sous la direction de Helen Persson
LUXE, CUI& R VOLUPTÉ
HISTOIRE DE LA CHAUSSURE Flammarion
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Cet ouvrage est publié à l’occasion de l’exposition « Shoes : Pleasure & Pain », au Victoria Albert Museum, à Londres, en 2015.
Édition originale publiée en anglais Édition française par V & A Publishing, 2015, Victoria Directrice éditoriale Albert Museum, South Kensington, Sophie Laporte London SW7 2RL. Gestionnaire administrative Distribué aux États-Unis et au Delphine Montagne Canada par Abrams. Coordination éditoriale © Victoria Albert Museum, Colette Taylor-Jones, assistée de Londres. Tania Rajaonarivelo Le droit moral des auteurs est garanti.
Suivi éditorial Julien Vandenbroucque
Conception graphique : Pony Ltd, London
Traduction Stéphanie Alkofer
Photogravure : DL Imaging
Relecture Anne-Claire Juramie
Nouvelle campagne photographique V & A menée par Jaron James, Adaptation française V & A Photographic Studio Thierry Renard Tous les efforts ont été faits pour obtenir la permission de reproduire les images dont les droits d’auteur ne sont pas du ressort du V & A et nous sommes reconnaissants aux individus et aux institutions qui nous ont aidés dans cette recherche. Toute omission est bien entendu involontaire – si toutefois une erreur était remarquée, nous vous prions de bien vouloir vous adresser à V & A Publishing.
© Flammarion, Paris, 2015 ISBN : 9782081367821 Numéro d’édition : L.01EBUN000527 Dépôt légal : octobre 2015 Achevé d’imprimer en juillet 2015 en Chine. editions.flammarion.com Tous droits réservés. Aucune partie de ce livre ne pourra être reproduite ni diffusée sous aucune forme ni par aucun moyen électronique ou mécanique, y compris la photocopie, l’enregistrement ou tout autre système de stockage ou d’extraction d’information, sans l’autorisation préalable de l’éditeur.
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Hilary Davidson
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Cally Blackman
Helen Persson
Les talons d’Achille de Marie-Antoinette
Quelques études de cas de créateurs
Kimberly Chrisman-Campbell
POUVOIR ET SEDUCTION 7
Préface Jean-Pierre Renaudin
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Des chaussures nommées désir Helen Persson
Les souliers magiques des contes de fées
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Les chaussures d’or des maharajas Divia Patel
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Séduction et pouvoir de la hauteur Elizabeth Semmelhack
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Statut social et pouvoir au hammam Rowan Bain
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Un fétiche très à la mode Cassie Davies-Strodder
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Mode et fétichisme : les chaussons de danse Valerie Steele
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Il faut souffrir pour être belle
Flammarion
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Rowan Bain
ART ET INNOVATION
OBSESSION
Vers une production Une nouvelle star : de masse le créateur Giorgio Riello de chaussures L’art de la chaussure
90
Naomi Braithwaite
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Le cordonnier et le céramiste Sonia Solicari
100
Futurs extrêmes Jana Scholze
110
Du plastique à gogo Joanne Hackett
124
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Les « souliers de lotus » pour pieds bandés Helen Persson
128
Des hommes en talons : du pouvoir à la perversité Christopher Breward
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Les composants d’une chaussure
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Glossaire
162
Notes
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Bibliographie
170
Index
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Les auteurs
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Remerciements
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Crédits photographiques
Les étranges chaussures du Moyen Âge
Kirstin Kennedy
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Le cabinet du collectionneur de chaussures Karin M. Ekström
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Cliché radiographique de bottes de style fétichiste conçues par Joseph Box Ltd (actif entre 1868 et 1923) Angleterre, années 1890 V & A, inv. T.72:1+2—2014
PRÉFACE
JEAN-PIERRE RENAUDIN Président de la Fédération française de la chaussure — Président de la Confédération européenne de la chaussure
Depuis les temps les plus anciens, la chaussure a toujours occupé une place particulière dans l’imaginaire des hommes. L’une de ses premières manifestations, sous forme d’un vase funéraire en terre cuite, date de trois mille ans avant Jésus-Christ. Tel un sceptre, la chaussure était l’un des attributs de la puissance et du règne : le dieu y mettait un pied et assurait ainsi la protection du défunt. De la bottine ailée ou plus exactement des pieds ailés de Mercure dans la mythologie grecque aux bottes du Chat botté ou encore celles du Petit Poucet, elle a toujours été dotée de pouvoirs exceptionnels, permettant à l’homme d’échapper, le temps d’un rêve, à sa simple condition de bipède. La femme d’ailleurs n’est pas en reste. Depuis les contes chinois de la dynastie Tang, il y a plus de mille ans, où déjà un prince cherchait éperdument l’âme sœur en faisant essayer en vain à toutes les jeunes filles de son royaume un soulier d’or, aux contes de Perrault où Cendrillon nous a tous un jour émerveillés, la chaussure a toujours été associée à la beauté de la femme et à sa grandeur d’âme. Il n’est pas nécessaire de forcer le trait pour nous convaincre à travers ce court rappel que l’image de la chaussure dépasse largement le cadre de son usage et se trouve quelque part au croisement du mythe, de la beauté et du phantasme. D’ailleurs, qui de nous n’a pas éprouvé quelques frissons devant le galbe d’une forme, le toucher d’une matière, la fragrance du cuir ou tout simplement le crissement du papier de soie d’une boîte que l’on ouvre. Au-delà de sa fonction première qu’elle assume depuis que l’homme a pris conscience que sa liberté de mouvement en dépendait, la chaussure, au fil du temps, a répondu à des attentes, d’ordre social, artistique ou culturel, lui conférant une image multiple. Jusqu’à la fin du Moyen Âge, la chaussure n’était conçue que pour faciliter la marche. Si les sandales à lanières constituaient l’essentiel de sa représentation chez les Grecs et les Romains, la chaussure est restée ensuite pendant longtemps en quelque sorte un « sous-vêtement », puisque recouverte par la robe ou le manteau, masquant cet appendice à connotation sensuelle, qu’elle devait dissimuler tout en le protégeant.
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Aussi fallut-il attendre une évolution du style vestimentaire, la conception du vêtement permettant alors de découvrir la cheville, pour repenser autrement cet objet en différenciant esthétiquement la chaussure de l’homme de celle de la femme. Cette « révolution » a permis de libérer le pouvoir imaginatif des bottiers dont le savoir-faire, d’une grande complexité, a su satisfaire les caprices d’une création sans borne. Au demeurant, les puissants de ce monde ne s’y étaient pas trompés, accordant des titres et des attentions particulières aux bottiers officiels des cours d’Europe et d’ailleurs. Le domaine d’utilisation de la chaussure est des plus vastes et les 25 milliards de paires fabriquées par an dans le monde répondent non seulement à des usages divers mais également à des conceptions de plus en plus élaborées. Qu’elle soit technique, sportive, détente, etc., elle doit répondre à des critères bien spécifiques par l’emploi de matériaux de grande technicité. Si la créativité est le moteur de la mode, les innovations techniques et technologiques sont des stimulants d’une adaptation de plus en plus spécifique. Le soulier est sans doute l’un des objets les plus complexes à concevoir ; si d’évidence il doit répondre en premier lieu à des critères de protection et de confort, s’adaptant à un environnement climatique changeant et à un support plus ou moins agressif, il n’en demeure pas moins un objet esthétique, acquis par envie et porté par plaisir. Les critères d’esthétisme, d’envie, de plaisir ne sont que les composantes de la mode, notion impalpable, éphémère, portée par l’écume de l’instant que seuls quelques initiés sont en mesure de capter et de traduire à leur façon par leur création. La mode, humeur du moment, émanation contradictoire du collectif et de l’affirmation de soi est le graal du styliste et le champ de son imaginaire. Le styliste ne fait pas la mode, il inscrit simplement sa démarche dans ce mouvement venu de partout et de nulle part, pour créer un produit unique, empreinte de sa personnalité. La chaussure, longtemps parent pauvre de l’habillement, est devenue non pas l’accessoire, mais l’essentiel. Elle est en quelque sorte la signature de la silhouette.
Trois éléments prédominent dans la conception d’une chaussure : la forme, le talon, la tige. La forme, que l’on peut définir par le « volume » de la chaussure, est l’élément le plus difficile à capter, à concevoir. Elle donne le ton à la création – rien de rationnel dans sa conception, tout est dans la sensibilité de la femme ou de l’homme qui la conçoit. C’est la magie du créatif et toute l’élégance de l’objet conçu. Le talon est un « parti pris » puisqu’il détermine le type de chaussure fabriqué. Chez la femme tout particulièrement, il donnera toute l’élégance et l’harmonie des lignes, la noblesse du porté et la majesté de la démarche. La tige enfin, le dessus de la chaussure, sera le support d’une création sans limites, où le choix des matériaux, le jeu des couleurs, l’originalité des attaches, viendront compléter cette alchimie de la création. Il serait tentant à travers la lecture de ce livre d’attribuer le qualificatif d’« artistes » aux grands créateurs qui ont jalonné l’histoire de la chaussure, qu’ils soient français, anglais, italiens ou autres. S’il existe une parenté incontestable entre l’artiste plasticien et le styliste de mode, une différence de fond subsiste. L’artiste inscrit sa création dans une démarche personnelle et projective l’enfermant le plus souvent dans l’abîme de sa solitude d’où naîtra, à travers son œuvre, sa propre vision du monde y associant parfois son angoisse et toujours ses questionnements. La démarche du styliste est tout autre, son pouvoir créatif est sollicité en permanence non pas pour anticiper le monde mais pour être le monde. Sa création n’a de sens que si elle s’inscrit dans le présent ; il est prisonnier de l’éphémère, c’est-à-dire de la mode dont il nous propose son propre décryptage. Mais laissons là ce débat, et admirons à travers cet ouvrage ce que les artisans d’art connus et inconnus nous ont légué à travers le temps et les cultures auxquels ils appartenaient.
Marla Marchant (née en 1984) Style 4. Dic, de la collection « Woven High Heels », 2012 Conception assistée par ordinateur
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DES CHAUSSURES NOMMEES DESIR 10
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Helen Persson
Q
ue tes pieds sont beaux dans ta chaussure… » Cantique des cantiques, 7, 1
Belles et sculpturales, les chaussures sont l’un des éléments les plus significatifs du costume : elles révèlent avec force le sexe, la classe, le statut, l’identité, les goûts et même les préférences sexuelles de celui qui les porte1. Ce sont à la fois des biens de consommation et des créations esthétiques. Leur utilité pratique n’est pas forcément avérée : au cours des siècles, et dans toutes les cultures, hommes et femmes ont exprimé leurs privilèges sociaux à travers des chaussures, que leur style, matériaux et ornements rendaient impropres à toute activité physique, ou même seulement à la marche. Aujourd’hui, les spécialistes de l’histoire culturelle s’accordent à reconnaître la valeur des chaussures comme marqueur social. L’ouvrage de 2006, Shoes : A History from Sandals to Sneakers, dirigé par Giorgio Riello (voir p. 79-87) et Peter McNeil, fait figure de pionnier, puisque l’analyse des chaussures sert de point de départ à l’exploration d’enjeux culturels plus larges dans divers pays du monde2. En 2001 était paru Footnotes : On Shoes, dirigé par Shari Benstock et Suzanne Ferriss, ouvrage novateur par son approche interdisciplinaire du sujet3. Le thème principal de notre livre est le rapport entre chaussures et désir, dans le monde et à travers l’histoire. Les chapitres qui suivent sont divisés en trois sections : « Pouvoir et séduction » se penche
sur les connotations subliminales attachées aux chaussures ; « Art et innovation » examine les qualités créatives et le savoir-faire artisanal indispensables à leur réalisation, ainsi que le rôle de la production et de la consommation de masse ; enfin, « Obsession » s’intéresse plus particulièrement aux passionnés et aux collectionneurs de chaussures. Cela fait 200 000 ans que les hommes cherchent à améliorer leurs conditions de vie, en rendant les objets du quotidien plus faciles d’utilisation et plus pratiques. En certains objets cependant se manifeste une tension permanente entre le pratique et le symbolique. L’aspect symbolique domine, semble-t-il, en ce qui concerne les chaussures (ill. 3). Ce livre explore ce conflit, en étudiant les raisons pour lesquelles les chaussures – originellement
conçues pour faciliter nos déplacements – ont acquis une telle importance esthétique et symbolique. PRESTIGE ET IDENTITÉ « Rien au monde ne vaut des chaussures rouges. » Hans Christian Andersen, « Les Souliers rouges », 1845 4
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Sophia Webster (née en 1986) Croquis de la sandale Riri Encre colorée et crayon sur papier, 29,7 × 21 cm Londres, 2014
Les connotations attachées aux chaussures s’ancrent dans notre esprit dès l’enfance. Les contes du monde entier parlent de chaussures aux propriétés magiques (voir Davidson, p. 2435) – des « Souliers rouges » de Hans Christian Andersen aux souliers de rubis du Magicien d’Oz (1939) – et au rang des mythes modernes figure le personnage du créateur de chaussures, doté du pouvoir magique de transformer la vie des gens grâce à ses réalisations (voir Blackman, p. 114-123). Mais la plus répandue et peut-être la plus ancienne des histoires qui traitent de chaussures est sans doute celle de Cendrillon, qui raconte l’ascension d’une belle et bonne jeune fille à un rang social plus élevé5. Dès l’époque de l’Égypte pharaonique, de la Corée aux peuples indigènes des Amériques, les petites filles (et les petits garçons) sont initiées au pouvoir des chaussures, celui de transformer non seulement les apparences mais aussi toute l’existence. Au cours de l’histoire, les chaussures ont souvent représenté l’un des privilèges des classes aisées. Dénuées de fonction pratique, elles sont devenues des accessoires dans des mises en scène publiques où la personne pouvait se transformer en roi ou en prêtre. Jusqu’au xxe siècle, les classes sociales défavorisées ne portaient de chaussures qu’à des occasions spéciales. Dans l’Égypte, la Grèce et la Rome antiques, les chaussures étaient une des prérogatives de la classe dominante : les esclaves n’avaient pas le droit de porter des sandales comme leur maître. Les chaussures constituaient des symboles de domination, des chaussures à talons rouges que portaient les hommes à la cour de Louis XIV (voir Breward, p. 128-139) aux bottes noires à plates-formes des fonctionnaires de l’empereur de Chine, jusqu’aux mocassins richement brodés des chefs Iroquois. La semelle intérieure d’une sandale de papyrus
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datant de la fin de l’Égypte pharaonique ou du début de l’Égypte romaine, exposée au Victoria & Albert Museum de Londres (voir ill. 27), est couverte d’or presque pur et devait certainement proclamer avec force le prestige de son propriétaire6. Notons aussi la forme de cette sandale, qui n’a aucun rapport avec l’aspect physique d’un pied humain. Les contours sont étroits et symétriques, créant une forme idéalisée. Les chaussures sont l’exemple le plus constant, dans toutes les catégories socio-économiques, d’un accessoire de mode qui ignore l’anatomie réelle de l’homme, jusqu’à déformer les pieds7. Aujourd’hui, même les chaussures qui se prétendent ergonomiques ont souvent des bouts arrondis ou carrés, sans rapport avec l’arrangement oblique des orteils, soulignant ainsi que l’esthétique n’a rien à voir avec le côté pratique ou fonctionnel. La journaliste de The Times Magazine, Hilary Rose, écrit à ce propos : « Ce qui me gêne chez les chaussures de Marks & Spencer, c’est qu’elles semblent toutes être conçues pour être confortables et pratiques8. » Rien ne change jamais. Les chaussures mises au jour sur des sites datant du Moyen Âge à Londres sont en cuir et dotées de bouts très étroits et pointus (voir Kennedy, p. 140-141). Les marques d’usure révèlent que leurs propriétaires souffraient d’oignons et d’orteils en griffe9. Ces découvertes, datant du xve et du xvie siècle, montrent également que ce type de chaussures incommodes, portées par les courtisans et l’élite, et sans doute constituées de matériaux précieux comme le satin ou le velours, commençaient à se répandre assez rapidement dans les classes moyennes, bien que faites alors d’un cuir plus robuste. Les membres des classes moyennes exprimaient leurs aspirations sociales à travers le choix de leurs chaussures. C’est peut-être la hauteur qui dénote de la manière la plus claire le rang et l’identité, et on trouve dans le monde entier des exemples de chaussures surélevées, qui hissent celui qui les porte au-dessus des autres (voir Semmelhack, p. 39-51). Les chopines, particulièrement populaires en Italie et en Espagne de la fin du xve au début du xviie siècle, transformaient les femmes de la classe supérieure en figures gigantesques, parfois si grandes que des servantes devaient leur servir de béquilles
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Padukas de mariage ornées d’un bouton Argent et or sur semelle de bois Inde, années 1800 V & A, inv. LOAN: CALAM.2:1+2
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Rolinda Sharples (1793-1838) The Cloak Room, Clifton Assembly Rooms Huile sur toile, 73 × 88,2 cm Angleterre, 1817 Bristol Museum & Art Gallery
humaines. Et même nues, les femmes expriment leur position à travers des chaussures décoratives mais très hautes. Sous la dynastie Qing (1644-1911), en Chine, les femmes mandchoues de haut rang portaient des chaussures dotées d’un haut talon central (voir ill. 41), qui leur donnaient une démarche oscillante très caractéristique, tandis que les hommes portaient des chaussures à platesformes. Les geta, de simples socques de bois portés traditionnellement au Japon, se paraient de somptueuses décorations chez les membres de la noblesse et atteignirent des hauteurs prodigieuses durant l’ère Edo (1603-1868). Les padukas, sandales argentées ornées d’un bouton, faisaient probablement partie des cadeaux offerts aux fiancées au xixe siècle en Inde, et, même si leur rôle était surtout cérémoniel, elles distinguaient la jeune femme en l’élevant au-dessus des autres afin que l’on puisse la repérer et l’admirer dans la foule (ill. 4). Même lorsque les chaussures paraissent fonctionnelles et confortables – comme les escarpins souples et plats prisés en Occident pendant la première moitié du xixe siècle (et les ballerines apparentées portées aujourd’hui) –, elles peuvent être aussi handicapantes que les talons hauts. Leurs tiges en satin de soie et leurs semelles très fines ne permettaient pas de marcher très longtemps et cantonnaient en effet les femmes à la sphère domestique (voir Bain, p. 66-75). Talons hauts et plats délivrent ici un message identique : leur propriétaire est assez fortunée pour ne pas avoir à travailler et n’a donc aucun besoin de chaussures solides ou confortables. Un tableau de Rolinda Sharples, dépeignant l’antichambre de la suite de salles de réception Clifton Assembly Rooms à Bristol (ill. 5), représente une femme se changeant en escarpins de satin de soie blanc avant de participer à un bal ; on lui retire les couvre-chaussures de cuir rouge bordés de fourrure qu’elle a portés durant le trajet. Les journaux et les lettres de l’époque rapportent que plusieurs paires d’escarpins plats étaient nécessaires un soir de bal car ils ne résistaient pas longtemps à tant d’activité. Les modèles exposés dans les musées en apportent la confirmation physique, avec leurs tiges fendues, leurs trous et leurs semelles usées. Même les chaussures de la reine Victoria ne sont pas belles à voir.
Si la plupart des habitants du souscontinent indien se sont passés de chaussures à travers les âges, dès la fin du premier millénaire les classes moyennes et supérieures aiment à porter des sortes de pantoufles plates, ornées de décorations toujours plus extravagantes fonctionnant comme des signes de distinction10. Divia Patel décrit la profusion de velours somptueux, de glands en or, de perles et même de pierres précieuses habillant les pieds des empereurs et des maharajas dans son article « Les chaussures d’or des maharajas » (p. 36-37). Il est intéressant de noter que, actuellement, les grandes maisons incluent de plus en plus de chaussures plates, et même des tennis ou des tongs, dans leurs collections haute couture – des chaussures généralement associées au mouvement et à l’activité physique. Les tennis Chanel de la saison printemps-été 2014 sont tout de même brodées (à la main) de dentelle, de perles et de tweed, et vendues pour plus de 3 000 dollars. Comme les pantoufles incrustées de diamants des maharajas indiens, ces tennis ont peu de chances d’être utilisées pour la course. Même s’ils prétendent avant tout être confortables et convenir à toutes les occasions, les mocassins blancs du styliste Patrick Cox créés en 1996 pour la collection « Wannabe » sont tout aussi dépourvus de commodité11 (ill. 7). Comme les mocassins Gucci blancs des années 1980, les chaussures préférées des « yuppies », ils constituent un moyen évident d’afficher sa fortune à travers le choix de la couleur blanche, qui ne peut pas rester immaculée longtemps (sauf si l’on dispose d’un chauffeur pour chacun de ses déplacements, ill. 6). Il semble évident que les propriétaires de chaussures de golf Prada 2012 (ill. 8) doivent également vivre dans l’oisiveté et le luxe : il y a fort à parier qu’ils ne porteront jamais ces modèles cloutés lors d’une partie de golf. Dans toutes les cultures, à toutes les époques, on évite la rue pour se distinguer du commun des mortels. Jusqu’au xixe siècle, les rues étaient sales et boueuses, et beaucoup n’étaient pas pavées. Les Époux Arnolfini de Jan Van Eyck (1434) montre un couple hollandais aisé exhibant sa fortune et son goût raffiné (ill. 9).
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Mannequin en robe du soir dans une voiture ancienne, Paris, France Photographie de John French Publiée dans le Daily Mail, 1961 V & A, Fonds John French
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Patrick Cox (né en 1963) Mocassins Wannabe Cuir Angleterre, 1996 V & A, inv. T.637:1+2—1996
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Prada (fondé en 1913) Chaussures de golf Cuir, fausses pierres et clous Italie, 2012 V & A, inv. T.117:1+2—2012
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Les patins de bois de l’homme, représentés à sa droite, destinés à protéger les chaussures du sol mouillé et boueux, pourraient signifier que la fortune du couple a été acquise grâce au travail, aux « incursions » de l’homme « dans la rue ». Mais ils déclarent également l’élégance de leur propriétaire, par leur bout très long et pointu. Quant aux pantoufles rouges de la femme (des pantoufles d’intérieur), visibles au fond de la chambre, elles suggèrent l’ambition du couple : elles sont délicatement ornées de trois rangs de petits clous de laiton et tiennent par une large bride de cuir, terminée par une boucle en laiton. Le cuir d’un rouge profond, sans doute importé, représentait à l’époque le summum du luxe. Ces pantoufles sont aussi frappantes que les escarpins Louboutin à semelles rouges d’aujourd’hui, et proclament haut et fort la fortune du couple et leur position privilégiée. Quand les talons apparaissent en Europe dans la seconde moitié du xvie siècle (voir Semmelhack, p. 39-51 et Breward, p. 128-139), ils s’enfoncent inévitablement dans la terre des rues non pavées et des chemins, ou se coincent entre les pavés et parfois se cassent (risque encore couru de nos jours par les femmes en talons). Les hommes fortunés enfilent par-dessus leurs talons une paire de mules plates, qui jouent le rôle de couvrechaussures. Une semelle plate supplémentaire peut aussi être fixée au bout de la chaussure pour s’étendre jusqu’au talon, ce qui, lors de la marche, crée un bruit de claquettes caractéristique (en anglais, on les nomme « slap-sole shoes »). Cet élément pratique se transforme en mode d’intérieur : une magnifique chaussure de femme de ce type (portée seulement à l’intérieur), issue de la collection des musées de Southend-on-Sea (ill. 10), est faite de cuir de chevreau et richement ornée de dentelles métalliques et de rubans de satin de soie. La mode n’est cependant qu’une folie passagère, et très peu de ces chaussures nous sont parvenues. Comme on l’a vu, les patins étaient conçus pour protéger les pieds et les chaussures des marcheurs. Très répandus au xviiie et au début du xixe siècle, en particulier chez les femmes, ils favorisaient, en théorie du moins, la marche. Certains étaient même constitués d’une semelle de bois sous laquelle était attaché un anneau de fer élevant la femme au-dessus de la boue du chemin. Ces patins étaient typiquement anglais et, selon les observateurs (surtout étrangers),
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Jan Van Eyck (mort en 1441) Les Époux Arnolfini Huile sur panneau de chêne, 82,2 × 60 cm Pays-Bas, 1434 Londres, National Gallery
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« Slap-sole shoe » Soie, cuir et dentelles métalliques avec rubans de satin de soie Angleterre, années 1640 Musées de Southend-on-Sea
claquaient à chacun des pas maladroits de la marcheuse12. Il est probable que seules les femmes qui se déplacaient dans l’espace urbain les portaient. D’autres patins, dont il subsiste plusieurs exemples dans les collections des musées, avaient des tiges faites d’étoffes délicates comme la soie ou le velours et n’auraient certainement pas survécu à la moindre saleté ou usure : ils ne se portaient pas dans les rues crasseuses mais à l’intérieur, ou le temps de faire les quelques pas séparant la porte du fiacre. Les patins deviennent ainsi des symboles de prestige en eux-mêmes, indiquant que celui qui les met porte des chaussures de luxe, devant être protégées. LES CHAUSSURES ET LE CORPS « Par ces chaussures brodées à talons hauts Elle sera prise comme dans un étau ; Si bien conçus pour ses orteils pincer Qu’elle ne pourra pas bouger un doigt de pied. » Jonathan Swift, « La Révolution de Market Hill », 1730
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Chaussure brodée pour homme Velours, broderies de fil et paillettes métalliques Allemagne, années 1620 Stockholm, Musée nordique
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Jusqu’au xixe siècle, dans de nombreuses cultures, la marche n’était pas considérée comme une activité saine. On s’y livrait, comme à d’autres exercices physiques, à la campagne, non en ville, où l’on se permettait seulement de lentes et courtes promenades dans les parcs et les jardins privés. Les rues étaient dangereuses, les attaques et les vols y étant courants13. Les hommes et les femmes de haut rang y auraient été aisément reconnus non seulement par leurs vêtements splendides mais aussi par leur posture, leur démarche et leur comportement, et les chaussures qu’ils portaient n’auraient fait que confirmer les soupçons. On dit que lors de leur tentative de fuite hors de Paris, en 1791, Louis XVI et sa famille auraient été reconnus, malgré leurs vêtements bourgeois, en raison de leur démarche aristocratique. Les hommes bien nés se tenaient comme des maîtres de ballet, tandis que les femmes avançaient avec peine sur la pointe des pieds pour ne pas casser leurs talons hauts. (Toute une mythologie s’est développée autour de l’immense collection de chaussures qu’aurait possédée MarieAntoinette ; voir Chrisman-Campbell, p. 124-125.) Une paire de chaussures de jeune homme, datant des années 1620 (ill. 11), illustre le goût
ill. 12
Femme aux pieds bandés au marché Photographie de Folke Cronholm (1873-1945) Pékin, 1908 Stockholm, Musée ethnographique
répandu au xviie siècle pour les larges rosettes décoratives (les rosettes originales ont été perdues) faites de dentelles d’argent ou de vermeil (voir ill. 74), forçant leur propriétaire à marcher les pieds tournés vers l’extérieur pour éviter que ces ornements délicats ne s’emmêlent ou ne s’abîment. Quand le roi Charles X de Suède portait des chaussures comme celles représentées p. 72, on employait le mot fransöska pour signifier qu’il était inspiré par les Français et qu’il imitait la démarche artificielle et maniérée populaire à la cour de Versailles14. Les chaussures peuvent donc dicter les mouvements de la personne et influencer la manière dont elle est perçue, visuellement mais aussi par l’audition : d’autres sens que la vue entrent en jeu devant une paire de chaussures. Nos choix en la matière permettent de projeter une image parfaite de la personne que nous souhaiterions devenir. Un changement de chaussures peut transformer une petite fille en séductrice, ou un homme d’affaires en proxénète, notamment en forçant le corps à adopter d’autres postures. De nombreux acteurs déclarent ainsi que les chaussures les aident à incarner leur personnage : Charlie Chaplin a révélé que la démarche de son célèbre personnage de clochard, qui apparaît pour la première fois en 1914 dans le film Charlot est content de lui, lui vint naturellement quand il se mit aux pieds des bottes trop grandes de taille 50. L’impact des chaussures est tel qu’elles sont également utilisées au cinéma ou à la télévision pour introduire, ou même pour représenter, des personnages15. On peut citer pour exemple le gros plan sur les chaussures à plates-formes de Tony Manero alors qu’il parade fièrement dans la rue au début de La Fièvre du samedi soir (1977, voir ill. 153 et 154), ou l’attention portée aux sandales de Barbara Stanwyck, alias Phyllis Dietrichson, lorsqu’elle descend l’escalier en se déhanchant dans Assurance sur la mort (1944). Il saute aux yeux du spectateur que Phyllis est une femme fatale dangereuse, et le courtier en assurances Walter Neff est envoûté, et condamné, par ces chaussures séduisantes. LES CHAUSSURES ET LE SEXE Valerie Steele suggère que certains hommes réagissent de façon presque pavlovienne au spectacle d’une femme en talons hauts16. Les chaussures participent de la définition
que se donne chaque culture de ce qui est « sexy » ou non, et constituent depuis longtemps des objets de fétichisme. Ce caractère érotique peut permettre à la femme d’afficher avec fierté sa sexualité ou l’assimiler à une source passive de plaisir (voir DaviesStrodder, p. 55-63). En raison de toutes les connotations sexuelles qui leur sont attachées, les escarpins à hauts talons ont particulièrement capturé l’imaginaire populaire, associés intimement à une certaine démarche, illustrée par le tortillement des hanches de Marilyn Monroe. Le pouvoir de séduction des talons tiendrait à la manière dont ils mettent en valeur les seins et les fesses de la femme, et font rouler ses hanches quand elle marche. On a même comparé la position surélevée des pieds dans l’escarpin au fléchissement des pieds d’une femme pendant l’orgasme17. Mais la démarche ressort tout autant d’une construction culturelle, comme le suggère Elizabeth Semmelhack dans son article « Séduction et pouvoir de la hauteur » (p. 39-51) : au xviiie siècle, les talons hauts étaient responsables d’une démarche hésitante, tandis que dans les années 1920 ils favorisaient une posture droite et fière (voir ill. 47). Avec les changements de la mode, la définition de ce qu’est une démarche attirante change aussi. « Obstinément, obsessionnellement, j’adore le lotus. Depuis mon enfance je fixe l’ourlet des jupes. Dans mon vieil âge, mon addiction est devenue pire que jamais, Sans répit je cherche à révéler tous les mystères du lotus. » « Lianchi » (« Amoureux du lotus »), dans Cai Fei Lu, recueil de poèmes rassemblés par Yao Ling Xi, 1936 18
Le bandage des pieds en Chine produisait une démarche chaloupée, similaire à celle qu’adoptent aujourd’hui les femmes en talons hauts. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les femmes aux pieds bandés n’étaient pas privées de mouvement, comme le prouvent des documentaires anthropologiques réalisés au début du xxe siècle, ou comme en témoignent les femmes elles-mêmes. Avec le temps, le corps s’adaptait aux contraintes posées par les minuscules pieds bandés (ill. 12).
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La pratique des pieds bandés remonte probablement à la dynastie Tang (618-907), quand les danseuses des palais impériaux étaient choisies pour leurs petits pieds, leurs pas élégants et lestes. La fascination exercée par les petits pieds fut alimentée par l’essor de la poésie de boudoir, riche en descriptions détaillées et en évocations érotiques de petits pieds chaussés de pantoufles de brocart. Mais la première preuve physique que nous ayons du remodelage artificiel des pieds provient des tombes datant du milieu du xiiie siècle. Les femmes des fonctionnaires de haut rang avaient les pieds enveloppés de tissu, ce qui les rendait plus étroits, et leur grand orteil était recourbé19. La technique consistant à plier quatre des orteils sous la plante du pied et à recourber la voûte plantaire aurait fait son apparition au xvie siècle, encourageant dans le même temps un nouveau type de plaisir visuel20. À partir du xvie siècle, le bandage des pieds se répand dans des cercles proches du pouvoir, chez toutes les familles Han assez aisées pour permettre à leurs filles de se bander les pieds. La coutume est rapidement si populaire que, au xixe siècle, même les familles qui ne peuvent apparemment pas se le permettre l’ont adoptée (voir Persson, p. 126127). Il ne s’agissait pas seulement d’affirmer sa position ou de mettre en valeur son charme : la pratique constituait aussi pour les femmes une marque d’orgueil, une activité intime et un lien unissant les femmes entre elles21. Et la coutume devint vraisemblablement un support à la construction identitaire des groupes ethniques pendant la dynastie Qing (1644-1911), quand, en tentant de l’interdire, les Mandchous au pouvoir semblent l’avoir au contraire encouragée. Les hommes du peuple Han dissertent alors avec passion sur la beauté et l’attrait sexuel des petits pieds des femmes, dissimulés sous leurs chaussons, petits pieds qu’ils rêvent de toucher et de caresser. Les pieds nus des femmes, qui n’étaient jamais montrés à personne, constituaient une partie du corps secrète et hautement désirable. Les bottes en cuir noir – souvent associées à la guerre et donc à la force – sont dotées d’un fort attrait sexuel, pour les hommes comme pour les femmes (voir ill. 151). Les hommes chaussés de bottes représentés dans les dessins de Tom of Finland sont musclés et chargés d’énergie sexuelle, par exemple, tandis
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ill. 13
Noritaka Tatehana (né en 1985) Geta Corbeau Velours et cuir teint selon le procédé « yuzen » sur support de bois Japon, 2009 V & A, inv. FE.51:1+2—2012
que les hommes bottés en uniforme combinent l’attrait de l’interdit et du danger. Même les bottes d’équitation suscitent une évidente fascination fétichiste. Les bottes sont peut-être le seul type de chaussures à attirer autant les hommes que les femmes, en raison de leurs connotations de puissance et de force. Il n’est pas certain que toutes les bottes d’apparence fétichiste répandues durant « la décennie décadente » 1890-1900 – sans doute le premier cas de style porno-chic de l’histoire (voir Davies-Strodder, p. 55-63) – aient été seulement portées par une clientèle réduite de demi-mondaines adeptes de certaines pratiques. Les bottes de cuir noir photographiées p. 54 sont très étroites au niveau de la cheville et dotées d’un impressionnant système de laçage destiné à mettre en valeur chacune des courbes de la jambe. Les talons sont très hauts et fins, comparés à la mode de l’époque. Pourtant, ces bottes sont la création de Joseph Box Ltd, bottier du prince de Galles et l’un des fabricants les plus populaires de Londres à la fin du xixe siècle. Le musée Nordique de Stockholm possède un autre exemple de ce style, également confectionné par Box. Ces escarpins rose pâle à très hauts talons (14,5 cm) furent achetés par un certain Knut Andersson à Londres, au cours de l’été 1911, pour sa femme. Sans doute a-t-elle apprécié ces chaussures, puisqu’elles portent de visibles marques d’usure, comme les bottes noires, ce qui prouverait qu’elles
n’étaient pas seulement destinées à la chambre à coucher22. La mode s’est toujours nourrie d’emprunts aux sous-cultures, notamment la sous-culture fétichiste, afin de repousser les frontières et de créer du neuf, transformant radicalement dans le même temps la signification des chaussures23. CHAUSSURES ET CRÉATION Afin de satisfaire les goûts changeants de leur clientèle, les créateurs de chaussures rivalisent de talent et d’ingéniosité pour concevoir de nouveaux styles et surmonter les défis posés par certains modèles peu orthodoxes, comme les bottes de style fétichiste. La réalisation de chaussures allie art et savoir technique, même si les procédés de construction n’ont pas beaucoup changé au cours des siècles (voir Persson, p. 88-89). L’un de leurs principaux défis a consisté à créer des talons toujours plus hauts. Jusqu’à l’apparition du talon métallique vers la fin du xixe siècle, et du cambrion (qui soutient la voûte plantaire) vers la fin des années 1920 (Salvatore Ferragamo brevette sa version en 1931), les talons hauts présentaient certains défauts. Au milieu du xviiie siècle, lors de la vogue des talons Louis XV, qui pouvaient atteindre plus de 10 cm (voir ill. 70), il n’était pas rare que les talons se cassent et que la cambrure de la chaussure s’affaisse. Les modèles du xviiie siècle qui nous sont parvenus illustrent les solutions diverses apportées au problème : la surface d’emboîtage pouvait être élargie, le bout du talon agrandi ou un plateau ajouté sous la chaussure pour renforcer la cambrure. Les créateurs se sont toujours inspirés du passé – l’une des plus curieuses collaborations du xxe siècle associait le fabricant H. & M. Rayne Ltd et la manufacture de céramiques Wedgwood (voir Solicari, p. 98-99) – alliant artisanat traditionnel et innovations technologiques, art et fonctionnalité. Noritaka Tatehana, styliste japonais célèbre pour ses vertigineuses chaussures sans talon adoptées par Lady Gaga (ill. 68) et par Daphne Guinness, a recours aux mêmes savoir-faire artisanaux, aux mêmes matériaux et aux mêmes motifs classiques, que ce soit pour créer ses modèles révolutionnaires ou des geta traditionnelles (ill. 13). En portant la paire de geta reproduites ci-contre, on piétine la grande image d’un corbeau représentée sur
les semelles intérieures – le corbeau figure la mort dans le folklore traditionnel japonais, ce qui engendre des significations symboliques à plusieurs niveaux. De nombreux stylistes contemporains cherchent à relever des défis structurels, et les techniques d’impression en 3D leur ont notamment permis d’expérimenter sur les formes. L’une de ces pionnières, Marloes ten Bhömer (voir Scholze, p. 100-109), multiplie les expériences dans le domaine du style ou des matériaux, sans se soucier le moins du monde des considérations pratiques normalement prises en compte pour réaliser une chaussure24. Les créations d’Alexander McQueen exagéraient souvent, déguisaient ou modifiaient la forme du pied. Son modèle le plus spectaculaire reste peut-être les bottines Armadillo conçues pour la collection « Plato’s Atlantis » (« L’Atlantide de Platon ») printemps-été 2010 (ill. 14), et donnant l’allure d’une créature mutante et surhumaine. Chaque paire est unique, et seulement vingt et une furent créées pour le défilé. Mais l’étendue de leur influence est illustrée par le nombre de vidéos sur YouTube montrant comment réaliser sa propre paire, à l’aide de ruban adhésif, de carton épais et d’un pistolet à colle, à partir d’une simple paire d’escarpins et d’une base en bois. Elles constituent davantage des œuvres d’art que de véritables chaussures. Comme nous le rappelle Naomi Braithwaite dans son article « Quelques études de cas de créateurs » (p. 9097), l’imagination artistique s’emploie encore davantage aujourd’hui à réaliser des profits25.
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Alexander McQueen (1969-2010) Bottines Armadillo Cuir et cristaux sur bois Angleterre, 2010
CHAUSSURES ET AMBITIONS SOCIALES L’exclusivité a toujours été l’apanage des objets de luxe. Autrefois, on cherchait à imiter les membres des cours royales d’Europe, tandis qu’on se tourne maintenant vers les stylistes de renom et les célébrités qui les côtoient. Les fidèles se plaisent à dépenser des sommes excessives pour leurs marques préférées, allant jusqu’à acheter des chaussures qu’ils ne porteront jamais. Ce type de consommation révèle les contours des identités culturelles qui se forment et se transforment dans la société contemporaine. Dans la collection du V & A Museum, c’est sur une paire élégante de chaussures vertes damassées datant des années 1750 et provenant de Londres (ill. 15) que l’on trouve
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