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ASPERGES

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Henry de Hem (Henri Montaut, dit), « Comment elles mangent les asperges », La Vie parisienne, 7 juin 1879. Paris, Bibliothèque nationale de France

Si l’on en croit les observateurs du XIXe siècle, les prostituées, en plus d’être naturellement sujettes à la luxure et à la paresse, seraient douées d’un appétit vorace. Leur embonpoint caractéristique témoignerait de leur insolente bonne santé. Cette gourmandise est reliée à une supposée animalité : amatrices de bonne chère, les filles

sont incapables de contrôler leurs instincts, qu’ils soient alimentaires ou sexuels. Gastronomie et érotisme font donc bon ménage dans l’imaginaire du XIXe siècle. Dans certains restaurants huppés des boulevards parisiens autorisés à ouvrir jusqu’à une heure tardive se développe la mode du souper pris après le théâtre ou le bal. Certains clients, désireux de mettre en avant leur aisance sociale, s’y affichent aux côtés de demi-mondaines en vogue. D’autres font le choix de se retirer en galante compagnie dans un cabinet particulier, espace clos et privé où se mêlent plaisirs de la table et de la chair. À ces pratiques correspond l’émergence d’une catégorie de prostituées, les « soupeuses », qui fréquentent uniquement les restaurants de nuit. Généralement de mèche avec les restaurateurs, elles cherchent

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ASPERGES

ASPERGES


« Vous en empiffrez-vous de ces asperges ! Vrai, vous en avez un estomac ! Ça n’vous dégoûte pas d’en avaler tant que ça ? — Oh ! là là, s’esclaffait Totote, secouée par une idée drôle, si les asperges nous dégoûtaient, qu’est-ce que nous ferions chez vous, patron ? » (Jean Lorrain, La Maison Philibert, 1904).

Albert Guillaume, Le Vieux Marcheur, détail, pour Gil Blas, 1er novembre 1891. Paris, bibliothèque du musée d’Orsay

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à se faire offrir à dîner par des clients qui paient le repas très cher en plus de leurs faveurs. Si les repas galants sont fréquemment représentés dans l’illustration, les artistes exploitent volontiers le potentiel érotico-comique de certains aliments. Les pommes et les poires offertes sur un plateau se substituent aux seins des femmes, tandis qu’est suggéré le caractère phallique des bananes ou des asperges. Le mode de consommation de ces dernières se prête particulièrement à des sous-entendus sexuels à peine détournés :


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à leurs côtés, à l’exception notable d’Olympia. Caricaturé à tel point que Manet demeura « le peintre du chat noir », ce détail du tableau fut jugé particulièrement inconvenant, probablement parce qu’il désigne, en terme argotique, le sexe de la femme, ainsi qu’en atteste la définition de Delvau dans son Dictionnaire érotique moderne (1864) :

CHAT

« CHAT. Nom que les femmes donnent à la divine cicatrice qu’elles ont au bas du ventre – à cause de son épaisse fourrure, et aussi parfois à cause des griffes avec lesquelles elle déchire la pine des honnêtes gens qui s’y frottent. »

Cham, caricature du tableau Olympia d’Édouard Manet, Le Charivari, 14 mai 1865. Paris, Bibliothèque nationale de France

Le chat se caractérise par son tempérament sauvage : associé aux prostituées, il fait écho à leur solitude et à leur indépendance. Toutefois, il est rarement représenté

Animal mystérieux, infidèle et souvent lié à la sorcellerie, le chat noir incarne d’une certaine manière le pouvoir de séduction des femmes qui met à mal la domination masculine.

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André Derain, D’un lit dans l’autre, 1902. Paris, Bibliothèque nationale de France

« La prostitution ! D’ordinaire, à Paris, c’est la montée au hasard, par une ivresse, d’un escalier bâillant dans la nuit » (Edmond de Goncourt, La Fille Élisa, 1877).

Que ce soit au domicile d’une courti­ sane, dans une maison close ou dans un hôtel garni, la montée des escaliers est l’incontournable prélude à l’accès à la chambre abritant des relations tarifées. Dans les maisons de tolérance, les femmes distinguent « les clients qui montent », considérés comme des « michés sérieux », des « flanelles » qui se « contentent de peloter et de payer un petit verre » aux filles assises dans les salons (Léo Taxil, La Prostitution contemporaine, 1884). Maupassant décrit dans le même ordre d’idées la séparation des espaces de la Maison Tellier dont l’étage supérieur est réservé à une « sorte d’aristocratie »,

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ESCALIER

ESCALIER


René Georges Hermann-Paul, Les Grands Spectacles de la nature, détail, vers 1900. Estampe, 41,5 × 30,4 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France

Théophile Alexandre Steinlen, Ombres parisiennes, détail, pour Gil Blas, 3 septembre 1893. Paris, bibliothèque du musée d’Orsay


VITRINE

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Albert Besnard, La Prostitution, 1886-1887. Eau-forte et pointe sèche, 44,5 × 31,7 cm. Amsterdam, Van Gogh Museum

La ville moderne offre des tentations multiples pour les femmes de condition modeste. Nombreuses sont les images mettant en scène une double convoitise devant les vitrines des magasins de mode ou de bijoux : celle des jeunes filles dont les yeux brillent devant des objets dispendieux qu’elles ne peuvent s’offrir, et celle des hommes qui les observent, tels des prédateurs sortis de l’ombre à la nuit tombante. De cette manière, les ouvrières peuvent ajouter « un supplément de cinq francs à une journée de soixante-quinze centimes » (Léo Taxil, La Prostitution contemporaine, 1884). Derrière les vitrines se cachent parfois de « coquettes boutiques de ganterie, de parfumerie, de maroquinerie, de lingerie, d’éventails, de papeterie et même de librairie », marchandises qui servent de prétexte

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VITRINE


James Tissot, La Demoiselle de magasin, détail, 1883-1885. Huile sur toile, 146,1 × 101,6 cm. Toronto, collection Art Gallery of Ontario

Théophile Alexandre Steinlen, Frisson nouveau, détail, pour Gil Blas, 29 juin 1900. Paris, bibliothèque du musée d’Orsay


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