Fabriquer des mémoires de guerres - Les traces du Mur de l’Atlantique dans le paysage.

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Fabriquer des mémoires de guerres. Les traces du Mur de l’Atlantique dans le paysage.

Mathilde Charée encadrée par Michel Audouy Mémoire de 3e année - Mai 2015



Sommaire Introduction

I : Sur les traces d’une identité culturelle. > L’Histoire productrice de patrimoine, perpétuant la mémoire. > La mémoire et le patrimoine comme socle du projet de paysage.

II : Le Mur de L’Atlantique, les fragments d’une forteresse. > Les Golems de béton, hérauts de l’Histoire. > Du bunker à l’infrastructure culturelle : le grand détournement. Conclusion Remerciements Bibliographie


«Parmi les endroits d'où l'on peut voir un paysage, celui dont la vue est la plus belle est presque toujours celui qui est le plus intéressant dans un raisonnement de tactique militaire.» Paysages politiques / Yves Lacoste / éditions Lgf / Ldp Biblio Essais / 1990


L’architecture militaire, et lieux de combats qui s’y rapporte, appartiennent au Patrimoine, car ils sont retenus comme étant des lieux symboliques, et donnant parfois lieu à des monuments historiques. Mais cette architecture de guerre peut être aussi mal aimée car elle évoque l’occupation, la violence et la mort, dont elle a pu être le théâtre, laissant parfois des constructions sans réponse. Ces fortifications oubliées, celles qui furent construites pour être des frontières entre les hommes, nous chuchotent aussi leurs histoires. Dans son rapport face à la question de la Mémoire, comment le paysagiste, l’architecte et l’urbaniste abordent la réutilisation des traces? A partir du moment où on décide de ne pas faire table rase du passé, comment reconstruire avec l’existant en évoquant l’impact de la guerre de manière ponctuelle, sachant que les choses se délitent, et s’oublient... Pourquoi est-ce si important pour nous, de conserver cette mémoire, et comment s’y prendt-on pour la faire perdurer? L’étude suivante se penchera sur ces questions, en s’appuyant sur des exemples de travaux consacrés à la première Guerre Mondiale, plus que jamais à l’honneur avec le centenaire de cet événement. Pour aller plus loin, nous interrogerons ensuite le cas du Mur de l’Atlantique. Ce mur étant visible par certains éléments, mais étant également soumis à la périclitation, quelle approche de la représentation du passé, donne-t-on à y voir: la restauration, la restitution, l’effacement ou la re-interprétation ? Ses différentes approches, feront l’objet de notre dernière partie.



I : Sur les traces d'une identitĂŠ culturelle.


Nous sommes une génération sans guerre. Sans guerre réelle de plusieurs années qui ont bouleversé nos territoires. Par contre, notre génération est marqué d' événements éclairs, où le 11 septembre, le tsunami de l'Océan Indien, l'attentat de Charlie hebdo, deviennent des références mondiales. Les USA ont lancé un concours architectural pour commémorer le «ground zero» des Twin Towers, des vidéos montrant la puissante vague ont fait le tour du monde, et la France a organisé des marches républicaines qui sont devenues le hashtag le plus utilisé de l'histoire du net. Quel sens donnons-nous au souvenir des attentats qui font parti de notre Histoire actuelle, ou de ces combats que nous n'avons pas connu? Comment doivent-ils être assumés et vécus? Quelle part devons-nous réserver entre le devoir de mémoire et les rites de commémoration? Comment entretenir la mémoire, à l’heure où les anciens combattants se font rares, où la nouvelle information en chasse une autre, où chaque événement aussi dramatique soit-il, est vite oublié. Le temps qui passe étant inéluctablement à l'œuvre, comment la mémoire s’en sort face au présent toujours ré-actualisé?

1> L’histoire productrice de patrimoine, perpétuant la mémoire. La mémoire c’est un regard en arrière, vers l’enfance, vers la question de nos origines. Il s’agit de savoir d’où on vient, de savoir ce qui reste de nous, en quoi consiste l’image de notre passé. Ceci engage une remontée de la trace, qui commence souvent avec une information partielle, un morceau de quelque chose mis à jour. Le regard que chacun projette sur cette trace, devient une archive, un vestige, qui porte un vécu. C’est un


document de mémoire bien plus que d’Histoire. La mémoire s’accroche souvent à quelque chose de matériel: un lieu, une photographie, une texture, un son, une odeur. Ces tracessupports fonctionnent comme des éléments déclencheurs. Notre temps étant unilinéaire, il s’agit du temps de notre expérience quotidienne, ordinaire. Alors que la mémoire elle, est pluri-temporelle. C’est à dire que plusieurs temporalités sont à l’œuvre et se superposent, telles des couches qui viennent s’ajouter. Ces couches, sont les vestiges, parmi lesquels nous vivons. Nous y produisons des restes qui constituent, et continuent d’alimenter les vestiges de notre temps. Nous marchons sur ce «sol où est enfoui le souvenir des temps évanouis»1, mais où y est aussi enregistré la trace de ce temps. A chaque instant, ce dernier transforme ce qui existe, sans que nous puissions y changer quelque chose. Rien n’est destiné à durer, ni même à se conserver, du moins en l’état. Malgré nos efforts, et les prouesses technologiques, tout est en constante évolution, et si on veut maintenir l’identité d’un objet du passé, on ne peut faire autrement que le modifier, l’altérer. Ouvrir la mémoire du passé, c’est admettre que dans le geste d’exposition, il y a aussi celui de la destruction, car il va reprendre son cours dans le temps. «On ne peut rien rapporter du passé parmi nous, qui ne soit immédiatement condamné à se rompre et à se dissoudre, puisqu’en arrachant ces vestiges du passé à la mémoire dans laquelle ils étaient enfouis, on les ramène violemment à la vie – c’est à dire aux attaques du temps qui les tuent. Et pourtant, nous n’avons pas d’autre possibilité que de tirer les vestiges du côté des vivants, de les ramener de cet autre côté où ils vont tomber en poussière avec nous.»2 C’est parce que nous croyons à un temps historique unilinéaire et séquentiel, dans lequel chaque 1 : Le sombre abîme du temps : mémoire et archéologie de Laurent Olivier / Edition Seuil / 2008 / p.21 2 : Le sombre abîme du temps : mémoire et archéologie de Laurent Olivier / Edition Seuil / 2008 / p.12-13


temporalité balaye celle qui la précède, que nous sommes persuadés qu’il faut garder des sites en l’état. Mais ce temps historique, n’est pas le même que celui des vestiges. Leur préservation difficile, nous apprend que quoi que nous fassions, le passé continue à exister et à se transformer dans le présent, en se dégradant. En voulant les préserver du passé, nous ne faisons que les enfermés, en leur inventant un passé qui n’a jamais existé, mais qui finit par se substituer à ce passé d’origine qui lui s’efface. «Il n’existe aucune possibilité de restituer le passé, où plus exactement de le reconstituer, car le passé n’a jamais existé en tant que tel; il n’existe que construit – c’est-à-dire altéré, déformé, dénaturé – par ce qui lui a succédé et qui lui donne une existence. On ne régresse pas du présent vers le passé en tournant à rebours les pages du grand livre des «archives du sol», selon la fameuse métaphore reprise par Leroi-Gourhan.»1 Notre rôle se fait dans une réactivation d’un potentiel enfoui. Celui-ci ne peut être considéré autrement qu’à partir du présent, car ce potentiel n’a pas d’identité autrement qu’après cette action. Le temps se chargera d’achever, de digérer les traces des vestiges. Ces derniers vont s’abîmer jusqu’à disparaître, car cela fait parti de leur identité matérielle. C’est là, leur manière de demeurer avec nous, d’exister dans notre présent, d’y faire mémoire active. «Le temps archéologique ne s’arrête pas à partir du moment où les sites sont abandonnés: il continue à travailler la matière des vestiges, qui sont désormais absorbés dans un autre environnement où ils maintiennent imperceptiblement la mémoire d’autres temps.»2 Les vestiges se transforment continuellement, et l’image que nous nous en faisons se recompose sans cesse, entre continuation et rupture. Les créations matérielles, que ce 1 : Le sombre abîme du temps : mémoire et archéologie de Laurent Olivier / Edition Seuil / 2008 / p.83 2 : Le sombre abîme du temps : mémoire et archéologie de Laurent Olivier / Edition Seuil / 2008 / p.94


soit des objets, des sites, ou encore des paysages, meurent lorsqu’elles cessent d’être transformées. Alors à ce moment là, leur souvenir risque de s’éteindre. La transmission du passé, sa perpétuation matérielle dans le présent, passe par un dérangement. Car le passé, comme état ancien des choses, n’est pas derrière nous, mais avec nous, voir devant nous. L’histoire qui pose le passé comme différent du présent, le posant comme incompréhensible si il est sorti de son contexte, de son temps qui lui est propre, cette histoire là n’a pas de sens. Elle enterre directement le passé. Si les guerres sont des faits marquants de l’Histoire, leur expression monumentale, leur transmission sont des enjeux primordiaux. Comment la mémoire se concrétise dans l’espace, et comment l’évoquer en temps de paix? Car tant que le souvenir des conflits erre dans les consciences, que ce soit celui des acteurs de la guerre ou celles de leurs descendants, le souvenir constitue un patrimoine affectif immatériel mais cependant actif. Au lendemain de la 1ère Guerre Mondiale, la question de la Mémoire est venu rapidement, par l’urgence d’enterrer les morts et de retrouver une coalition au sein de la Patrie Française. Les aménagements se multipliaient conduisant à des opérations emblématiques de reconstitution, de muséification du Patrimoine et par conséquent du Paysage. «Les premiers monuments aux morts de 1870 furent le prélude à la généralisation de ceux de la guerre 1914-1918. Chaque communauté voulut avoir le sien, villes, institutions et jusqu’aux familles auprès desquelles des plaques personnelles commémoraient, dans chaque maison, la mémoire du héros mort au champ d’honneur.»1 1 : Mémoires de guerre - La mémoire des lieux – préserver le sens et les valeurs immatérielles des monuments et des sites / Etienne Poncelet / 2003


Pour rappel le terme «monument» dérive du substantif latin monumentum, issu du verbe monere qui veut dire «avertir», «rappeler à la mémoire». «On appellera alors «monument» tout artefact (tombeau, stèle, totem, bâtiment, inscription...) ou ensemble d’artefacts délibérément conçus et réalisés par une communauté humaine, quelles qu’en soient la nature et les dimensions (de la famille à la nation, du clan à la tribu, de la communauté des croyants à celle de la cité...), afin de rappeler à la mémoire vivante, organique et affective de ses membres, des personnes, des événements, des croyances, des rites ou des règles sociales constitutifs de son identité.»1 Le monument se caractérise par son identification, sa matérialité, qui va accentuer la fonction symbolique du langage dont il pallie la volatilité. Le monument va encourager l’ancrage des sociétés humaines dans leur espace de vie. Ainsi le monument «tient […] à son mode d’action sur la mémoire» et s’attache à «rappeler le passé en le faisant vibrer à la manière du présent.»2 Quand au patrimoine, il désigne «un fonds destiné à la jouissance d’une communauté élargie aux dimensions planétaires et constitué par l’accumulation continue d’une diversité d’objets que rassemble leur commune appartenance au passé : œuvres et chefs-d’œuvre des beaux-arts et des arts appliqués, travaux et produits de tous les savoirs et savoir-faire des humains. (…) Il [le patrimoine historique] renvoie à une institution et à une mentalité.»3

1 : Patrimoine en questions : Anthologie pour un combat / Françoise Choay / Éditions Seuil / La couleur des idées / 2009 / p.5 2 : L’Allégorie du patrimoine / Françoise Choay / Éditions Seuil / La couleur des idées / 1992 / p.15 3 : L’Allégorie du patrimoine / Françoise Choay / Éditions Seuil / La couleur des idées / 1992 / p.9



< © John Foley - La colline de Vimy : les cicatrices de la Grande Guerre pour la Mission du centenaire 14-18.

De la guerre 1914-1918, la France a conservé religieusement, ses champs de bataille et le souvenir de ses héros martyrs. Le phénomène de commémoration est le lot des monuments qui occupent ces lieux, depuis les gigantesques champs des morts du cimetière de Notre Dame de Lorette, jusqu’à la flamme du Soldat Inconnu sous l’Arc de Triomphe. Ces monuments comme témoignages de l’Histoire, forme un patrimoine événementiel, qui ponctue le paysage de marques dont les générations d’aujourd’hui sont les témoins. L’engouement touristique pour ces lieux de mémoire se voit d’autant plus lors des cérémonies nationales, faisant d’eux des lieux de rassemblement. Les régions de l’Est, et du Nord de la France font parti de ces lieux forts, de part les événements qui s’y sont produits. L’Histoire fait qu’il porte en eux le symbole de la guerre, il s’agit donc d’un aspect immatériel. Mais on peut les voir aussi de manière concrète. En effet les traces des combats sont encore inscrites dans le sol. Le paysage parle donc de cette époque, et demeura le dernier témoin de la Grande Guerre. Un témoin silencieux, mais qui montrent les spécificités d’une guerre souterraine, s’observant par une topographie très modelée. Les paysages labourés par les trous d’obus, comme à Douaumont ou sur la crête de Vimy, sont consciencieusement conservés, au prix d’un entretient quotidien. La reconstitution à l’identique permet au visiteur de se tenir dans une tranchée, au bord d’un cratère d’obus, ou encore à l’intérieur des tunnels souterrains. Aux endroits où le terrain tangible des champs de bataille a été préservé, on y propose une expérience, un véritable «comme si vous y étiez». Une telle mise en scène est faite pour


© Philippe Huguen - AFP - Reconstitutions des tranchées et souterrains de la Crête de Vimy : vestiges contemporains, fabriqués, dans lesquelles la part de restauration tend progressivement à se substituer à celle de éléments l'original. >

susciter un sentiment d’attachement et d’identification par rapport à nos prédécesseurs. Cependant cette approche muséale, cristallise le paysage concerné, le phénomène de sacralisation le rendant presque intouchable. Les champs de bataille, les monuments, les cimetières sont utilisés comme des lieux clés dans un processus éducatif. L’imagerie poignante qui en découle donne l’occasion aux différentes générations de se pencher sur leur mémoire individuelle et collective, et de la cultiver en interagissant avec des artefacts et des paysages empreints du passé. Ces paysages sont des territoires parfois décharnés, comme ils l’étaient au moment de la guerre. C’est à dire exempt de leurs éléments vitaux : végétation, construction, vie humaine. Le paysage, son socle lui même était bouleversé sans cesse par des feux de plusieurs jours, brassant la terre et les corps qui s’y trouvaient. Seul l’horizon, cette ligne de front formant une épaisseur dans le paysage, demeurait inerte, menaçante de nouvelles violences. Les champs de bataille étant des sites à ciel ouvert, ils sont des terrains éprouvés, à la géographie physique bouleversée. Au point qu’ils en sont devenus des lieux symboliques, qui entraîne l’édification de monuments commémoratifs, et de SA / Tir de mortier pour écraser les réseaux de fil de fer barbelé / Vimy / avril 1917 >



pèlerinage touristique. Ces sites sont soumis à de nombreux processus naturels et anthropomorphiques qui entraînent leur modification. Des éléments comme les ouvrages en terre aunsi que les traces laissées dans le paysage, sont appelés à s’abîmer. Aussi comment les textures de la mémoire seront-elles présentées à une population dont les liens personnels et directs s’atténuent avec le temps? Il s’agit d’accepter que l’état dans lequel le site de mémoire, se trouve au moment de sa désignation, de sa planification ne constitue pas sa finalité. Les mesures de conservation entreprises ne devraient donc pas nécessairement tendre à maintenir le site dans cette même condition. On pourrait par ailleurs estimer que son déclin progressif constitue une condition appropriée de commémoration. Le traitement doit être fondé sur une compréhension de ces processus et tenir compte du fait que certains sont irréversibles.

2> La mémoire et le patrimoine comme socle du projet de paysage. Qu’est-ce qui motive cette conservation des traces de sociétés et de cultures qui ont précédé la notre? En quoi la connaissance, et l’appropriation du patrimoine est-il un enjeu pour le paysage aujourd’hui? Il est assez clair que ce patrimoine possède une valeur pour le savoir, pour l’art, ce qui lui confère un rôle attractif dans nos sociétés de loisirs actuelles. Une autre réponse engage plus profondément la nature même de cet héritage, dans son rapport avec la mémoire et la notion du temps qui passe. Le patrimoine que nous a transmis le passé, a une grande valeur spirituelle, et transcrit de la manière la plus expressive la mémoire de la civilisation humaine. «Dans son rapport


à l’histoire (quelle qu’elle soit), le monument historique se réfère à une construction intellectuelle, il a une valeur abstraite de savoir».1 La construction et la préservation du patrimoine, répond à la volonté de perpétuer ce à quoi les générations actuelles accordent de la valeur, et que le temps peut dégrader. Cet intérêt pour le passé trouve son origine dans les préoccupations du présent et les éclaire. En effet le culte actuel du patrimoine, avec les excès qui en découle parfois, trouve aussi des liens avec la crise de l’architecture et des villes. De ce fait notre précieux mais précaire héritage architectural, apparaît comme un miroir dans lequel on vient contempler le savoir faire de l’humanité, la compétence de l’édification de l’homme, qui tend à disparaître aujourd’hui. La frénésie de conservation conduit les plus prévoyants à vouloir tout sauvegarder, comme s’il fallait se donner les moyens de pouvoir demain, reconstituer et même reproduire à l’identique le monde d’aujourd’hui, voué lui aussi à une inéluctable obsolescence. Cet héritage ne constitue pas seulement un témoignage culturel et esthétique du passé. Étant en transition, en devenir, il doit être également un élément constructif, et une composante réelle intégrée au cadre de vie. On retient la place prise par le patrimoine dans une ville, par son identification, et par son dialogue avec le patrimoine urbain et paysager. Le paysage est le reflet des relations des hommes avec leurs milieux présents et passés. Il est le l’écho d’une culture, d’une manière de faire société ensemble. Cette attitude s’appuie sur une culture historique, sa reconnaissance et son appropriation. Ce qui permet aux travaux d’urbanisme d’être plus en phase avec les sentiments d’identités locales. 1 : Patrimoine en questions : Anthologie pour un combat / Françoise Choay / Éditions Seuil / La couleur des idées / 2009 / p.8


Ce patrimoine laisse des traces dans les paysages, qui deviennent alors des lieux de mémoire. Quand on regarde un paysage, on cherche à y retrouver une histoire, les couches successives qui l’ont formé, car «le paysage est fait de temps.»1 Que ce soit un paysage de montagne, de guerre, ou industriel... Tous évoluent avec leur temps. Mais comme ils évoluent, ils sont aussi voués à disparaître. C’est là qu’intervient l’homme qui souhaite souvent garder les choses telles qu’elles sont. «On invente un paysage au moment où il est en train de disparaître.»2 Anne Sgard donne ici l’exemple du pastoralisme dans les montagnes vosgienne, une activité qui n’existe presque plus. C’est au moment où on réalise la disparition de quelque chose, que l’on s’aperçoit qu’il y a derrière un attachement. Ce paysage qui nous parait banal, quotidien, porte quelque chose qui fonctionne et cela fait parti de l’identité de ses usagers. C’est leur paysage qu’il soit agréable ou non, cela fait parti d’eux. En tombant dans un consensus qui tend à tout patrimonialiser, amenant l’immobilité d’un lieu, on oubli qu’il s’agit souvent de quelque chose construit par l’homme. Les paysages qui ont été le siège d’événements reconnus comme particulièrement marquants dans l’histoire du XXe siècle, ont été préservé en l’état afin d’en conserver le souvenir matériel direct. On sauvegarde des lieux, comme des alibis, pour les générations actuelles et futures. Ces sites témoins ne sont pas seulement des mémoriaux commémorant des événements de l’Histoire, «ce sont également des sites archéologiques 1 : Anne Sgard, professeur associée à l’Université de Genève, département de géographie dans France culture / France culture / Planète Terre par Sylvain Kahn / Le paysage est-il un lieu de mémoire ? / 17 octobre 2012 2 : Anne Sgard dans France culture / Planète Terre par Sylvain Kahn / Le paysage est-il un lieu de mémoire ? / 17 octobre 2012


au sens plein du terme, dans la mesure où leur préservation vise à maintenir, avec eux, une mémoire matérielle du passé auquel ils appartiennent.»1 Parmi ces sites de mémoire figure le plateau de Notre-dame-de-Lorette, dans le Pas-decalais. Un point haut convoité, pris, repris, perdu, puis regagné durant la Guerre 19141918. Au bord de la pente qui bascule vers Arras, Lens et les plaines de l’Artois se trouve la plus grande nécropole de France, qui abrite depuis 1925, 40 000 corps de poilus. Le 11 novembre 2014, date du centenaire de la première Guerre Mondiale, l’anneau de la mémoire est venu s’ancrer sur ce site. Ce mémorial international par la quarantaine de nationalités qu’il rassemble, est une ellipse de 345m de linéaire en béton fibré. Ce matériau est recouvert de 500 feuilles d’acier dorées, comme 500 pages d’une liste de noms gravés dans l’inox à l’intérieur de l’enceinte. Une litanie de 600 000 noms de soldats tombés en Flandres et en Artois, inscrite dans un anneau sans début, ni fin, où aucune distinction n’est établi parmi tous les hommes. Seul l’ordre alphabétique prévaut sur ces murs. Le concept était de reprendre la ronde des écoliers, dans une forme d’unité et d’éternité. Souhaitant travailler sur une horizontalité, l’architecte du projet Philippe Prost, voulait que l’anneau vienne se poser sur l’horizon. Les mémoriaux sont d’habitude, des monuments verticaux exerçant un rapport très frontal face au visiteur. Mais ici le regard de ce dernier, est pris entre l’anneau et le sol, créant ainsi une horizontalité, qui englobe le champs de vision. Au sommet des 165m de la colline de Notre-Dame-de-Lorette, la structure de l’anneau se soulève en léger porte-à-faux sur près de 80m, grâce aux performances du béton fibré. Les ennemis d’hier sont réunis aujourd’hui dans une ellipse suspendu sur le 1 : Le sombre abîme du temps : mémoire et archéologie de Laurent Olivier / Edition Seuil / 2008 / p.90


sol. Cet équilibre semble sous entendre que la paix est un acquis précieux mais fragile. L’intérieur de l’anneau se présente comme une cuvette de 1200m2, tapissée de gazon, surmontée par un cheminement bétonné desservant le pourtour et donnant accès à la liste de noms. Le gazon tondu régulièrement renforce la symbolique du monument et joue le rôle du «rafraîchissement de mémoire». Cet élément souligne aussi le caractère de l’espace, et trace une limite avec les prairies.

Coupe de l’anneau de la mémoire © AAPP / 2012-2014


Plan masse de l’anneau de la mémoire © AAPP / 2012-2014


Le végétal est en effet organisé avec trois types de prairies, qui structurent le paysage dans et aux abords de l’ellipse. D’abord il y a ces espaces tondus qui symbolisent le cœur du lieu de mémoire. Puis en s’éloignant de l’ellipse, on trouvera les prairies fauchées et les prairies jardinées de vivaces, qui incarneront une différence entre l’intérieur et l’extérieur. Ces dernières ne seront installées que dans un second temps de projet, pour 2018. À terme le jardin central reprendra les couleurs du Chemin de Mémoire, chaque fleur représentant une des principales puissances combattantes: les coquelicots rouges pour les pays anglophones, les myosotis blancs pour l’Allemagne, et les bleuets pour la France. Un fleurissement le plus continu possible dans l’année a également été recherché, avec des pavots au rouge proche des coquelicots, mais sortant à une autre saison. Il y aura également une sauge bleue qui relaiera le bleuet. Dans une symbolique de réconciliation, le travail du paysagiste David Besson-Girard, trouve sur ce projet un ton juste, dans la retenue et l’harmonie d’un paysage historique qui n’a que trop souffert de son Histoire. Ce paysage de feu et de sang, est aujourd’hui paisible. De part sa situation en porte à faux, la séparation de l’ellipse par rapport à son socle crée une fente qui rompt la continuité de l’enceinte en laissant entrer le paysage, et en permettant au regard de se poser. Deux autres fenêtres sont d’ailleurs ouvertes dans les murs hauts, approchant les 4m : la première en direction des plaines de l’Artois, théâtre des batailles, et la seconde vers l’abbaye Saint-Elois dont les ruines se dressent sur la colline d’en face. Ce monument est certes un objet, une ellipse, mais il fonctionne dans le paysage, car l’intervention vise à le prendre en compte, à faire en sorte qu’on regarde autour. L’horizon parle toujours de ce qu’il y a à côté. Le visiteur venant voir le mémorial, peut aussi voir les plaines, le bassin minier avec ses terrils, des signes évidents de l’histoire du site.


Mais la mémoire de l’homme n’est pas toujours en phase avec la mémoire d’un site. On connaît les cas de combattants qui ne se rendent par sur les lieux de commémoration, ou qui se sont enfermés pendant longtemps dans un profond mutisme. On voit alors qu’une forme d’oubli du passé peut être nécessaire au recommencement. Ceci s’explique comme un besoin de survivre à la mémoire, quand celle-ci est trop lourde à porter. Il faudrait d’abord passer par cette étape d’oubli pour être ensuite capable d’appréhender un souvenir. En opposition, le travail de mémoire des générations suivantes, s’opèrent à travers deux figures, celle du souvenir et celle de la vigilance. Celle ci s’opère dans l’actualisation du souvenir, pour justement ne pas oublier, et ne pas reproduire les atrocités du passé. La mémoire et l’oubli fonctionnent ensemble car c’est un éternel recommencement. Ce recommencement montre aussi que vivre dans le passé n’est pas la solution, pour ne pas oublier. L’avancement doit se faire, car «le monde est déjà saturé de passé, à tel point que le présent peut à peine y trouver sa place.»1

1 : Le sombre abîme du temps : mémoire et archéologie de Laurent Olivier / Edition Seuil / 2008 / p.60 Shéma : Le sombre abîme du temps : mémoire et archéologie de Laurent Olivier / Édition Seuil / 2008 / p.282


Le présent sans aller jusqu’à occulter le passé, doit composer avec lui, faire chemin avec lui. Aussi, c’est par une retraduction au présent, une adaptation continue des lieux, aux contraintes du fonctionnement actuel, qu’est perpétuée leur identité héritée du passé. On peut vivre dans un hôtel particulier du XIXe, en l’adaptant aux besoins contemporains, ce qui passe par exemple par un redécoupage des logements. En conservant son identité d’espace domestique, le bâtiment continue à fonctionner. Face au changement continuel, la pression foncière, le gain d’espace, il faut réaffirmer et réadapter les usages, des lieux occupés - habitats, cimetières, industries - qui vivent de la répétition des actions et des transformations qui les font fonctionner, qui les font vivre. Toujours dans le contexte de la 1ère Guerre Mondiale, on peut citer le travail de Noël Genteur qui par son action de transformation d’un lieu, pourtant très fort de cet événement, participe à la mémoire de ce même lieu. Dans le vallon de Bonneval, nous voilà sur le chemin des Dames qui sépare la vallée de l’Aisne de celle de l’Ailette. Ce sont «les Dames», les filles du roi Louis XV qui empruntaient ce chemin pour se rendre au château de la Bove. Mais on a surtout retenu l’existence de ce chemin pour le massacre des troupes françaises, qui s’y est produit en avril 1917. Aujourd’hui Noël Genteur a une double casquette par rapport au lieu. Il est à la fois maire de Craonne et maraîcher bio sur ces terres. Ces terres, avant d’être des terres de mort, étaient des terres maraîchères, où il était question de vigne. La terre était même bonne, sans cailloux et vraiment adapté à la culture. Mais l’Histoire en a décidé autrement. «Les obus, les barbelés sont venus perturbés les horizons agricoles»1. C’est là, sur ces 1 : CO2 Mon amour par Denis Cheissoux / samedi 8 novembre 2014 de 14h à 15h / Le chemin des Dames vu par le maire de Craonne, maraîcher bio


terres éventrées par la guerre, que Noël Genteur a décider de travailler la terre, qui porte encore, rejette parfois, les stigmates du conflit. Par leur impact, les obus ont mélangé la roche mère, la craie du dessous avec les surfaces. Cette terre calcaire retournée, où se mélange la pourriture des corps, le salpêtre et l’azote des explosifs, a formé un paysage de vagues. Il s’agit bien plus qu’une nécropole aux yeux du maraîcher, car il réside dans ce paysage un certain mystère. Maintenant la terre laisse ce qu’elle ne veut pas digérer, comme le métal par exemple, et tout ce qui a attrait aux armes. Pour le maraîcher le sol reste perturbé sur le plan micro-biologique, et il s’agit de laisser le no man’s land tranquille. Il faudra de toute façon 4-5 générations pour revenir à un aspect visuel et agronomique un peu près normal, pour que les cicatrices du terrain s’atténuent. La mémorisation, le rappel de l’identité du passé, ne s’effectue pas à partir d’un supposé stock de souvenirs, d’une accumulation de témoins matériels des temps anciens. Mais elle se réalise au contraire bien au présent, en ré-inscrivant les constructions héritées du passé dans une nouvelle traduction. «Le meilleur moyen de conserver un édifice, c’est de lui trouver un emploi.»1 C’est dans la pratique au jour le jour d’aménager, de reconstruire qu’est maintenue l’identité urbaine d’une ville, et non par la pétrification de son centre ancien, en admettant que l’on parviendrait à le maintenir strictement en l’état. De ce souvenir du passé, on ferait un musée ou une ruine sous une cloche de verre, en tout cas rien qui ressemblerait à une ville au sens où nous l’entendons aujourd’hui. 1 : Dictionnaire raisonné de l’architecture française / Eugène Viollet-le-duc / Editions Morel / cf. infra / 1869 / p.158



II : Le Mur de L’Atlantique, les fragments d’une forteresse.


Du point de vue de leur usage, les architectures de guerre sont des architectures de l’éphémère. Leur présence est vitale à un moment donné, un temps court qui est celui du conflit. Mais dans un temps de paix, qui lui est plus long, leur utilité devient caduque. Cependant leur présence physique demeure, leur insufflant une certaine pérennité. Derrière chaque choix d’implantation de forteresse se révèle l’instauration d’une frontière. Parmi ces frontières érigées, le Mur de l’Atlantique tient une place importante sur les territoires. Malgré les 70 ans qui nous sépare de sa construction, les traces du Mur sont encore présentes, plus ou moins visibles. De cet affrontement sur le littoral, quelle empreinte reste-t-il ? Après une période de purgatoire, liée aux souvenirs trop frais des bombardements qui se sont abattus sur les villes de la façade Atlantique, certaines des fortifications du Mur sont entrées dans la sphère de la culture et du tourisme. Quel est le pouvoir d’évocation du Mur de l’Atlantique, qu’est ce qui fait «image» dans notre mémoire? Les blockhaus qui le composent ne sont pour la plupart, pas utiliser et demeurent des microarchitectures, oubliées de l’ordre du monument. Ils se situent à un moment de l’Histoire où leur hétérogénéité, sans rapport ni d’échelle, ni de forme avec l’architecture civile, a généré un nouveau paysage : Un paysage né de la 2e Guerre Mondiale. Aussi, comment le Mur de l’Atlantique peut-il conserver un fil, une continuité, portant en lui un sens historique et une dimension touristique? Ces édifices peuvent-ils seulement se défaire de leur usage militaire, et se projeter dans la contemporanéité? Cette seconde partie est un état des lieux des différentes attitudes possibles sur la manière de composer avec l’Histoire. Nous regarderons les actions portées sur le Mur de l’Atlantique, dans ses dimensions les plus opposées : des blockhaus soumis à la restauration, en passant par des lieux qui n’existent quasiment plus, jusqu’à la ville de St Nazaire, où la base sousmarine est devenue plus un objet architectural, qu’un élément de mémoire.


1 > Les Golems de béton, hérauts de l’Histoire. Précurseurs de cette infrastructure militaire, les grandes lignes de défense vont de la muraille de Chine, au mur d’Hadrien de l’Empire Romain, en passant par la plus contemporaine ligne Maginot. Ces lignes délimitent d’un seul trait deux espaces, mettant en exergue l’organisation du pouvoir sur le territoire. Afin de répondre à un art de la guerre en constante évolution, les fortifications deviennent plus complexes, d’un point de vue matériel, architectural, et topographique. Ces défenses malgré leur vanité, leur aspect aujourd’hui dérisoire, nous montrent comment la notion de frontière, reliée matériellement à un paysage, est décisive dans la constitution de ce dernier. Aujourd’hui nous voyons les fortifications du Mur de l’Atlantique dispersées, mais elles étaient à l’origine destinées à un projet d’une envergure colossale: une ligne de défense côtière en France occupée, formant les frontières de ce que le gouvernement allemand appelait alors «L’Europe Nouvelle». Dans le premier temps de la guerre, la stratégie allemande reposait sur l’offensif. La Blitzkrieg avait permis à l’Allemagne d’acquérir les côtes de l’Europe de l’Ouest. Cette guerre éclair amenait inévitablement l’Allemagne a envisager son avenir sur la mer et dans la défense de ses nouvelles terres acquises. Les États-Unis, pays aux ressources considérables, entrent en guerre et rejoignent l’Angleterre en décembre 1941. Dés lors, la stratégie passe en défensive, avec le dessin d’une ceinture de fortifications. Ce «Rempart Atlantique» au rôle dissuasif, doit prémunir l’Allemagne de la constitution d’un second front à l’ouest, alors qu’elle poursuit son invasion de l’URSS avec l’opération Barbarossa.


Zones IVe Région : 1e Armée / Embouchure de la Loire jusqu’aux Pyrénées. XIXe Région : 7e Armée / Embouchure de la Seine jusqu’à celle de la Loire. XVIIIe Région : 15e Armée / Bouches de l’Escaut jusqu’à l’embouchure de la Seine. Wehrbezirk Niederlande : Armée des PaysBas

Ouvrages Ouvrage en cours de achevés construction et bétonnage

28 13

499 960

97 111

17 9 11 21 27 12

2047 676 536 1107 1216 1181

~78 78 148 220 100 57

15

1242

177

État d’avancement des travaux de Mur de l’Atlantique au 1er juillet 1944 / sources : Le Mur deL’Atlantique : Vers une valorisation patrimoniale ? Christelle Neveux / Édition L’Harmattan / Patrimoines et sociétés / 2003


11

15

28 13

IVe Région

17

XIXe

9 Régio

n

12 27 e 1 2 VIII n X gio Ré

0 15 000 ouvrages répartis sur ~4 000km de côtes Atlantique / sources : Osprey Publishing

500 km


Confiée aux industries Todt, l’une des plus importantes entreprises de construction allemande, la fabrication du Mur se traduit par des abris bétonnés : les blockhaus. D’importants ouvrages avaient débuté à l’automne 1940 dans les villes de Brest, Lorient, Saint-Nazaire, La Pallice et Bordeaux, puis sur les côtes de la Manche en octobre 1941. La priorité était la défense des bases sous-marines, destinées à entreprendre le blocus maritime de l’Angleterre, puis les grands ports de la côte Atlantique; La défense des plages étant restée secondaire. Le Mur de l’Atlantique devient un outil de la propagande du IIIe Reich. Celle ci s’appuie sur l’exploit technique, de par la rapidité d’exécution et l’ampleur territoriale inusitée du dispositif. Ces constructions étaient également conçues en vue des vestiges qu’elles deviendraient. Ces futures belles ruines devaient attester de la légitimité du IIIe Reich pour les 1000 ans à venir. C’est donc le blockhaus, l’objet lui même, et non l’ensemble du Mur, qui sera mis en valeur, servant ainsi à faire «image» dans l’esprit individuelle et la mémoire collective. Mais contrairement à l’iconographie de la propagande allemande, le «Mur» n’est pas plus un obstacle continu, qu’un rempart infranchissable. Schématiquement, le Mur de l’Atlantique se compose de quatre ensembles : les forteresses, les batteries d’artillerie côtières, les ouvrages de défense proches des plages, et les obstacles dressés sur les plages elles-mêmes ou dans l’arrière-pays. Le Débarquement du 6 juin 1944 a rendu caduque ce système de défense comprenant 15 000 ouvrages bétonnés, dont 4 000 importants et 9 300 batteries d’artillerie; Chaque système de défense s’adossant à un port lui-même transformé en forteresse. Le Mur de l’Atlantique est l’un des Photographie recadrée par l’auteur. Utah Beach, 1974 / Forteresses du dérisoire / Jean-Claude Gautrand / Éditions Les presses de la connaissance / 1977 / p.61 >



rares exemples d’héritage bâti européen partagé puisqu’il concerne, outre la France où se trouve la majeure partie des fortifications réalisées, et l’Allemagne qui en fut le producteur, la Finlande, la Norvège, les Pays-Bas, et la Belgique... Soit environ 4 000km de côtes fortifiées. Cependant, il s’agira en réalité une succession de points d´appuis dispersés, plus ou moins bien armés selon l’importance stratégique du site concerné. Le mur étant inégal et inachevé lors du débarquement allié, les défenses côtières sont rapidement devenues obsolètes. Le Mur de l’Atlantique était un mythe qui dans le même temps, a marqué l’apogée, puis le déclin de la fortification. Il fût «le dernier rempart dérisoire et formidable, sans doute érigé à une telle échelle alors que «vieille de plusieurs siècle, la suprématie des armes de destruction sur les armes d’obstruction [venait] d’atteindre un seuil de tolérance indépassable.»1 Sous son aspect théâtrale, on peut penser que cette fortification fût destinée peut être plus à rassurer le peuple allemand d’un possible échec, qu’à découragé l’ennemi. «La passion contemporaine pour l’édification des murs témoigne de cette ambivalence jouant simultanément sur la fermeture et l’ouverture entre un pouvoir de plus en plus virtuel et de grossières barrières physiques, barricades aussi bien que corridors» (…) «En dépit de leur matérialité frappante et de leur brutalité «pré moderne», ces nouveaux murs fonctionnent à bien des égards sur un mode théâtral, projetant un pouvoir et une efficacité qu’ils n’exercent pas réellement.»2 Nous constatons que plusieurs blockhaus ont été détruit au lendemain de la guerre, mais la plupart ont résisté au temps de la nature, ainsi qu’au temps de l’homme. En France, les ouvrages qui sont sortis presque indemnes des actions menées pour les détruire, sont devenus, du fait de leur 1 : Bunker Archéologie / Paul Virilio / Édition Galilée (1975) / 2008 / p.198 2 : Le Littoral, dernière frontière, entretient avec Jean-Louis Violeau / Paul Virilio / Éditions Sens&Tonka / 2013 / p.10-11


inaltérabilité, des témoins très, voir trop visibles. Très visibles par leur monumentalité et par leur étrangeté, trop visibles car leur persistance les rend comme éternels et inséparables de leur fonction. En effet ces ouvrages se dressent encore sur le littoral Atlantique, comme si ils continuaient d’attendre un événement qui avait déjà eu lieu ailleurs. Ces instruments de guerre, malgré leur austérité, fascinent par la puissance et l’énergie qui s’en dégagent encore. Mais le Mur de l’Atlantique est parfois vu comme le mur de la honte. Véhiculant une image négative, il provoque une réaction de rejet pour ceux qui ont vécu cette époque, les décrivant comme des verrues dans le paysage. Pour eux, ces monstres de bétons doivent être détruits parce qu’ils défigurent le littoral. À l’inverse, les nouvelles générations y porte soit une certaine indifférence, soit un profond intérêt. Je fais partie de cette génération. Née à Brest, issue d’une famille lorraine intéressée par la question, voir passionnée de militaria, j’ai passé mon enfance entre deux lignes, celle de l’Atlantique et la ligne Maginot. Mon regard d’enfant sur ces golems de béton, était neuf, presque objectif. Au dessus, c’était un belvédère vers l’horizon. Ils offraient également une protection contre l’extérieur, et à l’abri de la pluie, nos jeux pouvaient continuer. Une fois à l’intérieur ils permettaient un point de vue sur la plage et l’immensité de la mer. Ces blockhaus, et l’espace autour, étaient notre terrain de jeu. Loin d’être de sombres silhouettes chargées d’un passé honteux, ces golems sont restés pour moi, des éléments d’architecture accrochés à leur environnement. «Ils constituent un site mémoriel, à la fois historique et culturel inscrit dans un paysage littoral ainsi que des architectures spécifiques.»1 Les blockhaus entretiennent avec la terre, la roche et le sol, une relation intime. Ils s’y enracinent et s’en recouvrent. 1 : Le Mur de l’Atlantique : Vers une valorisation patrimoniale ? Christelle Neveux / Édition L’Harmattan / Patrimoines et sociétés / 2003 / p.8 Vue depuis l’intèrieur d’un blockhaus, caché dans le massif dunaire de Biville / Presqu’île de La Hage en Basse Normandie / 2015 >



Relevant du camouflage, de l’enfouissement, ils ne possèdent donc pas à priori les attributs habituels de la monumentalité, comme par exemple une localisation emblématique, qui leur donnerai une visibilité. Toutefois, certains ouvrages comme les tours et les bases sous-marines, de par leurs dimensions et leur architecture, se donnent à lire comme des édifices singuliers. Si dans leur fonction, les blockhaus ne cherchent pas la monumentalité, formellement leur masse et leur originalité les posent dans l’espace comme des signes énigmatiques et imposants. À cela il faut ajouter le caractère linéaire du Mur de l’Atlantique, étranger à l’univers habituel de la ville qui tend à se densifier. Comme toute fortification, le blockhaus est entouré d’un espace libre plus ou moins étendu, due à la protection, au dégagement des perspectives, et aux distances de sécurité. Cet isolement est renforcé le plus souvent par une implantation dans des zones sans construction, et face à la mer. Rien dans le schéma territorial du Mur n’évoque la ville traditionnelle. L’espace distendu, discontinu, clairsemé, c’est là un espace particulier que Paul Virilio appelle «le paysage de la guerre». Le blockhaus possède un impact fort de part sa situation en point haut, ou en avancée vers la mer. Il crée ainsi un rapport de tension avec le paysage. Il y existe un contraste intéressant entre ces architectures du passé et le paysage présent. Les deux se tiennent, évoluent ensemble, changent à leur rythme. Le blockhaus, accroché au front de mer, regarde l’horizon marin, tout comme le promeneur. Les deux se projettent dans cet horizon. Sur le littoral, c’est là que l’horizon offre toute sa liberté. «L’endroit où se rejoignent les trois éléments de la biosphère : l’atmosphère, la fin de la lithosphère et le début de l’hydrosphère. Les trois imites, la frontière même.»1 L’horizon est une notion fondamental 1 : Le Littoral, dernière frontière, entretient avec Jean-Louis Violeau / Paul Virilio / Éditions Sens&Tonka / 2013 / p.18


Les fentes horizontales, où le cadrage isole deux meurtrières guettant la mer. Poste d’observation sur une île de la Manche / Bunker Archéologie / Paul Virilio / Édition Galilée (1975) / 2008


dans la conception du blockhaus. Au contraire de la fortification antique ou classique, le système de surveillance et d’angle de feu des blockhaus, privilégie la vision horizontale, afin de balayer du regard le paysage. La fenêtre en longueur invente un nouveau cadrage, qui introduit, plus de lumière, de ciel, et de paysage. Ainsi se crée un rapport plus large avec le dehors. Cette ouverture devient un moyen d’intégrer l’extérieur, au dedans de l’abri. Par ailleurs, cette ouverture correspond, d’après les architectes, à la vision humaine, qui est plus large que haute. Paul Virilio établit, par la série de ses photographies une relation qu’il qualifie d’«anthropomorphique» entre les meurtrières des blockhaus et des tours d’observation personnifiées en visage humain. Aucune volonté esthétique n’était sous-jacente lors de l’élaboration des blockhaus, mais l’influence du Bauhaus est évidente à nos yeux. Sur le plan de l’efficacité, de la technologie, sur le plan des formes très simples, ces structures utilitaires dépouillées de tout ornement, demeurent une démonstration esthétique d’un archétype fonctionnel, qui dégage une force profonde encore aujourd’hui. Témoignage de ce qui reste d’un rêve démesuré, ces mégalithes qui parsèment les littoraux, illustrent la force de la nature, capable de briser, de diluer, d’engloutir ces vestiges de béton. Cela questionne le temps qui passe sur un matériau très pérenne. Ce matériau est vanté et utilisé par les architectes du Mouvement Moderne pour sa plasticité, souple dans un premier temps, et résistante par la suite. Dans le cas des fortifications allemandes, c’est sa simplicité de mise en œuvre et son coût qui le feront préférer à la pierre. Paradoxalement l’oxydation du fer, la carbonatation de l’agrégat, les champignons attaquent les ouvrages du Mur de l’Atlantique et mette en exergue son aspect. La souffrance du béton est d’ailleurs l’une des


préoccupations principales lors de la reconversion d’un ouvrage du Mur. Comment rendre accessible au public des lieux qui sont menacés, non pas d’effondrement ce qui dans bien des cas résoudrait le problème par le vide, mais de délitement ? Cette problématique est particulièrement présente dans les opérations de reconversion des bases sous-marine, qui peuvent aller jusqu’à 24m de hauteur, rendant très dangereuse la chute de matériau. L’affluence quotidienne du public sur les lieux de la seconde Guerre Mondiale, nous montres que le souvenir est un fondement culturel propre à notre identité. La conservation s’opère pour les lieux emblématiques forts d’événements, comme par exemple, les plages du débarquements qui sont l’événement déclencheur de la fin du conflit. Certains blockhaus font eux aussi l’objet de toutes les attentions. La plupart de ceux qui sont réhabilités sont transformés en musée, comme à Ouistreham, en Normandie, où le poste de direction de tir de Riva-Bella était un élément constitutif du Mur de l’Atlantique.

l’ Openluchtmuseum Atlantikwalle, «Le musée à ciel ouvert du Mur de l’Atlantique» à Ostende / 2015


Situé en arrière de la plage de Riva-Bella, il abrite aujourd’hui un musée, «Le Grand Bunker, musée du mur de l’Atlantique». Les côtes Belges conservent peu de traces des fortifications. Dans les années 60, beaucoup d’ouvrages ont été démolis, pour laisser place à de nouvelles constructions. À Ostende l’ Openluchtmuseum Atlantikwalle, littéralement «musée à ciel ouvert du Mur de l’Atlantique», un ensemble unique a réussi à échapper à cette dynamique. Il propose au visiteur des constructions qui ont été restaurées dans leur état initial, et aménagées avec des objets et du mobilier d’époque. On peut trouver sur ces lieux une soixantaine de constructions, comme des tranchées souterraines, des blockhaus, des vestiges de batteries côtières allemandes Aachen (1915) et Saltzwedel neu (1941), des postes d’observation et des emplacements de canons ou encore les 2 km de couloirs ouverts et souterrains… Tout ce qui constitue l’une des parties les mieux conservées du Mur de l’Atlantique. Autre lieu emblématique, Le bois d’Haringzelles à Audinghen, près du cap Gris-Nez. Ce bois est une création faisant parti du Mur de l’Atlantique. En effet, avant le deuxième conflit mondial, le lieu-dit regroupait trois fermes bordées par des murets et des haies. Les familles ont déménagé, car les fermes ont été démoli pour laisser place à quatre blockhaus tournés vers l’Angleterre et le détroit du Pas-de-Calais. Le bois de 12 hectares a donc été créé de toutes pièces pour y construire ces pièces d’artillerie à partir de frênes, d’ormes et d’aulnes prélevés dans les forêts de Boulogne et de Desvres. Des quatre blockhaus, les deux premiers ont connu des fortunes diverses : l’un est pratiquement enfoui sous la végétation, tandis que l’autre a explosé un mois après la Libération et tué accidentellement les deux «brocanteurs» qui étaient venus récupérer le matériel qui s’y trouvait. La vie a


repris pour les deux blockhaus restant encore visibles. Le premier abrite un musée privé autour de la batterie Todt, qui accueille 35 000 visiteurs par an. Le second où les trous de bombes sont devenus des mares inoffensives, sert de défouloir aux graffeurs. Il connaît même une certaine notoriété, car il est utilisé comme décor au cinéma notamment, avec la série le P’tit Quinquin de Bruno Dumont, où le paysage du Pas-de-Calais et le blockhaus sert de toile de fond à l’histoire.

P’tit Quinquin / Bruno Dumonte / 2014

Ces musées font partie d’une même association : l’association «Route 39/45». Elle a pour but de faire découvrir des circuits historiques touristiques regroupant plusieurs musées et sites de la Seconde Guerre mondiale, tous différents et complémentaires. Ce regroupement permet aux sites de se faire connaître au delà de leur région, en permettant au visiteur de prendre connaissance de l’ampleur et de la diversité du système défensif. Cette mise en mémoire du passé, et par extension du patrimoine et de l’Histoire, développe le tourisme culturel. La vocation du patrimoine militaire semble ici surtout muséale. Sur


ces lieux, l’Histoire on la célèbre, on la revit, comme lors des commémorations, ou des Journées du patrimoine. Ce tourisme du souvenir est devenu un facteur déterminant et une priorité économique pour de nombreuses villes. Mais il s’agit là d’une situation qui reste exceptionnelle, face à l’important nombre de blockhaus orphelins de ce système de muséification. Malgré tout, il ne s’agit pas de conserver toutes ces fortifications dans un intérêt patrimonial, mais du moins de se poser des questions d’entretient ou non, de mise en valeur en interrogeant la valeur patrimoniale de ces édifices. Le temps de la seconde Guerre Mondiale a métamorphosé le littoral, en «théâtre d’opérations» pour la stratégie élaborée de l’armée. Le conflit dessinant un paysage militaire aujourd’hui quasiment disparu, est petit à petit retourné au paysage marin. Ceci grâce au temps qui a agit sur le paysage en continuant de défaire le Mur de l’Atlantique, jusqu’à parfois en absorber les vestiges. Les blockhaus de la façade Atlantique sont dès leur origine, des «monuments funéraires du rêve allemand» comme le souligne Paul Virilio. Perdre de leur superbe était leur destin; Le débarquement allié ne s’étant pas fait sur ces parties du mur, ce sont des bâtiments qui n’ont jamais eu de réel usage, de raison d’être. Du coup, on pourrait voir ces blockhaus comme des traces résiduelles d’une certaine représentation du littoral comme confins, appartenant à un paysage révolu. Cependant ils font bel et bien parti du paysage actuel, acteurs passifs des promenades le long du littoral. Le sentier des douaniers est un espace de randonnées en bordure de mer, qui s’étend sur 2 000km. Ces sentiers littoraux aujourd’hui à forte valeur touristique, permettaient à l’origine d’assurer l’intégrité douanière du territoire, en réservant à l’État la


gestion des frontières. Au détour de ce chemin côtier, on peut aujourd’hui découvrir les blockhaus du Mur de l’Atlantique surgir furtivement sous le ciel sans fin, remplissant le promeneur de trouble et d’émotion. De cette lente promenade archéologique on peut voir que ces blockhaus isolés sur les côtes, sont désormais doués d’une vie propre, dissimulant une fascinante poésie. «À demi-enfouie, l’arme, le bunker, s’enfonce dans le paysage, jusqu’à en devenir un élément même.»1 La guerre est loin, les cellules minérales sont devenues silence. L’imagination prend alors le relais face à ce mutisme. Ces monuments qui n’en sont pas, deviennent pourtant des symboles visuels faisant office de témoins de l’Histoire, en s’inscrivant au cœur d’un environnement paysager varié : parsemés dans les forêts, dans les secteurs urbains portuaires, sur les plages, les dunes, et sur les falaises surplombant le vide océanique. Sur la côte landaise le sol instable, ondule en vagues vertes et blanches, d’oyats et de sable. Le lointain paysage de guerre désolé, parle de la fragilité de cet espace constamment érodé par les éléments naturels. Certains mégalithes sont encore solidement implantés sur les dunes. Leur poids, et la gravité exercée par ce poids leur permettant de trouver un équilibre, leur a jusque ici évité d’être détruits. Ils sont résistants au temps, mais parfois pas à la nature qui les déracinent de leur socle. En effet, beaucoup de blockhaus sont sujet à l’érosion. Ils commencent à glisser, roulent dans le sable abandonnés au jeux d’enfants, jusqu’à perdre pied en mer. Une fois immergés ils finissent par se disloquer, et disparaissent progressivement. Ils sont nés près de l’eau et finiront pour certains dans ce 1 : Du champ de bataille au paysage de guerre / Martin Warnke / Les carnets du paysage n°5 / Éditions actes sud / 2000


Ce blockhaus, érigé au sommet de la dune du Pyla mais voué à la mouvance des sables, fait parti de ces ouvrages qui, tels des grands monstres marins sont aujourd’hui happés à chaque marée par l’océan. «Monolith 10» / Photographie de Patrick Tournebœuf, extraite de la série « Monolith »


même élément. En laissant à la mer la charge de nous en débarrasser, on laisse partir avec eux l’Histoire de laquelle ils sont les rescapés. Monument à l’échelle de l’Europe, les trois année de travail, les 50 000 hommes, et les 200 000 000 m3 de béton coulé pour assurer la construction du Mur de l’Atlantique paraissent aujourd’hui bien désuets. Le poids, et le silence paradoxal qui les enrobe sont déroutant en tant que matériel disposé dans la nature, en tant que structure implantée dans le paysage. Contempler un morceau d’Histoire qui disparaît très progressivement, à une longue échelle de temps, pas celle d’un homme mais celle d’un bloc de béton dans la nature, voilà peut être un moyen de ré-activer notre mémoire sur la guerre. Livrés à l’impact du temps, ces guetteurs qui balisent le littoral, confrontés à l’attente interminable face l’étendue de l’Atlantique, peuvent être assimilés à des ruines. «Une Archéologie s’en dégage, impossible de l’aborder comme une construction ou un amoncellement de béton. Il y a (…) quelque chose d’inébranlable dans le poids de ces sépulcres de béton. Certains de ces blockhaus atteignent le grandiose dans l’architecture... Mais la plus petite casemate, la plus primitive sur le plan de l’archétype possède la même grandeur que le plus petit vestige antique. Cette masse de béton inactive possède désormais – en dehors du romantisme de l’érosion – la qualité de ces pierres antiques patinées par le temps.»1 Lentement le béton est rompu par le déferlement continu des vagues, submergé par la marée quotidienne; Les murs sont brisés par la houle, limés par le vent, usés par le gel; Les blocs entiers basculent dans le vide; Les structures sont englouties par les dunes, diluées dans la terre, envahies d’herbe, de lierre, de mousse et de lichen. Ces architectures 1 : Forteresses du dérisoire, le mur de l’atlantique ou la grande illusion / Jean-Claude Gautrand / Éditions Les presses de la connaissance / 1977 / p.5


échouées nous renvoient plus à notre condition, à notre mémoire, que des monuments bien entretenus qui certes, conserve leur superbe, mais cette superbe est figée. Cette superbe nous échappe. Pour reprendre la notion de la mémoire du négatif de Paul Virilio, le passé qui ne passe pas, c’est le propre du monument. Les blockhaus n’en font pas parti. L’oeuvre du temps les modifie dans un premier moment, les défait par la suite. Avec leurs épaisses saignées de calcaire et de salpêtre, les lourds monolithes continuent d’agoniser sur les grèves et tentent de jeter un dernier témoignage, la trace du passé. Ces forteresses grisâtres et gisantes, nous servent moins à nous rappeler la victoire des alliés et de la France, qu’à nous montrer l’ambition dérisoire de l’homme. Le rêve démesuré s’est écroulé, les protagonistes ont disparu, le temps reprend le dessus, et de nouveaux protagonistes choisissent de s’en emparer. Le regard de l’artiste Erasmus Schröter sur les monolithes, est en décalage par rapport aux habituelles photographies en noir et blanc, du Mur de l’Atlantique. Erasmus Schröter vient capturer ces objets dans des lumières théâtrales, leur conférant une échelle imposante, malgré leur statut de ruines. Choisissant une gamme de couleurs empruntée au monde pop de la publicité, il développe une ambivalence surprenante entre la notion d’horreur qu’évoque les blockhaus et la beauté des lumières colorées sur eux. Ainsi la nouvelle matière artificielle qu’est la lumière, vient se superposer à celle du béton qui a vieilli. Par ce procédé, ces objets existants sur le bord, confortés dans l’obscurité, et dans la disparition, semblent brusquement tirés de leur sommeil. Les blockhaus obtiennent alors une soudaine et mystérieuse importance sur le littoral.


Erasmus Schrรถter / Bunker WB LI / 1999 / C-Print / Diasec


La représentation d’un paysage est directement liée aux attentes et aux motivations de l’individu qui le regarde. La vision du soldat à l’affût d’un ennemi diffère de celle du promeneur face à un même paysage. On peut imaginer que même si les blockhaus finissent submergés, le sentier des douaniers matérialisera leur absence par le biais d’une scénographie paysagère, qui oriente le regard vers ces vestiges fantômes. En introduisant l’Histoire dans un projet de territoire, les acteurs du métier de paysage, favoriserai l’ancrage de cette Histoire dans la mémoire des générations à venir, en devenir. Quand le temps efface, et que l’homme oublie, ces vestiges sont parfois recouverts de végétation, côtoient les GR, et sont alimentés donc par la présence et le passage des promeneurs. Ils deviennent intégrés dans notre temps contemporain. Passé et présent continuent d’être réunis. Ils se confrontent, font chemin ensemble. En ne se focalisant pas sur le seul patrimoine de guerre, les ruines, les blockhaus... On élargit le regard à la présence simultanée de la vie d’aujourd’hui, et propose un regard désacralisé sur ce patrimoine intégré dans le paysage du quotidien. En marge des lieux de mémoire sanctuarisés, le vestige apparaît presque perdu dans un paysage en mouvement perpétuel, et son statut mémoriel en est même remis en question. Il fait parti de notre paysage, mais son histoire fait elle encore parti de notre mémoire? Notre paysage mais pas notre Histoire? Tout du moins pas directement. Ces vestiges sauvages seront ils perçus comme des repères historiques face aux lieux, bien nommés de mémoires, qui sont sélectionnés et entretenus. A moins qu’ils ne donnent naissance à des parcours, des chemins de mémoire, plus confidentiels, mais dont la charge émotionnelle aura un aspect peut-être plus authentique, en tout cas plus proche de nous, à notre échelle.


2 > Du bunker à l’infrastructure culturelle : le grand détournement À l’inverse de l’essentiel des constructions de surveillance du Mur de l’Atlantique, les bases sous-marine sont des instruments offensifs. Elles sont en effet, construites pour armer une flottille de sous-marins, les U-boats, lancés à l’assaut des Liberty Ship qui amènent en Angleterre des hommes et du matériel, en vue du débarquement. D’autre part, elles ne sont ni enterrées, ni camouflées mais facilement identifiables depuis la mer, la terre et le ciel. Leur protection est assurée par des toits à l’épreuve des bombes, grâce à l’épaisseur du béton et par la couverture aérienne des batteries qui les entourent. Les sous-marins eux-mêmes sont protégés soit par une plongée rapide, comme à Lorient, soit par des écluses bétonnées, comme à Saint-Nazaire. Une autre caractéristique, qui n’est pas sans influence sur leur potentielle réutilisation, les bases sont situées dans ou contre les villes, alors que le Mur en tant qu’entité, marque souvent des territoires non construits du littoral comme les falaises, les dunes, les plages... Au commencement de l’Atlantique, la ville de Saint-Nazaire est intégré en 1941 au dispositif du Mur. Contrairement aux villes de Lorient, Brest, Bordeaux, La Pallice-La Rochelle, dont les bases militaires étaient placées hors des centres habités, l’organisation Todt désigna une vaste zone du front de mer, près du centre urbain, pour construire la base. Elle décréta ainsi la démolition de l’ancienne gare transatlantique. La base sera transformée en 1944 pour atteindre ses dimensions définitives de 301m de long, 130m de large, 18m de haut et 39 000 m² de superficie. Elle accueille en son sein, 14 alvéoles,


20 sous-marins, une ligne ferroviaire traversante, des gares de pompage, des ateliers, des bureaux, des entrepôt de carburant, des logements ouvriers individuels et collectifs, une centrale électrique ainsi que des plates-formes de défense aérienne. L’ emplacement de la base et sa façade aveugle, coupera la relation de la ville avec son port. Même lors du projet de reconstruction de la ville par Le Maresquier, la structure urbaine continuera de tourner le dos au port, faisant de la base sous-marine un élément symbolique de l’encombrant héritage de l’occupation. «L’édification de ces bases sous-marines était bien à proprement parler des travaux d’urbanisme qui ont durablement transformé le tissu des villes portuaires concernées.»1 Longtemps rejetée la base sous-marine devient en 1989, la pièce maîtresse d’une recomposition urbaine. On assiste à l’inversion des orientations urbaines de Saint-Nazaire, autour du port. L’eau est convoquée alors en thème fédérateur. En 1998, le projet VillePort de l’urbaniste Manuel de Sola Morales, permis à la ville de se ré-approprier la base pour en faire une porte d’entrée vers l’espace portuaire. Le projet contourne l’hypothèse de la démolition de la base, coûteuse et difficile à mener, en proposant l’édifice comme support de nouvelles activités culturels et touristiques : café-restaurant, office de tourisme, boutique de souvenirs, le musée de l’«Escale Atlantique», qui présente une exposition permanente sur l’histoire des chantiers navals et des transatlantiques. L’ouverture de la façade aveugle sur la ville, a été mené par la reconversion de quatre des alvéoles de la base. D’autre part, il y a eu la construction d’une rampe qui conduit au belvédère aménagé sur le toit de la base, permettant ainsi une ouverture sur la ville et sur le paysage portuaire. 1 : Les villes françaises dans les deux conflits mondiaux 1914-1945 / Danièle Voldman / CNRS-CHSParis 1-Panthéon-Sorbonne / 2003


De ce fait, le projet conçu par Solà-Morales parvient à opérer la désarticulation de l’ancien abri militaire, en introduisant la flexibilité d’usages possibles entre alvéoles ouvertes et fermées. Cette opération, qui agit au niveau du corps physique de la base, la transforme en une structure prête à accueillir d’autres éléments qui viendront s’y greffer. De part son échelle et sa morphologie, un glissement d’usage, et un changement radical dans l’image, a pu se produire dans l’édifice, permettant sa transmission, renouvelée, aux générations successives.

Point de vue depuis le pont des deux siècles : la rampe faisant la passerelle entre la ville et le toit de la base sous-marine / 2015 Axonométrie du projet Ville-Port, de Manuel de Solà-Morales, colorisée par l’auteur : Une nouvelle orientation nord-sud pour la ville. Extrait de Solà-Morales M., mars 2000, City-Port Saint-Nazaire : the historical periphery, Aquapolis, n° I, p. 35.


Les interventions qui ont suivi le projet de Solà-Morales tâchent d’assurer les indications de son projet et d’en intégrer les principes. A travers l’espace public re-dessiné entre le centre urbain et la darse du port, la ville regarde à nouveau vers l’eau. Ainsi, des événements organisés près de la base ont contribué à construire un nouvel imaginaire portuaire, engendrant par ce biais une nouvelle identité propre au lieu. Pendant la Nuit des docks en 1991, les installations lumineuses de l’artiste Yann Kersalé mettent en scène la base de St-Nazaire et les espaces portuaires autour. Pour la base il s’agit d’un rapport de bosse et de creux. Ces murs sont marqués en éclairage rasant blanc. Celui-ci va chercher la matière du béton brut et marque les ouvertures. Le bleu servant ici de fond qui, par effet de contraste, appuie le creux des murs séparateurs des alvéole. Ces installations lumineuses participent à la vie nocturne du port, et contribue à renouer les liens des usagers avec l’espace portuaire.

La Base sous-marine est au cœur de la zone portuaire et de la « Nuit des Docks » / «Vaguer la nuit dans les lumières narratives» / Yann Kersalé, AIK / 1991


En 2007, le groupe d’architectes urbanistes LIN (Finn Geipel et Giulia Andi), a la charge de poursuivre les opérations de transformation de la base. Le projet s’est axé sur les alvéoles 13 et 14, et sur la reconversion en rue intérieure de l’ancienne voie de chemin de fer, jadis traversant la base pour l’acheminement des pièces mécaniques. Les dernières des 6 alvéoles à flot, douées d’un bassin interne, sont aménagées pour accueillir, le LiFE (Lieu International des Formes Émergentes) et le VIP (Équipement des musiques actuelles). Deux équipements culturels porteurs d’une image forte, qui inscrivent la ville dans le paysage des nouvelles scènes de l’Art. Logé dans l’alvéole 14 de la base, le LIFE, se signale par une programmation artistique transdisciplinaire et internationale. Son espace scénographique peut s’ouvrir vers le bassin portuaire à l’aide d’une grande porte en accordéon. Le VIP occupe, quant à lui, un des volumes «intérieurs» de la base. Ce volume cubique et rudimentaire, complété par un squelette métallique, accueille une salle de 600 places, abrite un bar, des loges, le centre de documentation, ainsi qu’un studio d’enregistrement et de production musicale. C’est donc à l’aide de structures légères et provisoires en fer et en verre que les grands espaces voués à la création, à l’expérimentation et à la présentation de nouvelles formes artistiques contemporaines ont été aménagés. Superposés sur différents niveaux, les espaces communs sont connectés aux parcours verticaux qui amènent au toit.


Le Radôme Le VIP

Le LiFE La rue intérieure

Coupe transversale, retravaillée par l’auteur, de la base sous-marine avec les parcours verticaux de montée sur le toit. Extrait du dossier Alvéole 14 Transformation de la Base sous-marine Saint-Nazaire, 2007 © Architectes urbanistes LIN Finn Geipel + Giulia Andi.


Sculptures et dessins de lumière : «Vertical works» d’Anthony Mc Call / Le LiFE / Alvéole 14 / 2009

La rue intérieure traversant la base de St-Nazaire, depuis l’alvéole 12 / 2015


La base sous-marine de Saint-Nazaire a été labellisée «Patrimoine du XXe siècle» par le ministère de la Culture et de la Communication en 2010. Elle est ainsi devenue emblématique d’une nouvelle approche qui considère le patrimoine urbain et paysager sous toutes leurs formes. En expérimentant une démarche de ré interprétation du patrimoine militaire, et en s’appuyant sur son socle, Saint-Nazaire démontre que l’identité d’une ville peut susciter de la part de ses habitants, un sentiment d’appartenance de l’espace public. Les jeunes générations n’y lisent plus seulement la destruction de la ville, mais y trouvent un matériau à des rêveries d’urbanités insolites. Devenu accessible au public, le toit de la base sous-marine devient une terrasse à ciel ouvert entre ville et bassin portuaire, avec ses écluses, et l’Estuaire de la Loire. L’Estuaire Nantes <> Saint-Nazaire, a profité de cette opportunité pour inviter Gilles Clément et d’autres artistes à aménager l’espace du toit, et la zone portuaire et industrielle. Ce projet biennal (2007-2009-2012) a l’ambition de contribuer à l’aménagement du territoire en proposant à des artistes de créer des œuvres, entre Nantes et Saint-Nazaire, comprenant les rives de l’estuaire qui relie ces deux villes. A l’inverse de rénovation à l’identique, la transformation d’une architecture, d’un espace urbain, et paysager ouvre son champ d’expérimentation. Cela implique de requestionner le lieu, de reformuler le projet initial, tout comme le programme. C’est tout l’enjeu d’une démarche créative de réutilisation. Aussi comment les artistes comme Gilles Clément, Felice Varini et d’autres, abordent la valeur esthétique, la reconversion de cet emplacement militaire en front de mer? Longtemps l’interrogation des villes comme Lorient, Bordeaux ou St Nazaire possédant


une base sous-marine, fut « comment s’en débarrasser? » La masse de béton rendant ce désir quasi impossible, la solution des urbanistes était de réhabiliter plutôt que de détruire à prix exorbitant. Ce constat a rejoint l’étique du paysagiste Gilles Clément : faire avec, et le moins possible contre. Son projet consiste à introduire des plantes, comme un renouveau dans cet univers minéral qu’est la base. Chaque jardin se réfère à la notion de Tiers-paysage. Ce dernier est défini comme l’ensemble des espaces délaissés par l’activité humaine, un fragment in-décidé devenant un territoire de refuge à une diversité biologique chassée partout ailleurs. Loin de vouloir un espace formel mais quelque chose en devenir, comme le socle architectural qu’est la base de St-Nazaire, le paysagiste encourage une manière d’aborder le jardin qui privilégie son aspect dynamique et son évolution naturelle, ainsi qu’une intervention minimale du jardinier, des machines et des produits chimiques. En concevant ces jardins du Tiers-Paysage, Gilles Clément voit en la base sous-marine «un lieu de résistance» capable d’accueillir la diversité écologique de l’estuaire, un écho à la seconde guerre mondiale et à la fonction d’origine du bâtiment. Le tiers paysage se décompose ici en triptyque, tirant parti des trois dispositifs de l’architecture en place. Les différents chantiers organisés pour la création de ces jardins ont été mené sous forme d’ateliers, associant les participations d’étudiants en BTS du Lycée Jules Rieffel. L’ensemble a été supervisé par Miguel Georgieff et Guillaume Morlans, tous deux membres du collectif COLOCO, avec l’appui technique du Service des Espaces Verts de la Ville de Saint-Nazaire. La première tranche du jardin du tiers-paysage est “Le Bois des Trembles”. Profitant des


défonces faites dans le toit lors de l’attaque du site par le alliés, 107 peupliers trembles s’installent entre les travées de béton. Seul leur feuillage dépasse, comme si les arbres surgissaient des chambres d’éclatement des bombes. Le peuplier tremble porte un nom évocateur qui rappelent les peurs duent aux circonstances historiques du site. Par ailleurs, ne dit-on pas que la croissance rapide de ces végétaux est «explosive». La variété a également été choisie pour la vibration produite par les feuilles argentées, créant un effet de moutonnement quasi constant, ce qui a pour but de faire trembler, et vivre la base. Le chantier de plantation a vu passer des arbres d’environ 5 m de haut et de 200 kg chacun, hissés dans leur contenant à l’aide d’un palan à double poulies. Ils ont été ensuite planté dans des big bags de 2 m3 remplis de substrat et renforcés par un treillage métallique. La particularité de ce chantier tient à ce qu’aucun engin motorisé ne pouvait accéder à la zone de plantation des arbres. De ce fait tous les matériaux ont été acheminés et mis en place manuellement par l’équipe, ce qui représente au total 220 tonnes de terre et 30 tonnes de gravats. Avant leur plantation, il a été nécessaire de tailler les peupliers et de les saucissonner avec de la ficelle pour leur permettre de passer entre les poutres de béton espacées d’à peine 30cm. Ensuite les peupliers ont été haubanés en quatre points à l’aide d’une bande de toile de jute torsadée.

Le Bois des Trembles / Vue du dessus vers l’horizon portuaire, et la vue du dessous, un espace scandé d’ombres et de lumières / 2009 - 2015 >



Deux éditions d’Estuaire Nantes <> Saint-Nazaire plus tard, en 2012, le Jardin du Tiers Paysage colonise de nouvelles vies. «Le Jardin des Orpins et des Graminées» investit les 1500 m2 de travées non recouvertes. Ce projet dessine une trame végétale, occupant la partie centrale du toit, de part et d’autre d’une perspective constituée par les portes en enfilade, liant entre elles, les chambres d’éclatement. Un canal peu profond, planté de prêles, occupe la perspective, et offre une continuité visuelle. On trouve aussi des espèces appartenant au tiers-Paysage de l’Estuaire, et propices à venir sur des milieux difficiles, voir de «non-sol» (dalles, friches, toits…). Par exemple les orpins se déploient de part et d’autre du canal en compagnie de graminées et d’euphorbes ayant les mêmes conditions de vie. On peut découvrir le jardin de plusieurs endroits : par ses deux côtés et depuis une passerelle parallèle au canal et surplombant les chambres, offrant également un point de vue sur l’ensemble de la base, et sur la Ville-Port.

< Le littoral de St-Nazaire, vu depuis la passerelle du Jardin des orpins et des graminées / 2009 - 2015 La perspective du canal / 2009 - 2015>



Le troisième jardin s’installe au pied du radôme. Il s’agit d’une fosse à l’allure de friche, mais qui est enfaite “Le Jardin des Étiquettes”. Une couche de substrat permet d’accueillir des spontanées, des plantes qui poussent naturellement avec des graines apportées par le vent, la pluie, les oiseaux ou les chaussures des visiteurs. Dans ce jardin expérimental, les nouvelles plantes sont identifiées et étiquetées deux fois par an. Plantes de l’estuaire tout proche ou plantes venues de loin ? Affaire à suivre. Pour compléter le triptyque, une carte dessinée au sol, nous montre les zones de tiers-paysage de l’estuaire. Témoin d’une richesse écologique identifiée à un moment T, elle nourrit l’espoir de son expansion future. Le Jardin des étiquettes / 2015


Carte du Tiers-Paysage de l’Estuaire de la Loire - Relevé 2012 de Claude Figereau et Gilles Clément / 2015


Durant L’Estuaire Nantes <> Saint-Nazaire, la zone portuaire de St-Nazaire a eu l’occasion de (re) montrer ses caractéristiques. En sortant de la base, en direction du quai du commerce, on traverse un petit bras d’estuaire par le pont tournant afin d’atteindre la terrasse panoramique de l’écluse fortifiée du port. En haut de celle-ci, on peut admirer le panorama sur le port et sur les Chantiers de l’Atlantique, mais également la suite de triangles de Felice Varini. Plus qu’une œuvre d’art contemporain, il s’agit d’une «lecture urbaine» de tout un quartier, une anamorphose de la ville de St-Nazaire. Cet artiste investit généralement un lieu ancien, et y construit une œuvre qui n’est perceptible en intégralité, qu’à un seul endroit bien précis. Du point de vue de la terrasse, la suite de triangle se matérialise par une ligne de triangles qui embrasse le paysage et l’horizon portuaire. Telle une partition, les formes disposées successivement sur le haut et le bas de cette ligne scandent le paysage en différentes séquences. L’artiste révèle une forme peinte sur un seul plan, forme qui se détache et se superpose à l’architecture à laquelle elle semble appartenir. Quitter le point de vue de la terrasse revient ici à faire l’expérience de la troisième dimension et à assister à l’éclatement de la figure, en plusieurs morceaux rouges peints sur les murs. Ces derniers nous font tourner le dos au pont de St-Nazaire, à l’estuaire et attire notre regard vers le paysage des activités humaines : silos, hangars, toits, usines, immeubles... Ces éléments architecturaux sont réunis par le langage coloré de Felice Varini. Éparpillés sur 2km de paysage industriel, les fragment rouges assemblés par le jeu de la perspective, se regroupe en une ligne, rapprochant en un seul point, les espaces proches et lointains. Sur la terrasse panoramique, le point où tout est ici, l’artiste nous mets devant « le maintenant », cet instant T, qui n’est que provisoire. Comme toutes


villes, St Nazaire se transforme, qui plus est avec le vaste projet urbain Ville-Port. L’aspect actuel de l’œuvre, va au fil des années, se modifier par les transformations successives de la ville. Bien que magistralement maîtrisé, cet ordre d’aujourd’hui, sera aussi le désordre de demain.

TERMINAL FRUITIER DE L'ATLANTIQUE

EIFFEL INDUSTRIE MARINE

BASE SOUS-MARINE

GROUPE MTTM

MAN DIESEL & TURBO FRANCE ARCELOR MITTAL AMD

STX FRANCE

CARGILL FRANCE

“Suite de triangles Saint-Nazaire 2007” de Felice Varini, en «intégralité» / Estuaire Nantes <> Saint-Nazaire / 2009


La préservation de la base de Saint-Nazaire a découlé, sûrement en partie, de la difficulté de détruire son architecture massive. Aussi une prise de distance avec l’Histoire qu’elle porte, a été adopté. On peut considérer que là comme ailleurs la recomposition urbaine a été obtenu par un détournement de la fonction mémorielle. Danser et promener ses enfants sur des lieux destinés à un usage militaire, ne va pas de soi. Retenons cependant que cette dimension du souvenir, n’est pas complètement absente puisque la mutation citadine s’accompagne d’actions, concrétisant la réconciliation avec l’Allemagne unifiée : en effet le radôme, offert par le ministère allemand de la Défense, est installé sur le toit depuis 2007. Il s’agit d’une structure contenant un radar de l’aérodrome de Tempelhof à Berlin. De plus les projets qui s’appuient sur la base, intègre son vieillissement. La question de la mémoire y est présente bien que de manière marginale, en second plan voir en retrait, car on le sait, la guerre est écrite dans la matière, qui suffit à l’évoquer. Le patrimoine historique est intégré dans le béton, constitutif du bâtiment, de par sa qualité, sa texture, ses traces, ses impacts d’armes parfois. Cette guerre illustrée par la base, n’est pas une finalité, car d’autres couches d’histoires viennent s’ajouter. L’Histoire se poursuit par l’appropriation des personnes dans ses nouveaux espaces publics. La reconquête des bases vise avant tout la recomposition urbaine et l’accroissement de l’offre de loisirs, en profitant d’une opportunité d’appropriation d’espace de plus en plus rares, qui plus est d’espace déjà porteur d’Histoire. Les projets autour de waterfront, semble répondre à une fascination du public pour les constructions atypiques, le goût de la ville mêlée à l’eau.



Cette occupation du littoral, a donné lieu à des infrastructures de plusieurs échelles. Dans le mur de l’Atlantique, il y a des objets auxquels on peut trouver un usage, et d’autres sont voués à disparaître. Ces derniers, même si ce sont des lieux peu fréquentés, existent, et il est important qu’ils soient là. La préservation de leur trace mémorielle comme socle d’un re-devenir du terrain, participe en effet à la révélation de ce patrimoine mettant en scène le paysage. De par leur maillage continu du territoire côtier, chacun des sites du Mur de l’Atlantique était en résonance avec les autres. Cette linéarité architecturale s’est finalement appuyée sur la linéarité du littoral, qui est une fortification naturelle. Véritable édifice continu, cette ligne de côte, sur laquelle le réseau de blockhaus prend racine, restera le support des différentes émergences monolithiques du Mur. Même si on doit renoncer à leur présence architecturale, les blockhaus forment le fil conducteur portant la charge imaginaire de cet héritage guerrier. Une fois manipulé, un blockhaus et le site qui lui est associé, peuvent muter vers autre chose, un nouvel état, une nouvelle correspondance avec leur environnement. Comment travailler dans des paysages porteurs d’Histoire et de patrimoine, sans être dans le monument figé? Cette question se pose à nous concepteurs, avec aussi la question de l’échelle de prise en compte de ces lieux mémoriaux de guerres. En effet, si les batailles en champ clos du Moyen-Âge sont facilement identifiables, il n’en est pas de même des guerres modernes, où les ensembles représentent comme le Mur de l’Atlantique, des continuités et des fronts de plusieurs kilomètres. Le Mur de l’Atlantique dans son


ensemble, constitue une mémoire immatérielle. C’est le sens de la proposition de création, d’un Musée linéaire du Mur de l’Atlantique. Transformant le lieu, en lien, The Atlantikwall Linear Museum, est le projet de Gennaro Postiglione, architecte et professeur de design, qui est amorcé depuis 2004. Il a donné lieu à un atlas, un témoignage documentaire, puis à une exposition itinérante attestant de l’importance d’une mémoire commune à l’échelle européenne, instituant le Mur de l’Atlantique autant comme un patrimoine culturel, que comme un paysage archéologique. Ces parcours de mémoire qui sont aussi des chemins de promenades associés au GR, vont perdurer, au delà des objets qui les ont justifié. Le paysage est fait de tout une série d’indicateurs, une sédimentation culturelle qui nous permet de comprendre l’histoire d’un lieu. Au delà de la guerre, le paysage marqué d’empreintes continu de se raconter. Ces empreintes ténues voir enfouies, fabriquent le paysage. Ces traces du passé ne sont pas des contraintes, et ne doivent pas encombrer à l’excès la mémoire des vivants dans leur aspect négatif. Le risque serai, sous l’effet de l’émotion immédiate, de “sacraliser” des espaces entiers, les mettant en marge du renouveau nécessaire auxquels ils ont le droit de parvenir. L’hypothèse qu’un lieu conserve une mémoire propre mais dont les formes peuvent se transposer, dans un glissement d’usage, affirme que tout lieu peut accéder à l’avenir et que la mémoire ne peut habiter ce lieu qui si elle permet aussi la vie. Un lieu qui évolue vers un site adapté à la demande contemporaine, procédera aux transformations nécessaires en associant le respect du passé et la mise en œuvre des techniques et d’usages contemporains. Une véritable politique d’aménagement paysager et des plans de gestion à long terme doivent accompagner ces espaces. Il en sera de même des champs de bataille eux mêmes, vastes


espaces laissés libres, guettés progressivement par le mitage et l’essor urbain. La mémoire trouve toujours son effacement. Elle peut cependant être réactivée si on se replonge dans l’Histoire. Cette dimension d’usage, est comme une trame urbaine qui s’appuie sur des anciens tracés romains. À un moment donné on oublie cette caractéristique, la vie de la ville reprend. Mais les choses perdurent même de manière discrète, et peuvent resurgir par le fait de lire le nom d’une rue, parce que c’est écrit sur un guide, parce qu’il y a toujours une trace à suivre.



Remerciements Je tiens à remercier, Mon encadrant Michel Audouy, pour son suivi dans l’écriture de ce mémoire, et pour ses conseils avisés; Les camarades de promotion pour leurs conseils, et plus particulièrement Maxime Arnoux pour nos échanges historiques et philosophiques, ainsi que Morgane Braouezec, pour notre travail commun en Arts Plastiques sur les Architectures Anonymes de la ville du Havre et du Mur de l’Atlantique. Les membres de ma famille proches ou éloignés, qui m’ont initié à l’Histoire des fortifications, et qui m’ont soutenu dans cette aventure; Ainsi que toutes les personnes que j’ai pu rencontrer pendant ce travail.


Bibliographie LIVRES > Apologie du périssable / Robert Dulau / Éditions du Rouergue / 1991 > Bunker Archéologie / Paul Virilio / Édition Galilée (1975) / 2008 > Dictionnaire raisonné de l’architecture française / Eugène Viollet-le-duc / Editions Morel / cf. infra / 1869 > Du champ de bataille au paysage de guerre / Martin Warnke / Les carnets du paysage n°5 / Éditions actes sud / 2000 > Forteresses du dérisoire, le mur de l’atlantique ou la grande illusion / Jean-Claude Gautrand / Éditions Les presses de la connaissance / 1977 > Mémoires de guerre - La mémoire des lieux – préserver le sens et les valeurs immatérielles des monuments et des sites / Etienne Poncelet / 2003 > L’Allégorie du patrimoine / Françoise Choay / Éditions Seuil / La couleur des idées / 1992 > Le Littoral, dernière frontière, entretient avec Jean-Louis Violeau / Paul Virilio / Éditions Sens&Tonka / 2013 > Le Mur deL’Atlantique : Vers une valorisation patrimoniale ? Christelle Neveux / Édition L’Harmattan / Patrimoines et sociétés / 2003 > Les paroles gelées, analogie du camps au campus au travers du mur de l’Atlantique - mémoire de PFE / Juliette Guichard / 2013 > Le sombre abîme du temps : mémoire et archéologie / Laurent Olivier / Édition Seuil / 2008 > Les villes françaises dans les deux conflits mondiaux 1914-1945 / Danièle Voldman / CNRS-CHSParis 1-Panthéon-Sorbonne / 2003 > Patrimoine en questions : Anthologie pour un combat / Françoise Choay / Éditions Seuil / La couleur des idées / 2009 > Paysages en bataille : les séquelles environnementales de la Grande Guerre / Isabelle Masson-Loodts /


Editions Nevicata / 2014 > Paysages politiques / Yves Lacoste / éditions Lgf / Ldp Biblio Essais / 1990 > Yann Kersalé / P. Auboiron, D. Buren, P. Dagen, H.-F. Debailleux, A. de Vandière, L. Gwiazdzinski, J. Nouvel, E. O / Gallimard / 2008

REVUES > Le Moniteur des travaux publics et du bâtiment / Article «Les lieux de mémoire se rénovent» de Laurent Miguet avec Pascale Braun et Alix de Vogüé / Mars 2014 / n°5755 > Le Moniteur des travaux publics et du bâtiment / Article «Un anneau en béton fibré en mémoire de la Grande Guerre» d’Alix de Vogüé / Août 2014 / n°5778 > Paysage Actualités / Guerre : Le paysage transmet la mémoire / Novembre-décembre 2014 / n°374-375

INTERNET > http://www.conservatoire-du-littoral.fr > http://www.darchitectures.com/ > http://www.estuaire.info/ > http://www.galeriekleindienst.de/kuenstler,erasmus_schroeter,135_16.html > http://insitu.revues.org/ In Situ. Revue des patrimoines / Le patrimoine militaire et la question urbaine Patrimonialiser les bases de sous-marins et le Mur de l’Atlantique / Claude Prelorenzo / 2011 > http://www.lefigaro.fr/histoire/retrospective/2013/11/08/26005-20131108ARTFIG00414-les-cicatrices-dela-grande-guerre.php > http://www.museedelaguerre.ca/premiereguerremondiale/ > http://www.normandiememoire.com/ > http://patrimoine.region-bretagne.fr/ > http://www.veterans.gc.ca/


ÉMISSIONS > France culture / Planète Terre par Sylvain Kahn / Le paysage est-il un lieu de mémoire ? / 17 octobre 2012 / http://www.franceculture.fr/emission-planete-terre-le-paysage-est-il-un-lieu-de-memoire-2012-10-17 > France inter / CO2 Mon amour par Denis Cheissoux / Le chemin des Dames vu par le maire de Craonne, maraîcher bio / 8 novembre 2014 / http://www.franceinter.fr/emission-co2-mon-amour-le-chemin-desdames-vu-par-le-maire-de-craonne-maraicher-bio

EXPOSITIONS > Architecture en uniforme. Projeter et construire pour la Seconde Guerre mondiale / Cité de l’architecture & du patrimoine / 24 avril 2014 - 08 septembre 2014 > La Mémoire Traversée, paysages et visages de la Grande Guerre / Éléphant Paname > Vu du front. Représenter la grande guerre / Musée de l’armée, invalides.

CONFÉRENCES > Leçon inaugurale de l’École de Chaillot / Philippe Prost - Pas de création sans mémoire / Cité de l’architecture & du patrimoine / 03 février 2015

FILMS > P’tit quinquin / Bruno Dumont / 2014


Par leur stratégie d’occupation, les infrastructures militaires interpellent le Paysage. Dans son rapport face à la question de la Mémoire, et à la transmission du Patrimoine, comment le paysagiste, l’architecte et l’urbaniste abordent la réutilisation des traces? Comment évoquer l’impact de la guerre, en sachant que les choses se délitent, et s’oublient... Du point de vue de leur usage, les architectures de guerre sont des architectures de l’éphémère. Leur présence est vitale à un court moment, celui du conflit. Mais dans un temps plus long de paix, leur utilité devient caduque. Cependant leur présence demeure. Parmi ces architectures, le Mur de l’Atlantique tient une place importante sur les territoires avec des vestiges encore présents, plus ou moins visibles. De cet affrontement sur le littoral, quelle empreinte reste-t-il ? A travers des exemples d’actions portées sur le Mur : depuis les blockhaus soumis à la restauration, en passant par des lieux qui n’existent quasiment plus, jusqu’à la ville de St Nazaire, nous verrons comment se fabrique la mémoire du Mur de l’Atlantique.

Patrimoine - Guerre - Fortifications Blockhaus Waterfront

Plage de Biville / Pointe de la Hague / 2015


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