Chroniques 17/19

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LA CHRONIQUE 17/19

d e s

b e l l e s

l e t t r e s

Chaque vendredi, Michel Desgranges, Président du conseil de surveillance des Éditions Les Belles Lettres, vous propose une libre promenade autour de livres d’hier et aujourd’hui. Cette Chronique est diffusée hebdomadairement par courrier électronique. Pour les amis des Belles Lettres qui n’utilisent pas cette technologie, nous avons souhaité leur proposer ces textes sous forme imprimée. 02 février 2007

Politique ; Idéalisme ; Un royal horoscope. – J’ai un plan : il faut remédier à la situation par des moyens appropriés. Cette phrase constitue la totalité du programme de gouvernement qu’exprima, en quarante ans de compétition électorale obstinée, et circonscrite au cinquième arrondissement parisien, l’homme politique français Ferdinand Lop, gloire un peu oubliée des également oubliées Troisième et Quatrième Républiques. En un temps où les campagnes électorales se déroulaient non à la télévision, mais lors de réunions tenues face au peuple-souverain dans des arrière-salles de brasseries, Ferdinand Lop se distinguait de ses compétiteurs par un laconisme hautain ; il fut aussi le premier à comprendre, bien avant les modernes politiciens qui publient en rafales et sans les lire des livres signés de leur nom, qu’un candidat aux plus hautes fonctions de l’État acquérait aux yeux des masses une nouvelle envergure en se targuant d’être écrivain et il produisit une œuvre abondante, constituée essentiellement de poèmes et essais que, par humilité démocratique, il vendait lui-même à la terrasse des bistrots du Quartier latin. De ses opera omnia (vingt-huit volumes recensés), je ne citerai que quelques titres : Au fil de la pensée, Pour renaître et pour vivre, Un cas de conscience, Le Pétrole, le Monde et la France ou encore : Vers le Pouvoir. Et n’en extrais que quelques fortes maximes : « L’énigme aboutit parfois au mystère. » « La vitesse n’arrête pas la marche du destin. » « Pour dominer, il faut savoir se montrer fort. » « Sans la création, le monde ne vivrait pas. » En digne héritier des Lumières, Lop s’intéressait également aux sciences physiques, comme en témoigne cette observation : « L’avion est un paradoxe : plus lourd que l’air il peut, grâce à sa vitesse, se maintenir dans l’air. » Durant mes années d’études, inégalement partagées entre les bars de la Rive gauche (j’y buvais avec Antoine Blondin ou Jacques Laurent) et les amphis de la Sorbonne ou de la Fac de Droit-Panthéon (j’y écoutais Pierre Grimal et André Piettre), j’eus l’honneur de fréquenter Lop, et de déplorer que son meilleur score à une législative ne dépassât point 151 voix ; il fut, si j’excepte un ministre en exercice que je conviais un jour à déjeuner par curiosité zoologique, le seul homme politique à qui j’aie jamais adressé la parole. Je ne vais pas me livrer ici à la tentation de faire le récit de ce qui aurait pu être en narrant le destin de la France sous la conduite éclairée de Lop (ce serait une uchronie et, pour cet exercice intellectuel, je renvoie à la somme de Eric B. Henriet L’Histoire revisitée. Panorama de l’uchronie sous toutes ses formes), et si j’évoque aujourd’hui sa haute figure c’est, au-delà du nécessaire devoir de mémoire, pour conduire prudemment lecteurs et lectrices vers l’œuvre d’un homme qui, lui, conçut et rédigea un projet politique global. « J’apprends toujours quelque chose des fourmis, des mouches et des plus petites choses de la nature, et Votre Seigneurie [Monseigneur Querenghi] peut se rendre compte que je déteste apprendre des hommes. » Fort de ce souci d’observation de ses semblables fermement revendiqué, Tommaso Campanella (1568-1639) écrivit donc un ouvrage, demeuré célèbre et intitulé La Cité du Soleil (publié en 1623), dans lequel il expose comment régler dans le plus minutieux détail la conduite des hommes, afin que ceux-ci puissent vivre éternellement dans la félicité, l’harmonie et la vertu. La Chronique des Belles Lettres

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Comme toutes les utopies depuis la République de Platon, La Cité du Soleil se fonde sur une conception abstraite et idéale de la nature humaine, qui n’a que faire de la réalité de celle-ci, et peut donc, partant de prémisses fantasmées, proposer une construction d’une irréfutable logique imperméable à toute tentative de contradiction. Préfigurant Fourier, La Cité du Soleil propose une organisation absolument communiste : les Solariens de Campanella ignorent toute propriété individuelle, partageant sereinement tous leurs biens, produits grâce à une ingénieuse méthode de répartition du travail : chacun est apte à toutes tâches, de la menuiserie et la cuisine à l’agriculture ou la maçonnerie, système qui leur permet de ne consacrer que quatre heures par jour au labeur pour subvenir à leurs besoins (tout en ignorant l’oisiveté, cette mère de tous les vices qu’abhorre Campanella). Lesquels besoins ne sont pas insignifiants puisque, outre satisfaire aux nécessités triviales de la nourriture, du vêtement et du logement, les Solariens, par ailleurs remarquables architectes en même temps que médecins ou cantonniers, doivent entourer leur Cité de sept murailles concentriques (l’autarcie est l’une des constantes de l’utopie politique) sur lesquelles sont inscrits tous les textes constituant le savoir humain, dont les habitants peuvent ainsi s’imprégner sans peine tout en se promenant. Cette communauté de biens s’étend aux femmes (que Campanella ne considère pourtant pas comme des objets, mais comme égales aux mâles...) et cela pour des raisons qui annoncent l’eugénisme (Campanella : « [les Solariens] se moquent de nous, qui nous soucions d’améliorer la race canine, et qui négligeons la nôtre. »). Car les Solariens doivent, évidemment puisque nous sommes dans un monde parfait, être « de complexion saine », or les sages sont de mauvais géniteurs, qui n’amélioreront pas la race, puisque, selon Campanella, « étant sans cesse occupés à spéculer, leur esprit animal [celui qui procrée, toujours selon Campanella] est faible, et comme ils pensent toujours à quelque chose, ils ne peuvent transmettre leur valeur intellectuelle, et engendrent des enfants débiles. » Je ne sais si Hannah Arendt a narré que le lubrique Heidegger entrecoupait leurs torrides ébats d’exclamations sur l’ek-stase comme-être-auprès, l’être-en-dette versus l’être-au-monde et l’être-comme-position, passons, quoique j’aimerais assez disposer d’un ouvrage recueillant les propos tenus par les Philosophes tout en forniquant. Je regrette également de ne pas bien comprendre comment le communisme sexuel, et non voluptueux, prôné par Campanella abolit les difficultés qu’il soulève, mais il arrive au bâtisseur d’utopie de négliger la démonstration au profit de l’affirmation, prouvant ainsi contre ses intentions que nul homme n’est parfait (Billy Wilder : « Nobody is perfect » in Some like it hot).

Lorsqu’il composa la Cité du Soleil, Campanella avait de bonnes raisons de rêver à une société humaine parfaite. Dominicain, philosophe aux connaissances encyclopédiques, esprit trop avide de voies nouvelles cousinant avec la magie, Campanella se trouva, après de premières et dangereuses aventures, compromis dans une obscure conjuration calabraise, mêlant l’hérésie au crime de lèse-majesté ; arrêté en 1599, il fut durant six mois soumis aux plus cruelles tortures – on lui arracha deux livres de chair – , échappa au bûcher en simulant la folie (d’où une moindre gloire que son contemporain Giordano Bruno) et c’est enchaîné dans la geôle napolitaine où il allait demeurer vingt-sept ans (!) qu’il composa son utopie, sans doute vers 1603. Pendant son incarcération, il écrivit, beaucoup, des poèmes, une ample correspondance (entre autres, avec Galilée), et de nombreuses œuvres, importantes ; celles-ci sont analysées dans la monographie fondamentale que lui a consacré Germana Ernst : Tommaso Campanella, le livre et le corps de la nature, livre auquel je dois l’essentiel de cette chronique, et qui nous fait connaître et la pensée et la vie du philosophe. Et quelle vie ! À la suite d’un romanesque rebondissement, Campanella fut enfin délivré, séjourna à Rome, où ses écrits provoquèrent un nouveau scandale..., il dut fuir, se réfugia en France où Richelieu lui-même, qui le protégea, lui demanda de rédiger un traité de chiromancie, mais ne cessa de se mêler de politique, particulièrement contre le roi d’Espagne. Et lorsque naquit le 5 septembre 1638 un bébé qui allait devenir Louis XIV, la Reine convoqua aussitôt au Palais Campanella pour qu’il fît l’horoscope du nouveau-né : le dominicain-philosophe-astrologue prédit au futur Roi un long règne, de difficiles dernières années, et décela en lui un périlleux penchant pour l’orgueil et la luxure...

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La Chronique des Belles Lettres

Eric B.Henriet L’Histoire revisitée Encrage/Belles Lettres 415p. 2005. 39 €

Germana Ernst Tommaso Campanella L’ Âne d’Or 370p. 2007. 31 €


09 février 2007

Peu avant de mourir, en cette même année 1638, Campanella aimait à se promener dans la campagne ; il poursuivait les oiseaux en imitant leur chant, dont la variété le fascinait, et, rapporte son ami Nicolas Chorier, comme l’air était pour lui l’âme du monde, il respirait profondément, puis disait : « Avalons, avalons la vie du monde. » P.S. Dissipons une équivoque : les partisans de Lop se nommaient les lopistes ; ce sont des adversaires au front bas et à l’humour gras qui les appelaient les lopettes. Et un peu de pédantisme : il ne faut pas confondre Ferdinand Lop avec Paul Duconnaud, modeste marchand de violettes transformé en ingénieur-pépiniériste par ses partisans, qui ne fît, avec un programme emprunté à Alphonse Allais, qu’une unique et canularesque campagne pour les législatives de 1928, où il obtint 121 voix ; il est fâcheux que cette confusion entache un certain nombre d’ouvrages historiques réputés sérieux et consacrés à la Troisième République.

Lost ; Dans le trash ; Bon goût.

Max Roussel Le festin des charognes Les Anges du Bizarre 160p. 1998. 5,95 €

Gey Anta Salauds Les Anges du Bizarre 224p. 1999. 5,95 €

Anne Duguël Mon Âme est une porcherie Les Anges du Bizarre 192p. 1998. 5,95 €

Dans quel état j’erre... Impossible de retrouver, sur les rayons de mes bibliothèques, LE livre dont, éveillé soudain au milieu d’une nuit brumeuse et sans lune, j’avais ressenti un impérieux besoin de feuilleter les pages jadis lues pour ici même le présenter. Se serait-il glissé entre deux tomes des Panégyriques latins ? Ou entre le dernier Michael Crichton et le vif commentaire de Simplicius aux Catégories d’Aristote ? Ou bien derrière mon édition de 1749 des Lettres de Madame de Sévigné (treize volumes) ? À moins qu’il ne se dissimule sous cette merveille de typographie, les Tables portatives de logarithmes contenant les logarithmes des nombres depuis 1 jusqu’à 108,000 (sinus et tangentes) – soit 672 pages de chiffres en colonnes, publié en 1795, et prouvant que l’on travaillait plus joliment avec des caractères en plomb qu’avec Word... Errance donc, je néglige des piles de films telougous, thaïlandais, américains, hindi (à ranger, je sais), et des CD de rock gothique mélangés par paresse à de la musique tamoule, je vais de déception en désillusion et, peut-être... sur ce meuble caché par le gringalet laurier en pot abrité pour cause d’hiver (saison en laquelle, au sincère étonnement des journalistes et politiciens, il peut faire froid) ? Oui ! Il se trouve là ! Ouf. D’aspect, il ne fait pas ma fierté : format de poche (que j’exècre), illustration de couverture... surprenante (avec un certain charme décalé), quant au texte d’accroche imprimé au verso, un extrait, je le cite : « Comme l’homme suppliait à boire, il se cala posément devant lui, et lui déchargea son urine en plein visage. C’est ce moment d’inattention que le Père Fusch mit à profit pour poignarder Siegfried dans le dos. » Me reportant à l’œuvre, je trouve d’ailleurs une faute en ces lignes : l’auteur a écrit « dégorgea » et non « déchargea », mais passons (d’autant que la construction « supplier à » est, elle, authentique). Son titre ? Le festin des charognes, et c’est un exemple remarquable de ce que l’on nomme aujourd’hui, en franco-anglais, littérature trash, soit un roman accumulant à l’extrême abominations et incongruités diverses pour appâter un chaland dépourvu de goût mais amateur de transgressions, vite écrit et non relu, sauf que ce Festin est un précurseur, et qu’il n’est pas l’œuvre des habituels analphabètes œuvrant dans le genre. Publié en 1949, et sans doute vendu plus ou moins clandestinement, le roman se déroule, sans précision de date ni de lieu, dans ce qui semble être une ville allemande durant les dernières semaines du Troisième Reich, et l’horreur du récit (amputations, cannibalisme, orgies sataniques sanglantes etc.) n’est qu’un cas particulier de la vaste horreur où s’engloutissait l’Allemagne hitlérienne. Il n’est pas indifférent que figure en exergue une citation de Baudelaire (Ô Mort, appareillons !), et pour mes amis cinéphiles, je note que ce Festin préfigure les grands films de Lucio Fulci (L’aldila, La paura) pour la fascination de la chair mutilée et en putréfaction. Et l’auteur ? Énigme. Une recherche sur Google m’apprend que ce Festin a toujours des admirateurs fervents (également fidèles de Jean de la Croix, Thérèse d’Avila ou Lautréamont, et je relève l’absence de Sade) mais d’information biographique sur Max Roussel, nenni. En 1998, année où vit le jour notre réédition, j’avais trouvé une ancienne coupure de France-Soir (ou Franc-Tireur ?), sur laquelle je ne peux aujourd’hui remettre la main, La Chronique des Belles Lettres

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relatant la convocation par la police de Max Roussel – sans autre indication – et son incarcération (durant quinze jours ? L’article était imprécis) pour outrage aux bonnes mœurs. Dans sa préface (de 1998), Jehan van Langenhoven nous en dit un peu plus : Max Roussel (est-ce le même ?) publia en 1941 un récit collaborationniste, puis adapta ? traduisit ? en 1948 un roman intitulé Ne sont pas morts tous les Sadiques attribué à un déserteur allemand anarchiste appelé Ernst Ratno, ce qui peut n’être qu’un pseudonyme de Roussel, lui-même pseudonyme de ? Mystère.

C’est le cinéaste Jean Rollin (réalisateur de près d’une trentaine de long-métrages mêlant inlassablement vampirisme et érotisme, tous d’une facture très personnelle et dont l’onirique poésie est sublimée, d’un point de vue surréaliste, par son refus de diriger ses interprètes et de leur demander le moindre effort de crédibilité) qui me fit découvrir ce Festin, premier volume de la collection qu’il dirigea : Les anges du bizarre. Des titres qu’il choisit, et mêlaient l’inédit aux rééditions, je citerai : Salauds, thriller féministe extrême d’une improbable Anita Gey, Mon âme est une porcherie de la contemporaine et charmante Anne Duguël (auteur par ailleurs de romans à succès pour la jeunesse...), Dans mon dedans de la délicieuse Sandra Vo-Anh et de Jean Rollin lui-même Enfer privé, avec une préface de son actrice préférée Brigitte Lahaye (mais c’est dans les films de Francis Leroi – Je suis à prendre – ou Gérard Kikoïne – Indécences 1930 – que l’opulente Brigitte L. est, disons, émouvante...), romans tous issus des noces maléfiques d’Eros et Thanatos. Et noces démodées depuis que Georges Bataille est devenu un auteur classique, d’où arrêt de notre collection faute de clients. Cette disparition me fait rager : elle est la preuve du conformisme gris qui domine les esprits de mes contemporains, devenus incapables de s’aventurer hors des sentiers balisés par le sceau académique ; on fait lire aux lycéens Boris Vian (pour L’écume des jours), en oubliant qu’en écrivant J’irai cracher sur vos tombes le même Vian reprenait les recettes inaugurées par Max Roussel. La qualité littéraire n’a rien à faire en ce partage – la plupart des auteurs contemporains reconnus n’arrivent pas à la cheville des romanciers des Anges du bizarre qui, eux, à défaut de talent classique (et d’un minimum d’application), exprimaient torrentiellement un univers personnel – seule l’autorité des maîtres, née du vent de la mode, décide ; il n’est pas dit, et démontré : « ceci est de la vraie littérature, cela n’en est pas » mais : « ceci doit être lu, et tout le reste ignoré », et à ce diktat se plient les cerveaux citoyens. Je ne suis pas dupe : les livres publiés dans Les anges du bizarre ne sont pas de bons romans selon des critères pour moi évidents, et je sais que Roussel n’est pas Céline, ni Anita Gey Faulkner (etc.), mais ce sont des romans qui ont la force du cri, cri d’un désespoir absolu face à l’absurdité de la condition humaine, cri qui ne peut se faire entendre qu’en brisant toutes convenances sociales et morales ; je sais aussi que crier ne suffit pas pour faire un véritable écrivain, mais je sais aussi qu’un auteur qui n’a rien à crier, rien qui ne le dévore authentiquement, ne sera jamais un écrivain. Mon intention première, en rédigeant cette chronique, était de me confronter à ce vieil adversaire, qui toujours me fascine, le relativisme culturel (dont nous savons qu’il débouche sur un nihilisme radical), mais j’ai avec lui trop de comptes à régler, et de positions à nuancer, pour le faire dans l’espace que je m’octroie et donc, je me contenterai aujourd’hui, par commodité (pour la conviction, nous verrons une autre fois) de la hiérarchie qualitative : les romanciers que j’ai cités ne sont ni Balzac ni Dostoïevski, ils leur sont mêmes extrêmement inférieurs, et de surcroît ils sont vulgaires et sans style – ce sont donc des romans situés tout au bas de l’échelle de la littérature (et même en dehors) qu’ici je recommande. P.S.1. Le calembour a été disqualifié par une citation tronquée de Victor Hugo : « la fiente de l’esprit » ; je la rétablis dans son intégralité : « le calembour est la fiente de l’esprit qui vole. » P.S. 2. J’ai quelque remords à parler de Jean Rollin sans évoquer notre ami commun, qui me le présenta, Mario Mercier, également cinéaste (La goulve, La papesse) et écrivain (publié souvent aux Belles Lettres, entre autres : La voluptueuse sagesse de la chatte Mia, que doit posséder tout ami des domestiques félins), dont l’œuvre mérite mieux qu’un post-scriptum.

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La Chronique des Belles Lettres

Sandra Vo-Anh Dans mon dedans Les Anges du Bizarre 208p. 1998. 5,95 €

Jean Rollin Enfer privé Les Anges du Bizarre 224p. 1998. 5,95 €

Mario Mercier La voluptueuse sagesse de la chatte Mia Hors collection 144p. 1997. 9,91 €


Filles nues, crème fraîche et sémiologie ; Venez armé ! Crânes.

16 février 2007

André Helbo Le théâtre : texte ou spectacle vivant? Klincksieck, 50 questions 202p. 2007. 15 €

Collectif Le théâtre anglais contemporain Klincksieck, angle ouvert 220p. 2007. 23 €

« Le spectacle vivant sollicite de la façon la plus complexe des réponses émotionnelles et des stratégies d’attention tabulaire et linéaire face au continuum scénique. » Et : « Certains dispositifs syncrétiques exploités dans la création contemporaine, volontiers intégrative et immersive, posent la question du spectaculaire de façon particulièrement attentive aux conséquences discursives. » Or : « La présence de l’observateur, présence actantielle, éventuellement rappelée sur scène par des actants syncrétiques (la représentation sur scène du processus d’observation), est un facteur [Cheval ? Note de M.D.] déterminant de ce faire-semblant spécifique. » Mais : « Plutôt que la filiation linéaire, c’est le modèle du polysystème qui s’impose, ou mieux encore, celui d’une convention labile et qui n’exclut pas la production de texte spectaculaire par le spectateur. » Donc : « La fiction propose un signal dans l’espace de la représentation, indiquant que la stratégie d’action ou de savoir annoncée par la convention est celle de faire du spectaculaire. Au théâtre, l’opposition entre réel et fiction fait donc place à la construction d’une compétence modale. (...) « Le rôle cognitif de l’actant-observateur (dont le faire-semblant serait le corrélat) aurait donc pour fonction de faire percevoir comme spectaculaire une situation doublement interprétable (comme fictionnelle ou réelle). » Ces citations s’adressent à l’honnête homme qui, sortant d’une représentation de Boeing Boeing ou d’une pièce de Barrillet et Grédy, s’interroge anxieusement sur la nature, l’essence et l’être du théâtre, et trouvera d’apaisantes réponses à son angoisse dans l’ouvrage-source du Professeur André Helbo Le théâtre : texte ou spectacle vivant ?, lequel ouvrage contient, par charité pour les béotiens, un glossaire où se trouvent définis des mots rares, tels que : « croyance », « observation », « seuil » et, surtout, « spectateur ». J’avoue être mal placé pour juger du livre du Professeur André Helbo (qui a déjà publié : Sémiologie de la représentation ; Le Champ sémiologique ; Sémiologie des messages sociaux et dirigé le collectif : Sémiologie du spectacle) car... je ne vais jamais au théâtre. Plus exactement, à l’exception d’une soirée où je m’étais rendu au Théâtre Fontaine sur l’invitation pressante de Francis Lalanne pour aller l’applaudir dans L’affrontement qu’il interprétait avec Jean Piat, je ne suis plus jamais allé au théâtre depuis que, il y a près de cinquante ans, j’avais assisté au studio des Champs-Élysées à la création par Roger Blin de Fin de partie de Beckett (en ce temps-là, comme j’étais adolescent, et lisais MerleauPonty et Teilhard de Chardin, je fumais la pipe, d’un air docte. Aujourd’hui, j’écris en grillant des Rothmans International, ce qui me vaudra sans doute, non d’attraper un cancer de la rate, mais d’être lapidé en direct au vingt heures de TF1 sous les encouragements de la classe politique enfin unie). Mon absence des lieux (terme préférable à « salle ») de théâtre ne tient pas à une position idéologique mais à un raisonnement économique : je ne vois pas pourquoi je consacrerais quatre heures de mon temps (transport inclus) pour m’entendre réciter un texte que je peux lire chez moi en une heure, confortablement vautré dans mon fauteuil préféré et fumant, pour changer, des Marlboro 100’s. Ainsi ai-je pu paisiblement déguster, et pour une bonne centaine d’entre elles les relire trois ou quatre fois, les cent-soixante trois pièces d’Eugène Labiche, que je considère comme l’égal de Molière – cf. Moi ou L’affaire de le rue de Lourcine – , ainsi que toute l’œuvre de Feydeau, – qui met à nu l’absurdité de la condition humaine mieux que Beckett, lisez donc Chat en poche, et qui haïssait les metteurs en scène – et me persuader que Shakespeare est le plus grand génie intellectuel de l’histoire de l’humanité. On aura compris que, ce qui pour moi compte, et compte seul, est le texte. Or, pour le Professeur André Helbo : « La fiction spécifique du théâtre suppose, dans le cas où un texte sous-tend le spectacle [mes italiques, M.D.], une double axialité énonciative (...) » Que la présence du texte ne soit qu’une hypothèse non nécessairement réalisée du spectacle théâtral me sépare assez brutalement des analyses du Professeur André Helbo.

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Début des années soixante. J’allais assister, dans une salle de théâtre du neuvième arrondissement parisien, à un happening, sorte de spectacle sans texte, mais avec cris et gesticulations, qui se déroulait en une parfaite improvisation, en fonction des réactions des spectateurs-participants, et de l’arrivée plus ou moins rapide de la police. Car l’intérêt essentiel du happening était la présence, sur scène et dans les travées, de jeunes femmes entièrement nues, que les spectateurs devaient barbouiller de crème fraîche, et pouvaient peloter, avec un peu de chance ; c’était aussi un temps où des malades sexuels faisaient régner une censure féroce sur l’exhibition du corps humain (pour l’histoire, au XXe siècle, de la contrainte sur la vision de la nudité et de l’effacement, sous condition, de ladite contrainte, lire les cinq volumes de The history of men’s magazines de Dian Hanson ou l’ouvrage de Gilles Néret sur Serge Jacques et Folies de Paris-Hollywood, tous édités par Benedikt Taschen, qui publie des livres à la fois rigolos et excellents), censure donc qui entraînait l’interruption des happenings par des primates en uniforme. Je ne sais plus quelle était la finalité revendiquée du happening : il me suffit de rappeler qu’il contenait dans son principe la totalité de ce que des charlatans, ou des naïfs, ou des incultes, allaient tenter, dans les décennies suivantes, de faire passer pour de l’innovation ou de l’expérimental. Et, authentiques pionniers, les créateurs de happenings recevaient des coups de matraque au lieu de subventions. Qu’il existe du spectacle sans texte est une évidence qui ne demande guère de commentaire (et nommer texte tout ensemble de signes non écrits relève d’une logomachie empapaouteuse de mouches), de même qu’existe avec la même évidence du texte sans spectacle, mais quid du spectacle sans spectateur, expérience tentée par d’audacieux créateurs rebelles et subventionnés ? Invitant un ami à la représentation de l’une de ses pièces qui était un four, Tristan Bernard joignit au billet ce mot : « Venez armé, l’endroit est désert. » Ce conseil pratique marque-t-il une opposition entre le réel et l’interrogation conceptuelle ? Je ne trancherai pas. « Webster was much possessed by death And saw the skull behind the skin » T.S. Eliot décrivait ainsi le grand dramaturge élizabéthain John Webster (1580-1625) dont nous pouvons, grâce à notre collection Classiques en poche, découvrir à peu de frais (sans déplacement ni lourd investissement monétaire) une œuvre essentielle : La tragédie de la duchesse d’Amalfi. Et, dans la même collection, toujours au modeste prix de neuf euros et toujours en édition bilingue, voici une œuvre d’un autre auteur également admiré d’Eliot, John Marston (1575-1634) : La tragédie de Sophonisbe, ou la merveille des femmes. La pièce de Webster se déroule en Italie – de Rome à Milan – , en 1513, celle de Marston à Carthage au moment de la chute de l’empire punique sous les assauts de Scipion ; comme le précisent leurs titres, toutes deux sont des tragédies, et se situent dans un univers crépusculaire ; la ruine menace palais et royaumes, quant aux humains, leurs actes les dirigent inéluctablement vers le crime, le sacrifice et la mort dans un jaillissement de violence et de sang ; nul bon goût et retenue classique ici (on peut comparer la Sophonisbe de Marston à celle de Corneille) mais, comme l’écrit Eliot, on voit le crâne sous la peau, le crâne proprement dépouillé des Vanités, celui qui gît dans les fosses comblées d’une terre insuffisante, ce crâne nu qu’interrogera vainement Hamlet (Alas, poor Yorick...), l’humain encore vivant combat et se débat en d’inutiles efforts : quand le rideau se lève, il est déjà mort. Et sur cette plaisante constatation, je m’en vais aller me coucher pour m’endormir d’un dernier sommeil (acta est fabula...) – ou regarder un film d’horreur coréen ? P.S. Et qui sont les grands dramaturges de notre temps ? Réponse, pour l’outre-Manche du moins, dans Le théâtre anglais contemporain ; sur les onze auteurs étudiés et unanimes dans le transgressif (subventionné), j’en connaissais trois, preuve de mon intérêt pour la modernité. Leurs grandes voix sont consensuelles dans la subversion, et me rassure cet oxymore : il est effectivement plus sage d’être rebelle en troupeau.

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La Chronique des Belles Lettres

John Webster La Duchesse d’Amalfi Classiques en poche 226p. 2006. 9 €

John Marston La Tragédie de Sophonisbe Classiques en poche 140p. 2006. 9 €


Entropie ; Navets ; Eternel retour.

23 février 2007

Crépuscule, et désœuvrement. J’achète, chez mon marchand de journaux local, pour un prix en baisse et plus de pages, un distingué magazine tout en couleurs nommé Brank (?) dont les accroches de couverture promettent du sexe, des photos violentes (déconseillé aux moins de 16 ans), des stars nues et de l’affreux. Feuilletons. Je n’ai pas été escroqué : cette belle revue propose exclusivement une accumulation, habilement alternée, de photos vaguement polissonnes, de photos de cadavres mutilés, écrabouillés, démembrés, avec divers gros plans d’amputations et horreurs chirurgicales, plus quelques aberrations tératologiques, des corps décapités de condamnés (avec une notice style Ikéa pour monter soi-même une guillotine de salon) et, comme promis, des photos de stars dont la robe mal ajustée laisse échapper un sein. Il y a un peu de texte, peut-être une centaine de mots en tout, dont l’inspiration puise dans le feu Hara-Kiri du feu Professeur Choron. Et je m’interroge : qui peut lire cette guillerette publication ? Des CRS, des gendarmes, des taxidermistes ? Une page, pourtant, me ravit ; elle reproduit des panneaux de signalisation – j’en cite deux : « Don’t throw your cigarettes ends on the floor, the coakroaches are getting cancer » et : « CAUTION – Water on road during rain » . « Qu’est-ce que je peux faire, je sais pas quoi faire... » (chantonne ad nauseam Anna Karina in Pierrot le fou de Jean-Luc Godard), donc, regardons des films. Deux déceptions. Une grosse : The devil’s den, de Jeff Burr (un nom à retenir pour ne pas se faire avoir une seconde fois), prometteuse histoire de strip-teaseuses zombies, hélas aussi nulle que fauchée, malgré l’improbable apparition, dans un décor piqué à From dusk til dawn de Robert Rodriguez, de Zatoïchi, le célèbre samouraï aveugle ; une petite, parce que mon espoir était médiocre, The departed, (curieusement traduit en français par Les infiltrés) de Martin Scorsese, palotte adaptation du chef-d’œuvre d’Andrew Lau Infernal affairs, mais le surfait Scorsese n’a, à l’exception peut-être de Casino, plus tourné de bon film depuis After hours, et de grand depuis Taxi driver. Pour tenter de vous éviter semblables désillusions, voici quelques prochaines sorties françaises que je vous déconseille chaleureusement : Catch a fire (traduction française : Au nom de la liberté), de Philip Noyce, sorte de téléfilm à message bâclé et désargenté, DOA : Dead or Alive (en français : Dead or Alive) de Corey Yuen hélas, tellement vide que je ne peux rien en dire, et Clerks II (en français : Clerks II) de Kevin Smith, suite de dialogues obscènes soporifiques, que ne sauve pas une scène d’amour gay et explicite entre un cow-boy et un âne. En revanche, car il faut savoir être positif, précipitez-vous pour voir Crank (en français : Hypertension) de Mark Neveldine, film d’action hystérique qui surprendra les plus blasés, et si vous êtes de bonne humeur, peut-être apprécierez-vous The Marine (en français : The Marine) de John Bonito, qui est idiot mais contient une bonne séquence de poursuite en voiture. Bien sûr, nulle sortie n’est prévue au pays de l’exception culturelle pour l’admirable film coréen Yeui-eomneun geotdeul (en anglais : No Mercy for the rude) de Cheol-hie Park.

Crépuscule, désœuvrement : depuis exactement trois jours (je rappelle, pour les maniaques de l’exactitude et de la féroce note rectificatrice, que le temps où je rédige cette chronique n’est pas celui de sa diffusion, ce qui m’évite de m’acoquiner avec l’actualité), je suis sans emploi. Car, après avoir fait semblant de travailler durant plus de cent-soixante trimestres (ainsi compte l’administration), j’ai acquis de faire valoir mes droits à la retraite et donc, en bon citoyen respectueux de l’ordre social, j’ai, jeudi dernier, quitté toutes mes fonctions à la tête des sociétés du (modeste) groupe des Belles Lettres. L’état de retraité ne me convenant guère (il y a de la défaite en retraite, demandez à Napoléon), j’ai, grâce à l’amitié de mes successeurs, conservé un statut (une fonction ?), dont l’intitulé figure en haut de cette chronique, mais ne nous leurrons pas : je n’ai, maintenant, plus rien à faire. Sauf lire, écrire, regarder des films ratés, aller à Paris rencontrer des auteurs et parcourir des dossiers, voilà un changement qui me laisse tout chose. La Chronique des Belles Lettres

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Plus sérieusement, je n’ai pas même à m’inquiéter pour l’avenir des Belles Lettres (et c’est une angoisse qui n’a cessé de m’accompagner durant près de vingt ans, dans un univers peu, et de moins en moins, favorable à nos publications, qui ne sont pas des images à feuilleter), avenir désormais confié, avec l’appui de William Bonner, à Caroline Noirot, aujourd’hui Présidente du Directoire, dont je sais, pour l’avoir vu depuis assez longtemps travailler à mes côtés, qu’elle est, en bien des domaines, plus compétente que moi, et plus énergique, et meilleure gestionnaire, et mieux capable d’affronter et supporter un univers qui m’insupporte. Intellectuellement, peu nous sépare : elle a plus apprécié que moi le film de Scorsese et elle a, pour la philosophie allemande, un goût pervers qui lui a valu de soutenir avec succès une thèse de doctorat en cette verbeuse matière. Ce sont là toutes nos dissensions. Ainsi, les Belles Lettres continuent, avec les mêmes hommes et femmes, les mêmes collaborateurs, directeurs de collection, auteurs (et Alain Segonds en demeure directeur) dont les efforts et l’enthousiasme ont permis à notre maison de croître un peu plus chaque année ; et moi, me voici installé sur un nuage rose, contemplant béatement le nouvel ordre que j’ai voulu -personne ne m’a forcé-, ce que je peux ressentir sur mon départ importe peu, importe plus que vive et prospère l’une des dernières maisons d’édition indépendante, qui n’est pas contrôlée par des oligarques et des hommes de marketing venus de la grande distribution et tous incapables de différencier un livre d’un baril de lessive qui lave plus blanc et plus bio, une maison d’édition qui n’a d’autre finalité que publier (et diffuser) des livres qui contiennent du sens – dans un monde où le sens est l’ennemi à éradiquer. Je sais, avec une absolue certitude, que maintenir ce cap est l’impérieuse ambition de Caroline Noirot, et qu’elle y parviendra.

Un lecteur moyennement attentif aura remarqué que, jusqu’ici, j’ai peu parlé de livres ; c’est une observation que je m’étais également faite. Alors, au travail. « Quant au manque de vigueur juvénile, je ne le ressens pas plus que ne me manquait dans ma jeunesse la vigueur du taureau ou de l’éléphant. » C’est ainsi que Cicéron fait parler Caton le censeur dans le dialogue nommé De la vieillesse, ou Caton l’ancien (en latin : Cato maior – de senectute), censé se dérouler en 150 av. JC alors que Caton avait 84 ans, et écrit en 44 av. JC ; cette année-là, Cicéron lui-même avait 62 ans, et voyait s’écrouler toutes ses vaines ambitions d’homme d’Etat (pour comprendre le contexte politique, tel que le vivaient ses acteurs, lire le nouveau et excellent ouvrage de Jean Malye La véritable histoire de Jules César). Le propos du dialogue est de démontrer que la vieillesse est un état honorable et satisfaisant, sans amoindrissement de capacités (« Les vieillards conservent leurs dispositions naturelles, pourvu qu’ils conservent jusqu’au bout leur application et leur activité », pour Caton, cela consiste à se consacrer à l’étude des lettres et à l’agriculture, et il y a une très belle page sur la pousse de la vigne), et les vieillards ont pour seules tares celles qui étaient les leurs à leur adolescence et âge mûr : s’ils sont bêtes vieux, c’est qu’ils étaient bêtes jeunes (version moderne : un vieux con est un ancien jeune con). Un petit souci pourtant : « Mais, dira-t-on, les vieillards ne ressentent pas autant cette espèce de chatouillement qu’exercent les plaisirs. » Objection non fondée pour l’austère Caton, pour qui tout plaisir est vice, et se réjouit donc que les vieillards soient débarrassés de son impur attrait, appelant à la rescousse Sophocle qui, « subissant déjà le poids de l’âge », répondit à un Athénien lui demandant « s’il s’adonnait encore à l’amour » : « Les dieux m’en gardent ! Je m’y suis soustrait avec joie comme au joug d’un maître sauvage et forcené. » Auguste exemple qu’avait suivi Caton en se remariant à l’âge de 80 ans, pour aussitôt engendrer un fils. « Si nous ne sommes pas destinés à l’immortalité, conclut Caton-Cicéron, il est toutefois souhaitable à l’homme de s’éteindre au moment propice, car la nature fixe la mesure de la vie, comme celle de toutes choses ; la vieillesse est en quelque sorte la scène finale dans le drame de la vie, dont nous devons éviter la lassitude, surtout quand nous en avons la satiété. » R.I.P. Quoique... Un nouveau club libertin vient d’ouvrir à Paris, allons y faire un tour.

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La Chronique des Belles Lettres

Cicéron De la vieillesse Classiques en poche 128p. 2003. 6 €

Jean Malye La Véritable Histoire de Jules César Hors collection 448p. 2007. 25 €


P.S.1. Misogyne, moi, et hostile au jeunisme dominant ? Caroline Noirot est une femme, et son âge est celui du titre d’un roman de Balzac. P.S. 2. Pour les non-anglophones, traduction des avertissements que je trouve moins rigolos en français : * « Ne jetez pas vos mégots sur le plancher, les cafards vont attraper le cancer » ; * » Prudence : eau sur la route quand il pleut ».

Bucolique ; Manglik ! Filioque. 02 mars 2007

Benoît Duteurtre À propos des vaches Hors collection 208p. 2000. 14,48 €

Après-midi hivernale, temps printanier, réchauffement climatique que j’ai provoqué en me rendant ce matin au village au volant d’une voiture peu citoyenne afin d’acheter des journaux idiots (Stuff, Le Monde, Chic & Hard, le Fig Mag...) et inégalement divertissants. Promenade dans le parc. Fière cavalière, mon épouse chevauche Lazare, notre grand âne qui trotte en zigzag, tandis que je promène en laisse (en longe) Jupiter, notre petit âne, et médite, cigarette au bec (moi- Jupiter, lui, broute). Sur le flanc d’une colline paît un troupeau de vaches ; des chercheurs ont prouvé que les gaz que lâchent – comment dire cela élégamment ? – postérieurement ces aimables mammifères (lire leur fraternel éloge dans À propos des vaches de Benoît Duteurtre) contribuent plus à l’effet de serre qu’une usine chinoise de fausses Rolex, une laitière normande et capitaliste émettant (par son pot d’échappement situé à l’arrière) 987 fois plus de gaz carbonique qu’un ouvrier han et socialiste. Et je regrette de ne pas avoir pris mon fusil : de quelques balles de calibre 12 bien ajustées, j’aurais pu, sans grand effort, rétablir de la planète l’équilibre naturel. Avec un peu de chance, j’aurais pu également massacrer les jolis chevreuils dont les incisives acérées détruisent les pousses nouvelles des conifères récemment plantés, et ainsi arrêter la déforestation qui menace la jungle française (en anglais : rainforest). Mais, désarmé, je médite, et m’interroge sur l’hystérie écologiste que rabâchent gendarmes (dans les écoles maternelles), enseignants, politiciens de toutes sensibilités, animateurs de télé-réalité et vedettes de Hollywood, industriels et financiers (les fonds éthiques – sic) occidentaux, et tous les médias français dont se partagent le contrôle un fabricant (par héritage) d’avions bios, un fabricant (par héritage) d’autoroutes vertes et de buildings de même couleur et un fabricant (par héritage) de missiles citoyens et d’avions fonctionnant certainement à la luzerne. Nous avions, il y a quelques années, publié un livre remarquable sur cette peur panique (et lucrative pour beaucoup d’individus) qui fait trembler sans risque les plus riches habitants de la terre (quant aux pauvres, ONG et politiciens agissent vigoureusement pour qu’ils le restent) ; il se nommait La peste verte, fut vite épuisé, mais l’auteur n’ayant pas trouvé l’énergie, non renouvelable en ce cas, de fournir le manuscrit d’une nouvelle édition actualisée, il a disparu de notre catalogue – c’est dommage. Je ne vais pas m’étendre (d’autres ont dû le faire...) sur cet étrange glissement qui fait que l’assise de la superstition ne repose plus sur les propos des prêtres (devins, mages, haruspices, sorciers, marabouts...) mais sur ceux des chercheurs (d’autant plus respectés qu’ils trouvent ce que leurs bailleurs de fonds souhaitent qu’ils trouvent), et préfère recopier ce titre de Une d’un sympathique hebdomadaire édité à l’Ile Maurice : « Pour éviter les obstacles Aiswarya Rai forcée à épouser des arbres avant son mariage » Je crains de devoir éclairer le contexte. Aishwarya Rai, qui est tout à la fois la plus belle actrice du monde et l’une des plus mauvaises (pour une confirmation de ce double jugement, cf. Dhoom 2 de Sanjay Gadhvi) s’est, le 14 janvier dernier, officiellement fiancée à la superstar Abhishek Bachchan, fils de la megastar Amitabh Bachchan, sans aucun doute l’acteur qui a, depuis trente ans, le plus d’admirateurs dans le monde (hors Europe continentale). Ces fiançailles sont donc un évènement considérable, et heureux – las, la sublime Aish est manglik, c’est-à-dire née sous l’influence de la planète Mars, ce qui, selon les astrologues, dont les prédictions guident la conduite des Indiens, du plus humble paysan aux politiciens les plus haut placés (notamment pour le choix de la date des élections), est de mauvais augure pour toute union conjugale. La Chronique des Belles Lettres

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Pour remédier à cette ennuyeuse disposition, un petit truc : demander à un prêtre de célébrer votre union (symbolique) avec un arbre – c’est ainsi que la toujours sublime Aish convola en justes noces avec un peepal à Bénarès et, à Bangalore, avec un bananier (pour les relations intimes entre une jeune fille – ce qu’est toujours officiellement Aish malgré ses liaisons avec la supersuper-star Salman Khan et le jeune, et largué, has-been Viveik Anand Oberoi – et une banane, cf. le Manuel de civilité pour les petites filles qui figurait dans notre excellente édition de L’œuvre érotique de Pierre Louÿs, hélas disparue de notre catalogue). Ouf ? Dès que fut connue la nouvelle de ces épousailles, une dirigeante d’une association au but obscur (en anglo-hindi : a social worker) s’empressa de porter plainte en justice contre la pauvre Aish, coupable d’avoir, par son union arboricole, violé l’article 17 de la Constitution indienne (?) Et, accessoirement, attenté aux Droits de l’homme et encouragé la superstition. Puis, en attendant une décision de justice, notre activiste a exigé qu’Aish et la famille Bachchan fassent acte de repentance et présentent des excuses publiques. Ce drame moderne est pour moi exemplaire. Je passerai sur l’existence tapageuse et désormais universelle de ces associations dont les membres n’éprouvent le sentiment d’exister qu’en embêtant leur prochain, et en tentant de les faire souffrir et jeter en prison, (pour comprendre ce qui les meut, lire L’envie d’Helmut Schoeck, ouvrage indispensable, je l’ai déjà écrit), ainsi que sur la revendication de repentance, pour m’intéresser à la persistance de la superstition chez les humains, malgré l’omniprésence des téléphones mobiles et de la démocratie.

On sait que l’on appelle superstition un ensemble de croyances bizarres et irrationnelles (chez autrui, pour nous-même, cela se nomme foi ou dogme -et mieux : engagement citoyen) établissant des liens de causalité entre une puissance invisible mais agissante et tout ce qui peut arriver, en bien ou en mal, à un humain. Des philosophes auto-proclamés, qui doivent plus leur célébrité à la fréquence de leurs passages à la télé qu’à la profondeur ou l’originalité de leur pensée, si tant est qu’ils pussent en formuler une, ont obtenu de jolis succès de librairie en prônant l’athéisme – en fait, en tirant à boulets rouges sur le seul christianisme. Je ne me sens guère d’affinités avec ces mini-vedettes (l’une d’elles, que je reçus un jour, se montra l’un des individus les plus arrogants et déplaisants que je rencontrai jamais, et ce que me confia sur lui une éphémère maîtresse, des lois m’interdisent de le rapporter) et même si je m’ancre dans le camp de la raison (du savoir – limité...) face à la croyance (superstition), je sais trop que tous les humains agissent autant, sinon plus, en fonction de ce qu’ils croient que de ce qu’ils savent, pour les condamner d’un jugement méprisant. C’est un domaine en lequel, comme en bien d’autres, je refuse tout jugement de valeur, et il ne me semble pas plus ridicule de croire à l’effet bénéfique d’un mariage avec un bananier qu’à celui d’une prière à Allah, le postérieur tourné à l’opposé de la Mecque. Et de quoi relève la querelle du filioque, terme par lequel Rome affirma que le SaintEsprit procède du Père et du Fils, ce que refusa Byzance – querelle qui décida du destin du monde occidental ? Les Evangiles éclairent peu sur la nature du Saint-Esprit (manque une définition univoque, explicite, de la Trinité) d’où interprétations multiples et divergences, s’exprimant en massacres au nom de la foi. Les Byzantins se distinguèrent particulièrement dans le décorticage vindicatif de leur dogme, sans doute parce que le monde grec, le leur bien qu’ils se prétendissent Romains jusqu’à leur fin, avait été à l’origine de la construction, heurtée, du christianisme ; ainsi fleurirent arianisme, nestorianisme, monophysisme, iconoclasme – le lecteur trouvera un exposé clair et concis de ces doctrines/hérésies dans le remarquable chapitre « religion » du « Guide Belles Lettres des civilisations » qu’a consacré à Byzance Michel Kaplan – tout cela paraîtra aujourd’hui au téléspectateur moyen disputes pour des têtes d’épingles, pour les hommes de ce temps, c’était là questions vitales – en dépendait le salut éternel de leur âme – d’où l’implacable violence du schisme qui sépara l’Eglise d’Orient de celle d’Occident. Et c’est dans cette perspective qu’il faut comprendre la fanatique brutalité du sac de Constantinople, en 1204, par les Croisés ; pour ceux-ci, les chrétiens byzantins étaient des infidèles, au même titre que les musulmans, et il plaisait à Dieu de les exterminer (et de piller leurs richesses, et de violer leurs femmes et leurs filles, mais ce ne sont là que profits accessoires d’une juste victoire de la vraie foi – en franco-anglais : collateral damage).

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La Chronique des Belles Lettres

Helmut Shoeck L’Envie, une histoire du mal Hors collection 534p. 1995.33 €

Michel Kaplan Byzance Classiques en poche 304p. 2007. 17 €


Même si la conquête latine fut éphémère, jamais l’empire byzantin, déjà fortement dévoré par les Turcs, ne s’en releva, et l’Histoire du monde prit un nouveau tournant.

Qu’elles soient traditionnelles (manglik...) ou résolument modernes (le réchauffement climatique), les superstitions continuent de guider bien des conduites humaines (et de profiter à bien des individus, dont l’éventuelle sincérité n’a aucune pertinence pour mon propos) ; loin de disparaître, il me semble même qu’elles s’accumulent, en épaisses strates qui bloquent la perception du réel. Et moi-même, le rationaliste moi-même, suis-je superstitieux ? Sur le tableau de bord de mon automobile préférée – une ogresse pour la consommation d’énergie fossile – j’ai fixé une délicate statuette du bienveillant dieu Ganesh. P.S. C’est tout l’univers de Byzance que restitue Michel Kaplan dans son livre ; le lire est un voyage plus beau que tout ce peut proposer le meilleur tour-operator.

Du peuple ; Par le peuple ; Pour le peuple.

09 mars 2007

Aristote Politique, T1, Livres I-II Collection des Universités de France série grecque CCVI-261p. 1960. 42 €

Abondent les sujets, rencontrés au hasard de survols de gazettes, qui excitent une curiosité que je souhaiterais, par des lectures appropriées, approfondir à satiété. Ainsi, il me réjouirait d’en savoir plus sur l’installation audiophile de M. Satoshi Mutô qui utilise, dans sa maisonnette d’une banlieue de Tokyo, des pavillons de graves à chambre de compression pesant quarante tonnes pour écouter des duos piano-violon, ou sur l’évolution de la cote de la montre Vacheron Constantin quantième perpétuel et répétition minute momentanément stabilisée à cent quatre-vingt mille euros, ou enfin sur le traumatisme subi par la (très jolie) starlette Shilpa Shetty qui reçut, dans le fameux reality-show britannique Celebrity Big Brother, l’injure raciste de papadum, suivie des excuses publiques du Premier ministre et du Chancelier de l’Echiquier, ainsi que de la remise d’un chèque de deux cent mille livres sterling. Hélas, toute l’information aujourd’hui disponible est monopolisée par un évènement autrement considérable : la tenue, en avril prochain, d’une élection présidentielle dont le résultat décidera, selon ses protagonistes et leurs amis des medias, du sort de dizaines de millions d’êtres humains. Et dans les journaux que je parcours s’affichent les noms, partis et programmes des principaux candidats, qui prônent, pour les uns, la rupture sans changement, pour les autres, le changement sans rupture : Umaru Yar’Adua (Parti Démocratique du Peuple), Chef Emeka Odumegwu Ojukwu (Grande alliance progressiste), Orji Uzor Kalu (Parti progressiste du peuple), Chris Okotie (Nouveau parti démocratique), sans oublier le général Muhammadu Buhari (Parti du Peuple) et Alhaji Atiku Abubakar (Congrès de l’action) ancien protégé et adjoint du Président sortant – qui ne se représente pas pour des raisons énigmatiques –, tous politiciens chevronnés et détenteurs de postes de pouvoir, tous voués depuis leur naissance au bien public, surtout Abubakar que ses amis anglophones surnomment affectueusement « glutton for money » et qui se montre particulièrement féroce dans sa critique du bilan du gouvernement dont il était membre : disparition des routes et des voies ferrées, oubli de scolariser vingt-huit millions d’enfants sur les trente-quatre millions supposés être à l’école, progression à deux chiffres de la malaria, de la lèpre et de la tuberculose, tout en s’attribuant la paternité des succès économiques : accroissement spectaculaire de l’industrie du kidnapping, et importation de 100% de la consommation locale de pétrole – dont le pays est le huitième producteur mondial. Notre chat Riboule, qui lit par dessus mon épaule, me reproche d’avoir omis de préciser que cette contrée en proie à la fièvre électorale (elle se poursuivra en mai, en cas de second tour) se nomme le Nigeria ; c’est là, lui réponds-je, un détail de peu d’importance, d’autant que puisque prime la loi du nombre, il est plus légitime – et même éthique – d’accorder son attention à un corps électoral de quatre-vingts millions d’individus plutôt qu’à un autre qui, maigrelet, n’en compte que quarante millions. Bien malgré moi, je me suis laissé entraîner vers le domaine que je suis supposé mépriser – l’ « actualité » –, donc délaissons les épiphénomènes pour nous pencher sur le phénomène qui, chaque jour, s’impose sur de nouveaux territoires (Irak, Tchétchénie, Ouzbékistan...), j’ai nommé la démocratie. Qu’est-ce que cela ?

La Chronique des Belles Lettres

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Selon mon cher Littré, la démocratie est un » gouvernement où le peuple exerce la souveraineté », formule lapidaire que précise ( ?) une deuxième définition : « société libre et surtout égalitaire où l’élément populaire a l’influence prépondérante » – phrase qui pour moi relève plus du programme que de la lexicographie, et que pour le moment j’oublierai. Restons-en à la première définition, d’inspiration assez aristotélicienne (pour l’origine de l’affaire, lire le traité d’Aristote connu sous le nom de Politique de préférence dans l’édition-traduction de référence qu’en donna Jean Aubonnet) et qui, comme toute définition, fait surgir des problèmes de définitions : que signifie le peuple ? Que veut dire exercer la souveraineté ? L’historien roumain et francophone Lucian Boia – dont j’ai déjà recommandé deux livres admirables de finesse d’analyse et riches en enseignements, l’un sur la croyance en une longévité toujours accrue :Quand les centenaires seront jeunes, l’autre sur notre subjective perception du temps qu’il fait : L’homme face au climat, et qui a personnellement expérimenté le fonctionnement de deux modèles de démocratie : la démocratie socialiste soviétique suivie de la démocratie parlementaire – Boia, donc, nous guide vers des réponses dans un ouvrage, petit en volume et dense en information et mises en perspective : Le mythe de la démocratie. Lucian Boia est un historien de l’imaginaire, c’est-à-dire des représentations que construisent les hommes sur des réalités ou des concepts, et son livre sur la démocratie est l’histoire de ce qu’a prétendu désigner ce vocable au fil des siècles – des réalités recouvertes d’ imaginations bien différentes. Voyons par exemple ce qu’est ce peuple-qui-exerce-la-souveraineté : dans l’Angleterre de 1832, pionnière de la démocratie parlementaire, il représente 3,3 % de la population ; dans la France du Front populaire, le gouvernement le plus progressiste qu’ait connu la IIIe République, il en exclut un peu plus de 50% : les femmes ; sous la Ve République, il gagnera quelques pour cent dans les années 70 en abaissant la majorité électorale à 18 ans (et pourquoi 18 ? pourquoi pas 17 ans ou 19 ans ?) . Et comment s’exerce la souveraineté ? Par vote à main levée sur la place du village (agora) ? Par élection de députés – avec, ou sans, mandat impératif ? Ou, pour les tenants d’une stricte séparation des pouvoirs – législatif, exécutif, judiciaire –, par l’élection et des législateurs, et du président, et des juges, comme c’est le cas aux Etats-Unis (mais les juges de la Cour suprême, pourtant chargés de contrôler la constitutionnalité des lois et des actions de l’exécutif, sont nommés par le Président ...), critère selon lequel la France ne serait pas une démocratie ? Quant à la pratique de la démocratie, que certains disent confisquée par une caste se reproduisant par cooptation et au sein de laquelle la naturelle concurrence pour les meilleures places se déguise sous des rivalités d’étiquette politique, je cite Boia : « Plusieurs années avant la Révolution, Sieyès expliquait déjà que l’inévitable division du travail aboutirait dans le domaine politique à la constitution d’une classe de politiciens. » Bien vu, mais l’émergence de cette classe signifie-t-elle l’inexistence de la démocratie ? Quelle norme universelle nous permet de dire que l’apparition de politiciens professionnels, ou le refus d’accorder le droit de vote aux femmes, ou aux moins de 21 ans, est une négation de la démocratie ? La définition de Littré omet de nous dire qui constitue le peuple, et poser l’identité peuple égale citoyens ne nous avancerait guère (cf. les débats sur droit du sol versus droit du sang…), puis l’affaire se complique encore si j’en viens à la deuxième définition de Littré, plus idéologique (programmatique), où interviennent et la liberté et l’égalité – couple dont Boia retrace (sans prendre parti) l’antagonisme absolu et dont l’histoire se confond avec celle de la démocratie.

Pour les philosophes des Lumières, la démocratie devait exister par opposition à un absolutisme inégalitaire (fantasmé) – elle était donc et liberté et égalité (d’où la devise révolutionnaire), association qui tient de l’utopie la plus ignorante de la nature humaine, et dont les avatars multiples font basculer les humains dans des structures sociales successives et antagonistes – qui toujours se nomment « démocraties » . Alors, qu’est-ce que la démocratie ? Le voyage en ses arcanes auquel nous convie Lucian Boia nous montre qu’elle est exactement le titre qu’il a donné à son enquête : un mythe. « Le mythe n’est ni vrai ni faux, écrit Lucian Boia. Il définit, d’une manière concentrée et symbolique, une croyance et un objectif à atteindre. Et il met les sociétés en marche. » Exact, mais à cette marche du troupeau, j’opposerai cette affirmation de Henry Thoreau (in Walden) :

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La Chronique des Belles Lettres

Lucian Boia Quand les centenaires seront jeunes Hors collection 248p. 2006. 17 €

Lucian Boia L’Homme face au climat, l’Imaginaire de la pluie et du beau temps Hors collection 210p. 2004. 16 €

Lucian Boia Le mythe de la démocratie Hors collection 176p. 2002. 15 €


« Si dans le défilé des hommes, vous en voyez un qui ne marche pas au même pas que ses compagnons, dites-vous qu’il entend peut-être battre un autre tambour... » P.S. Pourquoi les femmes furent-elles si longtemps exclues du suffrage universel ? Parce que, selon les politologues, les hommes de gauche voltairiens et laïques craignaient que leurs épouses, plus sensibles que les mâles à l’influence des prêtres, ne donnassent leurs voix à une droite conservatrice et religieuse. Ce n’est pas faux, mais Lucian Boia est allé lire l’article « femme » du Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse, et en cite l’essentiel ; c’est, sous la plume du fameux encyclopédiste de gauche, un texte d’une étonnante misogynie, avec de pittoresques comparaisons d’efficacité sexuelle que je vous laisse découvrir.

Idiots ; Livres inutiles ; Ficin.

16 mars 2007

Raymond Marcel Marsile Ficin (1433-1499) Les Classiques de l’Humanisme 784p. 1958. 115 €

Dans la comédie satirique de Mike Judge Idiocracy (sortie en France fin avril sous ce même titre, sauf si le distributeur décide soudain de l’appeler, selon le conseil d’Alphonse Allais, Sans tambour ni trompette), le héros se réveille d’une longue hibernation vers l’an 2500 pour se trouver confronté à une humanité tombée à un remarquable degré d’idiotie. Pourquoi ? Vers l’an 2000, seuls les humains les plus stupides avaient continué à procréer avec abondance, – une voix off évoque Darwin avec quelque légèreté – d’où survivance des seuls crétins. Passons sur cette vision eugéniste, et même sur tout le film qui n’amuse que par quelques gags visuels – et je ne gloserai pas sur la difficulté intrinsèque de parodier l’idiotie sans se montrer plus idiot que comique – pour en retenir le message : ce qui caractérise les idiots (toute l’espèce humaine) du XXVIe siècle est d’une part un appauvrissement du langage, tant pour le vocabulaire que pour la syntaxe, si bien que le héros, qui parle comme un Américain moyen de l’an 2000 – il ne s’exprime donc pas comme Melville ou Hawthorne – se fait traiter de tapette dès qu’il prononce deux phrases cohérentes et grammaticalement correctes, d’autre part, et corollairement, le refus de toute lecture. Message qui aboutit à la leçon finale exprimée par le héros devenu Président des USA : si les humains veulent redevenir intelligents, qu’ils lisent des livres. C’est là une leçon que d’aucuns jugeront d’un optimisme naïf, je la trouve, moi, réconfortante, et d’autant plus qu’elle est formulée dans un film médiocre produit à Hollywood, localité dont les habitants ne doivent pas leur célébrité à une fréquentation assidue de la chose imprimée. Donc, et je sais que je me répète, pour ne pas sombrer dans l’idiotie, lisons des livres. Ou nous contenterons-nous de les regarder ? « J’ai chez moi seize livres de Platon et plus. Je ne sais pas si mes amis en ont jamais entendu nommer les titres. Ils seront donc bien étonnés d’apprendre cela. S’ils ne me croient pas, qu’ils viennent me voir... Ils verront dans ma bibliothèque non seulement des livres en langue grecque, mais encore quelques uns traduits en latin qu’ils n’ont jamais vus autre part... Et ce n’est là qu’une partie des œuvres de Platon, car j’en ai vu de mes yeux un plus grand nombre, en particulier chez le Calabrais Barlaam. » Par ces lignes, Pétrarque (1304-1374) se justifie de placer, en opposition à son aîné Dante (1265-1321) et à la majorité des philosophes de son temps, Platon au-dessus d’Aristote. Mais ce qui étonne dans ce texte, c’est l’aveu candide de Pétrarque que ce Platon dont il met l’œuvre au-dessus de toute autre, il ne l’a, pour l’essentiel, pas lu : en effet, il n’en possède que quelques textes traduits en latin, pour les autres, ils sont en grec, langue qu’il ne maîtrise pas, ou il les a, de son propre aveu, seulement vus. Mais qu’importe : à l’époque de Pétrarque, où dominait Aristote (connu essentiellement grâce aux Commentaires d’Averroès...), on pensait perdus à jamais les Dialogues de Platon, et que soudain ils existassent – existence prouvée par le simple fait de les voir – suffisait à en affirmer la suprématie. Et il faudra attendre environ un siècle pour que soit enfin disponible une traduction, en latin, de toute l’œuvre de Platon, due à Marsile Ficin (1433-1499). De tous les « humanistes » de la « Renaissance », Ficin fut l’un des plus grands, et pour mesurer son importance, il faut lire la monumentale monographie que lui a consacrée Raymond Marcel Marsile Ficin.

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Avant d’aborder la vie et l’œuvre de Ficin, Raymond Marcel se livre à une critique argumentée du prétendu surgissement de l’Humanisme et de la Renaissance après que se fut terminé le Moyen-âge (d’où mes guillemets), et nous offre ainsi une longue histoire des idées, commencée bien avant ce XVe siècle qu’elle rejoindra sans solution de continuité : « On peut aussi bien prouver, écrit-il, l’existence d’un Humanisme médiéval que d’un Humanisme de la Renaissance. » Et, textes à l’appui, Raymond Marcel nous présente ce que furent les Humanismes/Renaissances carolingiens et du XIIe siècle – en nous fournissant de ces termes des définitions pertinentes. Histoire des idées ? C’est ici synonyme d’histoire de la pensée philosophique, laquelle se trouve enfermée dans un dilemme et un débat (qui se rejoignent et confondent). Le dilemme est bien connu, et je l’ai déjà abordé : dans un monde dominé par une religion révélée, quel besoin y a-t-il d’aller chercher la « vérité » par la réflexion philosophique alors que la Révélation divine a donné aux hommes toute la Vérité ? À ce dilemme, auquel furent confrontés aussi bien les musulmans que les chrétiens, les philosophes/théologiens médiévaux ont répondu par un tour de passe-passe intellectuel que j’ai déjà cité et qui ne pouvait être efficace qu’un temps : quelles que soient les distinctions établies entre le champ de connaissance donné par la foi et celui qui pourra être labouré par la raison, il y aura toujours des hommes qui affirmeront, bûchers à l’appui, que tout est dans la Révélation, et d’autres qui laisseront travailler leur cerveau en dehors de la parole divine (tout en prétendant, souvent, y demeurer). Une parenthèse. Lorsque, après avoir conquis la ville d’Alexandrie, en 641, Amr ben al’Ass demanda à son maître ce qu’il convenait de faire de la fameuse Bibliothèque, le calife Omar lui répondit : « Si ces livres sont conformes au Coran, ils sont inutiles ; s’ils ne le sont pas, ils sont également inutiles – détruis-les. » Et la Bibliothèque fut brûlée. L’anecdote est aujourd’hui considérée comme une légende d’invention byzantine, mais la sentence (apocryphe ?) d’Omar a pour moi le mérite d’exposer avec une clarté absolue le dilemme fondamental (et insoluble) que j’évoque.

Revenons à nos philosophes (en rappelant encore qu’en ce temps la philosophie n’était pas la discipline réductrice réservée à quelques professionnels qu’elle est aujourd’hui devenue), qui sont des humanistes, et donc des penseurs pour qui la connaissance s’enracine dans les œuvre s des Anciens, grecs et latins. Mais quels auteurs, et quels textes ? C’est là une affaire longue et complexe – ce que l’on croyait disparu ne l’était pas vraiment, ce que l’on croyait connu l’était bien souvent faussement... – et je renvoie, pour l’essentiel de son exposé, au passionnant travail de Raymond Marcel, pour en arriver à la situation qui semblait se présenter alors que naquit Pétrarque : le seul « père » de la philosophie, le seul dont l’œuvre en permit l’étude et l’approfondissement était Aristote, équivalent dans le domaine profane à l’Ecriture sainte dans celui du sacré, guide unique prolongé et christianisé par le docteur angélique, Thomas d’Aquin. Quant à Platon, ce n’était plus qu’un fantôme dont on ne pouvait saisir la chair : l’œuvre . Rien de plus faux puisque l’essentiel du platonisme, comme je l’ai déjà écrit, irrigua toujours la pensée médiévale par l’intermédiaire d’Augustin et de Boèce (et aussi de Cicéron et Chalcidius) mais ce qui compte est non ce que nous savons mais ce que croyaient savoir les hommes du temps : on avait perdu Platon, et seule cette maladresse avait permis à Aristote d’établir sa fallacieuse suprématie. Pourquoi et comment Pétrarque partit-il à la chasse aux manuscrits de Platon ? Quelle fut sa récolte ? Et où Marsile Ficin trouva-t-il l’audace et le courage de traduire tout Platon (enfin retrouvé) ? Et comment le même Ficin glissa-t-il du platonisme originel au néoplatonisme, quittant le modeste habit de traducteur pour endosser le plus ample vêtement d’auteur et faire ainsi de l’humanisme de la Renaissance italienne un humanisme néoplatonicien ? Lisez cette aventure telle que la retrace Raymond Marcel ; elle a beaucoup à nous apprendre puisque c’est d’elle que naquit, de ses méandres et confusions aussi bien que de ses illuminations, la pensée qui forgea l’Occident moderne (actuel). J’avais commencé de rédiger cette chronique avec une double ambition : l’une économique, rentabiliser le temps perdu à regarder Idiocracy (c’est fait), l’autre intellectuelle, inciter quelques esprits curieux et libres à acheter le Ficin de Raymond Marcel (l’avenir dira si j’y ai réussi). M’étant, plus ou moins bien, acquitté de cette double tâche, je pourrais fermer mon ordinateur (dire qu’il y eut un temps béni où j’écrivais avec un stylo sur du papier...) et m’en

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Marsile Ficin Commentaire sur le Banquet de Platon, De l’amour. Commentarium in convivium platonis, de amore. Les Classiques de l’Humanisme 464p. 2002. 26 €

Marcile Ficin Théologie Platonicienne de l’immortalité des âmes première édition 1964 (tome I, livres I-VIII) (tome II, livres IX-XIV) (tome III, livres XV-XVIII) Les Classiques de l’Humanisme 1880p. 2007. 190 €


aller bavarder avec les chats, ou avec les ânes entre deux averses, mais ce n’est jamais impunément que je fraye avec la philosophie, et toujours me saisit une chatouilleuse envie d’y ajouter mon grain de sel. Donc ... Nos chers humanistes (italiens) retrouvèrent Platon, le célébrèrent et le firent durablement triompher – mais ils durent affronter une épineuse difficulté : accorder le platonisme (païen puisque antérieur à Jésus) au christianisme, pour lequel ils éprouvaient une foi indiscutablement sincère et forte. Ils se donnèrent pour cela beaucoup de mal, sans s’apercevoir, ces bons philosophes, que cet accord était d’autant plus aisé à trouver que le christianisme (celui des Pères de l’Eglise) avait construit tout ce qui, dans sa doctrine, ne se trouve pas dans le Nouveau Testament, et essentiellement tout son discours sur la nature de Dieu, sur le platonisme revisité par les néo-platoniciens. P.S. Deux œuvre s de Ficin, indispensables à toute bibliothèque humaniste, figurent à notre catalogue : le Commentaire sur le banquet de Platon et, tout juste réédité en un seul volume relié pleine toile, la Théologie platonicienne.

Pigeon ; Gourou.

23 mars 2007

– Chaque matin, aime remarquer mon voisin, enfant du pays et boucher retraité, il y a un pigeon qui se lève. Et une pigeonne ? Je pense à cette affirmation de la sagesse des nations en parcourant un luxueux hebdomadaire féminin, aimable recueil d’aguicheuses réclames pour Aubade, La Perla, Lise Charmelle etc., oniriques parures dont on trouve l’équivalent tout aussi coquin dans le catalogue Carnets de femme du populaire vépéciste Quelle, en plus solide et plus confortable selon les utilisatrices, et malheureusement pour dix fois moins cher, donc sans valeur statutaire, mais, malgré l’arrivée du printemps et la concomitante montée de la sève, cessons de rêver à ces délicates et froufroutantes dentelles vendues au prix de la tonne de beluga pour se concentrer sur le savant dossier intitulé les coachs au pouvoir. D’abord, se rengorge avec patriotisme la rédactrice, il faut savoir que l’anglais coach vient du français coche (avec sa mouche ?), d’où un a priori favorable : c’est une invention bien de chez nous qui va être recommandée aux crédules lectrices – et je fais taire mon pédantisme qui observe que ce français coche a été emprunté au hongrois kocsi, du nom du village de Kocs où fut inventé ce véhicule hippomobile à quatre roues. Le coach, à l’origine un trivial entraîneur de joueurs de fléchettes olympiques et autres frappeurs de ballon, s’est soudain mué en un indispensable guide pour politiciens, dirigeants d’entreprises-du-CAC 40 et executive women, chapardant la place du psychanalyste, qui lui-même avait, dans nos sociétés modernes, succédé au prêtre directeur de conscience. Le coach peut être spécialisé : nous trouvons le coach en art (qui apprend à différencier un ordinaire pot de chambre de son frère adjugé un million de dollars chez Sotheby’s), le love coach (« il m’a fait découvrir le plaisir de me laisser faire la cour », témoigne Juliette), le coach en communication (« pour me rendre plus visible », claironne Sylvie), la coach d’entreprise (« je la vois deux heures par semaine : c’est un gain de temps considérable », se réjouit Caroline, qui aimerait être très vite calife à la place du calife) et, en vrac, le coach parental, le coach en minceur, le coach pour animaux, pour voyages (« très en vogue »), pour l’enfance, l’entrée en âge adulte, en retraite..., sans oublier le nec plus ultra : le life coaching qui vous révèle, au terme de trente séances à deux cents euros chacune (estimation basse), que si vous êtes vivant(e) vous pouvez agir plus que si vous êtes mort(e). L’indispensable, bienfaisant, pour tout dire : éco-humanitaire coach ne doit pas, surtout pas, être confondu, enseigne le féminin dossier, avec un individu naguère encensé (au temps du flower power ...) et aujourd’hui décrié : le gourou. Je vais donc, en effectuant un saut qualitatif, faire l’éloge d’un gourou, et de sa compagne spirituelle. « Guru » signifie tout bêtement « maître », un maître dont l’enseignement attire des disciples, comme, par exemple, Socrate. Ou, au siècle dernier, Sri Aurobindo. La Chronique des Belles Lettres

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Fils d’un chirurgien de Calcutta, Aurobindo (1872-1950) fit ses études en Angleterre, à Manchester, puis à Cambridge, où il remporta des premiers prix d’iambes grecs et d’hexamètres latins, tout en apprenant l’italien, l’espagnol et l’allemand pour lire dans le texte Dante, Calderon et Goethe, et en travaillant sur la géométrie des coniques. Plus tard, il écrira l’essentiel de son œuvre en anglais, en français et en sanscrit. Revenu en Inde, il entra au service du maharajah de Baroda, puis se lança dans une activité politique qui lui fit frôler la potence : il fut le premier Indien à réclamer l’indépendance totale de son pays, bien avant Gandhi ou Nehru. Poursuivi par les envahisseurs anglais, qui le considéraient comme leur plus redoutable ennemi, il se réfugia dans une enclave française, le comptoir de Pondichéry – et y élabora sa philosophie. Sur celle-ci, je ne dirai rien, et même si j’admire la puissance du génie intellectuel d’Aurobindo – j’ai lu de lui d’admirables pages sur Platon –, son extraordinaire puissance de travail, son courage et sa détermination, je suis incapable d’entrer dans son univers, et y demeure tranquillement indifférent. Contrairement à une femme exceptionnelle née en 1878 sous le nom de Blanche Mirra Rachel Alfassa. Elle était la fille de Maurice Moïse Alfassa, propriétaire de la Banque Ottomane – qui fut au coeur du scandale de Panama, et que l’on retrouve dans le Roman de l’énergie nationale de Barrès –, fut élevée dans le luxe, puis une (relative) pauvreté, se passionna, à peine adolescente, pour les arts, devint très tôt peintre, fréquenta les Impressionnistes et les compositeurs d’avant-garde, quitta Paris pour suivre, en Algérie, les expériences d’un surprenant occultiste, se maria, partit pour l’Orient, et rencontra, à Pondichéry, Aurobindo. Elle allait lui consacrer sa vie, et devenir célèbre sous le nom de La Mère. Mon bref résumé ne rend pas justice à ce destin hors du commun et pour en connaître toute la richesse, en aventures et en quête spirituelle, il faut lire le livre de Georges van Vrekhem La Mère, une biographie – je suis certain qu’il vous passionnera. Il vous montrera aussi qu’il y a quelque différence de nature entre un philosophe qui construit une doctrine en dépassant la connaissance humaine jusqu’à lui accumulée, et qu’il maîtrise, et un marchand de vent qui vous dit quelle robe (ou cravate) vous devez porter avant de sortir de chez vous.

Georges Van Vrekhem La Mère, une biographie La voix de l’Inde 391p. 2007. 19 €

Des dieux comme des cochons ; Faux mâle ; Opium frelaté. « Les dieux ont donc des sexes et ils promènent partout l’abomination de leurs organes génitaux, qu’une bouche pudique a honte de désigner par leurs noms ? Que nous reste-t-il alors, sinon de croire que, comme d’immondes quadrupèdes, ils se livrent aux transports furieux du désir, que leurs passions forcenées les jettent en de mutuels enlacements et que, pour finir, le corps brisé et rompu, ils s’alanguissent épuisés par la volupté ? » C’est par cette apostrophe que le rhéteur africain Arnobe (260-327, à peu près) entend prouver la fausseté des religions païennes dans le livre III de son fameux Aduersus nationes, écrit vers 305, dont Jacqueline Champeaux nous donne aujourd’hui la très attendue édition savante Contre les gentils (contre les païens). Le raisonnement d’Arnobe, qui s’est converti au christianisme vers l’âge de soixante ans et éprouve envers ses anciennes croyances une haine aussi frénétique que celle du fumeur repenti contre les présents amateurs de cigarettes, est assez intéressant : les dieux se livrent à des galipettes abjectes (ils forniquent, comme des porcs), ergo, ils n’existent pas. Sans doute paraîtra-t-il curieux à un logicien d’inférer des actes commis par un individu la non-existence dudit individu, mais examinons de plus près l’articulation du raisonnement ; ce que veut dire Arnobe est : puisque les dieux se conduisent comme des hommes, ils ne sont pas des dieux, donc n’existent pas en tant que dieux et, arrivé à ce point de la démonstration, autant affirmer qu’ils n’existent pas du tout. Ce n’est pour moi guère convaincant, mais s’inscrit dans un long débat, bien antérieur à l’invention du christianisme : celui de l’anthropomorphisme des dieux, problème qui n’avait pas échappé aux moins doués des philosophes gréco-romains. Jeune chrétien et vieil avocat, Arnobe était nourri de littérature classique – et Jacqueline Champeaux nous apprend qu’il n’avait, en revanche, jamais lu la Bible ni les Evangiles... – et son œuvre polémique repose, à l’exception d’une pincée de Tertullien, uniquement sur 16

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30 mars 2007


Arnobe l’Ancien Contre les gentils, contre les païens T3, Livre III. Collection des Universités de France série Latine 459p. 2007. 34 €

Cicéron La Nature des Dieux La Roue à livres 262p. 2002. 25 €

des auteurs pré-chrétiens : le compilateur Varron, à qui il emprunte une foule de citations de seconde main, Lucrèce et le Cicéron du De natura deorum. Digression : au XIXe siècle, quand régnait chez les érudits la manie de trouver à tout texte antique une source malencontreusement perdue, on attribua à Arnobe comme principal informateur un certain Labeo, dont nous ignorons tout et ne possédons pas une seule ligne ; Jacqueline Champeaux expose fort bien l’affaire dans son Introduction, et elle est un comique exemple de savoir prodigieux construit sur du vide (en l’occurrence, et plus précisément, un modèle parfait de raisonnement circulaire). S’il est un fanatique, Arnobe n’est pas un idiot ; il a été formé à l’art de la disputatio et prévoyant, classiquement, que ses arguments pourraient se retourner contre lui, il s’empresse d’écrire : « De peur qu’un étourdi ne nous accuse, nous aussi, à tort, de croire que le Dieu que nous honorons est un mâle [avec un horrible pénis ?], pour cette raison évidemment que, en parlant de lui, nous nous servons du genre masculin, il doit comprendre que ce n’est pas son sexe, mais sa dénomination et sa signification qui sont exprimées selon l’usage et les habitudes du langage. Car Dieu n’est pas mâle, c’est son nom qui est du genre masculin. » Si ce texte avait été mieux connu, il eût évité aux féministes américaines de la fin du siècle dernier d’inutiles colères contre le genre de Dieu, hélas Arnobe n’est guère cité dans les conversations de l’intelligentsia new-yorkaise, et je dois ajouter à regret que sa position était loin d’être partagée par la majorité des Pères de l’Eglise. Mais qu’importe finalement que Dieu soit mâle ou femelle : « Il n’y a pour l’homme, écrit encore Arnobe, qu’un seul point de vue indubitable sur la nature de Dieu, c’est de savoir et de comprendre que le langage humain est incapable de rien exprimer à son sujet. » Voilà qui est apte à clore tout débat – et, accessoirement, aurait dû interdire à Arnobe une affirmation telle que « Dieu n’est pas mâle » – mais pour notre polémiste, les contradictions se situent nécessairement chez ses adversaires : ayant placé son dieu ineffable et indicible hors de toute critique, il a beau jeu, en puisant dans mille ans de littérature – tragique, lyrique, épique etc., mais jamais, ce que ne voit pas Arnobe, canonique – de relever des incohérences sur le nombre des Muses, les attributs de Vénus ou les origines des Lares. « Ceux qui ont dit que la croyance aux dieux immortels avait été entièrement forgée par des sages dans l’intérêt de l’Etat, afin que la crainte religieuse amenât à leur devoir ceux sur qui la raison était sans pouvoir, ces gens-là n’ont-ils pas sapé les fondements de tout le culte ? » Cette interrogation de Cicéron – qui montre qu’avec sa « religion opium du peuple » Marx n’a repris qu’un vieux lieu commun – figure dans l’une de ses œuvre s essentielles, que l’on lira dans la fluide traduction de Clara Auvray-Assayas, La nature des dieux. Œuvre essentielle, et difficile, non pour sa lecture, qui est aisée et alerte (j’ai déjà dit que Cicéron est un merveilleux écrivain), mais en raison des intentions que lecteurs et commentateurs successifs ont prêtées à son auteur (et j’oublie les problèmes d’établissement du texte latin, qui permettent bien des trucages, avec les meilleures intentions du monde, comme il se doit). Cicéron rédigea ce traité à la fin de sa vie, vers -44, alors que l’échec de ses activités politiques le rejetait vers la philosophie, et c’est donc en philosophe que Cicéron aborde la grave question de la nature des dieux ; il le fait sous la forme traditionnelle d’un dialogue, tenu entre les tenants de l’épicurisme et ceux du stoïcisme (lesquels ne se privent pas de citer des bouts de pensées d’autres écoles). Ce dialogue est donc un exposé de doctrines opposées ou divergentes, dont la confrontation doit permettre d’approcher une vérité raisonnable, et il est fort malhonnête de vouloir trouver dans les propos de tel ou tel les convictions de Cicéron, ou de les utiliser, comme le fait Arnobe, pour ridiculiser la religion romaine. Nous savons Cicéron ennemi de la superstition (voir le De diuinatione), mais de la religion ? Cicéron est avant tout un ardent patriote romain – et c’est l’image de lui-même qu’il veut, par dessus tout, imposer ; intellectuellement, il est un philosophe hellénisé, mais la passion de Rome, et donc de son culte, demeure toujours au premier plan de ses convictions (Clara Auvray-Assayas éclaire bien l’importance du contexte politique dans le dialogue, même quand celui-ci semble fort éloigné de toute actualité).

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Nul ne peut dire ce que croyait réellement Cicéron – et le titre d’un livre fameux de Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, pose une question nécessairement sans réponse – mais l’on sait qu’il s’est toujours conduit comme si il croyait aux dieux de sa Ville, et sur ce qu’il pensait en accomplissant les rites, je ne m’aventurerai pas à la moindre conjecture. Encore une fois, j’insiste, le De natura deorum est un exposé de concepts philosophiques, non un résumé de divers catéchismes ou autres livres révélés ; il est donc indispensable pour comprendre comment les philosophes antiques conceptualisaient religion et divin (et l’on voit même passer des doctrines quasi-athées, dont les textes sont perdus...), mais c’est un texte destiné à une élite intellectuelle, et il est peu vraisemblable que l’immense majorité des Romains, de toute classe, de tout rang, partageât le même goût pour la spéculation . Comment la religion des philosophes se répandit dans le peuple (riche ou pauvre) pour devenir le terreau du christianisme et engendrer des Arnobe est un sujet que j’ai déjà abordé ; ce que furent les effets concrets de cette révolution est une autre histoire, que je conterai peut-être un autre vendredi. P.S. Pour tout connaître du Cicéron philosophe, je rappelle qu’est disponible l’excellente monographie Cicéron de Clara Auvray-Assayas dans la collection Figures du savoir.

Clara Auvray-Assayas Cicéron Figures du savoir 150p. 2006. 14 €

Rhabillage ; Noirs cobayes ; Garde-temps. « Le meilleur moyen pour redresser une pièce d’acier trempé, sans risquer de la casser, consiste à faire cette opération à chaud. Qu’il s’agisse d’un ressort d’encliquetage, de mise à l’heure, etc., à redresser ou à armer, on évitera toute fracture en élevant la pièce à une température voisine de la première couleur, pendant qu’on exercera sur elle la pression nécessaire. (...) On réussira à redresser facilement une colonne de dent de roue de cylindre en se servant d’une fourchette d’acier convenablement chauffée que l’on emmanche dans un roule-goupille pour plus de commodité. En jaugeant l’écartement de la dent à redresser avec la dent suivante, on pourra, avec ce procédé, corriger le défaut avec une grande précision et avec autant de sûreté que si la roue de cylindre n’était pas trempée. » Je trouve cette ingénieuse méthode dans le Recueil de procédés illustrés de rhabillage d’horlogerie, Publiés par La France horlogère (à Besançon, 1941, 312 pages) Avec le concours de M. Philippe BULLE et de nombreux praticiens. D’où viennent ces procédés ? Suivons Philippe Bulle : « Je connais à Besançon, écrit-il, un bon vieux rhabilleur qui a passé son existence à gratter des tampons et qui, malgré son âge avancé, se charge encore de remplacer ceux des plus petites pièces en moins de temps qu’il en faut pour le dire, tout en fumant une éternelle pipe. L’outillage de ce brave homme n’est pas compliqué : sur la planche montée sur quatre pieds qui constitue son établi, on aperçoit, à côté du tour à finir et de celui à pivoter, à peine une demi-douzaine de menus outils disposés de-ci de-là dans un semis de bouts de sureau. Surgissant seuls de ce beau désordre poussiéreux, les brunissoirs sont respectueusement posés sur un petit chevalet ad hoc. Pour détamponner n’importe quel cylindre, une filière et une vieille lime à fendre lui suffisent. (...) Quant au banc à détamponner, sans se soucier de toutes les petites merveilles qui ont été brevetées ces années-ci, le brave homme déclare nettement que l’outil spécial le plus ingénieux ne vaut pas une simple petite filière à tarauder. (...) Ayant expérimenté moi-même cet emploi curieux d’une filière pour détamponner un cylindre, je fus enchanté du résultat obtenu, ce qui m’amène à dire une fois de plus, pour conclure, que les procédés les plus simples sont souvent les meilleurs. » Tout m’enchante dans ce recueil, à commencer par la clarté et la limpidité de l’expression (bien sûr, il faut connaître quelques termes qui désignent outils et pièces d’horlogerie), témoignage d’un temps enfui où les spécialistes savaient écrire et se faire comprendre, mais surtout par ce qu’il révèle d’application et d’ingéniosité de la part de modestes ouvriers qui s’efforçaient sans cesse, grâce à d’infimes inventions, qui fonctionnaient ou ne fonctionnaient pas, d’accomplir mieux et plus vite leur travail. Ainsi allait le progrès de leur art (le domaine de la technique est le seul où il soit toujours légitime d’employer ce mot : progrès), par essai et erreur : par expérimentation.

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6 avril 2007


Mais que faire si, au lieu d’inventer une nouvelle plaque aux vis universelle (vous constaterez assez vite à l’usage si elle vous aide dans votre tâche ou non), vous avez découvert une substance, ou un procédé, qui agit sur l’homme, qui peut le guérir ou l’immuniser, ou encore malencontreusement le tuer ? Comment allez-vous l’expérimenter ? Sur des tirailleurs sénégalais.

Christian Bonah Histoire de l’expérimentation humaine en France, discours et pratiques de 1900 à 1940 Médecine et sciences humaines 423p. 2007. 25 €

« Ma surprise fut grande, écrit en 1917 le sous-secrétaire d’Etat à la Santé militaire Justin Godart, de voir que ce médecin ayant préparé un vaccin par une méthode encore inutilisée pour le pneumocoque, avait, sans instituer des expériences préalables chez les animaux, procédé sans mon autorisation à de véritables expériences sur des indigènes au camp de Fréjus, porteurs d’affections bénignes quelconques. » Cette avancée, un instant contrecarrée, de la science médicale nous est révélée par l’historien et médecin Christian Bonah dans Histoire de l’expérimentation humaine en France –Discours et pratiques, 1900-1940, œuvre « pionnière et analyse élégante », selon les termes de Susan E. Lederer, professeur d’Histoire de la médecine à Yale. L’incident de 1917 fut suivi, la guerre terminée, d’expérimentations pratiquées plus méthodiquement et sur une plus vaste échelle, et toujours sur des soldats africains – je note, en passant, que les officiers se montrèrent soucieux que leurs hommes ne fussent pas traités comme des cobayes, et que le choix d’humains à peau noire tînt à ce que ceux-ci étaient plus sujets à la tuberculose et aux affections pulmonaires que leurs camarades européens (qui les contaminaient...). Toute l’affaire, de sa genèse à ses répercussions, illustre par le fait une question fondamentale (qui revient toujours à : la fin peut-elle justifier les moyens ?), d’autant plus délicate à trancher que, écrit Christian Bonah, « la pratique de la recherche médicale nous montre que ce que les juristes et l’opinion publique désignent sous l’expression unique « expérimentation humaine » relève de toute évidence d’une variété multiple de pratiques et de démarches. » Une distinction utile avait pourtant été établie, et je cite encore Christian Bonah : « Du point de vue de ses finalités, l’expérimentation humaine est divisée depuis au moins le XIXe siècle en deux catégories : les essais thérapeutiques (expérimentation avec bénéfice individuel direct) et l’expérimentation dite « biologique », « scientifique » ou encore « entreprise par curiosité scientifique » (expérimentation sans bénéfice individuel direct). » Le sous-titre du livre de Christian Bonah est réducteur : l’histoire qu’il retrace, en dépit de ses apparentes limites chronologiques, est remarquablement actuelle, – l’introduction et la conclusion le montrent amplement – et nous permet de comprendre ce que signifie le discours dominant sur la bioéthique, et d’y réfléchir par nous-même. Pour moi, jamais la fin ne justifie les moyens et tuer actuellement Martin pour sauver virtuellement Dupont, ou dix mille Dupont, est absolument un crime – à ses auteurs de l’assumer comme tel ; c’est là une affirmation simple (même si ses conséquences peuvent être complexes et/ou douloureuses), elle est aujourd’hui noyée dans des glissements sémantiques, qui ont vu l’ancienne morale supplantée par l’omniprésente éthique – terme emprunté en l’occurrence non au grec mais à l’anglais ethics qui signifie simplement déontologie – et l’adulation superstitieuse de la nuée nommée santé publique, au détriment de la santé individuelle, celle d’un être humain concret, unique, et souffrant. Bonah nous montre, sans prendre parti, sans jugement de valeur, que les médecinsinventeurs de jadis et naguère respectaient, à de rares exceptions près, une morale, qui pouvait également s’appeler honneur médical ; ils étaient des individus responsables, de leurs fautes ou de leurs succès, mais que reste-t-il de cette conscience, aujourd’hui que tout est brouillé par la rage législatrice de politiciens incultes et la fureur délatrice des gens de media ?

C’est là, je le reconnais, un sujet qui m’énerve mais je ne suis pas ce matin d’humeur à monter sur mes grands chevaux (d’autant que je ne dispose que de petits ânes) ; le livre de Christian Bonah m’a appris une histoire que j’ignorais – plus exactement : que je percevais déformée – et certains trouveront étranges les leçons que j’en tire, et qu’elles soient du même ordre que celles que m’inspire la lecture du Recueil de procédés... Pourtant, c’est toujours la même histoire, celle qui voit surgir, dans la masse des hommes conservatrice et routinière, quelques esprits aventureux qui tentent, pour de petites ou de grandes choses, de faire progresser leur art.

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Il semble que, en horlogerie, les conséquences d’une fausse bonne idée soient moins graves qu’en médecine – même si, autrefois, un garde-temps mal réglé pouvait provoquer une catastrophe ferroviaire, ou ruiner un homme pour un rendez-vous manqué – mais ce que nous observons en l’un et l’autre domaine, c’est l’infinie et perpétuelle soif de l’esprit humain à toujours explorer des voies nouvelles. Pour le meilleur ou pour le pire ? Nul ne peut répondre a priori – la grandeur de l’homme est d’assumer le risque d’avancer sans avoir de certitude, mais seulement des espérances – ce qui ne lui interdit pas d’être prudent, et respectueux d’autrui. Lieu commun ? Je préfère toujours le lieu commun, qui exprime le réel, au discours abstrait et vide de sens. P.S. Merci à ma dévouée épouse qui a retrouvé dans une bibliothèque négligée et accueillante aux moutons le Recueil de procédés ; elle en a été récompensée par de pédants monologues sur l’échappement à cylindre et le balancier d’ancre, plus quelques discours à la gloire de Breguet et Chronoswiss, avec un mépris de mauvaise foi pour Patek Philippe, et une discrète allusion à mon envie de la Portugaise automatic calibre 5000 d’ IWC.

Vie pratique ; Flagellation ; Une cité idéale. Il m’a parfois été reproché, gentiment et peut-être à juste titre, de vagabonder sur des hauteurs intellectuelles entre cumulus ontologiques et nimbus téléologiques pour discourir de textes écrits en des langues mortes par des philosophes dont les os ont depuis longtemps disparu, bref, de ne pas me soucier de l’actuel et de l’utile, du moins pour l’ aam aadmi (l’homme ordinaire, en hindi contemporain). Voici donc un conseil pratique, pour élégants et élégantes : « Le poil provient de la queue qui, partout ailleurs, est à peu près complètement dénudée, sauf quelques poils qui paraissent accidentels. La queue, longue de 20 à 40 centimètres, porte un millier de poils durs (...) ; ces poils, longs au plus d’une trentaine de centimètres, sont noirs ou d’un brun noir ; ils sont quelquefois ronds, le plus souvent irréguliers, aplatis, triangulaires ou semblables aux brins d’une baguette étirée en longueur. On prend ces poils, épais de 1 à 2 et 3 millimètres, on les fait tremper dans l’eau tiède, afin de les attendrir un peu, et on les passe à la filière ronde, afin de régulariser leur forme (...). Quand le poil est encore chaud on le presse en l’étirant sur le dos arrondi d’une lame de métal, il se courbe facilement, on le coupe alors à longueur pour faire des bagues ou des bracelets. On rive les garnitures en perçant le poil ou on les colle à la gomme laque. » Vous obtiendrez ainsi, pour un travail et un coût minimes – ce qui vous laissera et du temps et des sous pour acheter et lire des livres – , un charmant bijou qui, de surcroît, est réputé – et cela tombe bien un vendredi 13 – être un porte-bonheur (retour d’affection, désenvoûtement, gains au loto, etc.). Et j’oubliais... d’où provient ce poil aux fastes qualités ? Du gentil éléphant, ce gracile pachyderme que vous rencontrerez aisément, en compagnie de rhinocéros, crocodiles du Nil et autres ours des Carpates dans les voies animalières que d’audacieuses et vertes édiles ont décidé de substituer aux voies piétonnes pour l’amusement créatif des petits enfants, et pour débarrasser à jamais le coeur des villes des méchantes et réactionnaires automobiles. Puisque j’ai payé mon tribut à l’embellissement de notre vie quotidienne, retournons d’un coeur léger vers un passé dont jamais je n’admettrai que l’on puisse faire table rase. « Les Barbares tombaient en foule ; car, placés derrière les bataillons, les chefs, le fouet à la main, faisaient pleuvoir des coups sur tous, les poussant toujours en avant. Beaucoup d’entre eux tombaient dans la mer et s’y perdaient : un bien plus grand nombre encore étaient, vivants, foulés aux pieds par les leurs ; et, de qui périssait, on ne tenait aucun compte. C’est que les Grecs, instruits de la mort qui allait les atteindre du fait de ceux qui contournaient la montagne, déployaient contre les Barbares tout ce qu’ils avaient de vigueur, sans souci du danger, avec la frénésie du désespoir. Dès ce moment, les piques 20

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13 avril 2007


Jean Malye La véritable histoire d’Alexandre le Grand Hors collection 428p. 2004. 22 €

Jean Malye La véritable histoire de Jules César Hors collection 448p. 2007. 25 €

Jean Malye La véritable histoire de Sparte et de la bataille des Thermopyles Hors collection 328p. 2007. 22 €

de la plupart d’entre eux étaient brisées, et c’est avec leurs épées qu’ils faisaient un carnage des Perses. » Carnage sans doute, mais combat sans espoir : ces Grecs – des Spartiates – sont au nombre de trois cents, et leurs adversaires plusieurs centaines de milliers ; tous donc périrent, comme Hérodote en fait le récit dans Polymnie, le livre VII de ses Histoires. C’est l’épisode fameux des Thermopyles (en -480), que l’on peut aujourd’hui voir revivre sur grand écran dans le film de Zack Snyder 300, en fait inspiré du graphic novel (jargon chic pour dire : bande dessinée) du très à la mode Franck Miller. Pour qui se soucie d’apprendre ce qui réellement s’est passé en retournant aux sources authentiques, Jean Malye – à qui l’on doit déjà les fort réussies La Véritable histoire d’Alexandre le Grand et La Véritable Histoire de Jules César, et qui prépare pour la rentrée un Hannibal et Carthage – a eu l’excellente idée de nous offrir La véritable Histoire de Sparte et de la bataille des Thermopyles, volume composé exclusivement des textes antiques couvrant le sujet (il a néanmoins ajouté quelques notes et précisions judicieuses pour le lecteur du XXIe siècle), rassemblés chronologiquement – ainsi l’information est-elle sûre et le récit captivant. Sur le lieu du massacre fut gravée la célébrissime inscription : « Etranger, va dire à Sparte que nous gisons ici par obéissance à ses lois. »

Il est difficile de ne pas s’arrêter à l’opposition que crée Hérodote entre Barbares (Perses, ou auxiliaires/mercenaires) et Grecs (Spartiates) : les uns avancent et meurent poussés par le fouet (un objet), les autres résistent et meurent par la force de la loi (un concept). Et sans doute, c’est implicite pour un Grec, loi librement choisie et acceptée (cf. le « nomos basileus » que répondit fièrement un Grec à un Perse qui lui demandait quel était son roi...). Et comment apprend-on au futur citoyen de Lacédémone à chérir la loi ? Par l’éducation, dont voici un épisode (rapporté par Plutarque) : « Les garçons que l’on déchire de coups de fouet pendant toute la journée devant l’autel d’Artémis Orthia soutiennent fréquemment la douleur jusqu’à la mort, tout rayonnants de joie, en se disputant mutuellement la victoire pour savoir lequel d’entre eux tiendra le mieux et le plus longtemps sous les coups ; et celui qui l’emporte y gagne un renom extraordinaire. Cette compétition s’appelle « la flagellation » ; elle a lieu chaque année. » En fait, c’est dès avant la naissance que les Spartiates, suivant leur exemplaire Constitution due à Lycurgue, s’assurent que le futur enfant aura toutes les qualités nécessaires pour vivre sous le doux régime de la loi plutôt que courbé sous la tyrannie d’un roi : « Il était permis au mari âgé d’une jeune femme d’introduire auprès d’elle un jeune homme bien né qu’il aimait et qu’il estimait et de lui permettre de s’unir à elle pour en avoir un enfant de sang généreux (...).Il était permis de même à un homme de mérite, s’il admirait une femme féconde et sage mariée à un autre homme, de la lui demander, pour y semer comme dans un terrain fertile et avoir avec elle de bons enfants, nés d’un bon sang et d’une bonne race. » (Plutarque). Et si le résultat n’était pas conforme aux espérances ? « Si l’enfant était mal venu et difforme, ils l’envoyaient en un lieu appelé les Apothètes, qui était un précipice du Taygète. Ils jugeaient, en effet, qu’il valait mieux pour lui-même et pour l’Etat ne pas le laisser vivre, du moment qu’il était mal doué dès sa naissance pour la santé et pour la force. » (Id.) Doué pour la santé et pour la force, le jeune Spartiate, qui « n’appartenait pas en propre à son père mais était le bien commun de la cité », allait dès sa naissance mener une existence dont je vous laisse découvrir dans le détail, en lisant Jean Malye et Plutarque, les joies rigoureuses et formatrices. (Il y a même du sexe, plus dans un souci de pédagogie que par avilissant goût du plaisir). Pour dire les choses franchement, la formation du Spartiate repose sur l’eugénisme et le dressage ; aussi, devenu adulte, pourra-t-il se conduire en citoyen exemplaire de l’Etat le plus radicalement totalitaire qui ait jamais existé. Sparte avait fasciné les anciens Grecs – même les plus doux des démocrates admiraient la Constitution de Lycurgue, et Platon y a largement puisé pour sa cauchemardesque utopie des Lois ; elle a, plus près de nous, inspiré bien des penseurs de la Révolution française, et les grands monstres du XXe siècle européen. Le modèle spartiate, fondé sur la vertu et l’exaltation du bien commun, n’est plus guère aujourd’hui ouvertement invoqué ; il est pourtant toujours le moteur paradigmatique du

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combat du collectivisme contre l’individu libre – allez voir ce qu’il était réellement, et vous y retrouverez bien des idoles des sociétés démocratiques d’aujourd’hui. P.S. J’ai pris la recette du bracelet (bague) en poils d’éléphant à Léon Verleye in La Bijouterie de Fantaisie (Paris, 1926).

Désœuvrement ; Voleurs et assassins ; Anarchie radicale. Que vais-je faire ce dimanche prochain 22 avril ? J’ai l’heureuse certitude que, sauf catastrophe soudaine, aucune obligation ne me contraindra à sortir de chez moi, et que je pourrai, sans regarder l’heure qu’affiche ma fidèle Glashütte Original, bavarder de menus riens (small talk) avec les chats et les ânes, sommeiller dans mon bain en méditant sur l’unicité de l’Un, regarder pousser les tulipes (« trop tard, elles sont déjà fanées », me dit mon épouse, fine jardinière), admonester les chevreuils qui ont écorcé des érables fraîchement plantés, me délecter d’un film d’horreur thaïlandais ou, plus plaisant encore, et si le nouveau banquier local faisant accessoirement office de facteur a accompli sa tâche, lire les livres que j’ai commandés outre-Atlantique (Wristwatch annual 2007, de Peter Braun, Grand complications : high quality watchmaking de Caroline Childers, Fountain pens and pencils : the golden age of writing instruments, de George Fischler, ou encore Jaeger LeCoultre de Franco Cologni, etc., oui, en ce moment je délaisse un peu l’épistémologie pour les garde-temps et instruments d’écriture). Quoique... Si j’étais ressortissant indien, et plus spécifiquement du Tamil Nadu, j’aurais pu momentanément quitter mon domicile pour participer à un pittoresque jeu local nommé élection, lequel n’est pas sans profit, puisque les concurrents promettent, en cas de victoire, de distribuer aux participants (appelés électeurs) de superbes lots : sacs de riz, colliers portebonheur, postes de télévision... Lors du dernier concours, une dame, interrogée lors d’un sondage sortie-des-urnes, déclara : – J’ai voté pour celui qui promettait les télés. Puis elle ajouta : – J’espère que ce gredin tiendra parole. Reflet de déceptions antérieures, ce scepticisme n’était pas de mise, puisque le candidat de l’éclairée citoyenne fut élu au poste de chief minister et fit aussitôt distribuer cent mille téléviseurs (noir et blanc) acquis à une compagnie amie. Respect de la parole donnée ? Ou faut-il noter que la famille du nouveau souverain régional possède la plupart des chaînes de télévision payantes et détient, au gouvernement central de Delhi, le ministère de l’Information – et de la télévision ? Mais foin de mauvais esprit et, puisque je ne vis pas au pays tamoul, je demeurerai paresseusement chez moi, laissant s’agiter au dehors les grenouilles qui demandent un roi. Qu’est-ce qu’un gouvernement ? « Une association secrète de voleurs et d’assassins » répond le philosophe américain Lysander Spooner (1808-1887) et il le démontre, selon les principes généraux du Droit et de la raison –d’où une argumentation de nature juridique et logique, et non fondée sur une morale toujours fluctuante en dépit des efforts, ratés, de Kant – , dans Outrage à chefs d’Etat. Parenthèse : le titre original de l’œuvre est : No treason – The Constitution of No Authority –, titre que j’avais estimé impossible à traduire littéralement en français, dans la mesure où il renvoie à la fois à un contexte spécifiquement américain et à d’autres œuvre s de Lysander Spooner (inédites en France) ; je m’étais donc décidé pour cet « Outrage... », je pense aujourd’hui que j’aurais pu trouver mieux, tant pis. Pour présenter Lysander Spooner et souligner la radicale originalité de sa pensée, j’avais préfacé l’ouvrage ; me relisant, je ne trouve guère à ajouter et, renonçant à la fastidieuse et inutile tâche de me recopier ou paraphraser, je ne peux que vous encourager à faire l’emplette d’Outrage... – c’est un texte bref, et donc peu onéreux. Un point pourtant, à préciser : pourquoi Lysander Spooner définit-il le gouvernement – tout gouvernement – comme une « association secrète » alors que, rétorquerez-vous,

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20 avril 2007


nous connaissons les personnes qui incarnent le gouvernement (nous les voyons à la télévision, ils nous fournissent leur nom, leur biographie aimablement enjolivée ...) ? La réponse tient dans le caractère juridique de l’argumentation de Lysander Spooner, et je l’estime fondée.

Lysander Spooner Outrage à chefs d’état, suivi de Le Droit naturel Iconoclastes 328p. 2007. 9,60 €

Lysander Spooner Les vices ne sont pas des crimes Iconoclastes 109p. 1993. 8,99 €

Puisque j’ai décidé de ne pas plus présenter Outrage, je vais le citer. D’abord, peut-on considérer l’acte de voter comme une approbation de l’existence d’un gouvernement et une adhésion à sa Constitution ? « Dans le cas des individus, leur vote réellement exprimé n’est pas à prendre comme une preuve de leur consentement, même pour le moment où ils l’expriment. Tout au contraire, il faut considérer que, sans qu’on lui ait même demandé son consentement, l’individu se trouve de toutes parts entouré par un gouvernement auquel il ne saurait résister ; un gouvernement qui, sous peine de châtiments graves, l’oblige à donner son argent et ses services, et à renoncer à exercer quantité de droits qui lui sont naturels. Il voit, en outre, que c’est grâce au vote que d’autres hommes exercent sur lui cette tyrannie. Il voit encore que, si seulement il est disposé à utiliser lui-même le vote, il a une chance de se délivrer quelque peu de la tyrannie des autres en les soumettant à la sienne propre. Bref, il se trouve, sans l’avoir voulu, dans une situation telle que s’il utilise le vote, il sera peut-être un maître ; s’il ne l’utilise pas, il sera nécessairement un esclave. Et il n’a pas d’autres solutions que ces deux-là. » Plus loin, Lysander Spooner écrit plus directement encore : « Sans aucun doute, les plus misérables des hommes, soumis au gouvernement le plus tyrannique qu’il y ait au monde, si on leur permet de voter, utiliseront ce moyen, s’ils y voient quelque chance d’améliorer par là leur condition. » Mais un choix par défaut n’est pas un libre choix... Enfonçons le clou : « Des gens auxquels il est permis de se choisir périodiquement de nouveaux maîtres n’en sont pas moins esclaves. Ce qui en fait des esclaves, c’est qu’ils sont et seront désormais pour toujours entre les mains d’hommes qui détiennent sur eux un pouvoir qui est et sera toujours absolu et irresponsable. » Lysander Spooner écrivait en 1870 ; il ne pouvait imaginer spécifiquement quels progrès allaient faire les gouvernements dans l’absolutisme mais il en avait démasqué l’inéluctabilité. C’est grâce à la loi (la législation) que la bande de brigands connue sous le nom de gouvernement asservit ; cette législation, toute législation, Lysander Spooner dit ce qu’elle est exactement – « une absurdité, une usurpation et un crime » – dans le bref essai annexé à Outrage… : Le Droit naturel, ou la science de la justice (1882). Extrait : « Dès lors, qu’est-ce donc que la législation ? C’est la prise, par un homme seul ou un groupe d’hommes, d’un pouvoir absolu, irresponsable, sur tous les autres hommes qu’ils réussiront à soumettre. C’est la prise, par un homme ou un groupe d’hommes, du droit de soumettre tous les autres hommes à leur vouloir et à leur service. C’est la prise, par un homme ou un groupe d’hommes, du droit d’abolir d’un trait tous les droits naturels, toute la liberté naturelle des autres hommes ; de faire de tous les autres hommes leurs esclaves ; de dicter arbitrairement à tous les autres hommes ce qu’ils peuvent faire ou non ; ce qu’ils peuvent avoir, ou non ; ce qu’ils peuvent être, ou non. C’est, en un mot, la prise du droit de bannir de la terre le principe des droits de l’homme, le principe même de la justice, et de mettre à leur place leur propre volonté, plaisir et intérêt personnel. » Pour défendre leur bien-aimée législation, les collectivistes se plaisent à se réfugier derrière cette phrase de Lamennais : « C’est la liberté qui opprime et la loi qui délivre », stupéfiant double oxymore et négation du réel. Pour ma part, je m’efforce d’apprendre à connaître le réel – si déplaisant soit-il, voir Le principe de cruauté de Clément Rosset... – et me sens peu de goût pour tyranniser autrui, même pour me venger de la condition servile qui m’est imposée ; je ne sais encore ce que je ferai dimanche prochain, mais je sais ce que je ne ferai pas. P.S. Pour une autre approche de l’illégitimité de tout gouvernement, lire de David Friedman Vers une société sans Etat, ouvrage sérieux mais écrit avec humour et fantaisie, et qui propose quelques pistes sur ce que pourraient être des sociétés humaines délivrées du gouvernement et de la spoliation. La Chronique des Belles Lettres

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P.S.2. Je rappelle qu’une bio-bibliographie de Lysander Spooner se trouve dans son essai essentiel Les vices ne sont pas des crimes.

David Friedman Vers une socièté sans état Laissez-faire 397p. 1992. 25,15 €

Septembre 2007 : Publication en un volume des Chroniques 2005-2006

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© Michel Desgranges / Les Belles Lettres, 2007

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