Le Salaire de la destruction

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Introduction

Pour qui passe en revue le

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siècle, il est difficile d’échapper à la

conclusion que deux thèmes ont dominé l’histoire de l’Allemagne. Il y a d’un côté la poursuite du progrès économique et technique, qui pendant une bonne partie du siècle a fait de l’Allemagne, en même temps que des États-Unis, puis du Japon, de la Chine et de l’Inde, l’une des plus grandes économies du monde ; de l’autre, la poursuite de la guerre sur une échelle que personne n’avait encore imaginée. La responsabilité de la Première Guerre mondiale destructrice du XX

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siècle incombe essentiellement à l’Allemagne. Elle fut seule responsable de

la seconde. De plus, au cours de la Seconde Guerre mondiale, Hitler et son régime repoussèrent les frontières de la guerre jusqu’à inclure une campagne massive de génocide qui reste sans équivalent par son intensité, son étendue et son caractère délibéré. Après la seconde catastrophe de 1945, les puissances d’occupation veillèrent à ne pas laisser le moindre choix à l’Allemagne. Bien que le sport, la technologie, la science et la culture soient progressivement redevenus des champs autorisés d’expression nationale et personnelle, et que la politique allemande soit devenue plus multidimensionnelle à compter de la fin des années 1960, c’est la poursuite dépolitisée du bien-être matériel qui a dominé la vie nationale, surtout en Allemagne de l’Ouest après 1945. En comparaison, la première capitulation de l’Allemagne, en 1918, fut beaucoup moins complète, et les conclusions tirées par les Allemands comme par leurs anciens adversaires furent à l’avenant plus ambiguës. C’est l’un des nombreux traits extraordinaires de la politique allemande à la suite de la Première Guerre mondiale : tout au long de la république de Weimar, l’électorat eut le choix entre Adam Tooze, Le Salaire de la destruction / © Les Belles Lettres

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une politique centrée sur la poursuite pacifique de la prospérité nationale et un nationalisme militant qui exigeait plus ou moins ouvertement la reprise des hostilités contre la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis. Ce livre étant pour l’essentiel consacré à disséquer comment Hitler attela l’économie allemande à la poursuite de cette seconde option, il paraît important de commencer par établir clairement la solution de rechange contre laquelle il forgea sa vision et comment celle-ci finit par devenir invisible au gré des événements désastreux qui débouchèrent sur sa prise du pouvoir. On aurait tort, naturellement, de nier l’existence de continuités qui rattachent tous les aspects du débat stratégique de l’Allemagne des années 1920 et 1930 à l’héritage impérialiste de l’ère wilhelmienne. L’hostilité envers les Français et les Polonais ainsi que les visées de l’Empire sur les voisins de l’Allemagne, à l’ouest comme à l’est, n’étaient pas nouveaux. Mais à trop insister sur la continuité, on obscurcit l’impact sur la vie politique allemande de la défaite de novembre 1918 et de la crise traumatique qui suivit. Ce martyre atteignit son apogée en 1923 quand les Français occupèrent la Ruhr, le cœur industriel de l’économie allemande. Au cours des mois suivants, alors que Berlin orchestrait une grande campagne de résistance passive, le pays sombra dans l’hyperinflation et connut des troubles politiques si graves que, à l’automne 1923, il y allait de la survie même de l’État-nation. Le débat stratégique en Allemagne ne devait plus jamais être le même. D’un côté, la crise de 1918-1923 donna naissance à un ultranationalisme – sous la forme de l’aile radicale du DNVP et du Parti nazi de Hitler – d’une intensité plus apocalyptique que tout ce qu’on avait connu avant 1914. De l’autre, elle marqua un départ vraiment nouveau dans la politique étrangère et économique allemande. Cette solution de rechange au nationalisme militant cherchait aussi à obtenir une révision des conditions draconiennes du traité de Versailles, mais il n’était pas question d’y parvenir en misant sur la force des armes. La politique extérieure de Weimar Adam Tooze, Le Salaire de la destruction / © Les Belles Lettres

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favorisa plutôt l’économie, considérée comme le domaine par excellence où l’Allemagne pouvait encore exercer une influence dans le monde. Par-dessus tout, elle chercha à assurer la sécurité et le poids de l’Allemagne en développant des liens financiers avec les États-Unis et un rapprochement industriel avec la France. Sur certains points cruciaux, cette politique anticipait sur la stratégie poursuivie par l’Allemagne de l’Ouest après 1945. Bénéficiant de l’appui de tous les partis de la coalition de Weimar – les sociaux-démocrates, la gauche libérale du DDP et les catholiques du centre –, elle fut incarnée par Gustav Stresemann, le chef de file des libéraux nationaux du DVP, qui fut aussi ministre des Affaires étrangères entre 1923 et 1929. Quatre ans après la stabilisation de 1924, l’élection législative du 20 mai 1928 fut la première occasion offerte au corps électoral allemand d’exprimer son verdict sur les réalisations de la république de Weimar et sur la politique étrangère de Gustav Stresemann. Ce dernier choisit de se présenter en Bavière. Munich était bien sûr un des terrains de chasse préférés du NSDAP et, en tant que chef de ce parti marginal, Hitler espérait attirer un surcroît d’attention en croisant le fer avec Stresemann. Les Bavarois se virent ainsi soumettre un choix fatidique entre Stresemann et sa conception de l’avenir de l’Allemagne, fondée sur quatre années de « révisionnisme économique » pacifique, et le rejet sans appel par Hitler des fondements mêmes de la politique étrangère et économique de Weimar. Hitler et Stresemann prirent tous deux l’affrontement au sérieux. S’il était essentiel pour ce dernier de présenter Hitler comme rien moins qu’un fanatique, il reconnut avoir pris le temps de lire au moins un des discours publiés de Hitler pour s’informer des arguments qu’on pourrait lui opposer. Quant à Hitler, il mit à profit le débat avec Stresemann pour élaborer les idées en matière de politique étrangère et d’économie qu’il avait d’abord formulées dans Mein Kampf, le manifeste compilé en 1924 dans sa prison de Landsberg. Le résultat en fut le manuscrit connu sous le nom de « Second Livre » de Hitler : Adam Tooze, Le Salaire de la destruction / © Les Belles Lettres

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achevé dans le courant de l’été 1928, il contient de nombreux passages directement repris de ses discours de campagne.

I

Jeune et ambitieux représentant du Parti national libéral au Reichstag wilhelmien, Gustav Stresemann avait exprimé pour la première fois l’idée que « la politique [était] aujourd’hui avant tout la politique de l’économie mondiale ». Et loin d’être simple rhétorique, cette conviction était enracinée dans sa propre vie. Né en 1878 à Berlin, fils d’un embouteilleur de la bière parfumée Weiss, très prisée dans la capitale, Stresemann avait vu les affaires de son père pâtir de la concurrence des grandes brasseries. Issu d’une famille de sept enfants, il était le seul à avoir fréquenté l’université, il avait achevé ses études par une thèse d’histoire économique avant de commencer à travailler, en 1901, comme syndic des industries légères de Saxe : sa tâche était de défendre les intérêts des entreprises tournées vers l’exportation contre les exigences démesurées de l’industrie lourde et de l’agriculture protectionniste. Sa lecture de travaux d’histoire économique comme son expérience concrète de la politique commerciale avaient convaincu Stresemann que, dans le monde du

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siècle,

les forces dominantes seraient les trois grandes économies industrielles : la Grande-Bretagne, l’Allemagne et les États-Unis. Assurément, les grandes puissances économiques étaient rivales. ; mais elles étaient aussi par leur fonctionnement inéluctablement imbriquées. : l’Allemagne avait besoin des matières premières et des denrées des marchés d’exportation d’outre-mer pour donner à sa population du travail et du pain. Mieux placé pour les matières premières, l’Empire britannique avait tout de même besoin de l’Allemagne comme marché d’exportation. De plus, Stresemann fut très tôt convaincu que l’émergence des États-Unis comme force dominante de l’économie mondiale Adam Tooze, Le Salaire de la destruction / © Les Belles Lettres

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modifierait irrémédiablement la dynamique de la concurrence entre les puissances européennes. Au

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siècle, l’avenir du rapport de forces en Europe

se maquerait pas de se trouver largement défini par le jeu des intérêts rivaux de l’Europe avec les États-Unis. Pour ce qui est des facteurs de la politique de puissance, Stresemann ne sous-estimait certainement pas la force militaire ni la volonté populaire. Dans la course aux cuirassés, il se fit l’avocat fervent de la flotte impériale, dans l’espoir que l’Allemagne pourrait, un jour, rivaliser avec les Britanniques en soutenant son commerce extérieur grâce à sa puissance maritime. Après 1914, il compta au Reichstag parmi les partisans les plus agressifs d’une guerre sous-marine tous azimuts. Mais jusque dans sa période la plus annexionniste, Stresemann fut avant tout motivé par une logique économique centrée sur les États-Unis. En cela, l’expansion du territoire allemand, incluant la Belgique, la côte française jusqu’à Calais, le Maroc et un vaste territoire à l’est, était « nécessaire » pour assurer à l’Allemagne une plateforme adéquate de concurrence avec l’Amérique. Aucune économie sans un marché sûr d’au moins 150 millions de consommateurs ne pouvait espérer rivaliser avec les économies d’échelle que Stresemann avait eu l’occasion d’observer dans le cœur industriel des États-Unis. Il est hors de doute que la défaite soudaine de l’Allemagne à l’automne 1918 choqua profondément Stresemann, le laissant au bord d’un effondrement tant physique que psychologique. Elle ébranla définitivement sa confiance dans la force militaire comme instrument de la politique de puissance, du moins en ce qui concernait l’Allemagne. Plus fondamentalement, elle fit naître dans son esprit des doutes sur le système politique et social allemand, qui s’était révélé moins résistant que celui de la Grande-Bretagne ou de la France. Mais cela ne fit que renforcer sa conviction de la force déterminante de l’économie. L’économie mondiale était la seule sphère dans laquelle l’Allemagne fût vraiment indispensable. Dès avril 1919, Stresemann exigea que, compte tenu de la Adam Tooze, Le Salaire de la destruction / © Les Belles Lettres

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faiblesse militaire de l’Allemagne, sa politique étrangère soit fondée sur la force de ses grandes entreprises. « Aujourd’hui nous avons besoin de crédits de l’étranger. Le Reich n’est plus solvable […], mais les particuliers, les grandes entreprises le sont encore. Cela tient au respect illimité du monde pour les réalisations de l’industrie allemande et du commerçant allemand. » Surtout, l’économie était l’unique sphère à travers laquelle l’Allemagne pouvait jeter des ponts en direction des États-Unis, la seule puissance capable d’aider l’Allemagne à contrebalancer les agressions des Français et le désintérêt des Britanniques. C’est cette vision d’un partenariat transatlantique qui clairement inspira les actions de Stresemann, à la fois au cours de son bref, mais décisif, mandat de chancelier de la République, en 1923, puis comme ministre des Affaires étrangères entre 1924 et 1929. En affrontant la vague de protestations nationalistes et en mettant fin à la ruineuse campagne de résistance passive à l’occupation française de la Ruhr, tout en montrant bien que l’Allemagne était disposée à payer les réparations, Stresemann ouvrit la porte à des relations particulières avec les États-Unis. Tout cela avait bien entendu un prix et Stresemann dut par la suite toujours prêter le flanc à l’accusation d’être le « candidat des Français ». Et sa décision d’employer une tactique de coopération, plutôt que de confrontation, pour obtenir le retrait accéléré des forces françaises qui patrouillaient en Rhénanie ne fit que renforcer cette accusation. Bien sûr, rien ne pouvait être plus éloigné de la vérité. Stresemann était à tous égards un pur nationaliste allemand. Jamais il ne prit ses distances avec les positions annexionnistes qu’il avait adoptées au cours de la Première Guerre mondiale, parce qu’il ne voyait aucune raison de les regretter. Il n’était pas davantage prêt à accepter comme solution à long terme la frontière est avec la Pologne, définie par le plébiscite de 1921 et la décision de la Société des nations. Sa stratégie, qui s’en remettait au jeu des intérêts imbriqués des États-Unis, de la Grande-Bretagne et de la France, était Adam Tooze, Le Salaire de la destruction / © Les Belles Lettres

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simplement plus complexe que la confrontation qui avait la faveur des ultranationalistes. Le premier succès de Stresemann fut la commission Dawes réunie en 1924 à Paris pour mettre en place un système viable permettant à l’Allemagne de payer les réparations sans compromettre sa stabilité financière. La commission avait à sa tête le général Charles G. Dawes, banquier et industriel de Chicago chargé de l’acquisition américaine et interalliée de matériel militaire au cours de la Première Guerre mondiale. Mais le véritable architecte du système fut Owen Young, le président de General Electric et, à ce titre, un des chefs de file de l’industrie américaine. General Electric était de surcroît en liens étroits avec Allgemeine Elektrizitäts-Gesellschaft (AEG), le deuxième conglomérat électrotechnique de l’Allemagne. Dawes et Young firent plus qu’exaucer les espoirs que Stresemann avait placés dans les États-Unis : les exigences de réparation immédiate furent amplement réduites, avec l’annuité pleine de 2,5 milliards de marks-or d’avant-guerre qui ne devait pas entrer en vigueur avant 1928-1929. La banque J. P. Morgan accomplit sa part d’efforts en mobilisant le vote de confiance enthousiaste de Wall Street sous la forme d’un prêt initial de 100 millions de dollars réunis sans difficulté. Le rétablissement du Reichsmark à sa parité-or d’avant la guerre par rapport au dollar mit fin à l’instabilité de la monnaie allemande. Un « Reparations Agent » devait assurer une protection supplémentaire. Cette fonction fut confiée à une étoile montante de Wall Street, Parker Gilbert, avec le pouvoir de suspendre les versements au titre des réparations s’ils mettaient en danger la stabilité de la monnaie allemande. Les exigences des « créditeurs au titre des réparations » étaient ainsi reléguées au second rang dans l’ordre de priorité des finances allemandes. Les capitaux américains n’affluèrent pas immédiatement, comme on l’a parfois suggéré. Toutefois, compte tenu du fort différentiel des taux d’intérêt entre les États-Unis et l’Allemagne, où l’hyperinflation avait fait fondre l’épargne, les Adam Tooze, Le Salaire de la destruction / © Les Belles Lettres

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conditions de prêt étaient parfaitement bonnes. Entre octobre 1925 et la fin de 1928, l’afflux de capitaux étrangers fut si important que l’Allemagne put s’acquitter de ses réparations sans même avoir à enregistrer un excédent de sa balance commerciale. Cela profita aux Britanniques et aux Français en leur permettant de se concentrer sur les paiements sans avoir à ouvrir leurs marchés aux produits allemands pour plusieurs milliards de marks-or. En même temps, cela permit à Washington de réclamer à la France et à la Grande-Bretagne d’honorer leurs dettes de guerre envers l’Amérique. Ce manège, par lequel les Allemands empruntaient aux Américains pour payer les Britanniques et les Français, qui payaient ensuite les Américains, suscita des inquiétudes de tous côtés. Il n’en servait pas moins sa fin : le Congrès américain tenait au remboursement le plus complet possible des crédits interalliés ; les nouveaux prêteurs américains à l’Allemagne empochaient de jolis profits ; et la république de Weimar jouissait d’un niveau de vie nettement plus élevé que si elle avait été contrainte de payer les réparations par un excédent d’exportation. Hjalmar Schacht, le président de la Reichsbank nommé par Stresemann en novembre 1923, s’inquiétait vivement du poids croissant de la dette internationale allemande, mais il partageait la vision stratégique de Stresemann. Les intérêts de l’Amérique en Allemagne allant croissant, Washington avait toutes les raisons de veiller à ce que les demandes de réparations excessives de la Grande-Bretagne et de la France ne compromettent pas les investissements américains. Réduite à sa forme la plus simple et la plus cynique, la stratégie de l’Allemagne consistait à exploiter la protection assurée par le Reparations Agent pour tellement emprunter à l’Amérique que le service en charge de la dette rende impossible tout transfert de réparations. Plus subtilement, Stresemann et Schacht cherchaient ainsi à utiliser toute la puissance des intérêts financiers américains pour obtenir une révision du montant des réparations et permettre à Berlin de normaliser ses relations avec Londres et Adam Tooze, Le Salaire de la destruction / © Les Belles Lettres

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Paris. À la fin des années 1920, cette stratégie semblait avoir porté ses fruits. En 1928, plutôt que les Allemands, ce sont les Américains, et avant tout le président de la Réserve fédérale, Benjamin Strong, qui se commencèrent à prôner la renégociation des obligations de l’Allemagne au titre des réparations avant que n’entrent en vigueur les annuités pleines que prévoyait le plan Dawes. Ce n’est pas l’amour de l’Allemagne qui motivait Strong, mais le souci de défendre les immenses intérêts de l’Amérique dans l’économie allemande : une crise générale aurait pu déstabiliser quelques-unes des plus grandes banques de l’Amérique.

Tableau 1. Emprunts à l’étranger : la dette extérieure de l’Allemagne au printemps de 1931 (en millions de RM) à long terme

à court terme

Total

États-Unis

5 265

3 143

8 408

Grande-Bretagne

1 100

2 053

3 153

Pays-Bas

1 174

2 069

3 243

Suisse

512

1 878

2 390

Autres

1 494

2 826

4 320

Total

9 545

11 969

21 514

Source : C. R. S. Harris, Germany’s Foreign Indebtedness, Oxford, 1935, p. 9, 95.

II Si, dans le cas de Stresemann, nos problèmes d’interprétation viennent de ce que sa politique paraît curieusement semblable à celle qui a fait la stabilité de l’Allemagne depuis 1945, la difficulté à saisir la vision de Hitler est inverse. Hitler évoluait dans un univers mental étrange et clos que nous avons du mal à comprendre ou même à prendre au sérieux. Adam Tooze, Le Salaire de la destruction / © Les Belles Lettres

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Il est tentant de déduire les visions du monde très différentes de Hitler et de Stresemann de leurs itinéraires sensiblement différents. Les difficultés qu’eut Hitler à se faire une place dans le monde sont trop connues pour qu’il soit nécessaire de les répéter ici. La différence se fait jour si l’on compare avec l’ascension sociale qui fut l’histoire de Stresemann. Pour les deux hommes, la guerre fut un tournant. Mais, alors que les ennuis de santé chroniques de Stresemann le privèrent de tout service actif au cours de la Première Guerre mondiale, Hitler fit, lui, l’expérience de la guerre des tranchées. Dès lors, il n’est guère surprenant que Stresemann ait réussi à conserver son optimisme foncièrement bourgeois jusque dans le cauchemar des années 1918-1923, tandis que la réflexion de Hitler prenait un tour plus sombre. Hitler et Stresemann n’en étaient pas moins tous deux les produits d’une culture politique partagée : tous deux souscrivaient à l’idée largement partagée que la Première Guerre mondiale était le résultat de la compétition impériale. Plus précisément, tous deux blâmaient la Grande-Bretagne d’avoir déclenché la guerre dans une tentative délibérée de paralyser l’Allemagne en tant que concurrente économique et navale. Dans le cas de Stresemann, cependant, ce modèle de compétition économico-militaire, qui relevait du sens commun, était tempéré par son intelligence de l’interconnexion de l’économie mondiale et, surtout, par l’importance qu’il accordait aux États-Unis comme contrepoids de la GrandeBretagne et de la France. Hitler, en revanche, était beaucoup plus retranché dans ses positions. Pour lui, l’idéologie libérale du progrès par l’industrie, le travail acharné et la liberté des échanges n’étaient qu’un mensonge répandu par les propagandistes juifs. En fait, tout effort du peuple allemand pour chercher le salut par l’industrie et le commerce était voué à sa mise en concurrence avec la Grande-Bretagne. L’Allemagne se retrouverait de nouveau face à la configuration d’août 1914 : une alliance continentale écrasante orchestrée et financée par les banquiers juifs de la City. Et la conspiration juive internationale, Adam Tooze, Le Salaire de la destruction / © Les Belles Lettres

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qui régnait désormais non seulement à Washington et à Londres, mais aussi dans la dictature bolchevique, infligerait une nouvelle défaite à l’Allemagne. Pour Hitler, les facteurs décisifs de l’histoire mondiale n’étaient pas le travail et l’industrie, mais la lutte pour des moyens de subsistance limités. Si la Grande-Bretagne pouvait subvenir à ses besoins par le libre-échange, c’est uniquement parce qu’elle avait déjà conquis un empire par la force des armes. Ce dont les Allemands avaient besoin pour s’assurer un niveau de vie correct, c’était d’un « espace vital », un Lebensraum, qui ne pouvait être obtenu que par la conquête guerrière. Les colonies avaient été le grand engouement de l’Allemagne wilhelmienne, mais cela signifiait disperser le précieux sang du pays à travers le monde. Hitler préférait plutôt la conquête d’un Lebensraum contigu à l’est. Ici encore, on peut certainement faire valoir des similitudes avec la vision des annexionnistes pendant la guerre. Après le traité de Brest-Litovsk, Stresemann avait lui aussi rêvé d’un Großraum allemand à l’est. Mais, comme nous l’avons vu, son principal objectif était de gagner un marché assez vaste pour égaler les États-Unis. Hitler, en revanche, voulait la terre, mais sans la population autochtone. Le but de la conquête n’était pas d’ajouter des populations non-allemandes. La population des territoires conquis devrait donc être évacuée. Le régime bourgeois de l’Allemagne impériale avait manqué de cran pour mener une politique raciale radicale envers la forte minorité polonaise qui habitait à l’intérieur de ses frontières orientales. Or, si l’Allemagne voulait l’emporter, elle n’avait d’autre choix que de mener une implacable politique de conquête et de dépopulation. La guerre était le destin de l’Allemagne. Concrètement, Hitler semble avoir envisagé une série plus ou moins systématique de mesures, en commençant par l’intégration de l’Autriche, suivie de la subordination des grands États successeurs d’Europe centrale, et surtout de la Tchécoslovaquie, avant de régler ses comptes avec les Français. La voie serait alors dégagée pour pousser vers l’est. Bien entendu, Hitler ne souhaitait pas Adam Tooze, Le Salaire de la destruction / © Les Belles Lettres

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répéter la configuration de la Première Guerre mondiale et, de ce point de vue, la Grande-Bretagne était cruciale. Hitler était profondément convaincu que, à la différence d’une stratégie tournée vers l’exportation qui déboucherait immanquablement sur une lutte d’influence avec l’Empire britannique dans le monde, sa stratégie d’expansion continentale ne menaçait pas fondamentalement la Grande-Bretagne, dont les intérêts essentiels se situaient hors d’Europe. Selon sa conception stratégique des années 1920 et du début des années 1930, il était capital de pouvoir assurer la position dominante de l’Allemagne en Europe sans entrer en conflit avec la Grande-Bretagne. En fait, inversant la logique de Stresemann, Hitler pensait que cette dernière finirait par voir dans l’Allemagne une alliée face à la concurrence qui s’annonçait avec les États-Unis. Dans son enfance, comme des millions de petits Allemands, Hitler avait été un fervent lecteur des westerns germaniques de Karl May. Au lendemain de la Grande Guerre, sa fascination s’estompa, surtout à cause du président Wilson qui, dans le sillage de Versailles, était devenu une figure de révulsion quasi universelle en Allemagne. En 1923, Hitler écrivit que seul un affaiblissement imbécile momentané dû au tiraillement de la faim née du blocus anglo-juif pouvait expliquer que l’Allemagne se fût mise à la merci d’un « escroc comme Wilson, qui était venu à Paris avec une équipe de 117 banquiers et financiers juifs… » Dans Mein Kampf, rédigé l’année suivante, c’est à peine si Hitler accorde une place aux États-Unis dans sa vision stratégique. Trois ans plus tard, à cause du rôle joué par les États-Unis dans les affaires allemandes, un tel chauvinisme n’était plus possible. Hitler ne pouvait manquer de le remarquer : même s’ils n’étaient pas une force militaire dans les affaires européennes, les États-Unis étaient une force économique avec laquelle il fallait compter. En vérité, les remarquables progrès industriels des États-Unis avaient changé les paramètres de la vie quotidienne sur le « vieux continent ». Dans ce qui est

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certainement un des passages clés du « Second Livre », Hitler lui-même en fait l’observation : L’Européen actuel rêve d’un niveau de vie qu’il tire autant des possibilités de l’Europe que des conditions réelles de l’Amérique. Du fait de la technologie moderne et des communications qu’elle rend possibles, les relations internationales entre les peuples sont devenues si étroites que l’Européen, même sans en être pleinement conscient, juge de sa vie à l’aune des conditions de vie américaines. Et – ce n’est pas surprenant – c’est la domination américaine sur l’industrie automobile qui retint le plus l’attention de Hitler car cela le passionnait. Cependant, ce qui le préoccupe dans le « Second Livre », ce sont les implications stratégiques du leadership américain dans cette nouvelle industrie cruciale. Dans leurs rêves d’abondance à l’américaine, les Européens avaient trop tendance à oublier que le rapport « entre le chiffre de la population et la surface du territoire » américain leur était beaucoup plus favorable. L’immense avantage compétitif de l’Amérique dans la technologie industrielle était avant tout lié à la taille de son « marché intérieur », mais aussi à sa « richesse en pouvoir d’achat et en matières premières ». C’est l’énormité des ventes garanties qui avait permis à l’industrie automobile américaine d’adopter des méthodes de production « complètement inapplicables en Europe ». Autrement dit, le fordisme nécessitait le Lebensraum. Alors que, pour Stresemann, l’essor des États-Unis était un facteur de stabilisation dans les affaires européennes, pour Hitler il ne faisait que tendre les enjeux dans la lutte pour la survie raciale. Au demeurant, cette lutte ne pouvait se cantonner à la sphère économique : « Pour décider de l’issue du combat pour le marché mondial, c’est la force qui entre en jeu […]. » Quand bien même ses Adam Tooze, Le Salaire de la destruction / © Les Belles Lettres

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hommes d’affaires réussiraient-ils, l’Allemagne ne tarderait pas à se retrouver dans la situation de 1914, contrainte de se battre dans des conditions très défavorables pour l’accès aux marchés mondiaux. En fait, Hitler pensait que la domination économique émergente des États-Unis menaçait la « valeur mondiale » de tous les pays européens. À moins que les dirigeants européens ne pussent arracher leurs populations à leur habituelle « étourderie politique », « l’hégémonie mondiale » du continent nord-américain qui menaçait l’Europe allait tous les rabaisser au niveau de la Suisse et de la Hollande. Ceci ne veut pas dire que Hitler fût un adepte des idées paneuropéennes : toute suggestion de cette nature lui paraissait insipide : des sottises « juives ». La réponse européenne aux États-Unis devait être conduite par l’État européen le plus puissant, sur le modèle des empires romain ou britannique ou, en l’occurrence, des actions unificatrices de la Prusse dans l’Allemagne du XIXe siècle. Dans l’avenir, le seul État qui pourra faire face à l’Amérique du Nord, c’est celui qui aura su, tant par la nature de sa vie interne que par le sens de sa politique extérieure, élever la valeur raciale intrinsèque de son peuple, et l’amener, par des moyens politiques, au but visé. […] C’est encore le devoir du Mouvement national-socialiste que de préparer et de renforcer notre patrie, en vue de cette tâche. De même que la France et l’Union soviétique, les États-Unis entraient ainsi dans les rangs des ennemis de Hitler : il faudrait les affronter, après une période de consolidation interne, si possible en alliance avec la GrandeBretagne. Ce dernier point mérite d’être souligné. L’insistance de Hitler sur la nécessité d’une telle alliance ne tenait pas seulement à sa focalisation sur la conquête de l’est – argument stratégique central de Mein Kampf –, mais aussi à

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sa conscience de la menace que représentaient les États-Unis – le thème nouveau du « Second Livre ». Ainsi Hitler et Stresemann différaient-ils dans leur appréciation de la position de l’Allemagne en relation avec le « siècle américain » naissant, comme ils s’opposaient dans leur évaluation de l’importance relative de l’économique et du politique. À la base de ces divergences, se trouvait cependant une différence plus fondamentale touchant leur compréhension de l’histoire. Cela n’apparaît nulle part plus clairement que dans leurs réponses à la catastrophe de la Première Guerre mondiale. L’essence de la position de Stresemann était que la guerre ne changeait pas fondamentalement la direction de l’histoire mondiale, laquelle était dictée par la trajectoire inéluctable du développement économique. Certes l’Allemagne avait été vaincue, mais la guerre, en affaiblissant la GrandeBretagne et la France et en promouvant les États-Unis, ouvrait la porte à la réaffirmation de la puissance allemande, même si celle-ci se limitait à la seule sphère économique. Pour Hitler, cette façon de penser était caractéristique de l’optimisme naïf du bourgeois allemand. Hitler n’était pas un pessimiste. Il rejetait les prophéties de malheur à la Spengler. Pour lui, l’Histoire n’apportait aucune garantie. Le facteur déterminant fondamental de l’Histoire n’était pas le télos prévisible du développement économique, mais le combat entre les peuples pour leurs moyens de subsistance. L’issue de cette bataille pour la survie était toujours incertaine. Même dans un laps de temps aussi court que deux millénaires, écrivait-il,

des puissances mondiales ont créé des centres de culture dont il ne reste que des légendes ; […] des villes géantes sont tombées en ruine. […] Outre toutes ces images, il reste les soucis, les besoins et les souffrances de millions et de millions d’hommes qui furent les acteurs et les victimes vivantes de ces événements. Hommes inconnus, soldats inconnus de Adam Tooze, Le Salaire de la destruction / © Les Belles Lettres

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l’Histoire… Et en vérité, il se passe quelque chose de pareil à notre époque. Son éternel optimisme est mal fondé, son inconscience voulue est funeste, tout comme son aveuglement et son incapacité de savoir.

Arracher la population à sa stupeur optimiste et lui insuffler un sens du risque apocalyptique, telle était la vraie tâche d’un dirigeant politique. L’idée que l’Allemagne pourrait simplement s’acheminer vers un niveau de vie toujours plus haut comme aux États-Unis était une illusion. Pour Hitler, la défaite de la Première Guerre mondiale marquait le point de départ d’une lutte non moins définitive que celle qui avait opposé Carthage et Rome. À moins que les Allemands ne fussent à la hauteur du défi, 1918 pourrait être le signe avantcoureur d’un Untergang, d’un déclin, aussi complet que celui des grandes civilisations de l’Antiquité. Cette perspective ne laissait aucune place à la passivité ni à la patience. Face à un ennemi judéo-bolchevique implacable, même une stratégie grosse des risques les plus extrêmes pouvait se justifier. On pourrait pardonner aux publics des années 1920 et du début des années 1930 de ne voir qu’affectation rhétorique dans le langage guerrier extrémiste de Hitler. Le sérieux mortel de sa vision apocalyptique ne devint pleinement apparent qu’en 1939.

III Confronté à un choix bien tranché, l’électorat allemand apporta une réponse claire. Lors des élections législatives de mai 1928, le parti de Hitler recueillit à peine 2,5 % des voix, ce qui lui valut seulement 12 sièges sur 491 au Reichstag. En revanche, alors que la part des suffrages du DVP déclinait, le parti de Stresemann remporta un nombre encore respectable de sièges (45). Et alors que le DVP jouissait du soutien généreux des grandes entreprises, les nazis Adam Tooze, Le Salaire de la destruction / © Les Belles Lettres

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étaient tellement restreints financièrement que, à l’automne de 1928, ils furent contraints d’annuler le rassemblement annuel du Parti. Les ventes de Mein Kampf avaient été tellement mauvaises que l’éditeur de Hitler décida de retarder son « Second Livre » par peur de saturer le marché. Le DNVP, l’autre parti d’extrême droite, vit son nombre de sièges réduit de 103 à 73. Ces pertes et la crise de leadership qui s’ensuivit dans le mouvement nationaliste, débouchant sur l’élection de l’ultranationaliste Alfred Hugenberg à la tête du DNVP, firent la une de la presse dans le courant de l’été et de l’automne 1928. Par contre, les sociaux-démocrates, le parti fondateur de la république de Weimar, remportèrent une large victoire. Leur représentation au Reichstag passa de 131 à 153 sièges. Avec le DVP de Stresemann, le DDP et le parti du centre, ils disposaient d’une majorité viable avec Hermann Müller au poste de chancelier. Gustav Stresemann resta une cinquième année ministre des Affaires étrangères. En 1928, donc, malgré la présence d’éléments comme Hitler et son parti, la république de Weimar disposait d’un système parlementaire en état de fonctionner et d’un gouvernement engagé dans la poursuite de la révision du traité de Versailles sous les bons auspices des États-Unis. Les risques de catastrophe étaient bel et bien présents. Mais même les observateurs les plus pessimistes auraient eu du mal à prédire que, d’ici dix ans, l’Allemagne allait replonger l’Europe dans une guerre épouvantable et lancer la campagne de loin la plus implacable d’assassinats génocidaires de l’histoire des hommes. Ce livre n’est pas une histoire de la république de Weimar. Mais, pour commencer notre tableau du régime hitlérien, nous devons d’abord expliquer clairement comment la stratégie de Stresemann échoua, ouvrant la porte à la vision beaucoup plus radicale de Hitler. Un des facteurs cruciaux de la déstabilisation de la république de Weimar après 1929 fut les espoirs déçus que les forces allemandes prorépublicaines avaient placés dans le « nouvel ordre » américain. En 1923-1924, la réussite de Adam Tooze, Le Salaire de la destruction / © Les Belles Lettres

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la stabilisation de la république de Weimar avait dû beaucoup à l’implication des États-Unis. Par la suite, la crédibilité de la « stratégie atlantiste » de Stresemann et de Schacht avait misé sur l’espoir que l’influence de l’Amérique en Europe continuerait d’augmenter et finirait par ouvrir la porte à une révision d’ensemble des conditions du traité de Versailles. Tout cela dépendait de la reconnaissance américaine du lien entre les dettes de guerre de la Grande-Bretagne et de la France envers l’Amérique, d’un côté, et des réparations exigées de l’Allemagne par ces mêmes puissances. Owen Young regagna Paris au printemps de 1929 pour renégocier le règlement des réparations. Toutefois, il arriva sans l’engagement de la nouvelle administration Herbert Hoover d’accepter ce lien explicite entre les dettes de guerre interalliées et les réparations. Ce qui signifiait que le plan Young ne pouvait que décevoir. Au lieu d’une réduction de l’annuité de réparations de 2,5 à 1,5 milliard de marks-or d’avant-guerre qu’espérait le gouvernement Müller, la somme exigée de l’Allemagne ne fut réduite qu’à la marge pour être ramenée à un peu plus de 2 milliards. En outre, le plan Young retira la protection assurée par le Reparations Agent. Cela soulageait l’Allemagne d’une surveillance étrangère intrusive et humiliante et voulait être une première étape vers le déplacement des obligations de réparations de l’Allemagne sur un plan commercial, dépolitisé. Mais cela signifiait également que l’Allemagne était désormais autorisée à différer les transferts sur la majorité des réparations pour un maximum de deux ans seulement. Et la décision appartenait dorénavant au gouvernement allemand, plutôt qu’à une agence américaine « neutre ». La déception qui suivit le plan Young porta un coup dévastateur à la crédibilité de la stratégie atlantiste. L’aigreur entourant les négociations exclut tout espoir de commercialisation à grande échelle des dettes politiques de l’Allemagne. À compter de 1928, les prêts américains à long terme à l’Allemagne commencèrent à diminuer alors que les rumeurs sur l’avenir des Adam Tooze, Le Salaire de la destruction / © Les Belles Lettres

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réparations s’amplifiaient et que les taux d’intérêt grimpaient aux États-Unis. En 1929, l’Allemagne continua d’emprunter et à vendre des parts des sociétés allemandes à des étrangers, alors que plus de la moitié des entrées de capitaux étaient désormais à court terme. Et les dégâts dans les relations économiques transatlantiques n’allaient pas s’arrêter là. Pour son élection, Herbert Hoover avait réussi à gagner le Midwest par des promesses de protection de l’agriculture. La loi commerciale, connue sous le nom de tarif douanier SmootHawley, fut agrémentée durant son adoption par le Congrès de toute une série de revendications, dont une protection significative contre les importations de produits manufacturés européens. À l’automne 1929, les Européens savaient que le Congrès ne permettrait aucune réduction substantielle des paiements de la dette interalliée, et que, non seulement, il n’y avait plus guère de perspectives de crédit à long terme de la part de l’Amérique, mais que, avec le nouveau tarif douanier, il deviendrait très probablement plus difficile aux débiteurs européens de l’Amérique de gagner les dollars dont ils avaient besoin pour honorer leurs obligations envers Wall Street. Nous ne saurons jamais comment Stresemann aurait réagi à cette chaîne d’événements désastreuse. Sa santé s’était détériorée dès le printemps de 1928 et les efforts pour maintenir l’aile droite du DVP dans la ligne du gouvernement de la Grande Coalition étaient trop importants. Dans les heures qui suivirent l’accord du gouvernement allemand au plan Young, Stresemann eut une série d’attaques et mourut. Dès avant sa mort inopinée, cependant, il y avait eu des signes de changement de cap. D’aucuns ont soutenu que l’intensification des discussions entre Stresemann et le ministre français des Affaires étrangères, Aristide Briand, durant l’été et l’automne 1929, était au moins en partie motivée par le sentiment de déception à l’égard des États-Unis. Et dans la dernière semaine de juin 1929, au Reichstag, Stresemann avait évoqué le risque que l’Europe devînt « une colonie de ceux qui ont eu plus de chance [qu’eux] ». Le Adam Tooze, Le Salaire de la destruction / © Les Belles Lettres

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temps était venu pour « les Français, les Allemands mais peut-être aussi d’autres économies européennes de trouver ensemble le moyen de contrer une concurrence qui pèse lourdement sur [eux] tous » – allusion hostile aux ÉtatsUnis, inhabituelle de sa part. Le tournant vers l’intégration européenne n’était cependant qu’une réaction possible aux espoirs déçus placés dans l’Amérique. Le comportement de Hjalmar Schacht, président de la Reichsbank, illustrait une option diamétralement opposée. En termes d’évolution, Schacht est le « chaînon manquant » entre la stratégie de révisionnisme économique de Stresemann et l’agression militariste unilatérale qui la remplaça après 1933. Né en 1877 dans une famille germano-américaine, Horace Greeley Hjalmar Schacht était, comme Stresemann, l’exemple d’une success story wilhelmienne. Alors que son père avait eu une carrière tourmentée, d’abord comme journaliste puis dans toute une série d’affaires qui avaient mal tourné, Schacht avait su tirer le meilleur parti de son éducation de premier ordre. Comme Stresemann, il débuta sa vie professionnelle comme lobbyiste des intérêts commerciaux libéraux avant de gravir rapidement les échelons de la Dresdner Bank. En 1914, il fit partie de l’administration financière de la Belgique occupée, mais fut contraint de démissionner en 1915 à la suite de rumeurs de corruption. Il fut peu après embauché par la rivale de la Dresdner, la Nationalbank. En tant que directeur de cette affaire en rapide expansion, Schacht devint l’un des vrais profiteurs de l’hyperinflation. Comme Stresemann, Schacht était un Vernunftrepublikaner, un républicain de raison, plutôt que de conviction. Membre fondateur en 1918 du DDP libéral de gauche, il fut le candidat de Stresemann à la direction de la Reichsbank au plus fort de la crise de la Ruhr. Plus tard, il fut largement perçu comme un allié crucial de Stresemann dans ses efforts pour restaurer la respectabilité internationale de l’Allemagne. Largement crédité de la stabilisation du Reichsmark en 1924, Schacht avait des liens étroits avec les Adam Tooze, Le Salaire de la destruction / © Les Belles Lettres

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milieux bancaires des États-Unis ainsi qu’avec Montagu Norman, le gouverneur de la Bank of England. Dans le chaos des années 1923-1934, Schacht avait en fait joué avec l’idée d’une solution de rechange britannique à la stratégie de Stresemann – sondant la possibilité de lier le Reichsmark à la livre sterling plutôt qu’au dollar. Mais du jour où les accords avec Dawes furent conclus, Schacht se montra encore plus attaché, si cela est possible, que Stresemann à l’approche atlantiste. Plus encore que chez Stresemann, cependant, cette conception rationnelle de la stratégie allemande se heurtait chez lui à un profond sentiment d’orgueil national blessé. De manière bien plus persistante et avec bien moins de doigté que Stresemann, Schacht liait la question d’un règlement financier à des exigences de révision territoriale. Non seulement il voulait obtenir un retrait accéléré des troupes françaises du sol allemand, mais il saisit chaque occasion de rouvrir la question territoriale avec la Pologne et réclama même une restitution des colonies allemandes. En avril 1929, les exigences révisionnistes de Schacht furent à deux doigts de faire capoter toutes les discussions du plan Young. Ce dernier porta clairement un coup très dur à la foi de Schacht dans l’option américaine. Juste après la mort de Stresemann, Schacht adopta une attitude d’opposition frontale au gouvernement Müller. Il utilisa ses contacts à Wall Street afin de saboter les efforts du gouvernement allemand pour obtenir un nouveau prêt américain et, le 6 décembre 1929, publia un rapport terriblement critique à l’égard du plan Young comme de toute la stratégie financière suivie par la république de Weimar depuis 1924. Les jours de Schacht à la présidence de la Reichsbank étaient visiblement comptés. Au printemps de 1930, il démissionna, liant son sort aux forces qui se rassemblaient désormais à l’extrême droite de la scène politique allemande et qui étaient farouchement opposées à toute poursuite de la coopération financière avec les anciens ennemis de l’Allemagne.

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La majorité des partis politiques allemands demeuraient cependant attachés aux principes fondamentaux du respect des engagements. En fait, le respect des obligations du plan Young justifiait des mesures d’austérité qui avaient tout pour plaire à une large portion de la droite et des milieux d’affaires. Au printemps de 1930, donc, la Grande Coalition tomba sur la question des coupes budgétaires. Hermann Müller devait être le dernier chancelier socialdémocrate de l’Allemagne pendant près de quarante ans. Il fut évincé au profit d’un gouvernement minoritaire conduit par un catholique farouchement nationaliste, Heinrich Brüning. À la Reichsbank, Schacht céda la place à Hans Luther. Depuis, s’est développée une discussion enflammée sur les choix de politique économique faits par le chancelier Brüning et le président de la Reichsbank, Luther, entre mars 1930 et mai 1932. Mais tout cela est largement hors sujet. Si on ne perd pas de vue les contraintes internationales, il est clair que Brüning et Luther avaient assurément les mains liées en 1930. À cause des règles de l’étalon-or et du plan Young qui exigeait des versements annuels de 2 milliards de Reichsmarks et un marché international des capitaux de plus en plus nerveux à l’égard des emprunts allemands, la déflation était la seule solution. Les coûts politiques furent immenses. Entre avril et juillet 1930, le système parlementaire de l’Allemagne se déchira dans la bataille autour du programme de déflation de Brüning. C’est pour faire passer en force la très controversée poll tax (capitation), le 16 juillet 1930, que Brüning recourut pour la première fois aux pouvoirs d’urgence que lui assurait l’article 48 de la Constitution de Weimar. De nouvelles coupes et augmentations d’impôt suivirent avec l’ambitieux décret d’urgence du 26 juillet. S’ajoutant à l’effondrement du commerce mondial et aux effets boule de neige du cycle économique, l’effet sur l’économie fut catastrophique. Entre juin 1930 et février 1931, le chômage augmenta de 2,1 millions, soit deux fois la hausse saisonnière normale. Lors des élections générales de septembre 1930, les nazis de Hitler Adam Tooze, Le Salaire de la destruction / © Les Belles Lettres

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réalisèrent une percée électorale stupéfiante, avec 18,3 % des voix (contre 2,5 au scrutin précédent) et 107 sièges, ce qui fit d’eux le deuxième parti du Reichstag. La fuite des capitaux qui s’ensuivit priva la Reichsbank d’un tiers de ses réserves et imposa une nouvelle hausse des taux d’intérêt. Dans le même temps, cependant, la stratégie de déflation eut l’effet recherché. Le déficit commercial de 2,9 milliards de Reichsmarks en 1928 laissa place en 1931 à un excédent commercial de 2,8 milliards (voir Appendice, tableau A1). Cet excédent, cependant, fut le fruit non pas d’une augmentation des exportations, mais de ce que, la Dépression aidant, la demande d’importations baissa plus rapidement encore que les ventes allemandes à l’étranger. Avec les usines qui fermaient, et la plaie du chômage et de la pauvreté qui se propageait à travers la société allemande, la demande de matières premières et de biens de consommation étrangers plongea. Ce fut un ajustement brutal, mais l’Allemagne suivait les prescriptions normales du mécanisme de l’étalon-or. Et en octobre 1930 Brüning en fut récompensé par un crédit-relais de 125 millions de dollars arrangé par Lee, Higginson and Co. de New York. Si le gouvernement Brüning gardait une marge de manœuvre en 1930 et au début de 1931, c’était en matière de politique étrangère, non pas d’économie, et il usa de cette liberté avec des effets redoutables. Au lieu de suivre la formule des années 1920 chère à Stresemann, mêlant respect des engagements économiques

et

prudence

diplomatique,

Brüning

et

Julius

Curtius

accompagnèrent le respect des dispositions financières du plan Young d’une rhétorique de politique étrangère empruntée à la droite nationaliste. Le premier élément de la nouvelle politique allemande fut la décision, malgré la situation financière désespérée du Reich, de mettre en chantier deux nouveaux cuirassés. Les deuxième et troisième éléments furent la proposition d’une union douanière austro-allemande et une politique toujours plus agressive en Europe centrale et en Europe du Sud-est, dont le symbole fut l’effort pour conclure des accords Adam Tooze, Le Salaire de la destruction / © Les Belles Lettres

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commerciaux bilatéraux exclusifs avec la Hongrie et la Roumanie. Les axes de cette stratégie étaient tous trois dirigés contre la France. Et cela procédait logiquement du rejet antérieur par Brüning de la proposition faite par Briand d’un resserrement des relations économiques franco-allemandes. Mais le moment ne pouvait être plus mal choisi. Tout au long des années 1920, une prémisse de la politique allemande avait été que, même si la France représentait la principale menace militaire pour l’Allemagne, en termes financiers elle n’était qu’au troisième rang, derrière les États-Unis et la Grande-Bretagne. En 1931, cependant, c’était se méprendre gravement sur le rapport de force au sein du système financier international. À la suite de la stabilisation du franc en 1926, la banque centrale française avait entrepris d’accumuler systématiquement de l’or. En 1931, ses réserves d’or étaient nettement supérieures à celles de la Bank of England et rivalisaient même avec celles de la Réserve fédérale. Fait remarquable, au début de 1931, Briand renouvela sa proposition à l’Allemagne, suggérant que, pour aider Brüning à se conformer au plan Young, le marché des capitaux de Paris pourrait être ouvert à des emprunts allemands à long terme. Le gouvernement Brüning répondit le 21 mars 1931 en annonçant publiquement sa proposition d’union douanière austro-allemande, claquant ainsi la porte à la coopération économique franco-allemande. Par une politique étrangère agressive, Brüning restreignit ainsi davantage sa marge de manœuvre économique. Sans la perspective d’un prêt étranger, il n’avait d’autre solution que d’imposer une nouvelle période douloureuse de déflation. Et, pour plaire à l’électorat, cela nécessitait d’agir sans délai pour accélérer la révision du plan Young. Le 6 juin 1931, donc, en conjonction avec son deuxième décret d’urgence en matière de déflation, Brüning exigea sur un ton agressif la fin des réparations. C’est ce qui, finalement, précipita la catastrophe. Depuis le mois de mars, les marchés financiers avaient été perturbés par la résurgence menaçante du nationalisme allemand. Cependant, malgré la Adam Tooze, Le Salaire de la destruction / © Les Belles Lettres

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crise bancaire autrichienne, il n’y avait eu de ruée ni sur les banques allemandes ni sur la monnaie allemande. Ce qui déclencha la crise, ce fut l’escalade des tensions internationales voulue par Brüning. Dans les heures qui suivirent le communiqué agressif de son gouvernement, la peur se répandit à travers les marchés financiers alors que Brüning était sur le point d’annoncer un moratoire unilatéral, tant sur les réparations que sur les obligations de l’Allemagne envers ses créanciers privés. Au cours de la semaine suivante, les réserves de la Reichsbank tombèrent de 2,6 à 1,9 milliard de Reichsmarks. Malgré une hausse brutale des taux d’intérêt, les réserves plongèrent inexorablement vers le niveau minimum requis pour assurer la garantie de la devise par l’étalon de change or. Lorsque les soucis de la Danat Bank et de la Dresdner Bank firent la une de la presse le 17 juin, la Reichsbank était déjà en pleine crise financière. De fait, la situation financière internationale de l’Allemagne était si grave que, le 20 juin, le président Herbert Hoover fut contraint à une intervention spectaculaire et sans précédent. Alors même que la situation allemande devenait critique au début de l’été 1931, la logique basique de la stratégie atlantiste continuait de prévaloir. Se méprenant sur la réaction française, l’administration Hoover avait fait montre d’une faiblesse remarquable dans sa réponse au tournant nationaliste de la politique extérieure de Brüning. Plutôt que de repousser la proposition d’union douanière, Washington se dit prêt à y réfléchir comme à la première étape d’une intégration économique européenne. Dans le courant de l’automne 1931, le Département d’État exprima même son impatience à l’égard de la France et de la Pologne qui ne voulaient pas prendre en considération les inquiétudes de l’Allemagne au sujet de ses frontières orientales. Le moment plus critique fut le 20 juin 1931 quand, en réponse à la rumeur d’un moratoire imminent sur la dette, Washington finit par reconnaître le lien entre les réparations et les dettes de guerre interalliées. Dans l’intérêt de préserver les prêts de l’Amérique à Adam Tooze, Le Salaire de la destruction / © Les Belles Lettres

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l’Allemagne, Hoover proposa un moratoire général sur les « paiements politiques » de celle-ci comme sur les dettes de guerre interalliées, ouvrant la porte à l’annulation formelle des obligations allemandes en termes de réparations, actée un an plus tard à la conférence de Lausanne. En juin 1931, cependant, les Français n’étaient pas d’humeur à faire des concessions. N’ayant pas été consulté par Hoover et s’offusquant de voir les États-Unis mettre les intérêts de leurs créanciers à long terme au-dessus des exigences françaises de réparations, Paris fit traîner son approbation du moratoire jusqu’au 6 juillet, assez longtemps pour voir le système financier allemand victime d’une hémorragie de plusieurs centaines de millions de Reichsmarks en devises étrangères. C’est au cours de cet intervalle crucial que la crise bancaire et la crise monétaire devaient fatalement s’entremêler. Le lundi 13 juillet, la Danat Bank fit faillite, précipitant une ruée générale vers les banques. Le cabinet et la Reichsbank n’avaient d’autre solution que de déclarer la fermeture générale du système financier allemand et, le 15 juillet, d’annoncer un nouveau système de contrôle des changes mettant fin à l’étalon-or en Allemagne. La valeur-or du Reichsmark demeura nominalement la même. À compter de l’été 1931, cependant, le pays nationalisa les avoirs privés en devises étrangères. Tout résident recevant des devises sous quelque forme que ce soit était tenu de les échanger contre des Reichsmarks fournis par la Reichsbank. Quiconque avait besoin de devises étrangères pouvait s’en procurer auprès de la Reichsbank, mais toutes les demandes étaient soumises à un rationnement draconien. Les importateurs avaient droit à des devises étrangères en fonction d’un pourcentage fixe du volume de leurs transactions étrangères dans les douze mois précédant la crise. La Reichsbank acquit ainsi un moyen direct de réguler toutes les importations du pays. En août, pour compléter le tableau de la crise, le moratoire sur la dette fut étendu, via le Standstill Agreement, des réparations aux crédits à

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court terme de l’Allemagne, l’élément le plus instable de la montagne de dettes du pays. Mais l’orage n’était pas encore passé. Après Vienne et Berlin, ce fut au tour de Londres d’être victime de la vague d’instabilité financière qui balayait l’Europe. Le 20 septembre, après des semaines de forte spéculation contre la livre, la Grande-Bretagne suivit l’Allemagne et abandonna l’étalon-or. À la différence de la Reichsbank, cependant, la Bank of England choisit de quitter l’étalon-or non pas en suspendant la libre convertibilité, mais en abandonnant la fixité du cours par rapport à l’or. La livre sterling continua de s’acheter et de se vendre librement, mais sa valeur n’était plus garantie en or. En l’espace de quelques semaines, la principale devise commerciale du monde avait perdu 20 % de sa valeur par rapport au Reichsmark. Le système financier mondial avait perdu son ancrage. L’abandon de l’or par la Grande-Bretagne transforma une grave récession en une crise profonde de l’économie internationale. Fin septembre, douze pays avaient suivi la Grande-Bretagne et laissé flotter leurs monnaies librement. Onze autres pays avaient dévalué leurs taux de change tout en conservant un ancrage-or (a gold peg) ; tandis que ceux qui restèrent ancrés à l’or à leurs anciennes parités, comme l’Allemagne, la France et les Pays-Bas, n’avaient d’autre solution que de défendre leur balance des paiements en adoptant des mesures de restriction draconienne portant sur la convertibilité des devises et les échanges, et notamment la partie importation de la balance des paiements courants. Mais les exportateurs allemands étaient confrontés à d’immenses obstacles. La plupart des plus proches concurrents commerciaux de l’Allemagne ayant gagné un fort avantage compétitif par la dévaluation, le volume des exportations allemandes chuta encore de 30 % entre 1931 et 1932. En un an, l’excédent commercial durement gagné de 2,8 milliards de Reichsmarks en 1931 se trouva réduit à quelques centaines de millions seulement et, encore, cet équilibre précaire ne pouvait-il être maintenu que par Adam Tooze, Le Salaire de la destruction / © Les Belles Lettres

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de nouvelles réductions brutales des importations. Au printemps de 1932, l’attribution de devises fortes aux importateurs allemands avait diminué de moitié par rapport à son niveau d’avant la crise. Une façon évidente de soulager le pays eût été de dévaluer le Reichsmark pour l’aligner sur la livre sterling. En fait, la Bank of England avait prôné la dévaluation du Reichsmark dès l’été, y voyant la réponse la plus efficace à la crise bancaire et monétaire. Il ne faut pas s’imaginer que, en Allemagne, les autorités étaient résolument hostiles à cette mesure. Brüning prétendit plus tard avoir espéré procéder à une dévaluation de 20 % sitôt passé la crise aiguë et dès que l’Allemagne aurait obtenu des réserves de change suffisantes pour être sûre de pouvoir défendre le nouveau niveau du Reichsmark. En septembre 1931, Hjalmar Schacht espérait que l’Allemagne pourrait profiter de la difficulté de la Grande-Bretagne à obtenir des concessions en matière de commerce et de crédits, tout en accrochant le Reichsmark à la livre sterling. Une telle stratégie n’allait cependant pas sans risques graves dont la Reichsbank n’avait que trop conscience. Dans l’esprit populaire, la dévaluation était indissolublement liée à l’expérience de l’hyperinflation. En 1922-1923, la chute libre du Reichsmark par rapport au dollar avait été l’indice quotidien de la misère allemande. Il n’était donc guère étonnant que les commentateurs allemands se soient effrayés d’un scénario où une forte dévaluation se soldait par une augmentation spectaculaire du prix des importations, alimentant ainsi l’inflation. La Reichsbank craignait assurément que ses réserves limitées de devises ne la laissent sans défense en cas d’attaque spéculative sur une devise allemande dévaluée. Ce qui fut finalement décisif, cependant, ce fut l’effet de la dévaluation sur la valeur en Reichsmark de la dette extérieure de l’Allemagne. Celle-ci était pour l’essentiel libellée en devises étrangères. L’effet immédiat d’une réduction de la valeur du Reichsmark eût donc été d’alourdir le poids de ses obligations extérieures en Reichsmarks. La Bank of England se serait félicitée d’une dévaluation Adam Tooze, Le Salaire de la destruction / © Les Belles Lettres

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allemande, mais les États-Unis avaient clairement indiqué qu’ils voulaient voir l’Allemagne assurer le service de ses prêts à long terme tout en protégeant sa balance des paiements par des contrôles de change. Le président Hoover intervenant finalement de manière décisive dans la question des réparations et laissant même entendre qu’il pourrait aller jusqu’à soutenir les revendications allemandes contre la Pologne, Berlin choisit une fois de plus la stratégie atlantique. Le gouvernement du chancelier Brüning paria que l’action américaine sur les dettes de guerre permettrait assez vite à la Grande-Bretagne et à la France d’accepter la fin des réparations. Et cela, espérait Brüning avec confiance, ouvrirait la porte à la normalisation des relations à la fois politiques et économiques en Europe. Finalement, toutefois, douze mois désastreux s’écoulèrent avant que l’accord ne fût finalement conclu à Lausanne. Entretemps, les perspectives de l’économie allemande s’étaient assombries. Attaché à l’or par les prêts américains, mais confronté à la dévaluation de la majorité des devises dans lesquelles se faisaient les échanges de l’Allemagne, Brüning n’avait d’autre solution que d’enclencher une nouvelle vague de déflation et de le faire par décret. Hormis qu’il interdisait le port d’uniformes aux militants des partis et les manifestations politiques, le quatrième décret d’urgence présidentiel du 8 décembre 1931 ordonna ainsi une baisse obligatoire des salaires, des rémunérations, des prix et des taux d’intérêt, suivie d’une nouvelle diminution des dépenses publiques et d’une augmentation de la fiscalité. Suivant les mots de The Economist, ce fut une intervention « dans la liberté économique sans précédent hors du territoire de l’URSS ». Pour commissaire à la déflation, Brüning choisit le très conservateur maire de Leipzig, Carl Goerdeler, qui lança aussitôt une campagne d’austérité à grand renfort de publicité. Il était cependant devenu impossible de dissimuler que l’Allemagne était menacée de ruine. Le chômage s’apprêtait à dépasser les 6 millions, et une bonne partie des entreprises allaient au-devant d’une faillite Adam Tooze, Le Salaire de la destruction / © Les Belles Lettres

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imminente. L’inflation était de toute évidence un cauchemar pour les Allemands. Mais, par son impact immédiat sur l’économie, la déflation fut infiniment pire, essentiellement du fait de son impact sur les bilans. Alors que les revenus et les recettes diminuaient avec la déflation des prix et des salaires, les dettes, hypothèques et autres obligations financières restaient à leurs niveaux élevés d’avant la dépression. Au cours de l’hiver 1931-1932, les banqueroutes commencèrent à entamer le tissu de l’économie. Après la crise de l’été 1931, toutes les grandes banques furent placées sous le contrôle de l’État. Le secteur des assurances et des industries d’équipement connut des faillites spectaculaires. AEG, une des premières entreprises allemandes dans le domaine de l’équipement électrique, était mal en point. La crise ne fut évitée aux Vereinigte Stahlwerke, premier conglomérat du charbon et de l’acier en Europe, que grâce à l’acquisition par le Reich d’une bonne partie des actions de Friedrich Flick. « Je n’avais pas dans l’idée de nationaliser la moitié de la Ruhr », confia le ministre des Finances Hermann Dietrich à un collègue du Parti, « mais le danger que des intérêts étrangers ne rachètent les actions et le fait qu’une faillite […] eût ébranlé […] le Stahlverein, ce qui eût à son tour fait chanceler la structure laborieusement reconstruite des banques allemandes, ne m’ont pas laissé le choix […]. » Face à l’aggravation de la catastrophe économique, le « consensus déflationniste » qui avait soutenu Brüning au cours de ses dix-huit premiers mois à la chancellerie s’effondra. Et Hjalmar Schacht joua de nouveau les alarmistes. Tout au long de l’année 1930 et au début de 1931, Schacht s’était abstenu de critiquer ouvertement le gouvernement Brüning, peut-être dans l’espoir de retrouver un portefeuille dans le cadre d’une coalition conservatrice nationaliste. À la suite des catastrophes de l’été de 1931, il sortit de sa réserve pour faire une apparition spectaculaire au rassemblement des forces nationalistes qui avait lieu à Bad Harzburg et y dénoncer la politique veule de Brüning en Adam Tooze, Le Salaire de la destruction / © Les Belles Lettres

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matière de réparations. Le renouveau de l’Allemagne, déclara-t-il, n’était pas une affaire de programmes de parti politique, ni même d’intelligence, mais une question de « caractère ». Et Schacht ne cachait plus de quel côté il attendait ce redressement moral. Les principaux organisateurs de l’événement étaient Hugenberg et le DNVP. Mais ce qui fit la une, ce fut l’apparition de Schacht à la tribune de Harzburg aux côtés d’Adolf Hitler.

IV

Néanmoins, le programme atlantiste avait trouvé, en un sens, sa conclusion logique avec le moratoire Hoover en place et l’Action maintenant claire des Américains en faveur de l’arrêt des réparations. Dans des circonstances normales, la continuation d’un axe financier transatlantique serait bien entendu restée une option attrayante pour l’Allemagne. Toutefois, l’effondrement

de

l’économie

américaine

et

la

décision

britannique

d’abandonner l’or ébranlèrent le postulat fondamental sur lequel Stresemann avait fondé son approche. Loin d’être une nécessité historique évidente, l’unité et l’interdépendance de l’économie mondiale étaient profondément remises en cause. En Allemagne comme à ailleurs, il y avait bien sûr des voix pour réclamer un effort constructif afin de reformer le tissu de l’ordre international. Mais, compte tenu de la catastrophe économique mondiale, beaucoup avaient le sentiment que le vrai problème était la dépendance économique internationale. Les visions nationalistes, celles d’un avenir où les relations financières mondiales n’exerçaient pas une influence déterminante dans le destin de la nation devenaient bien plus plausibles. Et avant même que Hitler ne prît le pouvoir, quatre éléments clés de cet ordre du jour nationaliste étaient déjà passés au premier plan.

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Selon un préjugé profondément enraciné dans la conscience historique populaire comme dans la littérature historique, le changement de politique économique vraiment important entre la république de Weimar et le IIIe Reich aurait été l’application urgente, après 1933, des programmes de redressement national et de création de travail. Pour dire les choses grossièrement, Heinrich Brüning avait fait de la déflation un fétiche. En revanche, la création d’emplois et la lutte contre le chômage jouèrent un rôle critique dans la propagande du régime hitlérien. Et, à la lumière de la « révolution keynésienne » quasi contemporaine en économie, ce contraste entre l’avant et l’après-1933 prit une signification historique plus grande encore. Pour les keynésiens, tant en Allemagne qu’ailleurs, le désastre de la république de Weimar restera toujours l’illustration la plus crue des conséquences d’un excès de confiance dans les propriétés autoréparatrices du marché : une association rhétorique abondamment mise à contribution dans la longue action d’arrière-garde que les keynésiens menèrent contre les forces intellectuelles de la nouvelle droite dans les années 1970-1980. On peut assurément invoquer à cette fin l’histoire de l’Allemagne entre 1929 et 1933. Mais si nous cherchons à comprendre le régime hitlérien hors de ce cadre de référence anachronique, l’insistance sur la création d’emplois comme clé pour comprendre la politique économique nazie paraît déplacée. C’est seulement dans le second semestre de 1931 que la création de travail devint un sujet de discussion intense au sein de la droite allemande. Le parti nazi n’en fit un élément clé de son programme qu’à la fin du printemps 1932, et il ne resta que dix-huit mois, jusqu’en décembre 1933, quand les dépenses de création d’emplois civils furent officiellement retirées de la liste des priorités du gouvernement Hitler. Malgré les allégations de la propagande de Goebbels, et malgré les préoccupations des commentateurs et historiens ultérieurs, les mesures de création d’emplois civils n’étaient visiblement pas une priorité de la coalition nationaliste qui prit le pouvoir en janvier 1933. En fait, Adam Tooze, Le Salaire de la destruction / © Les Belles Lettres

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parmi les partenaires de celle-ci, en janvier 1933, la création de travail était même une source de division profonde. Les mesures financées par le crédit se heurtaient à l’opposition farouche de Hugenberg, le chef du DNVP, indispensable partenaire de la coalition hitlérienne. La création d’emplois suscitait aussi la méfiance des milieux d’affaires et bancaires proches du parti nazi qui, en ce domaine, trouvèrent en la personne de Hjalmar Schacht un porteparole qui sut se faire entendre. Le contraste était grand avec les trois priorités qui unissaient vraiment la droite nationaliste et rendirent possible le gouvernement hitlérien du 30 janvier 1933 : celle du réarmement, celle de la répudiation des dettes extérieures et celle de la protection de l’agriculture. Voilà les questions qui avaient dominé l’ordre du jour de la droite depuis les années 1920. Après 1933, elles devinrent prioritaires, y compris aux dépens de la création de travail. C’est l’action de Hitler dans ces trois domaines, et non la création d’emplois, qui marqua la vraie rupture entre la république de Weimar et le IIIe Reich. Le désarmement et les finances internationales avaient toujours été liés depuis les années 1920. En 1932, toutefois, dans un dernier effort désespéré pour trouver une solution pacifique aux problèmes européens, l’administration du président Hoover imposa un lien encore plus étroit. À la fin de 1931, toutes les parties acceptèrent que la fin des réparations dépende de l’effacement par les Américains des dettes de guerre françaises et britanniques. Si le moratoire d’urgence de 1931 en avait pris acte, Hoover devait encore faire passer la réduction de la dette au Congrès et, pour cela, avait besoin de progrès en matière de désarmement. La réduction deviendrait totalement inacceptable si la France et la Grande-Bretagne profitaient du soulagement financier qu’ils demandaient aux États-Unis pour accroître leurs dépenses militaires. Au début de 1932, les Américains lancèrent des « processus » jumeaux : une conférence à Genève sur le désarmement et une autre à Lausanne sur les dettes politiques. Une troisième Adam Tooze, Le Salaire de la destruction / © Les Belles Lettres

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piste était celle des interminables préparatifs d’une conférence internationale sur l’économie, qui devait traiter du désordre du système financier mondial et de la montée préjudiciable du protectionnisme international. Dans les années 1920, face à l’effort américain antérieur pour reconstituer l’ordre international, la stratégie de Stresemann avait consisté à faire de l’Allemagne une alliée clé des États-Unis. À compter de 1932, en revanche, les gouvernements de Franz von Papen, du général Kurt von Schleicher et finalement d’Adolf Hitler adoptèrent une position opposée. Plutôt que de chercher la prospérité et la sécurité grâce à des arrangements multilatéraux garantis par le pouvoir des États-Unis, ils privilégièrent la recherche d’un avantage allemand unilatéral, en s’opposant même, au besoin, aux efforts de l’Amérique pour restaurer l’ordre international. Les préparatifs secrets du réarmement allemand s’étaient poursuivis tout au long des années 1920, sans jamais prendre encore des proportions vraiment menaçantes. Stresemann avait toujours veillé à ce que l’activité clandestine de l’armée ne compromît pas ses objectifs prioritaires : négocier le retrait des troupes françaises du sol allemand et obtenir une forte réduction du montant des réparations. L’évacuation des dernières troupes étrangères de Rhénanie au cours de l’été de 1930 ouvrit la voie à des discussions plus concrètes. Brüning était, apparemment, partisan d’un calendrier qui permettrait à l’armée allemande, la Reichswehr, de commencer à réarmer sitôt résolu le problème des réparations. En décembre 1931, la Reichswehr avait mis au point le deuxième Rüstungsplan (plan de réarmement) qui prévoyait de dépenser un peu plus de 480 millions de Reichsmarks sur cinq ans. Il devait permettre à l’Allemagne de compter, en cas d’attaque, sur une force défensive de 21 divisions, appuyées par un petit complément d’artillerie, de chars et d’avions. Une version plus ambitieuse du plan, le « Milliardenprogramm » (un programme en milliards de Reichsmarks), prévoyait des dépenses supplémentaires pour les infrastructures industrielles nécessaires au maintien permanent de cette force sur le terrain. Toutefois, des Adam Tooze, Le Salaire de la destruction / © Les Belles Lettres

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forces de la Reichswehr en temps de paix, ce plan respectait, au moins formellement, les conditions de Versailles. En 1932, le rôle toujours plus en vue du général Schleicher sur la scène politique allemande insuffla une hardiesse nouvelles aux réflexions de la Reichswehr. Au cours du second semestre 1932, ses dirigeants commencèrent à préparer, en violation flagrante du traité, un accroissement significatif des effectifs en temps de paix. Autorisé par Schleicher le 7 novembre 1932, le plan Umbau prévoyait la création d’une armée permanente de 21 divisions, organisée autour de 147 000 soldats de métier et d’une imposante milice. Dans l’automne 1932, la délégation allemande aux discussions de Genève sur le désarmement se retira temporairement de la conférence pour forcer la France et la Grande-Bretagne à accepter l’égalité de statut de l’Allemagne : l’accord trouvé, quel qu’il soit, devait s’appliquer également à toutes les parties. Schleicher, qui accéda à la chancellerie en décembre 1932, hésitait encore à rompre complètement avec la communauté internationale. Une fois le principe d’égalité reconnu, les Allemands retournèrent à Genève. Derrière Schleicher, cependant, se cachait une cohorte de généraux plus agressifs, dont Werner von Blomberg, qui exigeait un réarmement unilatéral au grand jour. De surcroît, les problèmes pratiques liés à cet objectif imposaient leur propre calendrier. La crise pesant sur l’industrie allemande de l’équipement, il semblait que, sans apport rapide de fonds publics substantiels, la capacité industrielle dont dépendait en définitive le réarmement pouvait bientôt disparaître. C’est dans cette perspective que le gouvernement du général Schleicher prit l’initiative de créer du travail, histoire de cacher les dépenses militaires aux observateurs étrangers, mais aussi d’unir le peuple allemand derrière le réarmement. En termes strictement économiques, l’ordre du jour déterminant du nationalisme allemand à compter du plan Dawes de 1924 ne fut pas la création d’emplois mais la répudiation des obligations internationales de l’Allemagne, Adam Tooze, Le Salaire de la destruction / © Les Belles Lettres

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d’abord des réparations, puis des crédits internationaux contractés depuis le début des années 1920 pour les payer. Jusqu’en 1932, on l’a vu, la logique avait imposé de suivre les États-Unis. Au moins le plan Young assurait-il une annuité réduite, et seules les pressions des États-Unis offraient une perspective d’élimination des réparations. Les ultranationalistes restaient donc minoritaires et le respect des obligations demeurait la base de toute politique honorable. À l’automne 1932, cependant, la situation devint très différente. En juillet, à la conférence de Lausanne sur les réparations, la Grande-Bretagne et la France acceptèrent un accord qui mit fin de facto au versement des réparations de l’Allemagne. De manière significative, elles le firent, contre la volonté des Américains, en liant la fin définitive de toutes les obligations allemandes à l’annulation de leurs dettes de guerre envers les États-Unis. La Grande-Bretagne effectua bien un dernier versement correspondant à ses dettes de guerre envers les Américains en décembre 1932, mais uniquement sous réserve de protestations. La France, la Belgique, la Pologne, l’Estonie et la Hongrie manquèrent tout simplement à leurs engagements. Le président du Conseil, Édouard Herriot, qui tenait à ce que la France honorât ses obligations, subit un revers cinglant au Parlement. L’Amérique n’était plus à même d’imposer sa volonté en Europe. Ce qui eut des implications dramatiques pour la stratégie allemande. En janvier 1933, l’Allemagne devait encore 19 milliards de Reichsmarks à ses créanciers étrangers, dont 10,3 milliards sous forme d’obligations à long terme et 4,1 de prêts à court terme couverts par le Standstill Agreement. Elle devait 8,3 milliards aux seuls États-Unis, de loin leur premier créancier. Le poids de cette dette, contractée depuis 1924, menaçait autant le niveau de vie du pays que les réparations, maintenant écartées. Pour rembourser ses dettes, l’Allemagne devait transférer chaque année à l’étranger, intérêts et principal compris, une somme de l’ordre d’un milliard de Reichsmarks et, comme il était Adam Tooze, Le Salaire de la destruction / © Les Belles Lettres

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impossible d’obtenir de nouveaux crédits, elle risquait, dans ces années 1930, contrairement à ce qui s’était passé dans les années 1920, de devoir procéder à des « transferts réels ». Il lui était impossible de contracter de nouveaux emprunts pour rembourser ses créanciers. Pour assurer le paiement de sa dette, les exportations de l’Allemagne auraient dû excéder ses importations d’au moins un milliard de Reichsmarks, impliquant une forte réduction du niveau de vie. De plus, les réparations disparues, près de la moitié des lourds paiements au titre de la dette était destinée à un seul pays : les États-Unis. Tant que l’Allemagne avait encore besoin de l’aide américaine pour forcer la Grande-Bretagne et la France à mettre fin aux réparations, il était dans l’intérêt de Berlin de coopérer avec Washington, même si le poids des dettes américaines était lourd et que les chances étaient minces d’obtenir de nouveaux crédits. Après l’accord de Lausanne sur les réparations, alors que la France et la Grande-Bretagne qui déchiraient avec les États-Unis à propos de leurs dettes de guerre, cet impératif disparut. En cas de défaut de paiement, l’Allemagne n’avait pas non plus grandchose à craindre des sanctions commerciales américaines : la balance commerciale transatlantique était très défavorable à l’Allemagne. Sur ce point, les efforts américains pour stabiliser l’Europe avaient été fondamentalement contradictoires. Des droits de douane de plus de 44 %, aggravaient l’avantage compétitif de l’Amérique dans presque tous les secteurs de l’industrie de transformation et rendaient difficile, sinon impossible, aux débiteurs de l’Amérique de rembourser leurs dettes, même s’ils l’avaient voulu. Les réparations annulées, cette contradiction au cœur de la politique économique extérieure des États-Unis offrit aux nationalistes allemands une excuse toute prête pour ne pas honorer leurs engagements. Bien entendu, ce n’était pas la seule conclusion qu’on aurait pu tirer de la situation de l’Allemagne. L’unilatéralisme agressif et le défaut de paiement n’étaient pas écrits d’avance. Dans les années 1920, Stresemann avait cherché à Adam Tooze, Le Salaire de la destruction / © Les Belles Lettres

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faire de l’Allemagne une des principales adeptes du libre-échange multilatéral, avec l’appui enthousiaste d’une partie au moins des industries exportatrices. Après tout, dans les périodes de prospérité, l’Allemagne avait été l’une des toutes premières nations commerciales du monde et exportait littéralement dans le monde entier. En 1932-1933, les négociations préliminaires en vue de la Conférence économique mondiale qui devait se tenir à Londres, et dont l’un des thèmes centraux devait être les droits de douane étaient déjà engagées. L’Allemagne avait encore la possibilité d’agir comme une force positive de libéralisation, plutôt que de désintégration nationaliste. En 1932, cependant, les voix du libéralisme étaient noyées par la clameur assourdissante du nationalisme économique. Compte tenu de la désintégration de l’étalon-or, même l’Association industrielle du Reich avait du mal à afficher un consensus sur le libre-échange multilatéral. Et, là encore, c’est l’ex-président de la Reichsbank, Hjalmar Schacht, qui conduisit la charge nationaliste. À la fin de 1931, il exposa un nouveau plan commercial devant quelques-uns des industriels allemands les plus en vue. Recourant à une organisation qui rappelait celle employée au cours de la Première Guerre mondiale, toutes les importations allemandes seraient soumises à un contrôle central. On pourrait s’en servir pour forcer les pays qui fournissaient des produits à l’Allemagne à accepter des quantités au moins égales d’exportations allemandes. Compte tenu des torts que cela ne n’aurait pas manqué de faire aux relations commerciales multilatérales complexes de l’Allemagne, le plan de Schacht ne trouva d’écho positif qu’auprès d’une minorité d’industriels allemands. Dans les rangs de l’agriculture, cependant, les ennemis du libéralisme trouvèrent des partisans plus ardents. Même

si

les

intérêts

économiques

furent

prépondérants

dans

l’effondrement de la république de Weimar et de l’installation du gouvernement Hitler le 30 janvier 1933, les principaux responsables ne furent pas le grand capital ni même l’industrie lourde, mais les paysans allemands en ordre de Adam Tooze, Le Salaire de la destruction / © Les Belles Lettres

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bataille. Depuis les années 1870, l’agriculture avait toujours été une cause perdue pour le libéralisme. Bismarck avait réussi à rallier les agrariens en 1879 en imposant les premiers droits substantiels sur les céréales. Cela n’avait pas empêché le déclin de l’agriculture, mais avait sensiblement ralenti ce qui, autrement, eût sans doute été un processus dramatique de déclassement social et de migration intérieure. Au milieu du

XIX

e

siècle, la part des travailleurs dans

l’agriculture se situait autour de 50 %. En 1925, elle était tombée à 25 %, mais cela représentait encore 13 millions de personnes vivant directement de l’agriculture. Le lobby agricole était donc une clientèle vitale pour tous les partis politiques, hormis pour les sociaux-démocrates et les communistes, qui ne réussirent jamais à élaborer un programme agraire crédible. À la fin des années 1920, toutefois, les partis respectables du centre droit s’efforcèrent de garder leurs soutiens dans les milieux agraires, alors que la communauté agricole allemande se radicalisait progressivement à la faveur de l’effondrement mondial des cours. De ce fait, le lobby agricole se mit à exiger non seulement un renforcement de la protection et un allègement de ses dettes, mais aussi un changement de cap radical de la politique commerciale. Les droits de douane n’ayant pas réussi à empêcher la concurrence des produits à bas prix, les milieux agraires

réclamèrent

l’introduction

de

quotas

spécifiques

restreignant

l’importation de produits agricoles clés de certains pays. Pour les libéraux allemands, les droits de douane agricoles avaient toujours été critiquables. En établissant des discriminations entre les divers partenaires commerciaux, les nouvelles propositions menaçaient de détruire complètement le système des échanges multilatéraux. Il était cependant indéniable que les mesures d’urgence de juillet 1931 allaient dans cette direction. Après tout, le nouveau système de rationnement des changes de la Reichsbank offrait précisément l’instrument nécessaire pour contrôler la composition des importations allemandes. Sur cette question des quotas, cependant, Brüning se cabra. Son gouvernement ne Adam Tooze, Le Salaire de la destruction / © Les Belles Lettres

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ménageait pas son soutien à l’agriculture à tous les autres égards, mais il ne pouvait y avoir de compromis à ce sujet. Sur ce point, Papen et Schleicher emboîtèrent le pas à Brüning. Tout en approuvant le principe des quotas, Papen ne les acceptait que dans les limites « admises dans le cadre des traités commerciaux actuels » ; et quand Papen tomba, Schleicher ne prit aucune mesure décisive. Cela poussa le lobby agricole à s’opposer frontalement à la République. Au début de 1933, les principaux dirigeants du lobby agraire intervinrent de manière décisive auprès du président Paul von Hindenburg, luimême propriétaire d’un grand domaine, pour le pousser à accepter une coalition entre le DNVP de Hugenberg et le parti nazi de Hitler. Comme les partisans d’un défaut de paiement de la dette et du réarmement, les agrariens voulaient un gouvernement qui mette en œuvre unilatéralement leur conception de l’intérêt national de l’Allemagne, forçant ses voisins et partenaires commerciaux à accepter ses conditions.

V

Les ennemis du libéralisme étaient manifestement en marche en Allemagne. En 1932, les dommages infligés au système parlementaire étaient sans doute irréparables, au point de rendre probable le remplacement de la république de Weimar par une sorte de régime autoritaire et nationaliste. Après tout, l’Allemagne termina l’année 1932 avec des généraux aux postes de chancelier et de président de la République. Mais plus nous en savons sur les manœuvres en coulisses qui aboutirent à la nomination de Hitler, le 30 janvier 1933, moins il paraît certain que l’issue ait été prédéterminée en quelque sens que ce soit. Il semble qu’on a toute raison de penser que le monde aurait pu s’épargner le cauchemar d’une dictature national-socialiste si seulement Hitler avait été tenu à l’écart du pouvoir quelques mois de plus. Les nazis avaient Adam Tooze, Le Salaire de la destruction / © Les Belles Lettres

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remporté leur plus grand succès électoral, avec 37,2 % des voix, en juillet 1932 lors des élections générales qui suivirent l’éviction du chancelier Brüning. Cependant, grâce à la résistance du président Hindenburg et de membres clés du cabinet Papen, Hitler ne s’était pas vu proposer le poste de chancelier, et il refusait d’accepter tout autre poste. Malgré son triomphe électoral, le NSDAP resta dans l’opposition et, aux secondes élections générales de 1932, en novembre, il en subit les conséquences. Alors qu’aucune majorité parlementaire viable ne sortit du scrutin, précipitant la chute du chancelier Papen, ce fut aussi un sérieux revers pour le parti de Hitler, qui vit son électorat refluer à 33 %. Ses électeurs étaient visiblement déçus de voir Hitler à l’écart du pouvoir. Les militants du Parti commençaient à fléchir. L’élan, qui avait conduit le NSDAP de victoire en victoire depuis 1929, était retombé. Après le revers de novembre, les divisions entre l’aile droite et l’aile gauche, qui avaient empoisonné la vie du mouvement nazi dans les années 1920, réapparurent soudain. En décembre 1932, le général Schleicher, le véritable faiseur de roi de la vie politique allemande, finit par assumer lui-même le pouvoir, commençant en fanfare en lançant la première initiative nationale de création d’emplois. Gustav Stolper raconta par la suite un petit déjeuner de travail qui eut lieu à la chancellerie du Reich en janvier 1933, où Schleicher et ses collaborateurs se hasardèrent à tour de rôle à prévoir le nombre de voix que perdraient les nazis aux élections qu’il comptait organiser au printemps. Pendant ce temps, les premiers signes de reprise économique étaient apparus en Amérique en juin 1932. Après la levée des réparations à Lausanne, la demande d’obligations allemandes commença à se renforcer. C’était un point crucial, parce que cela permettait aux banques, rudement éprouvées, de se défaire de leurs actifs non liquides et de reconstituer leur trésorerie. À la fin de l’été, il y eut des signes de reprises dans la construction. Inévitablement, sitôt les récoltes rentrées et avec le ralentissement des chantiers en hiver, le chômage Adam Tooze, Le Salaire de la destruction / © Les Belles Lettres

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repartit à la hausse, pour revenir au chiffre choc de 6 millions. Mais le simple fait qu’il ne dépasse pas le niveau de l’année précédente était encourageant pour les experts. Le « niveau de chômage corrigé des variations saisonnières », notion nouvelle mise en vogue par la toute nouvelle analyse scientifique des cycles économiques, s’était stabilisé. À la fin de 1932, le journal de Stolper, Der Deutsche Volkswirt, vit son évaluation optimiste de la situation économique allemande corroborée par le très autorisé rapport semestriel de la Reichskreditgesellschaft. En décembre 1932, même l’Institut berlinois de recherche sur les cycles économiques – l’observateur économique le plus influent de l’Allemagne entre les deux guerres, mais aussi l’un des plus pessimistes – déclara que, au moins, le processus de contraction était terminé. Le correspondant à Berlin de The Economist observa que, « pour la première fois depuis trois ou quatre ans », la bourgeoisie allemande pouvait voir un « rayon de soleil économique ». Le fait est capital parce qu’il contredit tous les tableaux ultérieurs de l’économie allemande sous le nazisme. L’économie allemande de 1933 n’était pas naufragée. Elle amorçait ce qui aurait pu devenir un vigoureux rebond cyclique. Le 1er janvier 1933, les éditoriaux du Nouvel An de la presse berlinoise étaient assurément optimistes. Le quotidien socialdémocrate Vorwärts salua la nouvelle année en titrant : « Ascension et chute de Hitler ». Finalement, ce qui décida du sort de l’Allemagne et, avec elle, du monde fut la tragique erreur de calcul d’une petite coterie de conservateurs ultranationalistes. Aigri par son éviction de décembre 1932, l’ex-chancelier Papen complota avec le lobby agraire et une partie des éléments les plus agressifs de l’armée pour convaincre un Hindenburg souffrant de renvoyer Schleicher et de former un nouveau gouvernement fondé sur le programme populaire du nazisme. Ce qui était impossible si la chancellerie ne revenait pas à Hitler. L’ultranationaliste Hugenberg serait responsable de l’agriculture et des Adam Tooze, Le Salaire de la destruction / © Les Belles Lettres

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affaires économiques. Le général Blomberg hériterait du ministère de la Défense, et Papen de la vice-chancellerie. N’allons pas supposer non plus que le rapport de force au sein du gouvernement Hitler-Hugenberg-Papen-Blomberg, était fixé d’avance. La société allemande, avant tout l’armée et les Églises, comptait des forces puissantes qui, avec les dirigeants des milieux d’affaires, auraient pu peser beaucoup pour détourner Hitler et ses partisans de leur voie. La politique de l’antisémitisme, du réarmement agressif et de la diplomatie unilatérale ne fut aucunement imposée de force au pays. De fait, l’observation paraîtra peut-être absurde à certains lecteurs. Mais c’est une façon de montrer que cette norme de critique contrefactuelle n’est pas toujours appliquée également à tous les aspects du régime hitlérien. En fait, le domaine économique échappe souvent à tout examen critique de ce genre. On suppose trop souvent que le régime hitlérien n’a fait ses vrais choix stratégiques en matière de politique économique – des choix dans lesquels l’idéologie nazie importait vraiment –, qu’en 1936, quatre ans après la prise du pouvoir. On suppose trop souvent que la lutte contre le chômage dut être la priorité numéro un du régime. Or ce n’est qu’un effet de plus de l’attention excessive accordée à la création d’emplois. Pour ce qui est du chômage, on peut dire que le régime de Hitler ne fit qu’apporter une réponse fonctionnelle, qui n’avait que trop attendu, à la crise économique profonde de l’Allemagne. En fait, dans nombre de récits, y compris de tableaux récents, on devine une pointe d’admiration pour la capacité du régime hitlérien à rompre avec le conservatisme obtus qui aurait soi-disant pesé sur les gouvernements précédents. Or, comme on l’a déjà suggéré et comme on le verra en détail dans le chapitre suivant, les problèmes « keynésiens » de création de travail et de chômage n’eurent jamais l’importance que l’on suppose ordinairement dans l’agenda du gouvernement de Hitler. Les décisions de politique économique les plus cruciales prises en 1933-1934 concernaient non pas le chômage, mais les dettes extérieures de l’Allemagne, sa monnaie et le Adam Tooze, Le Salaire de la destruction / © Les Belles Lettres

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réarmement ; et pour ce qui est de toutes ces questions, on ne saurait feindre l’innocence politique. Elles étaient au cœur même du programme nationaliste d’auto affirmation qui constituait le véritable ordre du jour du gouvernement hitlérien. De plus, dès lors qu’on attache l’importance qui leur est due aux questions de la dette étrangère et de commerce extérieur, il est clair que, pour des millions d’Allemands, le miracle économique de Hitler fut en fait une expérience extrêmement ambiguë. Si nous voulons éviter une histoire économique dépolitisée du régime nazi, qui tranche sur notre vision de tous les autres aspects de l’histoire du régime, il ne faut jamais perdre de vue que, même en 1933, il y avait d’autres solutions que la stratégie économique suivie par le gouvernement hitlérien. Et ce n’est pas tout : ces solutions de rechange auraient pu valoir de plus grands bénéfices matériels à la majorité de la population allemande. Toutefois, en restant attentif aux alternatives et donc aux possibilités de critique, il ne faut pas non plus sous-estimer les dommages infligés par la Grande Crise en Allemagne comme ailleurs. Même si Hitler n’avait pas été nommé chancelier, et si Schleicher était resté au pouvoir, on imagine mal l’Allemagne suivre, aux pourparlers sur le désarmement de Genève et à la Conférence économique mondiale de Londres, un cours qui n’aurait pas troublé les efforts désespérés pour rétablir la paix et la stabilité dans le monde. À quoi il faut ajouter que ce serait tomber dans le piège solipsiste de la stratégie nationaliste que d’imaginer qu’il appartenait en définitive à l’Allemagne de trancher. Elle pouvait mener une politique plus ou moins propice à la stabilisation mondiale, mais les chances d’atteindre cet objectif fuyant dépendaient de manière critique des autres grandes puissances. Et, en 1933, l’environnement était bien moins propice à une stratégie multilatérale que dix ans plus tôt. Par-dessus tout, la position des ÉtatsUnis avait changé du tout au tout. En 1923, Stresemann avait visiblement raison de parier sur l’Amérique comme la force dominante des affaires mondiales : sur Adam Tooze, Le Salaire de la destruction / © Les Belles Lettres

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un plan économique mais aussi en tant que future superpuissance militaire. Dix ans plus tard, la position de l’Amérique était fatalement affaiblie par la crise économique la plus grave de l’histoire. Quand Hitler prit le pouvoir, Hoover laissa sa place à Roosevelt qui, dans les premiers mois de son mandat, se soucia, à l’exclusion de toute autre chose, d’épargner à l’Amérique les derniers spasmes désastreux de la crise. Des années passeraient avant que les États-Unis ne soient à nouveau le pivot de tous les calculs stratégiques, et, à cette date, l’effroyable régime de Hitler aurait pris trop d’élan pour être arrêté par autre chose que la force brutale.

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