Courrier International

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MÉDIA La démocratie liquide, ça vous dit ?

AFRIQUE

Numéro 2965 - Novembre 2012

Hollande face à deux Afrique : l’une glande, l’autre gronde

3,50 euros

HISTOIRE 12 7654 89253 7654 82301 89200 001

Il y a cinquante ans, les Freedom Riders brisaient le tabou racial

DOSSIER À LA UNE

LA FRANCE, UN TRAVAIL DE DISCRIMINATION


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COURRIER INTERNATIONAL

ÉDITO

SOMMAIRE

7 JOURS dans le monde ............................ page 3

Suivons-les En Bref d’un continent à l’autre ......................... page 6

L

es récentes affaires qui ont secoué et sali la BAC de Marseille mettent en évidence cet étonnant tournant dans les mentalités depuis plusieurs années maintenant. La corruption est subitement devenue quelque chose de honteux et de publiquement condamnable. Pourquoi un tel revirement ? La corruption, le mensonge, ont toujours fait partie de la vie publique et politique. En s’y attaquant, on supprime un des leviers de notre vie quotidienne. Les plus grands faits historiques sont liés à la corruption. La suppression de la corruption est une nouvelle forme de Prohibition qui ne dit pas son nom. L’homme est corrompu par nature. En allant contre son destin naturel, on créé tous les éléments d’une perturbation. Pourquoi la Corruption aurait-elle une si mauvaise presse. Est-elle vraiment si mauvaise, si néfaste? Clairement non. Tout cela est l’héritage d’une bienpensance dont les germes remontent à 1968. Mai 1968 qui a propagé cette idée que la corruption était condamnable. Dans le même temps, mai 68 propageait aussi des idées fausses et tout aussi dangereuses et condamnables, comme la remise en cause de l’autorité ou même l’émancipation féminine. Curieusement personne ne s’en est ému. Mais les regards se sont focalisés sur la corruption. La Corruption doit apparaître comme une respiration naturelle de l’appareil étatique. Sans corruption, l’appareil se grippe, les décisions ne se prennent plus. Et les rouages de cet appareil perdent même l’espérance d’une évolution que la corruption pourrait leur apporter. Au contraire, plutôt que de condamner des gens qui font leur travail, qui corrompent de manière exemplaire, il faut encourager ces attitudes. La corruption si elle est savamment contrôlée et organisée peut devenir la cheville ouvrière de ce pays, à l’arrêt depuis maintenant six mois. La corruption a montré dans d’autres pays qu’elle était devenue un élément indispensable à la vie économique. Prenez l’exemple de Robert Mugabe, qui grâce à un appareil totalement corrompu permet à son pays d’être cité en exemple tous les jours. Jean-François Buissière

Afrique Moyen-Orient Asie Amérique Europe à la une ........................................ page 10

La France, un pays de discrimination transversale .................................... page 14

Écologie Économie La source de la semaine Médias Sciences et Innovation Infographie 360 ............................................. page 20

Tendance Culture En Bref


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7 JOURS dans le monde

Felix Baumgartner, le premier homme à avoir franchi le mur du son en chute libre Après cinq années de préparation, Felix Baumgartner a battu plusieurs records de la chute libre. A 43 ans, l’Autrichien n’est jamais aussi heureux que lorsqu’il est “dans l’air”. Felix Baumgartner, qui est devenu dimanche le premier homme à franchir le mur du son en chute libre, est un habitué des défis depuis son adolescence et considérait son saut depuis les confins de l’atmosphère comme son “dernier objectif à atteindre”. Avec les mots “born to fly” (“né pour voler”) tatoués sur son avant-bras, l’Autrichien de 43 ans a ajouté trois records à son tableau de chasse: celui de la plus haute altitude atteinte par un homme en ballon, le record du plus haut saut en chute libre, et bien sûr le record de vitesse en chute libre, où il a atteint 1.137 km/h et franchi le mur du son. Imperturbable, Felix Baumgartner est resté très concentré durant les deux heures et demie d’ascension dimanche. Une petite alerte sur un système de chauffage et un peu de buée sur sa visière ne lui ont pas fait perdre son calme. “Quelquefois il faut

aller très haut pour se rendre compte combien nous sommes petits”, a-t-il déclaré avant de s’élancer dans le vide. Son saut a duré 9 minutes et trois secondes, dont 4 min 44 sec après que l’Autrichien a ouvert son parachute audessus du désert du Nouveau-Mexique. “J’adore les défis et essayer de devenir la première personne à franchir le mur du son en chute libre est un défi sans équivalent”, avait-il déclaré pendant sa préparation. “C’est probablement la dernière chose qu’il me reste à accomplir”. Felix Baumgartner est né le 20 avril 1969 dans la ville autrichienne de Salzbourg, non loin de la frontière allemande, et rêvait dès son plus jeune âge de sauter en parachute et de piloter des hélicoptères. “J’ai toujours eu envie de liberté et toujours voulu voir le monde d’en haut. Même tout petit je grimpais déjà aux arbres. J’ai toujours

L’intelligence est-elle bonne pour la santé ? Les études du bureau ISAP ont démontré ce que le pouvoir de l’intelligence peut impliquer sur le corps humain. D’après une récente étude américaine, publiée dans la très sérieuse revue Nature, l’intelligence ne serait pas du tout à considérer comme une qualité, et être trop intelligent aurait des effets nocifs sur la santé et l’entourage. En effet, une équipe de chercheurs du MIT, le très célèbre Massachusetts Institute of Technology, a montré qu’à l’heure où les nouvelles technologies nous permettent de devenir chaque jour plus intelligent, une trop grande intelligence serait a priori « à éviter ». C’est un problème auquel chacun est confronté à l’heure actuelle, mais l’étude a permis de démontrer la validité scientifique du phénomène : chaque jour, nous apprenons

de nouvelles choses, nous nous ouvrons de nouveaux horizons, nous découvrons de nouveaux questionnements qui nous poussent à réfléchir et à remettre en cause ce que nous savions. Cette surcharge d’intelligence, bien connue sous le terme de « big data », est une conséquence directe des progrès exponentiels des sciences et des techniques au cours des dernières décennies.

Illustration d’Erzat

C’est probablement la dernière chose qu’il me reste à accomplir

voulu voler”, dit-il. Baumgartner a réalisé son premier saut à l’âge de 16 ans, avant de rejoindre l’armée autrichienne et d’y perfectionner ses talents dans les forces spéciales. L’aventurier s’est déjà élancé des quatre coins du monde, souvent de très haut mais parfois aussi... de très bas. En 1999, il était ainsi le premier homme à sauter depuis la main de la statue du Christ Rédempteur, à Rio de Janeiro au Brésil, à seulement 30 mètres du sol, ayant tout juste le temps d’ouvrir son parachute pour atterrir sain et sauf. Mais ses exploits les plus spectaculaires restent ses sauts depuis les plus hautes tours du monde: les Tours Petronas de Kuala Lumpur, en Malaisie, et la Taipei 101 Tower à Taiwan. En 2003, il a également réalisé la première traversée de la Manche en chute libre, en sautant d’un avion au-dessus de l’Angleterre et en rejoignant Calais accroché à deux

ailes en carbone. Il a enfin sauté depuis le plus haut pont du monde, le viaduc de Millau en France, qui culmine à 343 mètres au-dessus de la vallée du Tarn. Pour son saut aux confins de l’atmosphère, à 39.000 mètres d’altitude, Felix Baumgartner s’était entraîné pendant cinq ans et avait déjà réalisé avec succès deux sauts préparatoires, à 21.800 mètres et 29.600 mètres. “Je pense que tout est une question de préparation. Il faut ‘faire ses devoirs’, voilà tout. Je déteste que l’on m’appelle un amateur de sensations fortes ou un drogué de l’adrénaline, car je ne suis pas comme ça. J’aime que tout soit planifié”, explique-t-il. Il partage aujourd’hui son temps entre la Suisse et les Etats-Unis. Mais précise: “C’est dans l’air que je suis chez moi”. Léto Calmant

SUIVONS-LES Journalistes, experts, citoyens éclairés : ils sont sur les réseaux sociaux ! Nabeel Rajab Le plus médiatique des défenseurs des droits de l’homme de Bahreïn est actuellement en prison. Du coup c’est son entourage qui tweete pour lui, en particulier sur les nombreux procès en cours contre des opposants au régime. Cloud Appreciation Society «Nous aimons les nuages, nous n’avons pas honte de le dire et nous sommes fatigués de ceux qui s’en plaignent.»

Evgency Morozov Ce chercheur biélorusse, installé aux EtatsUnis, est l’une des voix les plus écoutées d’internet - qu’il regarde, notamment, comme un formidable outil de répression. (en anglais). Rials Iraniens Un effondrement «imputé à la mauvaise gestion du gouvernement ainsi qu’aux sanctions économiques imposées à l’Iran à cause du dossier nucléaire», précise Radio Free Europe.

Evgency Morozov Ce chercheur biélorusse, installé aux EtatsUnis, est l’une des voix les plus écoutées d’internet - qu’il regarde, notamment, comme un formidable outil de répression. (en anglais).

Evgency Morozov Ce chercheur est l’une des voix les plus écoutées d’internet - qu’il regarde, notamment, comme un formidable outil de répression.

Rials Iraniens Il y a une an, 1 dollar s’échangeait contre 10 000 rials. Un effondrement «imputé à la mauvaise gestion du gouvernement ainsi qu’aux sanctions économiques imposées à l’Iran à cause du dossier nucléaire», précise Radio Free Europe.

Nabeel Rajab Le plus médiatique des défenseurs des droits de l’homme de Bahreïn est actuellement en prison. Du coup c’est son entourage qui tweete pour lui, en particulier sur les nombreux procès en cours contre des opposants au régime.


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7 JOURS

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en 2011, le CSA ignorait l’existence de Direct 8 Avec la fin de Direct 8 et les débuts de D8, la nouvelle chaîne du groupe Canal, l’heure est venue de faire le bilan de 7 ans d’antenne au travers d’anecdotes que peu de gens connaissent et qui jettent un jour nouveau sur les grandes heures de Direct 8. Amusantes, parfois dérangeantes, ces histoires nous rappellent à quel point il y a de l’humain derrière notre poste de télévision. Récit en quelques points. 1) L’image de marque. Tuih-Tuih la mascotte de la chaîne était interprétée à tour de rôle par Vincent Bolloré et Philippe Labro. L’homme d’affaire et le journaliste, grands amis et grands enfants ont ainsi endossé le costume imposant de ce poulet sous hormones pour le plus grand bonheur des plus petits. « C’était épuisant, passer près de deux heures dans ce costume puis enchaîner avec mon émission Blog Note, ce n’est pas quelque chose que je referais tous les jours » raconte celui qui fut aussi Président de RTL. 2) Un départ fatiguant. Au début de la chaîne, certaines émissions en direct ne commençaient pas toutes à l’heure. Faire des émissions en direct nécessite beaucoup de préparation. Il n’était pas rare que les émissions débutent en retard. Le plus long retard enregistré fut de 72h entre deux émissions. A ce jour, ce record n’a pas été battu. 3) Une suite essoufflante. Selon des spécialistes, les premières années de Direct 8 peuvent être apparentées à une expérience de Milgram géante, la première réalisée à l’échelle nationale et sur plusieurs années. Certains animateurs ont néanmoins tenté de s’échapper. Tous furent repris, un seul semble-til aurait réussi mais son corps n’a jamais été retrouvé. 4) Premiers préjudices. Les participants mais aussi les spectateurs de l’émission « Boîte de n’Huit » ont obtenu gain de cause pour préjudice moral important. Cette émission diffusée au début a débouché sur plusieurs procès intentés par les participants et des téléspectateurs, une première dans le monde audiovisuel. L’émission se déroulant le soir dans une boite de nuit, certains ont affirmé qu’ils n’avaient jamais été mis au courant qu’ils étaient filmés, ruinant ainsi leur alibi pour refuser de sortir en famille le soir. 5) Alucination collective. Le passage télévisé de Passe-Partout n’a sans doute jamais existé. Tout le monde pense se souvenir du passage télévisé du co-ani-

mateur de «Fort Boyard» Passe-Partout. Un évènement qui n’a vraisemblablement jamais eu lieu. « Je ne sais pas où et comment c’est arrivé mais je puis vous affirmer que ce n’est pas moi que l’on peut voir dans cette vidéo » témoignait Passe-Partout en 2009. Pour les spécialistes il pourrait aussi s’agir d’un phénomène d’hallucination collective rare. 6) Appartenance mitigée. Le CSA n’a appris l’existence de la chaîne qu’en 2011. Comment est-ce possible? Au CSA, personne n’est en mesure d’apporter de réponse. « Quand nous allumions la télévision la chaîne était là. Quand nous appelions les bureaux de la chaîne à Puteaux, ils nous certifiaient qu’ils n’émettaient pas, qu’ils étaient en phase de tests. Nous n’avions aucune raison de mettre en doute leur parole » estime un ancien cadre du CSA. Finalement, en 2011, une équipe d’experts a pu démontrer que la chaîne émettait bien sur un canal de la TNT, vraisemblablement depuis 2005. « La direction de Direct 8 s’est retranchée derrière un problème technique. Selon eux, ils ignoraient totalement qu’ils étaient à l’antenne depuis tout ce temps » . 7) Conflit d’images. Jusqu’en 2010, les animateurs étaient persuadés qu’ils n’étaient diffusés que dans l’enceinte de la tour Bolloré. Les animateurs aujourd’hui à D8 sont formels, ils n’ont jamais été mis au courant que la chaîne était diffusée sur la TNT lors de leur embauche. « On pensait qu’il s’agissait d’une petite télé associative d’entreprise, rien de plus, On ne nous a jamais rien dit. C’est ma nièce qui un soir m’a appelé pour me dire qu’elle m’avait vu à la télévision. Ce jour là j’ai commencé à avoir des doutes » raconte un animateur. Et vous, quels souvenirs avez vous gardé de Direct 8? Basile Sangène

Taken 2, un film d’amour transgenre Après un premier volet marqué par sa violence, Taken 2 est attendu par les amateurs de films d’action. Mais plutôt que de refaire une copie du premier, le réalisateur Olivier Mégaton, aidé au scénario de Luc Besson et Robert Mark Kamen, a préféré explorer de nouvelles voies, au risque de choquer. Critique. Un amour transgenre « J’en avais assez de jouer les héros invincibles » explique en substance Liam Neeson pour motiver le traitement du scénario. « Je voulais montrer que mon personnage était quelqu’un capable d’aimer, d’éprouver quelque chose, pas un simple tueur animé par la vengeance » . On retrouve cette volonté de briser les tabous dès la séquence d’ouverture. Le héros y fait une longue expérience intime dans les douches d’un sauna avec les hommes de mains venus à la base pour le supprimer. « Cette scène a été une de mes plus belles expériences à filmer, nous avons pris beaucoup de plaisir dans nos mouvements, beaucoup d’osmose et de tendresse avec mes partenaires » raconte l’acteur. Liam Neeson n’a pas reculé face à la nudité dans certaines scènes tandis que son personnage se décide à explorer son corps ainsi que le corps de ses partenaires masculins. « On a voulu faire un film d’amour transgenre, plus qu’un film d’action » explique le réalisateur Olivier Mégaton. Dans une époque marquée par le débat sur le mariage gay, le film a le mérite de poser des questions et d’élever

le débat, loin de la caricature. Les fans suivront-ils cette optique ? Réponse dans les salles aujourd’hui. Sortie aussi aujourd’hui : « Kirikou les hommes et les femmes » : La saga Kirikou touche à sa fin. Le réalisateur Michel Ocelot a souhaité un final plus « sombre et mature » et s’explique : «Depuis le premier Kirikou les enfants ont grandi, il fallait que Kirikou grandisse aussi ». Dans ce dernier volet, Kirikou aura fort à faire, affrontant tour à tour des escouades d’enfants soldats et des braconniers d’éléphants. Un épisode ancré dans le réel, le réalisateur refusant d’occulter les drames du quotidien dans une Afrique déchirée. Exécutions sommaires, tortures, coup d’Etat, rien ne sera épargné aux jeunes spectateurs. Michel Ocelot se permet même en filigrane une dénonciation sévère et courageuse de la Françafrique. Un film engagé, pédagogique mais résolument ludique. Émilie leduq


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7 JOURS

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Le Louvre bientôt chez les Ch’tis Le 4 décembre, le célèbre musée parisien inaugurera une succursale à Lens, dans le Pas-deCalais. A l’instar du Guggenheim à Bilbao ou de la Tate Modern à Liverpool, cette expérience pourrait redynamiser un territoire qui en a bien besoin. À quelques semaines de l’ouverture d’une annexe du Louvre à Lens, dans le Pas-de-Calais, le musée le plus visité au monde tente de recréer, dans une des régions les plus mal en point de la France, un véritable effet Bilbao. Exporter le “label” du Louvre tout en érigeant un musée du XXIe siècle est-il un pari réalisable ? Xavier Dectot, directeur du futur musée, explique comment exporter l’art en région peut devenir le moteur économique de toute une communauté. Le 4 décembre, on inaugurera le Louvre-Lens, la toute nouvelle antenne en sol français de l’iconique musée de la rue de Rivoli, signée par les architectes nippons du groupe Sanaa. Comme pour Bilbao, tous rêvent que l’objet futuriste de verre et d’aluminium signe la relance de cette ancienne région minière plombée par le chômage. Car depuis 1997 le cas du flamboyant musée aux parois dansantes de Frank Gehry à Bilbao a fait école, atti-

rant neuf millions de visiteurs et redonnant un souffle inespéré à l’ancien port du pays basque. La popularité de la fleur de titane a permis de récupérer en six ans les 220 millions de deniers publics investis dans l’aventure. Trop beau pour être vrai ? “On s’attend au même phénomène. Le Louvre-Lens

« Car l’institution fait peur à ceux qui ont l’impression de ne pas détenir les codes du milieu. « changera l’image du territoire et aura un impact non seulement sur le développement touristique, mais aussi sur d’autres entreprises qui s’appuieront sur le Louvre pour se développer. Cela s’est produit à Liverpool avec l’arrivée d’une annexe de la Tate Modern”, défend le directeur du LouvreLens. Pour l’auguste musée du Louvre, le défi sera de tendre la main à un public de non-

initiés, au cœur d’une zone jusqu’ici privée de musée des beaux-arts. “On vise le public des anciennes villes minières. Ce territoire présente des statistiques sociales très difficiles. Le pari, c’est de faire un musée tant pour les néophytes que pour le public qui s’intéresse déjà au Louvre. Il y a une très grande attente dans la région”, insiste M. Dectot. La région a pris les devants en assumant 60 % des coûts de construction du projet et l’entière maîtrise d’œuvre de l’ouvrage. Selon Xavier Dectot, les exemples récents démontrent que, pour chaque euro investi dans ce genre d’équipement muséal, la région récolte 15 euros en investissements privés, sans compter l’effervescence culturelle suscitée par le nouveau venu. Laura Adlert Portraits de jeunes femmes, Edouard Von Goetes et Harmant

EN BREF

Une affaire de grammaire

En roue libre Lance Amstrong de plus en plus isolé : après son sponsor, c’est au tour de son vélo de claquer la pote.

Tourmente mortuaire Mort de Kadhafi : un rapport de HRW remet en cause la version officielle de l’accident

domestique. Attirance médiatique Pour tenter d’intéresser les médias français, les rebelles syriens annoncent «connaître aussi une très forte chute dans les sondages». Jean-Marc Ayrault l’a d’ailleurs répété à de multiples reprises hier : « Nous avons envisagé tous les scénarios possibles, et nous en sommes venus à la conclusion qu’un tel recul serait intenable au niveau du budget.

Affaire des twets antisémites, Bled et Bescherelle se portent parties civiles aux côté des autres associations. La dernière réaction est venue du Front National. Invitée sur RTL ce matin, Marine Le Pen a tenu a préciser la position de son parti sur le dossier : « C’est à la fois un geste honnête et une fuite en avant. La France ne peut sauver tous les autres pays de la Terre. Ça, le gouvernement l’a bien compris.

Baisse de moral Le lobby pharmaceutique réaffirme son inquiétude d’une dépénalisation du canabis « À qui on va les vendre nos antidépresseurs ?». « Une décision qui serait aussi absurde que coûteuse » . Ces quelques

mots du Premier ministre résument parfaitement la position du gouvernement et de François Hollande sur la question.

Les fourmis du gouvernement Bernard Werber sort un nouveau livre «Encore un exemple de l’impuissance du gouvernement» pour l’opposition. Bernard Werber se dit «être humilié par cette réflexion du parti adverse qui ferait bien de retourner à ces classiques. Le Comte de Montescristau n’est pas si loin !

Raflez les tous ! Après une série de tweets affirmant que la «La Rafle» est un bon film, les critiques cinéma demandent une modération accrue sur Twitter.

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COURRIER INTERNATIONAL

D’un continent à l’autre Afrique

Hollande face à deux Afrique : l’une glande, l’autre gronde Pour l’universitaire sénégalais Moussa Sow, la première visite africaine du président François Hollande a mis en lumière deux Afrique. L’une, proche des réseaux de la Françafrique applaudit Hollande, l’autre, souvent jeune, bouillonne de colère.

L

a visite de François Hollande nous permet d’observer et de déduire qu’il se trouvait face à deux Afrique, deux éléments d’une pensée binaire. La première est articulée dans le discours du président de l’Assemblée nationale du Sénégal, et offre l’image d’une Afrique ankylosée par le passé et nostalgique des quatre communes [période coloniale], pour être caricatural, qui voudrait conserver ses privilèges de voyage en métropole. Elle rappelle combien elle connaît les rues de Paris et les amphithéâtres de la Sorbonne. Parallèlement à cette Afrique qui glande, obnubilée par la France, il y a surtout une Afrique jeune aux voix pour l’instant peu audibles dans leur volonté de rompre avec une certaine image de la France providentielle qui les sortirait de l’ornière. Si la première semble être satisfaite du discours de Dakar, la deuxième reste sur sa faim. Avec cette première visite de François Hollande à Dakar, son discours devant les députés du peuple – bien que ponctué de respect et d’amitié, marquant ainsi une rupture avec son prédécesseur – reste sur le fond profondément professoral. On ne peut en aucun cas

faire une lecture critique de ses propos sans se désoler, d’abord et avant tout, qu’une partie de son auditoire africain se retrouve dans ce message. Une Afrique qui semble toujours avoir besoin de messies qui viennent lui dire qu’elle est respectable, qu’elle doit avoir confiance en elle-même, engourdie qu’elle est dans un incorrigible défaut d’estime de soi, incapable de croire en son génie et en son potentiel. Tout se passe comme

La France n’est pas l’avenir de l’Afrique» clame-t’on de plus belle dans les rues de Libreville. si elle ne retrouvait sa fierté, mal placée du reste, que lorsqu’un chef d’état étranger lui dit qu’elle est l’avenir du monde grâce à son taux de croissance enviable et à la jeunesse de sa population. Avons-nous vraiment besoin d’attendre d’entendre ces vérités que seule cette Afrique a du mal à croire ? L’Afrique a-t-elle besoin de la visite du président français pour se convaincre qu’elle est suffisamment entrée ou pas dans l’histoire, ou qu’elle est le berceau de l’humanité ? La réponse est

évidemment non ! Inutile de dire qu’il n’était pas nécessaire que le président Hollande dise grand-chose pour satisfaire cette première Afrique qui glande, envoûtée qu’elle est par les sirènes de la France. Le nouveau président français est venu lui redonner confiance, lui dire que la délivrance de visas pour aller en France sera facilitée pour les étudiants et autres artistes. Mais cette Afrique, attachée à la France, a-t-elle bien entendu le véritable motif pour satisfaire sa plateforme revendicative ? Car, c’est dans l’intérêt de la France que ces décisions seront prises, et non par générosité. Que les artistes et autres universitaires se le tiennent pour dit, ils sont des pourvoyeurs de service dont la France a besoin. Une Afrique qui s’impatiente. Cette même France – ainsi que l’Europe vieillissante – pourrait également solliciter un jour les services de la jeunesse africaine… éduquée. En résumé, l’immigration restera choisie. Voilà, des réponses légitimement intéressées aux demandes peu ambitieuses de nos députés face à un président français venu chercher des marchés pour les entre-

prises de son pays. Le président français est également venu s’assurer que l’insécurité du nord du Mali ne déborde pas jusqu’à envahir l’Europe. Accordonsnous au moins sur un point : le président français a défini les intérêts de son pays et est venu les défendre en terre africaine, soucieux de faire une place à ses entreprises quand les Indiens et les Chinois dament le pion à la France dans les investissements en Afrique. Cependant, face à cette Afrique tournée vers la France, il y a une autre Afrique, qui, celle-là, s’enracine dans la sagesse et les enseignements d’Ahmadou Bamba [penseur soufi, inventeur d’un islam nègre] et d’Anta Diop [historien qui a inspiré l’afrocentrisme], qui ne nourrit aucun complexe vis-à-vis de la France où même du monde arabe. Pour cette Afrique-là, les vrais intérêts de sa population jeune sont pour l’instant mal posés, donc mal définis. La France n’est pas l’Afrique. L’Afrique jeune qui gronde d’impatience est cellelà qui intime l’ordre d’entrer non pas dans l’Histoire mais dans l’avenir, pour maîtriser notre destin. Nous n’avons plus besoin de nous fossiliser dans le passé à moins que ce soit pour y puiser les ressorts psychologiques qui nous permettent d’investir avec assurance notre détermination. L’heure est venue pour nos politiques de poser les vraies questions qui concernent l’avenir de sa jeunesse, s’il est vrai que l’Afrique est porteuse de l’espoir du monde grâce à ses ressources humaines et naturelles. Les universités françaises ne sont pas les seules qui peuvent développer l’Afrique et enrichir sa jeunesse ! Cette jeunesse a une palette de choix quant à son éducation. Si la France refuse le visa aux étudiants africains, pourquoi ne se tourneraient-ils pas vers l’Afrique du Sud, le Nigeria, pour consolider les intérêts d’un destin panafricain commun ? Ce ”paradigm shift” [révolution conceptuelle] nous permet de regarder vers les Etats-Unis, l’Inde et le Brésil qui nous ouvrent les portes de leurs universités. Il s’y ajoute que, stratégiquement, notre jeunesse a besoin d’aller étudier dans les pays émergents afin de revenir adapter ces modèles de développement en Afrique. Le président du Rwanda Paul Kagame a compris les enjeux économiques du XXIe siècle en mettant son pays à l’anglais, et le Gabon a pris la décision de suivre cet exemple. Beaucoup de Français qui ont les moyens mettent leurs enfants dans des écoles bilingues, conscients qu’ils sont de la dimension linguistique de la mondialisation. La repentance de la France concernant la traite négrière et la colonisation n’est utile à l’Afrique que si celle-ci utilise ce passé tragique aujourd’hui reconnu pour exiger toute sa place dans la construction de l’avenir du monde. La vérité est que l’Afrique a assez payé du sang de ses enfants pour la paix du monde et possède de ce fait un droit historique à


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CONTINENTS

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Moyen-Orient s’asseoir à la table où se décide la paix ! Ainsi, la véritable exigence consiste à ce que l’Afrique se fasse une place au Conseil de sécurité des Nations unies. Il est absurde que des résolutions qui la concernent souvent puissent être prises sans qu’elle soit architecte de leur élaboration. L’heure est venue d’arrêter les querelles futiles afin que tous les Etats africains soutiennent les demandes de l’Afrique du Sud et du Brésil pour un siège au Conseil de sécurité. Voilà plus de cinquante ans que la France porte la voix de l’Afrique francophone dans le concert des nations. L’heure est venue que cette Afrique parle par elle-même et pour elle-même. C’est une question de justice historique, démographique et économique. Le chemin tracé sec. L’Afrique est aujourd’hui économiquement attractive, elle doit en tirer pleinement profit. Il est plus que temps que les chefs d’Etat africains francophones, forts de leur légitimité démocratique, aient le courage de revisiter la politique monétaire de la zone CFA [franc des “colonies françaises d’Afrique” et aujourd’hui franc de la “communauté financière africaine”], afin que l’Afrique entre dans une nouvelle dynamique monétaire. Et si les entreprises françaises veulent retrouver une place privilégiée dans les investissements en Afrique, elles ont besoin de convaincre que leur offre est plus intéressante que celle des Indiens et des Chinois. L’heure est à la concurrence ! Inutile de dire qu’il n’était pas nécessaire que le président Hollande dise grand-chose pour satisfaire cette première Afrique qui glande, envoûtée qu’elle est par les sirènes de la France. Le nouveau président français est venu lui redonner confiance, lui dire que la délivrance de visas pour aller en France sera facilitée pour les étudiants et autres artistes. Mais cette Afrique, attachée à la France, a-t-elle bien entendu le véritable motif pour satisfaire sa plateforme revendicative ? Car, c’est dans l’intérêt de la France que ces décisions seront prises, et non par générosité.

Toma Lavandielle

Samar a enlevé son voile En perdant ses illusions sur le président Assad et sur le leader du Hezbollah libanais, qu’elle prenait pour des progressistes, une jeune Syrienne a rejoint les opposants au régime, tête nue.

C

e ne sont ni ses parents ni ses frères qui ont poussé Samar, la trentaine, à porter le voile. D’ailleurs, ses deux sœurs ne le portent pas. C’est elle-même qui avait fait ce choix, il y a environ onze ans. Ses frères ont néanmoins protesté quand elle a décidé, il y a quelques semaines, de l’enlever. Ils y ont vu un recul. A Damas, beaucoup de jeunes femmes issues des classes moyennes ne portent pas le voile, mais les familles de celles qui le portent voient rarement d’un bon œil qu’elles l’enlèvent. La fa­mille de Samar, originaire de Damas et vivant à Kfar Soussa [banlieue de Damas], l’a aussi mal vécu. Abandonner le voile, cela fait partie d’un lent changement, que Samar a commencé sans crier gare depuis le début des “événements”. Cette dernière étape du processus a pris de court sa famille, d’autant plus qu’à peine le voile enlevé leur fille s’est également coupé les cheveux comme un garçon, laissant seulement dépasser une longue mèche,

C’est ainsi qu’elle s’est demandée pourquoi elle avait adopté le voile il y a onze ans. Après toutes ces années, elle ne savait plus. suffisante selon elle pour indiquer son sexe. Elle aimait bien Bachar. Samar fait partie de celles qui aimaient bien Bachar El-Assad quand il est arrivé au pouvoir, en 2000. Cela lui plaisait qu’il fût si jeune. Cela a duré jusqu’au “jour funeste”, comme elle l’appelle, le jour du discours de l’université [10 janvier 2012], quand il s’est moqué du sang [des victimes] versé à Deraa, dit-elle. Quand elle a entendu ce discours, elle s’est enfermée dans sa chambre pour pleurer. Jusqu’à l’année dernière, elle ne connaissait rien à la politique. La seule chose qu’elle savait était qu’elle aimait bien Bachar et son épouse. Et cela alors même qu’elle avait étudié la sociologie et qu’une fois son diplôme en poche elle avait commencé à travailler dans une organisation non gouvernementale étrangère. En Syrie, en dehors des organisations étrangères, il n’y a guère d’espaces pour appliquer ses connaissances en sciences humaines. Quant à la vie sociale de Samar, elle se limitait aux milieux proches de sa famille, ce qui ne contribue pas à élargir le champ des possibles. Ce n’est pas la désaffection pour le président qui l’a amenée à se dévoiler. Elle avait déjà fait d’autres pas, petits et sans éclat, pendant toute une année. Le premier a con­sisté à enlever la photo du secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, de la porte du réfrigérateur, où elle l’avait collée en 2006 à la suite de la guerre [invasion israélienne du Liban].A cette époque, la majorité des Syriens étaient acquis à Nasrallah, particulièrement ceux qui n’avaient pas d’affinités avec le parti syrien Baas, et plus particulièrement encore les jeunes. Nasrallah était, selon eux, celui qui avait gagné et non celui qui avait été défait. Cette catégorie de jeunes n’était pas ouvertement hostile au régime, mais Nasrallah correspondait mieux aux illusions de leur âge. Comme l’avait été Assad au début de son règne. Cela ne traduisait en rien les véritables sentiments que lui inspiraient les présidents Assad père et fils. La photo collée par Ahmed dans la cuisine, en revanche,

relevait d’un véritable choix et traduisait une adhésion, la cuisine n’étant pas un endroit où l’on se ment à soimême. Un jour, Samar a décidé qu’elle pouvait participer à une action de protestation, pas à une manifestation en bonne et due forme, mais à ce que les Damascènes appellent les “rassemblements de solidarité avec les victimes”. Via Facebook

Comment une jeune femme qui n’avait aucun contact avec les militants et les intellectuels pouvait-elle prendre une telle décision ? C’est via Facebook qu’elle a pris connaissance de la date et du lieu d’un rassemblement devant le palais de justice de Damas. Elle y est allée toute seule, rejoignant des dizaines de jeunes qu’elle ne connaissait pas. A l’instar de tous les autres, elle a tenu une bougie. Elle est restée quand les forces de l’ordre ont commencé à s’approcher. Puis les policiers ont fondu sur le groupe, arrêtant un certain nombre de militants, dont Samar. Elle est restée en prison pendant vingt-quatre heures. Sa famille, qui n’avait jamais connu une telle épreuve, fut ébranlée. 

A l’occasion d’autres rassemblements, elle s’est confrontée à d’autres femmes de sa génération et a commencé à s’intéresser à leur façon de vivre. Samar s’est trouvé des points communs avec elles, quand bien même elles n’étaient pas voilées. C’est ainsi qu’elle s’est demandée pourquoi elle avait adopté le voile il y a onze ans. Après toutes ces années, elle ne savait plus. En même temps, elle se demandait pourquoi elle l’enlèverait. Là non plus, elle ne trouvait pas de réponse convaincante. Sa décision de se dévoiler n’a pas été abrupte mais est venue tout naturellement. Et ses frères ne s’y sont pas violemment opposés. Ils étaient simplement embarrassés. Son aîné lui a dit : “J’ai ressenti le même embarras quand tu l’as mis. J’espère que cette fois-ci ta décision est définitive, et que c’est la dernière fois que tu me perturbes ainsi.”

Jean-Pierre Sliman


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Asie

DISPUTE chine-JAPOn : YAN LIANKE APPELLE À LA RAISON Fin septembre, après les violentes manifestations antijaponaises en Chine, plus de 80 intellectuels chinois avaient signé un appel au dialogue. L’écrivain chinois Yan Lianke signe un texte qui rejoint leurs préoccupations, et répond à son confrère japonais Haruki Murakami.

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es violentes manifestations engendrées dernièrement [à la mi-septembre, en Chine] par le contentieux territorial sino-japonais [sur les îles Diaoyu-Senkaku] ont rendu toute création littéraire impossible pour moi. Je consacre tout mon temps à suivre l’actualité en analysant anxieusement chaque nouvelle qui tombe. Je ne cesse de m’interroger : qu’est-ce qui a transformé cet interminable litige insulaire en un sujet aussi explosif ? Qui peut ramener le calme ? Qui peut pousser les politiciens à s’asseoir à la même table pour siroter un thé glacé et engager un dialogue paisible et courtois ? Où sont les voix de la raison ? Je rêve d’entendre des voix plus rationnelles, celles de mes amis les écrivains. J’ai été profondément touchée en lisant les traductions des opinions exprimées par Kenzaburo Oe, lauréat du prix Nobel, sur les contentieux territoriaux, et la récente mise en garde de Haruki Murakami contre les dangers des débordements nationalistes. Ma vieille admiration pour ces écrivains japonais va désormais bien au-delà de leurs œuvres littéraires. “C’est comme de l’alcool bon marché”, écrit Murakami à propos

du nationalisme. “Cela vous saoule en quelques gorgées et vous rend hystérique. Vous parlez plus fort et devenez brutal. […] Mais de vos transports alcoolisés, il ne reste le lendemain matin qu’une affreuse gueule de bois.” Face aux querelles incendiaires qui opposent la Chine et le Japon, les écrivains japonais ont entrepris de ramener un peu de raison dans la discussion. Devant leur humanité et leur courage, j’ai honte de la lenteur de ma réaction en tant qu’écrivain chinois.

“S’il vous plaît, plus de fusils ni de tambours” “En ma qualité d’écrivain à la fois asiatique et japonais”, poursuit Murakami, “je crains que les progrès réguliers que nous avions réalisés (dans l’intensification des échanges culturels et la compréhension avec nos voisins asiatiques) ne soient considérablement compromis” par les récents événements. Je comprends l’inquiétude de Murakami. Mais je dois rappeler que la culture et la littérature ont toujours été à la merci de la politique. De tout temps, les

échanges culturels et littéraires ont été les premiers touchés en cas de conflit frontalier. Je suis affligé chaque fois que je vois la culture et la littérature traitées comme des lanternes de festival, dont on fait étalage le jour de la fête et que l’on jette une fois l’effervescence passée. Tout au long de ces nuits sombres, je ne cesse de prier : s’il vous plaît, plus de fusils ni de tambours. Toutes les guerres sont désastreuses. Aujourd’hui encore, les effusions de sang provoquées par le conflit sino-japonais durant la Seconde Guerre mondiale restent très nettes dans notre mémoire collective. Des êtres comme les autres. “Nous sommes tous des êtres humains”, a déclaré Murakami lors du discours puissant qu’il a prononcé à l’occasion de la remise du Prix de Jérusalem qui lui a été décerné en Israël en 2009, “des individus transcendant les questions de nationalité, race et religion, des œufs fragiles face à un mur solide appelé ‘système’. Selon toute apparence, nous n’avons aucun espoir de gagner. Le mur est trop haut, trop solide et trop froid. Si nous avons un quelconque espoir de gagner, il ne peut provenir que de notre foi dans le caractère unique et irremplaçable de nos âmes et de la chaleur que nous retirons de leur union.” Je partage son avis. Aucun être ordinaire ne gagne une guerre. La mort est notre unique destin. Face à la guerre, nous sommes tous des œufs fragiles. Si seulement davantage d’intellectuels japonais, coréens et chinois intervenaient pour faire entendre la voix de la raison au lieu de propager la haine et de se laisser emporter par leurs émotions, ou au lieu de rester à l’écart dans l’indifférence, peut-être pourrions-nous calmer le jeu et apporter un peu de cet indispensable thé glacé à un peuple enflammé par une ferveur territoriale. Je suis douloureusement conscient de la faible stature des écrivains et des philosophes dans ce monde complexe. Mais je suis convaincu que, si nous pouvons un jour nous montrer utiles, c’est le moment. Dans son essai, Murakami mentionne que ses livres et ceux d’autres écrivains japonais ont été retirés des rayons des librairies chinoises. Cela m’étonne. Il y a à peine quelques jours, j’ai vu des œuvres de la littérature japonaise exposées comme d’habitude dans la librairie All Sages à Pékin. Je pense toutefois que ce que Murakami rapporte a dû se passer ailleurs dans le pays. La Chine est très vaste.

Garance Guède

Estampe japonaise, Kuydo, Hiroshige

Favelas de Sao Paulo, Brésil

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es dizaines de jeunes pauvres, noirs, armés de fusils, sont en fuite. Il ne s’agit pas d’une marche révolutionnaire, comme la scène pourrait le suggérer en d’autres temps et d’autres lieux. Ils vont les armes à la main et la tête vide. Ils ne défendent aucune idéologie. Ils ne luttent pas pour s’emparer de l’Etat [de Rio]. Il n’ont aucune perspective. Ils ne connaissent que la barbarie. La plupart d’entre eux ont quitté l’école très tôt et ils savent très bien que leur destin se résume à mourir ou à finir en prison. Les images aériennes de la télé, en direct, sont terribles : elles montrent des individus qui peuvent à tout moment tuer comme être tués. La scène s’est produite à la suite de l’intervention de la police militaire [de l’Etat de Rio] dans la favela de Vila Cruzeiro et au Complexo do Alemão [un ensemble d’une douzaine de favelas], au nord de Rio [l’offensive de l’armée a commencé jeudi 25 novembre. Un contexte difficile. Le 28 novembre, 2 600 parachutistes ont investi les favelas, appuyés par des blindés et des hélicoptères]. L’idéal serait une reddition, mais cela semble impos-


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Amérique du Sud

Dans les favelas, une guerre sans vainqueur L’offensive militaire lancée par les forces de l’ordre depuis novembre dans les favelas de Rio est présentée par le gouvernement comme un succès dans la lutte contre le trafic de drogues. Mais ces démonstrations n’ont jamais rien résolu : la vraie guerre doit se mener sur un front social.

sible. Le risque d’un bain de sang est donc bien réel car la logique de guerre prévaut dans la mission de sécurité publique. L’Etat accomplit ainsi son rôle traditionnel. Mais à la fin, il n’y a généralement pas de vainqueur. Ce modèle d’affrontement ne semble aucunement efficace: il n’y a pas si longtemps, en 2007, avec la même équipe gouvernementale [de l’Etat de Rio], la police était entrée dans le Complexo do Alemão et avait tué 19 personnes. Et voilà qu’aujourd’hui, la police juge nécessaire de revenir dans la même favela. Cette façon de faire prévaut au Brésil depuis la guerre de Canudos. A la fin du XIXe siècle, le prédicateur Antônio Conselheiro fonde à Canudos, dans l’Etat de Bahia, une communauté de plusieurs dizaines de milliers de personnes contestant l’ordre religieux et politique. Les autorités de la toute jeune république envoient quatre expéditions militaires pour venir à bout de cette subversion. Sans nom ni but. Cette logique de guerre n’a pourtant jamais permis d’offrir une réelle sécurité. D’autres crises viendront. Et d’autres morts.

Jusqu’à quand ? Ce n’est pas un nouveau jour J, tel qu’on le présente aujourd’hui, qui va garantir la paix. L’analogie avancée ces derniers jours avec le Débarquement lors de la Seconde Guerre Mondiale est une fraude médiatique. Cette crise s’explique, en partie, par une conception du rôle de la police impliquant la confrontation armée avec les gangs de dealers. Cela ne mettra jamais fin à un trafic qui existe partout, dans le monde entier. Mais qui inonde les favelas d’armes et de drogue ? Il faut patrouiller dans la Baía de Guanabara [la baie de Rio], dans les ports, les aéroports clandestins, aux frontières. Le lucratif commerce des armes et de la drogue est aux mains d’une mafia internationale. Croire que des confrontations armées dans les favelas peuvent en finir avec le crime organisé, c’est faire preuve de naïveté. Avoir la police qui tue et meurt le plus dans le monde ne résout rien. Il y a un manque de volonté politique pour valoriser et préparer les policiers à affronter le crime là où le crime s’organise – où l’on trouve pouvoir et argent. A l’origine de la crise, il y a aussi l’inégalité. C’est la misère qui apparaît comme toile de fond dans le zoom des caméras de télé. Mais ce sont les hommes armés en fuite et l’appareil guerrier de l’Etat qui sont les personnages principaux de ce spectacle terrifiant, au moyen d’une narration structurée par le biais manichéen de l’éternelle “guerre” entre le bien et le mal. Comme “l’ennemi” habite dans la favela, ce sont ses habitants qui souffrent des effets collatéraux de la guerre, alors que la crise semble ne pas affecter beaucoup la vie dans

le sud de la ville [les quartiers chics] où l’action de la police est d’abord préventive. La violence est inégale. La population des favelas est constituée de 99 % de gens honnêtes qui en sortent tous les jours pour aller travailler à l’usine, dans la rue, dans nos maisons, pour produire du travail, de l’art et de la vie. Et ces gens-là – avec leur lieu de vie transformé en théâtre de “guerre” – ne parviennent même pas à exercer leur droit à dormir en paix. Que ne donnerait-on pas pour avoir, comme dans les favelas, seulement 1 % de délinquants dans les parlements et au sein du pouvoir judiciaire… Prof’ comme tant d’autres. Marcelo Freixo est professeur d’histoire et député de l’Etat de Rio, Président de la commission de défense des droits de l’Homme et de la Citoyenneté de l’Assemblée législative de Rio de Janeiro. Il faut construire autre chose que l’habituelle solution policière à une crise épisodique. Il manque des infrastructures de santé, des crèches, des écoles, de l’assistance sociale, des loisirs. Les pouvoirs publics ne collectent pas les ordures dans les zones où la police est un instrument d’apartheid. Cela peut sembler répétitif, mais il faut le dire à nouveau : une solution en termes de sécurité publique devra passer par la garantie des droits de base pour les citoyens des favelas.

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Europe

Quand la Lituanie collabore avec Loukachenko

L

a Lituanie proclame sans relâche son attachement à la démocratie, mais ses déclarations ne sont d’aucune utilité quand des opposants au régime du président de la Biélorussie, Alexandre Loukachenko, considéré comme le dernier dictateur d’Europe, demandent de l’aide à notre pays. Sur la base de ces données, la justice biélorusse l’a accusé de fraude ficale et envoyé quatre ans et demi derrière les barreaux après lui avoir confisqué ses biens. L’argent sur ces comptes devait servir à financer les activités de l’opposition. Aujourd’hui, la Lituanie met une nouvelle fois sa réputation en jeu. Une balle dans la tête : c’est ce qui attend Stepan Zakhartchenka, un sergent de l’armée biélorusse qui, craignant pour sa vie, a fui l’année dernière en Lituanie. Le jeune homme avait refusé de signer un engagement à tirer sur ses compatriotes si des troubles massifs se produisaient en Biélorussie et que l’armée se révélât incapable de faire face aux émeutes. Son entêtement a valu à Stepan Zakhartchenka d’être roué de coups, d’où sa décision de déserter. La Lituanie ne lui a pourtant pas accordé l’asile politique. Les fonctionnaires biélorusses l’attendent de pied ferme, prêts à l’accuser de désertion, de passage illégal de la frontière, de collaboration avec des services étrangers et de haute trahison. “Si la justice biélorusse me juge, il s’agira d’une parodie de procès ou d’un huis clos, dénonce le jeune homme. Pas d’un procès. Ils me tueront, tout simplement, en déclarant qu’il s’agit d’un suicide ou d’autre chose. Cela se produit continuellement chez nous. Qui suis-je, moi ? Un général a été assassiné, et les journalistes disparaissent d’un jour à l’autre.” Doté d’un physique fluet, Zakhartchenka ne ressemble en rien à un militaire servant dans les renseignements. Mais la facilité avec laquelle il a traversé les frontières témoigne de son habileté. Ni les gardes-frontières biélorusses, ni les lituaniens ne l’ont intercepté. Arrivé jusqu’à Vilnius, le jeune homme s’est rendu de lui-même à la police. Pour servir dans l’armée, le jeune homme a interrompu ses études en Ukraine. “Quand je suis arrivé, j’ai même pensé à devenir professionnel. Je suis originaire de Gomel, à la frontière avec l’Ukraine, et je rêvais de devenir gardefrontière. Mais je n’ai pas réussi”, poursuit le réfugié. Après quatre mois de service, le jeune homme a subi les premières violences. Ensuite, elles sont devenues quotidiennes. Ce n’étaient pas les autres soldats qui frappaient les plus faibles, mais les officiers, imbibés de vodka. Stepan assure qu’il aurait pu supporter les brimades, mais ce document selon lequel le soldat devait s’engager à tirer sur ses compatriotes en cas d’émeute a mis sa patience à bout. Pour avoir refusé d’y apposer sa signature, il a été une nouvelle fois frappé violemment et s’est retrouvé à l’hôpital. “Je me suis enfui de la caserne. Je suis arrivé en taxi jusqu’à la voie rapide et ensuite une petite camionnette immatriculée en Lituanie m’a pris en stop jusqu’à la frontière. Le conducteur était étonné, mais a accepté de faire monter un déserteur jusqu’à la frontière”, se souvient Stepan, rapportant des événements qui remontent à plus d’un an. “Les services biélorusses ont commencé à me chercher ici, en Lituanie”, explique-t-il, craignant pour sa sécurité. Pour lui, le refus de lui octroyer l’asile politique signifie que la république de Lituanie collabore ouvertement avec le régime d’Alexandre Loukachenko.

Cam Hembaire Éloi Zhoe Envoyé spécial investigation, Europe de l’Est


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À LA UNE

LA FRANCE, UN TRAVAIL DE DISCRIMINATION Aujourd’hui, de nombreuses personnes qui cherchent du travail en entreprise, sont victimes de discriminations diverses, de brimades. Phénomène de société peu traité, nous allons explorer au travers de 4 volets les différentes formes de discrimination dans le monde du travail et les réponses qui ont été apportées.

mentionner sa pédophilie sur son cv diviserait par 4 les chances d’obtenir un travail C’est une étude qui risque de faire parler d’elle. Une équipe de sociologues a suivi pendant plusieurs mois près de 300 pédophiles à la recherche d’un emploi. Le verdict des chercheurs est sans appel. Indiquer ses penchants pédophiles sur un curriculum vitae baisse considérablement les probabilités de décrocher le poste convoité. Décryptage.

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n constat certain mais une cause inexpliquée Pascal Tardieu et son équipe de l’Observatoire des discriminations sont formels. Faire allusion à une quelconque tendance pédophile sur un CV revient à se tirer une balle dans le pied. Il aura fallu 3 ans d’enquête et des centaines de pédophiles interrogés pour mettre en lumière cette nouvelle forme de discrimination. Le rapport de l’étude a été rendu public hier en fin de journée. Un rapport dans lequel Pascal Tardieu souligne certaines zones d’ombres : « Quasi 100% des personnes que nous avons interrogées et qui indiquaient leur pédophilie n’ont pu trouver de travail pendant la durée de l’étude. Et ce même lorsque la mention était placée dans une zone qui lui convient comme un « Centres d’intérêt » par exemple. Si ce constat est édifiant, en revanche nous ne connaissons toujours pas les facteurs qui y conduisent. ». L’association Emploi Zéro Discrimination lutte contres toutes les formes de discrimination à l’embauche qu’il soit. Stéphane Bauer, son président, avance une série de raisons qui expliquerait ce constat : « Il est vrai que de nombreux recruteurs ou DRH bloquent dès qu’ils aperçoivent le mot pédophilie. Les causes d’un tel comportement sont multiples. Premièrement il est vrai que les pédophiles

sont des gens en permanence préoccupés par leur passion. Ce qui peut effrayer certains patrons qui interprètent ça comme un défaut d’investissement personnel du salarié dans son entreprise. Deuxièmement, la pratique de la pédophilie reste encore aujourd’hui une activité marginale, à la marge du système de valeurs dominantes. Là encore les personnes qui assurent le recrutement peuvent voir cet élément comme un signe d’individualisme trop marqué, en contradiction avec l’esprit d’entreprise ». La question du CV anonyme Avec cette nouvelle étude qui pointe une forme d’inégalité peu reconnue jusque là, c’est un débat qui s’ouvre à nouveau. Bien que le Ministère du Travail n’ait pas encore réagi sur la question, différents acteurs dont Stéphane Bauer fait partie, veulent remettre sur le devant de la scène l’hypothèse du CV anonyme. A l’instar de celui réservé aux français d’origine étrangère, les pédophiles pourraient également profiter de ce système. Un CV sur lequel ils pourraient librement assumer leur passion tout en cachant leur visage et leur nom.

Paul Regard


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À LA UNE

Ci-contre : Beaucoup de groupe dans ce genre voit peu à peu le jour. Et il est fréquent de les croiser le soir au alentours du Bois de Boulogne à l’occasion de pic-nic de soutien. Groupe de soutiens des racistes anonymes du 17ème arrondissement de Paris Ci-dessous : La sueur de la goutte du petit matin Hermann Trotleïl, le plus grand artiste pédophile de notre époque, selon le jury de la Fiel 2012 qui se tient en ce moment à Paris.

Discriminations au travail : les racistes se sentent exclus Une étude récente démontre que plus de 25% des salariés affirment être discriminés dans leur entrée dans le monde du travail ou dans le cadre du travail en raison de leurs opinions racistes et antisémites. « De nombreux racistes ne trouvent pas de travail car on leur tient rigueur de leur idéologie, c’est très regrettable » explique un des responsables de l’étude.

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ans le travail, il apparaît que le raciste a parfois énormément de mal à s’intégrer. Montré du doigt, tourné en ridicule, il est la cible de nombreuses récriminations de la part de ses collègues. Pour Michel, 34 ans et raciste affiché, la situation est devenue insupportable sur son lieu de travail depuis qu’il a ouvertement affiché son racisme. « Mes collègues refusent de manger avec moi à midi, on ne me fait parfois plus suivre le courrier important. C’est comme si les gens avaient honte de moi, je ne comprends pas ». Plus grave, Michel aurait été tenu à l’écart d’opportunités d’évolution au sein même de sa société. « Je suis une victime de la bienpensance » explique-t-il. Pour le raciste, le monde du travail est un milieu très fermé. Beaucoup affirment être victimes de persécutions de la part de leurs collègues. Robert, 45 ans témoigne. « J’avais un collègue d’origine maghrébine. J’ai demandé un change-

ment d’affectation, on me l’a refusé. Et ce collègue se comportait de manière tout à fait correcte avec moi dans le but clairement de me provoquer. Je n’ai jamais eu à me plaindre de lui. Il m’a même invité à partager la rupture du jeun du ramadan. C’en était trop, j’ai préféré démissionner…».

Pour le raciste, le monde du travail est un milieu très fermé. Beaucoup affirment être victimes de persécutions de la part de leurs collègues.

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racisme dans le cadre de leur entreprise. Ils peuvent ainsi éviter des impairs ou des fautes graves qui pourraient leur être dommageables pour leur avenir ou leur carrière ». Des stages qui chaque année remportent de plus en plus de succès. Ces stages permettront-ils aux racistes d’être mieux intégrés dans la société et dans le monde du travail ? Rien n’est moins sûr. Dans le travail, il apparaît que le raciste a parfois énormément de mal à s’intégrer. Montré du doigt, tourné en ridicule, il est la cible de nombreuses récriminations de la part de ses collègues. Pour Michel, 34 ans et raciste affiché, la situation est devenue insupportable sur son lieu de travail depuis qu’il a ouvertement affiché son racisme. « Mes collègues refusent de manger avec moi à midi, on ne me fait parfois plus suivre le courrier important. C’est comme si les gens avaient honte de moi, je ne comprends pas ». Plus grave, Michel aurait été tenu à l’écart d’opportunités d’évolution au sein même de sa société. « Je suis une victime de la bienpensance » explique-t-il. Pour le raciste, le monde du travail est un milieu très fermé. Beaucoup affirment être victimes de persécutions de la part de leurs collègues. Robert, 45 ans témoigne. « J’avais un collègue d’origine maghrébine. J’ai demandé un changement d’affectation, on me l’a refusé. Et ce collègue se comportait de manière tout à fait correcte avec moi dans le but clairement de me provoquer. Je n’ai jamais eu à me plaindre de lui. Il m’a même invité à partager la rupture du jeun du ramadan. C’en était trop, j’ai préféré démissionner…». Des cas de ce genre, il en arrive plusieurs dizaines en France chaque jour. Ils sont scrupuleusement étouffés. Mais des solutions existent. « Nous travaillons activement à aider les racistes à trouver un emploi et à s’intégrer dans leur travail » explique un conseiller du Pôle Emploi. « Nous leur faisons suivre des stages pour leur permettre de mieux gérer leur racisme dans le cadre de leur entreprise. Ils peuvent ainsi éviter des impairs ou des fautes graves qui pourraient leur être dommageables pour leur avenir ou leur carrière ». Des stages qui chaque année remportent de plus en plus de succès. Des cas de ce genre, il en arrive plusieurs dizaines en France chaque jour. Ils sont scrupuleusement étouffés. Mais des solutions existent. « Nous travaillons activement à aider les racistes à trouver un emploi et à s’intégrer dans leur travail » explique un conseiller du Pôle Emploi. Basile Sangène

Des cas de ce genre, il en arrive plusieurs dizaines en France chaque jour. Ils sont scrupuleusement étouffés. Mais des solutions existent. « Nous travaillons activement à aider les racistes à trouver un emploi et à s’intégrer dans leur travail » explique un conseiller du Pôle Emploi. « Nous leur faisons suivre des stages pour leur permettre de mieux gérer leur


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les comateux longue durée peinent à trouver un emploi stable

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Trop gentils au travail, ils terminent au Pôle Emploi Le monde du travail est une jungle. C’est en substance ce que semblent penser salariés et patrons. Certes, les uns le subissent. Les autres le gèrent. Mais tous semblent s’accorder sur ce même constat. Et les témoignages commencent à s’accumuler : l’entreprise n’est pas la terre promise des enfants de chœur. Les personnes particulièrement gentilles seraient d’ailleurs les victimes d’une discrimination sévère.

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ncompatibles avec certains métiers. Gilles Roucaute est avocat spécialisé en droit du travail. Son cabinet parisien déborde d’affaires de discrimination de ce genre, les « délits de gentillesse » comme il les appelle : « Je rencontre de plus en plus de personnes qui me racontent leurs déboires professionnels. Les gentils subissent une véritable discrimination à l’embauche, et ce dans de nombreux secteurs. Inutile de vous préciser que tous les métiers de la finance et de l’assurance leur sont totalement fermés. Ils se confrontent aussi à d’autres rejets dans la fonction publique. C’est étrangement le cas pour les professions de contrôleur SNCF, de CRS ou de contractuelle. ». Une fois un emploi trouvé, le chemin de croix conti-

nue pour les gentils. La plupart d’entre eux se retrouvent souvent isolés par rapport à leurs collègues. Leur générosité reste souvent incomprise et les différents services qu’ils peuvent rendre sont souvent interprétés comme de la provocation. C’est par exemple le cas au Club Med où ils peinent à s’intégrer comme l’explique Henri Giscard d’Estaing, PDG du groupe : « Même au Club on a du mal à les recruter comme G.O (« Gentil Organisateur »). Ils restent encore trop sympas pour le poste. Alors on essaie de les former en interne pour leur inculquer une certaine forme d’agressivité. Mais souvent c’est l’impasse. » L’Etat reste donc la dernière solutions .comme solution. Depuis des années, les gentils sont condamnés à se rabattre sur des

emplois marginaux : infirmière, marchand d’ours en peluche, Abbé Pierre etc… Face à cette vague de « délits de gentillesse », l’Etat pourrait bien décider d’agir. Michel Sapin, l’actuel ministre du Travail, s’est exprimé hier pour la première fois sur ce problème. Selon lui, le gouvernement étudie en ce moment même la possibilité d’une création massive d’emplois à destination des gentils. A la clé, plusieurs dizaines de milliers de postes de bénévoles qui permettraient aux français d’origine bienveillante d’exercer une activité quasi-professionnelle.

longé dans le coma depuis dix mois suite à un grave accident de la route, Samuel, 27 ans n’a toujours pas retrouvé de travail. La plupart de ses contrats n’ont jamais été prolongés. « Mon mari fait tout ce qu’il peut, mais il y a un rejet profond dans ce pays contre les gens différents » explique sa femme. Selon elle, son mari a pourtant suivi de nombreuses formations mais « aucune n’a porté ses fruits et les employeurs rejettent la faute sur les problèmes médicaux liés à sa situation » continue-t-elle. Du côté des employeurs, le ton est différent. « Chaque année, les entreprises font de nombreux efforts pour permettre à chacun d’avoir une chance dans le monde du travail. Bien sûr tout n’est pas parfait et il y a des gens pour qui hélas, médicalement, c’est très dur » selon un cadre du MEDEF. Si chaque entreprise doit respecter un quota à l’embauche de personnes handicapées, rien n’indique cependant une obligation concernant les personnes dans le coma. Si des embauches ont eu lieu, très peu ont porté leur fruit. « J’avais embauché une de ces personnes il y a quelques mois comme magasinier. Ce fut un échec, la personne en question ne s’est même pas présentée au travail » commente un employeur sous le sceau de l’anonymat. « Même si la loi nous l’imposait, je ne pense pas qu’il s’agirait d’une bonne idée. » dit un autre. L’association, qui tente d’aider les comateux longue durée à retrouver du travail, regrette, elle, le manque d’aide de la part de l’État. « Il nous faudrait plus de moyens et des structures, nous ne pouvons pas accepter de laisser ces gens sur le bord du chemin » déclare son secrétaire. Et de citer l’exemple de Michel C, dans le coma depuis plus de dix ans et qui est devenu responsable qualité auprès d’un constructeur automobile. Un modèle d’intégration réussie. « Michel est quelqu’un d’agréable à vivre. Basile Sangène

Paul Regard


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CONGÉ MARTERNITÉ, LES MACHISTES CRIENT AU SCANDALE : ELLES NE DEVRAIENT MÊME PAS REVENIR TRAVAILLER ! Le monde du travail est une jungle. C’est en substance ce que semblent penser salariés et patrons. Certes, les uns le subissent. Les autres le gèrent. Mais tous semblent s’accorder sur ce même constat. Et les témoignages commencent à s’accumuler : l’entreprise n’est pas la terre promise des enfants de chœur. Les personnes particulièrement gentilles seraient d’ailleurs les victimes d’une discrimination sévère.

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e consacre tout mon temps à suivre l’actualité en analysant anxieusement chaque nouvelle qui tombe. Je ne cesse de m’interroger : qu’est-ce qui a transformé cet interminable litige insulaire en un sujet aussi explosif ? Qui peut ramener le calme ? Qui peut pousser les politiciens à s’asseoir à la même table pour siroter un thé glacé et engager un dialogue paisible et courtois ? Où sont les voix de la raison ? Je rêve d’entendre des voix plus rationnelles, celles de mes amis les écrivains. J’ai été profondément touchée en lisant les traductions des opinions exprimées par Kenzaburo Oe, lauréat du prix Nobel, sur les contentieux territoriaux, et la récente mise en garde de Haruki Murakami contre les dangers des débordements nationalistes. Ma vieille admiration pour ces écrivains japonais va désormais bien audelà de leurs œuvres littéraires. “C’est comme de l’alcool bon marché”, écrit Murakami à propos du nationalisme. “Cela vous saoule en quelques gorgées et vous rend hystérique. Vous parlez plus fort et devenez brutal. […] Mais de vos transports alcoolisés, il ne reste le lendemain matin qu’une affreuse gueule de bois.” Face aux querelles incendiaires qui opposent la Chine et le Japon, les écrivains japonais ont entrepris de ramener un peu de raison dans

la discussion. Devant leur humanité et leur courage, j’ai honte de la lenteur de ma réaction en tant qu’écrivain chinois. “En ma qualité d’écrivain à la fois asiatique et japonais”, poursuit Murakami, “je crains que les progrès réguliers que nous avions réalisés (dans l’intensification des échanges culturels et la compréhension avec nos voisins asiatiques)

‘‘ C’est de la discrimination ! Jamais nos pères l’auraient imaginer un seul instant !’’ ne soient considérablement compromis” par les récents événements. Je comprends l’inquiétude de Murakami. Mais je dois rappeler que la culture et la littérature ont toujours été à la merci de la politique. De tout temps, les échanges culturels et littéraires ont été les premiers touchés en cas de conflit frontalier. Je suis affligé chaque fois que je vois la culture et la littérature traitées comme des lanternes de festival, dont on fait étalage le jour de la fête et que l’on jette une fois l’effervescence passée. Tout au long de ces nuits sombres, je ne cesse de prier : s’il vous plaît, plus de fusils ni de tambours. Toutes les guerres sont désastreuses. Aujourd’hui encore, les effusions de sang provoquées par le conflit sino-japonais durant

la Seconde Guerre mondiale restent très nettes dans notre mémoire collective. “Nous sommes tous des êtres humains”, a déclaré Murakami lors du discours puissant qu’il a prononcé à l’occasion de la remise du Prix de Jérusalem qui lui a été décerné en Israël en 2009, “des individus transcendant les questions de nationalité, race et religion, des œufs fragiles face à un mur solide appelé ‘système’. Selon toute apparence, nous n’avons aucun espoir de gagner. Le mur est trop haut, trop solide et trop froid. Si nous avons un quelconque espoir de gagner, il ne peut provenir que de notre foi dans le caractère unique et irremplaçable de nos âmes et de la chaleur que nous retirons de leur union.” Je partage son avis. Aucun être ordinaire ne gagne une guerre. La mort est notre unique destin. Face à la guerre, nous sommes tous des œufs fragiles. Je suis douloureusement conscient de la faible stature des écrivains et des philosophes dans ce monde complexe. Mais je suis convaincu que, si nous pouvons un jour nous montrer utiles, c’est le moment. Dans son essai, Murakami mentionne que ses livres et ceux d’autres écrivains japonais ont été retirés des rayons des librairies chinoises. Cela m’étonne. Il y a à peine quelques jours, j’ai vu des œuvres de la littérature japonaise exposées comme d’habitude dans la librairie

All Sages à Pékin. Je pense toutefois que ce que Murakami rapporte a dû se passer ailleurs dans le pays. La Chine est très vaste. Beaucoup de gens vivent chaque jour dans l’anxiété, pour des raisons qu’eux-mêmes ne connaissent peut-être pas. Ils sont toujours dans l’attente d’une occasion d’exprimer leurs frustrations. C’est à cause de ces frustrations que des actes de vandalisme et des agressions ont eu lieu au cours des dernières manifestations. Ces comportements ne sont pas seulement inquiétants pour les Japonais mais aussi pour beaucoup de Chinois. En tant qu’écrivain chinois, j’ai honte de mes compatriotes qui ont pris part à ce vandalisme et, en même temps, je compatis à l’impuissance et aux frustrations qu’ils ne peuvent exprimer. Je sais qu’il est absurde et inapproprié pour les librairies d’enlever les livres d’écrivains japonais de leurs rayons, mais je comprends aussi les inquiétudes que peuvent avoir les membres de leur personnel [face à des actes éventuels de vandalisme par des nationalistes]. “N’importe quoi peut se produire aujourd’hui en Chine” est un thème qui revient souvent dans mes écrits littéraires. Donna Odenier

Équipe Fail, les femmes au pouvoir, Larry Covert


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Télévision

My Little Pony : Vers une signalétique sur les DVD pour mettre en garde contre l’addiction et ses conséquences

Jean-Marc Morandini: son livre sur la Philosophie des Lumières en tête des ventes sur Internet

Phénomène chez les « geeks » et les populations afférentes, le culte que vouent certains fans à la série animée « My Little Pony » . Les excès constatés inquiètent au plus haut sommet de l’Etat, qui a engagé un rapport préliminaire sur les réponses à apporter. Comment traiter le problème, quelles solutions ?Une signalétique doit-elle être apposée sur les DVD avec des images choc? Le gouvernement ne veut fermer aucune porte mais prend la chose très au sérieux.

C’est une facette de Jean-Marc Morandini que l’on ne connaissait pas. L’animateur de télévision habitué des « buzz » et autres « clash », sort cette semaine un livre qui va en surprendre plus d’un. L’ouvrage, un essai sobrement intitulé « La Philosophie des Lumières en France et en Europe, entre postmodernisme et néo-situationnisme » est d’ores et déjà en tête des ventes sur Internet.

D

es inquiétudes légitimes et une population fortement touchée. Lancée en 2010 aux Etats-Unis puis en 2011 en France, la série animée « My Little Pony » a rapidement conquis un public large, parmi les plus jeunes mais aussi chez de moins jeunes, comme de très nombreux adolescents et adulescents, qui se sont fortement identifiés aux thèmes et aux personnages. Une identification poussée jusqu’à la création de confréries de fans appelées « bronies », et des soirées à thèmes, des conventions qui donnent lieu à toutes sortes de déguisements et de projections. Un phénomène qui commence à inquiéter dans les plus hautes sphères de l’Etat. Pour de nombreux psychologues on est face à un phénomènecomparable à l’irruption du manga violent dans les années 1990. « Si on ne fait rien, il sera trop tard, il faut que les médias et les pouvoirs publics prennent leurs responsabilités » affirment les psychologues dans un premier rapport préliminaire. Les auteurs du rapport mettent l’accent sur l’absence de violence et l’omniprésence de bons sentiments. En outre, la trop forte identification de certains fans entraîne une perte de repères

au quotidien qui peut très vite devenir un obstacle dans la vie de tous les jours. « Il y a des cas de gens qui sont partis trop loin dans leur passion, il suffit de voir les images de ces conventions, c’est absolument effrayant » . commente un parent. « J’ai interdit à mon enfant de regarder cette série, je ne veux pas qu’ils devienne comme ces gens » témoigne un autre parent, inquiet. Famille de France conseillait encore la semaine dernière sur son site de ne pas exposer son enfant plus d’une heure par semaine à cette émission, pour éviter toute addiction. Pour répondre à l’inquiétude légitime des familles, le gouvernement étudie de nombreuses pistes. L’une d’elles serait l’ajout d’une signalétique sur tous les coffrets DVD rappelant les précautions de base pour éviter les risques d’addictions. Plusieurs spécialistes estiment qu’il faut aller plus loin. « Il faut utiliser la même méthode que sur les paquets de cigarettes. Des images choc de cosplay ou de « Bronies » devraient être efficaces » . Réponse la semaine prochaine, lors de l’arbitrage définitif du gouvernement. Basile Sangène

Un animateur honteusement mal aimé. « Oui j’ai beaucoup souffert mais c’est du passé » . Jean-Marc Morandini ne veut plus parler de son passé tapageur et ombrageux. L’animateur, passé de Direct8 à NRJ12, souvent caricaturé et montré du doigt a décidé de casser son image de chasseur de buzz et de clash en se consacrant à sa passion première, la philosophie. Peu de gens le savent mais l’animateur aime à raconter qu’il passe son temps en loge à dévorer Kant ou Hegel. « J’ai toujours été impressionné par la philosophie des Lumières, j’ai voulu démontrer que le système de pensée intrinsèque et extrinsèque sont complémentaires dans l’optique d’une mise en parallèle avec une dialectique européenne». Et de rappeler les nombreux articles traitant de philosophie sur son blog. « J’ai souvent voulu inviter des penseurs modernes dans mes émissions mais les producteurs refusaient, ils avaient peur pour leur image » . L’animateur a passé plusieurs mois à la rédaction de son essai, relativement bien accueilli par les spécialistes. Une analyse pointue. Universitaires et chercheurs sont unanimes sur la question. « Oui, nous sommes unanimes. Jean-Marc Morandini pose enfin les vraies questions et met en relation la philosophie des Lumières avec l’École de Moscou, relativement peu étudiée. C’est une avancée majeure pour mieux comprendre les rouages des déclencheurs de la Révolution Française » . Pour le professeur Victor Hardouil du Collège de France il s’agit d’un ouvrage capital. « Il n’y a rien dans le livre qui soit avancé sans sources, sans analyses, rien n’est laissé au hasard, il faudra plusieurs années pour réaliser l’importance de l’apport d’un tel livre dans la philosophie occidentale » . j’ai voulu démontrer que le système de pensée intrinsèque et extrinsèque sont complémentaires dans l’optique d’une mise en parallèle avec une dialectique européenne». Et de rappeler les nombreux articles traitant de philosophie sur son blog. « J’ai souvent voulu inviter des penseurs modernes dans mes émissions mais les producteurs refusaient, ils avaient peur pour leur image » . Un universitaire hors pair. Universitaires et chercheurs sont unanimes sur la question. « Oui, nous sommes unanimes. Jean-Marc Morandini


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Éducation

Les sherpas porteurs de cartables arrivent en France Vous avez pu en apercevoir quelques uns dans les quartiers les plus huppés de la capitale. Les premiers porteurs tibétains ont débarqué sur Paris. Ils ont délaissé les cimes de l’Himalaya pour les rues du XVIe ou du Ve arrondissement. Alors que les cartables des petits élèves françaissemblent de plus en plus lourds, certains sherpas y voient la possibilité d’un marché et franchissent le pas en s’installant en France.

pose enfin les vraies questions et met en relation la philosophie des Lumières avec l’École de Moscou, relativement peu étudiée. C’est une avancée majeure pour mieux comprendre les rouages des déclencheurs de la Révolution Française » . Pour le professeur Victor Hardouil du Collège de France il s’agit d’un ouvrage capital. « Il n’y a rien dans le livre qui soit avancé sans sources, sans analyses, rien n’est laissé au hasard, il faudra plusieurs années pour réaliser l’importance de l’apport d’un tel livre dans la philosophie occidentale » . Universitaires et chercheurs sont unanimes sur la question. « Oui, nous sommes unanimes. Jean-Marc Morandini pose enfin les vraies questions et met en relation la philosophie des Lumières avec l’École de Moscou, relativement peu étudiée. C’est une avancée majeure pour mieux comprendre les rouages des déclencheurs de la Révolution Française » . Pour le professeur Victor Hardouil du Collège de France il s’agit d’un ouvrage capital. « Je ne cherche pas les éloges » confie l’animateur qui travaille déjà sur un second volume « La Pensée Européenne à l’épreuve de l’Empire Napoléonien, néo marxisme et subconscience des Nations» ainsi qu’un « Que Sais-je » sur « L’honnêteté intellectuelle des médias« . Avant d’achever l’entretien en forme de clin d’œil sur sa carrière: « Sans philosophie, nous ne sommes que des hommes nus » . Philosophie des Lumières en France et en Europe, entre postmodernisme et néo-situationnisme de Jean Marc Morandini Gallimard NRF Essai, 712 p. , 35 euros. Basile Sangène

Service de luxe. Dorje a 35 ans et vient du Népal. 13 Everest à son actif et des mollets à toute épreuve. Depuis deux semaines il vit et travaille à Paris. Employé à temps plein par une famille dont Rémy, le fils cadet, est scolarisé au lycée Henri IV, il revient sur ce changement de vie : « C’est vrai qu’il fait moins froid qu’au Népal ou qu’au Tibet et que le trajet fait moins mal aux genoux mais l’effort n’est pas le même. Il est moins intense mais je dois quand même porter le cartable de Monsieur Rémy de 8h à 17h30 non-stop. Même pendant la récréation. ». Côté parents d’élèves, certaines voix commencent à se faire entendre. On crie à la fin de l’école républicaine. Jean-Jacques Hazan, le président de la FCPE s’indigne déjà de cette nouvelle mode de luxe : « C’est scandaleux ! C’est tout simplement permettre que les inégalités sociales se perpétuent. Que peut penser un élève tout à fait normal avec un cartable de 10-12 kilos lorsqu’il voit arriver un camarade de classe avec un sherpa portant le sac de son copain ? Hein ? » L’Education Nationale saisie. Vincent Peillon, à la tête du ministère concerné, assure que le dossier est étudié par ses collaborateurs. En interne on avance même plusieurs pistes : « On va essayer de sensibiliser les enfants qui peuvent s’offrir ce genre de services aux valeurs républicaines de l’école. Si le message ne passe pas, alors on commencera peut-être à songer à un service de portage moins coûteux pour les

familles les plus modestes ». Depuis deux semaines il vit et travaille à Paris. Employé à temps plein par une famille dont Rémy, le fils cadet, est scolarisé au lycée Henri IV, il revient sur ce changement de vie : « C’est vrai qu’il fait moins froid qu’au Népal ou qu’au Tibet et que le trajet fait moins mal aux genoux mais l’effort n’est pas le même. Il est moins intense mais je dois quand même porter le cartable de Monsieur Rémy de 8h à 17h30 non-stop. Vincent Peillon, à la tête du ministère concerné, assure que le dossier est étudié par ses collaborateurs. En interne on avance même plusieurs pistes : « On va essayer de sensibiliser les enfants qui peuvent s’offrir ce genre de services aux valeurs républicaines de l’école. Si le message ne passe pas, alors on commencera peut-être à songer à un service de portage moins coûteux pour les familles les plus modestes ». Paul Regard


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Médias

Écologie

La démocratie liquide, ça vous dit ?

Vous reprendrez bien un peu de steak d’herbe ?

La plupart des partis Pirates européens l’ont adopté, le mouvement populaire du comique italien Beppe Grillo songe à s’y mettre : le logiciel libre LiquidFeedback permet aux organisations de prendre toutes les décisions par référendum ou par vote. Démocratie directe ? Mieux : “démocratie liquide”. Explications.

B

eppe Grillo [leader du nouveau parti politique Mouvement 5 étoiles] face à la démocratie liquide. Que ce soit via les forums, commentaires, blogs, tweets et autres messages, le débat sur les processus de sélection des candidats au sein du Mouvement 5 étoiles (M5S) agite les fidèles de Beppe Grillo depuis un certain temps. Le mouvement a faim de démocratie directe et tous les sympathisants veulent faire entendre leur voix. Par conséquent, depuis quelque temps déjà, on envisage dans les rangs du M5S d’adopter une plate-forme de “démocratie liquide” pour débattre et voter les motions. Et, pourquoi pas, pour désigner les candidats aux élections. L’instrument idéal pourrait être LiquidFeedback, un logiciel libre disponible sur Internet qui permet aux membres d’une association de prendre part aux processus décisionnels. Ce système a déjà été adopté par les partis Pirates du monde entier, à commencer par celui d’Allemagne. Pratique, surtout quand les représentants politiques sont éparpillés aux quatre coins du pays et que le parti ne dispose pas de fonds pour créer une entité politique au sens classique. Après l’inscription, on discute d’une question avant de voter, par le biais de la “méthode Schulze” [du nom de son inventeur Markus Schulze qui a mis au point en 1997 un système de vote permettant de désigner un gagnant à partir d’une liste de candidats]. Celle-ci permet de donner son avis en établissant un ordre de préférence incluant toutes les autres propositions. Le programme calcule ensuite quelles sont les idées les plus plébiscitées. Mais le plus intéressant est probablement le système de mandats, qui permettrait, à condition

de l’utiliser correctement, de mettre en œuvre une véritable démocratie directe sur Internet. Ou mieux, une démocratie liquide. À travers un système contrôlé et certifié, il est possible de déléguer son vote à un autre participant pour un sujet en particulier. Cela semble simple, et pourtant : “Le risque est de voir s’instaurer une dictature des actifs, c’est-à-dire de ceux qui se servent le plus de la plateforme”, explique Carlo Brancati, vice-président du parti Pirate suisse. “Si une seule personne vient à concentrer trop de pouvoirs, on risque le ‘coup d’État’”. Une minorité devient alors en mesure de prendre des décisions contre la volonté de la majorité. Un danger surtout encouru si le nombre d’inscrits est faible.” La dictature des actifs LiquidFeedback a également ses failles et points faibles dont pourrait tirer parti un habile manipulateur. “S’il est vrai, comme on le raconte, que Gianroberto Casaleggio [proche de Beppe Grillo, créateur de son blog et accusé dernièrement d’être celui qui choisit arbitrairement ceux qui représenteront le mouvement Cinque Stelle au Parlement lors des prochaines élections législatives] impose sa ligne, ce système lui permettrait de contrôler très facilement tout le processus décisionnel”, continue Brancati. Et pas seulement. En supposant qu’il soit vrai que la moitié des abonnés de Beppe Grillo sur Twitter sont des bots [des “web robots”, de faux comptes], alors il serait probablement facile de trouver un moyen de contourner le système de certification des mandats sur LiquidFeedback. Ainsi, tout le monde pourrait se créer son petit groupe de partisans et imposer son avis. Mais ce ne sont que des hypo-

thèses. La démocratie liquide est très efficace pour ces mouvements, mais elle doit être appliquée à la lettre pour fonctionner correctement. “Plusieurs étapes sont nécessaires. Premièrement, le nombre de votants doit être suffisamment important pour éviter un ‘coup d’État’. Deuxièmement, il faut surveiller de très près l’Admin (l’administrateur de la plateforme) pour qu’il n’ait pas trop de pouvoir et qu’il n’influence pas le vote si celui-ci est ouvert. Troisièmement, il faut un règlement très strict concernant la gestion pratique de la plateforme et la certification des mandats”, prévient [le pirate suisse] Carlo Brancati. Logiciel traduit en italien Comment se situe le Mouvement 5 étoiles vis-à-vis de la démocratie liquide ? A ce jour, LiquidFeedback a été testé dans plusieurs régions, comme en Sicile. Le logiciel a également été traduit en italien lors des tables rondes de Bergame. Et comme l’explique Marco Piazza, conseiller municipal de Bologne, “de nombreux sympathisants demandent à l’essayer en Émilie-Romagne; mais pour l’heure, on en est seulement au stade des discussions.” Qu’en est-il de la sélection des candidats ? Tout le monde pourra-t-il vraiment se présenter, même sans programme ou liens avec la région ? Au contraire, le chef de file aura-t-il le dernier mot comme c’est le cas dans les partis classiques ? Récemment, Beppe Grillo a annoncé que pour les prochaines élections, “les candidats du M5S seraiont choisis en ligne et le programme débattu et complété de manière transparente par le biais d’une plateforme Internet.” Affaire à suivre. Arha Khiry

Transformer le gazon en aliment pour l’homme, tel est le défi relevé par des chercheurs néerlandais. Et leurs premiers résultats sont prometteurs.

G

jalt De Haan est exploitant agricole dans la Frise, province du nord des Pays-Bas. Il emploie 35 personnes pour faucher l’herbe, entretenir les bords des fossés et faire fermenter la biomasse. Au tout début de ce siècle, Gjalt De Haan a remarqué que les années fertiles engendraient un gigantesque surplus d’herbe : environ 1,5 million de tonnes. L’agriculteur s’est alors demandé s’il était possible d’utiliser cette ressource pour fabriquer des produits à forte valeur ajoutée : des fibres pour le carton, de meilleurs aliments pour les porcs… et pourquoi pas des produits alimentaires pour les êtres humains ? 

Du pur délire ? Pas du tout. Sept ans plus tard, des chercheurs de la société Nizo Food Research, à Ede, s’apprêtent à explorer de nouvelles pistes. Ils isolent notamment des protéines intéressantes comme la RuBisCO, une enzyme contribuant au processus de photosynthèse chez les plantes, pour les appliquer à l’alimentation humaine. “Nous disposons de la technologie nécessaire pour isoler les protéines de l’herbe et les utiliser dans des soupes, des sauces ou des desserts”, précise le chercheur Bart Smit. “Si nous parvenons à agglutiner la protéine et à lui donner une texture de viande, il n’est pas inconcevable que l’on puisse produire un jour un steak d’herbe”, ajoute René Floris, qui travaille également chez Nizo Food Research. 

Tout a commencé par un test réalisé par Gjalt De Haan en 2006, avec entre autres des chercheurs de l’université de Wageningen et Courage, une plateforme d’innovation pour l’élevage de vaches laitières, dans la petite ville frisonne de Grouw. Si l’être humain ne peut pas consommer d’herbe, c’est parce que son système digestif n’est pas en mesure de décomposer correctement ces fibres végétales. Les acides aminés présents dans l’herbe ne peuvent donc pas être libérés pour contribuer par exemple à la construction des muscles. Un phénomène d’autant plus frustrant que les acides aminés contenus dans l’herbe sont parfaits pour les êtres humains. “Il y a un certain nombre d’acides aminés que nous ne pouvons pas fabriquer nous-mêmes. L’herbe les contient tous”, explique Johan Sanders, professeur d’agrotechnologie et de sciences de l’alimentation à l’université de Wageningen. 

Après avoir broyé de grandes quantités d’herbe, Johan Sanders et ses collaborateurs ont commencé à travailler sur le jus de protéine obtenu. Ils sont parvenus à augmenter la quantité de protéine récupérée. La RuBisCO peut ainsi faire d’un porc un herbivore. L’animal, omnivore comme les êtres humains, est lui aussi incapable de digérer les fibres de l’herbe. Si le porc était nourri à l’aide d’une telle protéine raffinée, il y trouverait une excellente source d’acides aminés. “La composition en acides aminés de la RuBisCO est nettement meilleure que celle de la protéine du maïs et n’a rien à envier à celle du soja, qui est souvent un ingré-


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Économie

Vu d’Inde, les enfants britanniques ont faim Un journaliste indien s’étonne que les enfants du Royaume-Uni souffrent de plus en plus de la pauvrété, et que le gouvernement ne fasse rien pour y remédier.

A dient de base de l’alimentation porcine”, ajoute Johan Sanders. Une substitution pourrait avoir une incidence majeure sur l’importation de germes de soja en provenance du Brésil, dont la culture est encore souvent associée à la destruction de la forêt tropicale. “Il y a dans notre pays assez d’herbe pour remplacer la protéine des germes de soja par la protéine de l’herbe, qui suffirait à alimenter en totalité les 12 millions de cochons des Pays-Bas, explique Johan Sanders. Et il resterait assez à brouter pour nos 4 millions de vaches.” 

Enfin, il y a le cas des êtres humains. “La protéine RuBisCO est plus nourrissante que le soja et se digère mieux sous forme de gélifiant dans les desserts, d’agent de texture dans les mousses et de stabilisateur d’émulsions dans les soupes”, reprend René Floris. La protéine de soja, que l’on utilise pour ces applications, doit souvent être complétée par des additifs. “Mais la protéine de l’herbe, la RuBisCO, fait le travail sans aucune aide.” Les prés verdoyants seront-ils bientôt fauchés pour produire des steaks d’herbe ? Les terrains de sport et les étendues d’herbe dans les parcs serviront-ils à fabriquer des yaourts compacts et versera-t-on le produit de la tonte de votre jardin dans la mousse au chocolat ? Pas du jour au lendemain, pense Hans Van Trijp, professeur de marketing et spécialiste du comportement des consommateurs à Wageningen. “Mais la RuBisCO va certainement gagner du terrain.” Ahla Nann’a

lors que le Royaume-Uni se flatte d’être la septième puissance économique mondiale et d’envoyer des milliards d’euros d’aide à d’autres pays, dont l’Inde, certains s’interrogent: que fait-on pour lutter contre la pauvreté au Royaume-Uni, où un nombre croissant de personnes souffrent de la faim, du chômage et de l’absence de logements ?

Signe de la gravité de la situation après quatre dures années de récession, l’ONG Save the Children – réputée pour son travail en Asie, en Afrique et en Amérique du Sud – lance pour la première fois un appel national pour venir en aide aux pauvres du Royaume-Uni, qui se voient infliger une sorte de double peine avec une récession économique doublée d’un plan de rigueur gouvernemental très controversé. Dans cette campagne, signée du slogan “It shouldn’t happen here” [cela ne devrait pas arriver ici], l’ONG révèle que le Royaume-Uni abrite près de 3,5 millions d’enfants pauvres, dont 1,6 million vivraient dans une extrême pauvreté.

“Il est inacceptable de voir qu’en 2012, des familles vivant au Royaume-Uni doivent se priver de biens essentiels, notamment alimentaires, ou se retrouver criblées de

dettes uniquement pour subvenir à leurs besoins quotidiens”, déclare l’organisation humanitaire en soulignant que les enfants les plus pauvres sont les premières victimes de la récession économique.

Le responsable exécutif de Save the Children, Justin Forsyth, indique que la pauvreté a progressé depuis l’élection du gouvernement conservateur qu’il incite à faire davantage pour épargner de nouvelles restrictions budgétaires aux catégories “les plus pauvres et les plus défavorisées”. L’ONG, dont les campagnes mettent plus souvent en scène des enfants africains affamés, a cette fois choisi l’image d’une petite fille blanche en larmes, avec comme bandeau: “aujourd’hui au Royaume-Uni, 1,6 million d’enfants vivent dans une extrême pauvreté”, suivi du slogan: “Cela ne devrait pas arriver ici”.

C’est pourtant bien ce qui arrive. Et la situation ne devrait qu’empirer dans les années à venir. Pendant ce temps, le gouvernement dépense des millions d’euros pour une somptueuse campagne d’affichage visant à redonner sens au “grand” de “Grande Bretagne” Ella Qasquasset


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La Source de la semaine

Sciences et Innovation

Vos règles, mesdames, les ours bruns s’en tamponnent

L

es femmes indisposées n’ont plus aucune inquiétude à avoir : elles peuvent désormais se promener dans les parcs nationaux sans risquer de se faire attaquer par un ours.

Un article publié par le National Park Service met fin aux idées reçues sur la prédilection des ours affamés pour les femmes qui ont leurs règles. Apparemment cette croyance est parfaitement infondée, du moins en ce qui concerne les ours bruns et les grizzlis.

Selon Kerry A. Gunther, auteur de cet article, “rien ne prouve que les ours bruns et les grizzlis soient particulièrement attirés par les odeurs de menstruation”. Selon le chercheur l’origine de ce mythe remonte probablement à 1967. Dans la nuit du 13 août 1967, deux femmes sont tuées par des grizzlis dans le parc national de Glacier. A l’époque, on se demande si l’agression n’est pas liée aux odeurs menstruelles. 

Au fil des ans, cette hypothèse s’est manifestement muée en certitude, donnant lieu à des craintes injustifiées.L’article du NPS s’appuie sur plusieurs études concernant des grizzlis, des ours bruns et des ours polaires. Pour les grizzlis, des centaines d’attaques sur des êtres humains ont été analysées, sans qu’aucun lien puisse être établi entre le cycle féminin et les agressions. Les ours bruns ont également été mis hors de cause par une étude réalisée en 1991 sur 26 ours bruns en liberté exposés aux tampons hygiéniques de 26 femmes différentes. Aucun d’entre eux n’avait en effet manifesté le moindre intérêt pour ces appâts.

Mais les résultats ont été moins probants en ce qui concerne les ours polaires. En 1983, une étude a montré que quatre plantigrades en captivité réagissaient fortement quand ils étaient mis en présence de sang menstruel.D’après cette étude,

les ours polaires mangeraient même les tampons usagés et se désintéresseraient des tampons neufs. Ils ne seraient pas non plus attirés par l’odeur du sang autre que menstruel. Les ours polaires seraient donc l’exception qui confirme la règle.Si ce mythe de la femme indisposée proie de prédilection pour les ours résiste malgré l’absence de preuves concluantes, c’est que les stéréotypes machistes perdurent. C’est l’idée que, contrairement aux hommes, les femmes ne sont pas adaptées au monde extérieur et doivent donc, pour leur sécurité évidemment, rester à la maison.

Or 79 % des agressions perpétrées par des plantigrades dans le parc national de Yellowstone entre 1980 et 2011 l’étaient envers des hommes. Ce mythe permettrait-il de détourner l’attention des dangers bien réels encourus par les hommes ?

Le NPS a lui aussi contribué à véhiculer ces stéréotypes. Selon un document officiel de 1962, “les femmes [et les personnes de couleur] sont considérées comme aptes à être des interprètes dans les parcs historiques, mais dans les parcs militaires et les parcs nationaux traditionnels, le garde forestier doit être un homme blanc pour des questions éthiques.” Encore aujourd’hui, les femmes ne représentent qu’un tiers des gardes forestiers dans les parcs nationaux. Ce ne sont donc pas les plantigrades qui en veulent aux femmes, mais bien notre culture et le National Park Service.

Mais puisque le NPS a officiellement déboulonné ce mythe concernant les attaques d’ours, l’immensité des parcs nationaux américains pourra peut-être enfin être accessible à tous. Olga Theuse

Ce tic vicieux du cerveau Envie irrésistible de chocolat – ou de sushis ? Des chercheurs se penchent activement sur nos fringales pour en décrypter les leviers et savoir tromper la dépendance.

V

ous pouvez pratiquement sentir le goût, c’est sucré, ça fond sous la dent. Vous en voulez tellement que vous ne pouvez penser qu’à ça. Mais est-ce vraiment le goût qui vous donne cette envie folle, ou les associations agréables qui vont avec ? Ou est-ce parce que vous savez que vous ne devriez pas en manger ? Si vous luttez contre cette envie, est-ce qu’elle disparaîtra ou est-ce qu’elle grandira ? Les chercheurs qui veulent comprendre les fringales se posent toutes ces questions. Elles sont plus que jamais à l’ordre du jour compte tenu de l’épidémie d’obésité que connaissent les Etats-Unis. Les fringales ont en effet une influence sur le grignotage, l’empiffrage et la boulimie. Pendant des années, les chercheurs ont supposé que les fringales étaient une réaction inconsciente du corps pour corriger des carences nutritionnelles. Le désir de steack pouvait par exemple indiquer un besoin en protéine ou en fer. Les accros au chocolat manquaient peut-être de magnésium ou d’autres éléments chimiques altérant l’humeur [et qui sont présents dans le chocolat], par exemple la phényléthylamine, un neurotransmetteur que les êtres humains produisent quand ils sont amoureux. La grande fringale américaine. Les chercheurs sont cependant de plus en plus nombreux à mettre cette théorie en doute. Après tout, les gens ont rarement une envie folle de légumes verts, pourtant riches en vitamines, et il existe beaucoup d’aliments qui contiennent davantage de phénylalanine que le chocolat. D’après les études, les fringales font intervenir un mélange complexe de facteurs sociaux, culturels et psycho-

logiques qui sont fortement influencés par des signaux environnementaux. Si le chocolat est l’aliment qui fait le plus envie en Amérique du Nord, les Japonaises sont plus susceptibles de se jeter sur les sushis, selon une étude récente. Et en Egypte, seuls 1% des jeunes hommes et 6% des jeunes femmes ont des envies de chocolat, d’après une étude réalisée en 2003. “Il y a beaucoup de langues qui n’ont pas de mot pour ‘fringale’. Ce concept semble avoir une importance unique dans la culture américaine”, déclare la psychologue Julia Hormes de l’Université d’Albany. Aux Etats-Unis, 50% des femmes ayant des envies de chocolat déclarent que cellesci sont particulièrement fortes au début de leurs règles. Les chercheurs n’ont cependant trouvé aucune corrélation entre les fringales et le niveau d’hormones. Dans une étude réalisée l’année dernière sur 98 étudiantes de l’Université de Pennsylvanie, celles dont les fringales étaient le plus liées à leur cycle hormonal avaient également un passé marqué par les régimes, les troubles de l’alimentation et un index de masse corporelle élevé. Les mêmes effets que la drogue ou l’alcool. Les IRM fonctionnels réalisés par le Dr Pelchat, une psychologue spécialisée dans la sélection alimentaire du Monell Chemical Senses Center, à Philadelphie, révèlent que les fringales activent les mêmes parties du cerveau que la drogue et l’alcool. Ce sont par exemple l’hippocampe, qui contribue au stockage des souvenirs, le cortex insulaire, qui joue un rôle dans la perception et les émotions, ou le noyau caudé, qui joue un rôle important dans l’apprentissage et la mémoire. Le cir-


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Infographie cuit est alimenté par la dopamine, un neurotransmetteur responsable de l’apprentissage reposant sur la récompense. Quand les gens bombardent en permanence ce circuit de drogues, d’alcool ou d’aliments gras et sucrés, une partie des récepteurs de dopamine se bloquent pour empêcher une surcharge. Et comme il y a moins de récepteurs de dopamine en état de marche, le système en veut toujours plus. “On a beau s’empiffrer, on n’a toujours pas la récompense”, explique Pam Peeke, un médecin qui vient de publier un ouvrage sur la question, The Hunger Fix [non traduit en français]. La dépendance à la nourriture provoque des changements dans le cortex préfontal qui normalement contrôle l’impulsivité et les envies addictives, explique-t-elle. Céder en partie pour mieux contrôler Quel est le meilleur moyen de lutter contre les fringales ? Plusieurs études montrent que plus un sujet essaie de limiter sa consommation d’un aliment, plus il risque d’en avoir envie. Certains experts suggèrent donc de céder à l’envie en la contrôlant. D’après une étude réalisée en 2003 à l’University College de Londres, les sujets qui ne mangent du chocolat qu’au cours d’un repas ou juste après réussissent mieux à y renoncer que ceux qui en prennent l’estomac vide. Les thérapies comportementalistes peuvent aussi aider. Des chercheurs d’Adélaïde, en Australie, ont réuni cent dix personnes qui se déclaraient accros au chocolat et leur ont donné à chacune un sachet de chocolats pour une semaine. On peut également mâcher du chewing gum et humer un produit non alimentaire. En inspirant une bouffée de jasmin, par exemple, on occupe les récepteurs d’arôme qui jouent un rôle essentiel dans les fringales. Le Dr Peeke suggère de prendre un réveil et de régler la sonnerie sur trente minutes chaque fois qu’une fringale se manifeste. Occupez-vous avec autre chose jusqu’à ce que le réveil sonne ; l’envie aura peut-être passé. “Si on peut retarder la consommation de l’aliment désiré, on peut affaiblir la réaction habituelle”, confirme le Dr Pelchat. C’est la bonne nouvelle : plus on résiste longtemps à une fringale, plus elle s’affaiblit, selon les études. Martin Gall

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«Fifty Shades of Grey» premier best-seller porno et féministe ? Sollicitée pour donner sa grille du lecture du roman de E. L. James dont tout le monde parle, la féministe allemande de référence Alice Schwarzer explique pourquoi ce livre n’est ni porno ni contraire à l’émancipation des femmes.

Berliner Zeitung : Alice Schwarzer, qu’avez-vous pensé du livre Fifty Shades of Grey ? Alice Schwarzer : Ce n’est pas un roman sadomaso, c’est une histoire d’amour tout ce qu’il y a de plus familier : une jeune femme au caractère bien trempé rencontre le prince charmant. Il n’arrive pas sur son cheval blanc mais à bord d’un hélicoptère et il a un côté sombre, mais ça aussi c’est très classique. BZ : Comment expliquez-vous l’intérêt que suscite le thème du sadomasochisme chez les femmes ? Qu’est-ce qui fascine des femmes – par ailleurs indépendantes – à l’idée de se soumettre corps et âme à un homme ?
 AS : Le prince charmant tombe sous l’emprise de la princesse autant qu’elle sous son emprise à lui. C’est un amant fantastique, chevaleresque et attentionné, avant de tomber dans l’exagération. C’est là qu’apparaît son côté sombre, celui qu’il veut exprimer avec elle. Cette face sombre, nous l’apprenons assez tôt dans le roman, est l’héritage d’une enfance difficile. La femme amoureuse veut sauver l’homme de son malheur, comme d’habitude. Elle met un pied dans son univers mais elle l’abandonne quand cela est excessif. Finalement, elle ne se soumet pas. C’est à cela que tient la fascination de millions de lectrices : jouer avec le feu, sachant qu’on peut l’éteindre soi-même. BZ : Un livre comme Fifty Shades of Grey constitue-til une régression pour l’émancipation des femmes ? Ce genre de fantasme sexuel est-il compatible avec un mode de vie indépendant ? Doit-on secrètement avoir honte d’avoir lu ce livre avec plaisir ? AS : Dans la sexualité, la honte n’est jamais justifiée. Qu’il existe un masochisme féminin, on le sait depuis longtemps. C’est une manière d’essayer de convertir l’humiliation et la souffrance en volupté. Dans son roman, l’auteure E. L. James (Erika Leonard, de son vrai nom) joue avec ces fantasmes, mais à la fin elle laisse son héroïne de 21 ans maîtresse de la situation et l’extirpe de cette liaison dangereuse. Pourquoi devrait-on y voir un recul de la cause féminine ? Une femme écrit sur le sadisme d’un homme – car c’est bien ça, le sujet du livre ! – et sur ses fantasmes de femme. C’est une perspective de femme parfaitement émancipée. Le fantasme est à des années-lumière de la réalité. A cela s’ajoute le fait que l’héroïne du roman n’a absolument pas envie de réaliser ses fantasmes. Elle le fait par amour… avant d’ouvrir son parachute. BZ : Ce roman crée-t-il un nouveau degré de littérature pornographique ? AS : Ce roman est tout le contraire d’une œuvre pornographique, car dans la pornographie le sexe est dépersonnalisé. C’est l’histoire d’une femme et d’un homme, de leur liaison, de leurs sentiments, de leur amour. La femme n’est jamais réduite à l’état d’objet passif, elle reste un sujet actif et pensant. BZ : Pensez-vous que ce livre puisse pousser certaines lectrices à prendre des risques inconsidérés et à se retrouver dans des situations dangereuses ? AS : Non, bien au contraire. Ce livre peut aider les femmes à jouer sans crainte avec leurs fantasmes. Christian, notre charmant sadique, ne fait rien qui aille contre la volonté d’Anastasia. Toutefois, à la longue, la soumission au lit finit par envahir tous les domaines de la vie. Mais les vrais sadomaso-


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Culture chistes ne sont qu’une infime minorité. En revanche, le sadomasochisme au quotidien fait recette. C’est la réaction d’un certain nombre d’hommes face à l’émancipation des femmes. Dans un monde où de plus en plus de femmes accèdent aux responsabilités, certains hommes sont déstabilisés et préfèrent se représenter les femmes à quatre pattes plutôt que debout. Produits dérivés Fifty Shades of Grey, premier tome de la trilogie “Fifty Shades” de la britannique E.L. James est rapidement devenu un phénomène littéraire. Ce roman érotique dépeint les relations sado-masochistes qu’entretiennent Anastasia Steele, étudiante en littérature, et Christian Grey, un riche homme d’affaires. Qualifié de “porno pour mère de famille aux Etats-Unis, le livre a battu tous les records de vente au Royaume-Uni (5,3 millions d’exemplaires). En tout, 40 millions d’exemplaires de l’édition anglaise de la trilogie se sont écoulés dans le monde. Le texte a été traduit en 6 langues, et doit sortir en France le 17 octobre prochain. Les studios Universal ont déjà acquis les droits d’adaptation à l’écran. EMI Classics sortira en outre un CD (Chopin, Bach, Debussy,...) le 18 septembre et une comédie musicale inspirée des ouvrages érotiques de E.L. James sera aussi jouée au Fringe Festival d’Edimbourg à partir du 23 août. Jeannette O’Osquard

Taïwan ou la présence du passé Ecrivain de Chine populaire, Mo Yan a séjourné en 2002 sur l’île nationaliste. Il donne aujourd’hui ses impressions. Un point de vue littéraire et très politique.

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’était la troisième fois que je me rendais à Taïwan, la première remontant à 1998. A l’époque, Taipei m’avait donné l’impression d’une ville très moderne, hérissée de grands immeubles, disposant d’installations semblables à certaines villes occidentales. En 2002, lorsque j’y suis retourné, il m’a semblé que Taipei n’avait que très peu changé et que la ville était vieillotte, très vieillotte. Ce sentiment s’expliquait par le développement prodigieux de la Chine continentale au cours de ces dernières années pendant lesquelles Pékin, Shanghai et Canton avaient connu de profonds changements. Taipei m’était soudain apparu vieillot parce qu’il n’avait que très peu changé ces trois ou quatre dernières années. Cependant, j’avais réalisé par la suite que le côté vieillot de Taipei n’était pas nécessairement une mauvaise chose. Vivre dans une ville où les transformations se succèdent à un rythme vertigineux n’est pas très agréable. Plus les changements sont rapides, plus ils sont étroitement liés à la notion de modernité. A l’opposé, l’aspect démodé de la ville de Taipei nous fait sentir le poids de l’Histoire et des vicissitudes de l’existence. Marcher un soir sous une pluie fine dans les ruelles, entrer dans un salon de thé à la lumière tamisée - typique de la culture chinoise - fait tout naturellement naître une nostalgie du passé. Des conditions géographiques particulières et différents facteurs historiques sont à l’origine de

l’atmosphère culturelle qui règne à Taïwan. La Chine continentale a connu la Révolution culturelle [1966-1976], qui a marqué une rupture dans la tradition. De nombreuses choses ont été éliminées à l’époque, car elles étaient considérées comme des éléments nuisibles. Taïwan n’a pas vécu cette coupure. Elle a toujours perpétué l’enseignement des sciences et des arts chinois. J’ai remarqué que Taipei souffrait d’un profond complexe de nostalgie du pays natal, lié à l’implantation massive de Chinois continentaux sur l’île. Il est bien naturel qu’un tel sentiment surgisse chez ces gens qui, en venant se réfugier à Taïwan se sont séparés de leur famille depuis quarante, voire cinquante années. Mais les souvenirs de leur descendance sur ce pays natal ne sont que des souvenirs de souvenirs. La nostalgie du pays natal de jeunes écrivains taïwanais comme Chang Ta-ch’un [né en 1957], Chu T’ien-wen [né en 1956] et sa soeur Chu T’ien-hsin [née en 1958] n’est qu’une chimère, qu’une légende. Leur nostalgie est fondée sur celle de leurs ancêtres. Avec l’ouverture de la Chine continentale, dans les années 80, ils auront un jour peutêtre l’occasion de fouler le sol de leur terre natale et ils s’apercevront alors combien celle-ci est différente de l’image qu’ils s’en font en imagination. Un long éloignement a contribué à rendre étrangères les cultures de part et d’autre des deux rives du détroit de Taïwan. La littérature a joué le rôle que la politique et l’économie ne pouvaient assumer. Les écri-

vains de l’ancienne génération de Taipei aiment à puiser leur inspiration dans leur pays natal. Ce qu’ils écrivent a toujours un étroit rapport avec les lieux où ils ont vécu dans leur enfance. Il est très rare que des éléments typiquement insulaires, comme la brise sous les cocotiers, s’immiscent dans leurs oeuvres. Leurs ouvrages prennent toujours pour cadre des grandes plaines désertes, avec pour toute végétation du soja, du maïs et du sorgho. Un endroit plus difficile d’accès que les Etats-Unis ou la France. En 1998, quand je me suis rendu pour la première fois à Taïwan, ma première impression, liée à des raisons historiques, a été celle d’un endroit très mystérieux ; ma deuxième impression a été que c’était un endroit d’un accès beaucoup plus difficile que les Etats-Unis, la France ou le Japon. J’avais commencé au printemps à accomplir les formalités pour ce voyage et ce n’est qu’au début de l’hiver que tout était prêt. Mo Yan Auteur de nombreux romans traduits en français, Mo Yan est né en 1956 dans une famille de paysans de la province du Shandong et doit son éducation à l’armée. Parmi ses dernières oeuvres traduites : Beaux Seins, Belles Fesses : les enfants de la famille Shangguan (Le Seuil, 2004), Enfant de fer (Le Seuil, 2004), La Carte au trésor (Picquier, 2004). Orèle Liaint


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Histoire

Il y a cinquante ans, les Freedom Riders brisaient le tabou racial En 1961, treize militants pour les droits civiques, blancs et noirs, embarqués dans un bus, défiaient les ségrégationnistes dans le Sud profond. A l’heure où l’Amérique commémore leur action, ils se disent déçus par le peu d’engagement des jeunes générations.

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écemment, une poignée de Blancs et de Noirs, assis dans un centre social avec des sandwichs et du thé glacé, discutaient de ce qui a changé ou pas depuis la venue des Freedom Riders [Voyageurs de la liberté] dans leur ville de Jackson, il y a cinquante ans. “Nous essayons toujours de nous considérer les uns les autres comme des êtres humains”, constatait Albert Sykes, un Noir de 28 ans. “Et ça nous demande encore des efforts.” 

Cinquante ans plus tôt, le 14 mai 1961, jour de la Fête des mères, un car rempli de jeunes était incendié à Anniston, dans l’Alabama. Il transportait un groupe de Noirs et de Blancs partis de Washington pour propager au Sud réfractaire la déségrégation dans les

transports entre Etats. Les jours suivants, d’autres Freedom Riders furent arrêtés par des élus ségrégationnistes de Jackson et incarcérés dans le pénitencier d’Etat du Mississippi. Au cours des quatre mois suivants, des militants venus des quatre coins du pays persévérèrent dans la même démarche. Au total, ils furent quatre cent trente-six à risquer leur vie face à des foules en colère et à un Ku Klux Klan prêt à tout. La plupart des barrières juridiques opposées aux Freedom Riders sont tombées au cours des années suivantes avec le passage des lois fédérales sur les droits civiques et la volonté d’une génération de militants prêts à affronter les lances d’incendie et les manches de pioche. Mais des vestiges inquiétants du

passé ­subsistent : de nombreuses écoles pratiquent à nouveau la ségrégation et ceux qui ont pris le risque de la combattre sont déçus de voir que la génération actuelle n’est pas prête à faire des sacrifices similaires ou en est incapable. Albert Sykes participe à l’organisation de l’un des nombreux hommages rendus aux Freedom Riders ces derniers temps. Il veut rappeler que ceux qui prenaient des coups de batte, de chaîne et de tube d’acier lorsqu’ils essayaient d’entrer dans les salles d’attente “réservées aux Blancs” des gares routières étaient des adolescents et de jeunes adultes. Les jeunes d’aujourd’hui ont beau être enthousiasmés par ces récits, ils restent timorés et ne cherchent pas à relever le défi comme leurs aînés l’ont fait. “Ça me pousse à mieux me conduire dans la vie et à sortir de mes petites habitudes pour parler à des gens de races différentes”, raconte pourtant Iasia Collins, une jeune Noire de 17 ans, au déjeuner organisé par Jackson 2000, association œuvrant au rapprochement des Blancs et des Noirs depuis plus de vingt ans. “J’ai envie d’aller plus loin. Des gens sont morts pour ça.” Mais d’autres, rassemblés avec elle autour des tables de la cafétéria, reprochent aux générations précédentes de ne leur avoir laissé que peu de possibilités de se rencontrer. Il n’y a pas de cinémas ni de centres commerciaux dans la ville. Le parc de skate qui attirait les Blancs et les Noirs a fermé. Les églises tendent, elles aussi, à accueillir soit des Blancs, soit des Noirs. 
Motivées par la conversation, Iasia et une jeune Blanche ont échangé leurs numéros de téléphone. “Je t’envoie un texto”, a promis une autre étudiante blanche à Iasa. Mais depuis, ni l’une ni l’autre n’ont envoyé de message. Depuis 1960, la population de la ville de Jackson est passée d’un tiers à trois quarts de Noirs. La même tendance se retrouve dans les écoles. Le lycée, qui jouit de la meilleure intégration, accueille mille trois cent cinquante élèves, dont seulement treize Blancs. Cette nouvelle tendance à la ségrégation a commencé en 1970, quand des Blancs ont retiré leurs enfants des écoles pour s’opposer à l’intégration. Anne Lovelady, une enseignante noire à la retraite, a passé l’après-midi à écouter les élèves, pensant qu’ils s’engageraient davantage s’ils comprenaient mieux le passé. Tous les documentaires, cours d’études sociales et débats sur le cinquantième anniversaire du mouvement n’ont pas suffi, selon elle, à créer un “lien affectif” entre les jeunes et le mouvement. “Nous les avons protégés, dit-elle, moi, j’ai entendu mes tantes et ma grandmère en parler. J’ai entendu l’émotion avec laquelle elles l’évoquaient. Cela m’a permis de comprendre le sacrifice que mes parents ont fait. Et je savais que, moi aussi, je devais en faire un.” 

Les Freedom Riders sont devenus des travailleurs sociaux, des développeurs de logiciels, des enseignants, des prédicateurs et des commerçants. Deux d’entre eux ont été élus au Congrès, John Lewis et Bob Filner, représentants démocrates de Géorgie et de Californie. Un des membres les plus jeunes du mouvement, Hezekiah


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­ atkins, qui vit lui aussi à Jackson, est aujourd’hui W âgé de 63 ans. Il pense la même chose qu’Anne Lovelady quand il regarde sa fille de 21 ans, Kristie. Ces dernières semaines, dans ses interviews et ses discours sur son expérience au sein des Freedom Riders, il a comparé son adolescence à la sienne. “Très souvent, elle a le sentiment qu’on lui doit quelque chose. Je lui demande toujours : ‘Qu’est-ce qu’on te doit et qui te le doit ?’ raconte-t-il. J’ai parlé à tous mes enfants des années 1960, de ce que nous avons connu. Ils me regardent comme si cela n’avait aucun rapport. Je me suis toujours dit que mon pied était sur une peau de banane et qu’un jour je pourrais glisser.” Pour Hank Thomas, qui avait 19 ans quand il a rejoint les Freedom Riders, le contraste entre son expérience et celle des jeunes d’aujourd’hui est on ne peut plus frappant. Il y a cinquante ans, le sacrifice était évident. Imposer l’intégration dans les Etats du Sud pouvait vous coûter la vie. Cela supposait d’acheter un ticket pour Jackson après avoir entendu parler du car incen-

”Ça me pousse à mieux me conduire dans la vie et à sortir de mes petites habitudes pour parler à des gens de races différentes”, raconte pourtant Iasia Collins, une jeune Noire de 17 ans, au déjeuner organisé par Jackson 2000 dié d’Anniston ainsi que des hommes et des femmes roués de coups à Birmingham et à Montgomery. “On ne savait jamais ce qui allait arriver”, explique l’ancien militant, en se remémorant l’angoisse de l’époque. Cet homme d’affaires noir vit dans la banlieue d’Atlanta. Il est propriétaire de trois restaurants franchisés McDonald’s et de trois hôtels Marriott. A l’époque où il faisait partie du premier groupe de treize Freedom Riders, lancé sans grande médiatisation par le Congrès de l’égalité raciale [The Congress of Racial Equity, ou Core, organisation créée en 1942 à Chicago, qui a joué un rôle majeur dans la lutte pour les droits civiques], ils se surnommaient eux-mêmes les “jeunes aigles”. Aujourd’hui, ce sont plutôt des “aigles chauves”, dit-il en plaisantant. 



 Martin Luther King, qui considérait ce premier voyage comme une mission impossible, avait décliné l’invitation de prendre le bus avec les étudiants. Les jeunes avaient tiré un certain orgueil d’aller là où même le leader du mouvement pour les droits civiques n’osait pas aller. Rétrospectivement, leur manifestation a eu le mérite de fournir au mouvement non-violent un modèle pour ses futures campagnes. Dernièrement, Hank Thomas s’est rendu régulièrement à Jackson pour aider à l’organisation de la grande réunion des Freedom Riders [qui s’est tenue dans la ville du 22 au 26 mai]. Il a travaillé avec Lew Zuchman, un membre noir du mouvement qui dirige aujourd’hui une importante organisation à but non lucratif pour les jeunes de New York. 

Les deux hommes ont participé à la

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rédaction de l’ordre du jour de cette réunion. Le programme comprenait un petit déjeuner à la résidence du gouverneur, une visite du pénitencier où les militants étaient incarcérés et une rencontre de jeunes visant à mobiliser la prochaine génération. Et justement, Lew Zuchman se dit très déçu du manque d’engagement des jeunes face au racisme actuel. “La situation est évidemment pire pour les jeunes Noirs. Il est choquant de voir c­ ombien d’entre eux sont en prison aujourd’hui, dit-il. Nous avons réglé quelques problèmes mineurs, mais la situation n’a pas vraiment changé.” Pourtant, pour certaines familles liées aux Freedom Riders, il semble que les choses aient bien changé. Austin Goetzman, un jeune étudiant blanc de 19 ans, a des amis des deux communautés. Les uns et les autres s’habillent de la même façon, écoutent la même musique et n’hésitent pas à avoir un ou une petite amie de l’autre communauté. Il y a cinquante ans, un parent d’Austin était inculpé pour sa participation au saccage du car transportant Hank Thomas et six autres Freedom Riders à Anniston, au moment où les Blancs en colère avaient crevé les pneus du véhicule et brisé ses vitres. Le procureur accusait Jerome Couch, le père du beau-père d’Austin Goetzman, Richard Couch, d’avoir bloqué le car saccagé alors que celui-ci tentait de quitter la ville. Les pneus étaient déjà à plat et le car cala. Quelqu’un dans la foule lança alors un tas de chiffons enflammés par une vitre. La fumée emplit le car et les passagers furent piégés à l’intérieur. Quelques minutes plus tard, l’explosion du réservoir dispersait la foule et les Freedom Riders s’en tirèrent avec des blessures légères. En 1962, après avoir promis de rompre avec le Ku Klux Klan, Jerome Couch fut condamné à un an de prison avec sursis. Selon Richard Couch, qui est juriste à Anniston mais se présente comme un libéral de San Francisco, il n’a fallu qu’une génération pour qu’un changement réel se mette en place. “Ici, vous constaterez de grandes différences entre les gens de 70 ans et ceux de 40 ans”, observe cet homme qui, depuis des années, ne parle plus à son père, aujourd’hui âgé de 75 ans. A l’entendre, des désaccords religieux opposent les deux hommes, mais les positions raciales du père sont aujourd’hui plus modérées. “Pour moi, c’est la manière la plus claire de considérer cette boîte de Petri”, dit-il à propos de la situation dans le Sud cinquante ans après le mouvement des Freedom Riders. “Il suffit d’aérer le linge sale pour qu’il se nettoie de lui-même. Le mouvement mourra si on le laisse mourir.” Jean Bavencort

Fossé générationnel Le journaliste Ellis Cose a interrogé trois générations d’anciens de la Harvard Business School et du programme de bourses Better Chance, tous africains-américains. La question posée à ces 500 personnes était la suivante : comment s’exerce la discrimination ? La réponse est résumée par le titre de son ouvrage : The End of Anger: a New Generation’s Take on Race and Rage [La fin de la colère, le point de vue d’une nouvelle génération, inédit en français]. Ainsi, parmi les contemporains de la lutte pour les droits civiques, 75 % disent avoir subi beaucoup de discrimination, contre 49 % dans la génération née après 1970. De même, 93 % des plus anciens pensent qu’un “plafond de verre” existe dans leur entreprise, contre 46 % parmi les jeunes. Pionniers Le 4 mai 1961, treize jeunes militants pacifistes noirs et blancs lancèrent le premier Freedom Ride. Ils voulaient ainsi mettre à l’épreuve la décision de la Cour suprême visant à rendre illégale la ségrégation dans les bus faisant la navette entre les Etats. Mais leur périple fut brutalement stoppé à Anniston, en Alabama, par une attaque du Ku Klux Klan. Le mouvement fut alors repris par d’autres militants. En novembre 1961, quand une loi fédérale mit fin à toute forme de ségrégation dans les bus inter-Etats, les Riders avaient été plus de quatre cents à avoir pris la route. Fossé générationnel Le journaliste Ellis Cose a interrogé trois générations d’anciens de la Harvard Business School et du programme de bourses Better Chance, tous africains-américains. La question posée à ces 500 personnes était la suivante : comment s’exerce la discrimination ? La réponse est résumée par le titre de son ouvrage : The End of Anger: a New Generation’s Take on Race and Rage [La fin de la colère, le point de vue d’une nouvelle génération, inédit en français]. Ainsi, parmi les contemporains de la lutte pour les droits civiques, 75 % disent avoir subi beaucoup de discrimination, contre 49 % dans la génération née après 1970. De même, 93 % des plus anciens pensent qu’un “plafond de verre” existe dans leur entreprise, contre 46 % parmi les jeunes. Ségrégation La mixité recule dans les écoles américaines. C’est le constat fait en 2009 par un groupe de recherche de l’UCLA (université de Californie à Los Angeles). Selon le dossier du Civil Rights Project, en 2008, 39 % des élèves noirs et 40 % des élèves hispaniques étaient scolarisés dans des établissements avec très peu de mixité raciale. Le rapport accuse notamment une décision de la Cour suprême prise en juillet 2007 d’avoir accentué le phénomène. Elle a rejeté plusieurs plans de déségrégation volontaire, des cartes scolaires qui répartissaient les élèves afin de favoriser la mixité raciale. La réponse est résumée par le titre de son ouvrage : The End of Anger: a New Generation’s Take on Race and Rage.


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