MARIE D’ONCIEU R10 . THP ENSAPM
Adapté adaptable POUR UNE ARCHITECTURE SENEGALAISE
Sous la direction de Carlotta Daro - Responsable mémoire R10 Jean-Pierre Vallier - Directeur d’études Luca Merlini - Second Enseignant Juin 2017
Sommaire
Introduction
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Adapté
p. 13
A. Adaptée aux codes spatiaux B. Adaptée aux ressources
p. 13 p. 24
Adaptable
p. 32
A. Appropriation de l’espace public B. Créer (dans) la ville
p. 32 p. 34
Une architecture adaptée
Une ville adaptable
Conclusion
p. 52
Bibliographie Annexe 1 : Etude de concessions traditionnelles Annexe 2 : Occupations temporaires à Dakar Annexe 3 : Conversation chez Sene Studio Annexe 4 : Conversation chez Jerome Nzally Annexe 5 : Conversation chez Annie Jouga
p. 56 p. 69 p. 72 p. 77 p. 91 p. 98
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Introduction « La manière dont le béton est utilisé aujourd’hui est une vraie contradiction. Ce n’est pas adapté à la spontanéité ». Abdou Sene, « Les plans carrés, droits, ne sont pas adaptés aux modes de vie. Il n’y a aucune pensée sur le mouvement, aucune pensée climatique. » Zoé Duchamp, « La conception d’un logement sans entretien possible n’est pas adaptée à la réalité. Si l’entretien n’est pas possible pour les utilisateurs, il ne sera simplement pas pris en compte ». Hippolyte Gilabert, « Sur le plan climatique il y a une grande différence entre ce que les gens avaient avant (avant la construction de maison en terre) et ce qu’on leur a proposé. Ils se rendent compte, pour la plupart, que ce n’était pas adapté au climat » Jérome Nzally,1 1 Ces citations sont issues d’entretiens réalisés durant un voyage d’étude à Dakar. La retranscription des entretiens se trouve en annexe de ce mémoire.
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Le Sénégal vit aujourd’hui une crise architecturale. Et cette crise se définit par un mot, omniprésent dans les discussions avec les architectes : « inadapté ». Le terme « adapté » cristallise une multitude de problématiques auxquelles fait face Dakar, qui se voit depuis quelques années transformée d’une part, par une densification du centre-ville et des quartiers anciens et d’autre part, par l’étalement de la zone urbanisée, recouvrant aujourd’hui toute la péninsule et s’étendant vers Thiès. Avec une forte dynamique de migration des zones rurales vers la capitale, Dakar doit construire, afin de loger les --- millions d’habitants qui viendront rejoindre la capitale dans les 10 prochaines années. Cependant, dans l’immense majorité des cas, les nouveaux développements immobiliers sont critiqués par les architectes et sont jugés « inadaptés ». Inadaptés au climat, inadaptés aux modes de vie, inadaptés aux ressources locales, inadaptés au cycle de vie des bâtiments, inadaptés à l’économie… Adapter : Mettre en accord, approprier quelque chose ou quelqu’un à quelque chose ou à quelqu’un d’autre, considéré comme prépondérant ou du moins comme incontestablement réel, de manière à obtenir un ensemble cohérent et harmonieux. Importations La quête d’une architecture « adaptée » au Sénégal a été perturbée, à travers l’histoire nationale, par la subjectivité du terme. En effet, ce qui est considéré comme « prépondérant ou incontestablement réel » est ambiguë. La prépondérance dépend de la perception personnelle ou collective, ainsi que du domaine où se place la priorité. Combien de décisions urbaines et architecturales destructrices et néfastes ont été prises sous couvert « d’adaptabilité » ? Le besoin de s’accorder à un modèle a justement été source de nombreux abus. Durant la colonisation, le modèle français est « considéré comme prépondérant ou du moins comme incontestablement réel » par les planificateurs urbains et justifie l’éradication des villages Lebou existants et l’imposition d’un plan directeur exotique. « Comme le plan d’urbanisme le préconise, avenues et boulevards se coupent à angles droits. Les grands axes sont dotés de vastes trottoirs et de larges chaussées et accueillent les imposants édifices coloniaux. Cet urbanisme est-il souhaitable dans la situation dakaroise ? La question ne se pose pas »2. Après l’indépendance3, le gouvernement de Senghor souhaite à tout prix se détourner 2 Diwouta-Kotto, Danièle, Suites Architecturales : Kinshasa, Douala, Dakar, VAA Editions, Epinal, 2010 3 Le Sénégal prend son indépendance en 1960 et Senghor en devient le premier président
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du passé et de l’architecture coloniale en embrassant le concept de négritude4, et en se tournant vers le panafricanisme. Il souhaite insuffler un vent de nationalisme dans l’architecture sénégalaise avec l’idée de « parallélisme asymétrique »5. Cependant, comme le remarque Annie Jouga, la période est encore très marquée, chez les architectes, par un désir de s’accorder avec le mouvement moderne et brutaliste6. Dans une dynamique de démonstration de force, les architectes suivent une démarche d’expérimentation principalement esthétique. Aujourd’hui, un nouveau modèle s’impose, celui qu’on nomme le « modèle international », le « modèle mondial » ou, plus justement, le « modèle Dubaï », l’architecture tout de béton et de verre, verticale et monumentale à travers laquelle les « starchitectes » unifient le langage du bâti planétaire. Encore une fois, les dirigeants politiques, à l’oreille desquels murmurent les multinationales du BTP, défendent l’idée que le Sénégal doit se moderniser, et que pour cela, son paysage architectural doit s’adapter à ce modèle. Ainsi, il faudrait que l’architecture et les modes de vie de ses habitants s’adaptent à la modernité, sans que ne soit jamais élucidé le mystère selon lequel la modernité équivaut à Dubaï. C’est cette modernité qui est aujourd’hui considérée comme prépondérante par la classe dirigeante et, par osmose publicitaire, par la population. On voit ainsi se construire aux Almadies de plus en plus d’immeubles de logements avec baies vitrées plein sud et cuisines américaines, destinées aux jeunes cadres dynamiques qui représentent le Sénégal émergent et l’image du progrès et de la réussite. La frustration se fait ressentir, chez les architectes sénégalais engagés, face à cette importation de modèles. Leur revendication d’une architecture « adaptée » est une lutte contre cette importation. Dans cette confrontation avec l’importation, un courant se profile aujourd’hui, qui prône la réinterprétation de l’architecture vernaculaire. Étymologiquement, « vernaculaire » vient du latin vernaculus, qui signifie « indigène, domestique » et qui désignant tout ce qui n’était pas destiné au marché, mais à la maison. L’architecture vernaculaire, décrite par Eric Mercer, en 1975 comme « la manifestation 4 « C’est une attitude et une méthode, encore une fois, un esprit, qui, significativement, fait moins la synthèse que la symbiose de la modernité et de la négrité. Je dis « négrité » et non négritude puisqu’il s’agit de l’esprit nègre plutôt que du vécu nègre » Senghor, Léopold Sedar in « Léopold Sedar Senghor – 1906-2001 », Ethiopiques, n°11, 1977 5 Le parallélisme asymétrique est une notion inventée par Senghor, qui fut reprise par les architectes. « Le principe : dans la vie, rien n’est vraiment symétrique ; coupez un corps en deux dans le sens de la longueur, et vous aurez deux moitiés assez semblables mais différentes… En architecture, cette théorie crée des ruptures, de jolis vertiges et des jeux de lumière intéressants sous le soleil des tropiques. » Annie Jouga dans Le Chatelier, Luc, Dakar, ton architecture inoubliable, [en ligne], Telerama, mars 2017, [consulté le 02 avril 2017], 6 Annie Jouga dans Le Chatelier, Luc, Ibid.
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d’une culture à une époque précise, par un ensemble de bâtiments surgis lors d’un même mouvement de construction » 7 a longtemps été connotée négativement. Considérée comme une esthétique bucolique et passéiste au XVIIIe siècle lorsque le mouvement pittoresque a cherché à en reproduire les formes ; puis, considérée comme primitive et dépassée (bien que savante) sous l’appellation « d’architecture sans architectes » par le travail de Rudofsky8, sa réinterprétation est aujourd’hui au-devant de la scène, avec des programmes de recherche comme VerSus9, et dans les discours des architectes qui en font leur marque de fabrique. Récemment, la nomination de Diébedo Francis Kéré au prix Pritzker marque un tournant quant à la pertinence de comprendre et de réinterpréter les formes vernaculaires. Progressivement, face aux urgences environnementales et économiques, de nombreux architectes se tournent vers l’architecture traditionnelle pour y puiser sagesse ancestrale et techniques ingénieuses en termes de durabilité environnementale, socio-culturelle et socioéconomique. De superbes exemples de réinterprétations d’architectures vernaculaires, publiées dans la presse, séduisent la communauté architecturale. Kéré réutilise les pots de terre comme moyen d’illumination et de ventilation dans les toits d’une école à Gando ; Toshiko Mori réinterprètent la maison à impluvium Joola afin de récolter l’eau de pluie dans un centre pour artistes dans la brousse sénégalaise ; BC architects construisent la bibliothèque de Muyinga, au Burundi, en réutilisant des matériaux locaux et des typologies indigènes. Mais, alors que, pour de nombreux architectes, la réinterprétation de formes traditionnelles semble être une évidence dans des contextes ruraux, cette démarche ne peut se conformer à la complexité des milieux urbains. Alors que les dispositifs de ventilation de Kéré à Gando, inspirés de maisons traditionnelles, sont face au même climat et à des modes de vie similaires à ceux qui leur ont donné naissance, la ville africaine, hybride, chaotique, fourmillante et mouvante n’a pas de précédent. Sa complexité décontenance et il semble qu’elle invente un nouvel urbanisme, auquel l’architecture traditionnelle ne peut contribuer. Ce mémoire pose donc la question « Comment concevoir une architecture adaptée à la ville de Dakar ? » Et si cette question ne peut être complètement résolue, ce mémoire définira des angles d’attaque pour la recherche d’une architecture « adaptée ». 7 Mercer, Eric, English Vernacular Houses. A study of traditional farmhouses and cottages, Royal Commission on Historical Monuments, Her Majesty’s Stationery Office, London, 1975 8 Rudofsky Bernard, Architecture without Architects, Acad. Ed. London, 1981 9 Le projet VerSus est un projet de recherche, mené à l’EPFL, qui cherche à comprendre mieux les techniques de durabilité traditionnelles, pour les appliquer à la construction contemporaine. Correia Maria, Dipasquale Letizia, Mecca Saverio (eds), Versus, Heritage for Tomorrow, Firenze University Press, Florence, 2014
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Préambule au projet d’une école d’architecture à Dakar, ce mémoire permet de définir certaines particularités et certaines priorités dans le milieu académique face à la crise de « l’architecture adaptée » Une première partie montrera qu’une architecture « adaptée » doit l’être tant du point de vue du climat, que de celui des ressources, des modes de vie et deshybridations que la ville a opéré à partir de ces paramètres. Une seconde partie developpera l’hypothèse que l’élaboration d’une architecture adaptée serait soutenue par l’adaptabilité et la flexibilité de la ville Sénégalaise ellemême.
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AVANT-PROPOS Ce mémoire a été énormément enrichi par un voyage d’étude réalisé en mars 2017 à Dakar, durant lequel j’ai pu rencontrer architectes, ingénieurs, ouvriers du bâtiment, entreprises de construction, promoteurs et élus sénégalais ; réaliser des visites de sites présentant un intérêt particulier (architectural ou urbain) autant à Dakar qu’en zones rurales ; rencontrer des artisans (artisanat d’art et artisanat de production), etc. Ce voyage m’a donné une compréhension plus sensible des questions abordées dans ce mémoire, et me permet d’y intégrer des observations personnelles, des conversations, des images et des croquis.
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Une architecture adaptée A. Codes spatiaux Avant tout, l’architecture adaptée doit exprimer les besoins fondamentaux d’une culture. Ces besoins fondamentaux sont climatiques (protection contre les éléments, confort), sociaux (positionnement de l’homme par rapport aux autres membres de sa communauté, par rapport à sa famille, aux ancêtres, à l’homme et à la femme, aux membres extérieurs) et religieux (conception du monde, rituels). Ces besoins évoluent avec l’évolution des sociétés, et d’autant plus dans un contexte urbain fortement influencé par la mondialisation. Mais, selon Rapoport10, il y a, dans ces besoins fondamentaux, une certaine continuité que les architectes doivent déceler. Ainsi, s’inspirer de l’architecture vernaculaire Sénégalaise dans la manière dont elle articule ces besoins nous permet de comprendre certaines tensions urbaines à Dakar.
10 Rapoport, Amos, Pour une anthropologie de la maison, Dunod, Paris, 1969..
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1. Organisation de la concession traditionnelle Cette réflexion sur l’architecture vernaculaire sénégalaise est basée sur une étude approfondie des maisons traditionnelles sénégalaises. Alors qu’il existait en Afrique, avant la période coloniale, des villes, certaines de très grande ampleur et d’une grande monumentalité, le Sénégal était principalement caractérisé par des communautés rurales de différentes ethnies, reparties dans le pays. La région de Dakar était, avant la colonisation, occupée par des villages lebous. Ceuxci ont été largement décimés par les colons. Aujourd’hui, Dakar est plutôt habitée par les Wolofs, les Sérères et les Lebous11. Les habitats Wolof, Serer, Peulh, Lebou, Diola, Joola, Niominka ont des caractéristiques propres, relatives au climat, aux modes de vie et au contexte. Mais il existe de grands principes que l’on retrouve dans la majorité des concessions traditionnelles. La cour La concession sénégalaise traditionnelle, qu’elle soit wolof, serère ou peul, est composée de cases individuelles disposées dans un périmètre, autour d’un espace commun central. La famille se repartit dans les cases et chacune est intimement liée à son propriétaire. Le chef de famille possède sa case et chaque femme la sienne, ou dorment aussi ses enfants jusqu’à l’âge adulte. Pour Rapoport12, la maison ne peut être considérée en dehors de l’agglomération, et doit être comprise comme une partie d’un système. « L’homme habite un ensemble dont la maison n’est qu’un des éléments et la manière dont il utilise l’ensemble modifie la forme de la maison ». La concession sénégalaise appartient à une typologie d’habitat dans laquelle l’agglomération des cases tout entière est considérée comme le cadre de vie, alors que la maison (ici, la case) n’est qu’une partie du domaine, plus intime, plus fermée et plus abritée. Dans la typologie à agglomération, le cœur ne se situe pas dans la maison, mais bien dans l’agglomération, dans la cour. Celle-ci est le lieu clef dans lequel se déroulent les activités domestiques (production, cuisine, jeux, garde des bêtes) et les activités collectives. Grâce à des dispositifs d’ombrage, les habitants peuvent passer la majorité de leur temps dans la cour, même lorsqu’ils sont retirés sur les extrémités pour se protéger du soleil. La case L’entrée dans la case est un moment de transition très marqué, qui plonge l’habitant dans la pénombre. C’est un changement d’environnement fort, accentué par des éléments 11 12
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D’après Diouf, Makhtar, Sénégal. Les ethnies et la nation, L’harmattan, Paris, 1994 Rapoport, Amos, op cit.
physiques qui force l’habitant à modifier la position de son corps. En effet, il faut se baisser pour passer à travers une ouverture basse, puis parfois escalader un muret qui se situe juste derrière, à l’intérieur. De cette manière, l’intimité de la case est accentuée. C’est le lieu du repos, de la procréation, du retrait. C’est le lieu du ressourcement avant de revenir participer à la communauté, à l’action collective de la cour. Ciel et terre Contrairement à la case, la cour est entièrement ouverte au ciel et à la terre. Cette disposition, avec peu de dispositifs créateurs d’ombre, peut paraître illogique dans un climat ou le soleil est si agressif. Mais cette ouverture au ciel est d’ordre cosmique, et accentue d’autant plus la différence de luminosité lors de la transition entre cour et case. Dans plusieurs formes traditionnelles autres que la concession de type wolof ou serère, la cour dramatise aussi l’évocation du ciel. La plus impressionnante est la maison à impluvium Joola, dans laquelle la cour centrale est un puits de lumière percé dans la maison dans laquelle se déversent les eaux de pluie. Les seuils La notion de «seuil» est un concept qui varie énormément d’une culture à une autre. Ses formes sont diverses, mais avant tout, sa position dans l’espace total n’est pas la même (Rapoport, 1969). Les concessions sénégalaises sont caractérisées par une gradation depuis l’espace commun, dynamique de la cour, vers les espaces plus intimes. L’agglomeration en plan temoigne d’une grande fluidité, qui est en réalité marquée par de nombreux seuils. Ceux-ci permettent d’articuler la transition entre les espaces, marquant des niveaux successifs d’intimité afin d’aller de la cour à la case. Dans certaines concessions, il n’y a a d’ailleurs pas de portes. Ni dans l’enceinte générale ni sur les cases individuelles. Dans certaines croyances, l’habitation doit laisser couler les forces extérieures, il ne doit pas y avoir de barrière fermée pour que circulent les forces telluriques et les esprits des anciens13. Cependant, les transitions sont marquées par des paliers, des changements de matérialité au sol, des demi-murs, des espaces couverts ... L’annexe 1 montre l’étude de plusieurs villages traditionnels, mettant en évidence les dispositifs qui marquent les degrés d’intimité. On peut ainsi lire la concession comme des espaces organisés en degrés de profondeur, du plus commun au plus intime.
13 Selon Bourdier Jean-Paul et Minh-Ha Trinh T. Habiter un monde, Architectures d’Afrique de l’Ouest, Alternatives, Paris, 2005
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Plan d’une concession serère . (Dujarric, 1986) Annotations personnelles
Seuil 3 : Dénivelé entrée case
Seuil 5 : Pénombre totale (terre) Seuil 5 : Pénombre partielle (végetal) Seuil 2 : Mur face à l’entrée, devant la case du chef Seuil 3 : Auvent détaché Seuil 3 : Auvent (extension)
Seuil 1 : Entrée étroite Seuil 3 : Cloture haute
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L’enceinte La concession est entourée d’une enceinte, en palissades de bois ou en murs de terre, dépendant des formes qui définissent l’espace commun. De l’extérieur, ces enceintes sont neutres. Les décorations, peintures, gravures, sculptures se trouvent sur les façades des cases, tournées vers la cour. On définit ce type d’habitat comme introverti. On observe le même type de modèle dans de nombreux pays africains, notamment en Afrique du Nord ainsi qu’au Moyen-Orient. La maison iranienne est un exemple particulièrement clair de maison introvertie, avec le jardin persan au cœur. 14
2. La confrontation urbaine
La concession sénégalaise, architecture vernaculaire, est un modèle introverti. Cependant, la ville de Dakar, planifiée par les colons par le plan de Pinet-Lagarde de 1860, est basée sur le modèle français de ville extravertie. La ville française est caractérisée par ses façades expressives, donnant aux rues leur caractère. Il y a donc une contradiction fondamentale entre la concession sénégalaise et la ville pensée par les colons. Cette différence majeure entre les villes Européennes et les villes de type introverties et l’incapacité des colons, dans divers pays, à comprendre cette inversion, ou à en comprendre l’importance, a été particulièrement destructrice durant l’époque qui a suivi les colonisations et a vu l’apparition des voitures. Nombreuses villes islamiques ont été déchirées par des routes, coupant un tissu urbain de maisons à cour pour inventer des avenues à façades, étrangères à la ville. La ville d’Isfahan choque aujourd’hui le visiteur par le contraste entre ses mosquées splendides et raffinées, dont les façades sont orientées vers la cour, et les façades grises et ternes bordant ses avenues modernes. Cette inversion est une cause directe de l’incompréhension du modèle introverti et de son application à l’échelle de la ville15. La ville de Dakar n’a pas connu le sort d’Isfahan, car son traumatisme est antérieur. La ville entière a été conçue sur le modèle européen, ne prenant pas en compte la prépondérance de la cour dans les maisons traditionnelles. Ses institutions ont été pensées sur le modèle français, ses avenues ont été imaginées comme celles d’Hausmann. Certes, certains grands projets de logement ont intégré une cour dans les maisons, afin de permettre des activités extérieures. Mais les institutions ont toutes été construites comme des objets, aux quatre façades expressives, entourées d’une place publique. 14 Dujarric, Patrick, Maisons sénégalaises, Habitat Rural, Centre Africain pour l’architecture, Dakar, 1986 15 d’Oncieu Marie, « Les madis d’Isfahan », (Mémoire de master, ENSAPM, 2016)
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L’institution objet derrière le mur Une confrontation entre deux modes d’envisager la façade s’impose alors. Cet espace public devant une institution, en Europe, est un code qui implique une monumentalité et des conduites, ancrées dans l’inconscient collectif. Elles sont occupées par des passants, des citadins s’y assoient, se détendent au soleil. Au Sénégal, si l’on reprend la séparation de Koolhaas référencée plus tôt, ces places ne sont pas publiques, elles sont soit abandonnées, soit contrôlées. Si l’institution est entourée par une place ouverte, sans seuil marqué avant la porte même de l’édifice, l’espace sera considéré comme « abandonné » et pourra être approprié par des vendeurs ambulants, des stands, des étals ou autre. L’objet seul sur sa place sera envahi par une occupation au niveau 0, transformant la perception initiale de l’architecte qui le voulait trônant sur un espace « public » à l’européenne. L’intention de monumentalité ne survit pas à l’immersion dans le contexte. L’occupation sera donc perçue comme un désagrément par l’institution et une tension sera créée. Ce phénomène s’est produit avec la création du nouveau Palais de Justice. Archétype de l’architecture « objet », il a souhaité se protéger de l’occupation commerçante de son espace d’apparat, et a érigé une barrière tout autour de la parcelle. Celle-ci est fermée par une porte, contrôlée par un garde et les activités « indésirables » se reportent devant la barrière.
Le nouveau Palais de Justice de Dakar. Photo tirée de Google Streetview
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Cette attitude est la réponse régulière des institutions face à l’appropriation de ce qu’elles considèrent « leur espace », transformant ce qui est perçu comme espace abandonné par certains en un espace contrôlé par la force. Les institutions peuvent donc être appréciées visuellement comme le désirait leur architecte, mais elles se mettent à distance de la population, accentuant leur inaccessibilité physiquement et symboliquement., Des architectes engagés Cet exemple, qui illustre une tension forte entre une forme vernaculaire et un modèle imposé, est remis en question par certains architectes. Pour le centre social de Derklé, Jerome Nzally a conçu un bâtiment qui, comme une concession Wolof, s’organise autour d’une cour centrale. Il a aussi pensé une cour à l’avant du bâtiment. Celle-ci est est entourée d’un mur en terre à demi-hauteur, ponctué d’ouvertures. Le mur n’a pas de porte, mais une ouverture étroite, qui signifie un seuil. Un des bâtiments du centre est placé directement en face de l’ouverture, créant de l’intimité dans la cour interne, invisible depuis l’entrée. Ainsi, le mur fait partie du bâtiment, il continue son expression architecturale en utilisant des matériaux similaires et des codes similaires. Le mur tient à distance, mais
Deuxième cour. Centre social de Derklé, Jerome Nzally (architecte). Photo personelle
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donne à voir ce qu’il se passe dans la première cour. L’accès est libre, mais le seuil est marqué, impliquant un changement de comportement, d’appropriation. La deuxième cour est protégée par l’agencement des bâtiments, mais elle n’est pas fermée non plus. Les bâtiments ouvrent et ferment des lignes de vue selon la position du visiteur. En réutilisant habilement des codes de la concession, Nzally réalise une architecture particulièrement adaptée au contexte urbain, dans la mesure ou elle crée un lieu défini, intime, mais ouvert et accessible. Une autre approche en rapport à l’enceinte est visible dans le travail de Rem Koolhaas sur le projet (non sélectionné) pour le centre culturel Casart à Casablanca. Alors que le projet gagnant, de Portzamparc est une architecture objet, entouré par une place, le projet de Koolhaas prend pour objectif de « contenir l’action ». Le bâtiment détermine une enclave. Selon Richard Scoffier16, le bâtiment montre peu « d’architecture », mais cherche plutôt à définir des espaces - en l’occurrence, dédiés à la musique. L’important dans ce projet n’est pas de générer des formes, mais de définir une enclave qui sera constamment activée par des activités musicales. Koolhaas se sert de cette inversion pour animer le cœur de ce bâtiment culturel et inviter le citadin à participer à l’action, condensée dans les cours.
Projet Casarts, OMA. Maquette de concours 16 Scoffier Richard, Cours #1 Action : Rem Koolhaas, [vidéo en ligne] Communication présentée à l’Université populaire 2014, Pavillon de l’Arsenal, Paris. Repéré à http://www. dailymotion.com/video/x2f31zk
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Les institutions au Sénégal, et en Afrique en général, ont une histoire douloureuse. Leur architecture a toujours exprimé les ambitions d’une classe dirigeante. Les institutions construites à l’époque coloniale cherchaient à établir une rupture nette avec la population « indigène », les institutions construites après l’indépendance ont cherché, par une expression brutaliste sénégalaise, à montrer une force et une robustesse au reste du monde. Aujourd’hui, les institutions africaines ont un nouveau défi, que certains architectes prennent à cœur : intégrer les citoyens en encourageant une interaction. Pour les institutions administratives et gouvernementales, l’objectif est de montrer transparence et ouverture. Le projet de Kéré pour la nouvelle Assemblée nationale de Ouagadougou est guidé par cette ambition. Il réinterprète pour cela la figure de l’arbre à palabre, point de rassemblement et de décision dans les villages. Son bâtiment est ouvert, poreux, et peut être escaladé, appropriation ultime. Le bâtiment principal est entouré d’une place qui contient des bâtiments annexes, en partie enterrés. Ainsi, Kéré définit des espaces plus ou moins contrôlés grâce à leur hauteur et leur accessibilité. Pour les institutions culturelles, l’enjeu est d’attirer les visiteurs, la population n’ayant pas l’habitude d’aller dans les musées. Dans cette optique, les « Sept merveilles de Wade »17 sont le contre-exemple parfait. Pensées comme un chapelet d’objets architecturaux, à l’extrémité du centre-ville, ces lieux de cultures attendent que les visiteurs accourent au lieu d’aller vers eux. Les institutions sénégalaises ont tout à apprendre du subtil contrôle de l’intimité et du rassemblement mis en scène dans les concessions traditionnelles afin de s’adapter à une manière d’envisager l’entrée et la découverte. Ainsi, une architecture intégrant conception des rapports humains et à une conception de l’intimité inspirée de la concession traditionnelle serait plus adaptée à la ville Sénégalaise.
17 Les sept merveilles de Wade sont un complexe culturel imaginé par le président Abdoulaye Wade comprenant le Grand Théâtre National, l’Ecole des Arts, l’Ecole d’Architecture, les Archives Nationales, la Maison de la Musique, la Bibliothèque Nationale et le Musée des Civilisations Noires. Seuls le théâtre National et le Musée des Civilisations ont été construits avant que le projet, trop onéreux, ne soit annulé par le président Macky Sall.
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Assemblée Nationale de Ouagadougou, Kéré Architectes.
Assemblée Nationale de Ouagadougou, Batiment principal et annexes enterrées. Kéré Architectes.
Assemblée Nationale de Ouagadougou, Plan . Kéré Architectes.
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B. ressources Une architecture adaptée doit aussi l’être aux ressources. L’architecture vernaculaire se caractérise par une priorité donnée aux ressources disponibles, que ce soit en termes de matériaux, de main-d’œuvre ou de sagesse technique. Pour Rapoport, la disponibilité de ressources aura une importance primordiale sur la forme de l’habitat vernaculaire18 et pourra même causer des solutions irrationnelles en termes de structure. Cela est particulièrement vrai dans les contextes caractérisés par la pénurie, mais dans l’habitat vernaculaire en général, les ressources sont considérées comme un paramètre dominant en termes d’élaboration de la forme.
1. Favoriser la main-d’œuvre
En concordance avec cette posture, Pierre Frey définit, dans son ouvrage Learning from Vernacular, une nouvelle architecture vernaculaire qui « tende à agencer de manière optimale les ressources et les matériaux disponibles en abondance, gratuitement ou à très bas prix, y compris la plus importante d’entre elles : la force de travail » 19 . Cette approche est particulièrement appropriée dans les pays pauvres comme le Sénégal. En effet, Frey dénonce deux paradoxes cruels relatifs au domaine de la construction dans les pays pauvres. Les formes architecturales traditionnelles sont abandonnées et décrites comme obsolètes, car elles demandent une main-d’œuvre trop abondante, alors que ces pays sont justement frappés par un chômage endémique et caractérisés par une main-d’œuvre abondante et peu coûteuse. Ces pays, dont le Sénégal, choisissent donc de construire une architecture « contemporaine » qui demande l’importation de techniciens supérieurs, de matériaux, d’éléments préfabriqués alors qu’ils n’ont pas les moyens de la financer. Le pays multiplie donc les prêts à la Banque Mondiale ou au FMI pour construire des logements que la majorité de la population ne pourra jamais se payer faute d’emploi. Des architectes comme Carin Smuts ou MASS Design Group sont engagés contre cette tendance. Leur priorité dans la conception architecturale est de favoriser l’emploi local. La construction de leurs projets nécessite une main-d’œuvre importante. À l’hôpital Butaro, au Rwanda, MASS Design Group, a refusé d’importer du mobilier, et a encouragé la création, sur le site, d’une guilde de menuisiers, formés sur place, qui ont réalisé la totalité des meubles à la main. Ils ont imaginé un lieu ou presque chaque menuiserie est customisée ; un manifeste contre la standardisation. Michael Murphy 18 Rapoport, Amos op cit. p. 144 19 Frey, Pierre, Learning from Vernacular, Pour une nouvelle architecture vernaculaire, Actes Sud, Arles, 2010, p.45
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Ouvriers sénégalais sur un chantier à Diamniadio. Photo personnelle.
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Artisans travaillant le métal récupéré dans la rue, Quartier de Rebeuss. Photo personnelle
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insiste sur leur démarche : « prendre chaque décision conceptuelle avec pour objectif de favoriser l’emploi local, et de rendre une dignité à la communauté de laquelle ils se mettent au service»20 Dans ses projets, Carin Smuts se bat pour embaucher des ouvriers locaux, même s’ils ne sont pas formés. Elle pense donc le processus de construction en même temps que l’élaboration de l’architecture, comme dans le projet. « Le meilleur moyen que j’aie trouvé est de recruter les ouvriers dans un rayon de deux kilomètres »21. Ce modèle n’est pas applicable en Occident, où la main-d’œuvre est chère. Mais elle particulièrement adaptée au contexte sénégalais, elle a une vraie cohérence locale. Une production du bâti qui favorise la main-d’œuvre plutôt que l’optimisation industrielle peut sembler dépassée, au premier abord. Mais cette perception est déterminée par une manière de voir l’histoire de la technique et de la construction qui est innovationcentrée. Dans The Shock of the Old22, Edgerton montre, par une foule d’exemples, que notre vision de la technique basée sur l’innovation (validée par l’écriture de l’histoire, etc.) ne s’intéresse pas aux techniques réellement utilisées par les populations durant une certaine période. Alors que la machine à coudre a été inventée en 1790 et qu’elle fait partie, dans l’imaginaire collectif occidental, des techniques de l’avant-guerre, sa production a en réalité atteint un pic dans les années 1960. Le Japon en produisait alors 4,2 millions par an. Dans la province des Huaylas au Perou, à cette époque, la machine à navette23 était encore la technologie la plus utilisée. En effet, si on considère que l’ambition première de la construction doit être de devenir de plus en plus efficace, préconstruite et optimisée, si l’ambition est de copier le modèle occidental, alors le système actuel suit la bonne voie. Mais il est dangereux de se focaliser sur le produit fini lorsque le processus est si préjudiciable à la population. Kako Nubukpo fustige ainsi les dirigeants africains. « Pour avoir un niveau de vie occidental, on est prêt à sacrifier l’intérêt général »24. 20 Murphy, Michael, Architecture that’s built to heal , [vidéo en ligne] Ted Talks, Youtube, 06/10/16 [consulté le 3 mars 2016]. 21 Carin Smuts dans un entretien dans Contal Marie-Hélène, Revedin Jana, « Architectures durables. Une nouvelle éthique pour l’architecture et la ville », Le Moniteur, Paris, 2009. In Frey, op cit. p. 123 22 Edgerton, David, The Shock of the Old, Oxford University Press, Oxford, 2011 23 Machine antérieur à la machine à coudre électrique, qui s’actionnait par la pression du pied. 24 Nubukpo, Kako, Ancien ministre togolais de la prospective et de l’évaluation des politiques publiques dans DataGueule, Franc CFA : une monnaie de plomb, [vidéo en ligne], Youtube, 07/11/2016, [consulté le 30 mars 2017], Disponible sur : https://www.youtube.com/ watch?v=OHg4YgccmPg
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2. Valoriser le travail de l’artisan
Au-delà de la promotion de la main-d’œuvre locale, les architectes engagés dans la « nouvelle architecture vernaculaire »25 cherchent à valoriser la valeur ajoutée du travail de l’artisan. Frey dénonce, sur les chantiers contemporains, la tendance à la création de blocs préfabriqués, prêts à être installés. Ces « blocs cuisine », « blocs sanitaires », « éléments de façade », « chauffage-ventilation », de plus en plus spécialisés et efficaces réduisent énormément la valeur ajoutée du travail de l’ouvrier, qui se voit réduit à un assembleur, remplaçable et dénué de compétences spécifiques. Alors que dans la plupart des pays d’Europe, l’artisanat a presque disparu, et reste cantonné à une production de luxe, au Sénégal, l’artisanat est en plein essor26. On en distingue trois types : artisanat d’art , artisanat de services (blanchisserie, boucherie, électricité, mécanique, etc.), mais on fait ici référence principalement à l’artisanat de production (maçonnerie, menuiserie, fonderie, chaudronnerie…). Selon Sylla, les artisans Dakarois sont encore profondément intégrés à la société, et sont des maillons essentiels de la collectivité, entretenant une intimité complice avec ses membres. C’est pourquoi ils sont très présents en ville, dans leurs ateliers ouverts sur la rue, participant au dynamisme du paysage urbain. Malgré une grande pénurie de moyens, il y a une grande créativité, louée par Zoé Duchamp : « Les artisans sont très créatifs, c’est impressionnant. La créativité est décuplée par la précarité. »27. Mais la création est contrainte par la commande. Peu stimulée et diversifiée, celle-ci vient principalement de touristes et d’expatriés, qui demandent des copies d’artisanat naïf ou de familles peu aisées, qui privilégient des formes « occidentales », signe de réussite. Il tient alors aux architectes de stimuler cette commande, pour valoriser ce travail. C’est la position d’Abdou et Marlène Sene, cofondateurs de Sene Studio. Dès que possible, ils essaient de travailler avec les artisans Dakarois, se rendant dans leurs ateliers, dans la rue, pour comprendre leurs techniques, leurs ressources. Abdou Sene explique qu’il se rend dans les ateliers sans idée préconçue, et s’adapte à ces ressources, se laisse porter par ce que les artisans lui apportent. Puis il développe cette sagesse artisanale dans un projet architectural. Dans un projet de logement, il est parti d’un détail torsadé en métal proposé par un artisan pour composer une façade. Dans un autre, il a exploité une technique de fonte de métal dans des coques végétales pour réaliser un pavillon texturé. Il y a une inversion du processus de projet. « L’architecture vernaculaire privilégie les ressources existantes par rapport au service désiré, alors que l’architecture post-industrielle donne la priorité 25 Selon Pierre Frey, op. cit. 26 Sylla, Abdou, L’artisanat Sénégalais, Presses Universitaires de Dakar, Dakar, 2004 27 Propos recueillis durant un entretien à l’agence Sene Studio durant le voyage d’étude. La retranscription totale de l’entretien est en annexe.
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au service offert par rapport aux ressources. »28
3. La collaboration pour l’innovation
Cette démarche a trois avantages majeurs. Dans un premier temps, elle valorise les compétences des artisans, donnant une valeur ajoutée à leur travail. À Diamniadio29, on voit sur les chantiers à quel point les ouvriers sont dépossédés de toute initiative et de leur savoir-faire, et deviennent simplement les robots d’un processus ultra optimisé. En partant de la technique de l’artisan, on donne une dignité à sa formation, à son expérimentation, à sa maîtrise technique. Cette approche permet aussi de préserver les savoir-faire traditionnels, qui se perdent faute de demande. Biloy Jain favorise cette approche sur ses projets, choisissant des méthodes de construction qui mettent en œuvre des savoirs ancestraux. On peut aussi admirer le travail de Wang Shu, qui, dans un contexte chinois très contraint économiquement, trouve des manières ingénieuses d’introduire des techniques de construction traditionnelles. 30 Enfin, travailler avec les artisans permet une innovation matérielle dont le Sénégal a cruellement besoin. Brodick remarque d’ailleurs, en comparant la posture vernaculaire avec notre attitude post-industrielle, qu’« avec des techniques limitées, les bâtisseurs iront jusqu’à la limite de leurs possibilités, alors qu’avec nos moyens presque illimités, nous avons tendance à travailler bien en dessous de nos limites »31. Pour Abdou Sene, la diversité matérielle et la création de détails fabuleux est une priorité pour le Sénégal, afin de lutter contre l’uniformisation de l’Alucobon et du béton brut qui (outre leurs performances thermiques désastreuses) créent un paysage urbain terne. « Ce n’est pas par luxe que nous utilisons l’artisanat, c’est pour contrer la frustration face au manque de matériaux »32. Pour Annie Jouga aussi, il est essentiel pour les architectes de stimuler la production artisanale nationale, par la conception de leurs projets « On peut imaginer des formes, des matières, mais si on ne peut pas les construire dans la 28 Gonzalez-Diaz, M. J, Garcia-Navarro J, Anthropocentric and non-anthropocentric values as the basis of the new sustainable paradigm in architecture, 29 Diamniadio est une ville nouvelle en périphérie de Dakar. Elle va acceuillir les fonctions ministérielles de Dakar ainsi que de nombreux logements, un campus universitaire, des équipements culturels etc. Elle est construite essentiellement par des promoteurs chinois, turques et marocains, avec des architectes étrangers, sur des modèles architecturaux de style international. 30 Holm, Michael, Kjeldsen, Kjeld & Kallehauge Marie (ed), Wang Shu – Amateur architecture studio, cat. Expo, Humlebaek, Louisiana Museum (09/02/17-30/02/2017), Humlebaek, Louisiana Museum of Art Publication, 2017 31 Brodick, A H, « Grass Root », in Architectural Review, CXV, n°686 (février 1954), 101-111 in Rapoport, Amos, op cit. p. 145 32 Abdou Sene, propos recueillis durant un entretien à l’agence Sene Studio durant le voyage d’étude. La retranscription totale de l’entretien est en annexe.
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réalité avec les ressources locales, alors quel est l’intérêt ? » 33. Pour elle, c’est lorsque le Sénégal pourra produire ses propres matériaux qu’il y aura une architecture vraiment locale. « La marchandise et le produit tuent la production, et l’ouvrier du bâtiment est dépossédé de l’espace dans lequel il pouvait faire la preuve de son talent et de sa créativité. » L’approche vernaculaire à la construction implique un rapport différent entre l’architecte et l’artisanat. Il s’agit de sortir d’un processus de « design », initié par le Bauhaus dans lequel le designer a toute propriété créative et la production est secondaire. L’architecte n’est plus « designer », mais redevient penseur du bâti et le chantier n’est plus un lieu d’assemblage, mais un lieu de construction. Patrick Bouchain défend d’ailleurs cette démarche dans un contexte européen. Il s’est engagé pour que le chantier contemporain soit un lieu ou chaque ouvrier apporte son savoir. Ainsi, la première chose qu’il fait en arrivant sur le chantier est de construire une maison du chantier, avec des matériaux récupérés. C’est un moment de travail collaboratif, dans lequel chaque ouvrier apporte son expertise. « C’est là que les savoirs apparaissent, et on refait le projet à partir de la capacité constructive qu’on a à disposition ». 34 Abdou Sene va encore plus loin. Pour lui, il convient de donner, dans les chantiers, une marge d’improvisation à l’artisan, non seulement pour lui, mais pour l’architecture. « En tant qu’architectes, est-ce vraiment intéressant pour nous de tout dessiner jusqu’au moindre détail ? Quand un compositeur crée une pièce musicale, va-t-il écrire le solo du saxophoniste ? Non, c’est lui qui viendra avec sa sensibilité, son inspiration. Nous devons poser un cadre qui permette d’improviser » Conscient que cette démarche transforme le rôle de l’architecte, Sene avance que c’est justement là, dans cette collaboration, dans cette créativité collective, dans cette invention à partir des ressources locales, que peut naître une architecture « adaptée ».
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D’après un entretien réalisé sur place, voir la retranscription en annexe Ibid
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Une ville adaptable L’étude de l’architecture vernaculaire nous apprend que la résilience vient de la lente évolution qui a conduit à sa forme. La ville de Dakar, caractérisée de « ville en chantier » tire justement sa force créatrice de cette évolution constante qui lui permet de s’adapter continuellement.
A. Appropriation de l’espace public La ville africaine en général, et Dakar en particulier, est caractérisée par une forte appropriation de l’espace public par les citadins. Vendeurs ambulants installant des échoppes le long de boulevards, artisans construisant des ateliers en plein air dans des culs-de-sac, bidonvilles entiers se construisant sur des parcelles inoccupées. L’occupation de l’espace public se fait sur des temporalités variables, de quelques minutes à plusieurs années, et sur des espaces de taille variables, de la taille du corps jusqu’à l’occupation totale d’une parcelle. L’annexe 2 montre la diversité et l’importance de ces phénomènes. On observe des occupations relatives à tous les aspects principaux de la vie urbaine : commerce, habitat, production et détente/jeux. Ces occupations temporaires doivent cependant être divisées en deux catégories. La première est causée par la précarité des migrants ruraux tandis que la seconde est
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intrinsèque à la perception de l’espace public par les Dakarois. Les deux catégories se croisent bien entendu, mais la distinction est importante afin de lire plus clairement la ville et ses débordements.
1. Une impression de chaos
L’exode rural, engagé depuis l’indépendance en 1960, s’est aggravé à l’époque de Wade (2000-2012). En effet, après une politique de grands projets sociaux à l’époque Senghor (1960-1980) et Diouf (1981-2000), l’époque de Wade s’est caractérisée par de grands projets d’infrastructure, qui ont contribué à attirer plus de migrants ruraux à la capitale, sans pour autant prévoir d’équipements, de logements adaptés, ou d’opportunité d’emploi. Une immense population, fuyant la misère des provinces, arrive à Dakar, espérant améliorer leur situation en vendant des marchandises diverses ou en réalisant de petits services. Afin de se loger en centre-ville, près d’opportunités de vente, ces migrants s’installent dans des bidonvilles auto-construits sur des parcelles vides. On voit ainsi des vendeurs ambulants, des étals quotidiens, ainsi que des petites boutiques en bois et en tôle s’intensifier dans le centre de Dakar. Ces marchands se placent dans des pôles d’attraction : à proximité de hubs de transports (gare routières et ferroviaires), près de marchés et dans les rues commerçantes. L’importance de cette économie informelle dans le PIB du pays ne doit pas être sous-estimée. Selon Terrence Jackson35, elle représente une moyenne de 41% du PIB dans les pays Sub-Sahariens et représente 72% des emplois. Elle est responsable de nombreux échanges d’argent chaque jour, permettant la survie d’une immense population précaire. Cette situation cause d’indéniables désagréments (encombrements de voirie, pollution, surdensité des espaces de circulation en centre-ville, développement de dangers sanitaires dans les habitations insalubres et pollution des réseaux d’eau…) Il y a d’ailleurs une frustration importante chez les Dakarois face à ces conséquences. L’étude de Jérôme Chenal, Yves Pedrazzini, Guéladio Cissé et Vincent Kaufmann36 montre que, dans la presse locale, 20% des titres font directement référence à ces débordements sur l’espace public. 35 Jackson, Terence, « Don’t underestimate the power of Africa’s informal sector in a global economy », Quartz Africa [en ligne], janvier 2016, [consulté le 12 mars 2017], Disponible sur : https://qz.com/599483/dont-underestimate-the-power-of-africas-informal-sectorin-a-global-economy/ 36 CHENAL J., PEDRAZZINI Y., CISSE G. et KAUFMANN V., 2009. Quelques rues d’Afrique, Observation et gestion de l’espace public à Abidjan, Dakar et Nouakchott, Lausanne, École Polytechnique Fédérale de Lausanne, Les Éditions du LASUR, 256 p.
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Impression de chaos à la gare de triage de Petersen. Le désordre perçu cache un système de récuperation et de réemploi extrêmement sophistiqué. Photo personnelle.
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2. Des espaces mouvants, mais contrôlés
La perception de la ville comme un désordre permanent cache malheureusement une autre manière d’occuper l’espace public, bien plus contrôlée et fascinante. Koolhaas en faisait déjà l’observation dans son reportage sur Lagos,37 qui montre la ville du niveau de l’œil humain et à vol d’oiseau, en parallèle, l’un révélant un dynamisme illisible tandis que le second met en lumière des réseaux et des systèmes organisés incroyables à l’échelle de la ville. Derrière le chaos perçu, il existe un système d’occupation élaboré par les Dakarois, basé sur des règles tacites, une tolérance, des marqueurs de seuils et une créolisation de la ville coloniale. Mettre sous le même chapeau de « débordements » toutes les activités occupant l’espace public masque des initiatives riches et créatives. En effet, il faut commencer par remettre en question la pertinence du terme « espace public » dans le contexte de la ville Africaine. Pour Koolhaas, la distinction entre espace public et espace privé est obsolète dans le contexte de ces villes. Il est plus intéressant, selon lui, de parler d’espaces résiduels contrôlés ou abandonnés.38 Alors qu’un œil mal averti verra un cul-de-sac comme un espace « public » selon sa définition occidentale, il se révélera être un espace contrôlé par les habitants des maisons annexes. L’analyse d’une rue à Rebeuss met ce phénomène en valeur. 37 Rem Koolhaas dans le film : Van der Haak Bregtje, Lagos Wide & Close, An Interactive journey into an Exploding City [vidéo en ligne]. In www.submarinechannel.com. Submarine, 2002 [consulté le 3 mars 2016]. 38 Ibid.
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3. Cas d’étude
La rue ElHadi Imam Moustabha Diop est située dans le quartier de Rebeuss, dans la médina, un des plus vieux quartiers de Dakar. Elle est bordée de logements de 2-5 étages entre lesquels ont été construits des petits abris en parpaing de béton. Ils servent de logements et de stockage à de nombreux artisans qui habitent et travaillent dans cette rue. Sur le trottoir, de petits ateliers de quelques m2, auto-construits, servent de point de contact avec les clients, de zones de travail ou de stockage. Mais tout le travail se fait dans la rue. Transformée en cul-de-sac par une galerie d’exposition en plein air, elle est un espace de travail collectif, où exercent des artisans, menuisiers, ferrailleurs, ouvriers en aluminium et designers de mobilier travaillant la corne et le cuir… Chacun dispose d’un espace, devant sa devanture, ou il peut s’étendre, stocker ses ressources et sa marchandise. Une grande tente est montée lorsque de grands travaux doivent être réalisés. Une cinquantaine d’artisans travaillent dans la rue. Dans cet exemple, on ne peut pas parler d’espace public ni d’espace privé. On est dans un espace contrôlé, défini par le seuil de la galerie d’exposition qui marque l’entrée dans la zone d’un côté, et par un arbre de l’autre côté de la rue sous lequel s’installent des femmes pour proposer de la nourriture aux artisans. La zone est régie par des règles définies par les habitants. La construction d’espaces de travail, en bois, en tôle ou des tentes en tissus, l’entrepôt de matière première, les jeux d’enfants sont les bienvenues. La régulation se fait par la communauté et non par l’autorité municipale.
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Occupation de la rue ElHadi Imam Moustabha Diop: croquis plan masse
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Occupation de la rue ElHadi Imam Moustabha Diop: stockage et travail artisanal . Photo personnelle
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Occupation de la rue ElHadi Imam Moustabha Diop: stockage et travail artisanal . Photo personnelle
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Sur la corniche, entre la ville et l’océan, s’organisent plusieurs petits villages artisanaux. Ils consistent en une série de petits abris en béton couverts de tôle, groupés autour d’une cour. Les artisans (bijoux, vêtements, textiles, sculptures, mobilier) travaillent essentiellement dehors, mettant en commun leurs outils et techniques. Ils ont aussi construit un abri pour une cantine dans le centre de la cour et une galerie d’exposition, tournée vers la route. Un espace qui était abandonné devient un espace contrôlé par une communauté d’artistes et artisans.
Village artisanal le long de la corniche : croquis en plan masse
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Bidonville dans les interstices de la zone industrielle : croquis en plan masse
Marché autoconstruit implanté le long d’un mur d’enceinte d’une école, près d’un marché officiel: croquis en plan masse
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Ainsi, on voit qu’il y a une appropriation par la population d’espaces urbains conçus sur le modèle français. La dialectique rue = espace public, maison = espace privé a été remplacée par une série d’espaces contrôlés et adaptés. Certaines appropriations sont des initiatives individuelles, comme un salon de coiffure qui prend le contrôle du trottoir devant sa boutique pour s’y étendre ou peut être entrepris par un collectif, comme l’installation, tout le long du canal, de stands de ventes de meubles par des menuisiers ou la création d’une place communale autour d’un arbre par l’ajout de sièges. Cela peut durer quelques heures, comme l’occupation d’une friche pour jouer au foot, ou plusieurs années, comme la construction de marchés sur des parcelles vides. Une description plus extensive est donnée dans l’annexe 2. Dans un contexte de laisser-faire, ce système s’autorégule, et le gouvernement n’intervient que pour mettre en application une demande des citoyens. Les appropriations qui ne dérangent pas le bon fonctionnement de la ville et ne gênent pas sont autorisées à rester, les autres sont déplacées ou pourchassées par les autorités. Cette conception de l’espace « public » dans la ville est extrêmement intéressante, car elle a un avantage majeur : elle permet des opportunités, des prises d’initiatives créatrices.
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B. Créer (dans) la ville
1. Appropriation de la capitale Africaine
L’existence de cet espace qui n’est pas privé, mais flexible, appropriable, permet, avec peu de matériel, d’inventer un atelier, de se créer un emploi, de créer un espace de jeux, d’organiser un lieu de rassemblement, un lieu de vente… L’espace « public » est un terrain de possibilités, et peut devenir le lieu d’implantation d’initiatives citadines. Cet espace géré par la tolérance commune, permet aux habitants de passer à côté de l’administration pour prendre action immédiatement sur l’espace commun, pour le transformer ou en extraire des opportunités. Cette opportunité a été revendiquée par plusieurs mouvements, au Sénégal, comme dans d’autres pays africains. À la fin des années 1980, (1988-1989) le mouvement Set Setal, du wolof « set », propre et « setal », rendre propre, s’est développé en réponse à la dégradation environnementale qui a suivi la crise de la transition démocratique39. Face à l’accumulation de déchets 39 Abdou Diouf, qui était devenu président le 1er janvier 1981, suite à la démission de Léopold Sedar Senghor, gagne l’élection présidentielle de 1983. Son mandat est marqué par un désengagement de l’Etat dans les domaines de la santé, de l’éducation et de l’assainissement. La capitale se voit couverte d’ordures ménagères, causant
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Image peinte lors du mouvement Set Setal reprÊsentant Martin Luther King, Nelson Mandela et d’autres figures politiques africaines. Photo personnelle.
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ménagers dans la capitale, la jeunesse s’est mobilisée afin de prendre en main l’espace commun, et de restaurer le cadre de vie, très dégradé. Leur démarche consistait à nettoyer et à peindre de nombreuses fresques à travers la ville. Pour Christine Leduc-Gueye40, ces fresques populaires étaient une manière pour la jeunesse de se réapproprier l’espace public, et d’y insuffler une nouvelle dynamique.41 Tous les habitants, dans les quartiers, furent encouragés non seulement à nettoyer, mais aussi à embellir les murs, le mobilier urbain, les places, les trottoirs, les parcs… Chacun était en droit de s’exprimer, afin de créer un contexte urbain plus agréable pour tous. Mamadou Diouf estime que le mouvement a recréé des espaces et des logiques de sociabilité dans l’espace public, grâce à sa forme collective.42 Ce phénomène, rejoint par les étudiants des Beaux-Arts, ainsi que les peintres décorateurs d’enseignes (au style naïf) fut aussi l’opportunité pour la jeunesse d’exprimer, dans l’espace public, leur conception de l’identité nationale. En effet, suite à la colonisation et l’époque Senghor, il y avait un réel désir de fabrication d’une identité, basée sur des figures nationales43 (dignitaires, hommes politiques, religieux, sportif), ainsi que sur des images du passé, de la tradition, dénuées de leur symbolique, pour leur en donner une nouvelle (ceddo wolof, pangol serer, tuur lebu)44 Pour Mamadou Ba, le mouvement Set Setal, comme d’autres initiatives similaires depuis (Bul Faal, Y’en a Marre), témoigne de la capacité créatrice des jeunes, et de leur une crise sanitaire et sociale. Sa réélection en 1988 est très controversée et cause de nombreuses émeutes dans les grands centres urbains du pays, particulièrement à Dakar. 40 Christine Leduc-Gueye, « Du set Setal au Festigraff : l’évolution murale de la ville de Dakar », Cahiers de Narratologie, n°30, 2016 41 Cette action fut par la suite encouragée par le maire de Dakar, qui y trouva une manière de valoriser la créativité Dakaroise, et par les ONG, qui purent, à travers ce moyen d’expression, diffuser des messages de prévention sanitaire. 42 Mamadou Diouf, Wall Paintings and the Writing of History : Set/Setal in Dakar, Ann Arbor, MI, USA, MPublishing, University of Michigan Library, vol.2, no.1, 2005 43 Les images les plus populaires étaient celles des héros de l’histoire du Sénégal, comme Lat Dior ou Albouri Ndiaye, qui s’étaient battus contre les colons, ou Blaise Diagne, Lamine Gueye, premiers hommes politiques Sénégalais, des intellectuels comme Cheikh Anta Diop des personnalités du continent Africain comme Nelson Mandela ou Thomas Sankara. Ces personnalités, bien connues, et très présente dans la culture, n’avaient jamais eu une représentation si marquée dans l’espace public. 44 Mamadou Diouf, op. cit.
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Théâtre Dider Schaub, installation permanente réalisée durant le festival Doual’art 2010 (Pensa, 2017)
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don d’invention de modes d’action inédits pour peser sur la vie commune. 45 À Douala, on peut observer un phénomène semblable avec le festival Doual’art, qui lui aussi, investit la tolérance de l’espace public pour y implanter des installations artistiques. Celles-ci peuvent être temporaires, et cherchent à interpeller les citoyens, à mettre en lumière des problématiques urbaines. L’édition de 2010 avait pour thème l’eau dans la ville, et les artistes se sont attachés à attirer l’attention sur les problématiques et les opportunités liées à ce thème. Mais bien souvent, si elles répondent à une demande, ou à un besoin, les installations sont adoptées et pérennisées, comme les New Walk Ways in New Bell46ou le théâtre source Didier Schaub47. Dans la construction d’une identité nationale, l’alliance de l’art et de la rue est essentielle. Sa particularité permet à l’art de s’exprimer dans la rue, d’être en contact avec les populations qui ne se rendront pas dans les (rares) musées et galeries. D’ailleurs, pour Mamadou Jean-Charles Tall, l’art contemporain africain n’a pas de sens s’il n’est pas dans la rue. « Mettre l’art dans la rue est le moyen de décloisonner les sociétés et de les revivifier au contact de la critique, de l’incompréhension, de l’enthousiasme, de ceux que cet art est censé (re)présenter. »48 Petit à petit, l’expression artistique sénégalaise se fraie un chemin, entre tradition et modernité, entre héritage colonial, nationaliste et internationalisme. Le décloisonnement, la flexibilité de l’espace public permet une expression, un espace de débat, de propositions et de réponses, grâce auxquels la société peut graduellement réinventer ce qu’elle considère comme authentiquement Sénégalais. 45 Mamadou Ba, « Dakar, du mouvement Set Setal à Y’en a marre (1989-2012) », Itinéraires [En ligne], 2016-1 | 2016, mis en ligne le 01 décembre 2016, consulté le 13 décembre 2016. URL : http:// itineraires.revues.org/3335 46 « Sur environ 2 kilomètres, les caniveaux à ciel ouvert du quartier New Bell ont été couverts. Cette couverture a été réalisée avec de longues planches de bois sur lesquelles l’artiste a inscrit des textes et des mots liés à l’élément liquide , qui ont ensuite été perforés, permettant ainsi à l’eau de s’y infiltrer tout en évitant aux ordures solides d’y pénétrer. » Verschuren, Kamiel, « New Walk Ways in New Bell » in Iolanda Pensa (ed),Public Art in Africa, MétisPresses, Genève, 2017 (p.153) 47 « L’artiste a décidé de métamorphoser la forme naturelle de la zone entourant la source d’eau du quariter avec une structure typique de la Rome antique, de forme amphitéhâtrale. L’installation permet d’acceuillir près d’un millier de personnes : le théâtre est devenu un point de repère important pour les habitants, en particulier pour les femmes et les enfants » Aguirre Philip, « Théâtre-Source Didier Schaub » in Ibid (p.199) 48 Mamadou Jean-Charles Tall, architecte et cofondateur du Collège Universitaire de Dakar dans Mamadou Jean-Charles Tall, « Doual’art, pionniers de la rencontre de l’art et de la rue », in Ibid. p.35
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Ainsi, l’espace public africain est un réel terrain d’opportunités créatives. Création d’emplois, d’une économie alternative, de développement d’activités ; création d’espaces de collectivité, de lieux de rassemblement, d’espaces de jeux ; création d’une expression artistique, d’une identité nationale et urbaine, aux confluences de courants complexes. Fabrice Hervieu-Wane le décrit ainsi : « Il y a bien une autre Dakar, cachée, loin des projecteurs. De multiples villes hybrides dans la ville qui n’ont attendu personne pour se mettre en action. »49 Pour lui, Dakar demeure l’empire de la débrouillardise et de l’extrême adaptabilité de l’environnement urbain.
2.Miroir sur l’Occident
Si on considère la flexibilité de l’espace urbain comme une qualité, créatrice d’opportunités, et non comme un signe de précarité d’une Afrique ayant encore du chemin à faire pour rattraper la ville occidentale, on retourne un miroir intéressant sur le prétendu « modèle ». En effet, le rêve d’une ville flexible faisait déjà rêver les situationnistes dans les années 50. Ils s’attaquaient, en 1953, à l’architecture et l’urbanisme rythmé par l’ennui de la technique et du confort et imaginaient une ville qui changerait selon la volonté de ses habitants50. Pour eux, l’aventure et le jeu devaient triompher sur la routine et la création libre de sa vie devait s’imposer. Zoe Duchamp, rencontrée à Dakar, compare son expérience à Dakar avec son expérience en France, se désolant de voir que des initiatives collaboratives peinent à décoller en France non pas à cause d’un manque de créativité ou de désir de participation, mais à cause d’un contexte trop rigide, qui empêche et décourage la prise en main de l’espace « Il y a un tel désir de s’investir, une telle envie de s’impliquer, mais notre cadre est trop rigide » 51. Aujourd’hui, dans les villes occidentales, la prise d’initiatives dans l’espace public est quasi-inexistante par des particuliers ou des collectifs. Les projets se heurtent à des cadres législatifs et urbains inflexibles. Le processus grandissant de privatisation dans les grandes villes comme Londres ou Istanbul contribue à donner aux citoyens un sentiment de perte de contrôle sur leur environnement. Pour Andreas Spiegl et Christian Teckert, l’espace public de nos villes est en cours de dénaturation par le capitalisme. “La perception d’un espace non utilisé dans la ville comme une perte économique est issue d’une logique d’exploitation qui le définit comme capital non utilisé. Le principe sous-jacent est une vision fonctionnaliste qui ne voit que de l’inutilité dans la disfonctionnalité de l’inutilisé et du vide”. 49 50 51
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Hervieu-Wane, Fabrice, Dakar, l’insoumise, Autrement, Paris, 2008 Brun, Eric, Les situationnistes. Une avant-garde totale, CNRS Éditions, 2014 Architecte chez Sene Studio, voir retranscription d’entretien en annexe
Dans cette dynamique, les villes africaines devraient être considérées comme des exemples d’urbanisme contemporain, et non comme des imitations ratées des « vraies » villes d’Europe et des US. Le regard sur les villes africaines est encore biaisé. Il est intéressant de constater que des termes très différents sont utilisés en référence aux prises d’initiative dans l’espace libre des villes. Si on Europe on parle de « popup », « creative use of space », « do-it-yourself », « urban hack », « nomadic city dweller », « city-making », « anyone can be a city-maker »52, dans les villes africaines, on utilisera les mots « occupation », « informel », « encombrement », « débordement ». Récemment, la publication d’ouvrages tels que « Make Shift City », « Temporary Urban Spaces » ou « Pop-up City » montrent un réel engouement pour ces sujets en occident et des initiatives comme « Permanent Breakfast »53, « Reclaim the Streets »54 et des forums comme « ErsatzStadt »55 ou « Camp For Oppositional Architecture »56 mettent en lumière l’insatisfaction des citadins face à un espace public régi uniquement par le capitalisme. La tendance du pop-up, suivie par le blog « Pop-Up City » depuis 200857, est en hausse. Pour eux, la rigidité des villes contemporaines ne s’accorde plus avec le dynamisme de notre époque. Pourquoi, dans une société où les gens deviennent exponentiellement flexibles et mobiles, échouons-nous à rendre les villes plus adaptables ? Et si l’utilisation temporaire des espaces urbains est encouragée par les villes, dans notre époque événementielle, ce n’est pas par des initiatives populaires, mais de manière totalement top-down. Notre ville, dominée par l’optimisation capitaliste, ne peut laisser la place à l’imprévu, alors elle le réplique, avec des codes graphiques empruntés à l’occupation spontanée dans des évènements temporaires payants et sponsorisés. Une des caractéristiques de l’architecture vernaculaire est qu’elle est en évolution 52 Termes receuillis dans Beekmans, Jeroen & de Boer, Joop, Pop-up city, City-Making in a Fluid world, BIS Publishers, Amsterdam, 2014 53 Permanent Breakfast est une initiative qui a commencé à Vienne et s’est répandu à travers l’Europe. L’idée est de s’installer pour petit-déjeuner dans des lieux « publics » afin de questionner justement leur aspect « public » et leur accessibilité. 54 Reclaim the Streets a commencé à Londres au milieu des années 1990. Le but est de lancer des fêtes dans les rues, niant le rôle privilégié de cet espace pour la circulation. 55 Un pavillon temporaire, lieu de réflexion et de débat qui s’implante de manière informelle et illégale. Le projet tentait de proposer des solutions concrètes et utopiques pour améliorer la vie urbaine (à Lagos, Bombay, Istanbul, Rio etc.) La structure du pavillon ellemême était ouverte à la participation et la collaboration. 56 Un forum durant lequel les architectes tentent de répondre à la question du rôle de l’architecte face à l’espace public commodifié. 57 http://popupcity.net/
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constante afin de s’adapter aux circonstances extérieures changeantes58. En effet, de même manière que des êtres vivants évoluent lentement sur de longues périodes, afin de répondre à des conditions uniques, l’architecture vernaculaire s’adapte, par un principe d’essais et d’erreurs. Lorsqu’une maison est détruite par un tremblement de terre, un éboulement ou une pluie torrentielle, elle est reconstruite différemment, afin de s’adapter. C’est cette capacité à s’adapter qui donne à l’architecture vernaculaire sa résilience. Pour l’équipe VerSus, la plus grande capacité d’un système résilient est son habilité à apprendre de ses erreurs pour proposer une solution plus performante, plus adaptée. Aujourd’hui, la notion de « ville résiliente » prend de l’ampleur dans les débats architecturaux. Face à des changements économiques, climatiques et sociétaux d’une rapidité imprécedentée, rendre les villes plus résilientes est une priorité. Cependant, cet objectif est toujours abordé par le haut, par de grands projets urbains dont l’impulsion et la gouvernance viennent du haut, d’un organe décisionnel unique. On pourrait au contraire, imaginer une résilience tout autre ; une résilience par le temporaire, le reconfigurable. Dakar (et d’autres villes africaines) offre un terrain ou chacun et tous peuvent participer à la conception de la ville, dans un processus d’essai et d’erreurs. De la même manière que la destruction de la maison a entraîné un toit plus adapté, on peut considérer le marché malien informel de Dakar, qui s’est déplacé 3 fois en quelques années, afin de s’adapter au flux de transports et permettre toujours une plus grande accessibilité. La ville vernaculaire est la ville qui se construit lentement, au fur et à mesure, en s’adaptant aux conditions, elle ne peut se faire que par les gens, et non pas par le capital. Si l’on cherche a élaborer une architecture adaptée, le meilleur terrain pour que chacun puisse contribuer à cette élaboration est la ville adaptable. En laissant la création de l’espace, la transformation du modèle français venir directement de la rue, on permet une plus grande appropriation de la ville par les habitants, et, progressivement, on définit ce qui est adapté, ce qui ne l’est plus, et la ville peut évoluer, comme un organisme.
58 Selon Dipasquale, Letizia, Mecca, Saverio, Ozel, Bilge, Ovali Kisa Pinar, « Resilience of Vernacular Architecture in, Correia Maria, Dipasquale Letizia, Mecca Saverio (eds), op. cit.
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Conclusion Dans la quête d’une architecture adaptée, un matériau vient cristalliser particulièrement bien la crise ; le béton. En effet, sa mise en œuvre au Sénégal n’est bien souvent ni adaptée ni adaptable. Le recours systématique au béton ne tient pas compte des ressources du pays. Le Sénégal n’a pas énormément de réserves de sable. Toutes les constructions en béton des dernières décennies ont achevé d’éroder entièrement les plages du cap, et on se tourne aujourd’hui vers le sable fin qui se pose au-dessus de la terre, en provenance du Sahara. La latérite et l’argile, au contraire, sont des matériaux extrêmement abondants mais peu utilisés. De plus, son circuit manufacturier ne sert pas non plus les intérêts nationaux. Les principales cimenteries et grands groupes constructifs sont étrangers (la plupart français, Sococim (appartient à Vicat, FR), Dangote Cimenterie (Groupe nigérien), Lafarge (FR), Eiffage (FR), CSE, Binladin (Saudi)59 ainsi que chinois, turque, marocains, indiens ou des pays du Golfe. Sa mise en œuvre ne privilégie pas les savoir-faire locaux ou une main-d’œuvre qualifiée locale. La majorité des techniciens sont chinois, et les Sénégalais occupent les postes d’ouvriers indifférenciés. De plus, les formes architecturales conçues en béton s’adaptent mal au climat dans les 59 Sane, Youssouf, « Le Sénegal a un gros problème, c’est la disponibilité de sites ou de bâtiments industriels », Seneplus [en ligne], septembre 2013, [consulté le 16 mars 2017], Disponible sur : http://www.seneplus.com/article/%C2%ABle-senegal-un-gros-probleme-c%E2%80%99estla-disponibilite-de-sites-ou-de-batiments-industriels%C2%BB
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deux typologies majoritaires que l’on voit se construire aujourd’hui au Sénégal. La première typologie est celle des modèles importés tel quel de Dubaï, d’Europe ou d’un « style international » imaginé. Ces bâtiments cherchent à reproduire un style esthétique qui inspire la « modernité », dans lequel le béton, les blocs associés, le verre et l’aluminium priment. La forme n’est pas repensée pour intégrer les caractéristiques climatiques locales, la chaleur tapante, les pluies abondantes de l’hivernage, les vents. La seconde typologie est l’architecture auto-construite que l’on voit proliférer en périphérie des grandes villes et dans les zones rurales. Ces constructions reprennent les formes architecturales traditionnelles de la case et de la concession, en remplaçant la terre par le béton et les toits en typha par des toits en tôle ondulée. De véritables cauchemars thermiques, ces constructions en béton sont aussi contraintes par la fixité du matériau. Contrairement à la terre crue, facilement reconfigurable, le béton ne permet aucune marge d’évolution. Il faut donc négocier avec le matériau. Dans l’habitat auto-construit, des tiges de fer restent à l’air au sommet des colonnes, permettant un deuxième étage potentiel sur les maisons. Pour Abdou Sene, le béton est en contradiction totale avec l’adaptabilité créatrice de la ville : « La spontanéité est intéressante, mais cette spontanéité est figée dans du béton. Au-delà du bon ou du mauvais goût, il y a une réelle contradiction »60.
Sur la route de Dakar à Rufisque on voit une prolifération d’habitat en béton qui semble toujours en chantier. Les tiges restent à l’air libre afin de prévoir un prochain étage potentiel. Photo personnelle 60
Abdou Sene, op. cit.
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Afin de lutter contre la transformation de Dakar en une ville de béton et afin d’élaborer une architecture réellement adaptée, la capitale a besoin d’une école d’architecture. Pour les architectes avec qui j’ai eu la chance de discuter, une nouvelle architecture résolument sénégalaise ne peut que s’écrire par la création d’une école. Selon Abdou Sene, il faut inonder le pays d’architectes. Pour 300 architectes environ au Sénégal, il y en a environ 30 000 en France. Or, ce nombre trop faible les force à être constamment dans la production, sans pouvoir prendre suffisamment de recul, sans pouvoir privilégier l’expérimentation et l’innovation. Sene déplore le fait que les projets qu’il réalise ne soient livrés qu’aux clients, qu’il n’y ai aucun débat public en relation avec la discipline. En effet, la formation de nouveaux architectes, dans une institution nationale, permettrait la création de nouveaux professionnels, mais aussi une production de pensée, de critique, de théorie par une presse spécialisée ou des organismes de recherche. Plus un pays compte d’architectes, plus ceux-ci peuvent pratiquer des activités annexes qui remettent en question la discipline et sa production. Une école aurait pour vocation de redécouvrir une certaine sagesse vernaculaire, de mettre en valeur certaines techniques et savoir-faire traditionnels ; tout en innovant, grâce à la technologie contemporaine et à la créativité locale. Elle serait un lieu de débat, de recherche, de diffusion. « Si on veut créer une architecture adaptée, c’est à l’école qu’il faut commencer » défend Annie Jouga61. Afin d’accompagner son programme pédagogique de redécouverte et d’innovation, la manifestation architecturale de l’école serait manifeste. Privilégiant la sagesse vernaculaire, sa forme exprimera de manière contemporaine certaines caractéristiques de l’architecture traditionnelle Sénégalaise. Privilégiant les ressources locales, elle mettra en avant l’utilisation de la terre, facilité et diversifiée grâce aux innovations techniques contemporaines. Enfin, son dessin anticiperait sa construction, à la manière de Carin Smuts, créant une architecture entièrement personnalisée, allant l’encontre de la rationalisation excessive et de la systématisation. Son système de conception serait basé sur l’individualisation, privilégiant une main d’œuvre abondante locale et non la préfabrication. Ainsi, par cette école, nous sommes invités à imaginer un concept d’institution qui ne soit pas strictement importé. Nous nous interrogeons sur la manière dont l’intégration de la sagesse vernaculaire dans une institution contemporaine peut nous inciter à repenser le projet architectural, de sa conception à son cycle de vie.
61 Propos recueillis durant un entretien à l’agence Sene Studio durant le voyage d’étude. La retranscription totale de l’entretien est en annexe.
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Centre Culturel Guga S’Thebe. Carin Smuts. 1999 L’architecture de Carin Smuts joue la carte de la personnalisation de chaque espace pour favoriser la main d’oeuvre et non la préfabrication
Centre Jeunesse Ulwazi. Carin Smuts. 1998
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ANNEXE 1 : HABITAT TRADITIONNEL Les dessins ci-contre sont issu de l’ouvrage ethnologique de Patrick Dujarric, Maisons sénégalaises, Habitat Rural. 1 L’étude de ces plans et coupes, accompagnée par l’ouvrage Habiter un Monde, Architecture d’Afrique de l’Ouest nous a permi d’identifier les seuils qui rhythment les parcours dans la concession, définissant des niveaux d’intimité progressif, de l’extérieur à la case, en passant par la cour.
1 Dujarric, Patrick, Maisons sénégalaises, Habitat Rural, Centre Africain pour l’architecture, Dakar, 1986
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Seuil 3 b
Seuil 3 :
Seuil 4 : Seuil 5:
Seuil 2 :
Seuil 1 :
(une seu
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bis : Espace défini par poteaux et toit
: Clotures hautes
: Entrée étroite (sans porte) Pénombre
: Mur face à l’entrée cache le coeur
: Entrée étroite
ule entrée)
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Seu
Seu
Seu
Seu
Seu
Seu
Seu
Seu
Lais
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Seuil 1 : Dénivelé, défini la limite du village
uil 4 : Entrée étroite (murs en quinconce)
uil 5 : Pénombre
uil 3 : Demi-mur
uil 6 : Ouverture étroite à l’intérieur de la case
uil 3 : Prologement du toit, auvent (ombre)
uil 1 : Entrée étroite, demi-murs
uil 3 : Entrée detournée
uil 2 : Clotures non opaques
sse voir mais pas passer Seuil 2 : Dénivelé définissant l’espace de la case
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Seuil 1 : Entrée étroite (une seule entrée) Seuil 2 : Mur face à l’entrée cache le coeur Seuil 3 bis : Espace défini par poteaux et toit Seuil 3 : Mur dissimulateur Seuil 4 : Entrée etroite dans la case Seuil 5 : Pénombre Seuil 3 : Clotures hautes Seuil 3 : Auvent detaché (ombre)
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Seu
Seu
Seu
Seu
Seu
Seu
Seu
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Seuil 3 : Dénivelé entrée case
uil 5 : Pénombre totale (terre)
uil 5 : Pénombre partielle (végetal)
uil 2 : Mur face à l’entrée, devant la case du chef
uil 3 : Auvent détaché
uil 3 : Auvent (extension)
uil 1 : Entrée étroite
uil 3 : Cloture haute
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Seuil 4 : Ouverture étroite vers la maison Seuil 5 : Pénombre Seuil 3 : Denivelé pour la maison + Ombre (auvent) Seuil 1 : Ouverture étroite
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Seuil 4 : Ouverture étroite vers la maison Seuil 5 : Pénombre Seuil 3 : Sas denivelé (ombragé
Seuil 2 : Panneau en chicane face à l’entrée Seuil 1 : Ouverture étroite
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ANNEXE 2 : OCCUPATIONS TEMPORAIRES Toutes les observations dans cette partie sont recueillies sur place, selon des observations longues ou courtes dans différents lieux de la capitale. La perception est un facteur peu fiable, mais qui me semblait important. Il a été recueilli auprès de plusieurs habitants qui me faisaient visiter les lieux.
COMMERCE Vendeur ambulant (objets importés ou fabriqués) Temporalité : De quelques secondes à quelques heures Occupation d’espace : Son propre espace + l’espace de son étal Localisation : Dans tous les endroits de passage où les gens circulent suffisamment lentement pour acheter. Dans la rue, aux centres urbains denses, mais aussi sur la route, aux lieux de bouchons. Perception : Assez mal perçu par les habitants de Dakar, car encombre, dérange, et n’est pas d’ici Matériel : Une cagette, un bol ou un plateau Vendeur quotidien avec son stand Temporalité : Une journée peut se répéter tous les jours, mais peut changer de lieu Occupation d’espace : L’espace de son étal (plus ou moins grand) Localisation : Dans les rues, lieux de passage. Contre les murs, sur les trottoirs, ou au milieu des routes, sur des terre-pleins. Près des marchés, des zones de vente, près des hubs commerciaux, hubs de transport ou au centre des quartiers. Perception : Dépends de la gêne occasionnée. Mais peut être mal vu si trop gênant Matériel : Une natte, une table pliante, etc. un parasol, sa marchandise Extension de commerces sur la rue Temporalité : Une journée, mais se répète tous les jours Occupation d’espace : L’espace qui est devant la boutique Localisation : Dans les rues commerçantes. Perception : Bien perçu, cela participe au dynamisme de la rue, et l’espace juste devant est vu comme « appartenant plus ou moins au propriétaire de la boutique »
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Matériel : Bancs ou barrières, natte, table Agglomération de stands – marchés Temporalité : Dure jusqu’à ce qu’ils soient déguerpis ou institutionnalisés Occupation d’espace : Peu occuper de larges parcelles vides Évolution : Peuvent être expulsés ou institutionnalisés Localisation : Sur des parcelles vides près des hubs de commerce ou des hubs de transport ou créent de nouveaux centres (près du canal) Perception : Tolérés près des hubs, car cela répond à un besoin de commerce, apprécié lorsqu’ils créent un nouveau hub Matériel : Cabanes en bois et en tôle ou tentes Marchés de pièces, lieux de triage et de récupération Temporalité : Peuvent durer des années Occupation d’espace : Peuvent s’étendre dans un quartier entier, ou dans des friches urbaines Évolution : Peuvent être expulsés Localisation : Près des gares, des hubs de transport (en ville ou en banlieue), près des décharges Matériel : Cabanes de stockage en bois ou tôle
HABITAT Sans-abri Temporalité : Quelques heurs Occupation d’espace : L’espace de son corps + un matelas Localisation : Plutôt dans des lieux résidentiels, ou industriels, plus calmes Perception : Mal vu Matériel : Carpette Bidonvilles Temporalité : Peut durer des années, jusqu’à ce qu’ils soient déguerpis ou institutionnalisés Occupation d’espace : Sur des parcelles vides Évolution : Peuvent s’étendre du moment qu’ils ne sont pas expulsés, et peuvent être
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institutionnalisés Localisation : Dans le centre-ville, près des lieux de travail, ou près de hubs de transport s’ils sont hors du centre Perception : toléré, car non visible Matériel : Maisons en bois, en tôle, et parfois en béton de sable, tentes, etc.
PRODUCTION Artisan ambulant (cordonnier…) Temporalité : Quelques heures, bouge avec le soleil et les mouvements de la journée Occupation d’espace : L’espace de son corps Évolution : Si le commerce marche bien, peut se solidifier en construisant une boutique Localisation : Sur les trottoirs ou sur les places, dans les lieux denses de commerce ou hubs de transport Perception : Pareil que les vendeurs ambulants, même si leurs services sont utilisés Matériel : Cagette, panneau, tabouret Ateliers éphémères Temporalité : Peuvent durer plusieurs jours, en revenant chaque jour, si l’espace reste libre Occupation d’espace : L’espace des personnes assises et de leurs équipements (métier à tisser) Évolution : Peuvent s’étendre, construire des zones de stockage ou des abris plus permanents si le commerce fonctionne bien. Localisation : Sur les trottoirs, places ou parcelles vides, grands boulevards ou il n’y a pas trop de densité, mais suffisamment de passage pour pouvoir vendre Perception : Ne dérangent pas, certains leur achètent Matériel : Extensions de boutiques Temporalité : Durent des années, du moment qu’ils ne sont pas déguerpis Occupation d’espace : L’espace d’un atelier, pour le stockage, etc. Évolution : Peuvent disparaître en cas d’évènement, ou d’arrêt d’activité. Peut être agrandi, ou rétréci en fonction de l’activité ou de celle des autres
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Localisations : Dans les quartiers résidentiels, dans les culs-de-sac ou rues tertiaires. Perception : Plutôt bien perçu Village artisanal Temporalité : Durent des années Occupation d’espace : Occupe une parcelle vide Évolution : Peuvent grandir, avoir de plus en plus d’artistes, plus de locaux, de machines, et devenir institutionnalisés Localisation : Sur des parcelles vides, plutôt côté corniche, dans les lieux touristiques, près de l’aéroport, à Gorée… Perception : Plutôt bien perçu
LOISIRS Repos à l’ombre Temporalité : Minutes, heures Occupation d’espace : Occupe la place des corps Évolution : Des bancs peuvent devenir plus pérennes, et la place peut être aménagée, décorée Localisation : À tous les endroits de la ville, sous un arbre, à l’ombre d’un bâtiment, du moment que la rue n’est pas trop encombrée ou trop bruyante Perception : Bien perçu Aires de jeux Temporalité : Minutes, heures Occupation d’espace : L’espace des corps Évolution : Des éléments fixes peuvent être intégrés (baby-foot, balançoire, cages de foot) si ils ne gênent pas et des aires de jeux peuvent être montées par les habitants Localisation : Dans les lieux résidentiels ou près des écoles Perception : Bien perçu
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ANNEXE 3: CONVERSATION CHEZ SENE STUDIO 10/03/17 Avec Abdou Sene, cofondateur de l’agence Sene Studio, formé à l’ENSA Marseille et au London MET et Zoé Duchamp, architecte chez Sene Studio, formée à l’ENSA Malaquais Sur le projet avec la recherche sociologique Zoé : Moi, pour ma HMO, je questionnai beaucoup Abdou et Marlène sur le fait qu’il n’y ai pas d’école au Sénégal, est-ce que c’est problématique pour s’adapter, avoir une architecture in situ. Est-ce que c’est problématique d’avoir une formation étrangère. Et en tout cas, je trouve – je suis étrangère, je fais de l’architecture au Sénégal- que c’est très intéressant dans le sens ou, par exemple, nous à Malaquais (ENSA Paris Malaquais, ou Zoé a fait son master ndlr), on nous dit beaucoup que l’architecture ce n’est pas qu’une question de construction. C’est un travail de sociologue, de philosophe… et ici, je vois vraiment ce que ça veut dire, parce que je ne connais pas la société au départ, et donc, créer des espaces.. Disons qu’en France, comme on connaît le contexte social, on a l’impression d’être des dessinateurs de façade. On fait des plans standard –surtout dans les logements sociaux- et après on créer un façade et c’est ça qui est différent. Alors qu’ici, il y a un vrai exercice, pour moi qui suis étrangère, d’exercice sociologique pour comprendre l’espace que je construit, parce qu’il est adapté à une société tout à fait différente. Ca peut paraître tout bête, mais un espace comme l’espace teranga, il m’a fallu peut-être 3-4 mois pour comprendre les plans qu’on faisait. Et maintenant que je connais mieux la culture, les espaces prennent tout leur sens. Donc je trouve ça intéressant d’être obligé de se former ailleurs, parce qu’on a une perspective différente, et on a vraiment cette position de sociologue, et qu’on a pas l’occasion ou la nécessité d’avoir en France. Marie : Tu dois plus rentrer dans le cœur de la manière d’habiter l’espace Z : Voilà, tu te poses les vrais questions. Tu es obligé de te les poser, là ou en France, tu peux marcher par mimétisme. Abdou : C’est vrai, que, contrairement à la France ou l’Angleterre, ce qui est chouette ici c’est qu’on est encore dans une époque d’expérimentation. Les choses doivent s’écrire maintenant. On ne va pas trouver la documentation pour se préparer. Ca peut être des frustrations. Parfois on a envie de faire des recherches sur certaines choses. Mais en même temps, on est libres. Libres de participer à l’évolution de ce processus. Tout n’est
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pas écrit, tout n’est pas figé. Z : Oui, parce que tu parlais de l’architecture sans architectes. C’est vrai que ça ne se vérifie plus. En tout cas à Dakar, ça tend à disparaître. Il y a de plus en plus d’architectes impliqués dans la construction de la ville. Sur la contradiction du spontané et du béton A : C’est vrai, mais en même temps… Récemment, on a reçu des étudiants de l’université de Columbia, et ils disaient « Est-ce que le fait qu’il n’y ai pas d’architectes trop impliqués dans construction de la ville c’est un avantage, ou un inconvénient ? ». Le seul inconvénient que je vois, c’est celui ci : c’aurait été intéressant si cet aspect spontané, si dans ce développement spontané il y avait d’autres matériaux. Il y a beaucoup de choses dans l’architecture africaine, il y a une approche assez spontanée, avec des matériaux spontanés. On utilise par exemple, comme dans la mosquée de Dianey, à chaque hivernage il faut refaire encore – ce qui explique les bouts de bois qui sortent pour s’en servir comme échafaudage. Ce côté un peu éphémère donne un aspect graphique très représentatif de la façade en fait. Ca devient un élément très fort de la façade. Z : Tu connais ce bâtiment ? M : Non, mais c’est vrai que le côté éphémère est très présent dans la construction, je le remarque dans d’autres éléments. A : Voilà donc, ça c’est intéressant ça, comme manière de construire. Mais le problème c’est qu’on a cette spontanéité qui est figé dans du béton. Le béton c’est… il y a une contradiction. Même si on va au delà du bon goût et du mauvais goût de ce que les uns et les autres font, dans l’impact réel qu’il peut avoir sur le développement de la ville, il y a un réel problème, à l’échelle de la ville. Il y a cette dichotomie M : Vous voulez dire que ce n’est pas un matériau évolutif. A : Oui, regardez en France, ce qui a été construit après la guerre. Il a fallu combien de temps pour avoir du recul sur tout ça ? Pour maintenant revenir en arrière ? C’est figé Z : Disons que plus que d’un point de vue esthétique, le problème du béton ici c’est qu’il va être utilisé de manière peu réfléchie. On va avoir des immeubles plans carrés, droits. Il n’y a aucune pensée sur le mouvement, aucune pensée climatique. On met la clim à fond. M : Oui, avec de grands panneaux en verre…
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Sur le rôle des architectes et l’importance d’une école A : Oui, donc on a besoin d’une école, on a besoin d’une école, pour plusieurs raisons. Déjà, le nombre d’architectes n’est pas assez important par rapport à l’échelle du pays. Il me semble que, dans une ville ou dans un pays, tous les architectes ne doivent pas avoir la même profession. Nous ici, on construit on construit on construit. Mais il faut qu’il y ai des architectes qui aient suffisamment de recul. Nous on a nos idées, nos opinions, nos approches, mais on est dans la production. Est-ce qu’on a suffisamment de recul pour s’auto-critiquer à l’échelle de la ville ? Peut-être qu’à l’échelle de notre agence oui, peut-être que ça peut se justifier. Mais rien ne nous dit que dans 10-15 ans, nos bâtiments seront toujours appréciés, comment ils vont s’intégrer dans le paysage urbain. C’est un autre débat aussi. Autre chose, c’est qu’il n’y a pas de critique, et ça c’est primordial pour n’importe quelle profession. Il faut qu’il y ai des magazines. Z : Une production de pensée. A : Oui une production de pensée, qui régule les choses. Il y en a qui veulent être récompensés, et il y en a qui ont peur d’être critiqués. En Angleterre, le RIBA gère beaucoup de choses. Non seulement ça régule, mais c’est stimulant aussi, de faire du travail et d’avoir des professionnels qui ont un œil sur ton travail. En temps qu’architectes ici, notre travail est livré juste au client. C’est assez difficile. On aurait aimé qu’il y ai des critiques plus objectives, que seulement des critiques émotionnelles. Tout ça, il faut qu’il y ai une production de pensée. Je discutais avec un architecte belge, Oswald Dedecour. Il voulait créer une école ici, mais c’est compliqué. Et il disait « Il faut inonder le pays d’architectes » « Inonder ? Mais ils vont faire quoi ? » « C’est pas grave, après la société va s’organiser en fonction ». C’est son concept ça. C’est vrai que quand tu vas dans des écoles comme la Polytechnique de Milan, ils en forment à la chaine. M : C’est vrai que plus il y a des architectes, plus il y en a qui peuvent faire des activités annexes qui alimentent la pression. A : Exactement, plus il y a d’architectes, plus il y a la possibilité d’éduquer M : Oui, et d’intellectualiser A : Oui c’est ça ! Nous on reçoit une éducation, qui est assez spécifique. Et on a pas comme prétention d’éduquer le peuple, mais on a notre contribution à apporter. Et notre contribution c’est quoi ? Quoi qu’il en soit, d’une certaine manière, il y a certains clients, quand on injecte certaines idées, on fait ce petit rôle d’éducateur. Ca c’est assez important.
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Parfois, on fait un projet, et en temps qu’architecte, on va voir toute la pertinence de certains espaces. Mais le client n’arrive pas à voir la différence entre ce que fait l’architecte et ce que fait le technicien. Il n’y a pas assez d’outils, pas assez de débat. Et cette absence de débat est assez frustrante en temps que professionnel. Sur la reconnaissance du métier d’architecte M : Et la reconnaissance du métier d’architecte, j’ai l’impression, est différente ici ? Le métier d’architecte en tant que tel, est-ce qu’il est plus vu comme un professionnel du bâtiment et moins comme quelqu’un qui pense les espaces… Z : Si quand même, je pense A : C’est ambigu. Z : C’est comme en France. En France aussi, on va avoir des clients qui vont dire « faites nous un plan ». L’architecte est pas forcément bien vu en France non plus, les gens ont un peu l’impression qu’on est superflu. Macon c’est un vrai métier, architecte c’est un peu du luxe. A : Oui, et bien tu vois, quelqu’un comme Cheikh Chan, il dit que Alassane et moi, nous sommes des artistes. Z : Voilà, sur le chantier, il les entrepreneurs, et ensuite, tout ce qui a attrait à l’esthétique, au bien-être des utilisateurs, on se retourne vers nous, et notre parole est sainte. A : Voilà, lui il est ingénieur, et il dit que nous sommes artistes, parce qu’on tient à ce que les choses soient faites d’une certaine manière Z : Avec une certaine sensibilité A : Artiste ça peut être un compliment pour lui, mais pour nous c’est très péjoratif, dans le sens ou on a tellement les pieds sur terre, on gère tellement de paramètres (économiques, contextuels) Quand on nous dit qu’on est des artistes, ça fait vraiment les gens qui ne s’y connaissent pas dans tout ça, comment les choses se montent financièrement, quels sont les montages techniques. En tant qu’architectes, il faut connaître beaucoup de choses, être calés sur beaucoup de choses. Au Japon, les architectes c’est « sir ». Monsieur l’architecte ! Ils savent que l’architecte a un rôle à jouer dans la société, pas seulement de faire des bâtiments. Z : Je pense que les gens ont conscience de ça aussi ici non ? On ne nous regarde pas comme des bâtisseurs A : Hum… C’est ambigu. Je ne pourrai pas trancher.
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Z : Après, je pense que ce qui est plus facile en France, c’est tout l’accès qu’il y a à la pensée de l’architecture. Comme ici il n’y a pas de littérature sur le lieu, c’est moins conscientisé, de la part de la population, la place de l’architecte dans la société, son influence… A : Exactement, il y a plus d’outils Z : Il y a plus d’outils pour comprendre le rôle de l’architecte. Mais bon, ici comme en France, il y a beaucoup de personnes qui ne comprennent pas, pour qui c’est du superflu, dont on pourrait se passer. A : Le nombre de fois ou je rectifie quelqu’un qui dit « Je veux des plans » Je réponds « moi je ne fais pas des plans, je fais des projets ». Il y a une énorme différence. Un projet on réfléchi, on adapte, on fait. Ca demande une recherche, ça demande un développement… tout ça ! Mais il faut se rappeler, qu’on a pas la pensée légitime, comme on dit. Il faut l’adapter, il faut la titiller, il faut l’intégrer la négocier. Tout se négocie ici, la pensée aussi. Aie, maintenant ça va être écrit noir sur blanc ! {rires} Sur l’inspiration qui vient de la spontanéité de la rue Z : Ton sujet, c’est donc d’utiliser la spontanéité des gens pour influencer l’architecture c’est ça ? M : En fait, ce que je trouvais intéressant dans le Bauhaus – et le Black Mountain College aussi par exemple – c’est cette idée d’école expérimentale qui s’ancrent dans un moment présent, et qui essaye d’apprendre de l’énergie du moment. Z : Le zeitgeist M : C’est ça. Et dans ce contexte, d’associer l’architecture à la construction, pour que ces innovations aient un vrai impact et ne soient pas purement théoriques. Au début j’étais très intéressée par le site de la gare Petersen. Z : C’est l’ancienne gare ? M : Non, c’est une gare routière. Avant il y avait une usine d’arachide, qui a été démolie, et maintenant il y a un marché. J’étais un peu fascinée par la manière dont l’espace se crée, se « decréé ». Tout ce qui était informel, je trouvais ça fascinant. Ca c’est une chose qui m’intéresse. Après, il y a tout ce qui concerne les matériaux, le fait qu’on ne construise plus en terre mais beaucoup en béton. Mais à la base, l’idée c’était de dire « si on implante une école d’architecture dans le site de Petersen, comment est-ce que l’énergie de la fabrication informelle de l’espace peut dialoguer avec un enseignement de l’architecture. Ensuite, j’imaginais plutôt une école avec une maison mère, et ensuite des étudiants envoyés dans la ville, pour là, créer des échanges par l’expérience, par
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l’in-situ. A : Oui, c’est vraiment intéressant. Moi j’ai toujours rêvé de ça. Une fois qu’on est lancé, qu’on est architecte, on a plus ce temps là. J’aurai aimé d’avoir le temps d’entrer… Tu vois la Spit ? La ou ils travaillent le métal, tout ça. J’aurai aimé y passer des semaines, voir ce qu’ils ont, ce qu’ils font. Eux ils sont directement dans la production. Voir ce qu’ils jettent, les choses qu’ils stockent. Alassane me disait « je vais t’inviter comme ça tu vas voir, tu me dira ce qu’on peut faire. » Ca ! Lancer des étudiants là-dedans, j’ai toujours rêvé de ça. Je me suis dit que s’il y avait une école d’architecture, si on veut créer une manière de faire qui est spécifique à ce lieu là, c’est par là qu’il faut commencer. Nous on est trop dedans maintenant, c’est trop tard {rires} Z : Oui, ce qui est spécifique au lieu, c’est vraiment la spontanéité des gens et je trouve que ce serait extrêmement intéressant d’apprendre l’architecture par ce biais là. Quand tu vois dans la rue, le fait qu’il n’y ai pas de cadre réglementaire, comme en France, ça permet aux gens d’être spontanés. Quand tu vois dans la rue, les gens fabriquent. Ils prennent trois planches, ils se fabriquent un banc, ils font une place publique, il y en a un qui ramène une boutique ambulante, c’est un espace public créé. A Paris, jamais tu vas descendre un canapé dans la rue. Il y a une spontanéité. C’est un peu le côté poétique du bidonville, l’auto-construit. Sans vouloir magnifier quelque chose de désolant, il y a tellement à apprendre de cela, et surtout, d’intégrer la population à cette acte de création qu’elle a. Les gens sont très créatifs. M : C’est ça, je suis assez fascinée. Tout à l’heure, j’étais près de Rebeuss, il y a plein d’artisans qui travaillent le bois, le fer. Ils m’ont invité à venir voir leurs ateliers, voir comment ils travaillaient, là ou ils mettaient leurs affaires, là ou ils vivaient. Tous ces espaces qui sont construits par les gens, c’est fascinant. La rue qui devient un espace tout à fait différent, c’est incroyable. Il y a toute une hiérarchie qui se crée qui n’était pas prévue par le plan directeur, modelée par les gens. Après, je n’ai pas du tout envie d’avoir une vision trop romantique de l’informelle. Z : C’est vraiment ça ! Il faut trouver le juste milieu. Parce que sinon c’est soit de l’informel, soit on rase tout et on fait quelque chose de très cadré. Il n’y a pas forcément de juste milieu aujourd’hui. Soit on fait des projets urbains avec une trame très rigide, soit c’est entièrement informel. Changer le processus de projet, un processus de projet adapté A : Mais en même temps, ça peut être rapporté d’une autre manière. Dans les écoles d’architecture en Europe, il y a une méthode, une manière de recueillir l’information, traiter l’information, développer une idée, produire un projet. Je dis ça parce que, dans
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ce processus là, il y a des choses à revoir. J’ai fait un petit design d’un abat-jour. On a mis des lampes, et j’ai réalisé que c’était trop fort. On voulait tamiser la lumière. Parfois, je n’aime pas trop être designer. J’aime pas quand les idées viennent de moi, j’aime pas. J’aime bien écouter ce que l’autre a à dire et arriver à quelque chose. Donc je vais à Soumbedioune (village artisanal ndlr), je regarde, rien ne m’inspire. Je vais voir les gars qui font les djembé, les écuelles, les trucs d’arachide. Je vais le voir. Je lui dit « Je veux un abat-jour ». Il me dit « Comment ça ? ». Je lui dit « Ecoute, qu’est-ce que tu as ? » On regarde. Il me dit qu’il va partir sur une planche simple. Je vois une pirogue. Ca c’est intéressant. Est-ce qu’on peut partir sur une forme comme ça. C’est à partir de là que les idées commencent à naître. On est arrivé à un produit, très beau. Aujourd’hui je ne peux pas réclamer que c’est mon design. Pourquoi nous en tant qu’architectes designers il faut qu’on soit propriétaires de nos idées ? Comment on peut partager et apporter notre approche à ces artisans là qui n’ont pas certes une certaine approche de développement logique. On est arrivé avec un bel objet, mais il n’y a pas un seul dessin. Z : C’est la discussion A : C’est la discussion, c’est la spontanéité. C’est très esthétique, pratique, fonctionnel. M : C’est intéressant que vous parliez de la discussion, parce que ça, c’est dans la culture, le processus par la discussion. A : La discussion, la négociation. C’est ce que je dis toujours. Je tiens vraiment à la négociation. Même sur les chantiers. Il y a des choses qui se négocient. On met trop en avant les mêmes méthodes qu’on connaît depuis des centaines d’années, les dessins, tout ça. Quand je venais d’arriver en archi, mon prof d’art plastique disait « Les Africains n’ont pas de vision dans l’espace » Bon, à développer. {rires} Je vais à Londres, et je vois un designer que j’apprécie beaucoup Ross Lovegrove. Il disait qu’il était fasciné par les objets africains. Ce développement 3D qui n’est pas dessiné, directement sculpté. En Europe, le sculpteur dessine avant. Mais comment on passe d’un objet qu’on imagine, directement à sa réalisation, sans tout ce développement qu’on nous apprend à l’école. Ca ca m’intéresserait de le faire à une très grande échelle. Depuis qu’on est là, on essaye de le faire. Le cadre et le « room » for négociation (sur le chantier, dans la ville, dans l’habitat) Z : Je trouve que vous le faites vraiment ! Si on parle de ça, je disais qu’il n’y a pas de juste milieu, mais ce n’est pas vrai. En Europe, quand on fait un projet, on passe 4 mois
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à faire les plans d’exécution, on signe, c’est figé, permis de construire, c’est cadré, et on fait le projet tel quel. Alors que nous, on va certes faire les plans d’exe, mais, il tout va être renégocié. A la fin, c’est le projet de tout le monde. Tous les lundis, on est tous sur le site, la maitrise d’œuvre, la maitrise d’ouvrage, on est tous ensemble, une dizaine d’acteurs. On regarde ce qui est en train de se construire, et on décide de ce qu’on fait pour la suite. Tout le monde grandit, le bâtiment émerge, on le modèle tous ensemble. Le fait qu’il n’y ai pas un cadre règlementaire aussi figé qu’en France, ça permet ça en fait, c’est vraiment l’œuvre de tout le monde et on se promène dans l’espace et on modifie. A : En même temps, il y a un cadre. Un cadre signé, des contrats, des règlementations Z : Mais c’est plus facile de le détourner A : Oui, il y a un cadre, et la question c’est de savoir ce qu’on fait avec. Le cadre nous protège, au cas ou, mais qu’est-ce qu’on fait de ça, et qu’est-ce qu’on amène. Cette touche de la négociation. Par exemple, le truc qu’on a fait à Fann, pour les toilettes l’autre jour, c’était une pure négociation. C’était trop profond… Non non mais dites nous, on fait. C’est chouette ça. Z : Il y a un cadre, mais la manière de faire fait qu’on peut toujours s’arranger. M : Le rapport au cadre ; il y a vraiment un parallèle à faire avec la ville. Il y a un cadre, il y a des infrastructures, il y a un tracé, et c’est qu’est-ce qui est possible à l’intérieur. Z : Ca me fait penser à Elemental, qui vient d’avoir le Pritzker, avec ces maisons nonfinies. C’est totalement adapté pour ce genre de cadre. Nous on vient de faire une cité, de 300 logements. Le temps, le financement fait qu’on a pu faire que 2 modèles de maison, bon, on a essayé de faire des mix, de les tourner. On a livré la cité, et on est sur que dans 10 ans, ça ressemblera aux gens du quartier, ils l’auront modelé complètement, comme une brusselisation. Chacun se sera approprié son environnement. Ce ne sera plus un projet un peu étatique. On peut en être sur. M : Oui, c’est tout ce rapport à l’ajout, à la suppression, à la personnalisation. A : En fait, les architectes, on est obligés de travailler comme ça. Il faut se questionner sur ça. On fait un projet et on veut dessiner tout, jusqu’au moindre détail. Est-ce que c’est vraiment intéressant ça ? Quand tu es musicien et que tu composes, tu as une idée, tu fixes les bases. Mais est-ce que tu vas faire le solo du saxophoniste ? Est-ce que tu vas lui dicter ? Non, tu le laisses. Lui il vient avec son inspiration, avec sa sensibilité. Le batteur, peut-être qu’il va apporter quelque chose d’un peu décalé. Mais tu le laisses l’apporter. Pour moi c’est ça qu’il manque dans notre métier. C’est trop « stiff » c’est trop rigide. Il faudrait qu’on ai un cadre, mais un cadre qui puisse permettre aux autres
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d’improviser. Z : Mais ici c’est le cas. A : En tout cas il y en a le potentiel. Nous c’est ce qu’on essaye de faire. Avec Cheikh Omar, qui travaille le métal, on a fait des choses super ! On lui demande comment il voit les choses. Il ne sait pas dessiner mais tant mieux, on va discuter. Z : Ca c’est quelque chose qui est fondamentalement humain. En France, avant de venir, j’étais dans un collectif d’architecture participative. Le projet c’était une place, et on a fait la place avec les habitants, dans un cadre français, dans un cadre ou les gens n’ont pas l’habitude de prendre en main l’espace public. Mais il y a une telle créativité, un tel désir de s’investir. Quand on voit les gens se lever à 9h un samedi matin ! Il y a une réelle envie de s’impliquer, mais en France notre cadre est trop rigide. Et ça sape l’envie. A : Il y a des gens qui sont très créatifs, c’est impressionnant. Des fois je vois des choses, et je me demande vraiment, avec si peu de moyen, comment ils ont pu penser à ça. M : L’économie de la récupération, c’est impressionnant ! Z : J’irai même au delà, dans les comportements. Dans le bus, quelqu’un va s’asseoir sur toi. C’est très créatif {rires} C’est possible, on peut composer. Bon, moi j’aurai peutêtre pas fait ça. C’est possible de transformer, c’est moins codifié. Sur la richesse de travailler avec des acteurs hors de la profession A : En tout cas, je pense que si on devait créer une école d’architecture, ce serait – comment faire nourrir le potentiel- et aussi intégrer plus ceux qui ne dessinent pas, dans le processus de la création. On nous apprend trop à être maîtres de nos idées. La aussi il y a des questionnement. Si tu es designer, tu dessines tout, tu décides tout, le détail, les courbures, tout ça. M : Je pense que le rapport à la propriété c’est un débat très important. Et je pense que l’architecte a toujours peur d’être démuni de sa propriété intellectuelle. Z : Mais moins ici, parce qu’ici le collectif prône sur tout. Hier, on discutait, dans l’agence, on se disait qu’on retrouve notre vocabulaire esthétique partout dans Dakar, et en fait, ça ne nous dérange pas, si on peut participer au collectif. C’est beaucoup moins individuel. {interruption}
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A : Tout à l’heure – on est en train de faire des travaux à la maison – le mec vient avec un élement torsadé, en métal. Bon je n’aurai jamais designé ça. Mais en fait c’est beau. Bon c’est un élément cliché, mais c’est beau le côté torsadé. Mais je n’aurai jamais pensé à ça, tellement on est figé dans notre manière de penser. L’ornement est un crime, tout ça. M : Il y a une histoire de l’esthétique qui bloque aussi cette créativité A : Oui, tout doit être épuré, il y a des codes. Mais à partir de ce que les autres te proposent spontanément… Du coup avec Marlène, on a eu l’idée de prendre cet élément, mais de le combiner avec quelque chose d’autre, de beaucoup plus sobre. Et voilà, on a pas dessiné, on a pas bloqué. Il vient avec quelque chose, on va ajouter notre vision, négocier et il y a une nouvelle créativité. On a une formation assez puissante mais qui représente un certain handicap. C’est dans l’autre sens que Le Corbusier. Il disait, vers la fin de sa vie, qu’il aurait aimé avoir eu une formation universitaire. Mais nous, on aurait aimé avoir ce côté spontané. Parce que la formation devient un espèce de gène dans notre corps. Tu dois concevoir et {claque} tu as des codes {claque} tu as des codes. Mais ce travail avec l’artisan, cette conception avec, on ne peut le faire que quand on travaille pour nous, on a pas peur, on a pas le client qui est derrière nous. Sur la créativité dans la précarité Z : Ici, la formation d’architecture est vraiment par l’expérience. Quand tu vas à Colobane, que tu es sur le pont, on voit un énorme bidonville, et ça fait miserabilis, mais quand tu es à l’intérieur, c’est très riche – sans tomber dans le romantisme du bidonville encore une fois. A : Non, mais quand on est arrivé au Sénégal, avec Marlène, on est allé là-bas. Au fil du temps, on a développé tout un concept sur l’aluminium qu’on recycle, pour en faire des plaques. A l’époque je crois que le recyclage n’était pas encore dans les mœurs. On a proposé au client qui ne voulait pas des choses recyclées dans un bâtiment neuf. Dans ces bidonvilles là, on est allé voir quelqu’un qui sculpte à la main, une forme comme une noix d’arachide. Il faut coque, et à partir de cette forme là, on prend des cannettes de coca, autre, et on fait des éléments, et ça rendait assez intéressant. Z : C’est pas rare, en fait, dans tous les arts, l’informel inspire énormément. J’avais lu dans un article qu’à Rio, tout l’art qui est produit, dans le formel, vient de la favela, la musique, la mode, la danse. Tout ce qui est produit dans la favela est récupéré par les artistes. Ils récupèrent les codes et ça les inspire.
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M : Oui, la créativité est décuplée quand les gens sont dans le besoin. Z : Les gens se lâchent A : Ils se lâchent, c’est leur quotidien M : Je crois que c’est Koolhaas qui a dit qu’en Afrique, il y avait des milliards de manières d’exprimer le fait qu’il n’y avait pas de possibilité. En Europe, il y a plein de possibilités, mais ici, il y a plein de manières d’exprimer qu’il n’y a pas de possibilité. Z : Ah oui ! D’ailleurs, tu n’entendra jamais un Sénégalais te dire « non ». A : Oui, si je demande à quelqu’un si il sait comment aller à tel endroit, il va me dire « Oui, tu vas à droite, puis à gauche, et à partir de là-bas, tu demandes » {rires} M : Ca m’est arrivé plein de fois ! Les taxis disent toujours oui et ils ne savent jamais ou ils vont ! Z : Tout est possible ! A : Mais c’est vrai que, dès qu’on a une formation cartésienne, c’est blanc ou noir, ici, c’est inch’allah. Le manque de matériaux et de détails M : Alors justement, quand vous travaillez avec les artisans, c’est avec lesquels que vous travaillez ? A : C’est tout, c’est avec ceux qui travaillent le bois et le fer. M : Je trouve ça très intéressant. En France, dans la pratique d’architecture, on va dessiner le projet, puis dessiner les détails, et ils seront produits par quelqu’un. Mais la collaboration entre architecture et artisanat, dans le Bauhaus c’était extrêmement présent. Il y avait l’expérimentation avec la matière qui inspirait l’architecture, qui entrait dans les détails etc. Et j’ai l’impression que c’est quelque chose ici qui est une source de potentiel forte. Z : Surtout ça coute moins cher ici. On peut expérimenter avec quelqu’un. La matière coute cher par contre, mais pas la main d’œuvre A : Ici, on peut ressentir une frustration du manque de matériaux ici. Mais ça peut devenir un avantage. Ok, il y a peu de choix, mais on peut créer, avec les artisans. Sur nos projets, tu ne verras pas les panneaux Alucobon, que tout le monde adore ici. C’est fade ! Ce n’est pas d’une manière théorique, ou par luxe qu’on utilise l’artisanat, mais c’est
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pour exister. C’est survivre Z : C’est vraiment « il y a rien, et il faut être créatif » A : C’est ça. C’est comme l’écologie. Ici le concept n’est pas une question de luxe ou de marketing. On est dedans ! Il faut chaud ! Tout le monde n’a pas les moyens pour la clim. Il faut faire de la bonne ventilation naturelle. Ici, l’écologie c’est un instinct. {Depart Zoé} Sur une nouvelle méthode de projet A : D’autres questions ? M : Déjà c’est passionnant comme discussion. Je ne sais pas encore ou cela va me mener. Mais je sens qu’il faut canaliser ces tensions de l’époque, qu’on ressent, dont on parle. A : Tout à fait, tout à fait. Je réfléchi beaucoup sur ça, sur un échange de procédé. J’apporte une certaine méthodologie et tu apportes une certaine spontanéité. Et comment se fait la communication. Est-ce que c’est par le langage ? Un langage des formes ? Codé ? Spontané ? Qu’on comprenne très vite. C’est ça qui a de la vitalité, donc comment nourrir cette force là ? Cette vivacité. Je me dis qu’il y a tellement de choses qui ont du potentiel, qui sont dans la rue. Créer une école d’architecture oui, mais qu’est-ce que ça va être cette école ? Des ateliers ? Des salles de classe ? Ca ne peut pas être dans la rue, mais comment captiver cette vitalité et faire en sorte la pensée soit aussi dans la rue. M : Cette école elle n’est presque pas matérielle. A : Elle n’est pas matérielle. Moi si j’avais un atelier, j’envoie mes élèves. Allez dans la rue, allez dans les ateliers, faites moi des recherches. Ca n’existe plus ça en Europe. L’artisanat est mort, ça coute excessivement cher. C’est impossible maintenant. A l’époque où l’artisanat existait, il y avait des détails fabuleux. Aujourd’hui personne n’a les moyens de se les payer. M : C’est vrai qu’en Europe on a le retour de l’artisanat en ville par les fablabs, le mouvement maker. Mais en Afrique, il est resté en ville. Donc il y a un saut. Comment est-ce qu’on catalyse ça aujourd’hui ? A : Oui ! C’est tout ça qu’il faut voir. En tout cas ça peut être un sujet excellent. Il faut vraiment se poser les questions dans l’autre sens. On a été formé d’une certaine
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manière, que je ne critique absolument pas, qui est une force. Mais placé dans un autre contexte, qu’est-ce que ça donnerait ? Je pense qu’on a tellement à apprendre des autres et tellement à partager avec les autres. M : Le moment des études, c’est le moment ou on a le temps. Après on a plus ce temps. A : Exactement ! L’idée du Bauhaus c’était aussi le contact entre ce côté très intellectuel et l’artisanat. Mais j’irai plus loin. Les étudiants il faut qu’ils soient dedans, dans la manière de faire, la manière de penser, de pouvoir encore créer une nouvelle forme d’expression, qui garde toujours la spontanéité. Le dessin, la technique, c’est important, mais il faut y insuffler d’autres méthodes, d’autres manières de faire. Pourquoi la parole ne peut pas faire foi, autant que le dessin. M : C’est vrai que c’est intéressant, le langage même de l’architecture A : Exactement ! M : La notation… A : Je pense qu’il y a beaucoup à explorer. Déjà, ton choix du site me paraît pas mal. C’est pas loin de Rebeuss.
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ANNEXE 4: CONVERSATION CHEZ JEROME NZALLY Avec Jerome Nzally, architecte sénégalais, spécialisé en construction en terre, ancien chercheur chez CraTerre 09/03/17 Marie : Vous pensez que l’architecture en terre il faut que ça commence dans les régions ? Jérome : Non ça commence par les équipements. Et ça commence aux endroits où le matériau est disponible. A Dakar la plupart du temps ce qu’on trouve ici c’est le sable. Y a que du sable. Dès qu’on sort de Dakar et qu’on va du côté de Thiès, vers Thies et Mbour là on commence à voir vraiment de la latérite. A partir de là ils ont, je veux dire au-delà de Dakar, c’est possible de réaliser en terre. Même à l’intérieur de Dakar parce que moi j’ai eu à réaliser un centre … mais en terre ça coute un peu trop cher. M : Parce que il faut le faire venir… J : Parce que la distance au-delà de 30km ça devient cher. Donc il vaut mieux travailler là où le matériau est disponible. Moi je ne suis pas pour utiliser les matériaux n’importe où. Là où il y a du sable il faut utiliser le sable, là où il y a la terre il faut utiliser la terre, là où il y a le bambou il faut utiliser le bambou : donc les matériaux disponibles, le local. M : Hier j’étais à Diamniadio, là-bas il y a déjà de la latérite ? J : oui mais c’est pas loin de Mbour, où il y a de la latérite. C’est pas loin de Thiès où on trouve la latérite. Donc à Diamniadio c’est possible de construire en terre. Donc dans le cadre du projet que j’ai eu a coordonner, on a eu à réaliser quand même des cités en terre. A Dakar comme à Thiès. M : en terre à Dakar, vous avez… J : A Dakar on a construit une cité pas tout à fait, disons c’est une cité avec la moitié en terre la moitié en sable. Ça permet au bout de quelques années, je pense que c’est le lieu de faire une comparaison, une étude comparative pour voir le comportement du lieu. M : Et ça c’est bien accueilli par les populations ? J : Oui bien sur ça a été bien accueilli par les populations sans même par la différence, quand on regarde l’extérieur on sent pas la différence parce que on a utilisé un enduit y a eu quelques photos et la terre n’a servi que pour disons le remplissage. On a eu un certain….. M : Je sais qu’a Thiès il y a un centre où ils font de la recherche en matériaux, est-ce
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qu’ils font de la recherche sur la terre ? J : C’est Adawa non ? M : C’est le CEREC on m’a dit qui fait de la recherche en matériaux. J : C’est vrai que je sais pas, je sais pas s’il existe le CEREC. Le CEREC est plutôt à Dakar, mais à Thiès non, il y a ici à Dakar, non loin d’ici hein M : Ils font de la recherche sur plutôt quoi comme matériaux ? J : ils faisaient de la recherche sur la terre du temps de Dreyfus qui faisait des murets qui a eu a réaliser des murets pour voir le comportement de ces murets face aux intempéries. Bon mais il s’intéresse à la question terre mais je crois pas qu’ils aient développé quelque chose. Bon mais à Polytechnique de Thiès par contre oui, ils s’intéressaient à la terre et ils ont eu à faire un prototype. Mais nous, mais moi j’étais dans un centre de recherche où on travaillait avec la terre, on formait des gens sur la terre, et c’est à partir de là qu’on a eu à réaliser le centre social de Derklé, et par la suite dans le cadre de moi je suis parti à Craterre faire la formation. M : à Grenoble ? J : Oui à Grenoble, j’ai fait 2 ans à Grenoble, après je suis parti en Inde, pour appliquer, ça m’a permis d’apprendre beaucoup de technologies. M : Donc vous avez été formé à CraTerre J : Depuis que je suis revenu, j’ai eu à réaliser les cases foyer pour les femmes, j’ai formé des maçons, pour réaliser ces foyers, et maintenant la terre à convaincu les gens construisent en terre. M : Donc ça a marché J : oui ça a marché, les gens construisent en terre, ça devient une pratique M : parce que quelques-uns ont étés formés J : Voilà quelques-uns ont étés formés, c’est les femmes qui gèrent les zones de puxion et finalement le GADEC qui est une ONG c’est mis à construire en terre et voilà de fil en aiguille ça s’est répandu M : en fait on voit beaucoup de l’architecture en terre dans les villages. J : oui l’architecture, ça c’est traditionnel et c’est ça qui fait que en fait les gens pensent qu’aller vers la terre c’est un retour vers les pratiques ancestrales qui sont d’après eux effacées. Donc mais quand on regarde avec le temps on voit qu’il y a eu une évolution. Même si y a un retour vers le passé pour utiliser les pratiques qui ont été connues de par le passé et améliorée par la présence des machines, je crois que en fait y a pleins
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d’avantages et surtout sur le plan esthétique. Parfois eu mêmes les populations arrivent à se rendre compte de la différence entre ce qu’ils avaient avant et ce qu’ils ont aujourd’hui. M : tout ce qui est massique/ Construction massique/massive / Des clés massique / Climatique J : Parce que déjà quand vous faites la comparaison entre ce qui se faisait avant et ce qui se fait aujourd’hui, du point de vue climatique y a pas beaucoup de changement. M : Vous voulez dire esthétiquement aujourd’hui c’est plu vrai. J : Oui esthétiquement, c’est le côté esthétique qui les attire et l’inscription dans la modernité parce qu’ils sentent que c’est moderne, surtout quand on y ajoute des matériaux modernes tels que par exemple l’aluminium, le verre, voilà, ça ils sentent M : donc dans le détail, c’est là qu’on exprime la modernité J : Voilà c’est ça ! Moi je suis pour en tout cas qu’on utilise la terre mais qu’on utilise aussi tout ce qui est XXX Nous pensons que c’est une technologie d’aujourd’hui, une technologie très actuelle. M : Du coup vous vous avez été formé en architecture à Dakar ? J : Oui à Dakar. A Dakar jusqu’au niveau architecte après j’ai été dans un centre de recherche à Dakar et après je suis parti en Europe M : D’accord, dans l’école d’architecture qui a fermé maintenant ? J : Oui, de Dakar, qui a fermé. C’est dommage je pense que cette école ai fermé parce que je pense que les gens qui sortaient de cette école c’est des gens qui connaissent en fait, ils observent un retour vers le passé, c’est-à-dire qu’ils vont, ils savent ce qu’il se passe dans les villages, quelles sont les types de technologies qu’on utilise, les techniques ancestrales et tout. Et après ils s’inspirent maintenant en faisant des projets moi-même comme dans d’autres écoles d’architecture. M : Parce que maintenant les architectes qui, y a pas d’architectes qui sont formés au Senegal, y a pas d’écoles diplômante. J : une école a été fermé encore l’an dernier, ce qui fait que y en a plus hein mais je crois que y a deux écoles qui ont été ouvertes : le collège d’architecture et IPP. M : J’ai parlé avec Annie Jouga qui a ouvert le collège d’architecture J : oui, Annie Jouga qui a ouvert le collège d’architecture. Il serait bon aussi d’aller visiter l’IPP qui est l’institut panafricain polytechnique. Là aussi ils font des efforts. Avant la formation s’arrêtait en licence, maintenant ils vont jusqu’en master. Et moi je donne
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des cours à l’IPP. XXX Je pense que je vais me consacrer à la recherche et mon cabinet, disons que dans mon cabinet la recherche est disons l’enseignement. M : la transmission J : c’est ça, et la publication aussi M : est-ce que CraTerre a un moment avait des laboratoires en Afrique ? Est-ce qu’il y avait des centres de recherche ? J : Une représentation vous voulez dire ? M : oui J : non ça n’existe pas encore, mais je compte initier ça après. Dans le cadre de mon cabinet, mes conseillers et voir même si c’est possible de l’installer dans mon institut, institut de formation que je suis en train de voir. M : j’ai l’impression que dans cette thématique d’une école d’architecture au Senegal, je commence un peu dans mon projet, c’est tout nouveau, qu’il y a beaucoup de modèle d’architecture importé mais que du coup y a des difficultés pour la mise en pratique, pour l’adaptabilité des modèles. J : Oui tout à fait. Ici il fait chaud, on a pas besoin de construire tout en verre. Et vous voyez il y a pleins de bâtiments qui sont en verre, mal orientés, souvent côté ouest ou sud-ouest et c’est pas bien. M : et ça est-ce que c’est seulement parce que le marché est fait comme ça, les developpeurs vendent ça mieux et donc les architectes produisent ça ? Ou est-ce que c’est dans la formation des architectes ? J : je pense que c’est dans la formation des architectes qui viennent souvent de l’exterieur, qui n’ont pas disons une approche comme la votre, et en fait qui pensent qu’avec le toc on pourra, parce que c’est brillant, ça cintille… M : et à l’IPP, ou au collège de l’architecture, vous savez si y a des cours qui vont plus dans … J : oui moi je donnais des cours, disons des cours d’habitats, sur l’habitat et donc j’abordais plus ces aspects là et je faisais faire des projets qui prennent en compte le choix des matériaux mais aussi l’orientation des bâtiments. C’est pas exclu d’utiliser le verre mais il faut savoir que voilà comment l’utiliser. M : Et est-ce que vous connaissez des ouvrages, des livres bien écrits sur cette question d’habiter J : Moi je pense que connaître des livres c’est une approche simple quand on parle d’ar-
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chitecture bioclimatique bon c’est vrai que ça existait au temps mais actuellement je pense que c’est plus ancré avec le développement durable, donc l’éco-construction c’est quelque chose de récent. Et je crois que les gens vont en XXXification quand ils voient ça. L’architecture bioclimatique, efficacité énergétique, les calculs de coût global, c’est la gestion, il faut pas construire pour construire mais ça va aussi que ça a un coût dans la, au niveau de la gestion, de l’utilisation des climatiqeurs, des lampes… M : que tout soit conçu dans cet esprit. Oui non je repense à ce que vous disiez au début, comme, je sais pas si c’est 80% de ce qui est construit et construit sans architecte, et du coup vous par rapport au rôle de l’architecte au Senegal, vous imaginez que l’architecte pas montre l’exemple mais montre les possibilités de tel matériau, de tel principe pour qu’ensuite les gens suivent, les gens soient inspirés par J : Oui moi je suis extrêmement ambitieux par rapport à cette question parce que de une je me dis que l’architecte ne doit pas être là pour gagner de l’argent, c’est pas ça, c’est pas un homme d’affaire ; y en a qui s’inscrivent dans cette dynamique d’homme d’affaire mais moi je pense que c’est d’abord pour les gens du pays. C’est quelqu’un qui doit être là, disponible, et disons que ça montre l’exemple aux populations, et aussi assister les populations. M : donc l’exemple mais aussi par la formation. Mais ça j’imagine mieux comment ça peut se faire en région, dans les campagnes, mais en ville comment est-ce que ça peut se mettre en pratique ? J : Oui, mais en ville, moi je pense et c’est pour ça que j’ai parlé de l’institut, parce que nos ingénieurs qui sont présents ils connaissent pas si vous voulez l’origine. Donc moi je serai là pour regarder les profils du sol et essayer de voir comment les sensibiliser, les former à comprendre cette matière/la terre et à l’accepter en créant quelques structures, des contrôles XXX Parce que même les contrôles ont peur de la terre, parce que ils pensent que ça vaut pas grand-chose, y en a qui s’aventurent mais ici au Senegal y en a qui s’aventurent mais les autres M : Le seul bâtiment que j’ai croisé pour l’instant à Dakar c’est l’hotel DioLof J : Oui l’hotel DioLof c’est à M : en face de FanHok J : oui ça ça a été retapé, ça a été restauré, mais y a d’autres batiments qui sont en terre M : Vous vous avez construit en terre à Dakar ? J : A Dakar oui ! Le centre social de terre, bien avant d’aller à CraTerre, et ensuite une cité, à XXXX y a une cité de XXX à moitié en terre. Mais je pense qu’avec la mise en place de l’institut, l’institut ne sera pas là pour concurrencer l’école d’architecture.
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L’école d’architecture doit exister, le collège et l’IPP doivent éxister. Mais il faudra garder les étudiants qui sortent de ces écoles pour qu’ils se spécialisent un peu, pas se spécialiser mais qu’ils aient un aperçu sur la terre. M : Mais ça du coup vous captez plutôt les ingénieurs, pas vraiment les architectes J : Si même les architectes parce qu’il y a un mode de conception. Dans la conception il faut prendre en compte les aliages, les assises … et la plupart du temps ils n’ont pas ces savoir-faire. M : c’est une façon tout à fait différente de concevoir J : Ce qui fait qu’ils ont peur de s’investir. Je pense que je n’ai pas encore commencé c’est pour M : Oui bien sur c’est pour faire quelque chose de différent J : Ceux qui désireront aller s’installer à la campagne pour assister les maires et autres il le faut. M : En fait je me demande un peu comment est-ce que des architectes formés au Senegal pourraient plus être en contact avec ce qui se construit sans eux. Pour pas que les architectes soient seulement appelés pour les quelques choses pour lesquels c’est obligatoire et que tout le reste se construise sans architecte J : C’est ça, il faut que l’architecte soit présent partout. Mais ils ont quand même beaucoup d’argent à gagner là. C’est une autre filière qu’il faudrait mettre en place. Au-delà de la grappe cassis il faut créer une autre grappe XXX M : est-ce que c’est seulement la terre ou est-ce que y a d’autres J : Non les matériaux . Même le sable, parce que le sable ciment y a possibilité de construire avec le sable ciment. On peut faire des briques, des petites briques. M : et au niveau du végétal J : Oui le végétal on y pense. Moi je suis là dedans et j’ai eu à participer à la recherche sur le Tifal, c’est une plante aromatique comme de l’herbe qu’on voit dans les marais ou dans les fleuves M : Et c’est avec ça que les toits sont faits des cases J : Quelques toits sont faits à partir de ça, y a des nappes qui sont faits à partir de ça aussi, mais on utilise ce végétal là qu’on pourrait utiliser dans les villages. Ou même dans les agglomérés. Parce qu’en fait ceux-ci pourraient améliorer le confort thermique et acoustique M : Et ça il y a des lieux qui travaillent le Tifal ?
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J : Non, non, pas encore, c’est pas encore vulgarisé, on est encore au stade de la recherche et de l’expérimentation, avec CraTerre. Donc je pense qu’il y a d’autres matériaux avec lesquels on n’a pas encore construit et qui existent réellement et il faut être disponible pour pouvoir faire cette recherche XXX les pratiques qu’ils faudra réaliser M : Oui il y a beaucoup de la recherche à faire. D’accord très bien.
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ANNEXE 5: CONVERSATION AVEC ANNIE JOUGA Annie Jouga, maire de Dakar-Gorée, architecte et co-fondatrice du Collège d’Architecture de Dakar. 07/03/17 Marie : Comme j’ai choisi de travailler sur Dakar pour mon projet, je voulais venir pour voir les sites qui m’intéressaient et rencontrer des gens quand ils travaillent... Donc pour mon projet, je travaille sur une école d’architecture à Dakar et l’idée ce serait d’avoir une école qui lie plus le travail artisanal, le travail de la matière, avec les études d’architecture. Repenser à qu’est ce que ça veut dire d’étudier l’architecture… Qu’est ce que le diplôme d’architecte ? Enfin, je reprends l’idée qui a été pensé par MASS Design Group, le Bauhaus d’Afrique, et l’idée c’est qu’il manque d’architectes et de designers en Afrique. Et du coup, je reprends l’idée en imaginant un centre de formation qui forme plus sur le travail sur le terrain et le travail avec les artisans. Annie Jouga : Oui, bon… Faut quand même rester dans la ville et l’architecture c’est quand même, ce n’est pas l’entreprise, surtout l’architecture quand on la conçoit de manière…C’est vrai mais, disons que moi dans la conception que j’ai c’est vrai que nous en tant qu’architectes, on devrait pouvoir augmenter la production… les productions, artisanales, industrielles et autres, remarquez, ça va dépendre, mais c’est vrai que si on ne conçoit pas, et c’est vrai qu’il faut le faire avec les entrepreneurs qu’on a, parce que sinon ça sert à rien. On peut imaginer des formes, des matières etc. mais quand on n’est pas dans la réalité de la production ça ne sert à rien. Et, alors, ça serait vraiment réinventer une école ? C’est vraiment réinventer complètement une école ? Mais, oui c’est un angle d’attaque un peu périlleux mais intéressant. M : Oui. Oui mais c’est ça qui m’intéresse. AJ : C’est réinventer une école. Mais c’est intéressant. C’est intéressant. Non non, c’est intéressant. Exactement, c’est à dire former à concevoir des choses, à connaître les matériaux que nous ne produisons pas. Et il est évident que quand on va arriver à produire nos propres matériaux, on va vraiment concevoir autre chose. C’est vrai que là. Marie : Mais justement. AJ : C’est un art. Mais, mais en fait on devrait impulser, on devrait impulser. En même temps, on peut pas tout seul. C’est comme si aujourd’hui moi je dis, ‘je ne vais concevoir qu’avec des matériaux qui n’existent pas’, mais ça n’a pas de sens, ça n’a pas de sens. Je voudrais que mon matériau soit comme ci et comme ça. Sachant que la matière première est là, sachant que la main d’œuvre est là, sachant que la culture est
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là parce qu’il faut que ce soit, tant qu’on y est, avec la culture. Mais si la mayonnaise ici, de l’huile ici et de l’ail là bas, la mayonnaise elle va pas prendre. Faut vraiment qu’on mette les choses au bon moment ensemble. Je parle du réel parce que ça fait 35 ans maintenant que je suis architecte, (plus de 35 ans d’ailleurs, j’ai bloqué le compteur à 35 ans), donc je parle de réel parce que ça a été peut être pas ma préoccupation d’entrée de jeu parce que d’entrée de jeu… mais depuis ces 15 dernières années c’est ça notre préoccupation, ou même avant d’ailleurs…puisque moi j’étais membre de l’ordre des architectes … M : Oui donc vous dans votre pratique, vous avez cherché à vous faire prendre la mayonnaise… AJ : Ah oui, ah oui ! On y est régulièrement confrontés. Il se trouve que la loi ne nous permet pas d’être industriels. La loi sénégalaise, comme la loi française d’ailleurs - vu qu’on a hérité de la loi française - ne permet pas à l’architecte d’être aussi un industriel. Mais on est régulièrement confrontés. C’est-à-dire, quand il y a eu, dans les années 90, il y a eu un grand projet, financement Banque Mondiale, qu’on appelle les AGETIP (note du traducteur : Agence d’Exécution des Travaux d’Intérêt Public contre le sous emploi). AGETIP, donc c’est un genre de main d’œuvre, donc, au lieu de passer par les ministères, on passait pas ces agences là. C’est une grande agence qui a géré énormément de choses et de projets bâtis. C’est des milliards ! C’est des milliards !’ Mais pourquoi, à ce moment là, on a pas pensé à remettre l’usine de carreaux qui existait, à remettre les autres usines qui existaient, et à ce moment là […] c’était la grande opportunité en fait, on était sûrs d’avoir des dizaines de millions, des centaines de millions de travail, c’était l’Etat’. Et bien c’est à ce moment là qu’on doit faire resurgir et créer ces industries du bâtiment. Comme la Tunisie l’a fait à la même période dans les années 70, ils produisent tout! Nous on y arrive pas. Si bien que on arrive pas à régler, déjà rien que les coûts de construction on arrive pas à les régler. C’est politique en fait. C’est vraiment un challenge politique. C’est-à-dire que nous on n’est qu’une goutte d’eau dans la marre. Mais, ça veut pas dire qu’il faut baisser les bras. Déjà il faut que l’architecte soit convaincu. Y a peu d’architectes qui ont envie de réfléchir et de… Pour eux, faut s’enrichir, et faut montrer qu’on est des architectes… Et, ça n’a pas de sens. A mon avis hein. Ils s’enrichissent sûrement mais à mon avis je trouve que ça n’a pas de sens. M : Mais c’est pour ça que je trouve ça intéressant de commencer à l’école même la réflexion. AJ : Il faut effectivement la commencer à l’école. C’est une très bonne idée. C’est une très bonne idée ! D’autant que les étudiants viennent déjà avec pleins de modèles d’architectes et d’architecture, donc effectivement, faut rayer, il faudrait gommer tout
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ça. D’ailleurs nous on essaye de gommer… Je sais pas si Monsieur Carvalho vous a dit qu’on a crée une école d’architecture. On a crée un collège d’architecture il y a 8 ans, il y a 9 ans. Donc c’est un collège parce qu’on s’est rendu compte qu’on avait… M : Oui on en a parlé. AJ : Voila, donc la demande de collaborateurs d’architectes manquait et nous on en formait, on en formait et … On s’est dit qu’on allait le faire. Donc on est partis, première année, deuxième année, troisième année. On a formé quatre générations de licenciés, quatre hein. Et après, on a ouvert le master que l’année dernière. M : D’accord. Ça, c’est pas l’IPP si ? AJ : Non non, c’est pas du tout l’IPP, c’est le collège universitaire d’architecture de Dakar. L’IPP c’est autre chose, l’IPP c’est aussi à la même année qu’ils ont formé leur truc. Ils sont plus, parait-il, on a reçu des étudiants. A chaque fois qu’ils venaient, ils repartaient, en nous disant, ils peuvent pas suivre parce qu’on est trop trop poussés sur l’architecture. On a un partenariat avec une université, on s’est mis en partenariat avec des ingénieurs parce qu’on a envie de faire de la recherche Pas tant de la recherche en tant que matériaux, plutôt de la recherche sur notre architecture, nous on a créé un laboratoire de recherche, Archi Lab, l’année dernière, on est en train de le mettre en forme, site web, mais très mal documenté. En fait, il faut faire de la recherche, on démarre. Il y a des laboratoires qui font de la recherche sur les matériaux, depuis très longtemps, comme le centre d’études et de recherche à Hann. L’université de Thiès, avec lequel on a un partenariat fait aussi de la recherche. M : Dans les cours comment faites-vous pour stimuler cela ? AJ : Moi j’enseigne, j’ai un atelier patrimoine, chez 2eme et 3eme année. J’ai un cours magistral qui dure 3 ou 4h, mais je mets directement les étudiants dans le bain. Le premier exercice, je les envoie et on fait un travail sur le point E, c’est un quartier d’habitat, semi résidentiel des années 40. Et on cherche quelles sont les mutations, pourquoi elles se font, est-ce qu’on a pris en compte les échecs de mutations parce qu’elles allaient dans le mur ? Cela fait 4 ans qu’on travaille sur le patrimoine du vieux Rufisque, on va travailler sur l’inventaire. Le maire actuel a compris, je lui ai fait une proposition, le travail va aboutir. Ca a été dur de le convaincre parce qu’il a beaucoup de promoteurs qui lui font miroiter des images de tours et de quartiers d’affaires parce que Rufisque est à la porte de Dakar. Mais il a réussi à comprendre. Donc à Rufisque, on va faire de l’inventaire, et puis on pourra ensuite règlementer.
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M : J’avais lu un article que vous aviez écrit, dans « Suites Architecturales », qui décrit une promenade dans Dakar. AJ: J’aime beaucoup Dakar, j’ai vécu à Dakar, je suis meurtrie de voie comment Dakar s’est détérioré. Il n’y a plus de traces, la colonisation a balayé puis maintenant la nouvelle administration. Il n’y a plus de traces, on a perdu les traces de la culture ancienne. Il faut qu’il y ait une évolution, mais il faut aussi qu’il y ait un minimum de respect pour les traces de la culture, de la civilisation. L’architecture, ce n’est pas du ponctuel, il faut avoir une vision globale et Dakar a grandi sans vision globale, malgré les plans directeurs, car les politiciens sont pressés et font un peu n’importe quoi et comme il n’y a pas de contre-pouvoir avec la société civile, personne ne va leur dire « ce n’est pas bon ce que vous faites, faites le mais on ne votera pas pour vous » Les ateliers obligatoires d’architecture et ateliers d’urbanisme dans le collège ont aussi cette démarche là par rapport à la ville et tous les exercices sont ancrés sur la réalité. M : Est-ce qu’ils travaillent sur l’auto-construction ? AJ : Les ateliers sont avec Versailles depuis 3 ans, ils viennent au mois d’Avril, avec Casablanca, il y a eu des travaux avec Versailles sur l’habitat planifié (HLM), la deuxième année sur l’habitat spontané de Dakar ou l’informel dans la ville. Il y a des thèmes, cette année c’est sur les marchés. Mais qu’appelez vous l’auto-construction ? M : Je suis allé à la gare Petersen, et je trouve très intéressant le phénomène des cantines et comment cela s’organise, comme cela évolue, comme cela bouge. AJ : C’est le travail de cet atelier, c’est le travail de l’informel dans la ville. Au bout de Lamine Gueye, après le marché Sandaga, un quartier où ils vendent beaucoup de meubles il y a un quartier très informel, c’est le cœur de l’informel dans Dakar. 70-80% des constructions de Dakar, c’est de l’auto-construction. Les architectes ne gèrent que 10% de la construction L’état fait construire, et si le financement est japonais, l’architecte est japonais, si le financement est français, l’architecte est français. Après on met un petit architecte de Dakar, c’est l’architecte de complaisance. Il n’y a plus de concours, pratiquement plus. Les privés n’ont pas obligation de faire des concours, l’état a l’obligation mais n’en fait pas. Diamniadio : c’est l’architecture de 3ème génération, c’est pas extra, je n’ai pas construit là bas. Il y a tellement de poussière. Le terrain n’est pas bon.
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M : Vous avez construit où principalement ? AJ : Je n’ai pas choisi. J’ai construit un peu partout. Mais maintenant c’est fini, je n’exerce plus. J’en avais marre de gérer des clients, de gérer des hommes, de gérer les administrations. Je prends un peu de recul par rapport à tout ça. Mai je suis toujours, je travaille de temps en temps sur un projet. Mais la quotidienneté ne m’intéresse plus, c’est beaucoup de contraintes. Je suis passée dans la formation, c’est certes ingrat mais c’est fort. Et surtout je suis élue, donc je suis contrainte de produire des choses. Je suis élue à Gorée et élue à Dakar. Et le Maire de Dakar va peut-être aller en prison. Je l’ai appelé ce matin. Et ce n’est pas pareil du tout que Fillon, pas du tout du tout ! Lui est maire de Dakar dans un pays où le président n’est pas du même bord. Donc c’est compliqué. Tous les projets qu’il a lancés depuis 2009, on essaie de lui mettre des bâtons dans les roues, son ambition présidentielle se forge, donc tout est bloqué. Même nous, dans notre petite commune de Gorée, on ne nous aide pas, tout se bloque, alors que nous n’avons pas d’étiquette politicienne. Donc je fais de la formation mais aussi de la politique au sens du développement, je n’ai pas d’étiquette politicienne. Quand je fais de la formation, je vais jusqu’au bout de la chaine. Le bout de la chaine, c’est le feedback, c’est quand ils reviennent, quand les architectes qu’on a commencé à former ici reviennent avec un diplôme, c’est très fort. Bon, si ils reviennent et qu’ils veulent faire de Dakar une ville de verre, là j’abandonne tout ! Il y a énormément de gens qui se battent pour que cela change ici. AJ : pourquoi avez-vous choisi Dakar M : parce qu’en venant (il y a deux ans), cela m’a fasciné, le rapport entre la construction de la ville et l’architecture, j’ai aussi commencé à faire des recherches pour mon projet, des recherches sur le patrimoine, c’est comme ça que je suis tombé sur vos écrits, le rapport entre le patrimoine colonial et la ville aujourd’hui, entre le tracé des routes et comment l’espace est occupé. Petit à petit, j’essaie d’élaborer un projet, mais au départ c’est venu d’une fascination. AJ : vous êtes la 3eme étudiante que je reçois, chacune avec son angle d’attaque. Une, c’est, la place de l’architecture d’aujourd’hui, d’ou sort cette architecture ? La seconde travaille sur les quartiers traditionnels de Dakar, les quartiers traditionnels des Lébous. M: Il reste des quartiers traditionnels Lebou à Dakar ? AJ : Oui, vous passez devant le centre culturel, passez devant deux énormes fromagers qui se font face, près de Sandaga. Au bas des fromagers, les Lebous font encore des rituels. C’est enfermé dans la ville coloniale. Moi je rêve de tout faire tomber (ces
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grands immeubles). Il y a une pagaille de pousse-pousse, de camions containers, qui bloquent la circulation. Mais là il y a des cours, vous découvrez ces cours Lebous. Ce sont des traces. A la Medina, il y a un quartier mieux structuré, c’est le quartier Santhiaba. Les Lébous sont bien hiérarchisés, ils se prétendent être la première république noire avant Haïti, ils ont une très bonne structuration, avec des ministres de ceci, des machins, un vrai gouvernement M : Ce qui m’intéresse aussi, c’est penser l’école dans la ville. Cela implique beaucoup de choses, de ne pas être sur des campus délocalisés. AJ : C’est vrai qu’on a un terrain d’études idéal. M : Le collège est situé où ? AJ : Au point E. Dans ce quartier, il y avait des villas et elles ont été remplacées par des immeubles, mais ça ne fonctionne pas, la rue reste la rue, les réseaux restent les réseaux, il y avait 5 personnes dans une villa, maintenant il y a un immeuble. Le canal ne joue plus son rôle, c’est un canal d’évacuation des eaux usées. Il n’y a pas de réseau enterré, mais ça ne marche plus car on est venu construire et les gens viennent brancher les eaux usées sur le canal. M : je pense que ce serait intéressant de choisir plusieurs sites qui expriment plusieurs types de tensions, et voir comment les étudiants seront au contact des problématiques AJ : Si vous allez au quartier Santhiaba, vous verrez l’identité même du quartier traditionnel Lébous, c’est qu’il n’y a pas de porte, qu’on ferme comme ça dans la mentalité occidentale, ou ailleurs. Mais il y a des ouvertures et des paravents. Au-delà de l’ouverture, il y a un paravent. Vous avez le droit de rentrer, et il faut montrer carte blanche et vous avez le droit de passer, mais vous ne verrez pas ce qu’il se passe de l’autre côté. Là-bas, on ne rentre pas dans les maisons. La Médina c’est très accessible. Il y a bcp de monde partout, ce n’est pas un quartier dangereux. L’arbre joue un rôle, c’est un arbre totem. C’est l’arbre à palabres, la place des vieux, les hommes se réunissent, on règle les problèmes, on fait les mariages, c’est là que les décisions sont prises. M : Il y a un site qui m’intéresse, c’est le site Petersen, ou il y avait une ancienne usine d’arachide AJ : Oui, il y a un projet de parking, et de marché. L’usine d’arachide a été détruite il y a quelques dizaines d’années. Vous devriez voir de vrais designers. Il y a une exposition chez « Arte ». C’est une exposition d’une céramiste. Une femme potière.
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M : Y a-t-il des lieux d’expositions permanents de designers ? AJ : Oui, il y a la galerie « Arte » L’école d’architecture a commencé en 73, on est sortis en 78, c’était 5 ans l’école d’archi alors qu’à Paris c’était 6 ans, l’école duré jusqu’en 91. C’était un très bon niveau. On n’aurait jamais dû avoir une école d’architecture. Tout le monde s’était mis d’accord pour que l’école soit à Lomé, mais Senghor a voulu son école. Il aurait dû y avoir un financement inter-état mais les autres états n’ont jamais cotisé. Il y a eu des grévistes, et l’école s’est arrêté. Même pas 20 ans, c’est du gâchis.
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