LES ENTRAÎNEURS
Clive Woodward, ici aux côtés de Bill Beaumont : le titre de 2003 lui revient de droit.
Il est assez piquant de se souvenir, à l’heure du rugby spectacle, du rugby business, des entraîneurs en costume le long des gradins – et il faut les voir, un œil sur la caméra qui ne les quitte désormais plus, un autre sur le terrain, crêtés, tendus, cabotins, prodiguer des conseils que personne n’écoute, que personne n’entend, avec cette part de solennité qui laisse croire que le sort du match dépend de la profondeur du message qu’ils ont à délivrer – que le rugby se joua longtemps sans entraîneur. Et pour cause ! Les équipes ne s’entraînaient pas, ou à la marge, et le rôle de leader, de rassembleur, était dévolu au capitaine. Il faut se rappeler que l’International Rugby Board (IRB) interdisait tout rassemblement aux équipes nationales jusque dans les années soixante, de sorte que les joueurs se retrouvaient la veille ou l’avant-veille des matchs, échafaudaient sur un bout de papier ou un coin de terrain deux ou trois « tactiques » pour le lendemain et les choses en restaient là.
John Dawes, le « penseur » du jeu gallois des années soixante-dix.
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L’HISTOIRE
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Dans aucun autre sport l’arbitre ne tient un rôle à ce point essentiel.
L’ARBITRE, CE JOUEUR Aucun sport ne me semble plus difficile à arbitrer que le rugby. Dans la jungle des rucks,
des mêlées, dans le fouillis des touches, dans le jeu de ligne où désormais les passages à vide se font toujours plus nombreux, les fautes abondent. Un centimètre de trop, un genou au sol, une main indélicate qui induit, savamment ou non, volontairement ou non, la chute d’un joueur en l’air et c’est pénalité garantie ! Les joueurs le savent, qui ne peuvent pas toujours faire front. Mais les arbitres ? Comment faire la part du feu sur une mêlée qui s’écroule, une passe à hauteur (est-elle en avant ?) un maul indistinct ? Siffler ? Tout siffler, au risque de se tromper ? Laisser courir ? Interpréter la faute possible, comme on le dit du jeu, d’un choix tactique ? Et encore ! Ne dit-on rien des règles, savantes, changeantes, interprétables à loisir ! Sinon de ce joueur dont le passage dans le champ du jeu masque la vue du referee. S’en sortir quand même ! S’en sortir malgré les temps de jeu de plus en plus longs, les courses de plus en plus rapides, les stratégies mouvantes. Quelle galère, l’arbitrage ! Il faut un fond de masochisme pour accepter tout cela : les entraîneurs qui pestent, le public qui vitupère, les journalistes qui se gaussent, les dirigeants qui protestent, multiplient les pressions de toutes sortes ! Bien sûr les choses se sont améliorées. Mieux protégés, les arbitres ne subissent plus comme jadis et naguère, le poids souvent trop lourd d’une assistance versatile, acariâtre, entièrement acquise à la cause de son équipe. La vidéo est également venue à leur secours pour validation des essais, des tirs au but, des drops même. Ce n’est plus un, mais trois arbitres qui désormais sévissent sur le front des grands matchs, une place plus grande ayant été accordée aux juges de touche. Bien sûr, les oukases non dits, non avérés, des patrons des arbitres eux-mêmes sur les leurs, visant à favoriser une équipe contre l’autre – procédé qui fut monnaie courante durant des décennies – semblent moins pressants. Mais quand même ! Quelle galère, disje ! Quelle difficulté que de diriger un match de rugby.
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ÉTHIQUE, PHILOSOPHIE, MANIÈRE D’ÊTRE
Et pourtant ! Par un étrange paradoxe, quel plaisir aussi ! Au rugby plus qu’ailleurs, l’arbitre est un joueur. De son comportement dépend parfois la portée d’une rencontre, sa cohérence, sa stratégie, sa beauté, son issue. Parce que le jeu est complexe, les règles innombrables, l’interprétation d’un arbitre est toujours tolérée et lui confère, de fait, un rôle éminent. Est-il porté sur le jeu de grand vent et de course, se veut-il de la sorte assez laxiste sur les sorties de balles dans les rucks, ou se montre-til, au contraire, d’une impitoyable austérité ? Son rôle devient si important, son privilège si exorbitant, que les entraîneurs d’aujourd’hui étudient le comportement des referees avec la même attention qu’ils mettent à observer le jeu de leur adversaire. Un arbitre est-il suspecté par un entraîneur d’être tatillon sur les fautes au sol, sourcilleux sur les mêlées, peu regardant sur les rucks ? Aussitôt son équipe s’adapte. Mais quel chemin parcouru en un peu plus d’un siècle. Il n’est pas inutile de rappeler que le premier match international à avoir été arbitré le fut le 27 mars 1871, à l’occasion d’un Angleterre-Écosse, mais à la condition expresse que les décisions du referee, ce jour-là, pour être acceptées, aient l’assentiment des deux capitaines. C’est qu’à l’origine, bien sûr, les capitaines en personne tenaient lieu d’arbitres et orchestraient le jeu à leur guise. Ce n’est, de fait, qu’en 1874, que la Rugby Union admettra, devant les doléances multiples de l’ensemble des équipes, la nécessité de recourir à des arbitres lors de chaque rencontre. Mais il fallut attendre quatre ans de plus pour que l’autorité de ceux-ci soit manifeste. On mit alors à leur disposition une série de pénalités à même de leur permettre de mieux choisir et d’imposer leur loi. Il fut également admis qu’un arbitre pouvait à loisir sortir un joueur coupable à ses yeux de jeu dur, et même établir un rapport vers la RFU (Rugby Football Union), si celui-ci, comme il était coutume, refusait de quitter le stade. Cela me renvoie à une anecdote croustillante qui voulut, bien des années plus tard, qu’un arbitre, menaçant d’expulser un joueur lors d’un derby aquitain, s’exposa à cette saillie du joueur en question : « M’expulser ? M’expulser ? Mais il est à moi, Monsieur, le terrain… » Ce qui est illustration un peu cocasse de la difficulté du rôle.
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À l’automne 1905, arriva en Europe la première formation représentative des « coloniaux » en passe d’affronter sur ses terres les nations britanniques. Elle y fit fureur.
On y célébra la dextérité, la vitesse et l’engagement physique de ces joueurs des îles lointaines. Aussitôt, on les affubla d’un sobriquet : les All Blacks ! On prête ici à un journaliste, John Buttery, du Daily Mail, une erreur de prononciation lors de l’envoi de sa copie aux sténos de son journal, de sorte que l’expression « They are all backs » (« ce sont tous des arrières ») aurait été traduite par « They are all blacks » (« ils sont tous noirs »). Quel crédit accorder à cette anecdote ? Il est impossible de le savoir, et la confusion est d’ailleurs permise dès lors que les Néo-Zélandais, à l’initiative de l’un de leurs Maoris, Tom Ellison, adoptèrent en toutes occasions une tenue noire, maillot, short et chaussettes comprises, que rompait seulement la fougère argentée brodée sur leur maillot à hauteur de poitrine. Les « néo-Blacks » remportèrent, au grand dam des Britanniques, leur premier match par 55 à 4 et n’en finirent plus d’impressionner, de Limerick à Cardiff et de Glasgow
La naissance des All Blacks Maillot des premiers All Blacks de l’histoire, porté lors de la tournée européenne de 1905-1906. (Londres, RFU Museum)
Graham Mourie, capitaine légendaire des All Blacks de Nouvelle-Zélande.
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LES GRANDES NATIONS
à Londres. Pour les voir, on fermait les commerces, on suspendait les sessions des tribunaux et l’on ne comptait pas moins de vingt-quatre mille supporters à Leeds, quarante mille à Cardiff et presque autant à Édimbourg. Moyennant quoi, la RFU (Rugby Football Union), très généreuse, accepta d’accorder trois shillings quotidiens à ces coloniaux, afin qu’ils puissent se payer royalement une pinte de bière ou un paquet de cigarettes… La litanie des victoires est là encore emblématique de la suprématie légendaire des All Blacks à travers l’histoire. Leurs succès furent sans appel, qui ne laissèrent pas d’interroger sur la force de ces joueurs que l’on aurait dits habités par ce jeu. On compta un 63 à 0 contre la sélection de Hartlepool, un 40 à 0 contre celle du Yorkshire. Un peu de jalousie aidant, on remit aussitôt en cause la probité de leur capitaine, un certain Dave Gallaher, qui mourut quelques années plus tard sur le front de la Première Guerre mondiale. Jouant comme un troisième ligne détaché, il introduisait la balle en mêlée et demeurait à hauteur de ses piliers. Cette nouveauté tactique déconcerta les Britanniques, qui virent là une obstruction caractérisée, quand le capitaine des « Kiwis » ne faisait jamais, comme un certain Richie McCaw beaucoup plus tard, que s’adapter au règlement. Ces premiers All Blacks de l’histoire ne connurent qu’une défaite entachée d’une polémique retentissante, après que l’on a refusé un essai semble-t-il valable à leur ailier Deans. C’était à Cardiff et les Néo-Zélandais de l’heure présente s’en souviennent encore…
LA NOUVELLE-ZÉLANDE
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Affiche anti-apartheid contre la tournée des Springboks.
Racisme et rugby Très vite pourtant le rugby devint la chasse gardée des fermiers afrikaners. Être Springbok dans ces conditions relevait d’un statut enviable, qui projetait chaque joueur au rang de divinité locale. Le rugby, il est vrai, était déjà considéré comme une religion dans ce pays aux paysages sublimes, mais aux conditions de vie difficiles, austères au plus grand nombre, de sorte que le public en quête de divertissement se pressait vers les portes des stades de longues heures avant le début des rencontres pour être certain de pouvoir y assister… Les Springboks, cela dit, commençaient à faire valoir dès le début des années vingt des qualités athlétiques qui les projetaient parmi les meilleures nations au monde. On ne sera pas surpris d’apprendre que leur jeu basé sur l’engagement physique, jugé monotone et ennuyeux par la presse anglo-saxonne, était de nature à refroidir les enthousiasmes adverses. On y sanctifiait les plaquages ravageurs, les charges d’aurochs, les packs puissants, dévastateurs, agressifs, qui donnaient aux autochtones une image flatteuse de force et d’invulnérabilité. « Chaque succès sportif de l’Afrique du Sud est un coup porté à nos adversaires sportifs et à nos ennemis politiques », lisaiton, quelques années plus tard, dans un éditorial sans ambiguïté du Volksblad de Bloemfontein. L’équivoque n’était pas permise. Tout cela venait naturellement après la victoire des nationalistes de Daniël Malan aux élections de mai 1948, laquelle avait précipité la mise en place d’une politique de ségrégation, dite d’apartheid,
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LES GRANDES NATIONS
Nelson Mandela et les Boks de 1995. Quand l’histoire se confond avec la vie sportive.
qui prévoyait que les Noirs ne se mélangent jamais aux Blancs sous peine de sanctions radicales. Tout cela nous confortait aussi dans l’idée que le rugby sud-africain s’identifiait alors pleinement à l’histoire politique et sociologique de son pays. Dans ces conditions, la tournée du XV de France de 1958 fit l’effet d’une gifle mémorable infligée à l’orgueil des Boks. Que la bande de Mias ait pu venir à bout de cette redoutable équipe relevait du sacrilège. Comme la tournée des Lions britanniques en 1974 équivaudra pareillement à un camouflet solennel. Aucun pays sans doute – exception faite de la NouvelleZélande, mais pour d’autres raisons – ne s’était à ce point identifié à son équipe nationale. On mesure du reste l’influence du politique dans le jeu de rugby au fait que de 1960 à 1972, tous les capitaines des Springboks aient appartenu à la société secrète nationaliste, l’Afrikaner Broederbond. Ce fut vrai de Claassen, comme de Malan, Smith, De Villiers et Marais. Le rugby étant devenu l’exutoire naturel de la communauté afrikaner. Hélas, on ne le voit que trop, les Springboks participaient, pardelà l’exercice de leur sport, à la manière de penser et d’être d’une civilisation fermée sur ses secrets et ses ignominies, où perçait le racisme le plus détestable. La situation s’améliora sensiblement en 1976, lorsque Danie Craven permit aux joueurs de couleur d’accéder à l’équipe nationale. Errol Tobias en fut le joueur emblématique. Mais ce geste symbolique ne pouvait masquer l’étendue des dégâts, et l’utilisation politique du ballon ovale allait connaître ses limites avec le boycott des nations étrangères pour cause d’apartheid à la fin des seventies. Cela sonnait la fin d’un cycle, sinon d’une civilisation. Et si les Boks devaient retrouver la scène internationale en 1992, plus rien désormais ne serait comme avant. L’AFRIQUE DU SUD
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Je tiens pour anecdotiques les critiques émises à l’endroit de cet immense joueur,
RICHIE MCCAW NAISSANCE : 31 décembre à Oamaru (Nouvelle-Zélande) TAILLE : 1,87 m POIDS : 106 kg POSTE : troisième ligne aile CLUB : Canterbury Crusaders. PALMARÈS EN CLUB : champion des provinces de Nouvelle-Zélande en 2001, 2004, 2008, 2009 et 2010. Finaliste du Super 12 en 2003 et 2004.
soupçonné d’en faire à sa guise avec les règles et de peser sur les arbitres du poids considérable de sa personnalité, jusqu’à obtenir une clémence qui serait refusée à d’autres… Quand bien même la chose serait avérée, elle entre pour une bonne part dans l’admiration qu’il est permis d’avoir pour ce joueur mythique qui, en une décennie, aura glané un palmarès incomparable, avec un titre de champion du monde, sept titres dans le Tri-Nations, cinq dans le championnat national néo-zélandais et cinq autres, pour faire bonne mesure, dans le Super 12, devenu Super 14 puis Super 15, avec son équipe des Crusaders. Si l’on ajoute à cela le fait qu’il est le joueur le mieux payé de Nouvelle-Zélande et qu’il a obtenu à deux reprises le titre de meilleur joueur du monde de la part du Board et un
PALMARÈS EN ÉQUIPE NATIONALE :
103 sélections en équipe de Nouvelle-Zélande. Champion du monde en 2011. Demi-finaliste en 2003. Vainqueur de 7 tournois des Tri-Nations en 2002, 2003, 2005, 2006, 2007, 2008 et 2010 dont trois grands chelems.
Richie McCaw Immense joueur Oscar Monde de la part de Midi olympique, on mesure d’ici l’importance du bonhomme sur l’échiquier de ce jeu. Mais cela n’est rien au regard de la dimension du joueur qui, à sa manière, aura réinventé le poste de troisième ligne aile en ajoutant à ses qualités de plaqueur infatigable un art consommé de la récupération des ballons sur les rucks (fait-on mieux, quelque part dans le monde ?) et une activité inlassable en attaque, où sa vitesse de course, son anticipation aiguë des actions, son sens du placement et sa technique individuelle font véritablement merveille. J’ajouterai à cette panoplie une autre vertu qui, à mes yeux, n’a rien d’accessoire : sa beauté la balle en mains. Voilà un joueur qui allie magnifiquement l’efficacité à une plastique que seuls Daniel Carter et Juan Martín Hernández, en 2012, sont en mesure de lui disputer. « Il est beau ce mec ! », me confirmait à son propos André Boniface, qui en a vu passer quelques-uns en soixante ans de rugby…
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LES GRANDS JOUEURS
Plaqueur, dévoreur d’espaces, récupérateur des ballons les plus chauds, capitaine exemplaire : Richie McCaw, icône du rugby !
Il partage en effet avec David Kirk, le privilège considérable d’avoir été le capitaine d’une équipe des All Blacks championne du monde. Mais cet amateur d’aviation, pilote à ses heures, ce sportif accompli, brillant golfeur, porte sur le jeu et les choses ce regard seigneurial qu’on lui voit sur les terrains. Alors « tricheur », McCaw ? Quelle idiotie ! Et quel manque de respect pour un homme qui, s’il n’a pas terminé sa carrière à l’heure où j’écris ces lignes, aura marqué son temps comme peu de joueurs avant lui. En Nouvelle-Zélande, on l’aura comparé, ce qui n’est pas faux, à quelques autres « monstres » du poste, de George Nepia à Ian Kirkpatrick, en passant par Michael Jones. Les a-t-il surpassés ? La question aussi est stupide, tant il est vrai qu’on ne saurait comparer les époques sans trop de ridicule. Qu’il me soit seulement permis alors de lui témoigner ici la véritable vénération que quelques vrais amateurs de rugby, en France comme ailleurs, savent lui porter…
LES LEADERS
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