La symphonie pastorale
André Gide
Adapté en français facile par Françoise Claustres
Crédits photographiques :
Couverture : © JFL Photography, Adobe Stock
Page 3 : © BIS / Ph. Michel Didier © Archives Larbor
Direction éditoriale : Béatrice Rego
Marketing : Thierry Lucas
Édition : Marie-Charlotte Serio
Couverture : Fernando San Martin
Mise en page : Isabelle Vacher
Illustrations : Conrado Giusti
Enregistrement : Blynd
© CLE International, 2024
ISBN : 978-209-039554-9
L’auteur
André Gide est un grand écrivain français du xxe siècle. Il a reçu le prix Nobel de littérature en 1947. André Gide naît en 1869. Ses deux parents sont protestants. Son éducation protestante et sévère marquera sa vie. Gide sera toujours un peu partagé entre un désir de pureté et ses désirs charnels, découverts notamment lors d’un voyage en Afrique du Nord. Il aime les hommes, mais se marie avec sa cousine Madeleine, qu’il voit comme un ange ; ses romans alternent entre romans « moraux » et romantiques, comme La Symphonie pastorale et La Porte étroite, et romans qui invitent à profiter de la vie, comme L’Immoraliste et Les Nourritures terrestres. Son œuvre est centrée autour de l’étude du « moi » : ses désirs, ses interdits… Il a d’ailleurs publié en 1939 un Journal 1889-1939. Il a également écrit son autobiographie : Si le grain ne meurt. Cette étude du moi ne l’a pas empêché de s’engager, pour le communisme pendant quelque temps, et contre les injustices. Il meurt en 1951. Ses romans sont écrits dans une très belle langue classique.
Le livre
La Symphonie pastorale est un court roman publié en 1919. C’est le journal d’un pasteur marié qui a des enfants. C’est aussi le nom d’une symphonie de Beethoven, dont le pasteur parle dans son journal. Le pasteur (« prêtre protestant »), qui vit en Suisse, recueille une jeune aveugle de quinze ans, Gertrude, dont personne ne s’est jamais occupé. Il l’installe chez lui, lui apprend à lire, lui fait découvrir la nature, la musique et essaie de ne pas lui faire découvrir le mal. Son fils, Jacques, tombe amoureux de Gertrude, qui est belle et pure. Le pasteur refuse ce mariage et se sent troublé. Gertrude refuse aussi ce mariage : elle pense aimer le pasteur. Le pasteur finit par comprendre qu’il aime Gertrude. Une opération rend la vue à la jeune aveugle. Mais la réalité qu’elle découvre est différente de ce qu’elle imaginait. Que va-t-il se passer ? En 1946, ce livre est devenu un film où joue une grande actrice française : Michèle Morgan.
Les mots ou expressions suivis d'un astérisque* dans le texte sont expliqués dans le Vocabulaire, page XX.
1 CHAPITRE I
La rencontre 10 février 189…
LA neiGe, qui tombe depuis trois jours, bloque les routes. Je n’ai pas pu aller à R… où je célèbre* le culte* depuis quinze ans deux fois par mois. Ce matin, trente personnes seulement étaient présentes dans la chapelle* de La Brévine.
J’utiliserai le temps que me donne cet enfermement pour raconter mon histoire avec Gertrude. J’ai décidé de raconter la formation et le développement de cette âme* pieuse*. Je remercie le Seigneur* de m’avoir confié cette tâche1.
Il y a deux ans et six mois, une fillette que je ne connaissais pas est venue me chercher pour m’emmener voir une pauvre vieille qui était en train de mourir. Mon cheval était prêt ; j’ai fait monter l’enfant dans la voiture et j’ai pris une lampe car je pensais ne pas revenir avant la nuit.
La fillette m’a fait prendre une route où je n’étais jamais allé. Le soleil se couchait quand elle m’a montré du doigt une petite maison. Si on n’avait pas vu un peu de fumée sortir de la cheminée, on aurait pu croire qu’elle n’était pas habitée. J’ai attaché le cheval à un pommier puis j’ai rejoint l’enfant dans la pièce sombre où la vieille venait de mourir.
1. Travail, chose qu’on doit faire.
Une femme encore jeune était à genoux près du lit. L’enfant, qui était la servante de la maison, a allumé une chandelle2. La femme agenouillée s’est relevée. C’était une voisine, une amie, que la servante était allée chercher. La vieille, m’a-t-elle dit, est morte sans souffrir. Nous avons décidé ensemble de ce qu’il fallait faire pour l’enterrement. Comme souvent dans ce pays perdu, le pasteur* devait s’occuper de tout. J’ai demandé si la vieille avait un héritier. La voisine m’a montré un être bizarre accroupi3 devant la cheminée, qui semblait endormi. Ses cheveux épais cachaient presque complètement son visage.
– Cette fille aveugle : une nièce selon la servante. Il faudra la mettre à l’hospice4.
J’étais gêné qu’on parle d’elle devant elle.
– Ne la réveillez pas, ai-je dit doucement.
– Je ne pense pas qu’elle dorme, c’est une idiote : elle ne parle pas et ne comprend rien. Depuis ce matin, elle n’a pas bougé. J’ai cru qu’elle était sourde, mais la servante m’a dit qu’elle ne l’était pas. La vieille, qui était sourde, ne lui parlait jamais.
– Quel âge a-t-elle ?
– Une quinzaine d’années, je pense.
Après avoir prié, agenouillé près du lit, entre la voisine et la servante, agenouillées aussi, j’ai compris que Dieu avait placé cette enfant sur ma route. Quand je me suis relevé, j’avais décidé d’emmener l’aveugle, sans savoir ce que j’allais faire d’elle. J’ai dit à la voisine ce que j’avais décidé. L’aveugle ne bougeait pas. Son visage ne bougeait pas non plus.
2. Bougie.
3. Replié.
4. Lieu où allaient les personnes pauvres, sans famille.
La voisine m’a aidé à l’envelopper dans une couverture, car la nuit était fraîche ; et je suis reparti avec cette chose sans âme blottie5 contre moi. Pendant que je conduisais, je pensais : dort-elle ? Seigneur ! Permettrez-vous que mon amour sorte cette âme de la nuit ?
Ma femme est un jardin de vertus*, mais sa bonté naturelle n’aime pas les surprises. Quand je suis revenu avec la petite, elle a crié :
– Mais qu’as-tu encore fait ?
Les enfants étaient surpris. Cet accueil ne ressemblait pas à celui que j’aurais souhaité. Seule ma chère petite Charlotte a dansé et battu les mains quand elle a compris que quelque chose allait sortir de la voiture. Quand j’ai lâché la main de l’aveugle, la pauvre fille a gémi6. Ses cris ne semblaient pas humains ; on aurait dit les cris d’un petit chien. Lorsque j’ai avancé une chaise vers elle, elle est tombée à terre, comme si elle ne savait pas s’asseoir ; puis elle s’est accroupie comme dans la maison de la vieille, et elle a semblé plus calme. Elle avait déjà fait tout le trajet en voiture blottie à mes pieds.
– Que veux-tu faire de ça ? m’a dit ma femme.
« Ça ». Mon âme a frissonné7 en entendant ce mot. Je suis resté calme, je me suis tourné vers ma famille, j’ai mis une main sur le front de l’aveugle et j’ai dit :
– Je ramène la brebis perdue*.
5. Collée.
6. Fait entendre un petit cri.
7. Tremblé.
Puis j’ai fait un signe à Jacques et à Sarah pour qu’ils sortent avec les deux petits. Je ne voulais pas qu’ils soient là pendant que je m’expliquais avec ma femme.
– Tu peux parler devant elle, lui ai-je dit : la pauvre enfant ne comprend pas.
Amélie m’a dit qu’elle n’avait rien à me dire et qu’elle ferait comme d’habitude ce que je voulais. J’ai déjà écrit que je ne savais pas ce que j’allais faire. Je n’avais pas encore pensé à la possibilité d’installer l’aveugle chez nous. Amélie m’en a donné l’idée quand elle m’a demandé si nous n’étions pas « déjà assez dans la maison ». Puis elle a ajouté que cinq enfants suffisaient et qu’elle était à bout8.
J’ai demandé à Amélie si elle n’aurait pas fait comme moi ; j’ai ajouté que je savais que l’aveugle allait lui donner du travail mais que Sarah pouvait l’aider… Bref, Dieu a mis dans ma bouche les paroles qu’il fallait pour l’aider à accepter.
Je croyais que j’avais gagné, car Amélie s’approchait gentiment de l’aveugle, mais soudain, en voyant la saleté de l’enfant, elle s’est à nouveau énervée.
– Mais c’est une horreur. Brosse-toi. Non, pas ici. Dehors. Ah ! Mon Dieu ! Les enfants vont être sales. Je déteste la saleté.
Quand je suis revenu après m’être nettoyé, ma femme pleurait dans un fauteuil.
– Je suis désolé, ai-je dit. Ce soir, il est tard, et on n’y voit pas. Demain, nous lui couperons les cheveux et nous la laverons.
Et je lui ai demandé de ne pas parler de sa saleté aux enfants.
8. Être à bout : en avoir assez, être épuisé.
C’était l’heure de manger. L’aveugle, que notre vieille servante Rosalie regardait méchamment, a dévoré la soupe que je lui ai tendue. Le repas était silencieux. J’aurais voulu raconter mon aventure, parler aux enfants, mais je ne voulais pas énerver Amélie.
Je suis resté seul avec l’aveugle. Une heure plus tard, ma petite Charlotte a ouvert la porte, s’est avancée doucement, en chemise et pieds nus, s’est jetée à mon cou et a dit :
– Je ne t’avais pas dit bonsoir.
Puis, tout bas, montrant du bout de son petit index l’aveugle qui dormait :
– Pourquoi est-ce que je n’ai pas pu l’embrasser ?
– Tu l’embrasseras demain. À présent, laissons-la. Elle dort, lui ai-je dit en la raccompagnant jusqu’à la porte.
Puis je suis revenu m’asseoir et j’ai travaillé jusqu’au matin, lisant ou préparant mon prochain sermon*.
2 CHAPITRE II
La renaissance 27 février
J’Ai rApidement compris que j’avais mis une lourde tâche sur les bras d’Amélie. Je l’avais aidée à couper les cheveux de la petite, ce qu’elle avait fait avec dégoût9. Mais elle avait dû laver l’aveugle seule. Amélie ne disait plus rien. Elle avait dû réfléchir pendant la nuit et accepter cette nouvelle tâche. Elle semblait même contente et a souri après avoir habillé Gertrude. Le nom de Gertrude avait été choisi par Charlotte, et accepté par tous.
Je dois avouer que les premiers jours, j’ai été très déçu. J’avais imaginé l’éducation de Gertrude, et la réalité était très différente. Gertrude restait toute la journée auprès du feu, apeurée, et dès qu’elle entendait nos voix ou dès que l’on s’approchait d’elle, son visage devenait dur. Si on lui parlait, elle grognait comme un animal. Elle se calmait au repas, que je lui servais moi-même et qu’elle dévorait. C’était difficile à regarder. Oui, vraiment, j’avoue que les dix premiers jours, j’étais désespéré10, et je commençais à regretter de l’avoir emmenée.
Un jour, j’ai reçu la visite de mon ami le Docteur Martins. Je lui ai raconté l’histoire. Il m’a dit que je ne devais pas désespérer, mais que je ne m’y prenais11 pas bien.
9. Horreur (car l’aveugle est sale).
10. Très triste, sans espoir.
11. Je ne faisais pas ce qu’il fallait.
– Pour commencer, tu dois associer quelque chose à un son, un mot, et le répéter jusqu’à ce qu’elle le répète. Je n’invente pas cette méthode. Je me souviens d’une pauvre enfant, aveugle et sourde-muette, qu’un docteur anglais avait recueillie au siècle dernier. Elle s’appelait Laura. Ce docteur avait écrit un journal, comme tu devrais faire, où il racontait les progrès de l’enfant. Durant des jours et des semaines, il lui a fait toucher deux petits objets, une épingle et une plume, puis toucher sur une feuille imprimée le relief12 de deux mots : épingle et plume. Pendant des semaines, il n’a pas eu de résultat. Il a continué. Et un jour, il a vu le visage de l’enfant s’éclairer. Laura venait de comprendre. À partir de ce jour, ses progrès ont été rapides. Plus tard, elle est devenue directrice d’un institut d’aveugles.
Le lendemain, j’ai commencé à suivre sa méthode. Les premières semaines, j’ai dû être très patient, avec l’aveugle mais aussi avec Amélie, qui me reprochait13 de perdre mon temps. Ce que je lui reprochais, moi, c’était de n’avoir pas confiance, de penser que je ne réussirais pas. Oui, c’est ce manque de foi* qui me faisait de la peine. Elle répétait : « Si encore tu devais arriver à un résultat… » Je crois qu’elle était aussi un peu jalouse, car elle a dit plusieurs fois : « Tu ne t’es jamais autant occupé de tes enfants. » C’était vrai. La parabole* de la brebis perdue est une des plus difficiles à comprendre. Beaucoup de personnes ne peuvent pas accepter qu’une brebis perdue soit plus importante pour le berger que tout son troupeau.
12. Le braille, qu’utilisent les aveugles pour lire, est une écriture en relief. Les aveugles touchent ce qui est écrit. 13. Critiquait, accusait…
Les premiers sourires de Gertrude m’ont consolé de tout. Car « cette brebis, si le berger la trouve, je vous le dis, elle lui donne plus de joie que les quatre-vingt-dix-neuf autres qui ne se sont jamais perdues14 ».
Le 5 mars. J’ai noté cette date comme celle d’une naissance. Tout à coup, le visage de l’aveugle s’est éclairé ; Gertrude avait une expression angélique. J’étais si heureux que j’ai offert à Dieu le baiser que j’ai mis sur le beau front de l’aveugle.
Après, ses progrès ont été rapides. Bientôt, j’ai commencé à parler avec elle, lentement, en lui disant de me poser toutes les questions qu’elle voulait. Un travail devait se faire quand elle était seule, car quand je la retrouvais, elle avait progressé. Je me sentais séparé d’elle par moins de nuit15.
Puis j’ai commencé à la faire sortir. Elle ne voulait se promener qu’à mon bras. J’ai compris qu’elle n’était jamais sortie de la maison de sa tante. Elle m’a raconté plus tard que quand elle entendait le chant des oiseaux, chez la vieille, elle croyait que cela venait de la lumière. Je me souviens de sa joie quand je lui ai appris que ces chants venaient de créatures16 vivantes. (Depuis, elle dit souvent : je suis joyeuse comme un oiseau.) Mais elle était un peu triste car elle ne pouvait pas voir la beauté du monde que racontaient ces chants.
– La terre est aussi belle que le racontent les oiseaux ? a-t-elle demandé. Pourquoi ne le dit-on pas plus souvent,
14. Phrase que l’on trouve dans l’évangile de Matthieu qui raconte la parabole de la brebis perdue.
15. Référence au fait que l’aveugle ne voit pas (et soit donc « dans la nuit »).
16. Êtres vivants.
alors ? J’écoute si bien les oiseaux ; je crois que je comprends tout ce qu’ils disent.
– Ceux qui peuvent voir ne les entendent pas aussi bien que toi, ma Gertrude, lui ai-je répondu.
Elle m’a demandé si les oiseaux étaient les seuls animaux qui volaient.
– Il y a aussi les papillons, lui ai-je dit.
– Est-ce qu’ils chantent ?
– Ils ont une autre façon de raconter leur joie. Elle est inscrite en couleurs sur leurs ailes…
28 février
J’avais dû apprendre l’alphabet des aveugles pour l’apprendre à Gertrude, mais bientôt, elle est devenue plus forte que moi. Je ne lui enseignais pas seul. Jacques s’était cassé le bras en patinant pendant les vacances de Noël qu’il était venu passer chez nous. Le docteur Martins l’avait soigné sans l’aide d’un chirurgien, mais Jacques devait rester à la maison quelque temps. Tout à coup, il s’était intéressé à Gertrude, et m’avait aidé à lui apprendre à lire. Gertrude faisait de gros progrès. Cette intelligence hier endormie se mettait à courir. Rapidement, elle est arrivée à parler correctement.
La question des couleurs m’a posé des soucis. Gertrude ne comprenait pas qu’une couleur puisse être plus ou moins foncée et que les couleurs puissent se mélanger. Un jour, je l’ai emmenée à Neuchâtel écouter un concert. J’ai fait remarquer à Gertrude que les instruments avaient des sons différents et que chaque instrument pouvait donner des sons plus ou moins graves. Je lui ai proposé d’imaginer que les couleurs étaient un peu comme des sons : les rouges
et les orangées comme les sons des cors17, les jaunes et les verts comme ceux des violons ; les violets et les bleus comme les sons des flûtes…
– Comme cela doit être beau ! répétait-elle. Mais le blanc alors ?
– Imagine le blanc comme quelque chose de pur, quelque chose où il n’y a plus aucune couleur, mais seulement de la lumière ; le noir, lui, est plein de couleur, jusqu’à en être sombre…
29 février
Je n’ai pas encore dit l’immense plaisir que Gertrude avait pris à ce concert. On y jouait la Symphonie pastorale18 . Longtemps après notre sortie de la salle de concert, Gertrude restait silencieuse.
– Est-ce que ce que vous voyez est aussi beau que cela ? dit-elle enfin.
– Aussi beau que quoi ?
– Que la scène au bord du ruisseau dans la symphonie. Je ne lui ai pas répondu tout de suite, car je réfléchissais que ces sons ne peignaient pas le monde comme il était mais comme il aurait pu être, comme il pourrait être sans le mal et sans le péché*. Et je n’avais pas osé parler à Gertrude du mal, du péché, de la mort.
– Ceux qui ont des yeux, ai-je dit, ne connaissent pas leur bonheur.
– Mais moi qui n’en ai pas, a-t-elle crié, je connais le bonheur d’entendre.
17. Cor : instrument à vent et en cuivre qui fait un gros son. 18. Symphonie de Beethoven. Pastorale signifie ici campagnarde, qui évoque la campagne.
Elle se serrait contre moi tout en marchant et elle s’appuyait à mon bras comme font les petits enfants.
– Pasteur*, sentez-vous combien je suis heureuse ? Non, non, je ne dis pas cela pour vous faire plaisir. Regardez-moi : est-ce que cela ne se voit pas sur le visage, quand ce que l’on dit n’est pas vrai ? Moi, je le reconnais très bien à la voix. Vous souvenez-vous du jour où vous m’avez répondu que vous n’aviez pas pleuré quand ma tante (c’est ainsi qu’elle appelait ma femme) vous a reproché de ne rien faire pour elle. Je l’ai compris tout de suite à votre voix ; je n’ai pas eu besoin de toucher vos joues pour savoir que vous aviez pleuré. Dites-moi, pasteur, vous n’êtes pas malheureux, n’est-ce pas ?
J’ai porté sa main à mes lèvres pour lui faire comprendre sans parler qu’une partie de mon bonheur venait d’elle, et je lui ai répondu :
– Non, Gertrude, je ne suis pas malheureux. Comment serais-je malheureux ?
– Vous pleurez quelquefois, pourtant.
– J’ai pleuré quelquefois.
– Pas depuis la fois dont j’ai parlé ?
– Non.
– Pouvez-vous me promettre de ne jamais me tromper ?
– Je le promets.
– Eh bien ! Répondez-moi alors : suis-je jolie ?
– Un pasteur ne s’occupe pas de la beauté des visages, ai-je répondu.
– Pourquoi ?
– Parce que la beauté des âmes lui suffit.
– Vous préférez que je pense que je suis laide, a-t-elle dit alors.
– Gertrude, vous savez bien que vous êtes jolie, ai-je crié.
Elle s’est tue et son visage a pris une expression très grave qu’elle a gardée jusqu’à notre retour.
Quand nous sommes rentrés, Amélie m’a fait comprendre qu’elle n’était pas contente. Elle ne m’a pas vraiment fait des reproches, mais son silence m’accusait. Le soir, après le coucher des enfants, je lui ai demandé sévèrement :
– Tu es fâchée parce que j’ai emmené Gertrude au concert ?
– Tu fais pour elle ce que tu n’aurais fait pour aucun de nous.
C’était donc toujours le même reproche. Ce qui me faisait plus de peine, c’est qu’Amélie avait parlé fort et que Gertrude, qui était dans la pièce à côté, avait entendu. Quand Amélie est partie, je me suis approché de Gertrude, j’ai porté sa petite main à mon visage et j’ai dit :
– Tu vois ! Cette fois, je n’ai pas pleuré.
– Non : cette fois, c’est moi qui pleure, a-t-elle dit.
3 CHAPITRE III
Sentiments amoureux
8 mars
J’espérAis pouvoir raconter le développement de Gertrude pas à pas. Mais je n’ai pas le temps de tout noter. Celui qui lirait ces pages serait sans doute étonné d’entendre Gertrude parler si bien si vite. Mais ses progrès ont été très rapides. Elle me surprenait19 et, souvent, d’un jour à l’autre, je ne reconnaissais plus mon élève.
Plusieurs fois, j’avais laissé Gertrude devant le petit harmonium20 de notre chapelle*. Malgré l’amour que j’ai pour la musique, je n’y connais pas grand-chose et je ne pouvais pas lui apprendre l’harmonium.
– Laissez-moi, m’avait-elle dit le premier jour. Je préfère essayer seule.
Alors, lorsque j’avais des visites à faire par-là, je l’emmenais à l’église et je la laissais pendant de longues heures. Elle jouait de l’harmonium, et je la retrouvais le soir, ravie21.
Un des premiers jours d’août, il y a à peine un peu plus de six mois, je suis revenue plus tôt car je n’avais pas trouvé chez elle une pauvre femme. Gertrude ne m’attendait pas si vite et j’ai été très surpris de trouver
19. Étonnait.
20. Orgue, instrument de musique qu’on trouve dans une église.
21. Très contente.
Jacques auprès d’elle. Ils ne m’ont pas entendu entrer. Je n’ai pas l’habitude d’épier22, mais j’ai observé la scène. Ils ne disaient rien de mal mais Jacques était très proche d’elle et il a pris plusieurs fois sa main pour guider ses doigts sur l’harmonium. J’étais plus étonné et plus triste que je n’aurais voulu. J’allais me montrer quand Jacques a sorti sa montre.
– Je dois partir, a-t-il dit : mon père va bientôt revenir. Il a porté à ses lèvres la main que Gertrude lui a laissée, puis il est parti. Quelques instants après, j’ai ouvert la porte en faisant du bruit.
– Eh bien, Gertrude ! Es-tu prête ? Tu as bien travaillé ?
– Oui, très bien : aujourd’hui, j’ai fait des progrès.
Une grande tristesse a rempli mon cœur.
J’avais hâte de me retrouver avec Jacques. Ma femme, Gertrude et les enfants nous laissaient tous les soirs seuls après le dîner. Mais j’étais si troublé que je ne savais pas quoi dire ou que je n’osais pas parler. C’est lui qui a commencé en me disant qu’il avait décidé de passer toutes les vacances avec nous. Or, quelques jours avant, il nous avait dit qu’il irait dans les Hautes-Alpes. Je savais que son ami T… l’attendait. J’étais très énervé mais j’ai fait un grand effort et j’ai dit calmement :
– Je croyais que T… t’attendait.
– Oh ! Ce n’est pas très grave. Vous savez que j’ai toujours préféré le livre à la montagne.
– Oui, mon ami, mais ne crois-tu pas que tu préfères les leçons de musique à la lecture ?
22. Surveiller.
LECTURES CLE
EN FRANÇAIS FACILE
LA SYMPHONIE PASTORALE
André Gide
Un pasteur protestant, M. Jean Martens, et son épouse prennent en charge une jeune aveugle nommée Gertrude. Le pasteur développe des sentiments amoureux pour elle. Ce roman explore les thèmes de l’amour interdit, de la responsabilité et de la tragédie qui découle de cette relation.
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