept cent cinquante pages du tome V du Journal de Jacques Brenner que vient de lancer avec quelque bruit Claude Durand (je ne lis pas que les livres que nous publions, ou que l’on me propose de publier, de même que je ne regarde pas que les rares films que je cite ici), sous-titré La cuisine des prix. Ce n’est pas cette annonce culinaire qui m’a fait acheter Brenner, mais ma curiosité d’anecdotes sur des gens que j’ai connus, croisés, rencontrés. Brenner lui-même ? Je l’ai souvent vu chez Grasset, je ne me souviens guère lui avoir parlé, je me rappelle plus sa pipe, et son chien qui devait être non le griffon Falco, principal personnage de ce tome, mais l’antérieur cocker Olaf, pas de conversation donc, et comme il travaillait avec l’ineffable Berger alors que j’étais un protégé de Françoise Verny, peu de chance que l’on me présentât à lui, ce qui eût été faillir à l’inimitié clanesque, j’étais pourtant content de me trouver, un instant, dans le même couloir que l’écrivain qui, par ses critiques, ses Histoires de la littérature, aidait si bien le néophyte amoureux à explorer les Lettres. Brenner essayiste faisait découvrir les œuvres (comme Gaëtan Picon les idées, pour l’adolescent que je fus), avec ce Journal, abordons les hommes. Ils sont petits, tout petits. Parmi eux, Roger Vrigny, très présent dans ce gros volume, et à qui je dois beaucoup. Vrigny fut, chez les Oratoriens, mon professeur de latin-français deux ans durant, il ne me fit pas seulement lire Sartre et Malraux (il expulsait de la bibliothèque du collège tout ce qui n’était pas de gauche et athée), ou jouer un rôle quasi-muet dans une représentation de L’Ours de Tchekov, il me fit connaître la maison d’édition des Belles Lettres, et la C.U.F., m’encouragea à en acheter les publications – j’avais quatorze ans. Il venait de publier chez Gallimard, à la NRF !, son premier roman (ce qui me donna l’audace, l’année suivante, d’obtenir une audience de Paulhan pour lui proposer un long, et ridicule, poème en prose…), il était pour moi au rang des dieux. J’allais un jour chez lui pour lui prêter un livre d’Apollinaire alors introuvable, ce devait être Tendre comme le souvenir – ou Lettres à Lou ? –, il ne tenta pas de me sauter (aujourd’hui, je trouve cela plutôt vexant), mais ne me rendis jamais mon Apollinaire. Je le revis plusieurs fois, dans des restaurants, quelques années avant sa mort, lui promis de lui téléphoner pour l’inviter à déjeuner, ce que je ne fis pas. Vrigny était devenu un mandarin des lettres – critique, employé d’édition, juré de l’un des prix-qui-comptent – l’un de ces puissants inconnus du public dont l’œuvre ne se poursuit et ne paraît que par les services qu’ils rendent. Si bien que lorsqu’ils publient un livre qui se trouve être bon, personne ne le remarque. De même que eux ne remarquent pas qu’ils publient de mauvais livres. Pauvre Vrigny : lui qui, en ses débuts, n’était pas un médiocre, était devenu un idealtype weberien du hiérarque de la littérature française contemporaine.
B
renner ne m’apprend rien du caractère de ces hiérarques, cette centaine d’individus sans qui l’on ne peut faire carrière de littérateur, sans qui, sauf accident, un roman ne peut être un succès, rien hors quelques historiettes piquantes (coucheries et renvois d’ascenseur), mais il est précieux pour comprendre la sociologie du monde de l’édition littéraire. La Chronique des Belles Lettres
1
Dont la principale caractéristique est d’être une société où l’argent est denrée très rare (Brenner nous informe avec exactitude sur ses gains, et ses angoisses financières) : ces gendelettres professionnels dont l’on parle dans les journaux et que l’on voit à la télé gagnent moins qu’un guichetier de banque, et le peu qu’ils grappillent est aléatoire (hors ceux qui ont fait un riche mariage, un « gros » héritage, ou les rares qui ont eu un vrai best-seller, et encore : on tombe vite de cent mille de vente à deux mille…) ; leur permanente insécurité matérielle, qui est à l’inverse de leur notoriété, fait comprendre leurs liliputiennes magouilles : c’est pour assurer leur plus élémentaire subsistance – manger, se loger, se vêtir : c’est tout – qu’ils pataugent dans leurs manigances, que dissimule à leurs propres yeux leur indestructible vanité d’auteur.
L
a littérature, je l’ai adulée et longtemps la seule ambition de ma vie fut d’être romancier (il me semble avoir commencé de publier trop tard, et cessé trop vite) mais étrangement, quand enfin me fut donnée la possibilité de pénétrer concrètement dans son monde vivant, d’abord comme auteur, puis comme éditeur, je m’en détournais – je voulais les livres, non les hommes qui les faisaient. Ce n’est pas que ces hommes ne m’intéressent pas, que je ne puisse prendre de plaisir en leur compagnie, mais je suis incapable ne serait-ce que de tenter de m’intégrer à leur tribu, et pour ce faire, me soumettre à leurs mœurs. Sur lesquelles je ne porte aucun jugement de valeur : ces mœurs sont justes et bonnes selon leurs normes, comme le sont les mœurs de toute société établie qui cherche à perdurer (et pour cela il me paraît vide de sens de dénoncer la cuisine des prix et ses tours de main frelatés : après tout, caveat emptor…), je crois seulement que, ne voulant être que moi-même (cf. Ibsen…), je ne puis être à ma place en aucune tribu. Être un éditeur littéraire, avec quelque chance de succès, c’est déjeuner et dîner chaque jour avec des indigènes de la tribu, aller avec eux en week-end ou en vacances (je ne prends pas de vacances, en plus), les flatter sans sincérité, dénigrer leurs ennemis (il y a des fiches à tenir à jour), publier, avec un gros à-valoir, des textes médiocres pour s’attacher un critique, bref, se créer et entretenir un réseau d’obligés qui sans cesse mendient et trahissent – à cela, je me suis refusé, non par vertu, mais par absence de tout talent pour ce labeur.
Francis Lalanne Le Roman d’Arcanie Hors collection. 272 p. 1993. 20,58 e
L
a conscience de mon incompétence n’empêchait pas que, parfois, venait me démanger, irrationnelle, l’envie de me jeter (plus exactement : de jeter les Belles Lettres) dans le marais littéraire et, l’occasion faisant le larron, je publiais Jean-Edern Hallier, Philippe Léotard, Francis Lalanne. Ce fut, à notre échelle, des triomphes commerciaux, et je n’y avais eu nul mérite : tous trois étaient, avant de venir chez nous, des vedettes télé. (Mais je suis heureux que leurs œuvres soient à notre catalogue, entre Platon et Tacite, et que Le Roman d’Arcanie de Francis Lalanne soit l’œuvre de poésie contemporaine la plus vendue depuis Prévert et Géraldy). Un jour, par caprice, je fis plus : j’embauchai un littérateur, qui avait un talent piquant et dont me divertissait la fatuité, et qu’il prît sa mauvaise éducation pour de l’aisance ; il s’agitait plus pour se frayer sa propre place dans la tribu que pour son employeur, je n’étais pas dupe et m’en amusais, un temps.
Pierre-Robert Leclercq Monsieur Niquile Hors collection. 208 p. 1992. 15,24 e
U
ne autre tentative. Il y a un peu plus de quinze ans, nous avions publié un remarquable roman, roman de mœurs et de caractères, de Pierre-Robert Leclercq Monsieur Niquile qui, très supérieur à tous les petits produits nombrilistes et formatés qui éclosent chaque jour chez mes respectés confrères, passa absolument inaperçu ; c’était mérité, non pour l’auteur, mais pour l’éditeur qui se refusait sottement à jouer le jeu. Si je sais le pourquoi de cet échec, je n’en ai pas moins conservé quelque malaise et culpabilité, et, circonstance aggravante, j’ai une vraie estime pour Pierre-Robert Leclercq, et pour l’auteur et pour l’homme (homme qui occupe une place périphérique dans la Tribu ; comment y est-il parvenu sans compromettre son intégrité ? Lire ce charmant cocktail de souvenirs et de satire dont le titre est emprunté à Diderot : Mes Catins, où Pierre-Robert se révèle avec pudeur, et esprit). Aussi, l’an dernier, j’acceptais vite de publier un nouveau roman de Pierre-Robert Leclercq : Le Libraire de la rue Poliveau, et décidai de le sortir pour la saison des prix, l’adressant à tous les jurés desdits prix avec une lettre gratuitement insolente ; cela me valut un courrier furibond d’un académicien dont le nom m’échappe mais, à ma vive surprise, Le Libraire de la rue Poliveau fit son chemin jusqu’à l’avant-dernière sélection du Femina (d’où des réassorts en librairie…). Il ne pouvait aller plus loin, l’enjeu financier étant trop important pour échapper aux spécialistes de ces affaires – pour les non-initiés à la cuisine des prix : s’il arrive que, pour restaurer la crédibilité du trophée, un prix soit décerné à un « éditeur indépendant », c’est que celui-ci est distribué par un « gros éditeur », lequel récupère par ce biais l’essentiel des gains qu’il semble avoir publiquement laissé échapper (ce que ne voyait pas l’innocent Brenner, qui relevait quand même qu’un prix est plus donné à un éditeur qu’à un auteur). Le Libraire de la rue Poliveau est un roman sur le romanesque (c’est donc de la littérature), et c’est un roman gai, d’une écriture limpide : on y trouve de l’aventure, des personnages attachants et du mystère, et lorsqu’on l’a refermé, l’ayant lu avec plaisir et non effort, on s’aperçoit qu’il nous a emmené avec légèreté sur une réflexion profonde. 2 La Chronique des Belles Lettres
Pierre-Robert Leclercq Mes Catins Hors collection. 160 p. 2005. 13 e
Pierre-Robert Leclercq Le Libraire de la rue Poliveau Hors collection. 224 p. 2005. 14 e
D
e quoi parlent les littérateurs de la Tribu, les amis, connaissances, relations de Brenner lorsqu’ils déjeunent, dînent, se croisent sur un trottoir de Saint-Germain-des-Prés ? Un peu de ragots sexuels (tendance homo) et de politique (en stéréotypes incultes), mais surtout, surtout, de leurs livres, leurs tirages, leurs à-valoir – la littérature du porte-monnaie. Lorsque je rencontrais Jean Guitton, nous parlions de Plotin.
P. S. Brenner raconte un comité de lecture de Grasset consacré à un livre de Philippe Muray (sans doute son roman Postérité, auquel fait suite On ferme). B.-H. L., que l’anecdote fait remonter dans mon estime, défend le texte de Philippe face aux attaques de Berger pour qui « le style de Muray n’est pas très bon… peu d’art ». Berger, qui ne savait écrire que des chèques, critiquant Muray ? J’ai bien ri. Philippe Muray, On ferme Hors collection. 720 p. 1997. 27 e
15 décembre 2006
Helmut Schoeck L’Envie. Une histoire du mal Hors collection 544 p. 2006 (1995). 33 e
Autrui : trop beau ; Luxe honni ; Jacobinisme et calvinisme
D
ans un monde idéal, nous pouvons imaginer que les hommes détermineraient leurs actions en fonction d’une connaissance rationnelle et de leur objectif et des mobiles qui les poussent à vouloir l’atteindre ; ce monde idéal n’existe d’aucune façon, et ce qui meut le plus souvent les hommes, ce sont des rêves, des passions ou des émotions, tout ce qui relève d’un sentiment, non d’une connaissance. Parmi ces émotions et passions, l’une des plus universellement répandues, en tous lieux, en tous temps, se nomme envie. Qu’est-ce que l’envie ? Littré en donne une définition d’une force exemplaire : « chagrin et haine qu’on ressent du bonheur, des succès, des avantages d’autrui. » Cette envie (qui n’a rien à voir avec l’envie-désir : « j’ai envie de chocolat », « une envie de femme grosse », etc.) a pour première caractéristique de n’exister que socialement : elle ne se conçoit pas sans un autrui, ce qui a pour corollaire que, phénomène social, l’envie va, négativement ou positivement, modeler des structures sociales. Étrangement, ce phénomène fondamental n’avait jamais fait l’objet d’une étude systématique avant que le sociologue allemand Helmut Schoeck (1922-1993) ne publie en 1966 (suivront plusieurs rééditions révisées et innombrables traductions) L’envie, une histoire du mal, que Karl Popper a ainsi salué : « Ce livre brillamment écrit est absolument essentiel. » Schoeck montre et analyse la présence et les effets de l’envie chez tous les peuples, des plus « primitifs » aux plus « civilisés », traque ce que nous en disent la mythologie, la littérature, la philosophie, expose son rôle chez les théoriciens et acteurs du politique ; partout – alors qu’elle n’avait jamais été étudiée en tant que telle avant Schoeck ! – l’envie conditionne les rapports entre les humains : « Celui que l’on appelle son « prochain » est toujours un envieux en puissance, et plus il vous est proche, écrit Schoeck, plus son envie sera intense et prévisible : voilà l’une des données fondamentales les plus inquiétantes, mais aussi les plus décisives de l’existence humaine à tous les niveaux de civilisation. » Et Shoeck précise : « L’homme n’est pas exclusivement l’Envieux, il est aussi homo ludens et homo faber, mais s’il est susceptible de s’associer en groupe et de former des collectivités, il le doit en premier lieu à cette pulsion permanente, souvent subliminale, qui l’incite à envier. » Comme, quelle que soit notre situation ou notre état, nous pouvons toujours trouver un autrui qui semble (donc : à tort ou raison) jouir de plus « de bonheur, de succès, d’avantages » que nous-même, chacun, du plus misérable au plus puissant, peut être à la fois envié et envieux, et l’autre caractéristique essentielle de l’envie est de ne reposer sur aucune donnée objective. Or l’envie n’est pas une vertu ; au contraire, elle est toujours considérée comme une tare, et une tare dangereuse pour l’ensemble du groupe, qu’il est nécessaire de faire disparaître : ainsi, un grand nombre d’organisations humaines, de structures socio-politiques (et d’idéologies) ont pour fin d’éliminer toute envie entre membres du groupe – c’est là le propre des idéologies égalitaires, et particulièrement socialistes. Malheureusement, comme il n’existe et ne peut exister de critère objectif de l’objet, ou de l’attribut, qui suscitera l’envie, ces constructions sont nécessairement vouées à l’échec : la plus égalitariste des sociétés ne pourra jamais rendre absolument identiques la totalité des humains qui la composent ; ce ne sont pas seulement la fortune ou le talent qui suscitent l’envie, mais aussi la beauté – et Schoeck analyse l’intéressante contre-utopie de L. P. Hartley Facial justice (1960), roman d’un monde où, par la coercition chirurgicale, aucune femme ne peut être plus belle que sa voisine… Sans rien dire du facteur temporel : des êtres identiques ne devraient pas vieillir (cela crée une inégalité génératrice d’envie) ou alors vieillir exactement uniformément. Plus ambigu est le rôle de la chance – Schoeck étudie des sociétés où un individu échappe à l’envie si son bonheur supérieur est attribué à la chance, et non à son mérite – mais il me semble avoir entendu des humains dire à leurs proches, avec ressentiment : « toi, tu as de la chance ». Ainsi l’envie est-elle toujours multiforme ; sa cible la plus évidente est le luxe (lequel fut longtemps pourchassé de diverses manières afin d’assurer la paix sociale depuis les lois somptuaires de La Chronique des Belles Lettres
3
la Rome antique, et il faudra attendre Voltaire pour en trouver une défense argumentée) mais là encore règne l’ambiguïté : non seulement il est impossible de définir le luxe (qui n’est qu’un subjectif jugement de valeur) mais il arrive que le luxe dont s’entoure un souverain nimbe d’éclat la totalité de ses sujets, même les plus misérables, si bien que ceux-ci éprouveront un violent ressentiment face à un despote se complaisant dans l’austérité (et Schoeck montre que la pauvreté ostentatoire peut également susciter l’envie…). En lisant Schoeck, le lecteur découvrira que certains auteurs accordent à l’envie (et au ressentiment qui lui fait cortège) des effets positifs : ainsi, l’homme en proie à l’envie serait plus apte à accepter les innovations – c’est là une piste dont l’exploration peut être féconde. De ce panorama, contrasté, de l’envie, je ne retiendrai ici (au risque de trahir l’enquête exhaustive de Schoeck) que deux leçons : le combat mené, par des lois ou des normes, pour éradiquer l’envie destructrice du lien social a toujours pour finalité d’abaisser la situation de l’envié, et non d’augmenter celle de l’envieux, et les idéologies qui fondent un tel combat reposent, également toujours, sur une confusion entre équité et égalité. Ce sont là les deux piliers de l’abominable, et aujourd’hui dominante, doctrine dite de la justice sociale, que John Rawls a vainement tenté de justifier dans son, hélas…, classique A theory of justice, dont les sophismes et la pauvreté conceptuelle ont été démasqués par son ancien élève Robert Nozick dans l’indispensable Anarchy, State and Utopy.
D
igression. L’une des caractéristiques marquantes du fier pays de l’exception culturelle est sa prodigieuse indifférence aux œuvres étrangères (je reste ici dans l’univers de l’écrit ; pour le cinéma, c’est pis), œuvres qui, sans juger de leurs qualités intrinsèques, fondent ou alimentent de nouveaux débats, imprègnent les courants de pensée qui nous baignent ; ces œuvres sont connues des spécialistes français qui en tiennent compte dans leurs propres textes, mais le lecteur ordinaire (qui n’a pas eu accès aux textes fondateurs dans leur langue d’origine) se trouve, sans en être averti, plongé dans une problématique dont il ignore et la genèse et les évolutions, et se trouve incapable de départager le neuf de l’obsolète ou le devenu banal de la pensée de rupture – c’est ainsi que Rawls et Nozick furent traduits avec quelque vingt ans de retard, alors que tous deux avaient depuis affiné ou rectifié certaines de leurs positions dans des textes ultérieurs.
Michael Oakeshott Morale et politique dans l’Europe moderne Bibliothèque classique de la Liberté Traduit de l’anglais par O. Sedeyn 208 p. 2006. 25 e
L’
un de ces penseurs honteusement méconnu en France, et dont l’œuvre a eu une influence considérable, dans tous les pays, sur la conception de la nature du politique, est le philosophe anglais Michael Oakeshott (1901-1990), qui enseigna à Oxford et à la London school of economics, et dont, à ce jour, un seul titre avait été traduit en français : De la conduite humaine (et en 1995) ; nous contribuons à réparer cette injustice en publiant aujourd’hui Morale et politique dans l’Europe moderne. « La question qu’il faut nous poser, écrit Oakeshott, est la suivante : quelles sont les morales, ou les dispositions morales, qui rendent intelligibles les pensées sur le gouvernement et la politique qui se trouvent avoir été émises ? (…) en posant cette question, nous ne cherchons pas la cause des idées sur le gouvernement et la politique, nous recherchons un contexte auquel on peut les rapporter afin de les rendre plus intelligibles. » C’est donc en se fondant sur l’étude du contexte (car tout penseur écrit pour son temps et en fonction des connaissances ou situations de son temps…) et en considérant les morales comme socle originel de toute doctrine que Oakeshott dégage les deux théories antagonistes sur lesquelles s’articule la conception moderne (depuis la Renaissance) de la pensée politique occidentale : la théorie individualiste et la théorie collectiviste (celle-ci dans ses deux versions : productiviste et distributive). Pour la théorie collectiviste, Oakeshott nous montre qu’elle n’est pas née chez Marx ou SaintSimon, mais bien antérieurement, chez Francis Bacon (1561-1626) ou Calvin : « Le jacobinisme, écrit-il, est le calvinisme revêtu du costume de la morale rationnelle du XVIIIe siècle. » Étudiant Locke, Kant, Bentham, Mill ou Burke, parmi bien d’autres philosophes, Oakeshott fait ressortir les fondements moraux qui font apparaître telle ou telle forme de gouvernement et guident leurs actions : « Avant la fin du XIXe siècle, écrit-il, une morale de l’anti-individualisme avait déjà été engendrée pour répondre aux aspirations de l’« homme-masse » – l’homme incapable de choisir par lui-même ou peu disposé à le faire. Dans cette morale, la « sécurité » est préférée à la « liberté », la « solidarité » à l’« esprit d’entreprise » et l’« égalité » à l’« autodétermination » : chaque homme est reconnu comme un débiteur qui doit quelque chose à la « société », une dette qu’il ne peut jamais rembourser et qui est par conséquent l’image même de son obligation envers la « collectivité ». Et il existe, attachée à cette morale, une compréhension corrélative de la constitution convenable et de la tâche convenable du gouvernement. » C’est un tel gouvernement qui s’est imposé et domine les pays occidentaux ; lire Oakeshott permet de comprendre pourquoi et comment il y est parvenu, et sur quel mouvement profond de l’âme humaine il s’enracine (auquel l’envie ne doit pas être étrangère…) : qu’il soit juste ou non est une autre affaire.
P. S. 1. J’ajoute : la prétendue justice sociale n’est qu’une attitude morale, elle n’a aucun rapport avec la justice-équité. 4 La Chronique des Belles Lettres
Être, essence et contingence Textes de Henri de Gand, Gilles de Rome et Godefroid de Fontaines Sagesses médiévales Introduction, traduction et notes par C. König-Pralong 432 p. 2006. 37 e
P. S. 2. L’un des ouvrages fondamentaux de l’histoire des idées est The great chain of being (1936) d’Arthur Lovejoy. Nous en avions acquis les droits il y a douze ans pour le faire enfin traduire en français, puis y avons renoncé pour des raisons économiques…
22 décembre 2006
Jadis et au-delà ; Temps obscurs ; L’État avant l’État
«A
Alain Boureau La Religion de l’État. La construction de la République étatique dans le discours théologique de l’Occident médiéval (1250-1350) Histoire. 368 p. 2006. 33 e
ntiquité – Moyen Âge – Renaissance – Temps modernes » (ces derniers n’ayant rien à voir avec la modernité, catégorie dont le sens m’a toujours échappé, mais dont se réclament en se pourléchant les babines tant de penseurs unanimement vénérés que j’en conclus que ce doit être quelque chose de vertueux, relevant de l’ordre moral et servant à exclure quiconque s’en tiendrait à l’écart), cette série était jadis utilisée pour hacher en périodes nettes le passé de l’homme occidental. Elle avait l’avantage de donner à l’écolier un cadre chronologique (désormais jeté à la déchetterie voisine, de sorte que l’enfant de vingt ans oublié en une classe de sixième place, avec une louable créativité, Louis XIV après Napoléon), et le défaut, grave, d’ordonner l’Histoire en une série de ruptures : « ceci disparaît et soudain apparaît cela », et non, qui exprimerait le réel : « très progressivement ceci s’est mué en cela ». Cette série, telle qu’elle me fut enseignée, ainsi qu’à quelques millions d’autres jeunes humains, avait un autre vice. Elle faisait ressortir trois temps civilisés : l’Antiquité, dont nous descendons, comme le prouvait la lecture du De viris illustribus de l’abbé Lhomond, la Renaissance, où tout fut découvert/redécouvert, et les Temps Modernes qui, vite débarrassés du classicisme et de l’absolutisme, virent éclore la démocratie, le progrès et la paix éternels, le bonheur pour tous et, grâce à la Révolution, le droit de chasse pour les manants. En éliminant avec désinvolture quelque mille ans d’Histoire, eux-mêmes alors scindés en deux sous-catégories : le Haut Moyen Âge (expédié avec une anecdote sur Dagobert, une gravure de Charlemagne inventant l’école en caressant sa barbe fleurie de pâquerettes, plus un ricanement pour les rois fainéants qui se déplaçaient en char à bœufs, au lieu de prendre un jet comme tout chef d’État respectable), et le Moyen Âge tout court, qui allait des années 1000/1100 à 1500 (approximativement, la porte des ténèbres se fermait avec les voyages de Colomb et l’invention de Gutenberg). Ce Moyen Âge, marqué d’un obscur obscurantisme, on le survolait en se pinçant le nez : c’était le temps où de lubriques seigneurs dépucelaient leurs paysannes à la veille de leurs noces avec un autre homme (un serf exploité), où d’incultes prêtres faisaient construire, avec la sueur du peuple, de gigantesques bâtisses nommées cathédrales destinées à écraser l’Homme face à un dieu né de la superstition, tout en brûlant des sorcières pour réchauffer leurs plantureux repas, un temps où hommes et femmes vivaient dans la terreur et la crasse (pas trop longtemps, puisque les étranges statistiques des modernes démographes les faisaient mourir à vingt ans), et n’avaient en commun que leur misère et leur analphabétisme. J’ai souvenir d’un professeur, sans doute anarchiste, qui parlait des romans de chevalerie et de poésie courtoise, de Jeanne d’Arc et Thomas d’Aquin, mais ce n’étaient là que minuscules récifs émergeant par accident d’un vaste océan d’ignorance. Laquelle ignorance s’incarnait dans une monstruosité intellectuelle : la scolastique (La Bruyère : « On a enfin banni la scolastique. ») – dont il serait bienvenu de faire enfin l’éloge.
D
De la théologie aux mathématiques. L’infini au XIVe siècle Sagesses médiévales Textes choisis sous la direction de J. Biard et J. Celeyrette 320 p. 2005. 30 e
epuis maintenant quelques décennies, des historiens et essayistes, dont les œuvres ne sont plus réservées aux seuls spécialistes de la période, ont entrepris de réhabiliter (réévaluer) le Moyen Âge (qu’il faudrait renommer, l’actuelle appellation en faisant automatiquement une sorte d’entracte entre les parties honorables de notre passé) et d’en détruire, pièces à l’appui, la légende noire (oui, il y eut bien une civilisation médiévale, et des plus admirables) ; malheureusement, et en dépit des immenses mérites de leurs travaux, demeure négligée (méprisée ? oubliée ?) la plus vaste et féconde construction intellectuelle de ce temps : cette maudite scolastique. Pour être simple, je dirai que la scolastique est une discipline (donc, usant de règles contraignantes) qui permettait aux penseurs médiévaux de dépasser le dilemme fondamental opposant foi et raison, et de faire de la philosophie sans bafouer la théologie. Et de construire et exprimer sur tous sujets les raisonnements et conclusions les plus divers, et antagonistes. Y a-t-il une unité de la scolastique ? Dans sa méthode, non dans son contenu. Pour qui l’histoire des idées (de la pensée occidentale) saute cavalièrement de Sénèque à Montaigne (et rien entre), pénétrer l’univers scolastique n’est pas tâche aisée : il faut maîtriser parfaitement le latin médiéval, comprendre dans son contexte le sens de mots que leur traduction en français actuel trahit, et connaître l’oubliée histoire événementielle : les débats scolastiques, qui paraissent au néophyte aussi abstraits que gratuits, renvoyaient à une réalité concrète d’enjeux de pouvoir, entre roi et pape, dominicains et franciscains, etc., et de modélisation de l’humaine nature.
L
e médiéviste Alain Boureau, qui fut d’abord un grand historien des croyances (voir ses livres fondamentaux sur les mythes de la papesse Jeanne et du « droit de cuissage »), est comme un poisson dans l’eau dans les textes scolastiques, dont il est un infatigable découvreur (beaucoup n’existent encore qu’en manuscrits, et n’ont jamais été édités), lecteur et interprète. La Chronique des Belles Lettres
5
Explorateur savant et prudent, Alain Boureau fait des découvertes qui brisent des certitudes paresseuses, et prouvent que bien des notions modernes ne sont que la continuation de fondements médiévaux. Ainsi, l’État, dont la plupart des historiens de la pensée politique font remonter l’actuelle conception aux Six livres de la République (1576) de Jean Bodin, surgissement brutal qui ne connaîtrait aucune antériorité. Dans La Religion de l’État – La construction de la République étatique dans le discours théologique de l’Occident médiéval (1250-1350), Alain Boureau, après avoir limpidement réglé de capitales questions de terminologie (l’État n’est ni le « gouvernement », ni la « nation »…), montre que « les principes intellectuels de l’État républicain étaient déjà fermement dessinés à l’époque scolastique. » Après avoir relevé que la scolastique ignore à peu près le traité politique stricto sensu, Alain Boureau étudie finement, chez des auteurs tels que Thomas d’Aquin, Pierre de Jean Olivi, Jean Duns Scot, ou encore Henri de Gand (mon préféré), Gilles de Rome, Jacques de Viterbe, Guillaume d’Ockham et bien d’autres, pourquoi des questions portant, par exemple, sur l’Immaculée conception ou la prééminence de l’obéissance sur d’autres devoirs et vertus, ou le conflit (tant concret qu’intellectuel) entre souveraineté et lois, tracent peu à peu les contours de cette République étatique qui s’imposera jusqu’à aujourd’hui en Occident.
M
ême si la scolastique fut « bannie », comme se réjouissait La Bruyère, il faudrait être bien sot pour croire que les hommes de la Renaissance (mes chers humanistes, et quoiqu’ils en aient dit) aient pu se nettoyer de toute pensée médiévale (il fallait bien, pour la rejeter, qu’ils la connussent) ; leur proclamée « redécouverte » de Platon, dont ils possédaient enfin les œuvres, oublie que l’essentiel de la pensée platonicienne imprégna souterrainement le Moyen Âge par la lecture de Boèce (totalement platonicien) et d’Augustin (assez platonicien et plus encore néo-platonicien, en dépit de sa « conversion »). Alain Boureau expose en ces termes la vérité de la scolastique : « La spécificité de la pensée scolastique, toutes orientations confondues, est de constituer pour la première fois en Occident une science de l’homme, en complément exact de la science de Dieu, soit que la matière humaine fournisse une expérience nécessaire, soit qu’elle présente des proportions et analogies avec la divinité. La scolastique se veut rigoureuse, démonstrative, sur des thèmes où la révélation divine et la tradition humaine n’apportent pas de certitude. » Une science de l’homme, rigoureuse et démonstrative ? Voilà, me semble-t-il, qui pourrait également s’appliquer à l’humanisme (je rappelle que les humanistes étaient par ailleurs de fervents chrétiens, et qu’ils invoquassent plus Platon qu’Aristote n’est pas essentiel, c’est déplacer l’autorité, non éliminer le principe d’autorité) ; aujourd’hui, alors que nous connaissons le cours de la pensée occidentale, il semble raisonnable de prétendre que l’humanisme a vaincu la scolastique – la démonstration d’Alain Boureau montre que si la pensée scolastique est formellement morte (les philosophes de la Renaissance remplaçant, comme outil rhétorique, le rituel des questions quodlibétiques par l’artifice du dialogue) son contenu n’a cessé d’être fertile.
P. S. 1. Lire des textes scolastiques ? Notre collection Sagesses médiévales en propose, toujours précédés d’une introduction qui permet au profane d’y accéder sans trop d’effort (il aura la surprise de découvrir qu’ils sont de lecture plus facile que les écrits de Heidegger ou Deleuze) ; je recommande particulièrement Être, essence et contingence qui réunit des œuvres d’Henri de Gand, Gilles de Rome et Godefroid de Fontaines datant de 1286-1287, et constituent les éléments premiers d’une querelle philosophique qui se poursuit toujours. Deux autres volumes, De la théologie aux mathématiques, l’infini au XIVe siècle et Théologie et cosmologie au XIIe siècle (L’École de Chartres), qui contiennent des textes jamais encore traduits en français, montrent qu’aucun domaine du savoir n’était étranger aux penseurs médiévaux, et rendent justice à la hardiesse de leurs interrogations et réflexions. P. S. 2. Toujours conscient du contexte, Alain Boureau comprend et interprète les textes comme pouvaient le faire lecteurs et auditeurs de leur temps ; c’est pourquoi ses propres livres sont toujours exemplaires d’intelligence et de déchiffrement de sens – ainsi La Loi du royaume, Les moines, le droit et la construction de la nation anglaise (XIe-XIIIe siècles), qui est une grande leçon d’Histoire.
Malade ? ; Défaite du momisme ; Food for thoughts
À
côté de calembours consternants – dont « Comment vas-tu…yau de poêle ? Comme tu le vois…ture à bras ! » demeure le paradigme cher à Lacan et Heidegger –, des décennies durant, l’Almanach Vermot (ainsi que ses frères hebdomadaires Marius et Le Hérisson, bien utiles pour envelopper au marché le merlan frais et la livre de carottes) offrit à ses lecteurs de fins dessins humoristiques montrant un individu qui tenait des propos incohérents, la main droite passée entre les boutonnières de son gilet et coiffé d’un entonnoir : c’était là, au XXe siècle, la traditionnelle image populaire du fou. 6 La Chronique des Belles Lettres
L’ÉCOLE DE CHARTRES. Bernard de Chartres Guillaume de Conches Thierry de Chartres Guillaume de Saint-Thierry Théologie & cosmologie au XIIe siècle. Sagesses médiévales Textes traduits et présentés par M. Lemoine et C. Picard-Parra 240 p. 2004. 30 e
Alain Boureau La Loi du royaume. Les moines, le droit et la construction de la nation anglaise (XI e-XIII e siècles) Histoire. 368 p. 2001. 32 e
29 décembre 2006
On ne trouve pas cette image dans l’Antiquité classique qui, sauf nouvelle et contrariante découverte archéologique, semble avoir ignoré et Napoléon et l’entonnoir ; j’ajoute que l’on n’y trouve guère plus de fou, au sens contemporain de ce vocable. Qu’est-ce que le fou ? Éliminant d’emblée l’insuffisant « folie égale perte de la raison » (car, que signifie objectivement « raison » ?, et que faire du gâteux qui perd la raison sans être considéré comme fou ?), j’en donnerai cette définition (bien que je me range dans le camp des tenants de l’anti-psychiatrie, au sens large, et plus vigoureusement dans celui de Thomas Szasz) : est dit fou l’individu dont la conduite ignore une, ou plusieurs, ou toutes, normes sociales et refuse de justifier cette conduite proprement anormale par des raisons intelligibles pour autrui (il se tait, ou tient des propos sans pertinence). Cette définition, que je ne veux pas argumenter ici, n’aurait aucune validité pour un Romain ou Athénien de jadis (et l’étymologie de fou renvoie au latin follis, qui signifie soufflet [pour attiser le feu], ou ballon, représentation métaphorique qui nous montre le fou sans nous dire ce qu’il est) ; progressons en évoquant l’aliéné (qui sous-entend que le fou est un étranger – à notre compréhension –, ou qu’il a été rejeté comme tel par sa communauté ?), et la psychiatrie qui, clairement, a pour objet de s’occuper de l’âme. Âme qui peut, au sens pathologique, être souffrante.
J
Jackie Pigeaud La Maladie de l’âme. Étude sur la relation de l’âme et du corps dans la tradition médico-philosophique antique Études anciennes. Série grecque 592 p. 2006 (1981). 40 e
e vais donc m’aventurer sur le bouleversant et insoluble problème de la maladie de l’âme ; l’expression est platonicienne – elle est aussi le titre d’un ouvrage de Jackie Pigeaud La Maladie de l’âme – Étude sur la relation de l’âme et du corps dans la tradition médico-philosophique antique. Publié pour la première fois en 1981, et réédité il y a deux mois en une version revue et augmentée, avec une nouvelle préface, ce livre était devenu instantanément un classique par la sûreté de son savoir et la nouveauté de ses analyses. Brièvement, je dirai qu’il traite du malheur de l’homme – ce malheur que l’homme éprouve sans motif directement intelligible par autrui –, et des hypothèses qui furent formulées pour en trouver, justement, une intelligible cause. Selon ma mauvaise habitude (qui est le principe de cette chronique), ce qui va suivre emprunte beaucoup au livre cité, et sera mêlé de considérations personnelles (que pourrait désapprouver Pigeaud). Donc, pour séparer ce qu’établit le savant (Pigeaud) des fantaisies du dilettante excentrique (moi), il n’est d’autre solution que lire La Maladie de l’âme. Cette maladie de l’âme n’est pas folie (quoique…, bien malin qui pourra placer une barrière), elle est essentiellement tristesse, dégoût/ennui de la vie (taedium vitae), et bien d’autres états, et cette mélancolie promise à un beau succès esthético-littéraire. Si nous tenons pour acquis qu’il n’est pas d’effet sans cause (ma conviction ici), le début de notre enquête sur ce dérèglement mental entraîne une première question, fondamentale puisqu’elle soulève le problème de l’origine – celle de l’unité (seul le corps existe) ou de la dualité (existent corps et âme) de la nature humaine, et ce que démontre Jackie Pigeaud est que dans cette longue confrontation entre dualisme et monisme, c’est le dualisme qui triomphera, pour des siècles. Vae victis : je ne m’attarderai pas sur les interprétations monistes (dommage pour Chrysippe, dont Pigeaud éclaire admirablement un passage célèbre, et demeuré jusqu’alors obscur), et admets que, pour ces pathologies, c’est l’âme, l’âme distincte du corps, qui est atteinte – et c’est elle que considèrent les auteurs antiques, du corpus hippocratique à Galien, de Cicéron à Sénèque, dans un discours que, empruntant l’expression à Pinel, Pigeaud nomme justement « médico-philosophique » (je dirai : qui mélange un savoir concret – l’observation du corps – à un savoir abstrait – une réflexion conceptuelle). Plus cruellement, j’avancerai que les dualistes font de la philosophie en prétendant faire de la médecine (même s’il leur arrive de s’en défendre explicitement, en faisant d’incessants et interprétatifs va-et-vient psychosomatiques).
P
as d’effet sans cause : dès les temps les plus reculés les médecins ont établi un lien de causalité (exact ou non, peu importe) entre l’alimentation et la maladie « physique » ; nos « philosophes », eux, vont en établir un entre la maladie de l’âme et la morale. Galien (130-199 ?) était médecin. Et philosophe (L’un de ses traités s’intitule : Que le bon médecin est philosophe). De lui, Pigeaud cite ce texte exemplaire : « Quant à moi, je sais clairement que chaque espèce de nourriture est introduite dans l’estomac, qu’elle subit une première élaboration, qu’elle passe ensuite dans les veines qui vont du foie à l’estomac, et qu’elle forme toutes les humeurs du corps, lesquelles nourrissent toutes les parties, et avec elles le cerveau, le corps et le foie. (…) Que ceux donc qui se refusent à admettre l’efficacité de la nourriture pour rendre les hommes ou plus sages ou plus dissolus, ou plus incontinents ou plus réservés, ou plus hardis ou plus timides (…) m’interrogent pour apprendre de moi ce qu’il faut boire ou manger, car ils profiteront puissamment sous le rapport de la philosophie morale, et en outre ils imprimeront un progrès aux vertus de l’âme logique, en devenant plus intelligents, plus studieux, plus prudents (…). » La nourriture rend sage ou dissolu ? Nous abandonnons ici le domaine du corps pour nous précipiter dans celui de la morale, et puisque l’homme choisit ses aliments (ou qu’un tiers peut le guider), il est responsable de ce qu’il absorbe et, par conséquent, des effets, bons ou pervers, de cette absorption, effets qui relèvent non de la médecine somatique, mais, comme l’écrit audacieusement Galien, de la philosophie morale. La Chronique des Belles Lettres
7
La même relation causale de la morale transgressée à la maladie traverse, avec des cheminements différents, l’œuvre de Plutarque et le traitement des passions par les Stoïciens, et Jackie Pigeaud l’écrit clairement dans sa conclusion : « Si l’on suit les définitions des médecins, il n’existe pas de maladies de l’âme. (…) La maladie de l’âme est une invention de moraliste. » Le « fou », cet être indéterminé atteint de frénésie, hallucination, maladie sacrée (épilepsie), manies diverses, ou de la latine furor (délire, égarement, bref, notre moderne « folie »), et autres désordres de la psyché, n’est pas une victime, mais est ainsi responsable de son état, parce qu’il a choisi de ne pas se nourrir selon les recettes de Galien ou d’ignorer les préceptes des moralistes ; entre la responsabilité et la culpabilité, nulle frontière hermétique : l’homme à l’âme malade est un méchant, et qui, sciemment ou par imprudente témérité, s’est voulu tel (et Pigeaud cite des textes curieux sur l’extension de cette responsabilité aux enfants du « malade »). De même que Platon assène inlassablement que nul ne peut refuser le bien, il faut donc être fou pour refuser cette éphémère et locale (cf. Montaigne ) norme sociale nommée morale.
B
ien sûr, et hélas, je n’ai fait que survoler la somme de Jackie Pigeaud, dont la richesse d’information et d’éclaircissements est véritablement exceptionnelle (j’aurais dû évoquer le chapitre sur la Tragédie, Les viscères de Médée notamment), couvrant mille ans de textes qui se croisent, s’opposent, se confortent, engendrant hypothèses et dogmes, je n’insisterai que sur son importance pour la compréhension (malgré la récente irruption, comme disciplines scientifiques, de la psychiatrie et de la psychanalyse) de la pensée contemporaine sur la nature humaine et ses mentaux dérèglements. Pigeaud rend un hommage, mérité, à Philippe Pinel (1745-1826) qui, devenu médecin-chef de l’asile de Bicêtre en 1793, fit enlever les chaînes qui entravaient les fous, et dont l’œuvre, fondatrice de la médecine aliéniste, revendique pour sources Cicéron, Sénèque et Plutarque (sans oublier Hippocrate et Galien), même s’il eut pour influences Locke ou Condillac ; dans notre monde régi par l’hygiénisme et la coercition des conduites déviantes (chaque jour d’autant plus nombreuses que la norme devient plus stricte et extensive), je ne trouve nulle idée qui n’ait déjà été émise, agréée, discutée ou combattue par les Anciens, et qui souhaite comprendre réellement ce que sont, en tous temps, les conduites humaines, leur perception par autrui, et les raisons des entraves qui y sont opposées, lira Pigeaud.
P
our qui pense qu’entre deux maux il faut choisir le moindre, j’emprunte au chapitre sur l’euthymie (où l’on rencontre le bienfaisant rire de Démocrite cher à Rabelais) cet aphorisme d’Hippocrate : « Les délires gais sont dangereux ; les délires sérieux sont plus dangereux. » Et, oublieux des multiples périls redoutés des hypocondriaques, c’est pourquoi je vous souhaite d’achever cette vieille année en délirant gaiement.
P. S. Pour notre confort et notre sécurité, et pour combler un vide juridique, il fut naguère interdit d’envelopper poisson et légumes dans du papier journal – ainsi disparurent Marius et Le Hérisson. « Nos lois, pensons-nous, sont malades, elles délirent. » (Le Sénat et le peuple des Abdéritains s’adressant à Hippocrate, in Lettres d’Hippocrate, IX L 322).
Beaucoup de beaucoup ;Vertiges ; Sémiotique et bonnet de coton
T
out d’abord des vœux : à toutes mes lectrices et tous mes lecteurs je souhaite d’avoir en cette nouvelle année beaucoup d’argent pour acheter beaucoup de livres et beaucoup de temps pour en lire beaucoup et, plus altruiste, je leur souhaite également d’avoir beaucoup de quoi que ce soit qui puisse accroître leur bonheur, quoi que celui-ci puisse être. Puis un regret : je n’ai pas d’ennemis, donc personne à qui je puisse souhaiter d’attraper la grippe du pigeon, de brûler dans le réchauffement climatique ou d’être privé de cigarettes ; quant aux indifférents, assez majoritaires numériquement, je ne désire que l’extinction soudaine et définitive de leurs téléphones mobiles. Enfin, une résolution personnelle : je n’aborderai plus que des sujets d’exposition et compréhension aisées. Commençons donc par cette question : est-il possible de toujours ajouter une unité au nombre antérieurement obtenu par l’ajout d’une unité ? Plus simplement, comme promis : après avoir ajouté « un » à « trois » puis encore « un » à « quatre », etc. puis-je encore ajouter « un » à n milliards de milliards, et ainsi de suite, toujours ? Cette question (je note rapidement que l’on peut remplacer « ajouter » par « diviser », ou jouer avec la nième décimale de pi) m’a souvent troublé, appliquée à un objet autre, mais le problème posé est, en logique, rigoureusement identique : jusqu’où s’étend l’univers ? Y a-t-il un endroit (un moment) où il cesse d’être – soit : soudain, il n’y a plus rien ? Ou bien ne cesse-t-il jamais (nulle part) d’être et, se distinguant ainsi de tout être de nous connu, ne connaît-il nulle borne ? Irritante question, puisque je m’avoue également incapable de concevoir un univers sans borne et un univers contenu dans du rien (non-être, néant – je ne veux ici m’aventurer en onto8 La Chronique des Belles Lettres
5 janvier 2007
Giordano Bruno, De l’infinito, universo e mondi / De l’infini, de l’univers et des mondes Opere complete / Œuvres complètes Œuvres italiennes, IV. Bilingue. Texte établi par G.Aquilecchia. Traduction de J.-P. Cavaillé. Introduction de M.-A. Granada. Notes de J. Seidengart. Nouvelle édition revue et corrigée par Z. Sorrenti. 576 p. 2006. 49 e
logie) ; bref, pour utiliser enfin la terminologie adéquate, mon esprit est inapte à appréhender un univers fini aussi bien qu’un univers infini (et pas plus qu’une suite de nombres soit ou finie ou infinie). Je ne suis pas le premier à soulever ce curieux problème, mais les multiples réponses que lui apportèrent, depuis la Grèce antique, mathématiciens, philosophes, diseurs de religions et plus récents astrophysiciens (le truc de l’univers replié sur lui-même n’est qu’une astucieuse entourloupe) ne résolvent rien (pour un exemple d’explication, lire de Giordano Bruno De l’univers, de l’infini et des mondes ou, pour une rapide approche de l’affaire, les dix volumes du Système du monde de Pierre Duhem). Que je ne puisse concevoir un objet (dire sa nature, énoncer ses propriétés) n’entraîne pas qu’il n’existe pas et, a contrario, je puis fort bien concevoir un objet inexistant. Ainsi suis-je persuadé que les vampires n’existent pas, mais je peux me représenter (concevoir) un vampire, buveur de sang humain, allergique à l’ail et réduit en cendres par les premiers rayons du soleil levant, et même lui prêter l’aristocratique visage de Bela Lugosi, en noir et blanc, ou, en technicolor, de Christopher Lee. Je ne parlerai pas plus du rien/néant (sauf pour rappeler qu’il ne peut en aucune façon être, donc qu’il ne peut ni contenir, ni limiter etc.), et me contente de revenir à l’infini (sans me prononcer sur son existence).
C
ette chose troublante fut prise à bras le corps par un homme de génie, Georg Cantor (1845-1918), qui y consacra d’admirables travaux, jusqu’au jour où il se trouva définitivement enfermé dans un asile psychiatrique de Halle, en Allemagne, où il mourut. Partageant son temps entre l’enseignement, la démonstration que les œuvres de Shakespeare ont été écrites par Francis Bacon, et de fréquents séjours en cliniques pour aliénés, prémonitoires de l’ultime internement, Georg Cantor inventa la théorie des ensembles, sur laquelle reposent toutes les mathématiques modernes. Pour en revenir à nos moutons (et il est toujours possible d’ajouter un mouton supplémentaire à un troupeau de moutons…), après avoir habilement distingué entre l’infini proprement dit et l’infini improprement dit, ce qui peut sembler un progrès sur la classique distinction aristotélicienne entre infini actuel et infini potentiel, Georg Cantor découvrit le concept de nombres transfinis : « On peut, écrit-il, affirmer sans réserve : les nombres transfinis restent ou tombent avec les nombres irrationnels finis. Leur nature est la même au plus profond : les uns comme les autres sont des transformations ou des modifications précisément délimitées de l’infini actuel. » Et il précise, pour enfoncer le clou : « Toutes les prétendues preuves contre la possibilité des nombres infinis actuels sont fautives, en ce qu’elles exigent a priori, ou mieux imposent, aux nombres en question, toutes les propriétés des nombres finis. Alors que les nombres infinis doivent constituer (par opposition aux nombres finis) une espèce entièrement nouvelle de nombres, dont l’essence est totalement dépendante de la nature des choses. » Tout cela me dépassant quelque peu, et ne voulant pas distordre une pensée qui parvint à donner aux hommes le moyen de quantifier l’infini, je renvoie au Cantor de Jean-Pierre Belna, qui expose avec clarté et concision une œuvre d’accès difficile au commun des mortels, mais qui a, effectivement, radicalement révolutionné l’univers des mathématiciens. Mais Cantor a-t-il véritablement résolu (rendu concevable) l’infini ? « Le véritable infini ou Absolu, qui est en Dieu, ne souffre aucune espèce de détermination, affirme-t-il. Et il ne saurait en être autrement, car le principe omnis determinatio est negatio me paraît ne pas pouvoir être remis en question. » Puis-je noter que cette irruption divine s’appelle botter en touche ?
D
Jean-Pierre Belna Cantor Figures du savoir 240 p. 2000. 14 e
élassons-nous à présent en abordant un sujet facile : le langage. Qu’est-ce que le langage ? Lorsque notre chat Filochard se frotte à mes jambes alors que j’écris et miaule avec une vigoureuse insistance, je comprends qu’il me dit : « arrête ces puérilités pour t’occuper de choses sérieuses : lève-toi pour me servir sur le champ de la pâtée. » Ainsi, coups de griffes sur mes mollets et miaous implorants constituent un langage dont la fonction est de communiquer un ordre compréhensible par autrui. Plus généralement, le langage est constitué de signes permettant de désigner des objets, d’exprimer des idées, des sentiments, ou de proférer des insultes. Définition banale, accessible à tout humain, et qui, même si elle peut être affinée, contentera quiconque souhaite étudier le langage sous son aspect formel (morphologie, syntaxe), et se nomme lexicographe ou grammairien. Mais la nature du langage ? Assez imprudemment, j’ai, dans mon enfantine définition, (laquelle, dans un premier état, utilisait « système de », à quoi j’ai renoncé pour éviter les querelles d’écoles) employé le vocable « signe », plutôt que « son » ou « phonème », ou le tout bête « mot » (mais Filochard n’utilise pas de « mot » stricto sensu), et ainsi mis le pied dans une science relativement récente nommée linguistique. L’un des plus féconds praticiens de cette discipline fut le Danois Louis Hjelmslev (1899-1965), « père de la glossématique », qui inspira de nombreux penseurs (Derrida, Deleuze, Lacan, Barthes La Chronique des Belles Lettres
9
et autres gloires du XXe siècle finissant) et disserta agréablement sur la sémiotique dénotative, la sémiotique connotative et autres métasémiotiques. L’un des outils conceptuels qu’utilise Hjelmslev pour argumenter ses positions est le fonctif, bien pratique lorsque l’on s’attaque au critère de conformité : « Deux fonctifs sont dits conformes, écrit Hjelmslev, si n’importe quel dérivé particulier d’un des fonctifs contracte exclusivement les mêmes fonctions qu’un dérivé particulier de l’autre fonctif et inversement. » (Cet « inversement » me délivre d’une inquiétude). Pour être franc, je confesse ne rigoureusement rien comprendre (ou ne veux-je rien comprendre ?) à ce que veut exprimer Hjelmslev, et je prierai tout esprit curieux du savoir contemporain de se reporter à l’essai de Sémir Badir Hjelmslev qui a courageusement entrepris d’expliquer au profane le sens et l’influence de l’œuvre du maître, et en facilite l’approche par un précieux glossaire qui traduit en français de (presque) tous les jours néologismes et expressions détournées de leur sens premier. Et la nature du langage ? Le béotien que je suis se satisfait que le langage soit un système de signes, expression que je comprends intuitivement, et cesse de comprendre dès que l’on se met à gloser et regloser (principe de la régression à l’infini… et ad absurdum) sur les mots qui la composent.
P
our conclure sérieusement sur les sortilèges du langage, je vais citer un mathématicien et philosophe trop méconnu, Jean-Pierre-Aimé Lucas (qui, né en 1796, résolut, assez clandestinement, l’épineuse difficulté de la quadrature du cercle vers 1830), auteur du Traité d’application des tracés géométriques aux lignes et surfaces du deuxième degré ou principes sur les relations des première et deuxième puissances (1844) et de Qu’est-ce que l’Institut (section des Sciences exactes ?) ou Ce qu’il a été, ce qu’il est, ce qu’il voudrait être, et ce qu’il sera (1845), qui nous propose cette remarquable analyse du : « SYMBOLISME DU BONNET DE COTON Examinons la question sous le rapport métaphysique : à cet effet je commence par inviter le lecteur à faire abstraction de sa susceptibilité à la lecture d’un mot qu’il m’est tout à fait impossible de pouvoir éviter ; il s’agit, au surplus, des relations sympathiques qui existent entre les lettres qui entrent dans la composition du mot coton, mot qui, étant traduit en langage sympathique, doit s’écrire ainsi : CO-TO-N attendu que chacune des lettres C et T se trouve non seulement dans des conditions identiques par rapport à la lettre O, qui elle-même est répétée, mais encore à l’égard de la lettre N, qui doit dans ce cas être prise en rapport doublé ; du rapprochement sympathique, on obtient ces deux mots transformés, TON, CON. Comme le coton, d’après la discussion qui précède, est destiné à envelopper l’homme sur toute la terre, la nature nous dit donc : enveloppe-toi de coton, mets ton bonnet de coton, ou, selon le principe sympathique, remplis TON CON, idée naturelle qui, étant transformée en langage usuel, doit être reproduite comme il suit. Partout, sur la terre, l’homme doit travailler à l’œuvre de génération (…). Telle est l’interprétation métaphysique du bonnet de coton, pensée sublime qu’il appartenait à la nature seule d’enfanter. » C.Q.F.D.
Sémir Badir Hjelmslev Figures du savoir 224 p. 2000. 15 e
P. S. Merci à André Blavier pour Lucas.
Fatidique formule ; Trêve ; Pologne, 1942
U
n village proche de Patna, au Bihar (Inde), fin décembre 2006. Assis le dos à un arbre, sur un sol jonché de cadavres de petits animaux, sacs en plastique déchirés, vieux pneus et bassines rouillées, Akhtar, entouré de ses copains, déguste au goulot de copieuses rasades d’un alcool de contrebande qui fleure le vinaigre de riz mêlé de mercurochrome puis, le soleil se couchant, lui se lève. Il regagne sa pimpante maisonnette au toit de tôle ondulée, dont les fenêtres ne sont qu’ouvertures sans châssis percées dans des murs de parpaings qui ignorent tout enduit. Près de la lampe à pétrole, dont la mèche fume en vignette de carte postale, l’attend avec résignation son épouse, la douce et voluptueuse Sakina. Lui reproche-t-elle, tendrement et humblement, sa démarche titubante ? Ou est-ce lui qui verbalement l’agresse, l’accusant de consumer à des fins d’éclairage un liquide qu’il eût préféré boire ? Sur ces points est muet le chroniqueur, mais, et alors le récit devient Histoire, ce qui est certain, c’est qu’Akhtar s’emporte et, dans le feu de sa colère, il crie à Sakina – par trois fois, retenez ce nombre : « talaq ! », soit : « talaq ! talaq! talaq ! ». Enfin Akhtar s’endort du juste et paisible sommeil de l’ivrogne. Il se réveille en fin de matinée, de belle humeur, et, après avoir virilement caressé la croupe de Sakina, courbée pour ranger la vaisselle en fer heureusement incassable, il sort de chez lui d’un pas conquérant pour aller pisser au milieu de la rue. Et se fait prendre à partie par une meute de villageois, qui hurlent : 10 La Chronique des Belles Lettres
12 janvier 2007
– Sakina ne peut rester chez toi ! Elle doit partir ! Tu l’as répudiée ! Les Biharis ont la parole aisée et fleurie, je résume donc les propos échangés : dire « talaq » trois fois est, selon la charia, ou loi coranique, la formule par laquelle l’époux signifie sa répudiation (qui n’est pas, par son caractère unilatéral, exactement un divorce) à l’épouse dont il ne veut plus, et bien qu’Akhtar se défende – il était saoul comme trente-six cochons infidèles, il ne se rappelle pas ce qu’il a pu dire, il veut conserver sa bien-aimée Sakina pour épouse – les villageois l’ont, de toutes leurs oreilles agressées, entendu crier la formule fatidique et l’iman local consulté à l’aube le leur a confirmé, Sakina a été répudiée selon la Loi : qu’elle demeure chez Akhtar serait un péché qui souillerait tout le village. Car, je dois le préciser, Akhtar et Sakina sont musulmans, ainsi que leurs voisins aux aguets, et par une amusante particularité de la démocratie, en Inde les musulmans vivent, non sous la loi civile commune, mais sous celle de la charia. J’abrège : alors que le soleil atteint le zénith, Akhtar doit contempler son épouse quittant, avec ses baluchons, leur home sweet home… Maintenant célibataire contre son gré, Akhtar s’obstine, et des religieux bienveillants lui proposent une solution : Sakina, qui n’est plus mariée, peut désormais épouser un autre homme qui, quatre mois plus tard, et quatre mois plus tard seulement, pourra à son tour la répudier, ce qui permettra à Akhtar de la ré-épouser, en toute légalité coranique. L’esprit d’Akhtar se trouble, dans son cerveau se mêlent réflexions sur la casuistique et images de Sakina livrée quatre mois durant aux désirs bestiaux d’un autre mâle qui en usera et abusera selon son droit d’époux légitime… Tempête sous un crâne, comme écrivait Hugo, et dont j’ignore les effets, mes medias informateurs interrompant ici leur reportage ; comme il est peu probable, selon l’habitude journalistique, qu’ils reviennent sur l’affaire, de celle-ci ni moi ni mes lecteurs ne connaîtront l’issue (c’est ce que l’on nomme : une fin ouverte), mais ce que je retiens de ce drame conjugal, c’est qu’Akhtar (et encore plus Sakina, mais comme c’est une femme, on s’en fiche un peu : nous sommes au Bihar musulman) a été victime de la pression sociale.
U
ne campagne française. C’est la trêve de Noël, et je peux, sans mauvaise conscience, remettre à l’an prochain d’affronter divers ennuis, soucis, tracasseries, pour regarder, enfin délivré de culpabilité, des films : Dhoom 2 (hindi), Snakes on a plane (américain), The black dahlia (idem), Jillunu Oru Kadhal (tamoul), The wig (coréen), Fatal contact (Hong Kong, et trop récent pour figurer dans notre Encyclopédie du cinéma de Hong Kong) j’en passe, et surtout, la cinquième saison de la série américaine 24, créée avec génie par Robert Cochran et Joel Surnow, qui, durant six soirées consécutives, nous emplit d’une joie sans mélange, mon épouse (j’évite de lui vociférer triplement : « talaq ») et moi-même. Entre les films, et des caresses aux minets et aux ânes, je lis – le tome premier du journal de Jacques Brenner, trois romans d’un burlesque insolent de Tim Dorsey, un manuscrit sur une curieuse pensée scolastique, puis j’attaque les deux mille pages du Hitler de Ian Kershaw. J’ai failli m’arrêter vers la page 300, gavé de considérations oiseuses, de discussions savantes sur des points infimes (qui eussent pu être expédiées en notes incisives), las d’un livre mal fichu mal écrit – mais la vérité est que, sur les enfances de Hitler, en l’absence de sources et témoignages fiables, et même de tout document, Kershaw n’a guère à raconter, et se croit pourtant forcé, par scrupule mal placé, de quand même raconter, en un pédantisme destructeur de légendes, mensonges et inventions variées – c’est de l’Histoire au petit point, dentelle de ratiocinations pour spécialistes du vide. Puis Hitler devient un homme public, et le livre pataud prend, avec une prudente lenteur, son envol ; aux environs de la page 400, il a enfin déployé ses ailes et dès lors, il faut que triomphe ma volonté pour m’en arracher (afin de déjeuner, par exemple), ce Hitler est un grand livre, et un livre souvent intelligent. Dont certaines phrases conduisent à des interrogations.
« L’offensive nazie contre les racines mêmes de la civilisation a été l’un des traits marquants
XXe
siècle. », écrit Kershaw. Mais qu’est-ce que la civilisation ? J’élimine vite un fait – des millions d’humains s’engagèrent derrière Hitler avec la conviction de lutter pour la civilisation contre la barbarie – et regarde la rangée des livres de notre indispensable collection, les Guides Belles Lettres des civilisations. Je vois des noms : Chine, Russie, Khmers, Mayas, Gaulois, Amérique espagnole, Vietnam etc., noms de territoires ou de peuples, groupes humains qui ont, à des degrés divers, cultivé les lettres et les arts, créé des structures sociales sophistiquées, marqué de leur empreinte l’Histoire et qui, toujours, en tous lieux et tous temps, se sont livrés à des massacres et pillages sans retenue. Ces civilisations sont anciennes, et l’on admet qu’elles ont disparu, pour les plus proches de nous, vers le milieu du XIXe siècle, comme le Japon d’Edo, et sans doute n’est-ce pas à elles que pense Kershaw, mais à notre civilisation occidentale née de l’humanisme (l’homme est au centre de l’univers) et des Lumières (bien suprême, la vie humaine est sacrée) pour culminer formellement dans le Bill of Rights américain et la Déclaration des Droits de l’Homme française de 1789. Bien sûr, il y eut quelques hoquets dans cette irrésistible avancée vers la Justice, le Droit, le bonheur égal pour tous etc. : la Terreur, les guerres napoléoniennes, la guerre de Sécession, l’indu
La Chronique des Belles Lettres
11
vasion par les Européens de territoires exotiques et la soumission de leurs légitimes occupants (mais il s’agissait, justement, de leur apporter la civilisation, dont étaient dépourvus, par exemple, Indiens et Chinois), et encore du sang répandu, des vies brisées, des spoliations, des crimes innombrables et commis sans remords, mais, vétilles, l’humanité (occidentale) connaissait un immense progrès moral, en lisant Kant et écoutant Mozart, progrès qui se mêlait à celui de la Science qui allait engendrer (à côté de remarquables inventions techniques) le socialisme scientifique (quelques dizaines de millions de morts) et le racisme scientifique (idem). Je crains que Kershaw (loin d’être le seul) ne confonde l’idée de civilisation avec la réalité de la « civilisation », sans voir qu’idée et réalité ne coïncident pas, mais passons, pour aborder l’interrogation qui perturbe tant d’intellectuels (d’où des milliers de livres sur le thème) : comment un humain qui se délecte de Beethoven et Goethe peut-il commettre d’impensables (jusqu’alors) atrocités ? C’est très simple : il suffit de le lui demander – dans les bonnes circonstances.
13
juillet 1942, village de Josefow, en Pologne. À l’aube, les hommes (un peu moins de cinq cents individus) du 101e bataillon de police de réserve, entré la veille à Josefow, font sortir les juifs de leurs maisons, les rassemblent sur la place – mille huit cents êtres humains des deux sexes et de tous âges. Ils mettent de côté trois cents « juifs de labeur », conduisent les mille cinq cents autres vers la forêt voisine. Leurs officiers leur ont expliqué leur mission, avec un conseil : il faut placer le canon de la carabine sur les vertèbres cervicales, à la base du cou. Les hommes commencent de tirer, sur des femmes, des bébés, des adultes, des vieillards, maladroitement : « Les tireurs étaient horriblement souillés de sang, de cervelle et d’éclats d’os. Ça pendait sur leur uniforme. », rapporte un témoin. Le soir de ce 13 juillet, les mille cinq cents juifs avaient été assassinés. Dans les seize mois qui suivirent, les soldats allemands du 101e bataillon allaient exterminer de la même manière, d’une balle dans la tête, d’une balle tirée au risque de croiser le regard de la victime, trente-huit mille juifs, nourrissons inclus. Qui étaient ces meurtriers ? Des brutes fanatiques ? Non. Des ouvriers, artisans, employés de bureau, d’âge plutôt mûr, réservistes affectés par hasard à cette unité dite « de police », peu politisés, ils étaient, pleinement, des hommes ordinaires. Des hommes ordinaires tel est le titre de l’ouvrage de Christopher Browning (préfacé par Pierre Vidal-Naquet, et traduit par Elie Barnavi, qui allait être ambassadeur d’Israël en France) qui retrace avec une glaçante exactitude le déroulement des massacres, en se fondant, essentiellement mais non seulement, sur les récits des bourreaux, deux cent dix témoignages dont cent vingt-cinq fort détaillés, recueillis lors d’une instruction judiciaire menée entre 1962 et 1972, qui aboutit à un procès, et des condamnations bénignes. Le livre de Browning est peut-être le plus important de tous ceux que j’ai publiés, parce qu’il nous montre crûment la réalité, et non l’idéalisation, en bien ou en mal, de la nature humaine commune. Et voici ce qui me terrifie le plus. Avant le début de la tuerie, le commandant offrit à ses hommes un choix : ils étaient libres d’accepter ou de refuser leur tâche exterminatrice. Environ dix pour cent se tinrent à l’écart, et ne reçurent aucun châtiment, les autres partirent pour tuer ; de ces derniers, immense majorité, Browning nous rapporte comment ils justifièrent et rationalisèrent leurs actes, vingt ans plus tard, face aux enquêteurs. Quant à leur mobile, le plus profond et irrésistible fut celui-ci : ils ne voulaient pas se désolidariser du groupe. La solidarité avec le groupe est le stade le plus élémentaire de la pression sociale (que vient de rencontrer Akhtar) : elle la crée, la nourrit et la maintient, et, abolissant le libre-arbitre, cette pression devient le lien qui organisera un troupeau en une société, que nous pouvons aussi nommer « civilisation ».
E
t la série 24 ? Elle est, au premier abord, un chef d’œuvre absolu de spectacle de divertissement, ce dont beaucoup se contentent sagement. Elle diffuse aussi une idéologie, idéologie non revendiquée ni codifiée, mais qui existe, et qui justifie lourdement la torture et l’assassinat pour une juste cause (la civilisation) ; il y a vingt ans, la pensée dominante l’eût dénoncée comme « fasciste », aujourd’hui c’est des seules marges de la critique que s’élèvent de timides réserves, alors que la majorité approuve ou ne voit rien. Oui, ont disparu les totalitarismes brutaux, et à nouveau progresse notre civilisation – vers quel abîme ? Car : « Si les hommes du 101e bataillon, écrit Browning, ont pu devenir des tueurs, quel groupe humain ne le pourrait pas ? »
P. S. À qui me reprocherait, et non à tort, de traiter superficiellement de sujets graves, je pourrais m’en excuser en invoquant le manque de place ; je préfère lui recommander de lire Browning et de lui-même en tirer, sur nous, humains, nos actes et nos prétentions, ses propres conclusions. 12 La Chronique des Belles Lettres
Christopher R. Browning Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne Histoire. 336 p. 2002 (1994). 27 e
19 janvier 2007
Éginhard Vie de Charlemagne Classiques de l’Histoire de France au Moyen Âge Édition bilingue, traduite par L. Halphen 152 p. 2007 (1938). 23 e
Onomastique ; Empereur et mécontent ; Nos ancêtres…
T
héodrade, Hiltrude, Rothaide, Gile, Adeltrude, ce sont là les prénoms que le roi franc Charles choisit de donner à quelques-unes de ses filles, nées de Madelgarde, Liutgarde, Gervinde ou Fastrade, dames qui furent, successivement ou dans le même temps, ses épouses légitimes, concubines, ou maîtresses. Liste non exhaustive, ni pour la progéniture (il y eut aussi des fils, d’où la dynastie carolingienne), ni pour les génitrices, mais je limite mes citations à ces quelques petits noms charmants hélas tombés en désuétude aujourd’hui – conclusion que je tire de ma lecture appliquée de Public, Gala, Voici et du Carnet du jour d’un quotidien destiné à une bourgeoisie hébétée de conservatisme, sources indispensables à toute connaissance sérieuse de la part familière de l’onomastique contemporaine. Donc, ne courent plus les rues, ni les boîtes, ni les plateaux de télévision les créatures pulpeuses, royales et siliconées qui se tournent vers vous avec un sourire d’acquiescement lorsque vous leur lancez : « un joint, Fastrade ? » ou « une ligne, Adeltrude ? » – nostalgie. En revanche, pour les garçons, nous avons toujours des Thierry, Hugues, Didier et Louis, et seuls les Pépin et Drogon se sont raréfiés… Pourquoi donc, pour les femelles, les noms francs ont-ils disparu, alors qu’ils se sont maintenus pour les mâles ? Telle est la troublante question qui me tourmentait, sans que je puisse lui donner de réponse, alors que je relisais avec délectation la Vie de Charlemagne écrite par le clerc et familier de l’Empereur Éginhard. Passé à la postérité commune pour avoir inventé l’école et l’Europe, soit deux inexactitudes, le vertueux et Très-Chrétien Charles ne s’occupait pas que de conquêtes féminines, mais aussi territoriales : au cours des quarante-sept années de son règne, il fit avec succès la guerre contre les Wétalabes, les Lombards, les Saxons (qui résistèrent durant trente-trois ans, ce qui leur vaut des critiques acerbes d’Eginhard), les Bretons, les Bénéventains, les Huns (prise d’un fabuleux butin : « pas de guerre, de mémoire d’homme, ne rapporta un pareil accroissement de richesses », écrit Eginhard), les Danois et autres Normands (Vikings), les Basques (pour Eginhard, toujours divertissant dans ses jugements sur l’ennemi, ce fut : « l’occasion d’éprouver quelque peu la perfidie basque » – en fait l’épisode de Roncevaux, avec une brève mention de la mort de Roland, destinée à être embellie par Turoldus dans sa fameuse Chanson qui, dans la lyrique traduction de Joseph Bédier, charma mon enfance), guerres toujours victorieuses (et j’en omets), qui permirent à Charles d’acquérir un royaume qui, l’Espagne partiellement exceptée, ressemblait assez, géographiquement, à notre actuelle Europe occidentale. Hélas, toute médaille a son revers, et, pour récompense de ses triomphes, le modeste Charles dut se résoudre à accepter une embarrassante couronne : « Les Romains, narre Eginhard, ayant accablé de violences le pontife Léon – lui crevant les yeux et lui coupant la langue – l’avaient contraint à implorer le secours du roi. Venant donc à Rome pour rétablir la situation de l’Église, Charles y passa tout l’hiver. C’est alors qu’il reçut le titre d’empereur et auguste. Et il s’en montra d’abord si mécontent qu’il aurait renoncé, affirmaitil, à entrer dans l’église ce jour-là s’il avait pu connaître le dessein du pontife. Il n’en supporta pas moins avec une grande patience la jalousie… ». (de qui ? suspense). Si les Romains se fussent contentés de priver le pape Léon de sa langue, le roi Charles seraitil quand même intervenu et serait-il devenu l’empereur Charlemagne ? Nouvelle question sans réponse, mais toujours est-il que le souverain finit par faire contre mauvaise fortune bon cœur, et que la date de l’incident – l’an 800 –, transformé en couronnement cérémonieux et bien illustré par les dessinateurs romantiques, demeure dans toutes les mémoires, en évènement fondateur.
L
e grand philologue et historien Louis Halphen, éditeur et traducteur de cette Vie, orne le texte de notes, savantes et utiles, mais souvent ironiques, et même cruelles pour le bon Eginhard qui, avec une certaine désinvolture, s’est largement inspiré de Suétone pour fabriquer un récit exemplaire, empruntant aux Douze Césars, à Auguste, bien sûr, mais aussi à Néron, Tibère ou Caligula, des traits piquants qu’il applique sans scrupule à son héros. Je me suis interrompu (mon naturel impatient…) pour regarder Exiled, le nouveau film de Johnny To – et que peut-il y avoir de plus urgent que regarder la dernière œuvre d’un des plus grands cinéastes actuels ? –, qui respecte volontairement les codes traditionnels du western ; c’est une histoire de tueurs, de contrat, d’amitié et de mort et de vol d’or, avec des fusillades où les silhouettes se voilent d’une brume de sang, ce n’est pas un chef d’œuvre fou comme Running on karma, mais du très bon Johnny To, ce qui nous console des routiniers actioneers américains (pour les amateurs : sortie en France début avril). Et où en étais-je ? À un pillard d’une autre envergure que les gangsters chinois égarés à Macao de Johnny To, un roi et empereur à qui l’ampleur de ses vols (or hun inclus, incise euphoniquement curieuse…), pardon : de ses conquêtes, valut que lui fut consacré cette hagiographique et augustéenne Vie, laquelle, sous ses clichés suétoniens soulignés par Halphen, contient bien des notations personnelles : Eginhard vécut auprès de Charles et, malgré ses contraintes rhétoriques, il nous fait pénétrer dans son intimité. De cet aspect de l’œuvre, je ne dirai rien de plus (sinon, il ne vous resterait plus, lecteurs, lectrices, de découverte possible), pour seulement relever une obsession d’Eginhard : les guerres de La Chronique des Belles Lettres
13
Charles sont toujours des guerres justes menées contre des envahisseurs, ou contre des menaces d’invasion. Contrairement à certains prénoms féminins, ce commode prétexte n’est pas tombé en désuétude : chacun sait que c’est pour parer à une invasion du Kansas et du Wyoming par les barbares hordes irakiennes que le chef de l’actuel Empire a remporté sur ces insolents sauvages une éclatante victoire, suivie d’un rousseauiste temps de paix et d’harmonie. Et les Francs ? De même que les Américains d’origine européenne ne sont pas exactement des indigènes sur leur actuel territoire, de même les Francs, qu’ils fussent ripuaires ou saliens, n’étaient pas, à proprement parler, originaires du pays qui porte aujourd’hui leur nom (ainsi que, naguère, sa monnaie, avant qu’elle ne succombât sous un plus moderne recyclage). Pénible constatation : les Francs sont, en France, des envahisseurs. Et même des immigrés.
C
es Francs qui, ignorés de César et Tacite, apparaissent dans l’Histoire vers notre IIIe siècle, étaient des Germains (ils vivaient donc dans les vastes et impénétrables forêts de Germanie) qui s’allièrent aux Goths pour envahir des contrées orientales puis, après diverses péripéties dont les détails se trouvent dans tout honnête dictionnaire, se tournèrent vers l’ouest, devinrent mercenaires des Romains, se révoltèrent, se soumirent (etc.) pour finalement se débarrasser de toute tutelle et envahir la Gaule en 447, et s’y établir définitivement. Mettant ainsi fin à la civilisation gallo-romaine qui avait succédé en une lente mutation à la civilisation gauloise. Ce que fut cette civilisation, Jean-Louis Brunaux en fait un brillant, et raisonnable, exposé dans Les Gaulois, ouvrage qui nous apprend ce que l’on peut savoir de certain sur les mœurs et activités de ce peuple, divisé en multiples tribus : Cocosates, Diablintes, Véliocasses, Nitiobroges, Latobices, Mandubiens, Graiocèles… Brunaux les recense toutes en une liste de trois pages. Exposé raisonnable, ai-je écrit, car les Gaulois ayant négligé d’inventer un alphabet (ou d’en voler un), ils ignoraient l’écriture – carence assez gênante pour qui entreprend de parler d’un peuple sans se fier uniquement aux récits de voisins conquérants, parfois assez condescendants dans leurs propos – mais Brunaux n’avance que ce qui est avéré, ou plausible, montrant a contrario que les mythes romantiques sur Nos-ancêtres-les-Gaulois sont pure invention. Analphabètes, les Gaulois étaient de brillants inventeurs : on leur doit, prétendait mon premier livre d’Histoire, le pantalon (les braies) et la charrue ; ils étaient surtout de farouches guerriers, plus impétueux que compétents, d’où leurs éphémères victoires et une définitive défaite. Ils avaient aussi, nous apprend Brunaux, la passion du vin, ce qui explique peut-être les aléas de leur conduite batailleuse. Ai-je ainsi fait un honnête et complet compte rendu de la civilisation gauloise ? Je le crains.
Jean-Louis Brunaux Les Gaulois Guide Belles Lettres des Civilisations 320 p. 2005. 15 e
P. S. Même si les Gaulois n’ont jamais atteint le niveau de civilisation des Indiens ou des Chinois, il se peut que je sois injuste avec eux, mais seule la lecture du livre de Brunaux vous permettra de décider de mon éventuelle mauvaise foi.
La vie est une farce ; Catastrophe ; Une fâcheuse distraction
F
euilletant par désœuvrement hivernal des gazettes françaises, je suis, ces derniers jours, tombé à plusieurs reprises sur des articles recensant divers ouvrages consacrés à Jean-Edern Hallier, et fruits de la pensée anniversaire. Ouvrages que je n’ai pas lus et ne lirai point, me suffisent les souvenirs de l’orageux roman qu’ensemble nous vécûmes. Je ne me complais guère dans les souvenirs – le présent suffit à m’occuper, me réjouir ou m’irriter – mais j’aimais Jean-Edern, même quand il se montra littéralement insupportable, et que je dus l’exclure de ma vie, puis vinrent des retrouvailles, et des jours heureux. Sa mort, d’une bête rupture d’anévrisme, m’attrista sincèrement, et j’éprouvais un vif regret qu’un cruel destin l’empêchât de relater lui-même en un livre à succès son assassinat, légende que lui seul au monde possédait le don de rendre crédible. Nos rapports furent passionnels, avec lui, il ne pouvait y avoir que liaison entre le drame et le vaudeville (« Embrassons-nous, Folleville ! »…), et je n’en rapporterai que des bribes – trop de tiers seraient à citer, avec trop de risques de procès qu’eux-mêmes intenteraient, ou leurs ayants droit pour les morts, ou je ne sais quelles hargneuses associations supposées avoir un intérêt légitime à…, et je ne suis pas Jean-Edern qui, en un temps où les lois muselant la liberté d’écrire étaient moins cruelles mais déjà sévères au chroniqueur, publiait au gré de ses caprices sans se soucier de la répression, et était naïvement et sincèrement étonné que ce fût à lui, et non à quelque imprudent ami supposé faire écran, d’en supporter les conséquences, financièrement douloureuses. Jean-Edern fut très réellement persécuté par les argousins et féodaux d’une caricature de souverain florentin, contre qui il était parti en guerre par déception de n’avoir pas été nommé 14 La Chronique des Belles Lettres
26 janvier 2007
Philippe Muray Moderne contre Moderne. Exorcismes spirituels IV Hors collection. 448 p. 2005. 25 e
Jean-Edern Hallier, La Force d’âme suivi de L’Honneur perdu de François Mitterrand Hors collection 384 p. 1992. 20,58 e
ministre, et rejeté par la totalité des éditeurs parisiens, soucieux de ne pas déplaire au Prince, en lui prêtant une malveillante volonté que ce monarque – plus soucieux de ses amours séniles et de sa place dans les livres d’Histoire que des révélations halliéresques – n’éprouvait nullement. C’est en ce temps où Jean-Edern était devenu un absolu et infréquentable exclu que Philippe Muray me proposa de me le présenter ; nous déjeunâmes – chez Lipp, évidemment – et, pour les raisons mêmes qui poussaient mes confrères à lui fermer leurs portes, j’acceptai aussitôt de signer à Jean-Edern, de surcroît convive charmeur et séduisant, un contrat pour un livre dont j’ai oublié le sujet projeté. Car le grand écrivain, dont je n’avais alors jamais lu une ligne et n’était pour moi, comme son fidèle ami-ennemi Philippe Sollers, qu’un venteux agitateur médiatique, était bien décidé à demeurer ferme dans sa résolution de ne pas se donner la peine d’écrire le moindre livre. Je passe sur de houleuses péripéties, qui aboutirent à réunir des éditoriaux signés par JeanEdern dans son tempétueux journal L’Idiot international (auquel Philippe Muray rend un juste hommage dans Moderne contre Moderne : « L’Idiot avait la grâce ») ; certains de ces textes avaient fait l’objet de procès intentés par les cibles de Jean-Edern, avec des condamnations en dernier ressort d’un montant encore jamais atteint en affaires de presse, notamment au bénéfice d’un ministre qui, quelques années plus tard, allait séjourner en prison pour, comme c’est drôle, des motifs dont de précédents juges avaient qualifié la révélation de calomnies… Peu désireux de conduire Les Belles Lettres à une ruine et mort certaines, je me battis (fortes engueulades) pour que fussent coupés les passages condamnés ; en revanche, j’acceptai avec enthousiasme que l’ouvrage contînt le fameux pamphlet interdit de Jean-Edern : L’Honneur perdu de François Mitterrand – texte samizdat mythique et clandestin, que Jean-Edern avait déjà diffusé à quelques dizaines de milliers d’exemplaires sous forme d’un numéro spécial de L’Idiot, et envoyé à tous les parlementaires, journalistes, affairistes à la mode, etc. Bref, début 1992, notre imprimeur nous livra le nouveau livre de l’auteur maudit : La Force d’âme suivi de L’Honneur perdu de François Mitterrand (et je ris quand je lis aujourd’hui que ce dernier texte ne fut publié qu’après la mort du souverain). À l’aube, au lendemain de la livraison, appel de Jean-Edern : « Michel, Pivot a lu le livre, il ne me prend que si je coupe certains passages, il faut réimprimer, etc. ». J’obtempérai, après quelques altercations et le ravage de mon bureau, fit pilonner le tirage et imprimer une nouvelle version, emplie de pages blanches ornées d’une grosse barre noire : c’est là une curiosité bibliophilique, toujours disponible, et dont je recommande vivement l’achat. Donc, Jean-Edern passa dans le fameux show tangentiellement littéraire, où il annonça qu’il avait été victime de la censure de son éditeur, mais qu’il disposait des pages supprimées et les adresserait à quiconque les lui demanderait, moyennant un chèque de deux cents francs libellé à son ordre. Il reçut près de mille commandes – faites le calcul, et j’ai toujours été persuadé que l’animateur de télévision ne lui avait jamais imposé la moindre coupe.
Un matin j’appris une nouvelle qui me glaça : Jean-Edern, déjà borgne, était devenu aveugle.
Même s’il n’avait plus lu un livre depuis sa dix-septième année et dictait ses textes, je ne pouvais concevoir pire catastrophe pour un intellectuel ; je lui téléphonai, ne sachant trop que dire, ne me rappelle ce que je balbutiai, et lui : – Michel, maintenant tu me nommes directeur des Belles Lettres – tu ne vas pas refuser ça à un pauvre aveugle ! Jean-Edern, qui se plaisait à citer les noms de Sophocle et Tacite, affichait pour les Belles Lettres, et particulièrement pour la Collection des Universités de France, une affection envahissante et canine ; pouvoir s’en dire « directeur » était l’une de ses plus obstinées marottes, et mon refus tout aussi obstiné de lui céder (j’avais déjà, pour l’avoir publié, reçu, derrière mon dos, d’acerbes et fielleuses critiques) fut la raison de nos plus dures querelles ; il se consola en faisant figurer mensongèrement dans sa notice du Who’s Who le titre que jamais je ne lui accordai. Quant à sa cécité, il la surmonta en se mettant à la peinture, et vendit assez cher ses toiles, surtout des portraits sagement figuratifs, à des amateurs peu soupçonneux.
J
Gilbert Collard Le Désordre judiciaire Hors collection 224 p. 1994. 13,57 e
ean-Edern avait la pittoresque manie de confondre son éditeur avec un automate distributeur de billets de banque ; ce fut là cause d’autres rudes et dernières fâcheries, ne réussissant pas, malgré mes efforts de pédagogie, à lui faire envisager qu’il pût exister un lien causal entre les ventes de son livre et les sommes que je pouvais lui verser ; il répliquait en me menaçant d’envoyer des nervi serbes (?) me casser la gueule dans mon garage, ou avec des tentatives de chantage dont l’inventivité force encore mon admiration. Rupture donc, puis, grâce à Gilbert Collard (un homme dont j’aimerais parler plus, mais je crains de paraître méchant en ne souhaitant être qu’exact, alors que je suis convaincu que les deux livres de lui que nous avons publiés : Le Désordre judiciaire et Voltaire, l’affaire Calas et nous sont de bons livres, et même des livres importants), réconciliation. Janvier 1996 : avec la complicité de mon ami Jean-Paul Bertrand, alors propriétaire et animateur infatigable des Éditions du Rocher, nous (re)publions L’Honneur perdu de…, qui devient immédiatement ce que jamais de sa vie Jean-Edern n’avait connu : un best-seller absolu, avec des ventes quotidiennes de dix ou vingt mille exemplaires, pour arriver à près de trois cent mille… La Chronique des Belles Lettres
15
Les raisons de ce succès, pour un texte déjà archi-diffusé ? La mort du souverain, la saisie du livre de son médecin, et Jean-Edern, hurlant à la télévision : « Mon livre va être lui aussi saisi ! Achetez-le tant qu’on peut encore le trouver ! ». Bonheur, et pour moi, bonheur double, puisque, dans notre association avec Jean-Paul B., c’est ce dernier qui devait régler avec Jean-Edern les questions monétaires (je m’étais prudemment réservé l’aspect littéraire), et lui signer des chèques quasi-quotidiens. Dès lors, mes relations avec Jean-Edern (que son triomphe commercial avait rendu oublieux de sa volonté de diriger à ma place les Belles Lettres) devinrent idylliques. Me fascinaient (depuis que je le connaissais) le génie et l’énergie héroïque qu’il déployait à seule fin de faire parler de lui (Jean-Edern : « Michel, je ne veux pas vivre plus de soixante ans. Si je me suicide, tu crois que ça fera la Une du Monde ? »), et il avait effectivement réussi à être le seul écrivain qui fût devenu une star, une véritable star consommant ouvertement cocaïne et bimbos à gros seins – nous ne pouvions marcher dans la rue sans que ne l’abordassent des passants pour le féliciter ou lui demander un autographe. Mais surtout, lors de nos déjeuners en tête-à-tête (rares : il pouvait difficilement demeurer plus d’une heure par jour sans qu’un public l’entourât), il était gai, drôle, amusant, et c’étaient de délicieux moments. Peu importait qu’il s’occupât si activement de politique sans avoir la moindre conviction fondée – il était sur ce plan un tranquille bourgeois colbertiste et conservateur qui, me répétait-il, « détestait les anarchistes » –, car pour lui, la politique consistait uniquement à attaquer des individus, parce qu’il trouvait littérairement bonnes ses modernes philippiques, ou à en louer d’autres, parce qu’il en espérait des prébendes (« Chirac va me donner une ambassade, Tibéri un appartement », etc.). Il était un gamin lettré, qui faisait des farces, jouait des tours, tout cela était pour rire, et il comprenait mal que d’hypocondriaques victimes pussent prendre au sérieux ce qui n’était pour lui que facéties (rencontrant à un cocktail un écrivain qu’il a traîné dans la boue assez trivialement, Jean-Edern s’avance vers lui, la main tendue : « Tu sais, je ne suis pas fâché avec toi », « Moi si », répond l’insulté en lui tournant le dos – et sincère stupéfaction de Jean-Edern). Il en allait de même pour ses rapports avec l’argent, dont il n’avait guère besoin puisqu’il ne payait pratiquement rien (Jean-Paul et moi reçûmes beaucoup de factures de restaurants, hôtels quittés à la cloche de bois etc. et multiples saisies à tiers-détenteur), hors quelques billets parcimonieusement distribués à ses indispensables et dévoués secrétaires, mais il adorait se glorifier d’avoir tiré une somme extravagante à un éditeur, une vieille milliardaire, une ex-belle-mère (également milliardaire) et à Fidel Castro (« soixante briques », me dit-il) pour « écrire » un livre à la gloire du tyran que publia, je crois, une officine du KGB. Et la littérature ? Il était meilleur écrivain que la plupart de ses contemporains, mais omit d’écrire un grand livre. Car il lui arrivait d’être distrait. Michel Desgranges
P. S. 1. Je n’ai pas parlé du dernier livre de Jean-Edern, Les Puissances du mal (en co-édition avec Le Rocher) ; c’est un roman dont la genèse fut picaresque, et dont je pense du bien. P. S. 2. Pour qui s’intéresse aux vedettes télévisuelles : Philippe Muray avait fait le portrait de Ségolène R. – c’est Le Sourire à visage humain, en vente aujourd’hui partout pour trois euros (oui : trois euros seulement pour savoir qui est réellement la future Reine de France et co-prince(sse) d’Andorre !).
Gilbert Collard Voltaire, l’affaire Calas et nous Hors collection 224 p. 1994. 16,77 e
Philippe Muray Le Sourire à visage humain Hors collection 40 p. 2007. 3 e
Tous nos ouvrages sont disponibles chez votre libraire. LES BELLES LETTRES 95 boulevard Raspail, 75006 Paris tél. 01.44.39.84.20 Fax. 01.45.44.92.88 www.lesbelleslettres.com
9
© Michel Desgranges / Les Belles Lettres, 2006
16 La Chronique des Belles Lettres
782251 140216
Impression IDG, Langres.