O2 ZAO WOU-KI, LA NUIT REMUE (COLÈRE), 1956, HUILE SUR TOILE, 195 × 130 CM
12 • On trouvera les quatre textes de Michaux sur Zao Wou-Ki infra, p. 139-144.
BERNARD VOUILLOUX
UNE HISTOIRE
qui l’avait mené de Shanghai à Marseille, il s’était précipité le jour même au Louvre. En une année, le jeune peintre avait eu le temps de nouer de nombreuses relations et amitiés, dans le Montparnasse d’après-guerre, avec des peintres de sa génération ou plus âgés, français ou venus des quatre coins du monde, avec des galeristes, des critiques. Un jour, il se retrouva à l’atelier d’Edmond Desjobert pour s’essayer à la lithographie, un art tout nouveau pour lui qui, par tradition familiale, s’était formé à l’art d’écrire avec un pinceau et de l’encre et qui, par choix, avait appris à l’École des beaux-arts de Hangzhou la technique reine de la peinture occidentale : la peinture à l’huile. Le maître imprimeur, chez qui Michaux avait gravé luimême un an plus tôt ses Meidosems, le regardait avec un scepticisme croissant diluer l’encre, comme on peut faire pour l’encre de Chine ou l’aquarelle, mais fut très agréablement surpris du résultat. L’étonnement fut partagé par Robert Godet qui, passant par l’atelier, emporta les lithographies pour les montrer à Michaux, lequel, sans qu’on lui eût rien demandé, écrivit dès le lendemain une sorte de préambule et huit poèmes. Les deux hommes firent connaissance peu après, sans que l’on puisse dater avec exactitude cette rencontre cette fois « en présence ». Ainsi débuta une amitié qui devait durer jusqu’à la mort de Michaux le 19 octobre 1984. Nombreux sont les signes et témoignages de cette amitié. Les quatre textes de Michaux, d’abord : après Lecture par Henri Michaux de huit lithographies de Zao Wou-Ki, publié en 1950, un court texte sans titre traduit par Sylvia Beach (elle avait publié à New York, en 1949, sa traduction en anglais d’Un barbare en Asie) accompagnera, deux ans plus tard, les expositions de Zao Wou-Ki à New York et à Londres ; puis ce furent, en 1970, « Trajet Zao Wou-Ki », préface à la seconde édition de la petite monographie de Claude Roy (la première édition remontait à 1957), et enfin, en 1980, « Jeux d’encre », l’introduction au recueil Encres de Zao Wou-Ki 12. De son côté, dès les années 1950, Zao Wou-Ki donne à certains de ses tableaux des titres qui sont ceux de recueils de Michaux : La nuit remue [FIG. O2] en 1956, Vent et poussière 13 [FIG. O3] en 1957 . L’abandon, à la fin de cette décennie, des titres
thématiques pour des titres « calendaires » (prenant pour repère la date à laquelle le peintre considère le tableau comme achevé) ne sera pas total ; Zao Wou-Ki revient aux premiers régulièrement dans les années 2000, et de manière occasionnelle entre-temps, comme pour les divers « hommages » à des peintres admirés, à de grands contemporains ou à des êtres proches, aimés, ou encore pour cette troisième référence à une œuvre de Michaux : Nous deux encore [FIG. O4], un tableau de 1974 qui, portant mémoire de sa seconde femme, May, morte deux ans plus tôt, renvoie évidemment au long poème que Michaux, en 1948, laissa son ami Jacques-Olivier Fourcade publier à un très petit nombre d’exemplaires après la mort accidentelle de sa propre femme, Marie-Louise, dans des circonstances particulièrement atroces. Une dernière manifestation des liens qui unirent Zao Wou-Ki à Michaux, ce sont les trois « hommages » qu’il lui dédia, les deux premiers à un an d’intervalle, en 1963 [FIG. O9] et 1964 [FIG. 10], le troisième, un triptyque monumental, en 1999-2000 [FIG. O8]. L’Hommage à Michaux de 1963 fait partie des œuvres que Zao Wou-Ki donna à Michaux et qui figuraient donc dans la collection de ce dernier. La pratique de l’échange de dons, on le sait, est courante chez les artistes, dont les collections reflètent ainsi le réseau d’amitiés et de complicités qu’ils ont tissé. Mais la mémoire chinoise de Zao Wou-Ki a pu lui ajouter une coloration supplémentaire : l’inscription portée au dos du tableau, « pour Henri Michaux son ami », ne nous renvoie-t-elle pas à l’usage, courant chez les lettrés, qui consistait à inscrire en marge de la peinture un texte comprenant le nom du commanditaire ou du dédicataire ? Trois grandes « périodes » de la production de Zao Wou-Ki sont représentées dans la collection conservée par Micheline Phankim. Le petit paysage de 1950 [FIG. O5] et Arezzo de la même année [FIG. O6], toile souvent commentée, en particulier par Yves Bonnefoy 14, appartiennent à cette période où le peintre, se cherchant entre toutes les propositions picturales qui le sollicitent, pratique une sorte de figuration réduite, ténue plutôt que stylisée. L’Hommage à Michaux relève, lui, de cette peinture dite « abstraite » à laquelle Zao Wou-Ki est passé sans retour
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O3 ZAO WOU-KI, VENT ET POUSSIÈRE, 1957, HUILE SUR TOILE, 130 × 97 CM
13 • Le premier titre est repris du recueil publié par Michaux en 1935. Le second fait allusion aux poèmes ainsi intitulés par Michaux, mais au pluriel. Le recueil Vents et poussières ne sera publié qu’en 1962, mais quelques fragments en avaient paru sous le même titre dans la Nouvelle Nouvelle Revue française, no 26, février 1955, p. 193-198. Cette prépublication a échappé à Peter Broome, qui voit dans le livre publié par Michaux en 1962 une allusion au titre du tableau peint plusieurs années plus
tôt par Zao Wou-Ki (« L’Abstraction dynamique : Henri Michaux vers Zao Wou-Ki », Dalhousie French Studies, vol. 21, « Art Criticism by French Poets since World War II », automne-hiver 1991, p. 23). 14 • Voir Yves Bonnefoy, « Pour introduire à Zao Wou-Ki », préface à Gérard de Cortanze, Zao Wou-Ki, Paris, La Différence, 1998, p. 22. Voir aussi Jean Leymarie, Zao Wou-Ki, documentation de Françoise Marquet, Paris, Éditions Cercle d’Art, 1986, p. 25.
O5 ZAO WOU-KI, 11.08.50, 1950, HUILE SUR CARTON TOILÉ, 26,5 × 34,5 CM O6 (À DROITE) ZAO WOU-KI, AREZZO, 1950, HUILE SUR TOILE, 92 × 100 CM 07 DENISE COLOMB, ZAO WOU-KI ASSIS DEVANT SON TABLEAU AREZZO, 1952
O4 ZAO WOU-KI, 10.03.74 – NOUS DEUX ENCORE, 1974, HUILE SUR TOILE, 280 × 400 CM
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15 HENRI MICHAUX, SANS TITRE, 1951, AQUARELLE SUR PAPIER, 50 × 32 CM 16 HENRI MICHAUX, SANS TITRE, 1956, ÉCRITURE MESCALINIENNE, 39 × 26,5 CM 17 HENRI MICHAUX, MOUVEMENTS, 1950-1951, ENCRE SUR PAPIER, 31 × 22,5 CM 18 (CI-DESSUS) HENRI MICHAUX, SANS TITRE, AVANT 1979, ENCRE ET GOUACHE SUR PAPIER (?), 28,5 × 18,7 CM 19 (CI-CONTRE) HENRI MICHAUX, SANS TITRE, 1964, ENCRE SUR PAPIER, 64 × 102 CM 20 (CI-DESSOUS) HENRI MICHAUX, SANS TITRE, 1974, ENCRE SUR PAPIER, 50 × 66 CM
21 HENRI MICHAUX, SANS TITRE, 1980-1981, ENCRE DE CHINE SUR PAPIER JAPON, 36 × 70 CM
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YOLAINE ESCANDE
44 • Sun Guoting (VIIe siècle), Traité de calligraphie (Shupu, 687), in Traités chinois de peinture et de calligraphie, t. II, Paris, Klincksieck, 2010, p. 269. 45 • Michaux a écrit un poème sur les lignes chez Klee, « Aventures de lignes » (1954). Zao Wou-Ki avoue avoir pendant un temps peint du « sous-Klee » (Autoportrait, op. cit., p. 104). 46 • Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1960, p. 73. 47 • Ibid., p. 71-74. 48 • Ibid., p. 74.
sont communs aux deux arts. Michaux ne connaît pas ces contraintes et n’a donc pas à s’en débarrasser. Au contraire, l’aspect rythmique du tracé calligraphique n’a pas manqué de l’intéresser. Plus encore, c’est le rapport entre texte et image que Michaux renverse dans ses œuvres, en particulier lorsqu’il va jusqu’à composer un livre entier fait de figures dessinées : Par la voie des rythmes. Or, dans la tradition chinoise, c’est précisément le geste-rythme incarné dans le trait, hua 畫 – caractère qui désigne à la fois le coup de pinceau, le trait, le tracé et la peinture –, que le spectateur revit intérieurement à travers la simple lecture visuelle. En regardant un trait – et non une ligne au sens que donne Maurice Merleau-Ponty à la ligne chez Klee –, l’observateur est capable de reconstituer par l’imagination le geste qui y a présidé, de comprendre l’appui de la main sur le pinceau, son allure et son rythme, de le revivre corporellement. Le trait diffère de la ligne de Merleau-Ponty en ce qu’il est une plénitude et, pour être réussi et considéré comme un trait, il doit constituer un corps dynamique, avoir une existence « aussi merveilleuse que celle de la nature 44 », autrement dit, il doit avoir la même valeur existentielle qu’une herbe, un nuage, un rocher ou un insecte. Au sujet de la ligne chez Klee, auquel Michaux comme Zao Wou-Ki se réfèrent 45, voyant dans ses lignes des « signes », Merleau-Ponty avance, dans L’Œil et l’esprit, qu’« il n’y a pas de lignes visibles en soi 46 » et il affirme que la ligne marque une distinction entre cette chose et une autre chose 47. Parallèlement, il insiste sur l’importance des couleurs qui « rendent les choses visibles » chez Matisse ou chez Klee 48. En revanche, le trait de type calligraphique ou pictural se distingue d’une telle ligne en ce qu’il ne marque pas de distinction entre cette chose et une autre chose, ni ne rend les choses visibles, puisqu’il est un corps vivant. Afin d’insuffler la vie à un trait, il existe des techniques très précises qui permettent de lui octroyer un corps dynamique, notamment en déposant plus d’encre à l’attaque et à la terminaison du trait, comme on peut le voir dans les deux traits horizontaux appuyés 68
62 ZAO WOU-KI, SANS TITRE, 1981, ENCRE DE CHINE SUR PAPIER, 68,5 × 135,5 CM
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BERNARD VOUILLOUX
76 ZAO WOU-KI, NOCE, 1941, HUILE SUR BOIS, 22 × 19 CM
111 • Hélène Trespeuch, « La période Klee de Zao Wou-Ki. Découverte et influence, 1951-1954 », loc. cit., p. 31. L’arbre en candélabre est très visible dans Lied des Spottvogels (Chant de l’oiseau moqueur, 1924) ou Karneval im Gebirge (Carnaval en montagne, 1924). On trouve les deux types dans Mit dem Adler (Avec l’aigle, 1918). 112 • Des ouvrages sur l’écriture chinoise étaient déjà accessibles au début du XXe siècle : voir, par exemple, Léon Wieger, Caractères chinois, 3e éd., Sien-hsien,
imprimerie de la Mission catholique, p. 38. Pour Dong Qichang (1555-1636), voir les reproductions dans Wai-kam Ho et Judith G. Smith (dirs), The Century of Tung Ch’i-ch’ang, 1555-1636, Seattle et Londres, The Nelson-Atkins Museum of Art et University of Washington Press, 1992, t. I, p. 185-226. Je remercie Yolaine Escande à l’obligeance de qui je dois ces précisions et ces références bibliographiques. 113 • Jean Laude, Zao Wou-Ki, op. cit., p. 12. L’auteur s’arrête longuement sur ce tableau, qu’il donne sous le titre La Jeune Mariée.
frappant est celui du dessin de l’arbre (réduit au tronc et à des branches dépouillées de leurs feuilles) en forme de candélabre, que Zao Wou-Ki aurait emprunté à Klee 111. Ce type de stylisation est très fréquent chez les deux peintres, qui le font d’ailleurs alterner avec un dessin en forme d’arête de poisson. Les deux formes sont présentes en Chine : la première, dans des sculptures, comme celle de l’arbre de vie en bronze, découvert non loin de Chengdu, à Sanxingdui ; la seconde, dans la graphie de l’arbre en écriture antique (grande sigillaire), sur carapace de tortue [FIG. 77] ou sur bronze [FIG. 78], mais aussi dans la peinture lettrée, celle de Dong Qichang, par exemple 112. L’arbre en arête de poisson apparaît ainsi chez Zao Wou-Ki dans un tableau peint à un moment où il n’avait pas même lu ni entendu le nom de Klee, Noce [FIG. 76], de 1941, où le souvenir de Chagall est prégnant, mais qui semble préparer, comme l’écrit Jean Laude, « à la découverte de Klee 113 ». Tableau intéressant, du reste : sur un fond jaune pour les trois quarts, bleu pour le quart restant, sont disposées les figures de la jeune femme, de la lune, de ce qui pourrait être une tour ou un clocher et de trois arbres qui se dressent comme des caractères pictographiques – à moins que ce soit l’inverse. Les arbres, le fond au coloris vivace, la lune se retrouveront dans la quatrième lithographie de Lecture et dans quelques autres œuvres, avant que les fonds s’amortissent en s’homogénéisant et que les traits s’y fassent plus fins, tendant à se résorber dans la couleur. Autre motif à double circulation : celui des poissons, bien charnus ceux-là, et non réduits à leur squelette pour figurer des arbres. On les retrouve en nombre aussi bien dans l’œuvre de Klee que dans la période figurative de Zao Wou-Ki [FIG. 79, 80, 81 & 100]. C’est donc un motif que le second aurait pu trouver chez le premier, mais que l’un et l’autre ont aussi bien pu tirer directement de l’iconographie chinoise (plutôt populaire que lettrée), qui fait volontiers place au poisson [FIG. 82] pour les propriétés symboliques qui, sous le signe principalement de la prospérité, lui sont associées. Sur ce détail, la relation entre Zao Wou-Ki et Klee se complique, car Michaux non 84
77 GRAPHIE DE L’ARBRE EN GRANDE SIGILLAIRE SUR CARAPACE DE TORTUE
78 GRAPHIE DE L’ARBRE EN GRANDE SIGILLAIRE SUR BRONZE
79 (EN HAUT À DROITE) ZAO WOU-KI, SANS TITRE [POISSONS], 1949, AQUARELLE SUR PAPIER, 26,2 × 36,8 CM 80 ZAO WOU-KI, LES DEUX POISSONS, 1949, EAU-FORTE ET AQUATINTE, 15,8 × 11,8 CM 81 ZAO WOU-KI, SANS TITRE, 1949, AQUARELLE ET ENCRE DE CHINE SUR PAPIER, 24,5 × 22,5 CM (CARNET BROCHÉ, « 1949 », 26,7 × 22,5 CM, FOL. 3R°)
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