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qu’un motif japonais à la mode, mais elle est aussi l’occasion d’un jeu de mots sur la « grue » ou prostituée en argot. Gervex, qui se donne pour alibi littéraire le poème narratif d’Alfred de Musset Rolla (1833), offre une version moderne du jeune roué : Rolla, qui s’est ruiné et médite de se suicider, contemple Marion, la prostituée chez qui il a passé sa dernière nuit ; celle-ci dort, allongée sur le lit. Manet expose aussitôt son œuvre rejetée chez Giroux, un marchand en « objets de luxe » sis au 43, boulevard des Capucines ; Gervex confie son Rolla répudié au galeriste Bague, 41, rue de la Chaussée-d’Antin. Ainsi, deux années consécutives, une toile remporte un succès de scandale sur les grands boulevards, l’univers même qu’elle dépeint. Nana et Rolla s’intéressent aux strates les plus hautes de la prostitution : lingerie et décors chics, clients issus des classes supérieures. Pour les autorités, il n’empêche : ces deux célèbres insoumises ont beau ne pas faire le trottoir, ce ne sont pas moins des prostituées de haute volée qui opèrent en dehors du système. C’est assez pour déclencher l’ire des milieux conservateurs incarnant l’Ordre moral. La réaction des deux peintres, républicains convaincus, consiste à miser sur leur liberté d’artiste pour exposer ailleurs qu’au Salon. De fait, en opérant elles aussi hors des règles (du Salon), en paradant sur le boulevard, ces deux toiles – comme leurs auteurs, pourrait-on dire – fonctionnent comme des « filles insoumises ». Le sentiment républicain donne plus d’ampleur encore à ce diagnostic et à cette image de la prostitution. En février 1877, Zola choisit délibérément Le Bien public, journal républicain, pour défendre son roman récemment paru, L’Assommoir, contre l’accusation de certains lecteurs : l’auteur, se plaignent-ils, avilit les ouvriers. Zola, lui, affirme que c’est « le travail écrasant qui rapproche l’homme de la brute, le salaire insuffisant qui décourage et fait chercher l’oubli, achevant d’emplir les cabarets et les maisons de tolérance 18 ». L’argument selon lequel l’immoralité résulte d’un environnement appauvrissant le corps et l’esprit sera repris par Jules Vallès. Cet 18 Lettre au directeur du Bien public, écrivain radical soutient lui aussi que pour les femmes, « c’est le chemin 10 février 1877, dans Zola, op. cit. (note 6), qui mène au Dépôt 19 ». Ce besoin de penser la prostitution au présent, en p. 1392. analysant d’un point de vue scientifique causes et effets sociaux, carac- 19 « Le quartier des femmes », La France, térise l’esthétique du naturalisme, alors naissante 20. Comme l’écrit Zola, 20 août 1882, dans Jules Vallès, Le Tableau porte-parole des écrivains naturalistes, dans Le Bien public : « Consultez de Paris, Maxime Jourdan (éd.), Paris, les statistiques 21. » Mais si le roman contemporain, celui de Zola, Edmond Berg, 2007, p. 142. de Goncourt ou Joris-Karl Huysmans, privilégie les faits dans leur exac- 20 Richard Thomson, Art of the Actual: titude, la peinture naturaliste prend d’autres voies. Rares sont les toiles Naturalism and Style in Early Third Republic à simple visée « documentaire », telle La Proposition de Jean Béraud France, 1880-1900, New Haven / Londres, qui dépeint avec une précision sans conteste une transaction dans la rue Yale University Press, 2012, p. 53-66. Chateaubriand. Mais voilà : elle se négocie au-dessus d’un caniveau, peut- 21 Lettre au directeur du Bien public, op. cit. être une allusion morale remettant en cause l’objectivité du peintre. Autant (note 18), p. 1394. dire que le tableau ne se borne pas à décrire une infraction au système 22 Corbin, op. cit. (note 3), p. 18. Les de régulation : il condamne en même temps sa turpitude. Toutefois, les ouvrages mentionnés sont ceux du docteur années 1870 et 1880 voient converger toutes sortes de préoccupations Louis Reuss, La Prostitution au point de vue systémiques, intellectuelles, esthétiques et idéologiques. Le système de de l’hygiène et de l’administration en France régulation demeure en place, mais il est sapé par le déclin progressif de et à l’étranger, Paris, 1889, et d’Yves Guyot, la maison close, auquel fait pendant l’essor irréversible de la « fille insou- Études de physiologie sociale. La Prostitution, mise ». Le dernier manifeste régulateur, publié en 1889 par le docteur Paris, Charpentier, 1882. Louis Reuss, fait suite à la polémique introduite par Yves Guyot en 1882 22. 23 Corbin, op. cit. (note 3), p. 197-202. L’architecture sociale et les mentalités évoluent par ailleurs. Les mariages 24 Voir infra, p. 80-98. se font à un âge plus tardif. La conscription ou service militaire obligatoire, introduite en 1872, éloigne les jeunes hommes du foyer et les expose à la tentation, tandis que l’expansion de la bourgeoisie génère une culture valorisant la retenue féminine 23. Si l’on fait le lien avec la tendance naturaliste à représenter le quotidien sous tous ses angles et les principes égalitaires du républicanisme, l’on comprend mieux cette prolifération d’images vouées à la prostitution (par des artistes masculins, s’entend). Reste à voir comment elle peut être représentée. Une option consiste à la décrire, tout simplement. Comme le montre l’essai consacré à l’ambiguïté 24, il est toujours possible d’évoquer la prostitution en ville, ses multiples visages et sa teneur clandestine. Mais il existe d’autres approches. Au Salon de 1882, Manet soumet ainsi une composition d’envergure, Un bar aux FoliesBergère. Est-ce là un témoignage « sur le vif », puisque la toile montre un repaire nocturne bondé, fréquenté en masse par les insoumises en mal de clients ? Non, car
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4. Henri Gervex, Rolla, 1878, huile sur toile, 175 × 220 cm, Paris, musée d’Orsay
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Toutefois, ces systèmes de contrôle peuvent produire des contrecoups. Dans 6. Gustave Boulanger, Phryné, 1850, huile sur toile, 141 × 107,9 cm, les classes supérieures, les adolescentes éduquées au couvent se voient inculquer Amsterdam, Van Gogh Museum le mépris du corps et de ses fonctions. Les médecins républicains, anticléricaux et partisans de l’hygiène moderne, condamnent le refus des nonnes d’aborder la menstruation et les autres signes de la maturation physique 45. Cette tension entre désir naturel et déni inculqué trouve à s’exprimer dans Le Bain (vers 1867, Paris, musée d’Orsay) d’Alfred Stevens, réalisé vers la fin des années 1860. Ici, dans le luxe d’une plomberie dernier cri, une jeune femme se baigne dans une chemise qui 45 Dr Ernest Monin, L’Hygiène des sexes, lui cache son propre corps tandis qu’elle rêve, peut-être à cause du roman Paris, 1890, p. 77-78, cité dans Philippe qu’elle lit. Dans Notre cœur (1890), roman plus tardif de Maupassant, Perrot, Le Travail des apparences, le corps il est dit de la jeune et riche veuve Mme de Burne que son ignorance féminin, ⅹⅷ e - ⅺⅹ e siècle, Paris, Seuil, 1984, complète lors de sa nuit de noces et la brutalité de feu son époux l’ont p. 129. dégoûtée du sexe 46. Dans la bourgeoisie en général, l’acte conjugal est 46 Guy de Maupassant, Romans, Louis vu par les femmes comme un devoir plutôt qu’un plaisir 47. Mais cette Forestier (éd.), Paris, Gallimard, 1987, répression sexuelle des femmes dans les classes dirigeantes ne peut que p. 1626. Notre cœur a paru en feuilleton susciter l’insatisfaction des époux, qui recherchent alors des femmes dans la Revue des deux mondes en mai-juin 1890 avant d’être publié par Gallimard. à la sexualité plus relâchée. Le républicanisme entretient une relation équivoque avec la prostitu- 47 Corbin, op. cit. (note 3), p. 195. tion. Sensible au principe d’égalité, la bourgeoisie tente de s’informer sur 48 Anonyme, Le Progrès de l’Est, 6 mai les classes ouvrières. Le naturalisme met ce sujet à sa disposition : c’est 1891, cité dans Richard Thomson, The le même lectorat qui porte au succès L’Assommoir ou Nana de Zola et Troubled Republic: Visual Culture and Social qui se rend au Salon pour observer le Bar de Manet ou Les Deux Sœurs Debate in France, 1889-1900, New Haven / de Giron. L’égalitarisme porte la prostitution à l’attention du grand public, Londres, Yale University Press, 2004, p. 32. suscitant les débats. Mais elle est gênante ; elle compromet le républica- 49 Guyot, op. cit. (note 22), p. 100. nisme. L’ouvrière, après tout, est une citoyenne comme une autre, alors 50 « Le Sphynx » et « Échos de Paris », qu’elle court le risque de finir prostituée malgré elle. En 1891, au Salon L’Événement, 20 avril 1878, cité dans des artistes français, Henri Royer expose ainsi Sur la Butte (1891, Rio de Clayson, op. cit. (note 5), p. 177, note 115. Janeiro, Museu Nacional de Belas Artes), montrant une adolescente vêtue 51 Renoir, Anne Distel et John House d’une robe de couleur terne, assise dans un quartier prolétaire. Le critique (dir.), cat. exp., Paris, RMN, 1985, p. 228anonyme du Progrès de l’Est, un journal de gauche, spécule qu’elle devien- 229 ; Colin B. Bailey, Renoir: Impressionism dra une prostituée qui trame un vague rêve de vengeance à l’encontre de la and Full-Length Painting, New York, Frick bourgeoisie 48. Mais à la même époque, ou peu s’en faut, les adversaires du Collection, Yale University Press, 2012, système régulatoire accusent la police de refuser aux prostituées égalité p. 141, 145, 149, 155. et liberté : en 1882, Guyot va jusqu’à taxer Lecour d’antirépublicanisme 49. Face à la prostitution, le discours républicain tombe dans l’autocontradiction. La crainte qu’elle corrompe le tissu social va de pair avec une certaine fascination, entretenue par la fiction (romanesque, picturale ou autre), pour ses modes de fonctionnement. Les naturalistes cherchent à lui assigner des causes liées à l’environnement ; les républicains admettent qu’elle sape l’égalité, mais rechignent à empêcher les forces de l’ordre d’exercer sur elle un contrôle rigoureux. Les images de la prostitution sont agencées, exposées, interprétées et jugées dans un climat équivoque, où la condamnation bien-pensante côtoie l’insouciance et l’esprit de décadence. D’où une certaine incohérence dans les prises de position, esthétiques et morales, que relève L’Événement, journal libéral, lorsque Rolla fait scandale en 1878 : « Non ! Non ! Oh ! Nos censeurs sont à cheval sur la morale… ou plutôt sur les morales, car ils en ont deux 50. » Le tableau de Gervex, au sujet modernisé, suscite un jugement biaisé, car s’il avait replacé son motif dans un contexte historique, il n’aurait pas suscité le blâme. Les Parapluies de Renoir laisse apparaître une autre ambiguïté. Sur cette toile commencée en 1881, deux figures bourgeoises, une mère et sa fille, apparaissaient sur la droite. Mais elle n’a pas été achevée avant fin 1885 : Renoir ajoute alors sur la gauche une ouvrière munie d’un panier et un monsieur « bien » qui semble l’aborder. Il est difficile de jauger dans quelle mesure l’artiste savait que son tableau, une fois achevé, trahirait la crainte fondamentale des milieux « bien » : voir la fille insoumise coude à coude avec la bourgeoise dans la rue. L’histoire des Parapluies n’en reste pas moins ambiguë. Le tableau n’est pas exposé dans Paris, mais directement mis au dépôt chez Durand-Ruel, au début de 1890, avant d’être acquis par ce galeriste pour la maigre somme de mille cinq cents francs ; il n’est pas inclus dans l’importante rétrospective consacrée par Durand-Ruel à Renoir en mai de la même année. Tant le récit de sa création que le débat autour de son identité suggèrent que Les Parapluies a déconcerté le public 51.
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registre ne dévoilent pas leur nudité, autrement qu’en acteurs de « polkas », c’est-à22. Jean Béraud, La Proposition ou Rendez-vous rue Chateaubriand, dire dans des scènes explicites de sexualité, en compagnie d’une ou deux partenaires. vers 1885, huile sur panneau, En revanche, aucune de ces vingt-quatre polkas ne représente une femme s’amusant 55 × 38 cm, Paris, Les Arts Décoratifs, avec deux partenaires masculins. Et si dix épreuves livrent des séquences saphiques, musée des Arts décoratifs aucune ne suggère une quelconque pratique pédérastique. Si ces photographies pornographiques s’adressent à un vaste public masculin, d’autres, au format carte de visite et dédiées à des prostitués travestis, sont conservées à la préfecture de Police ou par des collectionneurs. Preuve que l’industrie pornographique, comme 59 Seize sur cent huit. Il est vraisemblable que parmi celles qui se sont déclarées la prostitution, ne négligeait pas la clientèle masculine homosexuelle 62.
Désaveu, en un certain sens, d’une sexualité conjugale insatisfaisante ou palliatif commode du célibat masculin, la prostitution accentue crûment les inégalités de sexe et de fortune qui structurent la société française au xıx e siècle. De son peuple d’ouvrières du sexe à son élite médiatisée, la mobilité demeure toutefois extrême, l’ascension pouvant se révéler aussi soudaine que la chute brutale. De ce point de vue, la prostitution prend tout son sens dans sa pluralité. Au gré de leur parcours de vie cahoteux, ces femmes changent de clients, de pratiques sexuelles, de fortune, de logis, de ville, voire de pays. À l’heure du développement des transports, celles qui le peuvent partent volontiers tenter leur chance dans les autres capitales de la prostitution comme Londres ou Bruxelles, mais osent également les lointaines destinations comme la Russie, l’Amérique, l’Égypte ou la Turquie. Instable, précaire, leur vie est aussi, bien plus que pour d’autres, exposée aux risques de la maladie, de l’avortement, de l’inceste, de la violence, de la folie ou du suicide 63. Entre marginalité sociale et subversion de genre, entre réprobation et séduction, elles endurent ou assument une activité prostitutionnelle âpre et vertigineuse.
fleuristes (dix-neuf ) ou lingères (quatorze), quelques-unes aient eu recours, peu ou prou, à la prostitution. Sur l’essor de la photographie pornographique et la perméabilité des frontières entre nu académique et nu dit « obscène », voir Elizabeth Anne McCauley, Industrial Madness : Commercial Photography in Paris 1848-1871, New Haven, Yale University Press, 1994 ; Sylvie Aubenas et Philippe Comar, Obscénités, photographies interdites d’Auguste Belloc, Paris, Albin Michel, 2001. 60 « Pornographie », La Grande Encyclopédie, Paris, Lamirault, 1885-1902, t. XXVII, p. 321. Carolyn J. Dean, The Frail Social Body: Pornography, Homosexuality, and Other Fantasies in Interwar France, Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 2000. Dans Paris noceur, Levic-Torca (anagramme de Victor Leca) raconte ainsi le parcours d’une ouvrière qui devient poseuse avant de se prostituer, op. cit. (note 13), p. 45-48. 61 Registre BB/3, f. 35. 62 Nicole Canet, Hôtels garnis, garçons de joie, prostitution masculine, lieux et fantasmes à Paris de 1860 à 1960, Paris, galerie Au Bonheur du Jour, 2012, et Maisons closes 1860-1946, bordels de femmes, bordels d’hommes, Paris, galerie Au Bonheur du Jour, 2009. 63 Le Livre des courtisanes, op. cit. (note 13), p. 44.
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et écrivains à la prostitution. Un tableau comme L’Absinthe d’Edgar Degas se laisse déchiffrer à la façon d’une page de roman naturaliste, en décodant par étapes le langage corporel, les accessoires et l’interaction des personnages humains. Pour commencer, nous autres spectateurs nous voyons attribuer une place dans le tableau : assis à une table à dessus de marbre, au premier plan, où se trouve un journal prêté par le café et fixé à une réglette en bois. Nous levons les yeux sur la femme et l’homme placés dans le coin opposé. Assis tout près l’un de l’autre, ils pourraient être un couple. Mais observons-les de plus près : l’homme regarde au loin 9 Voir Robert L. Herbert, Impressionism: d’un air distrait, sans prêter attention à la femme, dont les yeux semblent Art, Leisure and Parisian Society, New vitreux à force de fatigue. Isolés chacun dans son silence, ils nous appa- Haven / Londres, Yale University Press, raissent moins comme un couple. Nous remarquons alors que l’homme 1988, p. 74, 76 ; Richard Thomson, boit un mazagran de café, un remède contre la gueule de bois. Le serveur « Modernity, Figure, Metropolis: a déposé sur la table de gauche le plateau et la carafe d’eau pour distiller Importing the New Painting to Britain l’absinthe de la femme, mais celle-ci s’est déportée vers la gauche avec le in the 1870s », dans Degas, Sickert and verre, envahissant l’espace occupé par l’homme. Enfin, sous la table, nous Toulouse-Lautrec, Anna Greutzner Robins pouvons voir que les pieds de la femme ne reposent pas à plat sur le sol, et Richard Thomson (éd.), cat. exp., mais qu’elle les incline pour mieux reposer la plante des pieds. En somme, Londres, Tate Britain, 2005, p. 29-30. Degas invite le spectateur à reconstituer sous forme de récit un ensemble 10 Herbert, op. cit. (note 9), p. 72 ; d’attitudes : l’insoumise, fatiguée, qui s’accorde une pause-absinthe hors Clayson, op. cit. (note 8), p. 99. de la rue… mais qui, d’instinct, se déplace vers l’homme ; le manque d’in- 11 Mantz, op. cit. (note 7). térêt de ce dernier, dont les forces sont déjà épuisées 9. Édouard Manet a 12 A. P., « Beaux-arts », Le Petit Parisien, tenté quelque chose de similaire dans La Prune. Ici, la toile figure un seul 7 avril 1877, dans Ruth Berson, The New personnage, assis à la même hauteur que le spectateur censé la regarder Painting: Impressionism 1874-1886. Docu depuis une autre table du café. La jeune femme a le visage clair et une mise mentation, Vol. Ⅰ. Reviews, San Francisco, respectable, du moins en comparaison avec la protagoniste de L’Absinthe, Fine Arts Museums, Seattle, The University et semble être seule. Elle a l’air distraite, voire mélancolique, mais attend of Washington Press, 1996, p. 173. peut-être simplement qu’on lui apporte une cuillère pour sa prune au cognac et du feu pour sa cigarette. Nos soupçons se lèvent : s’agirait-il d’une solitude mise en scène ? Sa cigarette n’est-elle qu’un alibi pour faciliter le contact 10 ? Ces tableaux démontrent que les scènes représentées sont un processus ouvert, autorisant plusieurs explications pour le comportement des personnages : l’observation d’inconnus dans un lieu public suscite davantage de questions que de réponses. Cette ambiguïté, cette irrésolution volontaire dans la manière de composer une scène picturale, l’artiste la cultive parce qu’elle reflète une expérience moderne de la grande ville, et parce qu’elle fixe l’impression souvent imprécise produite par la fille insoumise.
L’ambiguïté au sein des images – et des écrits qui leur sont consacrés – se met aussi au diapason de la III e République, nouvellement établie, et surtout des gouvernements de l’Ordre moral pendant les années 1870. Il arrive qu’une œuvre figure la prostitution en public, mais certaines précautions demandent à être prises, tant par les artistes que par les commentateurs. En 1877, à l’exposition des impressionnistes, Degas montre Femmes à la terrasse d’un café, le soir, un pastel sur monotype qui représente une terrasse de café où siègent plusieurs prostituées, dont l’une fait un geste provocant, sur fond nocturne : une rue éclairée au gaz, où passent des silhouettes masculines. Notons que si un grand nombre de journalistes contribuant à la presse quotidienne admirent Degas pour son réalisme sans concessions (Mantz dans Le Temps 11, par exemple), très peu mentionnent cette œuvre en particulier. Seul l’anonyme A. P. [Alfred Paulet], dans un article publié par le journal radical Le Petit Parisien, décrit sans ciller « ces créatures fardées, flétries, suant de vice 12 ». La circonspection est toujours de mise cinq ans plus tard. À la galerie Georges Petit, lors de la première exposition de la Société internationale de peintres et de sculpteurs, pendant l’hiver 1882-1883, Jean Béraud montre Le Boulevard Montmartre, la nuit, devant le Théâtre des Variétés. L’on y retrouve un thème persistant, la traversée de la ville, clairement illustrée par la silhouette obscure de la voiture à cheval qui remonte le boulevard Montmartre et longe le Théâtre des Variétés, puissamment illuminé. La composition divise les protagonistes, devenus eux-mêmes des personnages scéni ques, qu’ils communiquent entre eux – le serveur et la femme solitaire, le vendeur de journaux à la criée, les deux boulevardiers démonstratifs – ou demeurent solitaires. Ces derniers peuvent toutefois échanger des gestes – telle la femme dans la marge de gauche – ou des regards, comme la femme au centre qui se retourne, sans doute
43. Jean Béraud, Le Boulevard Montmartre, la nuit, devant le Théâtre des Variétés, vers 1882, huile sur toile, 50 × 71 cm, Paris, musée Carnavalet – Histoire de Paris
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pour voir si l’homme au pardessus marron la suit. (Peut-être oui, peut-être non.) Mais 44. James Tissot, La Demoiselle de magasin, 1883-1885, huile sur ce couple non marié est encerclé par divers indices picturaux qui tous désignent la toile, 146,1 × 101,6 cm, Toronto, vente et la consommation : le crieur de journaux, la colonne Morris qui sert à promoucollection Art Gallery of Ontario voir les spectacles de théâtre, les tables des cafés avec leurs plateaux chargés de boissons… Analysant le tableau dans un périodique réputé, L’Art, le critique conservateur Dargenty commente avec enthousiasme la façon dont Béraud dépeint « tout cet ensemble de souplesse gracieuse, d’ondulations félines, d’inflexions morbides, de sous-entendus malins », mais semble rechigner à appeler par son nom la prostitution sous-jacente à cette scène de boulevard. Peut-être Dargenty veut-il se montrer discret de crainte d’offenser ses lecteurs. Notons toutefois que la fille insoumise, elle aussi, privilégie le sous-entendu à l’enchère explicite en matière de mode opératoire. Une prose qui procède par double entente se révèle un pendant approprié. Dans les années 1880, l’iconographie de la prostitution demeure ambiguë, mais se théâtralise toujours plus dans sa manipulation des figures et des anecdotes implicites. À l’époque, le roman naturaliste consacré à la prostitution a su évoluer avec une nouvelle génération d’écrivains, lesquels publient des textes comme Charlot s’amuse (1883) de Paul Bonnetain ou Chair molle (1886) de Paul Adam. Certes, ces deux textes donnent lieu à des poursuites, signe que les autorités jugent encore ce thème problématique. Un tableau comme Au Jardin de Paris de Jean-Louis Forain, réalisé vers 1884, exploite davantage le langage du corps que Le Boulevard Montmartre, la nuit, devant le Théâtre des Variétés de Béraud ou même que Femmes à la terrasse d’un café, le soir de Degas. Au centre de la toile, une femme penche en avant son corps sanglé dans un corset pour s’appuyer sur le réverbère, la main gauche levée à sa bouche dans un geste mal retenu de frustration ou de colère, tandis qu’un homme vêtu de gris disparaît nonchalamment au loin, les mains dans les poches, la tête penchée docilement en avant. Quel qu’ait été leur dialogue (si tant est qu’ils se sont parlé), Forain n’en dit rien dans cette scène de dénouement. Mais il utilise un code que le spectateur a pu déchiffrer ailleurs : le cramoisi qui marque la robe de la femme. La palette des rouges et autres couleurs chaudes est un leitmotiv du récit naturaliste lorsqu’il évoque la prostitution. Huysmans, dans la scène d’ouverture de Marthe, montre l’héroïne à un café-concert, portant « une cuirasse d’un rose exquis » et chantant à travers des « lèvres qui titillent, humides, voraces, rouges » ; plus 13 Joris-Karl Huysmans, Romans Ⅰ [1876], loin, elle pénètre dans un bordel au décor « d’un rouge mat 13 ». Une décen- Pierre Brunel (éd.), Paris, Robert Laffont, nie plus tard, dans sa nouvelle « Le signe » publiée dans Gil Blas en 1886, 2005, p. 13, 20, 22. Guy de Maupassant met en scène une baronne qui s’attire quelques ennuis 14 Guy de Maupassant, « Le signe », Gil Blas, 27 avril 1886, dans Guy de en émulant le geste subtilement racoleur d’une « femme en rouge 14 ».
Classes sociales et consommation [45] [44] [46]
Maupassant, Contes et nouvelles, t. Ⅱ, Louis Forestier (éd.), Paris, Gallimard, 1979, p. 725. 15 Sur les interprétations suscitées par ce tableau, voir entre autres Tamar Garb, Bodies of Modernity: Figure and Flesh in Fin-de-siècle France, Londres, Thames & Hudson, 1998, p. 106-108, et Nancy Rose Marshall et Malcolm Warner, James Tissot: Victorian Life/Modern Love, New Haven / Londres, Yale University Press, 1999, p. 154.
Tous ces éléments – ambiguïté, théâtralité, consumérisme – entrent en jeu par le biais de codes subtils que le spectateur de l’époque peut identifier… ou non. La Demoiselle de magasin de James Tissot, qui figure dans la série La Femme à Paris exposée à Paris en 1885, à la galerie Sedelmeyer, en fournit un bon exemple 15. Il représente l’intérieur d’un élégant magasin de nouveautés. Notre point de vue est celui d’un personnage invisible, une dame issue de la haute bourgeoisie (l’indice de son rang social est le cocher qui attend au coin du trottoir) à qui la demoiselle de magasin tient la porte ; elle porte aussi les emplettes qu’elle vient d’envelopper pour les donner à Madame alors qu’elle repart. En somme, un univers féminin où les hiérarchies de l’argent et du rang sont bien en place. Un second regard, plus instruit ou plus soupçonneux, fait apparaître un autre sens. Les silhouettes tout en courbes des deux demoiselles, sous leur corset, se détachent sur la vitrine du magasin, une série de traits verticaux, comme si elles étaient elles-mêmes en devanture. Un monsieur regarde à travers la vitrine, attiré non pas par les rubans, mais par la vendeuse qui range une boîte en hauteur, révélant ainsi sa silhouette. Nous ne pouvons voir si le regard qu’elle lui retourne est complice ou offensé, mais le torse de l’homme, placé au même niveau que la poitrine du mannequin dans la devanture, opère comme une métaphore pour ses intentions lascives. Tissot, semble-t-il, orchestre une série de juxtapositions qui confère une dimension subtilement érotique au dialogue muet, à moitié dissimulé à gauche, tandis que l’autre échange, à droite, est aussi normal que
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corrompue de la fin du Second Empire, Notes sur Paris, vie et opinions de M. Frédéric48. Henri Gervex, Le Bal de l’Opéra, Paris, 1886, huile sur toile, 85 × 63 cm, Thomas Graindorge, se veut explicite : « Le ballet est ignoble. C’est une exposition de Paris, collection particulière filles à vendre 25. » Rien de surprenant si, lorsqu’il commence à représenter les coulisses du ballet au début des années 1870, Degas insinue que certains parmi les abonnés de haut rang y ont leur entrée. Répétition d’un ballet sur la scène date de 1874, où il figure à la première exposition des impressionnistes. C’est une évocation sur le vif des danseuses au travail, où les poses négligées des unes, au repos, contrastent avec les attitudes gracieuses des autres. Le caractère instantané des mouve- 25 Hippolyte Taine, Notes sur Paris, vie ments de toutes ces jeunes femmes en robe claire – qu’elles bâillent, se et opinions de M. Frédéric-Thomas Graindorge, grattent ou répètent leurs pointes – est encore souligné par la présence, 4 e éd., Paris, 1868, p. 11. sombre et statique, du personnage masculin assis à l’extrême droite. Ici, 26 Henri Loyrette, « Degas à l’Opéra », le rôle de l’homme est ambigu, contrairement à celui des femmes, qui va dans Degas inédit, actes du colloque, de soi. Est-ce le maître de ballet ou un autre fonctionnaire de l’Opéra, qui musée d’Orsay / École du Louvre, Paris, supervise à bon droit la répétition, ou est-ce un abonné venu contempler La Documentation française, 1989, p. 50-51. sa maîtresse ou jauger les talents disponibles ? Degas lui-même n’obtiendra l’accès aux coulisses qu’en 1883 26. Mais il en a entendu parler par son ami Ludovic Halévy, librettiste et homme de théâtre. En 1872, Halévy fait paraître Madame et Monsieur Cardinal, où il combine deux histoires publiées au cours des deux années précédentes. Ce texte s’amuse à montrer les manigances hypocrites pour contourner les normes morales, lorsque argent et sexe assouplissent les difficultés et rapprochent les classes. Vers 1876, Degas réalise un ensemble de monotypes inspirés par les récits d’Halévy : certains, comme Dans les coulisses ou Les Petites Cardinal parlant à leurs admirateurs, dévoilent avec habileté les échanges en coulisses entre abonnés et danseuses. Dans le premier, un abonné masculin semble perplexe devant le traitement qui lui est réservé ; le second montre deux adolescentes qui naviguent avec assurance parmi une mer d’épaules masculines, vêtues de noir. Un monotype comme L’Intime ne dépeint pas forcément un épisode tiré de ces chroniques de la famille Cardinal, inventée par Halévy, mais cette scène confortable prolonge le thème des coulisses : au centre, la danseuse rajuste sa frange, flanquée de l’assistante ou de la mère qui lui sert de chaperon ; elle est en présence d’un protecteur morose, qui, sensible au spectacle, lève sensuellement sa canne à ses lèvres. L’aspect caricatural des monotypes de la famille Cardinal par Degas se retrouve dans le traitement par Forain des ballerines en coulisses. Dans un dessin publié en 1889 dans Le Fifre et intitulé L’Amour à Paris : le matin, le soir, il juxtapose ironiquement deux portraits d’une jeune danseuse, qui commence par laver son linge dans sa chambre de bonne, comme n’importe quelle ouvrière, puis qui se métamorphose en coryphée sans se laisser impressionner par les attentions d’un riche admirateur. Même un tableau comme Les Coulisses de l’Opéra de Paris, réalisé la même année par Béraud, ne peut que produire un effet caricatural. Bien qu’il soit peint avec la précision chère à l’artiste, annonçant une exactitude objective, ce portrait d’un homme âgé qui a glissé son bras autour de la taille d’une danseuse, ou d’une jeune femme flattant un dandy à monocle – le tout dans un décor ô combien artificiel, fait de costumes et de décors en carton-pâte –, suggère une anecdote à la fois réaliste et irrégulière, plausible mais indécente.
Les limites du documentaire et l’attrait de la caricature Si ambiguïté, théâtralité et caricature sont autant de moyens de formuler la place de la prostitution dans la modernité, un autre est le documentaire, qui consiste à dépeindre les mœurs d’une société avec une apparente objectivité. Toutefois, ce type de peinture – exemplifié par les tentatives de Béraud de représenter la prostitution sous différentes facettes – est relativement rare. Pourquoi ? Peut-être parce que l’ambiguïté, et non l’exactitude, convient à ce sujet glissant. Ou qu’il existe une collusion implicite entre l’État et l’artiste, car III e République et naturalisme sont étroitement associés, unis dans le postulat de longue date selon lequel il vaut mieux tenir la prostitution à l’écart du regard public. Assurément, la doctrine républicaine trouve plus avantageux de promouvoir des vertus civiques comme travail et famille. Il est significatif que les peintres naturalistes dont l’œuvre a bénéficié de commissions d’État, tels Alfred Roll, Émile Friant, Léon Lhermitte ou d’autres, aient contourné ce thème.
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58. Jean-Louis Forain, Au Jardin de Paris, 1884, huile sur panneau, 54 × 45,7 cm, New York, collection particulière, courtesy D. Nisinson
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59. Giovanni Boldini, Scène de fête aux Folies-Bergère, vers 1889, huile sur toile, 96,5 × 104,4 cm, Paris, musée d’Orsay
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233. Louis Anquetin, Femme sur les Champs-Élysées la nuit, 1890-1891, huile sur toile, 83,2 × 100 cm, Amsterdam, Van Gogh Museum
234. Louis Anquetin, Femme à la voilette, 1891, huile sur toile, 81 × 55 cm, New York, collection particulière, courtesy D. Nisinson
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Quand la morale s’emmêle
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Dans le dernier chapitre de son Salon de 1846, Baudelaire exhorte les artistes à faire le choix de « sujets modernes » et à saisir la « beauté particulière » du « spectacle de la vie élégante et des milliers d’existences flottantes qui circulent dans les souterrains d’une grande ville », tels les « criminels et filles entretenues 1 ». Une quinzaine d’années plus tard, le poète place à nouveau la représentation de la prostitution au cœur de sa réflexion sur Le Peintre de la vie moderne 2. Dans ce recueil 1 Charles Baudelaire, « De l’héroïsme d’essais, il se réfère à des artistes qui ne sont précisément pas peintres de la vie moderne », Salon de 1846. Sur mais illustrateurs, à l’instar de Gavarni, auteur de « croquis de mœurs » et Baudelaire et la modernité, voir Antoine créateur de plusieurs séries de gravures autour de la lorette 3, ou encore Compagnon, Baudelaire, l’irréductible, de Constantin Guys, aquarelliste prolifique et reporter du Paris interlope. Paris, Flammarion, 2014. C’est ce dernier qui incarne, plus que tout autre aux yeux de Baudelaire, 2 Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie le véritable « peintre de la vie moderne » engageant l’art sur la voie d’un moderne, 1863. Voir en particulier « ⅳ. renouveau par le choix de ses sujets, son « originalité saisissante », la La modernité » et « ⅻ. Les femmes et les filles ». « fureur » de son pinceau et la puissance de sa mémoire. Or, si dans le domaine de la caricature et de l’illustration les figures 3 Charles Baudelaire, Quelques caricaturistes de prostituées sont admises dès les années 1840 en raison du petit for- français, 1858. À propos de Gavarni et mat des planches ou de leur dimension moralisante ou humoristique 4, la du thème de la prostitution, voir Emmanuel question se pose en des termes différents dans le registre des « beaux- Pernoud dans Le Bordel en peinture, Paris, arts ». Le monde de la prostitution ne peut constituer un sujet de peinture Adam Biro, 2001, p. 25-26. que lorsqu’il s’affiche sur les cimaises du Salon par des biais détournés, 4 Voir Philippe Kaenel, « De Daumier sous couvert d’une distance spatio-temporelle l’éloignant en théorie des à Steinlen : les constructions visuelles de réalités de la société contemporaine 5. Le cadre fantasmé de l’Orient ou de la prostitution », Médias 19 [en ligne], l’Antiquité gréco-romaine sert volontiers de prétexte à des scènes lascives. Presse, prostitution, bas-fonds (1830-1930), Les hétaïres grecques, au premier rang desquelles Phryné, sont en faveur Guillaume Pinson (dir.), mis à jour le chez les peintres et sculpteurs durant tout le xıx e siècle et sont alors per- 15 février 2014, www.medias19.org/index. çues positivement, comme des femmes particulièrement distinguées, au php ?id=13386. contraire des courtisanes romaines incarnant « le vice qui s’est abattu » 5 Baudelaire met toutefois en garde contre le préjugé qui consisterait à attribuer « la sur la Rome impériale décadente 6. Présenté au Salon de 1850-1851, L’Intérieur grec de Gérôme, toile décadence de la peinture à la décadence d’un format moyen, est une scène de bordel transposée dans le monde des mœurs » (Baudelaire, Salon de 1846). gréco-romain 7. Malgré l’indécence remarquée du sujet, l’œuvre rejoindra 6 Voir Édouard Papet, « Phryné au la collection du prince Napoléon avec Le Bain turc d’Ingres, autre scène ⅺⅹ e siècle : la plus jolie femme de Paris ? », de gynécée fantasmée. La technique lisse et minutieuse de Gérôme, évo- dans Praxitèle, Alain Pasquier et Jean-Luc quant le style pompéien et donnant à l’œuvre une caution vaguement Martinez (dir.), cat. exp., Paris, musée « archéologique » à défaut d’un sujet véritablement identifié, contribue à du Louvre / Somogy, 2007, et dans Pierre Larousse, Grand dictionnaire universel du rendre acceptable une telle représentation. L’alliance de la vulgarité et de la distinction, relevée par un critique ⅺⅹ e siècle, 15 vol., Paris, 1866-1876, les au sujet du tableau de Gérôme, est régulièrement observée dans la pein- définitions « Prostitution » (t. ⅩⅢ, p. 289ture de nu féminin sous le Second Empire, où la confusion règne entre nu 298) et « Courtisane » (t. Ⅴ, p. 393-396). mythologique et nu érotique moderne. Cette indétermination peut être per- Dans le registre mythologique, Danaé çue comme le miroir de la perméabilité qui prévaut alors dans la société recevant Jupiter sous la forme d’une pluie entre le « monde » et le « demi-monde », désigné par Émile Zola comme d’or est associée à la prostitution depuis la « l’aristocratie du vice ». La porosité des frontières fonctionne à double Renaissance. sens : si les courtisanes reprennent à leur compte les codes de la haute 7 Voir Jean-Léon Gérôme (1824-1904), société, elles sont également prescriptrices dans le domaine de la mode l’histoire en spectacle, Laurence des Cars, ou de la décoration, comme en témoigne l’évolution du personnage de la Dominique de Font-Réaulx et Édouard Papet (dir.), cat. exp., Paris, Musée comtesse Muffat dans Nana de Zola 8. L’année 1863, qui voit paraître Le Peintre de la vie moderne, est d’Orsay / Skira Flammarion, 2010, p. 58-60. précisément celle où triomphent au Salon les « trois Vénus » peintes par 8 Un dessin paru dans La Vie parisienne Amaury-Duval, Cabanel et Baudry 9. Précisons que cette dernière ne porte du 29 octobre 1864 (Menus propos des d’ailleurs pas le nom de Vénus, le peintre ayant choisi de donner pour titre courses, p. 614) montre ainsi une femme à son tableau La Perle et la Vague en se référant à une lointaine « fable per- de la haute société s’exclamant : « Cher sane 10 ». Bien que les critiques à son sujet soient généralement élogieuses, comte, je suis ravie. Figurez-vous que l’on plusieurs notent que la jeune femme représentée, si elle est « nue comme vient de me prendre pour une cocotte. » une déesse », ressemble surtout à « une mortelle 11 ». La ligne générale de 9 Voir Henri Loyrette, « Le nu », dans son corps dérive du beau idéal, mais certains détails éloignent l’artiste de la Impressionnisme, les origines, 1859-1869, grâce et de l’harmonie atemporelles des formes. Théodore Véron, se remé- Gary Tinterow et Henri Loyrette (dir.), morant le tableau quelques années plus tard, relève le manque d’élévation cat. exp., Paris, RMN, 1994, p. 100.
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218. Édouard Manet, Olympia, 1863, huile sur toile, 130 × 190 cm, Paris, musée d’Orsay