la transformation en discours une analyse de la communication visuelle sur l’opération urbaine Île Seguin-Rives de Seine
marina andrade leonardi
fare / fabriquer et représenter / outils, recherches et actions pour les territoires d’aujourd’hui
Ce mémoire a été réalisé à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Paris-Belleville sous la direction de Nancy Ottaviano et Valérie Dufoix l’année 2011/2012 Image de la page précedente : panneau de communication de l’opération Île SeguinRives de Seine posé au débouché de la nouvelle passerelle Constant Lemaître sur le Cours de l’île Seguin. Au fond, le quartier du Pont de Sèvres. À l’extrême droite, une nouvelle école maternelle et la tour Horizons. Décembre 2011.
INTRODUCTION La production de discours par et sur les villes accompagne tous les processus de transformation urbaine. En effet, dans le projet urbain, le discours est indissociable de l’action, qu’il légitime en lui donnant du sens. Il est donc fondamental, pour comprendre les logiques qui régissent la fabrication de la ville, de déchiffrer le discours qu’elle porte sur elle-même. Comme résume Muriel Rosemberg : « parce qu’il n’y a pas d’emprise matérielle sans prise symbolique, le sens donné à l’espace projeté nous semble nécessaire à la compréhension de l’espace produit. »1 Si l’élaboration de discours faisait déjà partie de la conception et de la production de l’espace urbain à l’époque de la polis grecque, la manière d’élaborer et de transmettre le discours a évidemment beaucoup changé. En prenant l’idée de Françoise Choay que l’établissement urbain constitue un « système sémiologique global », ou encore la comparaison faite par Victor Hugo entre les villes et les livres, on pourrait dire que le langage employé par les villes dans leur communication s’est transformé au fil du temps2. En 1965, Choay critiquait le langage « logotechnique » qu’utilisaient à l’époque les acteurs de la production urbaine : Le groupes de décision étant étroitement spécialisés, leur langage a un contenu, un champ de signification restreint. Au niveau de l’expression — des signifiants —, il se caractérise par sa pauvreté lexicographique [...] et sa syntaxe rudimentaire [...]. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que les messages transmis par la logotechnique soient si minces. [...] Et il faut déplorer que la logotechnique de l’urbanisme ne soit, jusqu’à présent, qu’un fragment et un simulacre de langage, un code pratique de spécialistes, généralement dépourvu de références à l’ensemble des autres systèmes sémiologiques qui constituent l’univers social. Les urbanistes n’on pas actuellement à leur disposition ce système cohérent de significations qui, seul, leur permettrait de justifier effectivement leurs créations en montrant leur appartenance à un langage et plus généralement à la structure globale d’une société.3
Le discours des acteurs qui produisent la ville est le moyen par lequel ils se communiquent entre eux, mais aussi avec les habitants. Or, un discours comme celui décrit par Choay — hermétique, déconnecté des systèmes sémiologiques qui constituent l’univers social et donc incompréhensible aux habitants — est un discours inefficace, dans le sens qu’il ne permet pas de légitimer les actions sur la ville. Cette inefficacité compromet les enjeux politiques et économiques des interventions urbaines, qui dépendent de l’adhésion idéologique et parfois financière d’au moins une partie de la population. C’est probablement en quête d’une communication plus efficace qu’on a développé, depuis les années 1970, un nouveau langage urbain. En s’appropriant des principes et des formes de la publicité, ce nouveau langage s’adapte à ses récepteurs de manière à être non seulement compréhensible mais aussi très persuasif. Il n’est pas forcement plus riche que le langage « logotechnique » critiqué par Françoise Choay, mais il est beaucoup plus « performant », pour employer un mot qui lui est cher. En même temps, il faut remarquer que ce nouveau langage ne remplace pas les codes techniques des spécialistes de la production urbaine ; il ne se destine pas à la communication entre ces spécialistes, mais à celle que les villes établissent avec des acteurs extérieurs au processus de conception (organismes de financement, investisseurs, habitants). Ce nouveau langage n’est même pas forcement maîtrisé par les architectes et urbanistes : son élaboration fait l’objet du travail d’autres professionnels, spécialisés dans la communication, qui viennent s’ajouter au corps d’acteurs qui participent aux projets urbains. Dans ce langage qu’on appelle fréquemment le marketing urbain, les éléments graphiques ont autant d’importance que les verbaux. Comme dans la publicité, les images de différentes sortes (photographies, représentations bidimensionnelles et tridimensionnelles du projet, schémas, logotypes), ainsi que la charte visuelle adoptée (qui définit les couleurs et la typographie utilisées dans les supports de communication), servent également à attribuer des valeurs au produit à vendre (en l’occurrence, l’espace urbain). Selon Muriel Rosemberg, la production de publicité par les villes françaises a pris de l’ampleur au tournant des années 19804. Depuis cette époque, le marketing urbain a gagné de plus en plus de place, jusqu’à s’affirmer définitivement comme un facteur de réussite des politiques urbaines. Aujourd’hui, on oserait dire que tous les grands projets urbains français mettent en place une campagne de communication. Et le plus intéressant c’est que, en comparant le contenu de ces campagnes, on s’aperçoit qu’il 1 ROSEMBERG, Muriel. Le Marketing urbain en question : production d’espace et de discours dans quatre projets de ville. Paris : Anthropos, 2000, p. 69. 2 CHOAY, Françoise. L’urbanisme utopies et réalités : une anthologie. Paris : Éditions du Seuil, 1965, p. 78. 3 Ibid., pp. 79-80. 4 Op. cit., p. 1. 1
y a beaucoup d’éléments récurrents dans les discours véhiculés5. D’un côté, cela atteste qu’il existe une certaine uniformité dans la façon de produire l’espace urbain ; de l’autre, cela montre qu’on a trouvé une très efficace manière de communiquer sur les projets et de convaincre les citoyens que l’on répond à leurs attentes. En d’autres mots, si les agglomérations urbaines d’aujourd’hui sont issues d’un même « espéranto urbanistique »6 — avec des paysages et des pratiques que s’uniformisent de plus en plus —, les discours publicitaires qu’elles produisent (même s’ils sont tous égaux) semblent être encore capables de les faire paraître uniques et singulièrement séduisantes. L’analyse de ces discours se révèle alors un très riche outil de réflexion sur la production urbaine contemporaine. Dans cet article, nous nous concentrons sur un cas particulier, celui de l’opération urbaine de la ZAC Seguin-Rives de Seine, à Boulogne-Billancourt, dans le département des Hauts-de-Seine. En l’occurrence, la campagne de publicité mise en place se distingue par l’importance attribuée à la communication sur site, à travers des grands panneaux disposés aux environs des chantiers. Ces panneaux sont intéressants parce qu’ils rapprochent physiquement le projet, le discours et l’action. Loin de fuir aux conflits que cette confrontation directe pourrait provoquer, les responsables par la communication de cette opération ont choisi d’afficher les représentations du projet et la parole des acteurs institutionnels sur le terrain même où les actions prévues s’exécutent. Dans cette démarche, et sous les regards les moins pointus, la communication semble échapper aux conflits potentiels grâce à la force de la charte visuelle et des mots-clés adoptés, qui donnent au terrain une nouvelle identité. L’établissement de cette identité, dont la création fait partie des enjeux de l’opération urbaine, marque la transformation du territoire. Elle réunit en elle-même des éléments du passé, du présent et du futur. Mais quels sont ces temps-là ? Comment la communication les définie et les qualifie ? À travers le discours qu’ils portent (en textes et images), les panneaux répondent très bien à ces questions. Dans la manière dont ils évoquent un certain passé, informent sur le présent et dévoilent le futur projeté, on peut identifier des déformations ou omissions de certains aspects et la mise en avant d’autres. En connaissant l’histoire singulière de ce territoire et aussi les acteurs qui construisent la ville derrière ces panneaux, on peut essayer d’y lire les intentions qui déterminent à la fois la forme urbaine et le discours véhiculé. Avant d’entrer dans l’analyse de ce discours de la transformation, l’article commence par présenter le terrain, son passé et l’historique du projet. Ensuite, on décrit les dispositifs de la campagne de communication, en spécial les panneaux. On explique après le montage des acteurs institutionnels qui participent à l’opération, puisque ce sont leurs intérêts et intentions qui déterminent la façon de communiquer le projet. Finalement, on propose une lecture des éléments jugés les plus significatifs pour interpréter le discours. I. PROJET a/ Présentation La ZAC île Seguin-Rives de Seine se situe à Boulogne-Billancourt, commune limitrophe au sud-ouest de Paris. Elle englobe une surface de 74 hectares, ce qui équivaut à plus de 10% du territoire de la ville. L’institution de la ZAC, en juillet 2003, n’est pourtant pas à l’origine des enjeux de réaménagement urbain de cette zone. La nécessité d’entreprendre un projet pour le devenir de ce site s’imposa en 1989, quand l’entreprise Renault, propriétaire de la majorité des terrains, annonça la désactivation, trois ans plus tard, des toutes ses usines situées dans la commune. Indépendamment de tout ce qui s’est passé après, seule cette décision eut elle même un impact sur le territoire. La fermeture des usines Renault signifia le vidage d’un ensemble de bâtiments qui couvraient plus de 50 hectares, un changement important dans la vie quotidienne des habitants des environs, mais aussi — conséquence plus subtile et peut-être saisissable seulement quelque temps plus tard — la perte de correspondance, dans le réel, des symboles majeurs d’un morceau de ville. Car, si les noms de Billancourt et de l’île Seguin rappelaient depuis des décennies la production automobile, la marque Renault, les travailleurs immigrés, les luttes et les conquêtes sociales — désormais les sources de cette mythologie de la ville n’existaient plus. Connaître cette mythologie est cependant fondamental pour comprendre certains enjeux du réaménagement urbain de ce territoire que l’on désigne encore aujourd’hui « les anciens terrains Renault ». 5 On pourrait citer, parmi les opérations urbaines les plus représentatives, celles des ZACs Île de Nantes (Nantes), Confluence (Lyon) et Paris Rive Gauche (Paris). 6 André Rossinot, président de la FNAU (Féderation Nationale des Agences d’Urbanisme), apud GRAS, Pierre. « Y a-t-il une décision derrière l’image ? », Urbanisme, Hors Série nº 18, 2003, p. 6. 2
b/ Le « site Billancourt » Fondée à Boulogne7 en 1898, la Société Renault Frères — au départ restreinte à l’atelier de mécanique installé sur la propriété familiale des frères Marcel, Fernand et Louis — se déploya très vite sur le territoire de la commune. Au long de la première moitié du XXème siècle, l’expansion de sa production eut de pair avec l’acquisition progressive de terrains et la construction de nouveaux bâtiments industriels. L’emprise territoriale que les usines atteignirent et la forme emblématique de quelques uns des bâtiments (surtout ceux de l’île Seguin), sont des raisons de la forte identification que s’établit entre le nom de Renault et ceux de Billancourt et de l’île. En même temps qu’elle gagnait visibilité en tant qu’entreprise, Renault attirait des regards vers celui qui fut son seul site de production jusqu’aux années 1950. En 1905, Renault fut la première usine automobile française à adopter la production en série, puis, six ans plus tard, le modèle de production fordiste, que Louis Renault découvrit auprès du propre Henri Ford au cours d’un voyage d’études aux États-Unis. Le site de Billancourt, qui couvrait 0,5 hectare en 1900, passa à 4,5 hectares en 1906 et 14,4 hectares en 1910. Au fur et à mesure de l’acquisition de nouvelles parcelles, les îlots étaient baptisés de lettres de l’alphabet et les bâtiments désignés par cette lettre affectée d’un indice. En 1919, la surface du site industriel passa à 36,5 hectares grâce à l’acquisition des terrains de l’île Seguin, achetés par Louis Renault avec l’intention de les transformer en lieux de détente pour ses ouvriers dont il cherchait à améliorer les conditions de vie. Des terrains de sport y furent créés et quatrevingt jardins potagers furent aménagés et affectés au personnel. Néanmoins, trois ans plus tard, sous la pression du marché et de la concurrence américaine, on décida d’agrandir l’usine sur l’île8. Les travaux démarrèrent en 1923, avant tout pour surélever le niveau de l’île, qui s’était retrouvée, lors de la crue de 1910, sous trois mètres d’eau. Six cent mille mètres cubes de remblais ont été déposés pour rehausser le terrain, des milliers de pieux et de poteaux en béton armé ont été construits pour consolider les berges9. Le premier bâtiment fut mis en service en 1929, alors que le chantier se poursuivait. Cette même année, 500 voitures sortaient chaque jour des chaînes de montage. En 1939, le site atteignit sa superficie maximum : 100 hectares de Boulogne-Billancourt à Meudon. Il constituait alors un des plus grands centres industriels automobiles au monde. Dans les années 1930, c’était les voitures de luxe qui faisaient la renommé de Renault. Pendant la Seconde Guèrre, les usines — qui avaient déjà fourni l’armée française lors de la Première Guerre — fabriquèrent les « chars de la victoire ». En 1945, nationalisée par le Général de Gaulle, la Société Anonyme des Usines Renault devint Régie Nationale des Usines Renault. En acquérant le statut d’usine de tous les français, elle se consolida comme élément d’identification nationale. Dans les deux décennies suivantes, l’entreprise se dédia à la production en masse de modèles populaires, notamment la 4CV (1947) — première voiture française à atteindre le million d’exemplaires — et la R4 (1961) — produite à Billancourt à plus de cinq millions d’exemplaires jusqu’à 1985. L’augmentation de la production impliqua des nombreux embauchages : en 1951, le site de Billancourt employait 42 450 salariés, le double par rapport à la moyenne des années 1915 a 1945. Si l’expansion, la nationalisation et la démocratisation de ses voitures procurèrent aux usines Renault une visibilité à l’échelle nationale, une autre cause de cette visibilité furent les manifestations sociales qui se déclenchèrent à Billancourt. La première grande grève eut lieu entre 1912 et 1913, contre la mise en place du chronométrage. Plus tard, les revendications salariales suscitèrent une série de mobilisations (en 1918, 1928, 1947 et 1950). Les classifications des salariés et l’organisation du travail furent les causes de grandes grèves d’ouvriers spécialisés de 1969 à 1983. Les acquis sociaux obtenus dans l’entreprise eurent parfois des déploiements à l’échelle du pays. Lors des mouvements nationaux en 1936 comme en 1968, la mobilisation des employés de Renault tira le fil des contestations. On disait à l’époque : « quand Billancourt tousse, la France s’enrhume »10. Pour les syndicats, Billancourt devint un lieu privilégié 7 La plupart des usines Renault se situaient dans le territoire autrefois appartenant à la commune de Billancourt, qui avait été annexée par celle de Boulogne en 1859. Boulogne garda son nom jusqu’à 1926, quand — possiblement à cause de la permanence de l’usage du nom de Billancourt — la municipalité adopta le nom composé Boulogne-Billancourt. 8 Dans les années 1920, les besoins en espace engagèrent Renault dans un double conflit : d’une part, avec les particuliers, dont l’entreprise cherchait à s’approprier les terrains ou les habitations qu’elle ne possédait pas encore ; d’autre part, avec la ville de Boulogne, qui refusait de déclasser les rues de Billancourt et de les céder entièrement à Renault. Cette affaire agita la commune jusqu’en 1929, date à laquelle Boulogne se ressouda à vendre toutes les voies englobées dans l’usine. 9 COURCELLE, Camille. Îles en ville : atlas de six îles urbanisées de la Seine, dans Paris et sa région. Paris : ENSA Paris-Belleville, 1998, p. 42. 10 BIAMONTI, Frédéric. L’Île Séguin, de Renault à Pinault. Documentaire couleur, 52 min, 2005. 3
de pression sur le gouvernement : outre réunir des nombreux ouvriers, il profitait de sa localisation très proche de la capitale et — ironiquement — de l’isolement et de la robustesse des usines sur l’île Seguin, qui gagnèrent le surnom de « forteresse ouvrière ». En mai 1968, ce fut dans cette forteresse que les ouvriers se rallièrent aux étudiants, ce fut là que le mouvement acquerra une ampleur nationale et là aussi qu’il s’acheva avec la décision de la reprise du travail. Dans la décennie qui suivit, Billancourt resta le lieu emblématique de rencontre avec la classe ouvrière pour des hommes politiques, artistes et intellectuels, comme Jean Paul Sartre qu’y vint à plusieurs reprises. Les agitations dans cette « forteresse ouvrière » à côté de Paris se faisaient sans doute sentir dans les sièges politiques de l’État et devaient représenter une menace plus proche que l’on aurait souhaité. D’autre part, cette proximité gênait aussi les dirigeants de Renault, puisqu’elle favorisait la diffusion d’une image qui n’était pas tout à fait celle que l’entreprise voulait transmettre. Cela est révélé par les paroles de Michel Auroy, ancien Directeur Technique du site de Billancourt, en interview faite par Frédéric Biamonti : Vous imaginez ce qui peut se passer, les journalistes et les médias sont à la porte de l’usine, donc cette proximité créait encore une fois une résonance, une importance, et, pour les responsables de l’île — comme ça a été mon cas —, des moments difficiles, puisque on voit bien que par un moment le problème vous échappe, vous n’avez plus la maîtrise de la situation, puisque l’enjeu dépasse l’île Seguin, dépasse le lieu où vous êtes.11
Cette condition peut avoir été un des facteurs qui, à partir des années 1950, amenèrent l’entreprise à décentraliser sa production avec la construction de quatre autres usines en France : Flins démarra en 1951, Cléon en 1958, Sandouville en 1965 et Douai en 197112. En 1972, l’entreprise se défit d’une partie de ses terrains à Boulogne-Billancourt. Situés aux bords de l’avenue du Général Leclerc, à proximité du Pont de Sèvres, ils furent acquis par l’Office public d’aménagement et de construction (Opac) de Paris, qui y créât une ZAC et construisit un ensemble de bâtiments sur dalle. À l’arrivée des années 1980, l’entreprise présentait un lourd déficit. Pour faire face à cette situation financière, aggravée par l’ouverture du marché européen et par la concurrence du modèle de production japonais, elle essaya de s’adapter à des nouveaux procès de fabrication, toute en adoptant une politique de réduction des coûts. Dans ce contexte, Renault s’interrogea sur le devenir de son site industriel à Billancourt ; en 1981, elle entreprit des travaux de modernisation des usines de l’île Seguin et confia à l’architecte Claude Vasconi la réalisation d’un plan de modernisation des usines situées sur la rive. De ce plan, nommé « Renault Billancourt 2000 », un seul élément se concrétisa : le bâtiment appelé « 57 Métal », avec 15 000 m2 d’ateliers. Si l’entreprise entrevit sa présence à Billancourt à l’horizon des années 2000, très vite elle renonça à ce projet. Le site de Billancourt n’était pas jugé adapté aux nouveaux procès de fabrication. La production y était considérée plus compliquée et moins économique par rapport à ce qu’on pourrait faire dans une usine moderne. En novembre 1989, le Président-dirécteur Général de Renault, Raymond Lévy, annonça aux ouvriers l’arrêt définitif de la production industrielle à Billancourt : Vous voyez les efforts de progrès que nous devons faire, partout, dans toutes nos installations pour répondre à la concurrence de demain et notamment pour répondre, vous le savez bien, à la concurrence japonaise. [...] Et vous savez bien, malheureusement, que Billancourt ne sera jamais une usine japonaise. [...] une usine sur cinq étages, isolée dans une île, en pleine ville, loin de ses fournisseurs, loin de ses débouchés naturels, cela n’est pas une usine d’avenir. [...] Alors, il m’a semblé que cette fin de vie inévitable de notre usine, il fallait en parler, et il fallait en parler suffisamment longtemps à l’avance. Et c’est la raison pour laquelle je saisis aujourd’hui le Comité Central d’Entreprise de Renault d’un projet consistant à fermer progressivement l’usine, d’aujourd’hui jusqu’en 1992.13
Ainsi, le 31 mars 1992, la dernière voiture sortit des chaînes de l’île Seguin.
11 BIAMONTI, Frédéric. Op. cit. 12 Malgré la décentralisation, le site de Billancourt continua à répondre pour la majorité de la production de l’entreprise au moins jusqu’à la moitié des années 1960 ; en 1954, il fabriquait 123 400 véhicules par an, soit 70% de la production totale de Renault ; il atteignit son apogée en 1961, avec la fabrication en large échelle des modèles 4CV et R4. 13 Transcription de la déclaration télévisée de Raymond H. Lévy diffusée le 21 novembre 1989. « Ametis Infos », nº 15, mars 2010, p. 5. 4
c/ Post-Renault Dès 1989, Renault menait des études urbaines pour estimer les potentialités et la valeur des 52 hectares de terrains qu’elle libérerait. Parallèlement, elle entreprit des négociations avec l’État dans l’intention de les lui vendre. En décembre 1989, le Premier ministre Michel Rocard annonça à l’Assemblé Nationale la volonté de lancer « une opération d’intérêt national » dont l’un des principaux objectifs serait d’éviter les spéculations foncières sur l’île Seguin. Rocard confia une étude sur les enjeux de l’aménagement des terrains de Boulogne-Billancourt et Meudon à Jean-Eudes Roullier, inspecteur général des Finances et délégué à la recherche et à l’innovation du Ministère de l’Équipement, du logement, des transports et de la mer, en collaboration avec l’IAURIF (Institut d’aménagement et d’urbanisme de la Région Île-de-France) et l’architecte Alexandre Chemetoff. Le résultat de cette étude, publié en septembre 1990, soulignait la nécessité d’un projet d’ensemble fort et cohérent qui rappelle la vocation industrielle du site avec le développement d’un pôle de recherche et de hautes technologies. Le programme prescrivait d’éviter une trop grande densification en réservant les logements de l’île aux étudiants, enseignants et chercheurs.14 En 1991, fut créé le Syndicat Mixte du Val de Seine, responsable par conduire les projets de reconversion des terrains libérés par Renault. Le Syndicat réunissait six communes (Boulogne-Billancourt, Issy-les-Moulineaux, Meudon, Saint-Cloud, Sèvres et Vanves), le Conseil Général des Hauts-de-Seine et le Conseil Régional d’Île-de-France. Il se lança à l’élaboration d’un schéma directeur qui serait approuvé par l’État en 1997. Parallèlement, une deuxième étude a été confié par le Ministère de l’Équipement à l’ingénieur JeanPierre Morelon, en collaboration avec les architectes Renzo Piano et Alexandre Chemetoff. Cette nouvelle étude, présentée en juin 1992, validait les grandes lignes du premier rapport fait par Jean-Eudes Roullier, y ajoutant des précisions par rapport aux programmes, à l’échéancier, aux bilans financiers et aux montages juridique et administratif. En 1994, Renault, peu satisfait des premières orientations de réaménagement de l’île Seguin, lança une consultation internationale privée organisée par SICOFRAM-Renault, filiale immobilière du groupe. Le projet demandé concernait uniquement l’île, pour laquelle le cahier des charges ne définissait pourtant pas le programme. Les exigences imposées aux participants étaient la reconversion totale du site accompagnée d’une analyse de la rentabilité du projet, la mixité des fonctions et la proposition d’une stratégie d’implantation urbaine. Sur 17 équipes inscrites, sept ont été sélectionnées : Paul Chemetoff et Borja Huidobro, Christian de Portzamparc, Richard Rogers, Piano Building Workshop, Bernard Tschumi, Chaix & Morel et Reichen & Robert. Les projets présentaient tous des visions d’une île densement urbanisée. Cette première consultation, trop ambitieuse et prématurée, a été rapidement abandonné. En 1997, ayant établi une convention avec le Syndicat Mixte du Val de Seine, SICOFRAM-Renault lança une nouvelle consultation auprès de trois équipes d’architectes et urbanistes : Jean-Pierre Buffi (avec Le Dantec et Wagner), Paul Chemetoff (avec Borja Huidobro, Michel Desvigne et Mimram) et Bruno Fortier (avec Bloch, Cribier et Ecoutin). Pour la première fois, la réflexion portait sur l’ensemble des terrains Renault, et non pas uniquement sur l’île Seguin. Aussi pour la première fois les projets proposés ont été montrés au public, lors d’une exposition15 organisée par le Syndicat. En décembre 1998, le projet de Bruno Fortier a été retenu. Son plan prévoyait 10 hectares réservés aux espaces verts, 500 000 m2 de logements (dont un tiers de logements sociaux), 250 000 m2 de bureaux et 250 000 m2 d’équipements publics et privés, d’activités et de commerces. Trois points forts relevés de sa proposition resteraient présents jusqu’au projet définitif : un espace vert central situé sur la rive dans la perspective du parc de SaintCloud, l’urbanisation légère de l’île et la dérivation de la circulation automobile à l’intérieur du Trapèze. Pourtant la publication de l’article « Boulogne assassine Billancourt »16, de l’architecte Jean Nouvel, dans la première page du journal Le Monde, réveilla la polémique sur la conservation des bâtiments de l’île Seguin et mit ainsi en question le projet de Bruno Fortier. En effet, Fortier proposait de conserver uniquement la pointe aval, tandis que le reste de l’île serait reconstruit. Il considérait « extrêmement difficile » de conserver les bâtiments industriels, à cause de son état de dégradation et de son incompatibilité avec les programmes ouverts propres à l’espace publique qu’on envisageait de créer sur l’île17. L’intervention médiatique de Nouvel, amplifiée par sa notoriété, provoqua l’abandon du projet Fortier. Le Sydicat du Val de Seine décida d’engager une nouvelle équipe d’urbanistes, choisie par voie de concours : la société 14 COPPIN, Anne-Sophie. L’Île Seguin, demain : histoires, architectures, cultures. Paris : Beaux Arts Éditions, 2010, p. 64. 15 Intitulée « Le Val de Seine en mouvement. Les terrains Renault demain », l’exposition eut lieu au Musée National de la Céramique, à Sèvres, entre septembre et octobre 1998. 16 NOUVEL, Jean. « Boulogne assassine Billancourt », in : Le Monde, 6 mars 1999, p. 1. 17 BIAMONTI, Frédéric. Op. cit. 5
G3A, filiale de la Caisse des dépôts et consignations, était dirigée par Jean-Louis Subileau avec François Grether, architecte-urbaniste, Michel Desvigne, paysagiste, et François Barré, directeur de la politique architecturale de Renault ainsi que directeur de l’Architecture et du Patrimoine de la Ville de BoulogneBillancourt à cette époque. Si l’article de Jean Nouvel semblait avoir relancé le débat sur les enjeux symboliques du site, les projets proposés ensuite par G3A écartaient définitivement la possibilité de conserver la structure des anciennes usines sur l’île. Entre-temps, la Ville de Boulogne-Billancourt et Renault reçurent une proposition de François Pinault, fortuné homme d’affaires et collectionneur d’art, qui prétendait installer sur l’île Seguin une fondation privé dédiée à l’art contemporain. Sans avoir adopté un plan de réaménagement définitif — et donc sans savoir comment l’installation de cette fondation s’articulerait à l’aménagement du reste de l’île —, la Ville et Renault se sont mises d’accord pour la cession de 2,35 hectares de la pointe aval. Pour le projet du bâtiment de sa fondation, Pinault organisa un concours entre six architectes, tous très réputés : Tadao Ando, Manuelle Gautrand, Steven Holl, Rem Koolhaas, MVRDV et Dominique Perrault. Les projets proposés ont été exposés à l’Hôtel de Ville de Boulogne-Billancourt, avant que Tadao Ando ne soit nommé lauréat, en octobre 2001. Son projet prévoyait la démolition intégrale de la pointe aval, la seule partie de l’île que Bruno Fortier avait proposé de conserver. Dix ans après la fermeture des usines, le devenir des terrains libérés par Renault restait incertain. La plupart des propositions s’étaient concentrées sur le territoire de l’île Seguin, sans une vision d’ensemble portant aussi sur les terrains de la rive de Billancourt. En revanche, la stratégie présentée par G3A en 2002 prenait en compte ces deux zones (l’île et le « Trapèze », nommé ainsi à cause du format en plan des terrains de la rive) et y ajoutait encore une troisième, correspondant au quartier du Pont de Sèvres, pour garantir la cohérence du projet avec l’urbanisation limitrophe. Elle prévoyait la constitution d’équipes indépendantes pour détailler les projets de chaque zone. Deux consultations de maîtrise d’œuvre urbaine ont été lancées pour le choix des coordinateurs du quartier du Pont de Sèvres et du Trapèze ; elles ont été emportées respectivement par l’architecte-urbaniste Christian Devilliers et par les architectes associés Patrick Chavannes et Jacques Ferrier. Par rapport à l’île Seguin, un défi particulier s’imposait : trouver une stratégie pour donner de la cohérence programmatique et formelle à un ensemble de bâtiments probablement hétérogènes, dont le premier élément était l’édifice de la fondation Pinault projeté par Tadao Ando. La propre G3A a été chargée d’élaborer un plan programmatique et architectural garantissant la cohérence de l’ensemble du réaménagement de l’île avec le bâtiment de la fondation Pinault. Quant au programme, elle proposa l’idée d’une Cité des Sciences et des Arts, pôle de culture et loisirs avec des commerces et des services, un centre de formation pouvant accueillir des grandes écoles et des espaces destinés aux nouvelles technologies et un centre d’hébergement, rencontres et services qui comprendrait des ateliers d’artistes, des résidences pour chercheurs et étudiants, ainsi qu’un hôtel de luxe. Quant à la cohérence formelle, G3A proposa la création d’une façade-enveloppe qui enserrerait l’ensemble des futures constructions de l’île, en dialogue avec l’ancienne parois extérieure des bâtiments sur l’île. Pour le projet de cette façade, la mairie de Boulogne-Billancourt lança un concours international. Un plan de référence réunissant les propositions pour les trois zones (celles de Devilliers pour le quartier du Pont de Sèvres, de Chavannes & Ferrier pour le Trapèze et de G3A pour l’île) a été approuvé en juin 2002 par le Conseil municipal. D’une phase d’études générales, on passerait alors à la phase de conclusion des projets et d’exécution. L’organisme responsable par la conduction de l’opération ne serait plus le Syndicat Mixte, mais une Societé anonyme d’économie mixte, la SAEM Val de Seine Aménagement, créée en mars 2003 et qui lança quelques mois plus tard une procédure d’aménagement de la ZAC nommée « Seguin Rives de Seine ». Avec l’obtention du permis en novembre 2003, la démolition de la structure des anciennes usines Renault sur l’île Seguin débuta en mars 2004. Alors que les projets se poursuivaient lentement, Pinault annonça soudainement, en mai 2005, qu’il avait renoncé à installer sa fondation sur l’île, sous prétexte des longs délais administratifs et des tensions locales par rapport aux projets de réaménagement. En novembre, Nicolas Sarkozy, Président du Conseil Général des Hauts-de-Seine, créa un conseil d’experts composé d’élus et de personnalités, hommes de l’art et intellectuels, universitaires et scientifiques, spécialistes de l’aménagement et du développement durable. Parmi les architectes-urbanistes, ce groupe réunissait notamment Jean Nouvel, Christian de Portzamparc, Pascal Cribier, Bruno Racine et Pierre Boulez. Son objectif était de poursuivre la définition d’une programmation cohérente pour l’ensemble du site. Néanmoins, soumis aux contraintes imposées par les enjeux politiques et financiers, ce groupe n’était pas autonome dans ses choix. Les décisions devaient prendre en compte les hauts taux de densification exigés, bien que les partenariats public-privé déjà mis en place. Le programme élaboré dans ces conditions, loin d’exprimer une cohérence d’ensemble, apparut comme la juxtaposition d’objets solitaires : une terrasse-jardin de 4 hectares, un hôtel quatre-étoiles confié au groupe Cogedim/Mosaïques/ Intercontinental, une résidence pour chercheurs et artistes dont les maîtres d’ouvrage sont la Caisse des 6
dépôts et consignation et ING, un centre de formation de l’American University of Paris en partenariat avec la New York University, une salle de musique publique et un Centre européen de création contemporaine. Ce programme, d’après ce qui a été publié depuis, reste grosso modo inchangé. Mais c’est seulement en février 2009 qu’on lança une consultation internationale pour désigner l’architecte-urbaniste qui coordonnerait les différents projets sur l’île, occupant fonction similaire à celle de Devilliers et de Chavannes & Ferrier dans les zones du Trapèze et du quartier du Pont de Sèvres. Les six cabinets présélectionnés ont été : Ateliers Jean Nouvel, AUC Djamel Klouche, Jacques Ferrier ARchitecture, MVRDV, OMA et Nicolas Michelin & Associés. En juillet 2009, Jean Nouvel fut choisi l’architecte coordinateur des projets pour l’île Seguin. Ce choix, conséquence fortuite ou non des interventions controversées de Nouvel dans le processus de définition du projet, mit l’architecte dans une position ambiguë, car il est évident que, « après avoir dénoncé l’impensable destruction du site Renault, il a fini par céder au chant des sirènes. »18 Dans l’histoire de ces presque vingt ans d’impasses politiques et administratives, on constate qu’une question fondamentale — le choix des programmes à implanter sur un site singulier par sa géographie et son histoire — a toujours été soumise aux enjeux politiques et financiers présents. Ni l’exceptionnalité du paysage ni la force du passé ont été suffisants pour supplanter l’idéologie politique et la logique économique dominantes en faveur d’un aménagement plus respectueux et cohérent. Les voix qui se sont levées contre les décisions prises n’ont pas réussi non plus. Les urbanistes comme les habitants devraient pouvoir défendre en amont des projets d’autres valeurs, que les politiques devraient être en mesure de relayer. Le maire [Jean-Pierre Fourcade (1995-2007)] dit avoir engagé une concertation impliquant notamment les associations. Il affirme être ouvert à toutes les propositions et a mis à disposition un site Internet dans cette perspective. Mais comment s’effectuent les arbitrages ? Quelles sont les règles du jeu si ce ne sont celles de cycles immobiliers et des investisseurs potentiels ?19
Si la Ville de Boulogne-Billancourt évoquait depuis le début une « île aux deux cultures » — tournées l’une vers les arts et les loisirs, l’autre vers la science et la recherche — d’autres propositions plus cohérentes avec l’histoire du site ont été faites. Par exemple, celles d’un musée de l’immigration ou d’un musée de la « civilisation de l’automobile », proposées par un ensemble de professeurs universitaires20. Des attentes continuent de s’exprimer à propos de l’histoire dont le site est porteur. Elles montrent qu’il y a encore, malgré la destruction des usines, la place pour la valorisation d’une troisième culture — celle de la vie sociale et ouvrière, qui mériterait davantage qu’une alcôve dans un musée de l’histoire des techniques automobiles. Cette dimension aurait pu être la colonne vertébrale fédératrice d’un projet qui par ailleurs a tellement peiné à prendre forme. [...] Pour l’île Seguin, ne pourrait-on pas aussi envisager, en continuité avec la station de tramway qui serait aménagée de façon emblématique, la réalisation d’un jardin d’enfants avec des machines-outils comme mobilier et engins ludiques ? Il pourrait être associé à un musée vivant de la mémoire sociale industrielle, avec des ateliers pédagogiques intergénérationnels. La création de tels espaces intéresserait sans doute un large public et permettrait d’éviter d’être en présence d’un projet très minéral, élitiste et amnésique...21
Selon la direction de la communication de la SAEM Val de Seine Aménagement, ces idées ont été incorporées par les plans dans le cadre d’un « lieu de mémoire des usines Renault », musée dédié à la fois à l’histoire industrielle automobile et à l’histoire de Boulogne-Billancourt. La création de ce « lieu de mémoire » n’élimine pourtant pas le risque d’amnésie. Géré par la Ville avec Renault et quelques associations, il transmettra une vision partielle de l’histoire, qui ne correspondra pas forcement à celle des principaux porteurs de cette mémoire, les anciens travailleurs des usines Renault. En même temps, il faut noter que « l’histoire » et la « mémoire » sont des valeurs appropriées par le discours institutionnel pour légitimer les décisions prises. Elles ne sont pas des valeurs absolues : elles sont définies et qualifiées dans ce discours de manière à corroborer l’idéologie. Comme on verra plus tard, il existe une intention de gommer (au moins en partie) le passé de ce territoire, une des raisons qui justifie son rasage et la diffusion, aujourd’hui, d’un discours sur l’histoire plein d’omissions et de déformations.
18 MANDOUL, Thierry. « Boulogne-Billancourt et son Trapèze », in : Archiscopie, nº 109, jan 2012, p. 18. 19 ZETLAOUI, Jean-Joseph. « Terrains Renault. Pour une île aux trois cultures », in : Urbanisme, nº 351, nov/déc 2006, p. 5. 20 Cet ensemble d’intellectuels, duquel faisaient partie Louis Bergeron, Christian Bromberger, Guy Burgel, Jean-Louis Cohen, Yves Cohen, Gérard Monnier, Pascal Ory, Marcel Roncayolo, Paul Smith et Denis Woronoff, signait une tribune dans l’édition du journal Le Monde du 25 septembre 2005, dans laquelle il présentait sa proposition. 21 ZETLAOUI, Jean-Joseph. Op. cit. 7
d/ description du projet définitif Le plan définitif pour la ZAC Seguin-Rives de Seine distingue quatre secteurs : l’île Seguin, le « Trapèze », le quartier du Pont de Sèvres et les espaces publics environnants. Les deux premiers secteurs, qui somment 49 hectares, sont constitués de terrains libérés par Renault dont les constructions ont été presque totalement rasées ; on y projette, en partant de la tabula rasa, un pôle de culture et un nouveau quartier. Les deux autres secteurs, au contraire, correspondent à des zones d’urbanisation consolidée dont on cherche seulement à améliorer la qualité paysagère et les liaisons avec l’île et le nouveau quartier de la rive. Le programme pour l’île Seguin comprend : des équipements culturels de grande ampleur, publics et privés22 ; des bureaux d’entreprises liées à la culture, à la technologie et aux médias ; des commerces, également à thématiques culturelles ; des services de restauration et de hôtellerie ; des hébergements pour artistes, étudiants, créateurs et visiteurs des entreprises. On prétend y créer un centre culturel assez important et diversifié pour attirer d’avantage investisseurs et public. Inscrite dans la « Vallée de la Culture » de l’agglomération parisienne, l’île Seguin devrait constituer un pôle d’attractivité à l’échelle nationale voire internationale. Sur l’île, avant que le projets définitifs ne soit prêts et que les chantiers ne commencent, un jardin de deux hectares a été aménagé et ouvert au public en 2010. Il comprend des espaces de détente, des aires de pique-nique et des bacs à sable pour les enfants. Plus récemment, avec l’intention de « préfigurer l’avenir de l’île » en testant les programmes prévus dans le plan, on a commencé à y installer des structures similaires à celles que l’on prévoit de mettre en place dans le futur. Ainsi, on été implantés un restaurant, un cirque, une piste d’essai de véhicules électriques Renault et un pavillon d’information géré par la SAEM Val de Seine et l’entreprise automobile, préfigurant le futur « lieu de mémoire ». Sur la rive de Billancourt, dans le secteur dit du Trapèze, on construit un quartier nouveau que l’on prétend « intégré dans le fonctionnement de la métropole par une nouvelle vocation résidentielle et une orientation économique tertiaire à forte valeur ajoutée »23, suivant d’ailleurs la tendance du reste de la ville de Boulogne-Billancourt. Le programme comprend habitations, bureaux, commerces, équipements publics et privés. Autour d’un parc de sept hectares, un tracé rectiligne de voies découpe des îlots d’une centaine de mètres de côté qui constituent l’unité parcellaire nommée de « macro-lot ». Ce concept, proposé par l’urbaniste Patrick Chavannes, est au centre d’un modèle d’occupation du sol qui détermine à la fois une solution spatiale et un mécanisme opérationnel. Pour chaque macro-lot est désigné un architecte coordinateur qui en définit le plan masse, puis des architectes d’opération chargés de détailler les projets de chaque bâtiment. Ce montage a pour objectif la mise en oeuvre de deux principes adoptés par le projet : la mixité programmatique et sociale et la diversité architecturale à elle associé. En effet, des usages très hétérogènes se trouvent réunis dans un même macro-lot, partageant des espaces communs qu’ils doivent gérer au sein d’une seule copropriété. L’éclectisme architectural s’avère quant à lui un résultat de façade, provenant, semble-t-il, moins des spécificités de chaque fonction que d’une stratégie marchande de différenciation des produits. Cette architecture éclectique d’apparence « moderne » et « innovante » ne rappelle en rien l’aspect des anciens bâtiments de Renault. Comme observe ironiquement Thierry Mandoul, en référence à l’article publié par Jean Nouvel en 1999, « Boulogne a bien assassiné Billancourt »24. Très peu d’éléments ont été conservés pour témoigner du patrimoine industriel : la cabane de Louis Renault, où le fondateur aurait découvert la prise directe ; le « Bâtiment Pierre Dreyfus » (aussi appelé par son ancienne dénomination, le « Bâtiment X »), autrefois siège de la direction de l’entreprise ; le « 57 Métal », aujourd’hui occupé par le centre de communication du Groupe Renault ; les ponts Daydé et Siebert, reliant l’île Seguin aux rives de Billancourt et Meudon ; quelques morceaux de façades, deux frontons sur l’île Seguin et la « porte Jules Guesde », entrée emblématique d’une partie des usines du Trapèze (fig. 1-3). Ces quelques traces, que Mandoul a qualifiées de « anecdotiques »25, ne sont évidemment pas les plus adéquats supports de la mémoire ouvrière. 22 Parmi les équipements prévus, il y a notamment : un pôle public dédié à la musique et au spectacle vivant, avec une salle de concert de 3000 à 5000 places, un auditorium de 900 places, des studios d’enregistrement et de répétition, des restaurants et des commerces ; un pôle privé dédié aux arts plastiques et visuels comprenant des galeries, un centre de création numérique, des espaces de présentation, des espaces de stockage et des ateliers d’artistes ; et un ensemble de 16 salles de cinéma privées. 23 LINOSSIER, Rachel et al. « Effacer, conserver, transformer, valoriser. Le renouvellement urbain face à la patrimonialisation », in : Les Annales de la recherche urbaine, nº 97, 2004, p. 24. 24 MANDOUL, Thierry. Op. cit. 25 Ibid. 8
1/ Vue de la pointe amont de l’île Seguin à partir de la rive de Billancourt. Le socle de l’île a été préservé, ainsi que deux frontons sur la Seine. Octobre 2011.
2/ Vue du « Bâtiment Pierre Dreyfus », le « Bâtiment X », ancienne siège de la direction de Renault et seule édification entièrement conservée. Mars 2012.
3/ Vue de l’arrière d’un fronton où se trouvait la porte d’entrée dans les usines de l’île Seguin par le pont Daydé (en bleu, au fond). Mars 2012.
9
Quant au quartier du Pont de Sèvres, ensemble sur dalle construit dans les années 1970, il fait l’objet d’un programme de ravalement des façades, de réaménagement des espaces communs, d’amélioration de l’accessibilité et de renforcement de l’activité commerciale. Au total, sur les 74 hectares qu’englobe la ZAC, le programme d’environ 85 hectares comprend : 38,23 ha (45%) de logements et résidences ; 28,11 ha (33%) de bureaux ; et 18,66 ha (22%) d’activités, commerces et équipements collectifs. On estime que la zone réaménagée recevra à terme au moins 12 000 habitants et 10 000 emplois (en 2012, 5 000 nouveaux habitants sont déjà installés dans le Trapèze). Les chantiers du Trapèze et du quartier du Pont de Sèvres, débutés en 2006, devront être achevés en 2018. Pour ceux de l’île Seguin, qui n’ont pas encore débuté, la date d’achèvement informée sur le site internet de l’architecte Jean Nouvel est l’an 2023. II. COMMUNICATION a/ une approche de la communication Depuis la fondation de Renault, les terrains de Billancourt et de l’île Seguin ont été le support et l’objet de plusieurs types de communication. Siège de la plus grande entreprise automobile française, puis d’une entreprise urbaine tout aussi importante, le site acquit un caractère emblématique et une visibilité considérable. La communication qui en fait l’objet est à la fois informative et publicitaire ; elle a été promue d’abord par Renault, ensuite par les acteurs institutionnels de l’opération urbaine, toujours avec la participation des différents médias qui ont rapporté quotidiennement l’histoire de ce site. Dès la désactivation des usines, la direction de la communication de la Ville de Boulogne-Billancourt passa à s’occuper du sujet. Pendant presque quinze ans, elle a été responsable par la diffusion du discours de la municipalité à propos du devenir des terrains libérés. Cependant, en 2006, une direction de la communication créée au sein de la SAEM Val de Seine Aménagement a assumé l’intégralité des démarches concernant la question. Elle a mis en accord les intérêts de la Ville, de Renault et des promoteurs privés pour élaborer une campagne de grande ampleur, à la mesure des investissements en jeu. Conçue en collaboration avec l’agence de publicité Anatome et le cabinet de design Integral Ruedi Baur, la campagne est basée sur une charte visuelle marquante et l’exploration de différents supports. Deux sites internet (dont un blog), un journal de quartier, des pamphlets et des plaquettes, des stands dans des salons dédiés aux affaires immobilières et une communication sur site sont adoptés en fonction des différents publics ciblés : « riverains, potentiels investisseurs, partenaires et entreprises associés au projet, élus, journalistes et bloggeurs »26. Ces différentes cibles déterminent aussi le contenu des messages véhiculés. L’information qui se destine aux investisseurs, par exemple, n’est pas la même que celle dirigée à la population. Un aspect, pourtant, est réitéré toujours : la pertinence du projet urbanistique, sa cohérence et sa cohésion, sa faisabilité et sa conséquente fiabilité. Or, pour un projet qui a mis presque vingt ans à se définir, qui a engendré tant de polémiques et de contestations tout au long de son processus d’élaboration, qui encore aujourd’hui contrarie le souhait de plus d’une dizaine d’associations mobilisées juridiquement contre sa réalisation, la nécessité de communiquer s’impose pour présenter des justifications, pour affirmer une définition claire et légitime. Cela se fait notamment à travers l’insistante évocation de la nouvelle identité du quartier, dont les qualités on espère suffisantes pour convaincre les hésitants, taire les mécontents et attirer les spéculateurs. Parmi les stratégies de communication adoptés, la plus frappante est celle qui se destine spécifiquement aux habitants et visiteurs27 : la « communication sur site ». Selon Anne-Sophie Bolloré, directrice de la communication de la SAEM, elle a été adoptée dès le début de la campagne pour « montrer l’ampleur de l’opération »28. Bolloré explique que cette communication comprend d’une part le « marquage du chantier » et d’autre part les « panneaux référents ». Pour le « marquage du chantier », les murs entourant les terrains de la ZAC furent peints en couleur orange et reçurent l’inscription « Île Seguin-Rives de Seine » (fig. 4); ils constituèrent ainsi une « enceinte » permettant de reconnaître « toute l’étendue du projet ». Les « panneaux référents », quant à eux, « permettaient de montrer les transversalités du projet » au moyen d’images et de textes. Nombreux, grands, très attirants par ses couleurs, ses figures 26 Extrait du site internet de l’agence Anatome, <http://www.anatome.fr/fr/ref12cas/8/52/comment-communi-quer-sur-un-projetd-amenagement-aux-identites-urbaines-specifiques.html>, accès le 17 mai 2012. 27 Ibid. 28 Anne-Sophie Bolloré a été interviewée dans le cadre de cette recherche le 21 mai 2012. 10
et ses titres, ils sont dotés de la « forte présence sur ce site très vaste »29 que la SAEM Val de Seine a souhaité démontrer (fig. 5-15). En effet, avec les éléments de « marquage du chantier », les « panneaux référents » donnent une impression d’omniprésence des acteurs institutionnels sur un territoire qui, ayant resté longtemps vide après le rasage des anciens bâtiments, aurait pu donner la sensation d’une vaste friche abandonnée. Loin de là, les terrains ont été très vite protégés par un marquage d’appartenance. Malgré l’avancement des chantiers, la communication sur site n’a jamais été interrompue. Faisant elle aussi partie du plan pluriannuel qui oriente toute la campagne, cette communication s’est adapté aux successives étapes de la construction, avec des panneaux toujours actualisés. Supports attirants, permanents et persuasifs, les panneaux — immédiatement liés au terrain qui en est l’objet — intéressent surtout par son caractère physique. C’est le fait qu’ils fassent le lien entre la communication et le territoire, entre le projet et sa représentation in situ, qui justifie notre choix de concentrer l’analyse uniquement sur ce support. Pour les étudier, nous les avons tout d’abord repérés, listés et photographiés. Lors des relevés faits pour cette recherche, entre décembre 2011 et mars 2012, nous avons pu compter 41 panneaux de 32 types différents30. Ils se situent tous à l’intérieur du périmètre de la ZAC, divisés entre les trois secteurs du projet : l’île Seguin (9 panneaux de 7 types différents), le Trapèze (22 panneaux de 18 types) et le quartier du Pont de Sèvres (10 panneaux de 7 types). Ils mesurent environ 2 x 1,50 mètres et sont placés dans des endroits en général bien visibles : l’allée principale du jardin sur l’île ; les accès du parc de Billancourt, la rue Yves Kermen et la place Jules Guesde sur le Trapèze ; les accès et les chemins les plus fréquentés à l’intérieur du Forum du quartier du Pont de Sèvres (voir cartes des panneaux p. 17-21). Selon AnneSophie Bolloré, « on essaye de décliner [les contenus] par thématiques, selon les endroits où [les panneaux] sont posés ». Par exemple, ceux qui sont à proximité du parc de Billancourt abordent la question du développement durable et de « la nature au coeur du quartier », tandis que ceux qui sont place Jules Guesde, lieu emblématique de rassemblement des ouvriers à l’époque de Renault, portent sur l’histoire de la période industrielle. Confectionnés en plaques de matériel plastique rigide et fixés dans des cadres métalliques assez robustes, les panneaux sont faits pour résister longtemps. Selon Bolloré, d’ailleurs, la durabilité a été un des attributs qui ont compté en faveur de la signalétique proposée par Intégral Ruedi Baur. Outre les avantages pratiques, la solidité des panneaux contribue aussi pour la crédibilité de l’opération urbaine : « ce côté que certains pourraient trouver rigide aujourd’hui », dit Bolloré, « va bien dans le métier d’aménageur ». La directrice de la communication note aussi l’efficacité des panneaux auprès des riverains : « on s’est rendu compte qu’ils n’étaient pas du tout taggés », au contraire, « que les riverains s’arrêtaient souvent pour lire ». Ils sont devenus, selon Bolloré, des « points référents », sortes de repères dans ce territoire en changement. Les panneaux portent, pour la moitié (14 types sur 32), leur date d’accrochage. Les six panneaux les plus anciens qui sont en place aujourd’hui, accrochés en 2007, sont ceux qui parlent de l’histoire du site ; cela indique que ce thème a été abordé dès le début de la campagne de communication et que le traitement que lui a été destiné n’a pas changé depuis ce moment, puisque les panneaux n’ont pas été remplacés. Les autres panneaux présents sur le site sont de l’automne 2009 (six), de mai/juin 2010 (deux), de l’été 2010 (un), de décembre 2011 (un) et de janvier/février 2012 (deux). L’obsolescence ou la pérennité d’un panneaux dépend évidemment de son contenu. Quelques panneaux informent sur des sujets plus éphémères, comme le lancement ou la conclusion d’une étape du chantier, la neutralisation temporaire de places de stationnement, le remplacement imminent d’un certain nombre d’arbres d’une voie, l’installation provisoire d’un cirque sur l’île. Ce type de panneau reste moins longtemps accroché et on peut supposer qu’il y a eu d’autres comme ceux là qui ont été mis et enlevés au cours des étapes passées. Mais la majorité des panneaux sert à exposer les concepts (a priori permanents) qui orientent le projet urbain. Les panneaux de ce deuxième type ont été conçus surtout en 2009 et n’ont pas changé depuis. Sur l’île Seguin, ils ont été accrochés en 2010, lors de l’ouverture du jardin.
29 Extrait du site internet de l’agence Anatome, <http://www.anatome.fr/references//303/?q=seguin&annee=&action=&agence=&c lient=&envoi=envoi>, accès le 17 mai 2012. 30 Dans le cadre du plan pluriannuel adopté par la campagne de communication, des panneaux sont enlevés et d’autres installés au fur et à mesure que les chantiers avancent. Cette étude ne prend en compte que ceux repérés sur le site à cette occasion. 11
4/ Mur entourant les terrains du Trapèze Est, sur lequel a été peint le titre de l’opération urbaine, caractéristique du « marquage du chantier ». Octobre 2011.
5/ Ensemble de panneaux sur l’île Seguin, près de l’entrée du pont Renault. Février 2012.
6/ Panneau « Île Seguin-Rives de Seine : une ambition pour le développement durable et le cadre de vie », sur l’île Seguin. Au fond, le quartier du Pont de Sèvres (à gauche) et la tour Horizons (au centre), sur la rive de Billancourt. Février 2012.
12
7/ Panneau « Un grand parc pour tous les boulonnais », situé à l’entrée du nouveau Parc de Billancourt. Octobre 2011.
8/ Panneau « La passerelle Constant Lemaître : une liaison agréable et continue », situé au débouché de la passerelle sur la dalle du quartier du Pont de Sèvres. À gauche, le bâtiment « 57 Métal » (restauré dans le cadre de l’opération) et d’autres édifications nouvelles. Février 2012.
9/ Panneau situé au bord de la Seine, quai Georges Gorse. Octobre 2011.
13
10/ Panneaux « De grands enjeux pour votre quartier » et « La rénovation de votre quartier avec vous et avec vos partenaires », situés sur la dalle du quartier du Pont de Sèvres. Mars 2012.
11/ Panneau « La Montée : Un nouveau lien vers l’avenue du Général Leclerc », sur la dalle du quartier du Pont de Sèvres.
12/ Panneau « Le quartier se rénove, s’embellit, s’ouvre sur la ville », rue du Vieux Pont de Sèvres.
14
13/ Ensemble de panneaux place Jules Guesde. Mars 2012.
14/ Détail du panneau « Le parc de Billancourt : l’eau et la nature au coeur du quartier », situé rue Yves-Kermen.
15/ Détail du panneau « Aux bords de la Seine, la ville durable, animée et active », situé place Jules Guesde.
15
La systématisation des données relatives aux panneaux a été faite à partir de visites au terrain et de relevés photographiques. Chaque panneau a été photographié de très près, pour permettre la bonne visualisation des images et la transcription des contenus verbaux, et d’assez loin pour montrer leur accrochage et le contexte urbain entourant. Une fois transcrit le texte des panneaux, nous avons procédé à une première analyse qualitative visant à classer les différents thèmes abordés. Ce classement nous a servi lorsqu’on a décidé de restreindre le corpus de cette recherche en choisissant une entrée d’analyse plus spécifique. Le biais adopté est celui de la temporalité : nous voulons étudier la manière dont la communication s’exprime par rapport au passé, au présent et au futur, par rapport au cours du temps et à la transformation telle qu’elle met en contact différents moments dans leur succession. Le choix de cette entrée nous a amené a faire une deuxième analyse qualitative plus fine, avec l’objectif de sélectionner tous les morceaux de texte ayant un rapport avec la temporalité. Nous avons placé ces morceaux dans trois cases, « passé », « présent » et « futur », selon le moment auquel ils faisaient référence. En faisant cet exercice, nous nous sommes aperçus que certains caractères attribués par la communication à un déterminé temps pourraient avoir été attribués à un autre ; et, si cela n’avait pas été fait, c’est parce qu’il y avait une intention derrière l’attribution des caractères à chacun des trois temps, l’intention de donner au discours un certain sens et non pas un autre. C’est ainsi que cet outil très simple d’analyse — le tableau à trois colonnes où nous placions des éléments issus des panneaux — nous a donné une piste de que notre objet d’étude était consistent. Cet outil a été repris pour structurer l’entretien que nous avons réalisé avec Anne-Sophie Bolloré, directrice de la communication de la SAEM Val de Seine Aménagement. À cette occasion, nous prétendions l’interroger sur les manières dont la temporalité était abordée dans la campagne de communication. À partir de l’expérience d’un premier entretien avec la directrice de l’information de l’entreprise, Anne-Claire Catineau, et en espérant cette fois-ci d’entendre un point de vue divers ou complémentaire à celui qui est exprimé par les panneaux, nous avons cherché une stratégie intéressante et efficace pour instaurer une situation d’énonciation du discours différente de celles auxquelles Bolloré est habituée. Nous l’avons donc proposé une série de 27 mots sélectionnés et ordonnés préalablement, qu’elle devait placer dans un tableau à trois colonnes : « passé », « présent » et « futur ». La consigne permettait de placer les mots de différentes manières : dans une seule des trois colonnes ; dans deux ou trois colonnes à la fois ; entre deux colonnes ; ou en dehors du tableau, si l’interviewée considérait que le mot en question ne faisait pas partie des idées en rapport avec l’opération urbaine. Bolloré avait également la possibilité d’ajouter d’autres mots à la fin, si elle le souhaitait. À chaque mot reçu, elle devrait nous dire ce qu’elle entendait derrière et les raisons pour lesquelles elles choisissait de le placer dans telle ou telle position. Ses réponses, dont le contenu ne se superpose pas tout à fait à celui des panneaux, ont apporté à cette recherche une riche matière de réflexion. Elles apparaissent citées et problématisées dans le topique « Discours ». b/ cartes des panneaux Les cartes qui suivent montrent la localisation des 41 panneaux repérés sur le site entre décembre 2011 et mars 2012. Les numéros, attribués arbitrairement par l’auteur, renvoient à la liste présentée page 21. Dans cette liste, les deux colonnes à gauche distinguent le numéro de chaque panneau de son « type », car un même panneau peut se répeter dans différents endroits (dans ce cas-là, il y a plusieurs numéros attribués à un même type). Le plan utilisé comme base pour le dessin des cartes est extrait d’une plaquette de communication de l’opération, intitullée « Île Seguin-Rives de Seine : Un engagement fort pour le développement durable » et datée de 2011.
16
CARTE GÉNÉRALE DES PANNEAUX
localisation des panneaux
17
CARTE DÉTAILLÉE DES PANNEAUX SUR L’ÎLE SEGUIN
8 7
1 2 4
9
5
3 6
localisation des panneaux
18
CARTE DÉTAILLÉE DES PANNEAUX SUR LE TRAPÈZE
31
27
30 15
28
29
26
18
17
16
19-25
12
10
13
14
11
localisation des panneaux
19
CARTE DÉTAILLÉE DES PANNEAUX DU QUARTIER DU PONT DE SÈVRES
38
35
39 41
37
36
32
40 33
34
localisation des panneaux
20
LISTE DES PANNEAUX Nº
TYPE
TITRE
1
I
Pour la première fois, l’île Seguin s’ouvre à vous
2/3
II
Un jardin qui vit et se renouvelle au fil des saisons
4/5
III
L’île de la culture et de l’innovation (2) : a/ Des lieux d’animation ; b/ Et des événements culturels tout au long de l’année
6
IV
L’île Seguin, une longue histoire
7
V
De pont en pont
8
VI
Une ambition pour le développement durable et le cadre de vie
9
VII
Printemps 2012, ouverture du pavillon sur l’île Seguin
10
VIII
Risque de ralentissement sur le Quai Georges Gorse
11
IX
Ici, un nouveau quartier
12
X
Un grand parc pour tous les boulonnais
13
XI
Le Parc de Billancourt (2) : a/ L’eau et la nature au coeur du quartier ; b/ Générosité de l’espace et qualité paysagère
14/15/16
XII
Aux bords de la Seine, la ville durable, animée et active
17
XIII
Un engagement fort pour le développement durable
18
XIV
Le quartier prend vie (3) : a/ Les jardins intérieurs, des lieux de verdure tranquilles ; b/ Des belles perspectives ; c/ [image]
19
XV
Billancourt et Renault (2) : a/ Les grands repères ; b/ Les usines de Billancourt
20
XVI
Un siècle d’histoire
21
XVII
Dans la vie des français
22
XVIII
Des techniques et des hommes
23
XIX
Une page d’histoire sociale
24
XX
Billancourt et Renault : une mémoire vivante
25/26/27
XXI
Lancement des chantiers du Trapèze Est
28
XXII
Un quartier vivant et diversifié (2) : a/ La ville vit de ses multiples facettes ; b/ Mixité et ouverture
29
XXIII
Le chantier du Trapèze avance
30
XXIV
65 logements locatifs sociaux et un groupe scolaire de 18 classes
31
XXV
Réaménagement de la rue Yves-Kermen
ÎLE SEGUIN
TRAPÈZE
QUARTIER DU PONT DE SÈVRES 32
XXVI
Le quartier se rénove, s’embellit, s’ouvre sur la ville
33/34
XXVII
La passerelle Constant Lemaître : une liaison agréable et continue
35
XXVIII
Ici, nous créons un nouvel espace de verdure, de jeux et de convivialité au coeur du quartier
36
XXIX
De grands enjeux pour votre quartier
37
XXX
La rénovation de votre quartier avec vous et avec vos partenaires
38/39/40
XXXI
Pendant les travaux, tous vos commerces restent ouverts
41
XXXII
La montée : un nouveau lien vers l’Avenue du Général-Leclerc
9
VII
ÎLE SEGUIN
22
XVIII
TRAPÈZE
10
VII
QUARTIER DU PONT DE SÈVRES
TOTAL
21
III. ACTEURS a/ le rôle des acteurs institutionnels dans l’opération et dans sa communication L’opération Île Seguin-Rives de Seine se caractérise par un montage institutionnel assez complexe qui engage des acteurs des initiatives publique et privée dans des opérations de commercialisation de terrains, de gérance de projets, de construction, de financement, d’investissement, de vente et de location de biens immobiliers. Depuis sa création, en 2003, la SAEM Val de Seine Aménagement est l’acteur le plus présent, car elle coordonne tous les autres. Société d’économie mixte, elle appartient à des actionnaires publics et privés ; les premiers détiennent 75% des actions et réunissent : la Ville de Boulogne-Billancourt (64%), le Conseil Général des Hauts-de-Seine (10%) et la Ville de Sèvres (1%). Les actionnaires privés, avec 25% des actions, sont tous des institutions bancaires : la Caisse de Dépôts et Consignations (15%), la Caisse d’Épargne d’Île-de-France (5%) et Dexia (banque internationale d’origine luxembourgeoise, avec 5%). La visibilité de la SAEM ne signifie pas qu’elle soit l’acteur le plus influent dans les décisions. En effet, à cause d’un montage financier très particulier, le Groupe Renault et les promoteurs privés jouent des rôles centraux dans cette opération. Quand les premières négociations ont été faites pour la cession des terrains du Trapèze, la Ville de Boulogne-Billancourt ne disposait pas de ressources pour payer les 580 millions d’euros auxquels étaient ils estimés. Un système inhabituel de financement a été alors conçu, prévoyant la cession directe des terrains du Trapèze à des promoteurs privés31. Les promoteurs ont été choisis par Renault lors d’un appel d’offre qu’elle lança l’an 2000. Il s’agit des entreprises Hines, Nexity, Vinci Immobilier et Icade Capri, réunies au sein d’un consortium nommé DBS (Développement Boulogne Seguin). Comme explique Thierry Mandoul, Les terrains sont alors vendus [aux promoteurs privés] lot par lot au fur et à mesure de l’obtention des permis de construire. Par ce montage financier et grâce au coût exponentiel des terrains en Île-de-France, Renault s’est assuré au fil des ans d’une valorisation maximale du foncier, réduisant de la sorte les marges de manoeuvre des autres acteurs.32
Dans une opération urbaine publique, ce groupe de promoteurs privés vient donc s’interposer entre le propriétaire du foncier (Renault) et l’entrepreneur du projet (la Ville). En plus, il ne participe pas seulement aux transactions foncières, mais aussi à la construction et commercialisation d’une grande partie des bâtiments du Trapèze. La SAEM récupère gratuitement la moitié des surfaces achetées par DBS pour y aménager des espaces ou équipements publiques. Dans la moitié qui reste, les promoteurs entreprennent les constructions selon le programme établi par la SAEM et ensuite commercialisent les logements et les bureaux à des investisseurs, des bailleurs sociaux ou des personnes physiques. Quant aux concepteurs des projets urbanistiques et architecturaux, deux catégories se distinguent. La première réunit les architectes et paysagistes « coordonnateurs », qui conçoivent indépendamment les plans masse pour chacun des trois secteurs : Jean Nouvel et Michel Desvigne pour l’île Seguin ; Patrick Chavannes et Thierry Laverne pour le Trapèze ; Christian Devilliers pour le quartier du Pont de Sèvres. La deuxième catégorie correspond à celle des architectes « d’opération », chargés des projets exécutifs des différents bâtiments. Sur le Trapèze, une troisième catégorie de concepteurs s’introduit entre ces deux premières ; à l’échelle intermédiaire des macro-lots, des équipes d’architectes et paysagistes viennent se glisser chargées « de déterminer l’épannelage des constructions dans le respect des alignements, des hauteurs et des densités prescrits par le plan d’ensemble, de rédiger les fiches de lot et d’organiser avec les promoteurs les consultations de maîtrise d’oeuvre pour leur attribution. »33 Les acteurs les plus influents dans la prise de décisions (et donc dans l’action sur l’espace) sont aussi les plus influents dans la production du discours véhiculé par la campagne de communication. Les intérêts de la Ville, de Renault et des promoteurs privés sont mis en accord par la direction de la communication de la SAEM Val de Seine, qui conçoit la stratégie de marketing, centralise tout le matériel (notamment les images issues des différents projets) et établie le contact avec les agences de publicité. Il est 31 La vente des terrains de l’île Seguin n’a pas suivi ce même montage. Selon un schéma plus classique, ils ont été achetés et aménagés par la Ville. Les dépenses avec l’achat et l’aménagement (qui somment aujourd’hui 126 millions d’euros et à terme devraient atteindre 400 millions), seraient compensées par la vente des charges foncières et de droits à construire. 32 MANDOUL, Thierry. Op. cit., p. 18 33 FROMONOT, Françoise. « L’urbanisme mondialisé à la française », in : D’Architectures, déc 2011, nº 205, p. 27. 22
intéressant de noter que les promoteurs privés doivent soumettre leurs propres campagnes publicitaires à certaines caractéristiques de la charte visuelle de l’opération urbaine. Conforme nous a expliqué AnneClaire Catineau, directrice de l’information de la SAEM, les promoteurs immobiliers et même les nouveaux commerçants qui s’installent dans le quartier sont adapter leur propre publicité à quelques normes communes, sous peine d’avoir à retirer les pièces « non chartées ». b/ carte des acteurs Dans les pages qui suivent, nous présentons une carte des acteurs institutionnels dans l’intention de mieux éclairer leurs rôles soit dans l’opération urbaine, soit dans sa communication.
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OPÉRATION ÎLE SEGUIN-RIVES DE SEINE - CARTE DES ACTEURS INSTITUTIONNELS ARCHITECTES ET PAYSAGISTES COORDONNATEURS PAR SECTEUR
ARCHITECTES ET PAYSAGISTES COORDONNATEURS PAR MACRO-LOT
ARCHITECTES D’OPÉRATION
ENTREPRISES DE CONSTRUCTION
GROUPE RENAULT
COLLECTIVITÉS PUBLIQUES
VILLE
PROMOTEURS PRIVÉS
SAEM
COMMISSIONS DE CONCERTATION
INVESTISSEURS
LOCATAIRES
BAILLEURS SOCIAUX
LOCATAIRES
PROPRIÉTAIRES (PERSONNES PHYSIQYES)
ENTREPRISES DE CONSTRUCTION
ARCHITECTES D’OPÉRATION CONSTRUCTIONS PRIVÉES
ÉQUIPEMENTS PUBLICS
MOBILISATION SUBVENTION REGLÉMENTATION
COMMERCIALISATION DE TERRAINS DÉSIGNATION DES CONCEPTEURS CONTRATATION DES CONSTRUCTEURS
COMMERCIALISATION DE LOGEMENTS, BUREAUX, COMMERCES
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OPÉRATION ÎLE SEGUIN-RIVES DE SEINE - CARTE DES ACTEURS INSTITUTIONNELS ET DE LEUR RÔLE DANS LA COMMUNICATION ARCHITECTES ET PAYSAGISTES COORDONNATEURS PAR SECTEUR
ARCHITECTES ET PAYSAGISTES COORDONNATEURS PAR MACRO-LOT
ARCHITECTES D’OPÉRATION
RENAULT
VILLE
PROMOTEURS PRIVÉS
SAEM
AGENCE 1
ARCHITECTES D’OPÉRATION
CAMPAGNE DE COMMUNICATION
AGENCE 2
CAMPAGNE DE COMMUNICATION
DISCOURS IMAGES COMMUNICATION ÉLABORÉE
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IV. DISCOURS a/ passé La première question qui se pose pour l’analyse du discours sur le passé est : qu’est-ce que le passé pour les acteurs institutionnels qui parlent à travers les panneaux ? Où commence ce temps, où s’achève-t-il ? En cherchant une réponse dans les textes, une étonnante constatation s’impose : les formes grammaticales du passé ne sont jamais employées. Le passé se conjugue au présent. Ce discours est spécialement intéressant à analyser dans deux séries de panneaux, la première située sur l’île Seguin et portant sur l’histoire de l’île ; la deuxième située place Jules Guesde et portant sur l’histoire des usines Renault. On note, avant tout, la différence entre les deux approches : histoire d’un territoire, histoire d’une entreprise. L’histoire de l’île va beaucoup au-delà de la période Renault, ce que suggère déjà le titre du panneau : « L’île Seguin, une longue histoire ». Elle remonte au XIIème siècle et arrive à 1992, année de la fermeture des usines. Le texte est rythmé par les successifs changements de fonction par lesquels passa ce territoire. Chacun des anciens usages semble avoir sommé un élément à la charge positive que l’île porte aujourd’hui. Car elle appartint à l’Église, puis devint terrain de cultive et de pêche, ensuite lieu de production de chaussures pour les armées révolutionnaires, avant de redevenir sauvage et d’être finalement investie par l’industrie automobile : Du 12e au 18e siècle, l’île de Sève — c’est son nom ancien — appartient à l’abbaye de Saint-Victor. On y pêche et on y cultive des saule, pour l’osier : en 2010, plusieurs milliers de saules sont plantés dans le nouveau jardin, qui renoue avec cette ancienne culture. Avant la Révolution, le nouveau propriétaire y installe une blanchisserie, qui périclite. Vers 1790, c’est un chimiste, Armand Seguin, qui lui donne son nom et sa première vocation industrielle : il crée une tannerie, qui produit notamment des chaussures pour les armées révolutionnaires. Au 19e siècle, l’île redevient sauvage, avec quelques guinguettes. Cependant, Boulogne-Billancourt s’industrialise rapidement : aéronautique, avec Farman et Voisin, automobile, avec la fondation de Renault en 1898. Le destin de l’île Seguin va alors se confondre avec celui de l’entreprise automobile. [...] Des générations d’hommes et de femmes, venus de divers continents, y ont exercé des métiers très différents. Tous ont contribué à l’essor économique de l’entreprise et de la France tout au long du XXe siècle.34
Cette narrative inscrit l’île Seguin dans une continuité. Les usages se succèdent dans une cadence : ils sont passagers, jamais définitifs. L’île change de propriétaire, change de nom, change d’aspect. L’île n’a pas une seule vocation, elle est investie de vocations diverses par chacun qui se l’approprie. Une alternance cyclique paraît s’établir entre l’île occupée et l’île sauvage, l’île bâtie et l’île vide, l’île-cité et l’île-jardin. L’initiative du projet actuel de planter des saules pour « renouer avec cette ancienne culture » renforce la notion d’histoire cyclique. Mais ce qui frappe, finalement, c’est qu’une telle narrative condamne toute intention de pérennité d’un projet qui vienne s’insérer dans cette chronologie. Car, même si cela n’est pas dit, on nous amène à voir l’ambitieuse « île de toutes les cultures » comme juste une phase de plus dans cette ligne du temps. Curieusement, alors que les projets urbains se déclarent en général comme la construction d’un futur, celui de l’île Seguin semble s’inscrire plutôt dans le présent. Comme si, sans que ça soit explicité, son obsolescence et son remplacement étaient prévisibles, sinon déjà prévus. Le discours porté par la directrice de la communication de la SAEM va pourtant à l’encontre de cette interprétation d’un aménagement non définitif. Même si elle reprend l’idée d’une histoire cyclique, AnneSophie Bolloré raisonne à partir de la perspective du projet, et considère donc que l’achèvement des chantiers sera la fin de la continuité, la fin du cycle, la fin de l’histoire. Elle dit : Vide. C’est vrai qu’il y a des moments où les territoires sont vides [...] et le vide, il faut savoir l’apprécier. Sur l’île Seguin c’est aussi le cas, et c’est vrai que quand on va avec des visiteurs pour la première fois, sur le pont Renault, c’est magique de voir qu’à un moment donné on a une expérience — ça c’est innovant aussi, c’est sur le présent — de savoir apprécier ce moment un peu privilégié d’un site qu’on ne retrouvera plus jamais comme ça. Et il y a aussi un renouvellement, parce que quand on revoit toute l’histoire de l’île Seguin et du territoire avant Renault, pendant Renault et après, au Moyen Âge etc., et après pendant le XIXème, il y a eu toute une période de guinguettes, de passage, un moment de calme, pour des nouvelles vies, des nouvelles expériences de vie et de quartier dans lequel les gens vivent et travaillent et s’amusent et sont tristes!
34 Panneau « L’île Seguin, une longue histoire », pièce de communication de l’opération Île Seguin-Rives de Seine. 26
Bolloré parle à partir de sa perspective personnelle, celle de quelqu’un qui travaille pour l’opération urbaine et qui, comme elle même l’a dit, se « retirera » une fois l’opération achevée. Son engagement par rapport à cet espace urbain ne va pas au-delà de ces dix ans de transformation. Étrangère à ce territoire jusqu’à y arriver en 2006, Bolloré n’a pas vécu l’histoire de Renault, qui s’avère pour elle très abstraite. Si elle regarde cette histoire, elle le fait avec un grand éloignement. D’un autre côté, elle n’est pas non plus impliquée dans le futur du quartier. Si on lui demande ce qui se passera après, elle répond tout simplement : « après ils vivront leur petite vie ». Néanmoins, on peut se permettre de revenir à ses paroles pour remarquer encore une fois que, lorsque l’on étend la perspective historique à point d’y inclure même le Moyen Âge, la question de la continuité de l’histoire s’impose. Est-ce vrai que ce site ne se retrouvera plus jamais vide ? Est-ce que le futur ne lui réserve pas d’autres renouvellements ? La communication du projet ne répond pas directement à ces questions. Signe que le futur ne lui appartient pas, elle se limite à ancrer l’opération dans le présent. Très différente est l’approche de l’autre série de panneaux, qui raconte l’histoire des usines Renault (fig. 16-19). Tandis que l’île, au cours de tous les changements, resta toujours l’île — territoire définit par sa géographie —, les terres de la rive n’avaient originalement pas de définition, pas des limites. C’est l’appropriation et le rassemblement de plusieurs terrains par les usines Renault qui y instaura une unité. Un territoire palpable alors se constitua : le Trapèze. C’est sur cette unité qu’on intervient aujourd’hui, et c’est donc de son histoire qu’on parle. Une histoire qui commence en 1898, année de la fondation de Renault, et s’étend jusqu’au futur à travers une « mémoire vivante ». Pour élaborer cet ensemble de panneaux « historiques », la direction de la communication de la SAEM Val de Seine a collaboré avec la direction de la communication du Groupe Renault35, qui fournit des images et des informations d’archive, mais qui doit aussi avoir établi une ligne directrice pour la narration de l’histoire de l’entreprise. Les six panneaux qui racontent cette histoire forment une série, distincte du reste des panneaux par sa couleur de fond particulière (entre le bordeaux et le marron). Ils sont positionnés côte à côte place Jules Guesde. Cette place, qui s’appela « Nationale » jusqu’à la moitié des années 1930, devint très tôt un lieu symbolique pour les ouvriers de Renault. Avec le débouché d’une des principales portes des usines sur le Trapèze, c’est là que les ouvriers se rencontrent chaque matin et chaque soir, et c’est là aussi qu’ils se rassemblent lors des manifestations, comme que sous les égards de Guesde36. Ce n’est donc pas anodin que les panneaux sur l’histoire de l’entreprise automobile soient posés dans cet endroit. Ces panneaux s’intitulent : « Billancourt et Renault » (sur les rapports entre le développement de l’entreprise et sa présence dans le territoire), « Un siècle d’histoire » (exclusivement sur la croissance de l’entreprise automobile), « Dans la vie des français » (sur les rapports de l’entreprise avec la société française), « Des techniques et des hommes » (sur les systèmes productifs, la formation et les classifications des ouvriers), « Une page d’histoire sociale » (sur la main-d’oeuvre immigrée, les grèves, les accords et les actions sociales promues par l’entreprise) et « Billancourt et Renault : une mémoire vivante » (qui fait le lien entre toute cette histoire du siècle passé avec le présent et le futur, à travers la « préservation et la valorisation de la mémoire des usines Renault dans l’aménagement [actuel] du site »). Dans tous ces panneaux, Billancourt apparaît comme « témoin de l’aventure industrielle » de Renault. Le territoire, dépouillé de toute caractéristique physique, ne joue pas, il devient le support plat sur lequel se déploient les bâtiments industriels et s’accumulent des milliers de salariés. C’est donc à l’histoire de Renault qu’on se tourne, une histoire racontée de manière glorificatrice. Renault né d’une découverte pionnière, quand le « jeune » Louis Renault met au point la « prise directe », une « transmission révolutionnaire ». Affaire de famille au départ, l’entreprise entame vite une dynamique « d’extension rapide [...] sur le territoire de Boulogne ». Elle se lance dans la production de taxis parce que, « très tôt, Renault comprend l’importance de ce marché. Dès 1909, la majorité des taxis de Paris, Londres, Berlin et New York sont des Renault : la marque s’installe partout et forge son image. Pour faire face à ces importantes commandes, l’entreprise lance pour la première fois en France la fabrication en série. » Lors de la Première Guerre mondiale, Renault contribue de manière décisive pour la victoire de la France et de ses alliés : « Billancourt devient un véritable arsenal où sont produits obus, canons, automitrailleuses, chars et avions. Renault est au coeur de l’épopée des taxis de la Marne : le 6 septembre 1914, l’État-Major réquisitionne 1 200 taxis parisiens pour acheminer plus de 6 000 soldats sur le front en moins de 24 heures et arrêter l’avancée allemande vers Paris. En 1918, l’engagement massif des chars Renault permet de rompre les lignes alle35 Information fournie par Anne-Claire Catineau, directrice de l’information de la SAEM Val de Seine, lors de l’entretien réalisé le 28 mars 2012 dans le cadre de cette recherche. 36 Jules Guesde (1845-1922), homme politique français, introduisit les thèses marxistes au sein du mouvement ouvrier français et fit accepter, en 1879, la création d’un parti ouvrier. 27
16/ Vue de la place Jules Guesde avec un ensemble de panneaux au fond. Mars 2012.
ci-contre et ci-dessous 17/18/19/ Vue rapprochée de la série de panneaux sur l’histoire de Billancourt et des usines Renault.
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mandes et de remporter la victoire. » Au cours des années 1930, elle dépasse toutes les difficultés grâce à sa versatilité et à sa capacité à se renouveler : « face aux crises, l’entreprise se diversifie et innove sans cesse ». Elle « développe une large gamme de véhicules, mais ce sont les voitures de luxe qui font sa renommée : Renault est le premier constructeur à fabriquer ce type de modèle en série ». L’épisode de la Seconde Guerre est raconté en deux lignes : « Après les bombardements de 1942 et 1943, les usines sont reconstruites et l’outillage rénové. La Société anonyme des Usines Renault, nationalisée en 1945 par le Général de Gaulle, devient la Régie Nationale des Usines Renault. » On ne dit pas que les usines ont été réquisitionnées par l’Occupation et passées sous administration allemande, que Louis Renault a été accusé de collaboration et incarcéré en 1944, ni que « c’est en connaissance de ces faits (prestations pour l’armée allemande) et en pleine connaissance des préjudices qu’ils ont causé au pays, que le gouvernement a décidé de procéder à la nationalisation de ces usines »37 en 1945. Au contraire, la nationalisation est traitée comme point de départ pour un « nouvel élan », celui de la production en masse de « voitures pour tous ». Là aussi Renault occupe une position pionnière, car la vente de plus d’un million de 4CV en France et à l’étranger représente « une première pour l’industrie automobile française » et « devient le symbole de [sa] renaissance ». Fin de l’histoire industrielle de Billancourt, la fermeture des usines ne correspond pourtant pas à la fin de l’histoire de Renault. Pour une entreprise « présente en Europe et dans le monde depuis 1905 » et qui « intensifie son développement international », la fermeture d’un site (accompagnée de l’ouverture d’autres) constitue une « évolution ». Renault abandonne un site obsolescent, elle change pour « faire face aux mutations », pour être dans son temps. Alors qu’on regarde vers le futur, les usines de Billancourt et de l’île Seguin sont dépassées. Mais on reconnaît qu’elles ont eu une vie, une humanité. Les hommes qui ont participé à cette « aventure » sont rappelés par deux panneaux, « Des techniques et des hommes » et « Une page d’histoire sociale ». Celui-ci apporte une ambiguïté intéressante dans son titre ; on peut comprendre qu’une page de l’histoire du mouvement ouvrier français fut écrite dans les usines de Billancourt, ou bien que les mouvements sociaux ne représentent qu’une page de l’histoire de Renault. De toute façon, l’idée est positive pour l’entreprise : sans avoir été saisie par les grévistes, elle leur a laissé la place juste pour exercer/exiger leurs droits et ainsi contribuer au progrès des législations sociales françaises. Cette humanité dont nous parlions est soulignée dès la première ligne de ce panneau, qui dit : « Origines, métiers : la diversité des hommes et des femmes ». Abordant la question de la main d’oeuvre immigrée, le texte fait écho au panneau sur l’île Seguin qui rappelle : « Des générations d’hommes et de femmes, venus de divers continents, y ont exercé des métiers très différents. Tous ont contribué à l’essor économique de l’entreprise et de la France tout au long du XXème siècle. » Ensuite est racontée l’histoire sociale, valorisée dans les sous-titres par des mots de connotation très positive, parfois grandiose : « Des conflits au retentissement national », « Des militants syndicaux qui marquent la mémoire collective », « Des accords marquants pour l’entreprise et pour le pays », « Les accords d’entreprise : des temps forts de l’évolution sociale ». Loin de présenter les mobilisations comme préjudicielles pour l’entreprise, le texte leur attribue les mêmes valeurs qu’à l’entreprise elle-même : ampleur, visibilité, force, esprit pionnier, bonnes intentions : Le site de Billancourt connaît des grèves qui auront souvent une forte visibilité. [...] En 1936 comme en 1968, les salariés de Renault sont au premier plan des mouvements nationaux, la mobilisation dans l’entreprise — qui acquiert son surnom de « forteresse ouvrière » — étant fréquemment regardée comme un test. [...] L’histoire sociale de Renault s’est construite avec les salariés et les militants syndicaux qui ont agi ensemble pour améliorer le pouvoir d’achat, l’évolution des carrières et les conditions de travail. [...] Les luttes sociales, la négociation ou la concertation ont permis d’aboutir à des accords importants : ainsi en 1936, la convention collective, outre les deux semaines de congés payés et les 40 heures obtenues au plan national, prévoit une hausse des salaires de plus de 15% au delà des revendications. Les acquis sociaux obtenus chez Renault seront parfois généralisés à l’échelon national. Les accords d’entreprise [...] régulièrement renégociés aboutissent à des évolutions importantes [...] Très tôt, Louis Renault développe une politique sociale caractéristique du « paternalisme d’entreprise » fréquent à cette époque.
Cette page de l’histoire, qualifiée avec les mêmes adjectifs que l’on attribue à l’entreprise, vient donc renforcer — et non pas briser — l’image de Renault. Une espèce de cohérence s’établi entre « l’aventure industrielle » et l’aventure sociale. L’idée de conflit est adoucie en profit des idées de conquête et d’évolution. Les mouvements sociaux apparaissent finalement comme une qualité positive de l’entreprise et du passé. 37 Archives Nationales Z6 NL9 (3), extrait du site internet <http://fr.wikipedia.org/wiki/Louis_Renault_(industriel)#cite_note-11>, accès le 25 mai 12. 29
Le dernier panneau de cette série veut montrer le lien entre le passé, le présent et le futur. Ce lien s’établi physiquement à travers la préservation de certaines traces des bâtiments industriels et la constitution d’un « lieux de mémoire destiné au grand public et aux chercheurs ». Mais un autre lien, d’ordre conceptuelle, s’établi à travers le discours : L’identité, le territoire et le projet Le site des usines Renault à Billancourt et sur l’île Seguin est porteur d’une identité forte liée à son histoire, celle de l’une des grandes réussites de l’industrie automobile française et d’une « forteresse ouvrière ». Cette identité est porteuse de valeurs essentielles, celle d’une mémoire partagée avec tous les acteurs de cette histoire, qui est aussi celle des habitants de Boulogne-Billancourt. C’est pourquoi la ville de Boulogne-Billancourt a décidé de donner une place essentielle à la préservation et à la valorisation de la mémoire des usines Renault dans l’aménagement du site, en partenariat avec les associations concernées.
« Identité », c’est peut-être le principal mot qui réunit les trois temps de ce territoire. Quand nous avons demandé à Anne-Sophie Bolloré de nous le situer entre passé, présent et futur, elle nous a répondu : — Identité, ça c’est présent partout. Identité forte. — Est-t-elle toujours la même ? — Non, elle a changé. Mais c’est un quartier à forte identité, qui avait une forte identité et qui reste aussi avec une forte identité. — Comment a-t-elle changé ? — Avant c’était un quartier industriel, c’était Billancourt, avec des petites rues, c’était l’usine, etc., et aujourd’hui c’est un quartier de services, du XXIème siècle, donc il y a un vrai changement d’identité du quartier, et on a essayé dans la communication de progressivement véhiculer cette [nouvelle] identité.
Nous avons vu que, dans le cas Billancourt-île Seguin, comme il arrive souvent dans les opérations de reconversion urbaine en zones avant occupées par l’industrie, « la force identitaire de l’héritage industriel constitue une ressource de valorisation non négligeable pour les acteurs publics du renouvellement : la référence au passé est largement mise en avant pour fabriquer la nouvelle image de ces quartiers, y compris à travers la toponymie locale. »38 Pour les opérations urbaines, l’identité « historique » du territoire en transformation et la nouvelle identité qu’on lui attribue sont des atouts fondamentaux. L’importance donnée à cet aspect, surtout par les campagnes de marketing urbain, prouve qu’il constitue un des principaux facteurs de la commercialisation immobilière. L’identité (soit « l’historique », soit la nouvelle) est alors forgée comme un élément de publicité, en fonction des valeurs du public ciblé. Raconter l’histoire de l’île Seguin et des usines Renault est important pour donner de l’épaisseur à ce territoire qu’on est en train de vendre ; et raconter de la « bonne » manière (avec des mises en évidence et des omissions sur des thèmes plus ou moins vendables) est essentiel pour conquérir les clients.
Image de la page suivante : les terrains du Trapèze Est en octobre 2011, avant le début des chantiers. À droite, des bâtiments déjà achévés sur le Trapèze Ouest. 38 LINOSSIER, Rachel et al. Op. cit., p. 25. 30
b/ présent La marque première de l’identité d’un endroit est sans doute son nom. « Avant c’était Billancourt », dit Anne-Sophie Bolloré. En effet, la transition de ce territoire du passé vers le présent — et la transformation de son identité — commence par un changement de nom. « Billancourt n’existe plus tout seul, c’est Boulogne-Billancourt, c’est un vrai ensemble ». Billancourt, nom du site industriel de Renault, est une dénomination très chargée. Elle rappelle inévitablement l’usine, la mobilisation ouvrière, la fumée. C’est un mot qu’on ne veut que rattaché au passé : « “Billancourt” c’est rattaché à la mémoire, à l’identité, à la trace », dit Bolloré. Pour le quartier « innovant » que l’on construit aujourd’hui, « doté de ce qu’il faut pour le XXIème siècle », l’appellation « Boulogne » vient apporter de la noblesse. Tout aussi chargée, elle désigne une des régions historiquement les plus riches de l’agglomération parisienne. L’ajouter au nom de Billancourt montre le « renversement », selon Bolloré, d’un « quartier assez pauvre qu’aujourd’hui est en train de devenir plus luxueux. » Le présent est ce moment où les choses sont « en train de se faire ». C’est le temps de la transformation même, le temps du chantier, de la démolition et de la construction. Néanmoins, la durée de ce chantier, qui risque de dépasser une dizaine d’années, peut être considérée trop longue pour tenir dans une seule temporalité. Certes, si on regarde le temps dans une perspective distanciée, qui englobe un passé et un futur lointains, une période de dix ans peut constituer « le présent ». Mais cela change pour quelqu’un qui vit le processus d’une autre position, comme c’est le cas d’Anne-Sophie Bolloré. Impliquée dans ce territoire exclusivement à travers l’opération urbaine, Bolloré distingue un passé, un présent et un futur à l’intérieur de ses dix ans d’implantation. « L’origine » se situe pour elle en 2006 ; le présent, beaucoup plus exiguë, correspond au moment actuel, non pas à l’année dernière ni à la prochaine ; et le futur ne va pas au-delà de l’achèvement des chantiers. En même temps, pour elle, le présent n’est pas seulement un moment de transformation et de chantier, puisque un des secteurs de l’opération (le Trapèze Ouest) est déjà livré. Le présent est donc un moment où une partie des constructions se poursuit alors qu’une autre est déjà achevé. Cette vision se retrouve dans une page du journal Forum Infos, outil de communication destiné spécifiquement aux habitants et usagers du quartier du Pont de Sèvres. Dans le numéro d’avril/ mai 2012, une colonne intitulée « Passé, présent, futur » reprend « les grandes dates de la rénovation » en commençant par 2008-2009 (« La rénovation est lancée, avec les habitants »), passant par 2010-2011 (« Premiers chantiers, premières inaugurations »), arrivant ensuite à 2012 (« Le coeur du quartier se transforme ») et annonçant, en 2013-2014, « Un nouveau visage pour le quartier ». La plaquette corrobore ainsi la notion exprimée par Bolloré que la production s’étend dans les trois temporalités : « Production » c’est là [passé], c’est très là [présent] et ça aurait été là [futur] aussi, dans la mesure où on a la moitié du Trapèze qui est livré. [...] Dans le passé, ce qui s’est passé [c’est la construction de] toute cette partie qui est maintenant un quartier animé, vivant. C’était de la forte production, on l’a sorti dans des délais très rapides et on continue, donc, très fortement avec le Trapèze Est, le quartier du Pont de Sèvres et l’île Seguin.
Le projet se situe, pour Bolloré, dans le passé, et non plus dans le présent. Mais, grâce aux panneaux, une cohabitation intéressante s’établie entre les représentations issues du projet et l’image réelle de certaines parties déjà exécutées. Un nombre important d’images de simulation en 3D reste affiché dans les panneaux alors que les respectifs espaces ont déjà été achevés de construire. Ce côtoiement entre représentation et réalité, entre image vendue et image rendue, rend évidentes les retouches qu’ont reçu les simulations. Cela s’aperçoit, par exemple, dans l’image du bâtiment Horizons, seule tour sur le Trapèze, projetée par Jean Nouvel (fig. 20-21). La perspective est dessinée à partir d’un point de vue situé à l’intérieur du parc de Billancourt, lui aussi déjà prêt. Il s’agît d’un point de vue privilégié, car le niveau du parc est plus bas que celui des rues autour, ce qui fait qu’on ne voit pas ces rues. La tour semble donc immerger du milieu de la végétation du parc — végétation qui, beaucoup plus présente dans la simulation que dans la réalité, vient entourer les personnes et dissimuler tous les éléments minéraux. Une certaine transparence rend flous aussi bien les personnages en premier plan que les bâtiments voisins au fond. La partie haute de l’édifice, qui ressemble à une serre, paraît aussi beaucoup plus transparente dans la simulation que dans le réel. La lumière, invraisemblable, incide et provoque des ombres en plusieurs directions en même temps, donnant un aspect magique à la scène. Si cette magie ne se vérifie pas sur le terrain, cela n’a pourtant pas empêché la communication de maintenir l’image affichée longtemps après la conclusion de la tour. Signe d’une insistance, même qu’anachronique, sur le pouvoir persuasif de l’image dans la constitution d’une identité vendable. On ne craint pas la contradiction évidente entre le réel et le fictif, car, comme explique Muriel Rosemberg, 32
Lorsque les villes recourent à l’image c’est pour parler de la ville qu’elles projettent bien plus que pour évoquer l’espace qu’elles bâtissent. La manière dont elles en parlent est révélatrice du projet, et en négatif de la ville : la réalité n’a pas besoin d’être énoncée, la réalité est. Dans l’image de la ville [...] on peut lire ce que la ville aspire à être, ce que la ville n’est pas encore [et ne sera peut-être jamais]. Dans ce miroir où elle se voit en perspective, la ville dévoile aussi son manque d’être : en prenant la parole elle affirme son existence.39
Un autre aspect intéressant concernant les images du projet est la représentation de l’eau (fig. 2223). Dans les plans de l’opération, les surfaces d’eau sont peintes en gris clair ou hachurées d’un bleu grisâtre. Alors que la couleur bleu est fréquemment intensifiée dans les représentations d’architecture pour renforcer les valeurs positives que l’on attribue à la présence de l’eau, dans notre cas il se passe le contraire. Pour quoi ? Probablement parce que l’on veut dissimuler le fait que le projet ne tire aucun profit des bénéfices que la présence de la Seine pourrait proportionner. Françoise Fromonot observe: On ne voit ni perçoit jamais la Seine, si proche et dont le nouveau quartier prend pourtant le nom. Depuis le parc, elle est masquée par la falaise d’immeubles à cour édifiés le long de la voie sur berges. Depuis le cours de l’île Seguin, elle est occultée par la montée du pont Renault [...] À l’articulation des deux phases du parc, le « plan programme » des paysagistes promet de glisser « un belvédère sur la Seine » : qui vivra verra. En attendant, l’équipe dirigeante du laboratoire Roche, lequel a loué pour neuf ans les 15 000 m2 supérieurs de la tour Horizons — la bien nommée — est à peu près la seule à jouir du panorama sur le fleuve et sur ses coteaux.40
Thierry Mandoul va dans le même sens dans son analyse: Lorsque l’on parcourt la ZAC, la géographie et la topographie du lieu sont très peu perceptibles. [...] Les vues sur les coteaux de Sèvres ne sont pas de plus lisibles depuis les espaces publics et la nouvelle passerelle ventrue forme même un obstacle visuel majeur. La présence de la Seine s’efface dès que l’on passe derrière le front bâti du quai Georges Gorse et disparaît totalement lorqu’on est dans le quartier principal du Trapèze ou dans le parc conçu par l’agence Ter, traité comme un bras mort de la Seine, et potentiellement inondable.41
Concevoir un parc autour d’un « bras mort de la Seine », alors que jamais aucun bras de la Seine baigna les terrains de Renault, ne peut être qu’une manifestation de ce que Fromonot appelle « contextualisme paradoxal ». Derrière un épais front de Seine, un vaste jardin s’étend au pied d’un épais front de parc. D’après ses concepteurs, [...] il s’agissait d’engager là une « renaturation du site, comme issue de son passé industriel » en accord avec l’un des slogans de l’opération: « réconcilier la ville avec son fleuve ».[...] Les parterres du jardin prennent la forme de longues « îles thématiques » un peu irrégulières, [...] comme modelés, expliquent les paysagistes, par un bras mort de la Seine. Relayée par les panneaux pédagogiques vissés aux entrées du parc, cette intrigue substitue ainsi à l’histoire humaine bien réelle qu’elle contribue à gommer.42
En même temps, cette idée si paradoxale d’un « bras mort potentiellement inondable » ne servirait-elle à diminuer la charge négative de l’inondation ? Un bras de rivière pouvant être inondé n’est pas tout à fait un bras mort. Néanmoins, l’adjectif vient lui donner un caractère inoffensif, alors qu’il est là justement parce qu’il existe un risque réel d’inondation en cas de crue. Parce qu’ils en sont conscients, et qu’ils ne considèrent pas que ce risque soit un attractif du nouveau quartier, les acteurs institutionnels préfèrent occulter l’eau dans les représentations du parc. De même, la présence de la Seine apporte des inconvénients quant à l’accessibilité de l’île Seguin. La question de la transposition se pose très fortement si l’on considère qu’environ 5 000 personnes viendront travailler tous les jours sur l’île.
39 40 41 42
ROSEMBERG, Muriel. Op. cit., p. 169. FROMONOT, Françoise. Op. cit., p. 29. MANDOUL, Thierry. Op. cit., p. 18. FROMONOT, Françoise. Op. cit., pp. 28-29. 33
20/ Image électronique de simulation en 3D de la tour Horizons, avec le Parc de Billancourt en premier plan.
ci-contre 21/ La tour horizons photographiée du Parc de Billancourt en novembre 2011. ci-dessous 22/23/ Détails du plan de l’opération présenté dans les plaquettes et dans les panneaux ; l’eau est représentée avec une hachure bleu clair.
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c/ futur Si la communication de l’opération urbaine n’emploie jamais dans ses textes les formes grammaticales du passé, elle n’utilise pas non plus l’idée de futur. Le terme apparaît trois fois dans l’ensemble des panneaux étudiés, mais toujours comme adjectif synonyme de « à venir » : « [les] futurs chantiers de l’île Seguin », « le futur projet R4 », « la future rue Marcel-Bontemps »43. On note que ces réalisations s’inscrivent dans le futur de l’opération, le même futur dont parle Anne-Sophie Bolloré, qui commence peut-être l’année prochaine et ne va pas au-delà du moment où toute la ZAC aura été « livrée ». Le nom « futur », le « Futur » en majuscule si on veut, synonyme de « avenir », n’est jamais utilisé. Le mot « avenir » lui-même vient transmettre cette idée cinq fois : Des réunions d’information et de concertation, et de groupes de travail vous sont ouverts : venez vous exprimer sur l’avenir de votre quartier. Le quartier du Pont de Sèvres s’ouvre vers un nouvel avenir. Avec la création de nouveaux accès, la rénovation urbaine des espaces publics et du bâti, le renforcement de l’activité commerciale, ce programme offre un nouvel avenir au quartier. C’est une exigence pour l’opération Île Seguin-Rives de Seine : [...] réaliser un aménagement respectueux de l’avenir de la planète. Les promeneurs peuvent profiter du jardin et des structures qui préfigurent l’avenir de l’île et apprécier la programmation événementielle.44
Dans tous ces cas (sauf celui de l’avenir de la planète), il s’agît d’un futur proche, connu et maîtrisé : le futur projeté par les architectes et urbanistes de l’opération, qui est en train d’être construit et que l’on vivra dans quelques années. L’emploie du mot « demain » (à trois reprises) vient renforcer cette notion d’une construction pour le futur proche : « la ville de demain », « l’île Seguin de demain », « Demain, plus qu’une simple liaison, une véritable place publique ». Dans ce sens, « l’avenir » a une connotation positive. Par contre, on évite nettement de parler d’un futur plus lointain, indéfini et inquiétant, qui aurait une valeur négative. Le projet reste attaché au présent, aux besoins et aux innovations d’aujourd’hui, aux attentes des citoyens du XXIème siècle (on n’oserait jamais faire allusion à un incertain XXIIème siècle). En outre, on parle d’une opération immobilière qui cible des consommateurs raisonnant à court terme, qu’il s’agisse des familles ou des investisseurs. CONCLUSION « Les actions urbanistiques sont un discours en actes. » On ne peut pas comprendre la construction de la ville simplement comme l’acte concret de bâtir l’espace matériel et réel. Cet acte est indissociable des significations qu’il porte et par lesquelles il est supporté. « Toute action sur l’espace est aussi motivée par les valeurs symboliques qu’on attribue à l’espace ». En d’autres mots, toute action sur l’espace est simultanément une construction matérielle et mentale — le dessein d’un territoire mais aussi de sa représentation. « Parce que l’espace est un construit social, l’espace matériel et l’espace mental sont intriqués. L’espace matériel intègre l’espace mental. [...] L’espace mental intègre l’espace matériel. »45 Si l’on veut appréhender l’action urbanistique sur la ville, on ne peut pas disjoindre ces deux instances de l’espace, on ne peut pas dissocier dans l’analyse les actes et le discours. Éclairer la signification du discours, le sens des messages et de la prise de parole, permet d’expliciter son fonctionnement dans le processus du projet et dans sa réalisation. Autrement dit, cette analyse permet de montrer comment les 43 Passages extraits respectivement des panneaux : « L’île de la culture et de l’innovation. Des lieux d’animation » (île Seguin), « L’île de la culture et de l’innovation. Et des événements culturels tout au long de l’année » (île Seguin) et « Le quartier prend vie. Des belles perspectives » (place Jules Guesde). 44 Passages extraits respectivement des panneaux : « La rénovation de votre quartier avec vous et avec vos partenaires » (quartier du Pont de Sèvres), « Des grands enjeux pour votre quartier » (quartier du Pont de Sèvres), « Aux bords de la Seine, la ville durable, animée et active » (place Jules Guesde et parc de Billancourt), « Un engagement fort pour le développement durable » (place Jules Guesde) et « L’île de la culture et de l’innovation. Des lieux d’animation » (île Seguin). 45 ROSEMBERG, Muriel. Op. cit., p. 3. 35
intentions des acteurs deviennent décisions, comment elles s’inscrivent dans l’espace et comment elle sont exprimées (ou non) par le discours. Or, « comme tout acte de langage, le discours des villes n’est pas transparent, et pour être déchiffré il doit être inscrit dans son contexte d’énonciation. »46 C’est ce que nous avons essayé de faire pour le cas de l’opération Seguin-Rives de Seine. Parce qu’il s’agit d’un territoire qui se transforme radicalement, qui change — dans le présent — vers un futur complètement détaché de son passé, nous nous sommes centrés sur la question de la transformation telle qu’elle s’inscrit dans une temporalité. Nous avons essayé de montrer de quelle manière, au moment même qu’ils transforment la ville, les acteurs de la production urbaine redéfinissent et revalorisent cette temporalité. Leur façon de représenter le passé, le présent et le futur révèle leurs intentions, leurs intérêts politiques et économiques. En même temps, si cette représentation est efficace, c’est-àdire si elle correspond à ce qui attend la société de son espace urbain, elle révèle aussi — en négatif — les valeurs de la société par rapport cet espace. L’analyse des discours est également importante pour réfléchir au rôle qui jouent les architectes et urbanistes dans les processus de fabrication de l’espace urbain aujourd’hui. L’opération Île Seguin-Rives de Seine est un bon exemple des limites de plus en plus contraignants qui s’imposent à l’activité de ces professionnels. D’un côté, toute nouvelle proposition est passé au second plan en profit des modèles connus qui ne présentent pas de risque des points de vue politique et économique. De l’autre côté, dans le monde contemporain, la légitimation des actions politiques sur l’espace urbain dépend de plus en plus d’images, de représentations, d’apparences — ce que prouve l’importance croissante accordée au marketing urbain. L’architecte et l’urbanistes sont alors appelés à produire non plus de la ville, mais une image de ville qui convienne aux intentions des décideurs. Ainsi, privé de toute liberté pour réfléchir à la nature et à l’organisation des espaces, l’architecte et l’urbaniste deviennent des fabriqueurs d’apparences. Dans les villes, l’esthétique des enveloppes prend le pas sur la qualité des espaces vécus. L’architecte étant lui même empêché de porter son discours sur l’espace, l’objet architectural perd ses significations intrinsèques pour devenir un support stérile, ouvert à toute signification qu’un discours extérieur lui vienne attribuer. Françoise Fromonot synthétise : Tributaires de formes urbaines préconçues, privés par la normativité du marché de leur force de proposition pour la conception des logements, soumis aux innombrables contraintes — réglementaires, financières, techniques, politiques, sécuritaires, environnementales, esthétiques, commerciales — qui façonnent leurs bâtiments sans eux, il sont invités en bout de chaîne à modeler les volumes distinctifs, dessiner les façades attrayantes et sélectionner les matériaux séduisants qui, en conférant à chaque opération son identité visuelle, augmenteront son pouvoir communicationnel et sa valeur d’échange.47
Prendre conscience de la fonction des discours dans la production urbaine — dans laquelle ils sont engagés — est le premier pas pour que les architectes et urbanistes puissent reconquérir leur juste place, leur force de réflexion et de proposition dans ce processus.
46 Ibid., p. 2. 47 FROMONOT, Françoise. Op. cit., p. 33. 36
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ICONOGRAPHIE Toutes les images ont été produites par l’auteur, à l’exception des figures nº 20, 22 et 23, extraites d’une plaquette intitulée « île Seguin-Rives de Seine : Un engagement fort pour le développement durable », datée de 2011, produite et distribuée par la communication de l’opération urbaine.
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