La Torre David, Transposition d’une résistance aux prises du pouvoir politique. Elise Coudray, Aline Cousot, Mathilde Loiseau Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne Habitat et Développement Urbain
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sous la direction de: Baitsch Tobias Stefan, Bolay Jean-Claude, Pedrazzini Yves
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Sommaire _ Introduction I. La Torre David, de la dissolution d’un rêve capitaliste à la formation d’un nouveau type d’habitat informel 1.1. La formation de la Torre David : du rêve déchu au peuplement 1.2. Des précédents économiques et politiques, stigmates d’un pays paralysé, et incubateurs d’une verticalité informelle 1.3. La Torre David sous la présidence de Hugo Chavez II. La Torre David, un habitat informel aux dépends du pouvoir politique 2.1 Désillusions après la mort de Hugo Chavez et la vente de la tour 2.2 Actualité politique et devenir de la Torre David, devenue emblème politique 2.3 « in socialism the greatest works are done by you »
III. Des potentiels de l’hybridation à la déchéance d’un symbole démesuré 3.1 L’habitat informel, nouvelle composante de l’urbain latinoaméricain 3.2 La Torre David, réussite d’une hybridation entre formelle et informelle
Conclusion La demesure d’un symbole qui fragilise ?
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La Torre David, vue extérieure depuis le toît des immeubles
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DÊtail des façades de logements, appropriation
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Introduction _
La Torre David, symbole du développement économique et politique du Venezuela n’a cessé du suscité l’attention internationale. En 2014, ce symbole peu conventionnel de résistance, modèle d’un nouveau type d’habitat ou d’un nouveau modèle sociétal, montrait ses limites avec l’information rendue publique de la vente de la Torre David. L’expulsion des habitants qui s’en suit ébranle la sphère médiatique. Le plus haut squat vertical du monde, véritable allégorie de l’habitat informel, n’est plus. A Caracas, la tour fantomatique incarne l’ébranlement continue et désormais catastrophique de la politique et de l’économie du Venezuela, tout en soulignant une autre réalité. Aujourd’hui plus de 60% des caraquenos vivent dans des barrios, des habitats de fortunes, ou en situation précaire, avec notamment près de 250 bâtiments occupés de manière informelle dans la ville à ce jour. En 2012, le bureau vénézuélien Urban-Think Tank révélait la complexité et la subtilité de ce mode de vie particulier à travers la Biennale de Venise 1 ainsi que la publication de leur livre Torre David : Informal Vertical Communities, véritable témoignage d’un écrin urbain extraordinaire. Si par la suite la Torre David a su susciter l’imagination individuelle, trouvant échos dans une réalité architecturale, sociale et urbaine – ou artistique avec les travaux de l’artiste contemporain JR( Junior) ou des évocations cinématographiques, aujourd’hui ce géant vidé de ses occupants interroge sur la légitimité et le devenir de cet acte, conformément au droit de reconnaissance d’occupation informelle répandu au Venezuela, et à l’actualité politique du pays en profond bouleversement laissant un trouble mystérieux sur la vente effectuée. « La Tour de David Brillembourg illustre bien la loi des conséquences imprévues, la montée et la disparition de son projet est intimement liée au cycle d’expansion et de ralentissement de l’économie et de la politique au Venezuela » 2 étaye les 1 L’exposition de 2012 a été décernée du prix prestigieux du Lion d’Or. 2 BRILLEMBOURG (Alfredo), KLUMPNER (Hubert), Torre David : Informal Vertical Communities, Ed. ETH Zurich, 2013, p. 88-89 8
collaborateurs de UTT. Ce propos illustre alors la direction que nous souhaitons argumenter au fil de ce développement. Par là,il ne s’agit donc pas de réitérer une analyse de la Torre David déjà remarquablement entreprise par le bureau d’architecture UTT, mais d’engager une réflexion plus personnelle, basée sur de nombreuses hypothèses quant à l’influence exercée par le système politique et économique du pays sur la formation et la disparition d’un tel modèle, ainsi que sur la fabrication d’un processus urbain informel. Nous pouvons dès lors se demander comment la Torre David a été le symbole porteur de potentialités et victime du système politique ? Pour y répondre, il conviendra dans un premier temps de resituer la Tour dans un contexte historique et politique tout en explicitant ses particularités d’occupation. Puis, nous feront un parallèle avec la situation politique et économique actuelle pour tenter d’expliquer les faits récents d’évidement de la Tour. Enfin, nous ouvrirons notre réflexion sur la question de l’habitat informel, de ses potentialités, et en quoi il est aux prises avec le système de gouvernance en place.
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I. La Torre David, de la dissolution d’un rêve capitaliste à la formation d’un nouveau type d’habitat informel _ 1. La formation de la Torre David : du rêve déchu au peuplement
En Janvier 1990 débute la construction du centre Financier Confinanzas dans la municipalité du Libertador au cœur de Caracas. Le projet est ambitieux. A sa tête, Jorge David Brillembourg Ortega, riche financier de Caracas, projette le complexe comme la quintessence du luxe et de la prospérité. Sa situation est alors plus qu’avantageuse, prenant racine dans les entrailles du Wall Street Caracassien, véritable concentration des pouvoirs politiques et financiers, il se confronte à la présence dominante du palais présidentiel, du palais législatif fédéral, du ministère public, du siège de la Banque centrale du Venezuela, ainsi qu’à la verticalité des tours qui y figurent. Au milieu d’une telle richesse, le complexe devait se distinguer comme le plus haut gratte-ciel privé en Amérique du Sud. Son ambition, devenir le « nerf financier de la ville », selon David Brillembourg.
Insertion Urbaine
Envahi Barrios Gouvernement Religieux Santé Education Culturel Commercial Banque Bureaux Habitations Parking
1 2
7
5
2
Centre Commercial Galeries Avila
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Université Alexander Von Humboldt
5
6 6
4
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8 9
8
10 9
10
BBVA Banque Provinciale
3
3 1
Sambil, Centre Commercial
Banque Mercantil Hopital des enfants Dr.J.M. De Los Rios Siège de l’électricité de Caracas Croix Rouge Collège et Auditoire de San Francisco De Sales
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Mosquée
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Eglise St Charbel
Avec un budget de 5700 bolivars, soit l’équivalent de 82 millions de dollars, le centre Financier Confinanzas, concentre l’ensemble des services qu’on peut proposer dans un quartier des affaires, avec une distinction notable par rapport à ses voisins d’accueillir un hôtel. Le dessin de la Torre David est alors presque déjà envisagé. En tant que bâtiment principal, l’immeuble accueille aux 6 premiers étages les services d’hôtellerie, puis l’hôtel proprement dit, et enfin les bureaux, le tout couronné par un héliport. Les 45 étages de la tour sont conçus comme un concentré de luxe et de technologie: le 17em étage a été pensé comme un abri sous pression, hermétiquement fermés pour résister aux incendies, tandis que 21 000 m2 de marbre italien viennent habiller le hall de l’immeuble. Aux côtés de la tour, quatre autres entités finalisent le complexe : l’un connecté à la tour par un immeuble comprenant 6 ascenseurs, accueille une série de suites ainsi qu’une piscine privée pour les dirigeants, un autre abrite un parking de 10 étages dessiné pour répondre aux besoins de flux et de localisation, et enfin, l’atrium, coiffé de son dôme en verre constitue l’entrée de l’hôtel. Mais ce projet colossal montre bientôt ses limites. Des tonnes de béton et d’acier sont dépensées dans sa conception, jusqu’à son coût d’arrêt: le 12 avril 1993 David Brillembourg décède, la crise financière qui suit une année plus tard laisse le pays sans dessus-dessous, les banques ferment au compte-goutte mettant le secteur financier sur les genoux. La tour est alors achevée à 90% et abandonnée à son propre sort sans perspective de reprise, ni par René Brillembourg, frère du défunt, ni par le groupe Confidensaz dont l’aide financière s’est écroulée en même temps que le destin des banques vénézuéliennes. Les actifs du groupe Brillembourg sont alors repris par FOGADE (Fondo de Garantia de Depositos y Proteccion Bancaria), qui tente une vaine entreprise de vente de la Torre David en 2001, sans succès, laissant la tour vacante pendant 12 ans. Le 17 septembre 2007, les pluies tropicales qui déferlent sur le pays délogent de nombreux caraquenos. Parmi eux, un groupe expulsé d’un squat à la Candelaria trouve refuge au sein de la Torre David. Par suite, de nombreux messages se propagent comme appel à venir occuper la Torre David, promesse d’un habitat meilleur. « Pour ceux qui n’ont nulle part d’autre où aller, la Torre David est un havre de paix, une source de fierté, et une maison »3. La tour se remplit rapidement, les familles initialement installées provisoirement au rez-de-chaussée, en l’absence persistante d’une quelconque menace d’expulsion, se lancent dans l’exploration du reste de la tour, évaluant son potentiel. Ensemble, les habitants déploient une 3 Idem, p. 101 11
La Torre David dans le quartier du Libertador
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Les ĂŠtapes de la formation de la Torre David
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énergie et un esprit communautaire sans précédent pour vider et nettoyer la tour, organiser la construction de balustrades, ériger des murs pour des appartements privés, dont «le cloisonnement est plus ou moins calqué sur la disposition de l’hôtel »4, ou des espaces communs, investissant les 28 premiers étages. Pour répondre à leurs besoins primaires, des infrastructures sont mises en place pour se raccorder aux réseaux électriques et d’assainissement de la ville. A partir de là, une véritable communauté voit le jour, plus qu’un simple squat, elle devient un mode de vie, avec sa propre organisation sociale. Chaque étage possède son coordinateur, luimême sous la direction du chef évangélique de la tour Alexander “El Nino” Daza et les habitants s’organisent en coopérative « Los caciques de Venezuela ». Les initiatives et libertés individuelles sont en tension avec les règles strictes qui régissent la communauté. L’occupation, elle, n’est pas gratuite et représente 170 bolivars, somme convenue pour couvrir les frais en eau, en électricité, pour le nettoyage des parties communes, et la sécurité. Enfin, comme microcosme de la société, au-delà de l’aspect sociétal et hiérarchique, les habitants développent leur propre économie illustrée par la présence de boutiques, d’épiceries, de salon de beauté, de café, de cabinet, etc. La Torre David ville organisée, ville verticale, se transforme d’un « immeuble commercial où 3 000 personnes vivent sans air conditionné, sans ascenseur, et avec des infrastructures minimales » en un « habitat uniquement pensé par l’improvisation, qui est inévitablement l’exemple contemporain le plus extrême d’appropriation d’espace urbain » 5. Cette nouvelle condition de vie urbaine présente alors des dispositifs d’adaptation originaux et peu conventionnels induits par la typologie particulière de la tour. L’absence d’ascenseurs conduit à de nouvelles formes d’improvisation afin de faciliter l’ascension de la tour. Pour se faire, la rampe attribuée autrefois au parking fait désormais office de support d’un système de transport développé à son échelle par voix de taxis ou de scooteurs. Dans les étages, au-delà de la vie communautaire très marquée, se manifeste également l’expression de sentiments individuels et personnels. Les habitants bâtissent les limites de leurs futurs appartements à la force de leurs bras et de leurs savoirs. La brique rouge, principal matériau de construction, partitionne les immenses plateaux vides, conférant un degré d’intimité à chaque famille. L’aménagement 4 HUGRON ( Jean-Philippe), Présentation/ Torre David : Carcasse à Caracas in Cahier spécial-Biennale de Venise 2012, Le courrier de l’architecte, 3 novembre 2012, url : http://www.lecourrierdelarchitecte.com/article_3631 5 SCHMID (Christian), Torre David : Informal Vertical Communities, op.cit, p.384 14
des appartements est alors valorisé par l’investissement et la personnalisation qui y est apporté, ceci autant dans la perspective de se constituer un habitat confortable, que dans celle d’une vente potentielle. Puis, dans les interstices de ces murs, dans ses rues, dans ses escaliers, ou à n’importe quel endroit où l’espace le permet, des formes de vie en communauté se développent. Ainsi, le 28 étage, véritable balcon suspendu sur la ville, constitue un lieu de rencontre privilégié, un terrain de jeu pour les uns, de sports pour les autres. Cependant, si la population a su se construire un habitat qui réponde à ses besoins, le caractère inachevé de la tour pose de réels problèmes de sécurité, laissant entrevoir des vides sans dispositifs de protection dans les façades ainsi que dans les dalles. De plus, la précarité des installations techniques et de leur finition cause des inondations récurrentes au sous-sol de la tour, des problèmes d’évacuation des déchets, et d’approvisionnement de l’eau aux derniers étages. Enfin, la tour matrice de modes d’habitats qui dérogent des conventions habituelles constitue autant un symbole qui stimule le développement d’autres formes d’informalité, que celui d’une illégalité qui nourrit un imaginaire de la violence et du crime. Toutefois, si la Torre David représente le plus haut squat vertical du monde, comme enveloppe d’un habitat improvisé et précaire, il est nécessaire de souligner une distinction primordiale. En effet, souvent qualifié par des termes tels que ‘slum’, ou ‘bidonville’, UTT, dans sa description faite de cet habitat, engage un constat inévitable : la Torre David ne répond ni aux formes, ni aux normes, ni aux définitions des bidonvilles traditionnels, dont le seul trait commun réside dans l’incertitude quant à la plausible expulsion qui menace leur occupation non reconnue, mais développe une catégorie singulière de développement urbain. « Nous ne connaissance aucuns autres exemples d’habitat informel capable de stimuler l’imaginaire architectural comme le fait la Torre David »6. Par là, il convient donc de qualifier cette forme d’habitat comme informelle.
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6 BRILLEMBOURG (Alfredo), KLUMPNER (Hubert), Torre David : Informal Vertical Communities, op.cit, p. 374 15
La système de distribution de la Torre David
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AmĂŠnagements intĂŠrieurs des appartements
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Des activités économiques inhérentes à la Torre David
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La Torre David, squat informel au coeur de la ville
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2. Des précédents économiques et politiques, stigmates d’un pays paralysé, et incubateurs d’une verticalité informelle
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« Comment les ruines du gratte-ciel postmoderne, et comment Caracas a perdu son chemin et laissé place à l’anarchisme ? La réponse : dans de vastes gisements de pétrole du pays ». 7 Par ces termes, il convient d’étudier le processus de formation de la Torre David comme le résultat d’évènements empiriques encrés dans une stratégie politique et économique dont la richesse de base est le pétrole. Et pour cause, l’essor du Venezuela est intrinsèquement lié à la commercialisation de l’or noir. En 1914, les premiers puits de pétrole sont forés. La situation évolue rapidement, le pétrole devient le principal produit d’exportation du pays devant le café et le cacao. Finalement en 1928 le Venezuela s’érige à la tête de l’exportation mondiale de pétrole. Cette envolée fulgurante entame de nombreuses répercussions, dans un premier temps économiques, puis politiques, sociales, et enfin territoriales. Si Caracas n’avait jusqu’à présent guère débordé de son damier colonial, la chute des exportations agricoles (96% du total en 1920, 11% en 1936) face à l’implosion des profits permis par le pétrole (98% des exportations en 1940), génère un exode rural sans précédent, alimenté également par la crise de 1929 qui fait chuter le coup des matières premières agricoles, ainsi que par l’arrivée de population européenne, puis latino-américaine. La croissance de la capitale connaît alors une accélération brutale, passant de 250 000 habitants en 1935 à 2 millions d’habitants en 1960. Face à cette pression démographique, un premier effort gouvernemental, à l’initiative de la fondation du Banco Obrero, est amorcé en 1928 dans le but de créer des logements peu couteux destinés à loger les 7 Idem, p.71 20
ouvriers de la capitale (Propatria, à l’ouest du centre). Cependant, au regard de besoins grandissants, ces opérations demeurent largement insuffisantes. Comme une réponse à la fois individuelle et collective à la nécessité de se trouver un abri, les premiers logements informels de la capitale se développent, appelés communément les barrios de ranchos, fruits d’invasions collectives d’espaces publics sur les flancs de la collines de San Agustin et du Camentorio, et d’improvisation peu conventionnelle du cadre bâti. Il s’en suit une véritable massification de ce type d’habitat. En 1950, ¾ des barrios de la capitale sont formés. Pour lutter contre ce phénomène, la dictature de Perez Jimenez se lance dans une « guerre contre les ranchos », détruisant, puis construisant de vastes ensembles de logements sociaux qui hébergent alors, à la fin de son mandat en 1958, 12% de la population. Dans la même veine des superbloques, l’ensemble du 23 de Enero, qui comprend 13 barres de 15 étages et 52 immeubles de 4 étages, accueille déjà avant l’achèvement de sa construction un squat de plus de 4 000 familles. L’ensemble ne sera jamais correctement administré par la suite. Quand les superbloques sont devenus trop occupés, de nouveaux arrivants ont édifié leur propre logement au pied des tours, consolidant un phénomène que le gouvernement n’a jamais arrêté. Pour UTT, 23 de Enero est le symbole d’une période passée où le Venezuela était l’un des pays les plus modernes d’Amérique latine, une époque où le gouvernement pouvait investir des sommes importantes dans le logement social, vestiges d’un temps où le formel et l’informel peuvent soulever un fort potentiel, ceci avant le processus de centralisation qui marquera la politique des années 1970. Ainsi, si le prix du pétrole s’est stabilisé entre 1950 et 1960, l’adhésion du Venezuela à l’OPEC (Organization of the Petroleum Exporting Countries) en 1960, ainsi que la crise arabo-israelienne de 1972 change radicalement le marché. En effet, dans le contexte de la guerre qui prend lieu, l’arrivée de la Syrie, de l’Egypte et de la Tunisie au sein de l’OPEC vient bouleverser les prix pétroliers par un embargo visant à contraindre l’Amérique d’abandonner son soutient apporté à l’Israël. La brèche est ouverte. Le Venezuela profite de cette conjoncture pour augmenter ses prix de production et d’exportation d’environ 200%, conférant au gouvernement de Carlos Andrès Perez un afflux économique massif. Face à cette richesse, le Venezuela se lance dans une frénésie de dépenses, investissant massivement dans le social, l’éducation, l’immobilier, ou encore les infrastructures de transports. Entre 1974 et 1979, le pays dépense plus d’argent que les 143 gouvernements qui ont précédé combinés. Mais les objectifs de Perez ne s’arrêtent 21
pas là. Il souhaite faire de Caracas une véritable ville globale, et opère ainsi par une planification centralisée, qui, combinée à la nationalisation des industries d’acier et d’aluminium contribue à faire de Caracas un lieu privilégié pour l’expérimentation et l’innovation. De nombreux complexes voient le jour tels que le Parque Central, la Cité de l’université de Carlos Raul Villanueva, la Ciudad Guyana dessinée par des professionnels du MIT et d’Harvard, ou encore le Guri Dam, l’un des plus grand barrage au monde construit en 1978. Ce schéma de centralisation s’étend en 1976 au secteur pétrolier, nationalisant toutes les compagnies de forage du pays. Le premier mandat de Perez voit ainsi l’emploi dans la fonction publique doubler, profitant d’une rapide amélioration des services et des bénéfices aux habitants. On assiste alors au début des années 80 au passage à une économie post-fordiste, à l’ouverture des capitaux pétroliers et miniers, et à la mise en place de politique d’inspiration néo-libérale. Ainsi, sur le plan territorial, si la centralisation qui a appuyé le développement du métro a progressivement gommé les limites de la ville formelle et informelle, connectant les barrios périphériques au centre de la ville, elle a cependant accentuée un phénomène brutal dans le paysage urbain.
Confrontation du centre ville et des barrios 22
Dans le processus de globalisation économique l’agglomération centrale polarise désormais l’ensemble des fonctions du tertiaire et de commandement, laissant peu de possibilités aux franges périphériques de la ville, où les inégalités se creusent, avec un essor considérable du secteur informel, et l’accentuation de la pauvreté. Toutefois, au milieu de cette fièvre économique, et aveuglé par la frénésie des bienfaits immédiats, le gouvernement a négligé le remboursement de sa dette montante, privilégiant les dépenses pour le développement de son pays. La conséquence est lourde. Le 28 février 1983, le président Luis Herrera Campins dévalue le bolivar, monnaie pourtant qualifiée de prospère depuis 40 ans. Ce jeudi noir sonne comme le coup d’arrêt d’une montée en puissance du pays. L’inflation désastreuse qui s’en suit dépouille la classe moyenne qui disparaît progressivement. « Depuis ce jeudi noir, le Venezuela subit une descente infernale, non seulement matérielle mais également idéologique, dont le pays ne se remettra jamais » 8. La crise jette Luis Herrera Campins de son second terme en 1984. Mais la situation ne s’améliore pas avec l’arrivée au pouvoir du Jaime Lusinchi, qui dévalue davantage le bolivar faisant augmenter l’inflation. Face à l’impuissance du gouvernement à gérer la crise, le peuple réélie Perez en 1989. Dans les 40 jours qui suivent son institution, il met en place un programme d’ajustement structurel soutenu par le FMI (Fonds monétaire international), libère les taux d’intérêt et abandonne le taux de change fixe, faisant perdre au bolivar 2/3 de son pouvoir d’achat sur le dollar. Perez coupe alors les subventions de l’état et dresse une liste des entreprises à vendre au secteur privé. Une inflation massive des prix et un chômage de masse dévaste le pays. Les 25 et 26 février 1989, pour tenter de contrecarrer l’inflation, le gouvernement augmente de 30% les tarifs de transports en commun, laissant s’installer une sorte de « trahison de l’économie morale »9 au sein de laquelle les plus démunis se sentent abandonnés. Le matin du 27 février, l’augmentation des prix du taxi au-delà de la valeur fixée par le gouvernement embrase le mécontentement des travailleurs et des étudiants. La violente insurrection qui s’en suit laisse le pays hors de contrôle. Si le calme revient quelques jours après grâce à l’instauration de la loi martiale, les réformes économiques et l’inflation cumulative laissent une plaie béante dans le pays, précisées par une nouvelle réalité idéologique « oublie demain et dépense ton argent tant qu’il vaut encore quelque chose »10. La culture 8 Idem, p.76
9 Idem, p.77
10 Idem, p.77 23
de la dépense s’installe dans le pays, valable aussi bien pour les élites que pour les habitants des barrios, qui investissent dans des biens corporels plutôt quand dans l’épargne. En même temps, les réformes économiques et la centralisation ont continué à attirer les habitants des campagnes à la recherche d’emploi, si bien que la population ne cesse de s’accroitre, accentuant des phénomènes urbains déjà lisibles tels que d’exclusion des limites qui débordent du district métropolitain, l’informalité, et l’approfondissement des écarts socio-économiques. Mais la ville n’est pas préparée à cette évolution brutale et violente. Les tensions lisibles depuis 1989 ont fait de la violence urbaine l’une des données essentielles de la vie caraquénienne. Ce sentiment d’insécurité s’accompagne de formes de replis qui marquent le paysage urbain. Alors qu’une partie élitiste de la population n’a plus foi en la municipalité pour assurer sa protection, elle se dote d’une industrie de sécurité privée, parfois avec l’installation illégale de douanes résidentielles urbaines, qui donnent naissance à des enclaves d’habitations protégées par de hauts murs. Dans les barrios, l’insécurité, accompagnée d’emploie informels, et de la difficulté d’accès aux transports en commun, referment les quartiers sur eux-mêmes. La ville se trouve à présent fragmentée tant du point de vue politique avec le clivage entre les révolutionnaires et les réactionnaires, mais aussi du point de vue économique, culturel, et urbain. En 1990, profitant des dernières années de stabilité et de prospérité relative, ainsi que du sort favorable d’une certaine couche sociale, David Brillembourg érige le Centre Financier Confidensaz, dans la continuité innovatrice de son environnement architectural. Mais déjà les premiers spasmes du changement radical et de l’agitation politique se font ressentir. En 1994, la chute brutale des prix du pétrole dont l’économie nationale est dépendante, provoque l’effondrement de la Banco Latino, seconde plus grande banque du pays qui est ensuite nationalisée. Par la suite, 17 des 49 banques commerciales nationales font faillite. Le soutien financier apporté au groupe Confidenzas disparaît avec ce déferlement, laissant la tour sans perspective de reprise. Le pays ruiné, ne réagit pas non plus à la vente aux enchères de la tour par FOGADE en 2001 pour la somme de 60 millions de dollars. « Dans le cœur d’un quartier en difficulté financière, la Tour était sombre et silencieuse, triste relique des espoirs et des ambitions hébergées par les vénézuéliens dans les années 1970 et au début des années 1980, et un rappel incontournable des bouleversements économiques qui ont suivi ces années de boom.»11 11 Idem, p.89 24
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3. La Torre David sous la présidence de Hugo Chavez
_ Le début de la construction de la Torre David coïncide avec l’ascension au pouvoir de Hugo Rafael Chavez Frias, dont les années de règne et de politique influent largement sur l’improvisation domestique et sociale qui prend lieu en septembre 2007. C’est au cœur des agitations naissantes qui ébranlent le pays au début des années 1990 qu’apparaît cette figure de la révolution bolivarienne. Le 4 février 1992, Hugo Chavez, accompagné de militaires du Movimiento Bolivariano Revolucionario 200 (MRB-200), tente un coup d’état de courte durée pour renverser la présidence d’Andrès Perez, accusé de la vague de dépression qui frappe le pays. Cette tentative échoue, le soulèvement s’effondre et Chavez est emprisonné. Mais cette entreprise attire néanmoins l’attention des citoyens. La dénonciation publique de son combat sera appuyée la nuit du 26 au 27 novembre par un enregistrement effectué lors de son incarcération et qui appelle à l’insurrection. En 1994, Rafael Caldera est élu pour la seconde foi à la tête du Venezuela, et réalise sa promesse électorale de libérer Chavez. La même année, ce dernier forme le parti politique The Fifth Republic Movement (MVR), qui prépare sa campagne électorale. Hugo Rafael Chavez Frias est élu président le 6 décembre 1998, marquant le rejet des deux autres partis politiques existants, et consolidant la position de Chavez comme « un symbole d’opposition au modèle politique vénézuélien de 1958 »12 . Son institution de 1999 est suivie par un ensemble de réformes et de lois qui revalorisent les droits des groupes les plus défavorisés et marginalisés, modifiant considérablement la structure politique du gouvernement par la mise en place d’une nouvelle Constitution en décembre 1999. Entre 1999 et 2012, elle donne lieu à une série de lois et de décrets présidentiels qui accordent au gouvernement un contrôle croissant 12 Idem, p.94
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des terres publiques et privées, supprimant progressivement le droit à la propriété privée vénézuélienne dans le but de satisfaire à la demande croissante de logement. Alors que le pays avait échoué à tourner son économie uniquement vers l’accroissement de la production de pétrole, Chavez s’attache à revaloriser une potentialité jusqu’à là délaissée, celle des terres. La politique alors mise en place par cet homme de poigne, permis au pays de se redresser, diminuant la pauvreté, les inégalités, et rehaussant de manière significative les chiffres de l’emploi, stabilisant le pays après des années de difficultés. L’une des premières lois mise en place et qui touche particulièrement la Torre David, dans ce qu’elle constitue d’habitat spontané et communautaire, est l’article 82 stipulant que « toute personne a le droit à un logement convenable, sécuritaire, confortable, hygiénique et des services de base essentiels, y compris un habitat qui humanise la famille, le quartier et les relations communautaires » 13. Dans l’année qui suit, Chavez exproprie les terres agricoles qui tournent au ralenti pour les redistribuer aux pauvres et ainsi améliorer la production agricole vénézuélienne. Un ensemble de décrets viendront préciser ce programme de réformes agraires et l’étendre aux barrios et propriétés urbaines abandonnées. Ces expropriations ont cependant la particularité d’être appuyées par des décrets et non par la législation, laissant une réserve d’interprétation et de doute sur les droits de propriété, si bien que « en encourageant simultanément les pauvres à saisir les propriétés abandonnées et en essayant de maintenir un gouvernement fondé sur la primauté de droit, l’administration a généré un environnement hostile de la contradiction, de la confusion, et de la coercition »14 .Cette ambiguïté, conjuguée à des décrets pr ésidentiels additionnels, codifie progressivement le droit des squatters. Ainsi, le décret n°1666 accorde au vénézuéliens habitant dans des maisons autoconstruites ou des terres occupées le droit de faire appel au gouvernement pour « le titre à la terre », tandis que en 2009, une loi foncière explicite que « toute terre inutilisée est au service du public »15 . Le logement informel sous Chavez trouve ainsi un semblant de légitimité, encourageant à penser que l’occupation possède un degré de droit. Ces faits sont entretenus en 2010 lorsque les pluies tropicales ravagent à nouveau le pays laissant des milliers de personnes à la rue. Face à cette crise, le président Hugo Chavez ouvre les portes du palais présidentiel, de nombreux immeubles du gouvernement ainsi que des hôtels privés, invitant les 13 Asamblea Nacional Constituyente, Caracas, 1999. « Constitution of the Bolivarian Republic of Venezuela ». Caracas : Ministerio de Communicacion e Informacion, 2006, url : http://www.analitica.com/biblioteca/venezuela/constitucion_ ingles.pdf. 14 BRILLEMBOURG (Alfredo), KLUMPNER (Hubert), Torre David : Informal Vertical Communities, op.cit, p. 374 15 See Gran Mision Vivienda Venezuela, http://www.mvh.gob.ve/ 26
populations sans abri à venir les occuper. Le gouvernement quant à lui attribue à Chavez une période de 18 mois pour mettre en place de nouvelles lois par décrets présidentiels. Ces dernières, de primes abord d’intérêts publiques, profitent également au président qui renforce son contrôle sur les propriétés. Le gouvernement s’empare alors des terres urbaines délaissées, des immeubles inoccupés, et des actifs leur permettant de développer la construction de logements. Avec le coup de la réforme et la suppression progressive de la propriété privée, on estime en 2011 que plus de 155 bureaux, appartements et immeubles sont occupés par des squatters à Caracas. Parmi eux, la Torre David. En son sein, de nombreux occupants sont partisans du Parti Socialiste Unifié du Venezuela, le PSUV mis en place lors du second mandat de Chavez. Beaucoup porte un culte au président pour les réformes sociales mises en place, et l’espoir d’une reconnaissance certaine. Alexander El Nino Daza assure « sa conviction que le président Vénézuélien Hugo Chavez, après son inévitable réélection en 2012, bénira les résidents de leur droit de propriété »16. Et pour cause, la série de lois énumérée précédemment ainsi que l’article de 2011 qui stipule que « les parcelles de terres peuvent être sujet à une occupation d’urgence » 17, ou encore la décision de la Cour Suprême du 12 décembre qui décrète qu’aucune pénalité de sera infligée aux individus occupants des terres, encourage la population de la Torre David à croire en sa légalisation. Par ces faits, Le Torre David, dans sa construction, et dans l’appropriation qui en a été faite, est symptomatique à la fois d’une politique qui a déchiré le pays et creusé les inégalités, enfantant un phénomène d’occupation illégale et marginale ; mais aussi d’une série de lois constituées sous les trois mandats de Chavez et qui concèdent aux plus démunis le droit à un habitat qui réponde à ses besoins. Mais l’espoir d’une reconnaissance quelconque s’évanouit avec la mort de Hugo Chavez le 5 mars 2013, marquant la fin d’une dictature dite « socialiste » et d’un symbole de résistance.
_ 16 17 GONZALES (Felipe), CRESPO (Carlos), « TSJ argumento que invasiones ya no son delito en Venezuela », El Tiempo, 12 décembre 2012, url : http://eltiempo.com.ve/venezuela/tribunales/tsj-argumento-que-invasiones-ya-no-son-delito-en-venezuela/39380. 27
II. La Torre David, un habitat informel aux dépends du pouvoir politique _ 1. Désillusions après la mort de Hugo Chavez et la vente de la tour
L’influence d’Hugo Chavez sur l’existence et la persistance de ce modèle reste aujourd’hui incontestable. Il a laissé possible une occupation non légalisée. Les habitants de la Torre David, et notamment le président de l’association « El Nino », craignaient d’ailleurs que la disparition d’Hugo Chavez de la scène politique ne conduise à une extinction de l’appropriation informelle de cette structure déchue. L’importance de cette figure politique dans le processus d’appropriation de cet ensemble est remarquée par l’espoir qu’il alimentait dans l’esprit de nombreux résidents de la tour. « Nous sommes dans un processus où la personne génératrice de cette prise de conscience par la population , Chavez, est en train de mourir. C’est la réalité, ce n’est pas un mensonge. Le jour où cet ami va mourir, ce jour-là, beaucoup de tours, de nombreuses institutions, et beaucoup de choses qui ont été accomplies vont être détruis. Mais j’ai pleinement confiance que la Tour Confinanzas, cette organisation, restera solide. »18. Le 5 mars 2013, Hugo Chavez (1954-2013), homme qui divisait la scène internationale mais rassemblait une grande majorité des classes populaires Vénézuéliennes, décède dans des circonstances obscures. Son bras droit et futur successeur, Nicolas Maduro, va alors assurer l’intermittence et sera finalement élu, comme successeur d’Hugo Chavez afin de continuer la révolution Bolivarienne en cours, le 14 avril de la même année. Le bilan social 18 McGUIRK ( Justin), Radical Cities: Across Latin America in Search of a New Architecture, 2014, de la citation originale : «We are in a process where the person generating this raising of awarness among the people, Chavez, is dying. That’s a reality, it’s not a lie. The day that friend dies, that day many towers, many institutions, and much of what’s been achieved, will be destroyed. But I have full confidence that the Torre Confinanzas, this organisation here, will stay solid», par Mathilde Loiseau 28
de la politique d’Hugo Chavez est marqué par l’investissement de la rente pétrolière au profit des classes populaires dans les fameuses « missions » pour la santé, l’éducation, le logement. Durant ses quatorze années au pouvoir, grâce à la politique qu’il a mèné il sera arrivé à réduire la mortalité par 2 et le taux de pauvreté passera de 49% en 1998 à 27% en 201319. Le constat économique de ces années, est quand à lui beaucoup plus mitigé. Le déficit public est passé de 28 à 130 milliards de dollars sous sa présidence. A sa mort, le réformateur social, laisse derrière lui un pays marqué par une grande fragilité économique, d’autant plus que la plus grande majorité des recettes du pétrole n’ont pas été réinvesties dans le secteur pétrolier, ce qui a engendré une production de pétrole en baisse, l’évolution mondiale du cours de l’or noir qui a suivi durant ces trois dernières années a également aggravé la situation. Si la politique sociale engagée par Chavez reste symbolique de changements profonds dans la société vénézuélienne, le bilan économique et politique reste nuancé et laisse le pays dans une fragilité politique certaine souligné par un grand nombre d’analystes politiques de la scène internationale. En résonnance avec les constatations faites sur le plan politique, économique et social à l’échelle du pays, il s’agit à présent de mettre en parallèle la mort d’Hugo Chavez avec l’expulsion des habitants de la Torre David. En effet, cette actualité politique s’est accompagnée, d’un revirement majeur en ce qui concerne le devenir de cet emblème architectural et urbain que représentait la Torre David. Le 22 juillet 2014 marque la fin d’une aventure qui aura duré plus de 7 ans pour les premiers habitants de la Torre David qui y auront établi résidence dès le début de l’occupation. Un an après la mort d’Hugo Chavez, ce jour marque le début de l’opération « Zamora 2014 », qui vise à reloger la population de la tour dans une ville nouvelle, la Ciudad Zamora dans l’Etat de Miranda, située à environ une heure et trente minutes du centre de Caracas, zone en croissance constante ces dernières années. Un ensemble de 23 bâtiments a vu le jour, constitué de 1 500 logements, chacun avec 3 chambres et 2 salles de bain. Selon le ministre de la Transformation Révolutionnaire de la grande Caracas, Ernesto Villegas en charge de la transformation du Grand Caracas, il s’agit avant tout d’une décision « humanitaire »20, pour une 19 FAUJAS (Alain), « La «révolution bolivarienne» a privilégié le social au détriment de l’économie », Le monde, 6 mars 2013, url : http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2013/03/06/la-revolution-bolivarienne-a-privilegie-le-social-au-detriment-de-l-economie_1843711_3222.html#dGhv7lr3zKKSsy1B.99 20 MIRALLES BUIL (Diego), « La fin du « village vertical » de Caracas ? », L’antre Autre, 8 novembre 2014, url : https://antreautre.wordpress.com/2014/11/08/lafin-du-village-vertical-de-caracas/
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occupation qu’il juge trop dangereuse. L’argument sécuritaire a été mis en avant par le gouvernement pour justifier l’expulsion des logeurs. Cet acte, représente aussi symboliquement, l’éloignement des partisans chavistes du centre d’intérêt politique. En effet, beaucoup d’habitants de la tour vouaient un culte au président mort Hugo Chavez et à son mouvement politique, le PSUV, le parti socialiste unifié du Venezuela. Même si il ne les avait pas aidés directement, il leur avait laissé possible une telle occupation, 7 années durant. Le gouvernement indique qu’« une occupation illégale est un passeport pour un logement de la Grande Mission Logement Venezuela »21, cependant, on peut se demander à quel prix ? Bien que les anciens occupants de la tour aient à présent un logement à eux, il est important de nuancer cette annonce. En effet, ces nouveaux logements, situés à 75 km du centre de Caracas, suscitent des réactions mitigées. De nombreux habitants déplorent la distance de ce nouveau lieu de vie par rapport à leur travail ou le lieu d’études de leurs enfants. « Nous aurions été contents s’ils nous avaient laissé ici à Caracas, où j’ai ma vie, où mes deux fils étudient », affirme Berenice Gómez, une habitante de la tour, «Le changement est trop radical, il va nous falloir recommencer une nouvelle vie. Ils nous envoient très loin »22. De plus, ce relogement s’est fait sans une grande médiatisation, avec un faible relais de l’information par la presse vénézuéliene. Rien n’assure que la totalité des 750 familles qui vivaient dans la Torre David ait reçu une proposition de relogement. Et pourtant, tout le monde est bel et bien parti, et c’est à présent l’armée Vénézuélienne ainsi que la police de Caracas qui semblent les seuls habitants de ce squelette de béton, une nouvelle fois symbole d’un espoir déchu. Mythe ou vérité, il est tout de même intéressant de mettre en tension ces deux actualités, pour le moins symptomatiques d’un changement de politique pour le Venezuela et Caracas. Les conséquences de chacune interrogent quand aux répercussions possibles d’une accentuation de la fragmentation socio-spatiale de Caracas23. Le relogement de la population en périphérie fait échos à un mouvement plus global de déplacement des habitants en périphérie, à travers de vastes programmes de logements collectifs publics. Cela conduit à augmenter l’exclusion des classes les plus démunies en périphérie au profit des classes plus aisées au centre, bien que de prime abord elles semblent se satisfaire des propositions de logements offertes par le gouvernement. Cette 21 idem n°20 22 idem n°20 23 BABY-COLLIN (Virginie) et ZAPATA (Emiliano), Caracas, entre métropolisation et fragmentation urbaine, Geoconfluence, 25 Juin 2006 30
aire métropolitaine de Caracas
http://geoconfluences.ens-lyon.fr/doc/typespace/urb1/MetropScient2.htm
crainte est cependant à nuancer par le fait, qu’aujourd’hui encore 40% de la population du centre de Caracas vit dans des barrios. Cet exode d’une classe populaire en périphérie de Caracas, représente également la fin d’un modèle social original, celui de la constitution d’une communauté autogérée, où la puissance collective a permis la pérennité de ce modèle. Dinora, une habitante relogée à Zamora, souligne cette valeur sociale qui s’est construite dans la Torre David et qu’il s’agit de faire perdurer : « certes, là-bas nous n’avions pas de toit. Mais la solidarité active, et les sentiments d’affinité qui en ont découlé, ont aisément suppléé ce manque. De plus, puisque désormais, nous avons ce toit, nous allons réactiver ici, ces pratiques de camaraderie concrète, fondées sur la puissance du collectif » 24.
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24 DERONNE (Thierry), « Au coeur de Caracas, une nouvelle victoire contre le néo-libéralisme », Venezuela infos, 31 août 2014, url : https://venezuelainfos. wordpress.com/2014/08/31/photos-au-coeur-de-caracas-une-nouvelle-victoirecontre-le-neo-liberalisme/ 31
DĂŠmĂŠnagement de la population de la Torre David
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OpĂŠration Zamora
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DĂŠmĂŠnagement de la population de la Torre David
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Nouvelles interractions sociales dans le quartier Zamora
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2. Actualité politique et devenir de la Torre David, devenue emblème politique
_ La succession d’Hugo Chavez par son bras droit, Nicolas Madura a vu naître un scepticisme croissant de la population à l’égard de la révolution bolivarienne. En effet en moins de trois ans, il a plongé le pays dans un chaos économique qui a été largement accentué par une conjoncture mondiale peu favorable. La baisse du prix du baril de pétrole, principal moteur économique du pays, en est une cause majeure. Cette baisse est due à une réduction de la demande mondiale, en partie de la part de la Chine qui a vu sa croissance se stabiliser. En parallèle, les pays de l’O.P.E.P. (Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole) n’ont pas voulu réduire leur production ce qui a créé un écart considérable entre la production mondiale et la demande. Depuis 2014, le prix du pétrole a baissé de 17%25, ce qui a eu des conséquences particulièrement néfastes pour les pays exportateurs qui avaient misé sur un prix élevé du pétrole, comme le Venezuela. Selon un rapport universitaire Vénézuélien, la pauvreté aurait augmenté de 73% en 2014, suite à la contraction des revenus26. Le Venezuela a actuellement le taux d’inflation le plus fort du continent. Si le précédent gouvernement avait réussi à faire baisser la pauvreté de 50%, celle-ci a été multipliée par 3 depuis les dernières élections27. Les pénuries des biens de consommation courante sont toujours de plus en plus fréquentes (produits de première nécessité, nourriture, mais aussi coupures d’électricité), et 25 ARTUS (Patrick), « Pourquoi le prix du pétrole baisse », Alternatives Economiques n°340, novembre 2014, url : http://www.alternatives-economiques.fr/ pourquoi-le-prix-du-petrole-baisse_fr_art_1327_70108.html
26 GRANDADAM (Sabine), « Venezuela. Des élections dans la tempête », Courrier International, 4 décembre 2015, url : http://www.courrierinternational. com/revue-de-presse/venezuela-des-elections-dans-la-tempete 27 GUETTA (Bernard), «Venezuela, trois ans de descente aux enfers », France Inter, Géopolitique, 30 avril 2015, url : http://www.franceinter.fr/emission-geopolitique-venezuela-trois-ans-de-descente-aux-enfers 36
les conflits extérieurs marquent l’actualité Vénézuélienne. En juillet 2015, Nicolas Maduro a par exemple réclamé les 3/4 du territoire du Guyana, qui est l’un des plus pauvre de l’Amérique du Sud. Ces menaces de reconquête semblent dérisoires sauf s’il s’agit là d’une stratégie gouvernementale afin de détourner les Vénézuéliens de leur quotidien déplorable28. Sur le plan international, B. Obama a également récemment condamné 7 responsables Vénézuéliens pour violation des droits de l’homme. Il présente le pays comme une menace pour les Etats-Unis, au même titre que la Syrie, la Birmanie ou encore l’Iran29. Si les médias relatent un Venezuela au bord du gouffre, le portrait est peut-être sévère. Cependant, cela survient un an après les premières grandes manifestations qui ont éclaté contre le régime de Nicolas Maduro et qui semblent mettre en péril, aussi bien la politique intérieure actuelle que celle extérieure. Aux précédentes élections législatives, en 2010, le gouvernement chavistes (P.S.U.V.) avait remporté la majorité des sièges à l’assemblée nationale avec 165 sièges. Les dernières élections législatives ont laissé place à un revirement politique sans précédent depuis l’arrivée au pouvoir d’H. Chavez en 1999. L’opposition a en effet remporté la majorité des sièges à l’assemblée. Cette nouvelle instance prend ses fonctions le 5 janvier 2016 avec à sa tête la Table d’unité démocratique (M.U.D.), qui est principalement composée 4 partis de différentes mouvances politiques, de l’extrême gauche à la droite. Malgré leur couleur politique différente, ils se rassemblent sous le signe d’une opposition commune au gouvernement en place. Cette cohabitation, d’une ampleur non envisagée auparavant, va donner de larges prérogatives aux députés qui pourront alors « faire approuver des lois qui s’imposeront au pouvoir exécutif, un dispositif dont bénéfice actuellement le président Nicolás Maduro, et qui l’autorise à légiférer en matière économique ou de sécurité nationale. Elle permet aussi de voter une motion de censure contre des ministres ou contre le vice-président »30. Cependant, Nicolas Maduro ne compte pas se laisser faire, il lance une contre-offensive en créant un parlement délocalisé au niveau des communes afin de continuer la révolution bolivarienne et ainsi contrer les mesures prises par 28 GUETTA (Bernard), « Quand le Venezuela menace son petit voisin le Guyana», France Inter, Géopolitique, 15 juillet 2015, url : Quand le Venezuela menace son petit voisin le Guyana, 29 VALMIR (Eric), « Entre Washington et Caracas, le ton se durcit », France Inter, partout ailleurs, 11 mars 2015, url : http://www.franceinter.fr/emission-partout-ailleurs-entre-washingon-et-caracas-le-ton-se-durcit 30 GRANDADAM (Sabine), « Venezuela. Au parlement, une nouvelle majoité contraint le pouvoir à la coalition », Courrier International, 7 décembre 2015, url: http://www.courrierinternational.com/article/venezuela-au-parlement-une-nouvelle-majorite-contraint-le-pouvoir-la-cohabitation 37
le Parlement national31. Il vise à élaborer des propositions au niveau communal afin de renforcer la politique gouvernementale. Par cette mesure, le gouvernement Vénézuélien indique appliquer la Constitution Bolivarienne qui stipule que la souveraineté appartient au peuple et elle souligne l’importance d’une gestion communale (qui prend des mesures en terme d’ordre public, de planification ou de projets sur le territoire de la commune). Si les clivages politiques conditionnaient déjà la planification de projets urbains, il semble que ceux-ci seront désormais plus présents suite à la mise en place de cette cohabitation entre le gouvernement et les parlementaires, mais également, entre les parlementaires et les communes. A travers ces imbrications d’échelles politiques et d’acteurs, on peut toutefois questionner la place du citoyen dans ces décisions politiques. Cette confusion politique qui règne depuis les dernières élections, entre la gouvernance à l’échelle étatique ou communale avec la prise en compte des décisions parlementaires est visible à travers l’actualité de la Torre David. Aujourd’hui, le futur de la Tour reste incertain malgré les mesures importantes de surveillance déployées par la garde nationale bolivarienne. Celleci est à présent la seule qui autorise l’entrée dans le complexe. Si N. Maduro avait suggéré trois possibilités quand au devenir hypothétique de cet emblème, aucune piste à l’heure actuelle n’est véritablement engagée, et encore moins depuis le revirement politique de décembre 2015. Le chef du gouvernement Vénézuélien avait indiqué publiquement, en juillet 2014, au moment du départ des premiers habitants, ne pas avoir pris de décision entre une possible démolition, une transformation des lieux pour y faire un centre économique, commercial et financier, ou bien y construire des logements. Il semble cependant que la seconde option ait été privilégiée. En effet, selon différentes sources, le Venezuela aurait signé des accords avec la Chine. Ce pays souhaiterait y implanter un centre financier, ce qui s’inscrirait dans la continuité de sa politique d’investissements importants dans les pays d’Amérique Latine et en particulier au Venezuela. En effet, d’après Hugo Bourassa « En avril 2010, la Chine s’est engagée à fournir un plan de financement à long terme de 20 milliards de dollars au Venezuela pour des projets d’envergure (…) La Chine accentue aussi son implication au Venezuela dans les domaines de l’électricité, 31 GRANDADAM (Sabine), « Venezuela. Après sa défaite, le régime Chaviste engage le bras de fer », Courrier International, 17 décembre 2015, url : http:// www.courrierinternational.com/article/venezuela-apres-sa-defaite-le-regime-chaviste-engage-le-bras-de-fer 38
la construction, l’alimentation, la technologie et les satellites »32. Ces récentes mesures prises par le gouvernement pour vider la tour, motivées par des arguments sécuritaires, semblent en réalité n’être que les répercussions de politiques internationales, qui questionnent quand au devenir du Venezuela, surtout depuis les dernières élections législatives. A travers l’exemple de la Torre David, il s’agit alors de s’interroger sur le péril du modèle social bolivarien au profit d’une politique néo-libérale aux mains du gouvernement chinois.
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32 MIRALLES BUIL (Diego), « La fin du « village vertical » de Caracas ? », L’antre Autre, 8 novembre 2014, url : https://antreautre.wordpress.com/2014/11/08/lafin-du-village-vertical-de-caracas/ 39
3. « in socialism the greatest works are done by you » (graffiti dans une rue de Caracas)
_ Le travail du bureau Vénézuelien Urban Think Tank (U.T.T.), qui s’est interessé de près à la situation de la Torre David et qui a aussi travaillé sur de nombreux autres projets à Caracas illustre bien les difficiles interactions entre le gouvernement et les planificateurs. Si la famille de l’un des principaux acteurs de ce bureau, D. Brillembourg, a été expropriée sous le gouvernement Chavez, cela ne l’a pas empêché de mener à bien des projets dans les barrios afin d’améliorer les conditions d’hygiène ou de permettre des espaces de sport avec ce qu’ils appellent des « vertical gymnasium». Le projet de Metro câble, l’une des concrétisation majeure de la politique urbaine de Chavez : un système de transport urbain par câble qui relie le centre ville à l’un des plus grand barrio de Caracas, est aussi le résultat d’une collaboration entre le gouvernement et U.T.T.. Cependant, la politique n’est jamais très loin dans la gestion des projets urbains. En 2008, ils étaient en charge d’un projet de centres communautaires le long de « Avenida Lecuna », une série de programmes et de bureaux connectés aux arrêts de métro. Le projet s’est arrêté à la suite d’un clivage politique. Les architectes ont refusé de rejoindre le parti chaviste (PSUV), par peur de se voir suspendre d’autres projets en lien avec d’autres municipalités dont les maires appartiennent à l’opposition. Depuis, le projet « Avenida Lecuna » s’est transformé en logements. Selon D. Brillembourg, « Urbanism is frozen politics»33. Il ajoute : « Ce n’est pas à l’architecte d’être . Nous voulons re-tricoter la ville ensemble, ne pas la diviser ! Mais nous étions naïfs, car vous 33 McGUIRK ( Justin), Radical Cities: Across Latin America in Search of a New Architecture, 2014 40
êtes soit avec ou contre lui »34. L’équipe U.T.T. affirme la nécessité de rester « side-line »35 pour une bonne coopération entre les autorités et les architectes et principalement à Caracas. Cette attitude repose la question de l’engagement politique des architectes au sein de leur profession et encore plus dans des pays fortement impactés par le gouvernement en place. Dans le passé, les projets menés par Aldo Van Eyck montraient quand à eux un succès dans la collaboration entre les politiques et l’architecte comme le montre le projet de places de jeux qu’il a élaboré à Amsterdam après la seconde guerre mondiale. Ces réalisations de places urbaines à travers la ville ont été permises grâce au soutien des politiques locales. Plus largement, on peut se demander quelle planification urbaine pour quelle gestion métropolitaine ? Si la ville de Caracas suit principalement la politique gouvernementale aux mains du parti de la révolution bolivarienne, la gestion communale à travers cinq districts, rend la gestion difficile. Aux élections municipales de novembre 2008, quatre des cinq municipalités ont été remportées par des membres de l’opposition, dont le maire de Caracas. A la suite de ces élections, Chavez avait alors réaffecté de nombreuses compétences communales à un nouveau poste le « chef de gouvernement de la capitale ». Le maire de Caracs M. Ledezma avait alors entamé une grève de la faim afin d’obtenir les fonds nécessaires pour payer les employés communaux que H. Chavez avait suspendus. M. Ledezma avait déploré : «Après mon élection, j’ai tendu la main au chef de l’Etat, j’ai prôné le dialogue et la coopération pour le bien de tous les habitants de Caracas,. Mais Chavez se nourrit de la confrontation, il ne supporte pas notre percée dans les quartiers populaires. Il procède à un coup d’Etat au ralenti.»36. Ces clivages passés entre le maire de Caracas et H. Chavez, freins à un bon investissement des ressources publiques semblent toujours d’actualité, encore plus après les dernières élections, où l’opposition est à la tête des décisions parlementaires. Depuis toujours au Venezuela, les clivages politiques entre les différentes instances publiques, entre les planificateurs et les représentants publics n’ont cessé de freiner une gestion planifiée, coordonnée et équitable des différents districts. 34 McGUIRK ( Justin), Radical Cities: Across Latin America in Search of a New Architecture, 2014, de la citation originale : «t’s not the architect’s job to be party-aligned. We want to knit the city back together, not devide it up ! But we were naïve because either you’re with him or against him», par Mathilde Loiseau 35 McGUIRK ( Justin), Radical Cities: Across Latin America in Search of a New Architecture, 2014, langue originale 36 A. PARANAGUA (Paulo), « Au Venezuela, lutte d’influence entre le maire de Caracas et le gouvernement », Le monde 14 décembre 2009, url : http:// www.lemonde.fr/ameriques/article/2009/10/14/au-venezuela-lutte-d-influenceentre-le-maire-de-caracas-et-le-gouvernement_1253778_3222.html#SgF97aLC8xooEoks.99
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Au travers de cette myriade d’acteurs qui semblent s’opposer et se déchirer par rapport à une bonne planification urbaine, il s’agit de s’interroger sur le potentiel intrinsèque des habitants eux-mêmes pour la fabrication de la ville. L’exemple de la Torre David révèle comment, dans des situations de crises, les citoyens réussissent à cohabiter et mettre en place une véritable communauté. Cette dernière avait pris le nom de « Association Cooperativa de vivienda ‘Casiques de Venezuela’ et avait pour but de « Promouvoir la construction d’un urbanisme pour vivre dignement, composé d’appartements, une maison verticale [...] et une salle avec des usages multiples.»37. Cette structure s’organisait autour d’un leader, qui prenait les décisions finales et qui était le pasteur de l’Eglise, « El Nino » Daza et des coordinateurs qui se trouvaient à chaque étage, chargés d’assurer la communication entre les habitants et la direction. Cette communauté était possible à travers la bonne conduite des habitants qui devaient suivre les lois et règles communautaires sous peine d’en être exclus. A l’instar d’une véritable ville, qui prenait une forme verticale, étaient présents des espaces communs, comme l’atrium central pour les réunions de la communauté ou les escaliers qui étaient des lieux de rencontres et d’interactions sociales. Ce modèle, qui a pris son essor par une initiative collective et un laisser faire de la part des politiques a vu sa fin déterminée par des décisions politiques nationales voire internationales. Le caractère éphémère semble profondément lié à ce modèle d’appropriation informelle d’un lieu. Ce thème rappelle les Zones Temporaires Autonomes : les T.A.Z. (Temporary Autonomous Zone) développées par Hakim Bey dans Pirate Utopia38. Ce modèle fait référence à l’apparition et la disparition de modèles éphémères qui visent à échapper à l’Etat. Ces « utopies pirates» occupent temporairement un territoire et se dissolvent dès lors qu’elles sont démasquées. Ces méthodes font aujourd’hui principalement visibles dans le monde de la « cyber-culture » mais la Torre David pourrait en être la métaphore architecturale dans le sens où cette utopie s’est construite sur un espace de liberté qui s’est dissout dès que les politiques l’ont pris d’assaut. 37 SCHMID (Christian), Torre David : Informal Vertical Communities, de la citation originale : « Promover la construccion de un urbanismo compuesto por viviendas dignar, constituido por apartamentos, casa vertical, colegio preescolar, maternal, areas para puestos de estacionamiento y sala de usos multiples.», traduction par Mathilde Loiseau 38 BEY (Hakim), T.A.Z. : The Temporary Autonomous Zone, CreateSpace Independent Publishing Platform, 2011 42
Finalement, on peut se demander si le potentiel des habitants au travers de cet habitat informel n’était pas plus vecteur d’un renouvellement urbain en comparaison avec les barrières politiques et administratives d’une bonne gestion métropolitaine. C’est donc à travers la question de l’informalité qu’il s’agira de continuer notre étude en s’interrogeant sur les potentialités intrinsèques que révèlent ces modèles uniques d’habitats, aux mains des habitants.
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III . Des potentiels de l’hybridation à la déchéance d’un symbole démesuré _ 1. L’habitat informel, nouvelle composante de l’urbain latino-américain
Il y a en Amérique latine un phénomène d’urbanisation très fort. Ce dernier confronté aux enjeux de son insertion dans une globalisation économique accélérée entraine, dans l’urbain sud-américain, des conséquences dont l’importance est telle que la ville s’en voit bouleversée. Entre métropolisation, étalement urbain, hétérogénéisation socio spatiale et risque de fragmentation croissant, il est indispensable de penser et de produire la ville différemment. En effet, conjointement à la métropolisation apparaissent des villes divisées, entre le « secteur formel » et le « secteur informel » à savoir les quartiers périphériques précaires et sous-intégrés. Ainsi l’espace urbain se voit accueillir de nouvelles centralités tout en créant une marginalisation sociale, et s’en trouve alors profondément morcelée, entre un centre qui se vide et une périphérie exclue en perpétuelle croissance. Devant le « trauma urbain »39 constatée dans les villes latino-américaine, les politiques, architectes, urbanistes et sciences sociales, tentent de faire la ville en acceptant l’informalité comme une nouvelle constante de l’urbain, cherchant à penser ces métropoles comme une totalité dans ce qu’elles possèdent à la fois de formel mais également d’informel. C’est dans cette quête que s’orientent les interventions re-structurantes des grandes villes du sud de l’Amérique. « Une telle planification doit être capable d’articuler les questions physiques d’infrastructures, du paysage et de l’environnement, avec les questions sociales, qui abordent les 39 BABY-COLLIN (Virginie) et ZAPATA (Emiliano), Caracas, entre métropolisation et fragmentation urbaine, Geoconfluence, 25 Juin 2006 44
thèmes culturels, économiques, existentiels et celui de la sécurité des citoyens »40 . Il est ici question de l’Amérique latine, mais son cas n’est pas isolé, l’économie informelle est aujourd’hui en train de devenir une composante des villes sur chacun des continents, cependant il y a en Amérique du Sud une magnitude dans cette forme « d’urbanisme », qui ne va plus la considérer comme une exception mais comme la norme. Le combat contre l’exclusion des quartiers dit « d’origine spontanée » et l’amélioration de leur qualité de vie se place alors comme les éléments majeurs dans une vision de la ville comme un tout. Dans ces conditions, il est indispensable de mettre en place des connexions permettant de lier les périphéries au centre évitant le phénomène de frontières au sein de la ville. Ainsi la réflexion va se porter sur les moyens d’articuler le formel à l’informel pour redonner à la ville une cohérence supportable tout en intégrant la notion d’échelle afin que le citadin soit à la fois partie intégrante de l’urbain tout en possédant un espace de recueillement qui lui soit propre. Dans ce processus, les formes d’approches projectuelles sont tout aussi importantes que la mise en place de concepts et de méthodologies nouvelles. Il faut être capable de penser la ville dans un même temps sur le court et le long terme : répondant à la fois aux urgences tout en mettant en place une « vision d’articulations »41 . Dans la quête d’une jouissance de la vile démocratisée pour tous les citoyens, les interventions vont chercher à diluer l’opposition formel-informel mettant en place de points de passage et des lieux de transition urbaine. Alors que les quartiers d’origines spontanées du sud de l’Amérique ne possèdent aucune stabilité dans le temps du fait de leur caractère illégal soumis aux droits fonciers et de la propriété, ils sont aujourd’hui envisagés différemment. « Plutôt que de voir les bidonvilles comme une tumeur dans le corps civil, nous les concevons comme une potentialité vitale, des laboratoires vibrants, à partir des succès que nous pouvons apprendre et des échecs dont nous pouvons chercher à atténuer » 42 Dans ce phénomène de la ville divisée, Caracas ne fait pas exception, avec l’un des taux les plus forts d’urbain informel au sein de l’Amérique latine, il se débat depuis presque un siècle avec cette « urbanisme explosif » qui ne cesse de s’accroitre. Alors que les logements disponibles dans la ville se font de plus en plus rare, les Barrios se développent incontestablement donnant à la ville une allure fragmentée. Le Barrio de Petare notamment, a été 40 Idem 41 Idem 42 BRILLEMBOURG (Alfredo), KLUMPNER (Hubert), Torre David : Informal Vertical Communities, op.cit, p. 386 45
le théâtre des confrontations mortifères de la ville formelle avec la ville informelle lorsque aucune articulation n’est réfléchie pour les lier. Vieux de 60ans, ce Barrio accueille une population qui s’élève à plus d’un millier au km carré. Conjointement au boom pétrolier des années 70, il a été décidé que six autoroutes seraient réalisés afin de lier Caracas aux villes satellites. Ces voies de circulation ont créé un zonage presque infranchissable entre le Barrio et des tours d’habitation résidentielle. UTT au cours de leurs recherches ont constatés que l’autoroute n’était pas l’unique cause de la division des habitants du Barrio et des tours, aucun financement n’a été versé pour la mise à niveau du Barrio, il est donc apparu que le manque criant d’infrastructures a entrainé une absence forte d’espace public et de convivialité ainsi qu’une augmentation des crimes du à la drogue. L’exemple de Petare est particulièrement évocateur des conséquences désolantes d’un urbanisme qui nie la présence de l’informel et qui produit une ville sans chercher à coexister avec ces quartiers périphériques. Cependant à l’image du reste du continent, l’urbanisme de Caracas a évolué. Alors que Perez Jimenez avait tenté dans les années 50 d’éradiquer les bidonvilles de Caracas, Chavez par la suite à mener une politique plus clémente à l’égard de ces habitats précaires, aujourd’hui le gouvernement semble avoir accepté cette nouvelle constante et tente de composer la ville en prenant l’informel comme partie intégrante de cette dernière. Contrairement à d’autres régions du monde où l’on cherche à dissimuler le bidonville comme un élément honteux du paysage, à Caracas, peut être du fait de son omniprésence sur les collines qui composent la ville, il donne le sentiment d’être admis. Les projets d’UTT notamment viennent étayer ce propos, ils ont milité pour une capitale où la circulation serait réunificatrice et où les conditions de vies dans les périphéries plus assainies. Fort de leur expérience dans toute l’Amérique Latine, l’agence zurico-caracéenne a, au fil du temps, élaboré une approche personnelle à la question de l’intégration du secteur informelle dans la ville formelle, ils « préconisent l’emploi de micro tactiques l’identification de petits projets, travaillant au sein des communautés et avec leurs dirigeants, essayant et testant des solutions particulières pour en déduire des principes généraux applicables à toute ville informelle »43. Ainsi en 2005, ils créent un gymnase à l’usage des Barrios, participent à la création de toilettes sèches en réponse à l’absence d’égouts à La Vega, mettent en place un abris pour enfants à Petare… les exemples sont nombreux et régis par un même désir d’offrir aux habitants une qualité de vie plus équitable tout en tirant des outils pour produire la ville de demain. 43 Idem p. 383 46
Toutefois il demeure la très grande difficulté pour un système aussi complexe qu’une ville d’absorber tant de changement en aussi peu de temps, et bien que la ville semble travailler pour l’évolution du Barrio comme composante de la ville, il subsiste dans ces quartiers des conditions d’accessibilité très difficiles, le grand problème de l’ex-centralisation, le manque d’équipement et d’infrastructures, une inégalité dans le degré de précarité des logements… Cependant le Venezuela, nous l’avons vu, a connu sous Chavez des réformes qui ont peu à peu supprimé le droit à la propriété privée entrainant le squat d’infrastructures inoccupés comme une pratique en passe d’être légalisée. L’occupation sauvage des bâtiments désaffectés de Caracas cristallise un phénomène particulier puisqu’il devient la rencontre littérale du formelle et de l’informelle : le Barrio s’immisce dans une squelette déjà formé. C’est dans cette « entre-deux » que s’élève la Torre David, qui semble nous demander si la réponse pour habiter les villes du 21ème ne se situe pas dans une hybridation entre le formel et l’informel. Alors que les Barrios semblent souffrir inéluctablement de leurs positions en marge de la ville et des conditions de vie insécurisées autant du point de vue sanitaire que sociale, la ré investigation de structures pré existantes de la ville semble être porteuse de potentiel d’une très grande pertinence en réponse aux questions sur la ville en développement.
Le Barrio de Petare - Rupture Formel Informel Torre David - Hybridation Formel-Informel 47
2. La Torre David, réussite d’une hybridation entre formelle et informelle
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« Les expansions informelles, reproduisent et génèrent de nouvelles structures et de nouvelles alternatives à la trame urbaine traditionnelle, dans un processus de développement progressif. Elle est la voie de l’avenir urbain, celui qui est l’antithèse de notions de l’exhaustivité et de la finalité. Elle est ce que nous avons trouvé dans la Torre David »44 . La Torre David est l’exemple le plus connu et le plus frappant du phénomène d’hybridation entre formelle et informelle, mis en lumière notamment grâce aux recherches réalisées par l’agence Urban Think Tank. Après avoir longuement travaillé sur le thème de l’informel dans les Barrios de Caracas, la Torre David a constitué leur premier projet non pas dans les collines de la ville mais dans son cœur. C’est également le dernier projet sur lequel ils ont mené leurs recherches, comme l’aboutissement d’années d’investigations sur le rapport du formel à l’informel. Partant du constat que le 19ème siècle a donné naissance à la ville horizontale et que le 20ème à la ville verticale, UTT a soulevé l’hypothèse avec Torre David que la ville du 21ème pourrait être celle de la diagonale qui irait au travers des divisions sociales. Si on a pu reprocher à Torre David, Informal Vertical Communities, d’être une esthétisation de la misère, leur travail de recherche a réussit indéniablement à mettre en lumière les potentiels du « village vertical ». De cette hybridation formel-informel, est né un symbole éminemment connus et la Torre David a revêtu de nombreuses significations : bidonville vertical, habitat alternatif, refuge pour des centaines de familles, emblème d’échappatoire face à l’autoritarisme et la répression… si bien que la question se pose de savoir comment la qualifier. A l’origine des travaux d’UTT, la Torre David leur est 44 Idem p. 387 48
apparue comme une hétérotopie au sens de Michel Foucault. En effet, il y a dans cette carcasse habitée une image particulièrement séduisante et utopique d’un exemple figuratif d’habitat alternatif qui réussit simultanément à affirmer sa différence tout en mettant en place un modéle social et politique fonctionnel. De plus, à la manière de Foucault qui définit l’hétérotopie par sa capacité à susciter l’imagination, la Torre David a d’autant plus captivé l’attention de l’agence du fait de ses implications spatiales et de leurs potentiels. Cependant, au fil de leurs investigations, il leur est apparu que la Tour avait un caractère davantage dynamique de la vision proposée par le philosophe, plus à l’image d’Edward Soja, leur vision de la Tour leur s’est muée comme « une autre façon de comprendre et d’agir pour changer la spatialité de la vie humaine »45 , à laquelle s’ajoute la trialectique de Henri Lefebvre à savoir l’espace comme une production sociale complexe qui affecte les pratiques et perceptions spatiales en influençant notre pensée. A ces deux premières qualifications théoriques qui permettent une définition juste de la Torre David, UTT est venu la compléter par une autre notion, celle d’ « Arrival-city » de Doug Saunders qui consiste à considérer l’habitat précaire comme des lieux de très forte concentration d’énergie et d’optimiste porteur de potentiels forts. Finalement l’agence a envisagé leurs travaux sur la tour comme s’ils s’attelaient à réaliser une Utopie, dans ce qu’elle pousse vers l’excellence, puisqu’elle possède cette caractéristique de la « fabrication zéro-défaut ». La perfection ne peut être atteinte mais il se comporte comme si cela était possible afin de s’en approcher au maximum, et c’est finalement à la manière d’un laboratoire d’exploration que l’agence a envisagé la Torre David, comme un « test de potentiel utopique »46 . Suite à de longs mois d’études in situ, l’agence a réalisé toute une série d’analyse, portée sur la consommation d’énergie des habitants de la tour. D’après les relevés produits, il a été possible d’identifier précisément les périodes d’importantes dépenses en eau et en électricité. C’est à partir de ces constats qu’ils sont venus imaginer des réponses permettant de produire une énergie renouvelable, prenant en compte les considérations sociales, l’économie mais aussi l’apparence physique du bâtiment afin de l’intégrer dans la ville. Ainsi les projets évoqués avaient pour ambition d’utiliser les ressources naturelles telle que le vent à des fins énergétiques passant par la mise en place de turbines à 45 SOJA Edward W., 1996, Thirdspace : Journeys to Los Angeles and Other Realand-Imagined Places 46 BRILLEMBOURG (Alfredo), KLUMPNER (Hubert), Torre David : Informal Vertical Communities, op.cit, p. 377 49
vent situées au niveau de la façade. L’idée était d’améliorer les conditions de vie des habitants de la tour tout en diminuant leur impact écologique. La communauté de la Torre David payant des factures d’eau et d’électricité à l’image des citoyens répondant aux obligations légales, il y avait dans la démarche de l’agence une vraie confiance dans une possible légalisation de l’occupation de la tour. « Comme les autorités ont acceptés l’occupation, il va devenir de plus en plus difficile de trouver des arguments socials acceptables pour l’expulsion »47 . Alors qu’ils avaient porté leur réflexion sur la circulation à l’échelle de l’urbain dans leurs précédents projets, les mêmes questions sont soulevées dans le microcosme de la tour. Considérant la Torre David comme une micro-ville verticale dans la ville, l’ascenseur est remplacé par le bus, dans un principe de balancement des montées et des descentes sans nécessitée d’énergie. Plus qu’une véritable ambition de voir naître les projets ébauchés dans leur livre, UTT montre la tour comme une structure pouvant être un support d’indéniables potentiels. Alors que dans les quartiers précaires des bidonvilles, les habitants se débattent contre l’insalubrité, les dangers des éboulements des sols, la très grande difficulté d’acheminement des énergies… il y a avec la Torre David un « entre-deux » intéressant qui se met en place. Le squelette est présent, stable est pérenne, offrant à ceux qui viennent y trouver refuge l’image d’une carcasse immuable comme une structure primaire appropriable. Alors qu’aujourd’hui la question du lien du formelle et de l’informel est primordiale, on peut se demander si plus que de chercher à les lier il ne serait pas intéressant de les faire directement coexister en réinvestissant des infrastructures déjà existantes, laissant à l’habitant une grande part de participation propre à l’« urbanisme informelle » tout en possédant cette ossature riche de fonctionnalités permettant à des corps de métiers plus spécialisés (architectes, maçons, urbanistes…) de s’y accrocher afin de mettre en place des éléments pertinents pour une meilleure qualité de vie. Urban Think Tank, dans leurs recherches, demeure conscient qu’il ne s’agit pas d’un principe applicable de façon universel mais plutôt comme une phénomène intéressant dans ce qu’il offre de piste de réflexion sur la ville du futur. «La Torre David ne doit être ni idéalisée ni méprisée, il nous a fourni des objets à valeur de leçon, mais il ne constitue pas une leçon de choses»48 . Porteuse de potentiels indéniables, la tour a finalement prouvé en quelques années les aptitudes de l’hybridation entre le formel et l’informel. Cependant, alors que la communauté de la 47 Idem p.378
48 BRILLEMBOURG (Alfredo), KLUMPNER (Hubert), Torre David : Informal Vertical Communities, op.cit, p. 386 50
tour semblait avoir trouvé un équilibre, la vente de cette dernière et le relogement de ses habitants pose question. Pourquoi la Torre David connaît elle un sort si mouvementé ? 
Projets envisagés par l’agence Urban Think Tank
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Conclusion
La démesure d’un symbole qui fragilise? _
Alors qu’il semblerait que Caracas est en passe d’accepter l’occupation informelle dans certaines infrastructures inoccupées de la ville, les récents évènements autour de la Torre David soulèvent des questions. La vente de la tour s’est accompagnée du relogement de ses habitants, cependant l’ensemble des efforts qui sont déployés pour maintenir la Torre David à l’écart de tout squatter est particulièrement frappant. Bien que le sort de l’œuvre de Brillanbourg soit encore tout à fait incertain, il est clair que l’occupation sauvage de cette dernière n’est plus une option envisagée : armée et police sont là pour y veiller. Emerge alors l’hypothèse que la tour dans ce qu’elle présente d’hybride serait porteuse d’un symbole dérangeant pour le gouvernement actuel. Depuis sa genèse la Torre David n’a cessé d’être aux prises de l’évolution de la ville, tantôt victime, tantôt victorieuse, elle s’est muée au grè de la politique qui lui faisait face. Erigée à son origine comme symbole d’un capitalisme flamboyant, la crise économique de 1994 conjuguée à la mort de Brillanbourg a rapidement stoppé son élévation, la laissant inachevée. Par la suite, la montée au pouvoir de Chavez ainsi que sa dictature dite « socialiste » a entrainé une vision de la ville beaucoup plus sociale. Cela conjugué aux modifications de la constitution et la diminution de l’accès au droit à la propriété privée ont fait de la tour un élément très symptomatique de cette politique : profitant des failles d’une législation pour s’élever comme le plus grand squat vertical au monde tout en devenant symbole de la démarche Chaviste « pour le peuple ». Ainsi en quelques décennies la tour a réalisé un revirement radical, passant d’un désir du gouvernement d’asseoir sa réussite dans la mondialisation à l’emblème d’une législation au service de la population démunie, elle n’a cessé d’être aux prises des idéologies qui se sont succédées au Venezuela. Aujourd’hui, au regard des dernières élections, la conjoncture semble particulièrement confuse, mais en ce qui concerne la tour il apparaît très nettement que la situation qu’avait laissé s’installer Chavez n’est plus désirée par les autorités. Les 52
bribes d’informations qui circulent sur les futurs projets concernant la Torre David semblent indiscutablement vouloir renouer avec l’image recherchée à l’origine de sa construction. La constante évolution de la tour au grè des aléas politiques nous questionne. La visibilité de la Torre David du fait de sa taille et de sa centralité faitelle d’elle une cible incontournable pour l’affirmation des idéologies au pouvoir ? Koolhaas dans son ouvrage Junkspace évoque le problème de la grande dimension « On a peine à croire que la taille d’un bâtiment puisse à elle seule incarner un programme idéologique, indépendamment de la volonté de ses architectes »49 . C’est précisément ce qu’il se produit dans le cas de la Torre David, et l’exemple est d’autant plus frappant qu’il prend place au cœur d’un pays où la situation politique est particulièrement instable. Le geste architecturale de Brillanbourg, de par sa visibilité et son échelle n’a cessé d’être soumise aux pouvoirs politiques. Finalement, si la communauté de la tour avait réussit avec un certain brio à démontrer leurs capacités à s’organiser autour d’une structure préexistante, la notoriété de la tour a transformé leur organisation en un véritable geste politique, emblème d’une résistance face à la répression. Or la Torre David n’est pas un exemple à part, Caracas possède toute une communauté de squatteur installée et répartie dans toute la ville, mais c’est précisément ce cas là qui dérange, comme si les 45 étages de cette tour occupée informellement disposait d’un trop grand renon sans divulguer l’image désirée. Nous l’avons vu l’occupation de bâtiments abandonnés semble apporter des réponses d’une grande pertinence dans la réflexion actuelle sur la question du rapport formel-informel. L’hybridation entre ces deux éléments donne à réfléchir sur ce qu’elle a à offrir dans le monde de demain, mais la démesure de la Torre David au sein de Caracas vient se placer comme une frontière infranchissable à la pérennité d’un tel système. La Torre David a su au court de son occupation illégale s’élever comme le parfait exemple d’un squat plein de potentiels, cependant il apparait au regard du déroulement des événements de ces vingt dernières années que ce statut hybride ne pouvait qu’être éphémère. On peut alors se demander si finalement dans une recherche de la cohabitation harmonieuse du formel et de l’informel la question de la juste mesure n’est pas fondamentale pour pouvoir espérer mettre en place une situation qui perdurerait sur du long terme.
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49 KOOLHAAS Rem, Junkspace, Bigness ou le problème de la grande dimension, p 31 53
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Luis Alfonso, l’un des derniers residents de La Torre David
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Bibliographie
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Livre BRILLEMBOURG (Alfredo), KLUMPNER (Hubert), Torre David : Informal Vertical Communities KOOLHAAS Rem, Junkspace, Bigness ou le problème de la grande dimension McGUIRK ( Justin), Radical Cities: Across Latin America in Search of a New Architecture, 2014
Articles GONZALES (Felipe), CRESPO (Carlos), «TSJ argumento que invasiones ya no son delito en Venezuela », El Tiempo, 12 décembre 2012 HUGRON ( Jean-Philippe), Présentation/ Torre David : Carcasse à Caracas in Cahier spécial-Biennale de Venise 2012, Le courrier de l’architecte, 3 novembre 2012 Asamblea Nacional Constituyente, Caracas, 1999. « Constitution of the Bolivarian Republic of Venezuela ». Caracas : Ministerio de Communicacion e Informacion, 2006 FAUJAS (Alain), « La «révolution bolivarienne» a privilégié le social au détriment de l’économie », Le monde, 6 mars 2013 MIRALLES BUIL (Diego), « La fin du « village vertical » de Caracas? », L’antre Autre, 8 novembre 2014 ARTUS (Patrick), « Pourquoi le prix du pétrole baisse », Alternatives Economiques n°340, novembre 2014 GRANDADAM (Sabine), « Venezuela. Des élections dans la tempête », Courrier International, 4 décembre 2015 GRANDADAM (Sabine), « Venezuela. Au parlement, une nouvelle majoité contraint le pouvoir à la coalition », Courrier International, 7 décembre 2015 GRANDADAM (Sabine), « Venezuela. Après sa défaite, le régime Chaviste engage le bras de fer », Courrier International, 17 décembre 2015 BEY (Hakim), T.A.Z. : The Temporary Autonomous Zone, CreateSpace Independent Publishing Platform, 2011 A. PARANAGUA (Paulo), « Au Venezuela, lutte d’influence entre le maire de Caracas et le gouvernement », Le monde 14 décembre 2009 BABY-COLLIN (Virginie) et ZAPATA (Emiliano), Caracas, entre métropolisation et fragmentation urbaine, Geoconfluence, 25 Juin 2006 DERONNE (Thierry), « Au coeur de Caracas, une nouvelle victoire contre le néo-libéralisme », Venezuela infos, 31 août 2014
Emission GUETTA (Bernard), «Venezuela, trois ans de descente aux enfers », France Inter, Géopolitique, 30 avril 2015 VALMIR (Eric), « Entre Washington et Caracas, le ton se durcit », France Inter, partout ailleurs, 11 mars 2015 GUETTA (Bernard), « Quand le Venezuela menace son petit voisin le Guyana», France Inter, Géopolitique, 15 juillet 2015 57
Entretien avec Mathieu Quilici : Stagiaire au sein de l’agence UTT, participation à la réalisation des documents graphiques du livre Torre David, Informal Vertical Communities 9 Décembre 2015 – 23min21
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Mathilde : Tout d’abord serait il possible que vous nous resituiez votre implication dans le projet d’UTT ? Comment vous avez été impliqué dans ce projet ? Mathieu Quilici : Oui, alors moi j’ai de la famille au Venezuela. Je voulais faire une expérience là bas. J’ai pensé que faire un stage à Caracas serait l’occasion. Puis j’ai été très vite mis en contact avec Urban Think Tank, et cela tombait bien parce qu’ils commençaient leur bouquin sur la tour donc c’était vraiment intéressant parce qu’ils cherchaient des gens pour collecter des infos sur la tour et qui pouvaient faire le lien avec Zurich. Finalement c’était parfait pour moi parce que c’était une super occasion de me mettre dans le bain, de croire en une architecture dans laquelle l’habitant a un rôle à jouer. Mathilde : Vous étiez quatre mois sur place ? Mathieu Quilici : Oui quatre mois et demi. Elise : Et quel a été votre ressenti par rapport au projet qui a été mis en place ? Mathieu Quilici : Alors moi personnellement j’en ai retiré beaucoup, je suis vraiment content d’avoir été au milieu de tout ça, avoir pu rentrer dans la tour, communiquer avec les gens, comprendre comment ils avaient fait pour s’y installer. Pour ce qui est du livre, je l’ai mais je vous avoue que je ne l’ai pas encore beaucoup lu. On travaillait avec un Vénézuélien, qui s’appelait Raphael Machado, et je me souviens qu’il m’avait fait remarquer qu’il n’y a aucun moment dans le livre où on laisse la place aux habitants de s’exprimer. Alors qu’il y avait des entretiens très intéressants, des gens qui avaient énormément de choses à dire. Et dans le bouquin on ne retrouve pas ça, tout a finalement été écrit par des gens en dehors. Elise : Et le contact avec les gens ? Cela n‘a pas été trop dur d’établir du lien ? Mathieu Quilici : Si. Humainement ce n’était pas difficile, mais rentrer dans la tour en temps qu’agence et de mettre au grand jour leurs mode de vie avec tout ce que cela impliquait, ça c’était beaucoup plus difficile. Si c’était pour les faire passer pour des crado, 58
des pauvres et des voleurs, ce n’était vraiment pas du tout ce qu’ils voulaient. Du coup ils étaient très méfiants, surtout que la situation là bas est très changeante, il suffisait qu’il se passe quelque chose dans l’actualité pour qu’ils se referment et qu’on ne puisse plus y accéder. Aline : Mais pour ce qui concerne le projet qui a été fait, il a pris naissance parce que l’agence était sur place et qu’ils ont vu l’évolution de la tour ? Mathieu Quilici : Tu veux dire le contact avec eux ? Aline : Non, comment le projet a pris naissance ? Est-ce que c’est en rapport avec une affinité ? Est ce que c’est parce qu’ils connaissaient bien le projet ? Mathieu Quilici : Urban Think Tank, ce qu’ils revendiquent c’est d’explorer le lien entre l’habitat formel et informel, surtout qu’à Caracas, ce contraste est particulièrement fort : le différence entre les bidonvilles et les bâtiments construits. L’une de leur idée forte dont je me souviens, c’est notamment que sans grands changements radicaux, on peut finalement composer l’urbain en tissant des liens entre ces différentes façons de faire la ville, entre le formelle et l’informelle. Les différences sociales qui peuvent y avoir, la peur, les aprioris etc… sont des choses que Urban Think Tank voulait mettre de côté pour que la ville devienne aussi poreuse et accessible dans tous ces aspects. Et il était intéressant de voir le cas inverse avec la Torre David où justement c’est l’informelle qui vient s’insérer dans cette tour. Une tour qui devait être à l’origine du symbole de l’économie capitaliste. C’était intéressant pour eux de faire ça, et de le communiquer à l’international pour montrer ce qu’on l’on peut faire, les possibilités qui se cachent derrière cette hybridation que représente la Torre David. Aline : Mais il y a eu la possibilité à un moment que les projets évoqués se concrétisent où est ce que l’on était simplement dans un projet à but expérimental et théorique ? Mathieu Quilici : La tour ? Mathilde : Non le projet, l’avant dernière partie du livre où ils évoquent la mise en place de projets potentiels ? Mathieu Quilici : Moi je pense que quand j’y étais, il y avait une sorte d’intention de travailler avec les habitants pour réaliser quelque chose, et comme je vous l’ai dit, c’était extrêmement difficile. Et puis il y a eu une énergie avec la production du livre, il y avait des échéances, avec des dates butoirs et tout cela a fait qu’on avait l’impression que les choses avançaient et qu’il allait se passer quelque chose. Mais une fois que le bouquin était fait, et que la date butoir était passée, moi j’étais repartie, ensuite il y a 59
eu la biennale en août, et finalement on était passé à autre chose. Et à partir de ce moment là il était dur de revenir sur les lieux pour faire quelque chose avec les habitants. Finalement je pense que c’est plutôt quelque chose qui appartient aux habitants et à la municipalité de faire avancer les choses. Au finale c’était plus la réalisation du bouquin qui intéressait, cette dernière partie était plus là pour faire rêver et montrer les potentialités. Mais de toute façon c’est fini là, la tour a été vendue. Elise : Mais à ce sujet là est-ce que vous avez davantage d’information ? Nous avons eu un peu du mal à en trouver. Mathieu Quilici : Ce qu’il s’est passé exactement, moi je ne sais pas, je sais qu’il y a une proposition d’achat par les chinois, donc je pense que c’est eux qui ont gagné au final. Et pourtant les habitants à l’intérieur de la tour, eux, avaient fondé une espèce d’association qui se voulait pro gouvernement, pro Chavez, parce qu’ils voulaient à tout pris qu’on les aide, en fait ils avaient un besoin légitime d’être aidés. Il y avait un désir partagé chez les habitants, que la tour en temps que squat soit acceptée par les habitants. Elise : Et vous pensez que ce projet aurait pu aboutir, on était plus dans une démarche de l’ordre de l’utopie ? Mathieu Quilici : Moi ça me dépasse un peu. J’aurais aimé que cela aboutisse, mais je ne sais pas comment ça aurait pu être le cas, parce que, de base, il y a un problème. C’est des gens qui occupent un lieu qui ne leur appartiennent pas, donc on peut avoir les plus belles idées du monde, il y avait un problème à la source. Mais après, je ne sais pas si c’est dans le bouquin, mais là-bas il y a énormément de bâtiments inoccupés, et la législation est faite de telle sorte, qu’il est interdit au gens de s’y installer mais une fois qu’ils sont installés, on ne peut plus les virer. Mathilde : Et si on peut juste revenir sur le projet qui est présenté dans l’avant dernière partie du livre, on comprend le fait de montrer un projet potentiel pour la tour, mais pourquoi avoir axé principalement le projet sur des questions assez techniques en terme de production d’énergie, sur l’accès à l’eau ect… et pas s’être orienté sur des solutions peut être plus temporaires, plus liées au confort ? Mathieu Quilici : Je crois qu’ils sont un peu partie du principe que la tour reste dans cet état là, que les gens puissent continuer à l’occuper. Mais ce sont des gens qui sont dans des situations précaires, et ils pensaient que les nouvelles technologies pourraient aider à acheminer les énergies nécessaires, sans trop consommer et sans avoir un impact écologique trop important. En gros ils voulaient associer la condition misérable de vivre dans 60
cette tour avec les nouvelles technologies et voir comment cela pouvait coexister. On n’est pas forcer de passer par la production de nouveaux bâtiments pour donner une réponse adaptée, comme ils se débrouillent déjà pour construire leur environnement, on a pas eu besoin de faire plus de ce côté la. C’est un aspect qui se voit très bien dans les photos on le voit très bien, ils s’approprient l’espace à leur manière. Mais au niveau de l’énergie, de l’organisation de leur acheminement, on constatait un véritable besoin d’aide, et je pense que c’est pour cela que les projets ont été axés sur ces questions en particulier. Aline : Du coup directement de l’analyse qui a été faite du le site ? Mathieu Quilici : Oui c’est ça. Elise : Mais les conditions de vie de la tour étaient vraiment déplorables ? Mathieu Quilici : Cela dépendait beaucoup en fait, entre les étages il y avait des vraies différences. Sur la tour elle même, il y a cinq étages, c’est le noyaux. Cela ressemble à un blocos, il n’y a rien, uniquement les conduits d’ascenseurs et aucunes fenêtres. Les gens ont occupé un peu tout et n’importe quoi. Les escaliers ont été laissés pour circuler, en revanche les conduits d’ascenseurs ont été investis. Ils y ont coulé des chapes pour créer des planchers, et venir y loger, et là c’était véritablement misérable. Il n’y avait pas de fenêtres, uniquement une porte et une pièce. Ensuite on arrive en haut et comme les coursives étaient extérieures, les espaces étaient plus sympas. On avait deux séries d’appartements, l’une autour de la coursive dont les fenêtres donnaient vers l’extérieur. L’autre à l’intérieur dans le noyau. Après à l’intérieur il y en avait qui construisait plus ou moins bien leurs appartements, donc à ce niveau là il y avait des différences dans les logements. Ensuite plus on est haut, plus il est couteux de faire construire son appartement, parce qu’il faut payer des gens pour monter les matériaux. En plus c’est un peu un système chronologique, les premiers arrivés étaient les premiers à s’installer, et ensuite les nouveaux venaient prendre place dans les étages supérieurs. Mathilde : Et l’analyse que vous avez faite était liée à d’autres bâtiments dans Caracas du même type que la Torre David ? Mathieu Quilici : On était vraiment centré sur elle, parce qu’il y avait quelque chose qui s’était formalisé, et puis il y avait aussi l’échelle exceptionnelle du bâtiment. On avait quelque chose de plus ou moins légal puisqu’ils payaient des factures d’eau et d’électricité à la ville. Donc on était dans un entre-deux intéressant. 61
Ils étaient raccordés aux énergies, mais après ils se débrouillaient tout seul pour l’acheminer. Mathilde : Et par rapport à votre métier d’architecte, est ce qu’il y a des résonances ? Mathieu Quilici : Non j’en suis très loin. Finalement personnellement je ne sais pas vraiment comment me raccrocher à cette expérience. Actuellement je passe ma HMO, et bon maintenant je suis dans une agence française, je fais des choses qui m’intéressent, j’apprends un peu comment on exerce le métier, et j’aimerais approfondir ça pour me construire des base solides. Donc en ce moment je ne suis plus trop dans ce bain là. C’était avant le stage que je recherchais ça. Mathilde : Donc le stage a changé votre vision ? Mathieu Quilici : Non, c’est juste le parcours, ce n’est pas que j’en ai plus envie maintenant, c’est simplement, qu’il faut que je gagne ma vie, que je m’installe. Plus tard peut être j’y reviendrai.
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Entretien avec Caroline Lorio et Salomé Houiller : Doctorantes, diplômées de l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne, en déplacement peu de temps auparavant à Caracas dans l’initiative d’un workshop mené conjointement avec la municipalité, et accompagnées de Yves Pedrazzini. 10 décembre 2015 - 1heure02
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Caroline : On a déposé un projet avec l’EPFL pour faire un workshop, en continuité de travaux menés en Inde, en Chine et maintenant au Venezuela. C’est un groupe de travail. Mathilde : est-ce que vous aviez déjà préparé ce workshop ou c’était un travail sur place ? Caroline : Non on l’avait déjà fait. Ils appellent principalement workshop le fait de présenter ses recherches sur place. On était reçu par la mairie, et comme là-bas tout ce qui concerne la planification architecturale est initié par la mairie, il y a différents bureaux d’architecture et de planification qui sont chargés par le gouvernement pour ces missions, ici ça concernait spécifiquement le cas de Caracas. Aline :Et donc plusieurs groupes ont présenté des projets ? Caroline : Oui, ils ont présenté différents projets de réhabilitation de barrios, et nous on a présenté un peu nos recherches pour le doctorat. Elise : Vous arrivez à le lier spécifiquement à Caracas ou ça traitait plus de généralités ? Caroline : Ca le liait dans le sens où on a déposé un projet en octobre de cette année pour débloquer des fonds pour le doctorat avec le Lazure, dont on aura une réponse en mars, et si on remporte le projet, moi je vais pouvoir commencer mon doctorat et Salomé elle sera payée car elle a déjà commencé sans financements. Du coup on a déposé un projet avec Yves, et Salomé, et on a un sujet commun qui est l’hybridation architecturale, hybridation entre le formel et l’informel à différentes échelles. Au Venezuela c’est l’hybridation architecturale notamment avec comme icône principal la Torre David. En Inde c’est l’échelle urbaine, donc plutôt l’échelle d’un quartier, d’un espace public, ou d’un slum, et en Chine s’est plutôt territorial. Si vous voulez, c’est une hypothèse générale qui après se décline dans différents contextes avec des hybridations précises pour chacun. Et c’est par cette notion d’hybridation qu’on arrive à faire les liens entre le Venezuela, la Chine, puis l’Inde. 63
Elise : Donc vous avez chacun une échelle différente ? Toi c’est la Chine, et Salomé l’Inde ? Caroline : Oui mais c’est plus un argument marketing dans le sens où toutes les échelles viennent se mélanger dans tous les contextes, et ici au Venezuela il s’agissait d’une idée claire pour présenter un projet d’une vingtaine de page prévoyant les principales idées, les planning, les partenaires, finalement très peu sur un véritable projet qui doit être ‘concrétisé’. Elise : Vous avez alors rencontrer d’autres architectes à Caracas avec des projets différents ? Caroline : Oui on a rencontré beaucoup de personnes. On était avec Hector qui s’occupe du département d’architecture et de planification pour le parquet Hugo Chavez, et lui il a fait appel à différentes personnes qui travaillent pour la ville, des architectes principalement pour qu’ils présentent leur projet de réhabilitation, avec beaucoup de planification participative. Ce que le gouvernement fait, c’est qu’il met à disposition des ingénieurs, des architectes et des bureaux techniques à l’intérieur même des quartiers pour anticiper, avoir une idée de l’espace. Elise : Et du coup, pour la Torre David il va se passer quoi exactement ? Caroline : Pour la Torre David, on l’a vu entièrement vidée. Ce qu’ils ont fait est qu’ils ont détruit énormément de chose à l’intérieur, ce que les gens avaient construit. Le matériau principal c’est la brique car déjà il n’y a pas d’ascenseurs, donc les anciens habitants ont trouvé des techniques pour s’approprier l’habitat, la dimension de la brique étant vraiment à l’échelle humaine. Et le gouvernement à tout détruit afin d’éviter que les gens reloge la Tour. Suite à ça, ce qui a été impressionnant et qu’on n’imaginait pas c’est qu’on était d’abord accompagné par la police aux alentours, et au bas de la tour c’est fermé avec un espèce de mur d’environ 3m de haut, avec devant l’armée qui garde avec des armes, dont l’objectif est d’empêcher toute entrée. Puis il y a un véritable problème d’autorité entre la police et l’armée. Donc c’étaient des négociations à l’entrée, on ne savait pas si on allait pouvoir pénétrer. Deux policiers sur les 7 nous ont accompagné, suivis par suite de militaire dans la tour. L’objectif c’est qu’il n’y est personne. Mais ils nous ont quand même dit qu’il y avait deux, trois personnes de cachées, nous on n’a vu personne. J’ai aussi pleins de photos que je peux vous montrer. Mathilde : Super. Car nous on a vu seulement les photos qu’on trouve sur internet ou dans le livre de UTT, mais qui ne montrent pas l’état actuel de la tour évidée. 64
Caroline nous montra ensuite une série de photos prisent sur place. Nous étions particulièrement étonnées du mur de protection qui barricade la tour, surmonté de ses bouts de verre tranchant pour empêcher toute pénétration. A ce moment, nous sommes rejoint par Salomé Houllier.
Elise : ça devait être super impressionnant. Mathilde : Et vous avez des information sur le lieux où ils ont été relogés, comment ça s’est passé ? Parce que ça paraît assez violent comme ça sur les photos, à quel point c’est totalement vidé et détruit. Caroline : Non pas vraiment, on attend plus d’informations. Salomé : Apparemment le gouvernement a fait un reportage sur le relogement des gens, on nous a dit qu’on nous le fournirait mais on ne l’a pas encore eu malheureusement. Caroline : Mais on va les re-solliciter, et dès qu’on a plus d’éléments on peut vous les transmettre. Elise : Est-ce que vous savez comment ça va être réaménagé? Salomé : Il y a un projet de mettre un centre culturel, un musée, un hôtel ; c’est une partie des promoteurs qui seraient des chinois, mais la personne qui nous a fait la présentation avait l’air de nous dire que pour le moment ça coûtait trop cher et dans l’état actuel des choses ils ne vont rien faire. Ca reste à l’état de projet. » Elise :D’accord. Mais alors pourquoi ils ont décidé de vider la tour si ils savaient que aucun projet ne se ferait dès maintenant ? Qu’est-ce qui a enclenché cette expulsion finalement ? Caroline : Je ne sais pas pourquoi. Apparemment le projet était arrêté pour des financements, mais on ne sait pas pour quelle raison ça n’à pas continuer, si ça devait se prolonger en relogement, des travaux, ou si c’est que ça les dérangeait trop. Mais dans tous les cas ça coûte plus cher de la démolir. Et vous quel serait votre point d’entré pour cette rédaction, quelles informations vous souhaiteriez développer, pour qu’on puisse voir également ce qu’on peut récolter. Elise : On s’était posé la question de ce passage du formel à l’informel et dans une vision plus large en quoi cette tour remettait en question un système qui ne fonctionnait pas au sein du pays, avec probablement un dysfonctionnement. Mathilde : Et il y avait aussi ce rapport à l’actualité où il y avait vraiment très peu d’informations. En quoi cette coquille vide avait été porteuse d’un certain mouvement et d’un certain espoir ? Et tout d’un coup on voit un peu les limites. Et encore une fois par rapport au contexte politique, économique, comment les occupants 65
ont pris d’assaut cette tour, et comment ce même système qui les a ignorés pendant des années les a ensuite déloger. Caroline : Donc un peu une critique constructive des politiques en place ? Acquiescements Salomé : Après ce qui est intéressant, on a pas eu l’occasion d’en visiter, mais dans le vieux centre il y a apparemment toute une rue avec d’anciens bâtiments occupés de la même manière que la Torre David l’était, mais de manière beaucoup plus organisée, ce sont vraiment des groupes, des réseaux, et ils sont en voix de se faire formaliser leur occupation par une reconnaissance. Caroline : Je ne sais pas si vous avez suivi les votations du 6 décembre ? En gros, pour expliquer, Chavez est arrivé au pouvoir en 1999, et il est resté jusqu’à sa mort en 2013. Son bras droit Maduro a repris la relève. Il n’y a pas réellement de réformes de faites. Puis économiquement c’est la crise, il y a vraiment ces dernières années des problèmes au niveau de l’approvisionnement d’aliments, du pétrole, etc. Et après ça il y a eu des votations des législatives pour le parlement où il y a 167 sièges. Depuis Chavez ça a toujours été une majorité pour le gouvernement chaviste. Là il y a eu un retournement, et c’est l’opposition qui a repris la majorité des sièges, 99 pour être exactes, 22 sièges sont pour d’autres partis, avec ensuite une minorité pour les révolutionnaires. Ce qui veut dire que maintenant, alors que Chavez mettait tout l’argent dans les programmes sociaux, de logements, de réhabilitation, dans la Torre David aussi, dont l’argent était fournit au gouvernement pour qu’il finance les matériaux de construction effectuée par les habitants eux-mêmes ; là, une partie des projets sont en stand-by car l’argent va être redistribué. Le nouveau parlement commencera le 5 janvier. Mais on ne sait pas ce qui va se passer. Je pense que la situation politique est vraiment dans l’actualité. Après, les questions du formels vous les développés comment ? Je pense que la question politique, comment elle influence la manière de faire la ville peut être intéressante après elle reste assez complexe et dense. Elise : Parce que nous, on a pas pour le moment beaucoup lu, puis hier on a eu l’occasion de rencontrer un étudiant qui a participé à la rédaction du livre de UTT au cours d’un stage ; et finalement ce qui nous est particulièrement apparut c’est que les projets qu’ils ont développé au sein de ce livre n’ont jamais eu réellement l’ambition d’être concrétisé, c’était vraiment un lieu d’expérimentation.
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A partir de là, Caroline nous conseil de se référer à l’article écrit par Tobias Baitsch, qui a écrit un cours essai critique de ce livre.
Caroline : Et là ce qui pourrait être intéressant c’est à partir de cette critique, du livre, de faire une critique plus large des politiques en place, du rapport formel, informel et prendre un regard critique de cet ouvrage sur certains points. Il y a aussi la question de l’hybridation qui est intéressante entre l’auto construction et les pratiques individuelles, la planification. Et là c’est une typologie particulière, à l’origine pensée comme des bureaux et pas du tout domestique. Donc comment les gens ce l’est approprié ? Pour voir ça on a tout un reportage photographique qu’on peut vous donner. Salomé : Et à propos je ne m’imaginais pas que ce serait autant vidé. Aline : Moi ce que je trouve étonnant c’est qu’il y a des quartiers où des immeubles occupés commencent à avoir une reconnaissance, et on se demande vraiment pourquoi c’est cet immeuble, en l’occurrence la Torre David, qui est vidé de sa population. Car finalement il n’y a aucune raison divulguée ou mentionnée par rapport à son devenir. Elise : Oui car le peu d’article qu’on a trouvé c’était un peu l’argument social du gouvernement disant que c’était dangereux pour la population, un argument sécuritaire, mais on ne sait pas trop si on doit y croire ou pas. Caroline : Je pense qu’il se justifie mais après c’est vrai que ça reste très vague, et je ne sais pas. Car nous on a vu la présentation du projet de régénération urbaine avec notamment la Torre David, et ce qu’ils ont prévu d’y développé, et ce qui était intéressant dans ce qu’elle disait, c’est que la réhabilitation de la Torre David s’inscrivait aussi dans un contexte plus large, de régénération d’espaces plus large, au centre de la ville. Mais la matière était peu dense. Je ne sais pas si ça vous permettra d’élargir vos hypothèses. » Elise : Oui donc ça reste toujours assez flou finalement. Caroline : Oui et puis tous les projets sont stoppés, déjà avant les votations du 6 décembre. Mathilde : Et là on parle de la tour, mais qu’en est-il aussi des autres volumes du complexe ? Salomé : Nous on a pu voir que c’était uniquement la tour qui avait été peuplée. Après dans les projets de réhabilitation ça inclue vraiment le tout. Aline : C’est peut-être aussi à cause de sa situation
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géographique que il s’est passé ce qui s’est passé, et pas pour d’autres immeubles. Et que finalement sa position centrale engendre d’autres enjeux, économiques, etc. Caroline : Effectivement, ça peut être une explication. Les bâtiments dont Salomé parlait étaient vraiment eux dans le centre historique de la ville, ça reste quand même une valeur patrimoniale importante de la ville. Donc pourquoi ils accepteraient dans le centre historique et pas économique je ne sais pas. Après, comme c’est au gouvernement peut-être qu’il y a une valeur spéculative, et surtout peut-être que c’est essentiellement dû à l’image, à la visibilité qu’elle offrait. En même temps comme c’était un gouvernement sous Chavez qui était pour le peuple, ce n’est pas comme en Inde où il y a une approche différente, plus de rejet de ce type d’habitat, qu’on ne veut pas voir et qu’on nie. Ici le squat est quand même tellement répandu dans le pays que presque cautionné, justement par la politique de Chavez, donc cet argument de la visibilité en même temps est moins justifié que dans des pays comme l’Inde, ou la Chine par exemple. Elise : Oui car ça à l’air d’être quand même bien établi ce mode d’habitat, donc il doit être d’une certaine manière accepté finalement. Caroline : Oui, et en même temps Caracaras par sa topographie est vraiment entourée de montagnes, sur ces hauteurs tu retrouve des bidonvilles, on les voit partout, ils sont tout le temps présents, et on ne peut donc pas dire qu’on enlève ça car on ne veut pas le voir, car c’est prédominant sur la ville. Cette réalité est partout, visible de tous les points de vue de la ville. Donc peut-être que ce discours là est à aborder d’un autre point de vue que celui de la spéculation, de la valeur des terrains. Je ne sais même pas si il est valable déjà mais il peut être intéressant. Mathilde : Oui, et c’est assez dingue le fait que le rapport de la police, de l’armée et le fait que la tour soit à ce point contrôlé, je trouve finalement que c’est assez dingue de déployer autant d’énergie pour protéger quelque chose qui est vide. Autant d’attention sur une chose dont on ne sait même pas ce qu’elle va devenir. Caroline : C’est vrai. Il y a beaucoup d’énergie fournit dans la destruction de l’intérieur, et dans sa protection. Mathilde : Après ça à peut-être un coup économique si c’est re-squatter il faut à nouveau déloger des personnes. Caroline : Et concernant leur relocalisation on a demandé plus d’informations mais on attend toujours Elise : Car ils ne vous en on pas parlé ? 68
Caroline : Non, car finalement c’était un peu spécial dans le sens où notre visite n’était pas prévue, ce n’était pas dans le cadre officiel, on a eu la chance de rencontré un architecte là-bas qui par ses relations peut nous mettre en contact avec une personne en charge de cette relocation. Mais on attend toujours pour le moment. Mais on va les relancer. Hector était sensé venir vendredi à l’EPFL, mais avec les récentes élections ils doivent un peu déployer toute leurs force avant janvier, et il n’a pas pu venir. Elise : D’accord. Et vous vous êtes resté combien de temps? Caroline : Deux semaines. Elise : Et je pense que vous avez du voir d’autres choses, où c’était seulement la Torre David qui vous intéressait ? Salomé : On a fait pas mal de visites, notamment à l’intérieur des barrios, vu pas mal de projet de logement social, et visité pas mal la ville. Et personnellement je n’ai pas encore eu le temps de tout décanter, et d’analyser tout ce qu’on a pu voir. Caroline : Et puis moi ce que j’ai trouvé c’est que le rapport du formel à l’informel est beaucoup moins présent dans les discours que en Inde en tout cas. Salomé : En tous les cas il est moins problématique. C’est pas problématique. Caroline : Parce que le gouvernement est pro-… – faut mettre un peu des nuances- mais son objectif c’est de réhabiliter les barrios. Mais ce n’est pas de les démolir puis de reconstruire des tours de logements, c’est de mettre une salle de sport, d’améliorer les escaliers. Tu boss avec les communautés, et puis il ne veulent pas les déloger. Alors ils ont une sorte de map, de dangers où le terrain s’effondre et ces gens là sont relogés soient dans des projets de réhab des immeubles mais apparemment les gens ont l’air assez content d’avoir des appart dans des immeubles, ils aiment bien ça. Ils préfèrent ça – pas tous, de ce qu’on a entendu- ils aimeraient bien avoir des apparts dans des immeubles. Donc voilà, c’est vraiment ce type d’interventions là qui sont faites. Mais ça ne les dérange pas l’informalité, les barrios, ce n’est pas un discours qu’ils ont. Elise : Plus qu’en Inde ? Salomé : En Inde les Slums sont grosso-modo mal vus. C’est un peu la honte des villes, c’est le truc insalubre qu’il faut supprimer. En général ils vont construire des logements, des énormes tours, en dehors des villes, et les gens finissent par revenir dans la ville d’une manière ou d’une autre et à re-squatter un nouveau slum ou retourner dans l’ancien. Donc c’est vrai que moi c’était la plus grande différence que je voyais avec le Venezuela, où en Inde où le 69
slum par nature il doit être détruit. Même si maintenant il y a des architectes qui proposent des projets de réhabilitation in-situ, ça reste assez exceptionnel et ce n’est pas la tendance de toute façon. Tandis que là, le barrio c’est le quotidien, c’est juste un quartier comme un autre, c’est un type d’habitat comme un autre. Caroline : j’ai vu moins je dirais de pauvreté, de précarité qu’en Inde. C’est comme dans le sud de l’Italie, c’est plus construit. Salomé : Après je ne pense pas qu’on soit allé dans les endroits les plus trashs. Après tout ce qu’est l’eau, l’électricité, ils l’ont quasi-tous et c’est souvent apporté de manière formelle, contrairement en Inde où c’est apporté de manière informelle. Donc tout ça, ils sont informels car ils ont construit leur maison au fur et à mesure, au final ils sont totalement acceptés et légalisés. » Caroline : Ce qui dérange plus le gouvernement c’est la violence et la sécurité. Elise : C’est très violent comme ville ? Caroline : Statistiquement oui. Salomé : Après sur place… on a pas trouvé. Après on était toujours accompagné donc c’est difficile de se rendre compte le regard que les gens auraient sur nous si on était seules. Caroline : C’est localisé je crois. Souvent c’est vraiment des règlements de compte. Ces quartiers où c’est des enclaves qui font augmenter les statistiques. Mais sinon ça allait, la journée tu peux te balader toute seule, après la nuit, il faut savoir où aller et où ne pas aller. Mais non ça va. Après on était accompagné tout le long. On prenait le métro. Le métro est hyper-bien. La violence reste pas mal localisée…. C’était un voyage incroyable, on a rencontré plein de monde grâce à Yves et les gens qu’il connaît sur place. Lui sont idée c’est un peu une contre enquête de ce qui se passe, du blingbling, où l’info est un peu… Mathilde : Mais ces idées là, il nous ne a parlé très succinctement, mais en fait ce n’est pas ce que vous avez présenté lors du workshop ? L’idée d’une partie de la tour avec de l’habitat participatif et puis l’idée de la végétation. Caroline : Ah non la végétation ça c’est lui ! Tu as vraiment la végétation en haut qui a repris…oui ce rapport entre nature et artificialité. Oui, il y a un mec qui a fait une étude sur les écotones : c’est la limite entre 2 organismes biologiques. C’est la question de la limite entre la ville et la nature ou entre 2 systèmes distincts. C’est la question des gradients d’artificialité entre la nature. Et comme il avait vu toute cette nature au sommet de la tour il avait été inspiré par ça. Bon après on ne parle pas espagnol, alors les présentations étaient toutes en espagnol, on parle italien. 70
Salomé : Donc c’est vrai que quand lui commence à te parler des écotones et des machins biologiques c’est un peu dure, en plus par skype, tu entends pas la moitié des mots par nature. Bah Yves faisait la traduction des mots à côté donc ça allait mais bon. » Mathilde : En fait il nous disait plutôt que vous ou lui mettait en place un contre-projet qu’il voulait présenter à la ville et qui était à l’opposé du discours de UTT et il nous a vite fait dis ça comme quoi il imaginait quelque chose de participatif mais encadré et comme quoi il aimait le rapport à la végétation. Caroline : Oui l’idée c’est le contre-projet mais c’est depuis qu’on a déposé le dossier pour faire le projet à Caracas c’était de faire le contre-projet de la Torre David et du coup les questions d’hybridation entre formel et informel et l’approche social est inévitable. Dans le boulot que lui fait et que nous, nous avons envie de faire. C’est vraiment des brides d’idées. On n’a encore rien proposé à la ville. Salomé : On attends les financements, donc tant que ça, ce n’y sera pas, il ne se passera rien d’autre. Mathilde : Mais par rapport à ce projet là (UTT), ce qu’il propose, l’aspect social on a du mal à le voir ? c’est très technique, l’acheminement de l’eau, de l’électricité, pour qu’ils soient autonomes et qu’ils aient des ressources convenables, mais l’aspect social on a du mal à le voir. Caroline : C’est la critique de Tobias justement. Ils ont des projets qui sont hyper beau mais un peu concentré sur tout ce qui est éco, sustainabily, technique, mais de toute façon non réalisable et que ça se décalait un peu du contexte. Alors après je ne sais pas, si tu dis, la plus grosse question qui semble rester c’est qu’est ce que la torre david ? C’est ce que Tobias disait. Et puis le rôle de l’architecte dans ce processus. Car tu as l’argument de sécurité ou d’ingénierie pour pas que ça tombe mais une fois que ça c’est résolu, tu n’as pas besoin d’architecte. Car interagir c’est aussi une manière de faire la ville, par les gens. Peut-être se sont-ils dis il faut se concentrer sur l’éco, la technique, je sais pas… Je sais pas pourquoi ils ont fait ça. Peut-être se sont ils dis, bah voilà, le social on n’a pas besoin d’architecte, on peut se concentrer sur autre chose, c’est un posture. Je ne sais pas, je n’ai pas lu. Du coup, la contre-enquête… ! Mathilde : Mais du coup c’était assez drôle hier quand on a skypé, un stagiaire qui a participé grandement aux réalisations graphiques du livres, il était sur place pendant 4 mois. Il nous dis « ah par rapport au projet ? quel projet ? – ah vous parlez de l’avantdernière partie ? En fait c’est surtout qu’on avait un bouquin à faire, on avait l’impression que ça avançait mais en fait le projet… 71
Elise : On était super étonné, ils ont fait un très beau livre, une belle exposition à la biennale mais en fait … Salomé : Je pense que ça a toujours été ça le but. Ils voulaient faire connaître ce projet là et puis Brillembourg est lié plus ou moins au truc. Il n’a jamais eu l’ambition de concrétiser. Il sait aussi qu’un mec de l’étranger comme ça ne peut pas se pointer et arriver avec son projet de la Torre David et tout changer comme ça. Caroline : Là bah, la Torre David ils connaissaient pas, c’est la Torre Confidenza. Salomé : Tous les gens des barrios, on disait Torre David, ils ne connaissaient pas. Caroline : Bah c’est David Brillembourg si jamais, du coup est-ce que … ? Je sais pas fin c’est une théorie de bistrot. Fin tu vois comme il s’appelait Brillembourg, mais il n’aurait pas intérêt en fait. Mathilde : Dans le bouquin, ils disent toujours Torre David. Aline : Je crois que au début du bouquin, ils ont expliqué que la Torre David vient de la Tour de David. Oui c’est ça. Caroline : Oui c’est ça, mais ce n’est pas son nom officiel, c’est Confidenza. Puis David c’est plus court, c’est pas mal ! Salomé : Ca avait l’air d’être un spécimen David Brillembourg. Mathilde : Vous les avez rencontrez, l’équipe de UTT ? Salomé : Non, moi j’étais allé voir une conférence de Brillembourg à Genève, il était passé, après je lui ai parlé 5min mais bon. Il avait 50 millions de personnes devant lui, il ne s’intéressait pas trop à la nana qui était là : ‘je vais à Caracas !’ Il m’a fait ‘Ah bon faut faire attention, c’est super dangereux !’ Il m’a dis faites attention c’est en train d’être tout délogé, c’est super tendu.’ Caroline : Déjà c’est la seule information qu’il t’a donné. Salomé : Bah il m’a donné sa carte quoi. Non mais il n’a rien dis de très fascinant. Caroline : Ouais donc apparemment, même pour la mairie, il n’était pas… Il est de droite, enfin l’opposition est un mot large, tout ce qui n’est pas chaviste fait parti de l’opposition. Du coup, il n’y a pas vraiment de centre, tu ne sais pas vraiment ce qu’il y a dans l’opposition. Salomé : C’est pour ça aussi que la situation politique est hyper complexe parce qu’on dis l’opposition a gagné, mais l’opposition, c’est un mélange de un peu de tout, de néo-fascistes, avec des mecs modérés, avec technocrates. Caroline : Même apparemment, dans l’opposition, ça a été 72
difficile qu’elle se mette ensemble. C’était dans le but commun de faire basculer. Mais bon Brillembourg fait parti de l’opposition du gouvernement en cours pro-chaviste. Nous on a demandé à un mec, architecte, qui bossait là bas et qui nous a accompagné pendant le voyage. En tant qu’architecte combien tu gagnes ? et il disait que dans un bureau privé, tu gagnes plus que si tu boss à la mairie. Lui en tous les cas, il était là, car il était convaincu de la révolution et du changement possible. Donc je pense que les gens qui bossent là, c’est vraiment parce qu’ils sont engagés politiquement, et puis ils ont une couleur politique clairement affirmée. Moi j’étais un peu étonnée, dans la manière qu’ils nous ont reçue, tout ce qu’ils nous ont montré, qu’il n’y ait pas plus de collaboration avec … Alors je ne sais pas qui ont été les contacts. Salomé : C’est ça qu’était un peu… Bah là c’était un premier voyage, j’ai l’impression qu’on a eu la jolie face dorée, hyper mentale, après les architectes avec qui ont était, étaient plus critiques de leur projet donc c’était intéressant, mais on a eu aucun contact avec tout ce qui serait une pseudo-opposition et du coup … je sais pas moi je trouverais ça vraiment intéressant, au prochain voyage de se rendre compte de l’autre face. Après c’est nos partenaires, donc on va forcément dans cette direction là. Mais c’est plus pour avoir une image plus nuancée. Caroline : De toute façon on a un peu les mêmes –fin au delà de leur raison et de leur théorie- les projets sociaux c’est aussi ce qui nous intéresse. Salomé : Fin là on visitait, on était super contant, les gens aussi. Et on se demande, mais est-ce que c’est toujours à ce point là, tout le temps, est-ce que les gens sont toujours super content ? Caroline : Car en même temps, la population a voté en majorité pour des gens de l’opposition. Après c’est un regard de loin. C’est 60 à 70% de la population qui vit dans des barrios. Salomé : Quand tu vois la part qu’ils prennent sur le territoire, ça fait une emprise énorme, tu es entourée de barrios à longueur de temps. Elise : Et c’est oppressant ? Salomé : Non. Aline : Et qu’est-ce que vous appelé barrios ? car on a cherché la définition, c’est des quartiers pauvres c’est ça ? Salomé : Bah techniquement le barrios, c’est le bidonville vénézuélien, la favelas colombienne,… Caroline : Ils les appelent le barrio tricolor, le barrio machin,…Eux, ils le revendiquent en tant que nom de quartier. Ils disaient le barrio tricolore –il y avait un projet de réhab-, ils disaient 73
dans le journal ‘le barrio tricolor’, les gens eux-mêmes. En Inde, ce que j’ai vécu, les gens ils n’aiment pas. Ils savent qu’ils vivent dans des slums, mais c’était moins… C’est pas mal d’habiter dans un barrio. Salomé : Non, ce n’est pas stigmatisé comme ça. Elise : C’est une ville très verte non ? Caroline : Oui, c’est pour ça que la question de la nature… Tu as la cote 1000 en fait et tu ne peux pas construire au delà de 1000m. Tu as une route qui passe et c’est un peu pour préserver la faune et la flore, le paysage. Mathilde : Et vous disiez qu’il y a des projets dans les barrios, justement de … un terrain de sport, ou des petits projets, et ça, il y a des documents que l’on pourrait trouver ? Salomé : En fait, le gouvernement, ils ont créé ce qu’ils appellent des missions et le truc principal, c’est nueva, nuevo barrio mission tricolor, je ne sais pas l’ordre, mais c’est ces mots là. Tricolor en tous les cas, il y a. Ils ont un site, mais il ne me semblait pas qu’il y avait grand chose. Après c’est pareil, il y avait un des mecs qui avait fait sa présentation qui travaillait là-dessus, si on récupère sa présentation, on peut vous la donner, c’est beaucoup des trucs voilà : refaire les escaliers, peindre les murs, mettre un revêtement de sol plus permanant,… voilà ce genre de chose. Mathilde : C’est vraiment par point ciblés ? par acuponcture? Salomé : Ouais après ça dépend des barrios, y’en a qui sont plus…Il me semblait, quand on a visité le 23 de enero, qu’ils avaient refait, restructuré un peu plus les rues etc… Mais forcément, ils détruisent assez peu de logement, donc forcément, à partir de ce moment là, tu fais très peu d’interventions. Elise : Mais il y a des plans de ville avec tous ces barrios qui sont un peu répertoriés ? Salomé : Ils doivent avoir des plans, car quand ils font leur projet, on le voit, après est-ce qu’ils ont une carte avec tout, ça ce n’est pas sûr. … Nous montrant des sites internet du gouvernement sur les projets des barrios :
Salomé : Par exemple là c’est eux qui avaient refait le sol. Ca dépend des endroit, parfois ils refont même des logements à l’intérieur de ce qui est le barrio. Après il y a un mélange entre des logements, peut-être un peu plus haut. Elise : Mais ça se passe comment ? les gens ils arrivent et il y a une procédure pour s’installer ? Ou c’est un peu chacun se met là où… ? 74
Salomé : Bah je pense que c’est différent dans tous les barrios. Dans celui où on est allé, c’était vraiment tout en pente. Ca date de des années et des années, où il en a tout à coup un qui a récupéré, du coup ça fait des strip, des bandes de pente et en fait du coup, au final ça appartient à la famille qui construit au fur et à mesure des maisons l’une au dessus de l’autre. C’était ce système là dans la famille d’Yves. Après je ne sais pas dans les autres familles comment… après ils peuvent louer etc. Après Yves nous disait que quand il habitait, il habitait dans la toute première maison tout en bas, puis petit à petit, il y a 3-4 maisons qui se sont superposées petit à petit, à chaque fois en escalier et elles deviennent de plus en plus grandes. Mais c’était vraiment familial. Ils ont chacun leur escalier du coup, personnel, par bande. Après le reste, je ne sais pas comment ça se passe. Caroline : Voilà… je vais relancer à Caracas pour avoir des infos, au plus vite. Elise : Merci beaucoup ! c’est très agréable. Caroline : On pourra vous passer des photos et si vous voulez des infos, n’hésitez pas. Elise, Aline, Mathilde : Merci beaucoup !
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