Edberg & Pickard La classe et son professeur

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COUPE DAVIS

Pour l’histoire Bientôt

ROLEX PARIS MASTERS

Quand les joueurs piquent leur crise…

Le

gentleman STEFAN EDBERG


FACE-À-FACE

EDBERG & PICKARD

LA

classe ET SON professeur STEFAN EDBERG-TONY PICKARD… Un peu les Rafael et Toni Nadal des années 80-90, un duo mythique aux reflets légèrement (et délicieusement) vintage aujourd’hui. Plus de 20 ans après la retraite de joueur suédois, qui a aussi marqué celle de l’entraîneur britannique, l’un et l’autre conservent une forme éclatante, et une complicité magnifique. La discrétion n’étant pas la moindre de leur qualité, leur parole reste pourtant très rare. Pour Tennis Magazine, ils ont fait une exception. Pendant près d’une heure, on a refait le match avec eux. Et on s’est régalé. Propos recueillis au Westside Lawn Tennis Club à Londres par Benjamin Badinter, Rémi Bourrieres et Stephanie Tortorici.

Tennis Magazine : Vous rappelez-vous de votre première rencontre et de vos débuts ensemble ? Stefan Edberg : Oui, nous nous sommes rencontrés en Angleterre, par l’intermédiaire de Wilson, notre sponsor commun. Je devais avoir 16 ou 17 ans. À l’époque, je travaillais avec Percy Rosberg (l’homme avec lequel il avait changé son revers à deux mains pour passer à une main, ndlr), un coach qui avait collaboré avec beaucoup de jeunes joueurs suédois, notamment Björn Borg, mais qui n’avait pas vraiment d’expérience sur le circuit. Tony Pickard : Plus précisément, c’était en 1983, à l’occasion du tournoi de Bournemouth. J’avais déjà vu jouer Ste-

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fan auparavant, c’était un jeune joueur très prometteur, mais je ne le connaissais pas personnellement. Nous avons tout de suite accroché. Jamais je n’aurais imaginé à l’époque que je passerais autant d’années sur la route à ses côtés. Cela restera une expérience incroyable d’avoir pu travailler avec quelqu’un comme lui. Il était extrêmement facile à coacher. Il écoutait, il avait cette faculté incroyable d’assimiler et d’exécuter immédiatement ce dont nous avions préalablement discuté. En plus de quinze ans, je ne crois pas que l’on se soit engueulé une seule fois. C’était une belle époque, aussi. Après McEnroe et Connors, les gentlemen avaient repris possession du jeu. Et Stefan était le premier de ces « nouveaux » gentlemen. 


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©Sport/Popperfoto/Getty Images


© JOE ROBBINS/GETTY IMAGES

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   Mais qu’est-ce qui fait, au fond, que ce duo a si bien marché ? T. P. : Le secret, c’est que l’on avait confiance l’un en l’autre, et que l’on croyait l’un en l’autre. C’est sans doute pour cela que l’on n’a jamais eu de « mots » durant tout ce temps. Il y a eu beaucoup de discussions. Notre relation n’était pas une dictature. C’était une construction sur du long terme. C’est d’ailleurs le problème que rencontrent beaucoup de coaches aujourd’hui. Ils sont là pour trois mois, puis c’est fini. On ne peut rien construire comme ça.

lement de tennis. C’était très utile de pouvoir m’appuyer sur quelqu’un qui avait autant d’expérience en tant que joueur, coach, mais aussi sur l’aspect « business ». Pour mes parents aussi, qui ne parlaient pas anglais, c’était rassurant de pouvoir compter sur lui. Tony a toujours été très protecteur. Grâce à lui, j’ai pu me focaliser sur mon jeu et ça a beaucoup contribué à ma réussite. C’est vrai que l’on ne voit plus beaucoup de relations longue durée sur le circuit. Ce n’est pas facile car il faut trouver la bonne personne.

Comment décririez-vous votre relation ? Celle d’un père et d’un fils ? S. E. : Pratiquement, oui. Une relation très forte, en tout cas. Quand vous passez plus de dix ans aux côtés de quelqu’un sur le circuit, vous ne discutez pas seu-

Quels sont les pires et meilleurs moments que vous ayiez vécus ensemble ? S. E. : Je vais commencer par le pire… Forcément la finale de Roland-Garros 89 perdue contre Chang. Je suis passé tellement près… Sur le moment,

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j’étais persuadé que j’aurais d’autres occasions de gagner Roland-Garros, mais ma chance n’est jamais repassée. C’était une défaite terrible. Un match que j’aurais dû gagner, probablement. Après, je ne peux pas parler non plus de « mauvais » souvenir. Plutôt de souvenir « difficile ». À côté de ça, mon premier titre à Wimbledon (en 1988, ndlr) a été le moment plus spécial. J’ai grandi en regardant Björn Borg y aligner les succès, j’ai toujours rêvé de l’imiter. Alors y parvenir un jour, c’est forcément un peu au-dessus du reste. En revanche, le meilleur match de ma carrière, c’est la finale de l’US Open 1991, quand je bats Jim Courier en trois sets. Ce jour-là, j’ai joué quasiment le match parfait. Tout me paraissait simple, facile. Et ça tombe un jour de finale de Grand Chelem ! T. P. : Moi, le moment le plus spécial,


« Je pense sincèrement que Stefan a ressuscité la carrière de Federer » Tony Pickard

c’est le premier titre du Grand Chelem de Stefan à l’Open d’Australie, en 1985. Le début d’une histoire. Je l’ai retrouvé aux vestiaires après la finale. Il n’y avait plus personne. Je ne peux pas décrire à quel point c’était fort de le retrouver là, m’asseoir à ses côtés en ayant gagné l’un des plus prestigieux tournois du monde. Tony, qu’est-ce que cela vous a fait de voir Stefan devenir coach à son tour, et qui plus est celui de Federer… T. P. : Je pense sincèrement que Stefan a « ressuscité » la carrière de Federer. Roger était en difficulté. Il a réinjecté le petit « truc » qui a tout fait repartir. S. E. : Je ne sais pas ! Jamais je n’aurais pensé revenir sur le circuit en tant que coach. Roger m’a donné cette opportunité. C’est probablement le seul joueur pour lequel j’aurais accepté de revenir. C’est ce qui s’est passé. Nous avons passé deux belles saisons (2014 et 2015, ndlr), durant lesquelles nous avons pu travailler tout ce que nous avions envisagé. Il cherchait quelque chose de nouveau. Il sortait d’une année compliquée, durant laquelle il avait pas mal souffert du dos. Il a eu le courage de prendre des décisions radicales. En quelque sorte, il est reparti de zéro, il a fait appel à moi pour épauler Severin (Lüthi) sans lequel, rappelons-le, je n’aurais rien pu faire. Il a changé de raquette en optant pour un

plus grand tamis, une décision très intelligente. Avec son ancien modèle, il n’y avait aucune chance qu’il soit au niveau où il est encore aujourd’hui. Et puis, petit à petit, il a retrouvé la joie de jouer, la santé puis la confiance. Il a vraiment très bien joué durant ces deux saisons. La seule chose qui a « cloché », c’est qu’il s’est retrouvé avec un Djokovic à son sommet. Sans Novak, il aurait pu gagner deux ou trois Grands Chelems durant ce laps de temps. Finalement, il est parvenu à triompher à nouveau dans un tournoi majeur à l’Open d’Australie 2017. Sans moi (sourire) ! Mais c’était vraiment sympa de passer ces deux années sur le circuit, et assez fascinant de travailler avec un champion de cette trempe. L’avez-vous réellement poussé à aller davantage au filet, à être plus agressif ? S. E. : Roger avait déjà sa propre idée sur la manière dont il voulait faire évoluer son jeu. Il souhaitait revenir à un tennis plus offensif, jouer plus à l’intérieur du court, être plus imprévisible. Tout le monde, et lui le premier, comprenait que ça allait être de plus en plus compliqué de battre Nadal, Djokovic et Murray du fond de court. Au tennis, plus on prend de l’âge, plus on ressent le besoin de contrôler l’échange. C’est à travers ce processus d’évolution qu’il a retrouvé la passion et qu’il s’est remis à croire en lui-

même. Ce qui est fascinant avec Roger, c’est cette volonté permanente de progresser, de se remettre en question. C’est la principale raison pour laquelle il est toujours là. Après 20 ans de carrière à ce niveau, c’est assez incroyable… T. P. : Incroyable, c’est le mot. En fait, il a toujours le « désir ». Pas seulement le désir d’aller jouer de grands matches sur de grands courts, mais le désir simple d’aller travailler ses gammes sur un petit court d’entraînement. C’est extraordinaire, après tout ce qu’il a fait, d’avoir toujours cette flamme. Stefan, qu’est-ce qui a été le plus stressant pour vous : jouer une finale de Wimbledon en tant que joueur ou en tant que coach ? S. E. : Je crois que c’est plus stressant d’être dans la box ! Le problème, c’est qu’on est passif, on ne peut pas faire grand-chose, à part crier ou encourager. Même quand il fait chaud et que vous transpirez à grosses gouttes, vous devez rester là sans bouger, ce n’est pas évident (rires) ! Au moins, sur le court, vous avez la liberté de vos mouvements, vous avez un peu plus la sensation de pouvoir contrôler ce qui se passe. T. P. : Dès que le joueur sort du vestiaire, vous n’avez plus qu’une seule chose à faire : prier ! Votre part du travail est terminée. Au joueur de faire la sienne.   

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©BILDBURAN

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bout du compte, un coach n’existe que par son joueur. Il peut faire le meilleur travail du monde, si le joueur ne fait pas sa part, ça ne sert à rien. Stefan, pour revenir au jeu de Federer, il faisait service-volée au début de sa carrière, comme vous. Quand vous voyez la manière dont il a fait évoluer son tennis pour devenir un joueur « tout terrain », avez-vous des regrets de ne pas avoir eu la même évolution, ce qui vous aurez peut-être permis de prolonger votre carrière ? S. E. : La principale raison pour laquelle les carrières sont plus longues aujourd’hui, c’est la connaissance que nous avons du tennis de haut niveau. Les joueurs et leur entourage savent

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beaucoup mieux comment prendre soin de leur corps, optimiser leur alimentation, gérer leur calendrier en faisant plus de pauses qu’à mon époque. J’ai joué six finales de coupe Davis consécutives, ce qui signifie que pendant six saisons, j’ai joué de janvier à décembre sans jamais m’arrêter. Physiquement, j’aurais peutêtre pu pousser quelques années de plus. Mais mentalement, j’étais « cramé ». On parle souvent de la lourdeur du calendrier aujourd’hui mais regardez les saisons que l’on faisait à cette époque… En tout cas, si vous deviez jouer aujourd’hui, vous devriez probablement jouer plus du fond de court pour rester compétitif au plus haut niveau. S. E. : Oui, c’est certain… Ma concep-

tion du tennis était de finir le point le plus rapidement possible en me servant du terrain comme d’un jeu d’échecs. La balle ici, là et là, et hop, échec et mat ! Aujourd’hui, les échanges sont plus longs, il y a une dimension physique plus importante. L’évolution du matériel, du cordage notamment, a rendu la balle plus facile à contrôler, et les joueurs retournent mieux. Donc oui, il est évident que je devrais jouer de manière différente. Disons qu’au lieu de venir au filet 90% du temps, je le ferais de 30 à 70% seulement, en fonction de l’adversaire et de la surface. Je m’efforcerais de pratiquer un tennis plus imprévisible. Je trouve d’ailleurs que c’est l’évolution actuelle du jeu. Il y a encore 4-5 ans, tout le monde jouait du fond de court.


Quel est le plus grand exploit de l’histoire du jeu selon vous ? T. P. : Je dirai les six titres du Grand Chelem de mon ami ici présent (rires) ! Non, plus sérieusement, je pense que ce que Federer a accompli est hors norme. D’autant qu’il fait tout avec une telle facilité apparente… Nadal donne parfois l’impression d’être un taureau. Roger, lui, semble flotter. S. E. : Il y a eu d’immenses champions : Laver, Borg, McEnroe, Lendl… Mais ce qu’on fait Federer et Nadal, c’est au-delà de tout. Si l’on prend tous les critères, Federer est peut-être un peu au-dessus. Mais les onze Roland-Garros de Nadal, ça n’arrivera plus jamais, pas de mon vivant en tout cas ! Avec aussi Djokovic et Murray, cette génération est fantastique, on n’en connaîtra probablement plus d’autres comme celle-là. De votre côté, on est d’accord pour dire que Boris Becker est votre plus grand rival ? S. E. : Oui, clairement. C’est contre lui que j’ai joué la plupart de mes plus grands matches (3 finales consécutives de

Wimbledon entre 1988 et 1990, record égalé plus tard par Federer-Nadal, ndlr). Peu de gens le savent, mais la première fois que nous nous sommes joués, c’était d’ailleurs au 1er tour de Wimbledon juniors en 1983. Et j’avais gagné (6/2, 6/4, ndlr) ! Jouez-vous toujours aujourd’hui ? S. E. : Oui, parfois. Mais je ne fais plus service-volée (rires) ! Ou alors une fois de temps en temps. C’est dur physiquement. Certains pensent que c’est plus exigeant de jouer du fond. Je ne suis pas vraiment d’accord. Quand vous jouez service-volée, non seulement vous faites une plus longue distance en allant de la ligne de service au filet, mais aussi, vous devez la couvrir plus rapidement. Cela nécessite une grande explosivité. Quels conseils donneriez-vous aux amateurs qui veulent jouer service-volée ? S. E. : Je dirais de soigner particulièrement le placement de son service et son jeu de jambes. Il s’agit de rejoindre la ligne du carré de service le plus rapidement possible et là, freiner avant de jouer la volée, ce que beaucoup oublient. Ensuite, il y a une part d’anticipation et d’improvisation qui s’apprend avec la pratique. C’est dur de décrire ou d’expliquer, c’est plutôt quelque chose qui se ressent. Et pour cela, il faut s’habituer à jouer service-volée dès son plus jeune âge. Ça ne s’improvise pas à 30 ans. Maîtriser le service-volée demeure très bénéfique. C’est une arme qu’il faut avoir dans son jeu, pour surprendre l’adversaire. Tous les meilleurs le font. Regardez Rafa… On dit que c’est un joueur de fond de court. En réalité, il a l’une des meilleures volées du circuit. 

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Aujourd’hui, on recommence à voir un peu plus de variations. Le tennis est sur la bonne voie à nouveau. T. P. : Peut-être mais si l’on regarde l’évolution globale du tennis durant ces dernières années, le jeu n’a pas gagné en qualité. Par rapport à mon époque ou à celle qu’a connue Stefan, tout est certes mieux : les stades, l’organisation du circuit, les conditions... Mais le jeu a perdu en variation. J’ai l’impression que les joueurs disputent des échanges comme s’ils étaient à l’entraînement. On en voit très peu essayer de « surprendre » l’adversaire par des coups imprévus. La plupart tapent, courent et attendent la faute.

« Vous voulez en savoir plus sur la collaboration de Stefan Edberg avec Roger Federer ? Retrouvez des séquences inédites de l’interview en vidéos, dans la toute nouvelle application de Tennis Magazine. À télécharger sur l’Apple Store et Android »

QUE SONT-ILS DEVENUS ? Depuis plusieurs années, Stefan Edberg (52 ans) est revenu vivre en Suède, à Vaxjö, où il côtoie d’autres joueurs de sa génération comme Jan Gunnarsson ou Magnus Larsson. Il reste impliqué dans le tennis notamment par le biais de sa fondation qui vise à aider financièrement des jeunes joueurs suédois prometteurs. Il est également investi au sein de plusieurs « business », dans l’immobilier et la finance. Quant à Tony Pickard, après de très nombreuses années sur le circuit en tant que joueur puis capitaine de coupe Davis (notamment), il coule, à 84 ans, une retraite paisible chez lui en GrandeBretagne, en bordure de la Forêt de Sherwood (près de Sheffield) chère à Robin des Bois !

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