Collaborer activement, innover socialement

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collaborer activement, innover socialement

Tanguy ChĂŞne HEAR - Didactique Visuelle 2017



collaborer activement, innover socialement De l’expérience collaborative menée dans le champ du design graphique contemporain, et de son potentiel lien avec l’innovation sociale.

Tanguy Chêne HEAR - Didactique Visuelle 2017


Sommaire Introduction

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Le design graphique comme origine

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Une nouvelle manière de faire du design

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I. Point de vue du designer (conception, contexte...)

Les ateliers tactiles (Bruno Munari), Longhand Publishers (Indianen), Do Not Touch (Moniker), Proiezioni Dirette (Bruno Munari).

Un travail en contexte Shift ! This Should Be Made Public (Anja Lutz).

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Susciter l’engagement

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Rendre possible la collaboration

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Le designer-collaborateur

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Une position pédagogique

Gestual Script (Dominique Boutet, Patrick Doan, Claire Danet, Morgane Rebulard, Claudia S. Bianchini, Timothée Goguely, Adrien Contesse, Jean François Dauphin).


II. Point de vue de l’expérimentateur (appropriation, collaboration...) L’apport du collaborateur Le dialogue initiateur-expérimentateur ou expérimentateur-expérimentateur : une question d’interactivité et de coopération

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De la position de spectateur à celle d’acteur

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L’erreur, une réussite

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La Recherche comme un puzzle/Dans la tête d’une chercheuse (Tanguy MaxenceR Chêne). + Courte digression sur la contrainte.


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III. Expériences collaboratives et innovation sociale : enjeux à l’intersection du champ du design graphique

Résistance (Velvetyne, l’ENSAD et La Générale).

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Innovation ou design social ?

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Une action locale

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L’innovation sociale, une expérience continuelle Affichons ! Affichons ! (Ne Rougissez Pas !).

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La pensée critique, un pilier de l’innovation sociale La collaboration comme mécanisme de l’innovation, entre contraintes et liberté Un héritage du design graphique dans le champ social et politique Graphisme collaboratif avec SPLF45 (Audrey Pucinelli).

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Une répercussion au niveau social

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Conclusion

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Bibliographie

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Remerciements & colophon


Introduction


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Avant de nous lancer dans cette étude, il s’agit de contextualiser un peu mieux l’utilisation du terme « expérience », qui se veut de prime abord très général et qui est une notion centrale pour notre recherche. Si l’expérience est, comme le dit Louis Ucciani à partir d’une lecture d’Husserl, un « mode 1| UCCIANI, Louis, « Qu’est-ce qu’une expérience artistique ? », dans Philod’être au monde et que ce mode sophique [en ligne]. Mise en ligne le d’être peut se générer en connais1  septembre 2011. Consulté le 17 février 2017. URL : http://philosophique. sance 1 », alors cette notion fait figure revues.org/160 d’interface entre nous et la réalité. Elle prend une valeur empirique qui construit le vécu de chaque individu. Il convient aussi, puisque c’est le champ d’étude de cette recherche, de présenter ce qu’est le design graphique2. Pratique d’art appliqué (au même 2| WEILL, Alain, Le Design graphique. Découvertes Gallimard, Arts, Paris  : titre que l’architecture ou tout type Gallimard, 2010. Ed. or., 2003. de design – d’objet, de mode, d’esDARRICAU, Stéphane, Culture graphique : Une perspective. Paris : Pyrapace…) progressivement dérivée des myd Éditions, 2014. p. 63-72 professions d’affichiste et de peintre d’enseigne du XIXe siècle, le design graphique apparaît au XXe siècle. Il est alors associé à l’industrie et permet à chaque marque d’avoir une « ligne graphique », qui passe en premier lieu par la création du logo et par les emballages des produits. Le graphisme est l’outil de la promotion et de la publicité et sert essentiellement à vendre, il remplace également les affiches peintes en leur préférant des compositions typographiées. Cependant, il sera aussi employé pour créer des affiches « engagées » servant cette fois-ci une cause, une lutte et non un produit (nous y reviendrons dans notre étude). Alors qu’il restait un métier assez manuel, l’avènement de l’ordinateur, dans les années 1980 puis 1990, va bouleverser son champ de possibilité. Tout en conservant un lien avec ses productions initiales, le graphisme s’empare de l’outil er


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informatique qui va lui permettre de s’émanciper techniquement et d’aller vers des esthétiques nouvelles. Depuis, le graphisme est affiche, logo, signalétique, emballage, pochette d’album… Et pour simplifier la chose au maximum, bien qu’il soit évident qu’elle n’est pas aussi nette, toute image qui n’est pas uniquement une illustration est graphisme. Ainsi, le design graphique est, comme tout art, un terrain d’expérimentations, il se prête donc favorablement à la question de l’expérience. Il invite à essayer inlassablement : il s’agit là de l’acte même de création. Seulement, à en croire Gilles Deleuze, cet acte est solitaire3. Tout 3| DELEUZE, Gilles, « Qu’est-ce que de création ? », dans Le peuple du moins, il rassemble un petit en- l’acte qui manque [en ligne]. Pas de date de semble de professionnels, d’habitués. mise en ligne. Consulté le 23 février 2017. URL  : http://www.lepeuplequiPourtant il me semble qu’on crée à manque.org plusieurs, et même avec des ama- 4| C’est-à-dire depuis les avant-gardes teurs, depuis quelque temps déjà4. au moins, si l’on en croit Stimson & Gregory Sholette (STIMSON, Blake et Dans le champ du design graphique SHOLETTE, Gregory, Collectivism after The Art of Social Imaginaégalement, on fait des expériences et modernim. tion after 1945. Minneapolis : University on les fait à plusieurs. Cela m’amène of Minnesota Press, 2007.) invoqués dans un article de la revue Multià dresser une courte typologie non- tudes (SOYEZ-PETITHOMME, Caroline, Comment montrer le collectif  ?  », exhaustive d’expériences collabora- «  dans Multitudes [en ligne]. Pas de date de mise en ligne, 2/2011 (n° 45). Consultives de design graphique. té le 22 février 2017. p. 29-32)

Il y a ce que l’on nomme de manière très générale les « ateliers créatifs », ceux-là sont plutôt menés dans le cadre d’une politique d’éveil créatif. Ils sont adressés aux jeunes enfants afin de leur faire développer une expressivité plastique qui ne sera malheureusement plus exploitée durant la suite de leur cursus (sauf s’ils en expriment le désir ou se dirigent vers des types d’enseignements alternatifs). L’attente ne se situe pas du côté du résultat mais de la création en ellemême, de l’exploration. L’enfant agit souvent seul, mais sous le regard du professeur ou animateur de l’atelier. Introduction


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Il existe très peu d’ateliers créatifs à caractère graphique à destination des adultes, excepté dans le champ de l’« artthérapie », qui relève finalement autant de la discipline psychothérapeutique que créative. On en trouve aussi au sein de programmations culturelles précises (que nous évoquerons au cours de cette recherche). Par ailleurs, le terme d’atelier créatif renvoie souvent à la notion de loisir créatif, plutôt apparentée à des activités de bricolage menées seul. Alors que les deux exemples que nous venons de relever donnent la part belle aux beaux-arts, la modalité d’existence d’expériences collectives de design graphique la plus courante reste encore le « workshop5 ». C’est un schéma récurrent dans les lieux d’enseignement de 5| De manière beaucoup plus générale, c’est-à-dire hors des champs l’art, mais aussi dans des festivals ou artistiques, le workshop peut désigner une réunion de travail collaborative. lieux culturels spécialisés. Bien que Il s’agit alors avant tout d’un terme cette formule ait le mérite d’explomarketing servant à dynamiser une session de travail. Ce n’est pas ce rer des démarches très particulières, qui est traité dans notre recherche. Ici, nous traiterons sous l’appellation elle n’attire, le plus souvent, que des «  workshop  » les formations créaconnaisseurs. tives courtes (sur quelques jours), menées par un intervenant spécialiste de son domaine, et cherchant, par la construction de projets (souvent collaboratifs), à partager une vision singulière et personnelle de l’enseignement apporté.

Comment, alors, activer le potentiel social du design au-delà d’un cercle de convaincus  ? Je crois 6| « Manifeste », dans Social Design qu’au travers d’expériences de type [en ligne]. Pas de date de mise en ligne. « workshop » nous pouvons « repenConsulté le 10octobre 2016. URL  : http://www.plateforme-socialdesign. ser les usages, innover culturellenet/fr 6 ment, transformer socialement   » auprès d’un public plus large et diversifié. Nous nous dirigeons alors vers le champ de l’innovation sociale et du design social. Nous n’évoquerons pas, par contre, les expériences prenant place dans l’espace-temps différé du web. Par souci de concision de cette étude, je m’en tiendrais à des expériences ayant produit des interactions réelles (en opposition à la virtualité d’Internet) entre les collaborateurs, bien que je n’ignore pas


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qu’une définition des expériences collaboratives de design peut s’étendre au-delà de la frontière tangible. Nous évoquons donc des expériences collaboratives, et il est nécessaire d’en préciser la définition. Pour cela nous pouvons passer par une comparaison avec le terme « participatif ». La nuance entre participation et collaboration se joue dans l’investissement de chacune des parties. Lorsque l’expérience est initiée par une ou plusieurs personnes et appelle des personnes extérieures à prendre part au projet dans un temps donné, il s’agirait d’expérience participative. Lorsque, par contre, l’expérience est réalisée par un ensemble de personnes sans qu’une hiérarchie se fasse entre initiateur et participant, même lorsque cet initiateur a d’abord conçu un cadre pour l’expérience, j’utiliserai le terme de collaboration. Dans tous les cas, il est important de relever la notion de partage qui englobe ces deux termes car, la frontière entre les deux étant assez floue, il est possible que des expériences ayant été définies comme « participatives » soient ici décrites comme « collaboratives ». Aussi, si l’on en reprend l’étymologie, collaborer signifie « travailler avec 7 ». Or il s’agit justement de créer un travail commun, de produire quelque 7| « Collaboration », dans La Toupie [en Toupictionnaire : le dictionnaire chose à plusieurs. Bien qu’un côté ligne]. politique. Pas de date de mise en ligne. ludique soit revendiqué par le biais Consulté le 20 octobre 2017. URL : d’ateliers créatifs, de workshop, ou http://www.toupie.org d’autres types d’expérience, elles n’en restent pas moins un travail créatif. C’est-à-dire une réflexion menant à une prise de décision et à différentes actions sur la matière ou sur l’environnement. Ainsi, il s’agit bien de travailler avec l’autre, avec son voisin, avec les autres participants à l’expérience, et donc d’effectuer l’expérience collaborativement. Par conséquent, ces expériences collaboratives sont pour moi le vecteur d’une approche sociale du design graphique. Introduction


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C’est pour cela que je m’intéresse précisément à l’aspect collaboratif, il y a dans celui-ci une volonté de démocratie participative, de conversation sociale et de dialogue en lien avec l’innovation sociale, porteuse d’un désir de changements à opérer afin de se diriger vers une société plus à affirmer. Mais qu’est-ce que l’innovation sociale précisément  ? Les deux définitions suivantes forment une belle porte d’entrée sur le sujet : « Ces initiatives émergent de la recombinaison créative des biens existants (du capital social au 8| “these initiatives […] emerge from the creative recombination of existing patrimoine historique, de l’artisanat assets (from social capital to historical heritage, from traditional craftstraditionnel à la technologie avanmanship to accessible advanced techcée actuelle), qui visent à atteindre nology), which aim to achieve socially recognize goals in a new way” des objectifs sociaux reconnus d’une MANZINI, Ezio, Design, When Everybody Designs An Introduction to Design manière nouvelle 8 ». for Social Innovation, Cambridge «  Nous définissons les innovations (Massachusetts, USA)  : MIT Press, 2015. p. 11 sociales comme de nouvelles idées 9| “We define social innovations as the (produits, services et modèles) qui new ideas (products, services and models) that simultaneously meet social correspondent simultanément aux needs and create new social relationbesoins sociaux et créent de nouvelles ship or collaborations. In other words, they are innovations that are both relations ou collaborations sociales. good for society and enhance society’s capacity to act.” En d’autres termes, ce sont des innoMURRAY, Robi, CAULIER-GRICE, Julie, vations qui sont à la fois bonnes pour MULGAN, Geoff, The Open Book of Social Innovation. Londres  : Young la société et qui renforcent la capacité Fondation/NESTA, 2010. p. 3 d’agir de la société 9 ». On peut relever, dans la deuxième définition, l’apport de la notion de relation et de collaboration, qui sous-entend l’importance de faire avancer les choses ensemble, d’être dans une véritable démocratie. L’aspect démocratique est primordial puisque l’innovation sociale est vue comme « facteur de démocratisation de l’économie et de la société 10 ».


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On entrevoit une démocratie dans 10| KLEIN, Juan-Luis, LAVILLE JeanMOULAERT, Frank, « L’innovation laquelle la représentativité du peuple Louis, sociale  : repères introductifs », dans est garantie et les décisions sont L’innovation sociale. Toulouse : éditions Érès, 2014. p. 13 prises par l’ensemble des citoyens, sans que chacun reste dans son coin avec son avis, mais plutôt à l’issue d’un débat constructif qui permettrait de se faire grandir les uns les autres. Bien que l’on puisse se dire que cette vision est utopique, il peut être plus intéressant de se demander ce qui nous sépare concrètement de son application, et en conséquence de cette réflexion, de mettre en place les leviers pour atteindre une situation de bien-être social. Ces leviers sont justement les innovations sociales. Jean-Louis Laville utilise précisément ce terme lorsqu’il dit : « L’innovation sociale y est considé- 11| LAVILLE, Jean-Louis, « Innovation économie sociale et solidaire, rée comme un levier pour la défi- sociale, entreprenariat social. Une mise en nition d’un nouveau modèle socio- perspective historique. », dans L’innovation sociale. op. cit. p. 55 économique 11 » et il ajoute « qu’elles sont à la fois transformatrices parce qu’elles témoignent d’une aspiration à un autre modèle de société et réparatrices parce qu’elles visent une amélioration des conditions 12| Ibid, p. 57 de vie quotidienne 12 ». J’aimerais aussi rajouter ce que nous en dit la plateforme Social design, qui nous parle « d’innovation sociale et culturelle 13 » et nous précise qu’un design participe à cela « Manifeste », Social Design [en lorsqu’il nous permet de « repenser 13| ligne]. Op. cit. les usages, innover culturellement, 14| Ibid. transformer socialement 14 ». Bien que certains auteurs distinguent le design social et le design pour l’innovation sociale, en observant les définitions des deux, je pense que la nuance est bien trop fine pour être prise en compte dans cette recherche (nous y reviendrons néanmoins plus tard). Plus précisément, le design social est défini de sorte qu’il est « un vecteur de transformation 15| Ibid. sociale, écologique et culturelle 15 ». Introduction


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Cela rejoint nos définitions précédentes, et d’autres encore16, tout en ajoutant que les acteurs de ce type de démarches participent «  de la 17| « Manifeste », Social Design [en ligne]. Op. cit. réflexion et de l’organisation de la société face à l’urgence qui existe aujourd’hui de penser et de construire les conditions du vivre-ensemble 17 ». C’est aussi le cas des innovations sociales, qui ont pour but de trouver des solutions à certaines problématiques sociales que le design « non-social » ne parvient pas à intégrer. Ces problématiques sont généralement liées à la fois au bienêtre commun mais également au bien-être de l’individu. Effectivement, il ne s’agit pas de faire passer le tout avant la partie mais bien de concilier les deux. Le but n’est pas le bien commun absolu, mais l’équilibre entre bien commun et bien-être individuel. Ces problématiques englobent donc parfois des questions de vivre-ensemble, de précarité, de bien-être, de confort, et touchent, 18| Je ne parle pas ici d’oppression sans discrimination, les différents individuelle, mais plutôt d’oppression à l’échelle sociale, c’est-à-dire territoires et les différents groupes la mise en place d’un système opposant la majorité (fictive) à des minosociaux. J’aurais tendance à ajourités (fictives aussi), dans le seul but ter que le combat des oppressions18, de marginaliser certains groupes sociaux pour des raisons diverses. Ces bien qu’il soit d’abord politique, est oppressions portent alors les noms de racisme, sexisme, homophobie, transégalement à intégrer dans les prophobie, spécisme… pour n’en citer que blématiques prises en comptes par quelques-unes. l’innovation sociale. 19| Ezio Manzini, op. cit. Enfin, selon Ezio Manzini19 le système économique et social dans lequel nous vivons aujourd’hui est fait d’oppositions telles que privé/public ; local/global ; consommateur/producteur ; besoin/souhait. L’innovation sociale tend à rendre ces frontières plus floues. Elle est la volonté d’aller vers une société plus collaborative, horizontale, sans être plus mais mieux connectée. 16| « [L’innovation sociale] agit comme force de transformation sociale » KLEIN, Juan-Luis, LAVILLE Jean-Louis, MOULAERT, Frank, op. cit. p. 25


15 Ezio Manzini est un designer Dans tous les cas, il peut sembler italien né en 1945, il enseigne évident que le design urbain, l’arau Politecnico di Milano et chitecture ou encore le design de y dirige l’unité de recherche de Design et d’innovation mobilier puisse participer à l’accompour le développement plissement d’innovations sociales durable. Il publie également et d’une vision nouvelle de notre ses réflexions dans des société. Par exemple par la gestion ouvrages tels que Design, when everybody designs, de bidonvilles dans des pays en déThe material of invention ou veloppement, ou aussi par l’amélioDesign for environmental ration du confort, de la circulation sustainability. et de l’appropriation par les citoyens Laville, professeur des villes de pays développés. On ne Jean-Louis et chercheur parisien, porte peut pas dire que la chose est aussi son travail sur l’économie évidente pour le design graphique. sociale, solidaire, la sociologie économique, ou encore les De quelle manière ce champ des arts organisations coopératives. visuels pourrait-il s’impliquer et se revendiquer de ce type de dynamique ? J’émets l’hypothèse que c’est par le biais d’expériences collaboratives. Ainsi, l’expérience collaborative, menée dans le champ du design graphique contemporain, participe-t-elle à l’innovation sociale ?

Pour répondre à ces questions nous nous attacherons à étudier, d’une part, le point de vue du designer, initiateur et créateur de l’expérience, et donc les enjeux de la conception d’expériences collaboratives de design graphique. D’autre part nous porterons notre regard sur la réception de ces expériences par le public, comment celui-ci devientil collaborateur de l’expérience ? Jusqu’où son intervention est-elle comprise ? Quel lien entretient-il avec l’initiateur ? Enfin, nous recentrerons toutes nos observations sur la question de l’innovation sociale afin de comprendre la place du design graphique dans une telle perspective.

Introduction




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Le designer graphique est, dans les exemples qui nous intéresseront tout au long de cette recherche, un personnage central des dispositifs décrits comme expériences collaboratives de design graphique. Ainsi, il est nécessaire de s’attacher à comprendre le rôle qu’il a à jouer dans la création, la mise en place et l’accompagnement de telles expériences. Qu’est-ce que ces dispositifs invoquent de nouveau dans l’acte du designer ? Qu’implique la collaboration avec des non-designers ? Dans quel rôle se place le designer au travers de telles expériences ? Le design graphique comme origine J’aimerais d’abord préciser que le design graphique constitue pour moi un point central. Ainsi, les projets de design de service qui requièrent, à un moment donné, une expertise en design de communication (ou design graphique) afin de promouvoir leur(s) contenu(s) ne seront pas traités. Je ne souhaite pas décrire la discipline du graphisme comme sous-jacente, comme sous-traitante, ou comme outil pour le compte d’autres projets, car j’ai l’impression que son utilité, pour de telles modalités, a déjà été démontrée. Je pense par exemple à la Mutothèque sur la place de la Porte de Bagnolet à Paris qui, sur trois ans, a permis à une gra20| PASSOT, Clémence, LANCIEN, Alice, GROUEFF, Lucinda, «  Mutophiste et deux architectes-urbanistes thèque », Social Design [en ligne]. Pas de date de mise en ligne. Consulté le de « rencontrer les gens […], obser25 juin 2017. URL : http://www.platever et essayer de comprendre < leur forme-socialdesign.net/fr/decouvrir/ la-mutotheque place >20 ». Si le cœur du projet visait à questionner les citoyens et à leur faire prendre part au travail d’urbanisme qui était en jeu, le graphisme a eu pour but, sous formes d’affiches placardées sur le chantier, de recueillir les propos des habitants et de les restituer, afin d’inscrire leur voix dans la durée des travaux. En somme, le graphisme était ici vu comme outil de médiation du projet global. I


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Parfois, il se peut même qu’il ne soit qu’une prestation de type réalisation d’une identité graphique, comme ce fut le cas du Stück. La monnaie alternative de Strasbourg répond bel et bien aux enjeux de design social décrits plus haut, cependant, son graphisme n’est pas entré en jeu comme un processus de réflexion mené avec les citoyens pour aboutir à une création collaborative, qui, en elle-même aurait eu un impact social. Non, l’aspect graphique de cette monnaie, bien qu’elle ait évidemment été pensée de manière très juste et esthétique par ses créateurs, relève plutôt d’une prestation d’identité visuelle dans le sens qu’elle a intégré un cahier des charges afin de produire une réponse graphique. Dans les exemples que nous venons de voir, le design graphique n’est donc pas au cœur de l’aspect expérimental et collaboratif. Une approche qui me semble plus intéressante pour le design graphique est celle d’expériences dont il est le point de départ. Et plus précisément d’expériences faisant figure de moteur à l’innovation sociale, ou portant une idéologie sociale du bien-être.

Point de vue du designer

Clémence Passot, La Mutothèque (affiche), 2012. Impression numérique.

Apolline Noiré, Pauline Squelbut, Nicolas Couturier, Jérémy Joncheray et Nicolas Pasquereau, Billets du Stück, 2014. Techniques mixtes d’impression.


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Une nouvelle manière de faire du design Initialement, on fait appel au designer pour sa capacité à trouver une solution. Le professionnel du design est censé être formé à identifier ou à recevoir un problème puis à proposer une réponse à l’aide de ses outils de design. La solution est ensuite distribuée à un client ou à des utilisateurs. Cependant, dans le contexte qui nous intéresse – la conception d’expériences collaboratives de design graphique —, il ne s’agit pas de résoudre un problème en suivant un cahier des charges mais plutôt de repérer un manque de lien social dans un certain quartier d’une ville développée, ou bien de questionner une population sur certains enjeux politiques qui la touchent, ou encore d’accompagner un groupe donné dans des démarches et des revendications citoyennes. Il s’agit donc de prendre conscience de certaines problématiques sociales, apparaissant dans des contextes particuliers, et de déterminer si ces contextes sont favorables à la mise en place d’expériences et d’activités de création. De manière similaire, Ezio Manzini nous décrit ce type d’activité comme « une gamme d’initiatives dont le but n’est pas d’offrir des solutions immédiates aux problèmes, 21| “a range of initiatives whose purpose is not to offer immediate mais de susciter l’intérêt dans ces solutions to problems, but to spark indomaines et de montrer, souvent paterest in these areas and show, often paradoxically or provocatively, that radoxalement ou de manière provothere are different ways of seeing and resolving them.” cante, qu’il existe différentes façons MANZINI, Ezio, op. cit. p. 46 de les voir et de les résoudre 21 ». De plus, les expériences élaborées ne sont pas destinées à des utilisateurs mais bien à des acteurs qui vont y prendre part et se les approprier. En fait, au lieu de demander du designer qu’il apporte une solution, on devrait plutôt lui laisser repérer ou lui proposer des contextes par et dans lesquels des solutions à des problèmes pourraient être trouvées de manière plus démocraI


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tique, et son travail consisterait alors à concevoir des outils et des processus poursuivant cet objectif. Malgré tout, cette manière de penser n’est pas si éloignée des méthodes de design de commande, elle se place juste dans une perspective moins figée et plus humaine. Le design n’est plus vu pour ré- 22| HERBERT, A. Simon, The Science soudre des problèmes22, il permet de of Artificial – Third Edition, Cambridge (Massachusetts, USA) : MIT Press, 1996. « < collaborer activement et proacti“[the design] collaborates actively vement dans la construction sociale 23| and proactively in the social construcde sens > Et donc, aussi, de la qua- tion of meaning’ And therefore, also, of quality, values, and beauty.” lité, de la valeur, et de la beauté 23 ». MANZINI, Ezio, op. cit. p. 35 Cela ne signifie pas pour autant que le design est dépossédé de son sens pratique. Effectivement, avant que l’expérience de design collaborative ou participative prenne place, il faut que celle-ci soit elle-même designée. Le designer graphique, puisque c’est la profession qui nous intéresse, se transforme en designer d’expériences de design graphique. Cette couche supplémentaire de conception intervient car l’expérience a besoin d’un processus et d’outils (intégrés au processus) qui, eux-mêmes, requière d’être designés pour servir l’expérience pertinemment24. Or cela implique une ingéniosité 24| “[it] shows us how creating design liée au mode opératoire de com- support tools in itself requires effective mande du design, avec la prise en designing” Ibid. compte et/ou l’établissement de contraintes, mais également la compréhension des attentes du contexte dans lequel l’expérience va prendre place. Ces différents paramètres permettent à l’initiateur de dessiner les contours du processus de l’expérience. Il s’agit d’un cheminement potentiel permettant de diriger cette dernière. Le processus doit effectuer la balance de la possibilité de l’expérimentation tout en évitant que les collaborateurs ne s’égarent dans des considérations hors sujet. Point de vue du designer


collaborer activement, innover socialement Au cours de cette recherche, le surlignement des oeuvres signifie qu’elles sont étudiées plus précisement dans les pages qui suivent.

Bruno Munari a traversé le XXe siècle. À la fois peintre, sculpteur, dessinateur mais aussi designer, il se distingue de par son approche pluridisciplinaire grâce à laquelle il élabore, notamment, tout un vocabulaire créatif destiné à l’éveil de la créativité chez l’enfant. Pédagogue sans le dire, il crée pour le jeune public des livres-objets et des ateliers, tout en laissant sa trace dans d’autres domaines, de l’art contemporain au design d’objet. Indianen est un collectif de designers basé à Anvers (Belgique), composé de Tim Knapen, Steven Holsbeeks et Andreas Depauw. Leur pratique est articulée autour de projets de commandes, auto initiée, ou de collaborations avec des artistes. Leurs travaux mêlent technologie et artisanat, et proposent souvent un lien direct avec le public. Moniker est un studio de design interactif crée en 2012 à Amsterdam par Luna Maurer, Roel Wouters et Jonathan Puckey (qui quitte le studio en 2016). Ils sont par ailleurs rejoints par Thomas Boland, Tjerk Woudsma et Jolana

Le processus sert donc de cadre plus ou moins détaillé, plus ou moins flou, en fonction des besoins de l’expérience. Effectivement, il se peut qu’un processus tout à fait libre soit adéquat et ne se résume que dans un objectif à atteindre, et même que cet objectif soit défini de manière collaborative au début de l’expérience ou reste flou. C’est le cas des ateliers tactiles de Bruno Munari, où nous nous situons au degré zéro de conception de processus (il n’y a que des outils qui ont été conçus). À l’opposé, le processus peut être déjà très défini, comme pour Longhand Publishers. Attention par contre à ne pas trop enfermer le collaborateur, qui pourrait ne devenir lui-même qu’un outil au service de l’expérience, comme c’est parfois le cas des expériences de Moniker – Your line or mine ; Human Processing ; ou particulièrement Do Not Touch - qui, bien qu’elles soient intéressantes pour beaucoup d’autres raisons, ne répondent pas à nos critères d’une expérience collaborative de design graphique.

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23 Sýkorová. Ils se définissent comme des chercheurs sur l’impact social des technologies, par conséquent, leur travail implique très souvent la collaboration ou la participation du public au sein de l’expérience conçue, soit à travers des travaux de commande, soit dans un processus artistique plus libre.

Les ateliers tactiles

conçu dès 1977 par Bruno Munari Ces ateliers créatifs à destination du jeune public prennent place dans des écoles ou dans des musées. Les enfants sont mis face à des tactilothèques, c’est-à-dire des ensembles de surfaces présentant des intérêts différents pour le toucher. Ils sont d’abord amenés à découvrir ces ensembles, puis ils se mettent à choisir certains échantillons pour les classer ou les assembler et ainsi donner forme à des compositions, à des mobiles ou à des sculptures.

Bruno Munari, Les ateliers tactiles, 1977. Techniques mixtes.

Le processus créatif est donc laissé à la libre imagination de l’enfant, la seule chose lui étant proposée est un ensemble d’outils et d’échantillons favorables à l’éveil sensoriel et à la création.

Point de vue du designer

Bruno Munari, Les ateliers tactiles, 1977. Techniques mixtes.


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Bruno Munari se place en pédagogue, il laisse l’enfant faire et est présent comme un support lorsque ce dernier a besoin de lui. Il laisse les participants gérer leur manière de créer, seul ou à plusieurs, car il croit au potentiel créatif sans limite de l’enfant. Par ces différents aspects il s’inscrit directement dans les courants pédagogiques de l’École Nouvelle. Il ne cherche par ailleurs pas à produire à tout prix, même si les productions issues de l’atelier sont par la suite mises en valeur au sein d’expositions restitutives à l’attention, généralement, des parents. Bruno Munari, Exposition restitutive après les ateliers tactiles, 1977. Techniques mixtes.

Longhand Publishers

expérience menée par Indianen, du 20 au 22 novembre 2014 au Festival de Design Graphique de Breda.

Indianen, Longhand Publishers, 2017. Techniques mixtes (papiers découpés, capteurs et logiciels de reconnaissance, Arduino, stylo à encre...).

Il s’agit d’une installation collaborative pour créer de petits ouvrages à tirage unique grâce à un processus très construit. Le public est d’abord invité à la première station de travail sur laquelle chacun peut, seul ou à plusieurs, faire glisser des formes de papier noir pour créer une composition. Les formes sont reconnues par captation vidéo et grâce à un logiciel, la composition est donc numérisée sur un écran et les

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participants peuvent choisir des fonds et des contours à chaque forme selon un panel limité. Il s’agit de la deuxième partie du Indianen, Longhand Publishers, 2017. Techniques mixtes (papiers découpés, processus. et logiciels de reconnaissance, Dès que le participant a finalisé sa capteurs Arduino, stylo à encre...). composition celle-ci est envoyée vers une machine à dessiner commandée par Arduino qui « imprimera » l’image réalisée, celle-ci se retrouve ainsi dans une des mini-publications qui, une fois imprimées, sont reliées par les participants et distribuées au sein d’un espace de vente se voulant Indianen, Longhand Publishers, 2017. en continuité de l’installation. Techniques mixtes (papiers découpés, Ainsi, l’expérience veut aller de la capteurs et logiciels de reconnaissance, Arduino, stylo à encre...). conception jusqu’à la diffusion de l’objet créé, et les participants se transforment en une équipe de concepteurs-illustrateurs-relieurs-éditeurs. Le processus peut sembler assez contraignant de prime abord, de par sa structure et son cheminement préétabli. De plus, la contrainte se retrouve également dans les différentes formes, motifs, contours proposés. Le choix est donc limité, mais, comme l’explique Tim Knapen à indexgraphik : « Nous avons essayé d’inventer un outil qui implique un *KNAPEN, Tim, « Longhand Publishers », ensemble de règles de conception dans indexgrafik [en ligne]. Mise en ligne 13 mai 2014. Consulté le 20 janvier qui créent un monde bien défini de le 2017. URL : http://indexgrafik.fr/ possibilités infinies* ». Il est intéressant de constater que la contrainte est ici véritablement utilisée comme un outil vecteur de création. Le processus, bien que restreint, n’est finalement qu’un rail permettant aux collaborateurs d’aboutir à un objet aux finitions respectables en un temps record.

Point de vue du designer


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Do Not Touch

(clip de musique commandité par le groupe Light Light pour son titre Kilo) réalisé en 2013 par Moniker. Le studio de design interactif saisit l’occasion d’une commande pour réaliser une expérience collaborative. Comme beaucoup de leurs projets, il cherche à intégrer la trace laissée par un participant au sein de sa création.

Moniker, Do Not Touch (captures d’écran du clip Kilo, par Light Light), 2013. Clip vidéo interactif.

Ici, la vidéo du clip se lance, et différentes instructions apparaissent sur l’écran. C’est alors au spectateur-acteur, derrière son écran et avec son curseur, de suivre – ou non – les instructions afin de compléter les images du vidéoclip. Les positions des curseurs sont enregistrées simultanément et retransmis à chaque participant, c’est alors l’ensemble des curseurs qui donnent vie, de manière graphique, aux instructions défilant durant le temps de la musique.

Finalement, le processus est extrêmement cadré, et le participant ne sert qu’à matérialiser les règles mises en place par le designer. La seule variante est due à l’interprétation que chaque participant se fera de l’instruction donnée par Moniker et la seule liberté de celui-ci tiendra dans le fait qu’il est libre ou non de respecter la contrainte qui lui est imposée. Pourtant il s’agit bien d’une expérience collaborative de design graphique, puisque la collaboration a pour point de départ un objet graphique (et même audiovisuel : Moniker, Do Not Touch (captures d’écran du clip Kilo, par Light Light), 2013. Clip vidéo interactif.

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le vidéoclip de départ), fait intervenir un outil graphique (le curseur) pour donner lieu à une production graphique (le résultat du clip, avec les curseurs). Cependant, j’aurais tendance à laisser de côté ce genre d’exemple à cause du fait que c’est finalement le participant qui devient un outil pour permettre la réalisation de l’idée du designer. Et pour nous ancrer encore plus dans la problématique de cette recherche, il est intéressant de remarquer que les membres de Moniker se définissent eux-mêmes comme chercheurs sur l’impact social des technologies (voir note bibliographique). Seulement, j’ai parfois l’impression que leurs projets sont plus de l’ordre du ludique que du social. Je ne suis pas certain, dans l’expérience qui vient d’être décrite, qu’il existe un propos social. Cependant, les mécanismes mis en jeux n’en restent pas moins intéressants de par la réflexion sur la contrainte et sur les potentialités de l’outil numérique.

Le designer doit aussi livrer aux participants les bons outils pour prendre part à l’expérience, c’est-à-dire des outils capables de « déclencher, encourager et résumer la conversation sociale 25 ». C’est ce que nous 25| ”In fact, design tools are artifacts specifically designed to trigger, support explique Julia Chantel, du collectif and summarize social conversation.” Ne Rougissez pas ! « À chaque inter- Ezio Manzini, op. cit. p. 133 vention, on crée une boîte à outils 26| CHANTEL Julia, YOBÉ, Valérie, et alii, Pendant ce temps-là en France…. graphique qui permet aux habitants Gatineau (Québec, Canada) : la tribu qui travaillent avec nous de s’expri- graphik et la galerie UQO, 2016. p. 8-9 mer pour dépasser l’idée d’impuissance de < je ne sais pas dessiner, je ne sais pas écrire > 26 ». Les outils servent finalement à mettre le participant dans une position confortable, à le libérer de complexes qui pourraient entraver sa liberté d’expression, l’outil doit être designé spécifiquement pour favoriser la participation et la collaboration de chacun des individus. Il est évident que l’action de conception des Point de vue du designer


I le processus l’acte de design

le collaborateur

l’expérience

le designer/initiateur

avant l’expérience

la production

les outils

collaborer activement, innover socialement


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outils par le design dirige déjà la production future de l’expérience, cependant, je pars du principe qu’aucune action ou décision humaine ne peut être véritablement neutre et objective. Par conséquent, chercher à ce que le point de départ de l’expérience soit tout à fait partial serait un nonsens. Pourtant, il est important que le designer ne perde pas de vue l’objectif de l’expérience, et c’est donc cet objectif qui permettra de définir les outils (et la façon de les employer au sein du processus) qui seront nécessaires et pertinents pour que l’expérience aboutisse. Au final, ce qui importe n’est pas le design de l’expérience mais l’expérience en elle-même pour ce qu’elle va apporter en termes de développement social, cognitif, et culturel aux différents individus qui vont y prendre part. Le designer, en concevant l’expérience, ne battit qu’un cadre, une structure grossière ou précise, dans laquelle Graphiste et enseignante italienne (à l’ISIA Urbino et les collaborateurs seront amenés à à la Scuola Politecnica di créer. À ce propos, Silvia Sfligiotti, Design), Silvia Sfligiotti est en commentant le projet Proiemembre du studio Alizarina. zioni Dirette conçu en 1959 par Elle écrit également sur sa pratique, mène une activité Bruno Munari, nous indique : « Le de commissaire d’expositions, kit contenu dans la boîte est seulea codirigé la revue Progetto ment un point de départ invitant à Grafico et est fréquemment appelée à partager son poursuivre l’exploration en testant expérience dans des d’autres matériaux : il s’agit ici d’un conférences ou des journées très bon exemple de situation où le d’étude (comme les Design designer crée des conditions néces- Talks dont elle est curatrice). saires pour qu’il se passe quelque 27| SFLIGIOTTI, Silvia, « Introduction », dans Open Projects Des identités non chose, transformant le destinataire standards. France : Pyramyd éditions et en véritable acteur du processus 27 ». étapes :, 2010. p. 12

Point de vue du designer


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Proiezioni Dirette

conçu en 1959 par Bruno Munari

Bruno Munari, diaporama pour les Projections Directes, 1950, collection de Jacquelin Vodoz – Bruno Danese Foundation, Milan, photo par Roberto Marossi. Techniques mixtes.

Bruno Munari, exemple de Projections Directes, 1950, collection de Jacquelin Vodoz – Bruno Danese Foundation, Milan, photo par Roberto Marossi. Techniques mixtes.

Bruno Munari, diaporama (avec extrusion de matières plastiques) pour la création de tableaux rendus mouvants par la variation du focus, 1952, collection de Jacquelin Vodoz – Bruno Danese Foundation, Milan, photo par Arttribune. Techniques mixtes.

Les Projections directes de Bruno Munari sont tout d’abord une série d’œuvres d’art issues d’une recherche initiée et d’une technique mise au point par l’artiste. Dès 1950, ce dernier commence à réaliser des compositions graphiques de très petites tailles avec des matériaux plastiques transparents, opaques, ou semi-transparents, pour ensuite les projeter, tels des tableaux par lesquels transparaissent textures et matières inédites, obtenues par le procédé même d’agrandissement. En 1959, Bruno Munari conçoit, pour l’entreprise milanaise Danese, une « Boîte pour la projection directe ». Véritable kit pour créer soi-même des compositions selon le principe mis au point par l’artiste, cette boîte traduit la volonté de M.Munari de rapprocher l’art de la vie quotidienne. Elle est le vecteur d’une démocratisation de l’art, où celui qui était autrefois spectateur devient lui aussi créateur. Évidemment, cette position de création est nuancée par le fait qu’il imite le processus mis au point par l’initiateur de ce procédé, mais, finalement, la liberté donnée par le kit de créa-

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tion permet de dépasser l’œuvre de l’artiste, d’aller chercher de nouveaux matériaux, de tester à l’infini les potentialités de la technique de projection. Le spectateur est donc bien transformé en acteur du processus puisqu’il s’inscrit dans la potentialité de faire évoluer celui-ci.

+ ZAFFARANO, Luca Z, “Bruno Munari’s Projection. Pt. I” et “Bruno Munari’s « Projections ». Pt. II”, dans Arshake [en ligne]. Mise en ligne le 4 juin 2014. Consulté le 13 août 2017. URL : http:// www.arshake.com + MUNARI, Bruno, « Le proiezioni dirette di Bruno Munari [Direct projections by Bruno Munari] », dans Domus. Numéro 291, Milan, 1954.

Un travail en contexte Une autre différence avec le graphisme dit « traditionnel » vient du fait que la conception d’expériences de design graphique aboutit généralement à une création in situ. Il est intéressant de constater qu’une expérience ne peut pas être une production en série. Il en va de sa définition même qui la place comme empirique et spéculative. Elle est liée d’une manière différente à chaque individu, comme nous l’explique Charles Calamel : « L’expérience est un phénomène à la fois commun à tous les individus 28| CALAMEL, Charles, Création d’une de l’expérience artistique [en et singulier pour chacun 28 ». Elle typologie ligne]. Mise en ligne en 2010. Consulté est également intrinsèquement liée le 14 mars 2017. URL : https://hal.archives-ouvertes.fr à l’endroit où elle va prendre place, à un moment et à un contexte. Et même si celle-ci peut être renouvelée, elle sera à chaque fois différente. Prenons l’exemple de Shift ! This Should Be Made Public, expérience menée par Anja Lutz à quatre reprises dans quatre pays différents. Le thème en était la liberté d’expression. Il peut alors sembler évident que, selon que l’expérience a eu lieu au Luxembourg ou en Thaïlande, la parole n’était pas toujours aussi libérée, ou soulevait des questionnements différents. En soi, le processus de cet atelier était Point de vue du designer


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sensiblement le même à chaque fois : il s’agissait de rendre public un message, une problématique, importante pour le participant, sous forme graphique, par le biais de découpage et de collage d’images issues de magazines et aussi par l’écrit manuscrit et le dessin. Les résultats reflétaient les contextes politico-socio-économiques de chacun des pays, la production de l’expérience était ainsi différente en fonction du lieu, du temps, du contexte.

Shift ! This Should Be Made Public

expérience menée par Anja Lutz (en collaboration avec Marianne Grisse à Luxembourg, Mahmoud Hamdy en Égypte, Andrew Losowsky en Italie et Mali Chaturachinda et le studio Be Our Friend en Thaïlande) en 2007 et 2008.

Anja Lutz, Shift ! THIS SHOULD MADE BE PUBLIC (Luxembourg), 2007. Impressions offset.

Anja Lutz, Shift ! THIS SHOULD MADE BE PUBLIC (Cairo), 2007. Installation.

Cette expérience a été déclinée dans quatre pays, son processus est le suivant : chaque participant prend une carte sur laquelle il est écrit « This should be made public » au dessus d’un encart blanc. Sont alors mis à disposition différents outils pour écrire, dessiner, couper des images, les coller, etc. À partir de là, chacun met en forme sa réponse avant d’aller l’afficher sur un mur prévu pour afficher toutes les productions. (Lorsque l’expérience a lieu dans la rue, les participants ont seulement à disposition leurs propres outils et écrivent à même le mur où sont déjà disposées des cartes).

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Focalisons-nous sur la comparaison des quatre contextes de cette expérience. Que nous révèle-telle ? L’expérience a d’abord eu lieu au Luxembourg, en mars 2007. Elle prend place lors de l’événement Colophon 2007, dans un musée, avec un public déjà sensibilisé au monde de l’édition et de la publication, et est intégrée à la programmation du festival et du musée. Puis elle est reconduite au Goethe Institute de Cairo, en Égypte, en octobre 2007. Il s’agit à nouveau d’un contexte d’expositionworkshop mais, parallèlement, l’expérience prend également place dans la rue, disponible pour n’importe qui souhaitant s’exprimer, mais sans supervision. En mai 2008, pour le festival des cultures urbaines de Milan (Italie), le Signjam Festival, l’expérience prend entièrement place en extérieur, avec un public plus diversifié. Enfin, lors du Bangkok Design Festival (Thaïlande), Shift ! This should be made public investit un centre commercial, ainsi, bien qu’intégrée une nouvelle fois à une programmation culturelle, l’expérience se destine à attirer n’importe quel passant.

Point de vue du designer

Anja Lutz, Shift ! THIS SHOULD MADE BE PUBLIC (Luxembourg), 2007. Photographie prise durant le workshop.

Anja Lutz, Shift ! THIS SHOULD MADE BE PUBLIC (Luxembourg), 2007. Installation.

Anja Lutz, Shift ! THIS SHOULD MADE BE PUBLIC (Bangkok), 2008. Installation.


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Anja Lutz, Shift ! THIS SHOULD MADE BE PUBLIC (Bangkok), 2008. Impression offset et collage.

Ainsi, d’un premier cercle de participants cultivés issus d’un riche pays occidental, l’expérience a su s’exporter dans d’autres contextes. Bien qu’en restant proche des institutions culturelles (appui nécessaire pour sa mise en place), l’intérêt était de toucher des personnes de différentes classes sociales, d’encourager la liberté d’expression, d’amener le débat, même dans des contextes ne l’encourageant pas.

Par ailleurs, l’initiatrice de l’expérience a su collaborer avec des personnalités sur place pour faire évoluer les propositions. L’aspect coopératif n’est pas prioritaire ici, mais il existe, d’une part par le partage ayant eu lieu en amont (entre l’initiatrice et les personnes chargées de son accueil), et d’autre part la collaboration, facultative, qui pouvait résulter des participants. Ce deuxième type de collaboration lui-même prend différentes formes. Du rassemblement, évident, de plusieurs personnes réalisant une seule réponse, une seule carte, se dessine une collaboration plus globale, sur le mur sur lequel étaient affichées toutes les cartes dessinées par les participants. Elle donne lieu à un jeu de réactions et de réponses, entre une carte et une autre, volontairement et involontairement, implicitement ou explicitement. Le seul regret de cette expérience est le poster réalisé par Anja Lutz en guise de restitution de l’entièreté de l’expérience, qui

Anja Lutz, Shift ! THIS SHOULD MADE BE PUBLIC, 2008. Format numérique.

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ne conserve que le contenu des messages et non leur forme graphique. J’ai l’impression qu’avec cette réduction (sûrement due à des contraintes budgétaires), on perd l’essence même de l’expérience, celle d’une liberté d’expression dépassant la barrière de l’écrit et ouvrant de + LUTZ, Anja, THIS SHOULD BE MADE PUBLIC [en ligne]. Pas de date de mise nouvelles possibilités de par les en ligne. Consulté le 27 décembre 2016. juxtapositions de messages. Cette URL : http://www.shift.de/scripts/publications juxtaposition qu’on ne retrouve plus dans l’objet final reflète plus + « Shift ! This should be made public », dans Tools and convivial projects [en qu’un enchevêtrement de pensées ligne]. Pas de date de mise en ligne. individuelles mais donne à voir la Consulté le 15 août 2017. URL : http:// etat.augmenter-partager.ensad.fr/ conversation sociale elle-même.

C’est l’inverse pour la plupart des objets graphiques provenant de la commande. Prenons l’exemple de l’affiche, elle doit pouvoir s’intégrer dans de multiples contextes. L’affiche d’une multinationale est destinée bien souvent à un pays entier (avec toute la mixité sociale pouvant s’y trouver). Et même l’affiche plus locale (festival, communication de ville) qui, bien que ne ciblant qu’une partie de la population, doit répondre à des standards techniques d’affichage, aux mœurs de la société dans son ensemble, et doit faire son travail d’attirer l’œil pour interpeller efficacement, d’intriguer. « [Les graphistes] doivent intriguer aussi parce qu’ils ont affaire à des passants, à des yeux qui passent, à des esprits saturés d’informations, blasés, menacés par le dégoût du nouveau, qui est partout et le 29| LYOTARD, Jean-François, « Intrimême, à des pensées indisponibles, guer ou le paradoxe du graphiste », dans Vive les graphistes  !. Paris : déjà occupées, préoccupées, notam- Centre Georges Pompidou, Syndicat national des graphistes, 1990. p. 9 29 ment de communiquer, et vite   ». Il existe bien évidemment des affiches plus en lien avec des contextes particuliers : je pense notamment à l’affiche de revendication citoyenne, dont nous parlerons en troisième partie. Cependant, elles représentent une faible minorité face Point de vue du designer


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aux flots de publicités lissées qui envahissent l’espace urbain. Pour le logotype, la chose est encore plus évidente puisque celui-ci doit pouvoir définir la marque qu’il représente quel que soit l’espace visuel dans lequel il est intégré. On pourrait presque lui attribuer le titre d’objet visuel tout terrain. Mais pour l’expérience, les enjeux ne sont pas les mêmes. On se rend disponible pour l’expérience. On y plonge plus qu’un instant, on a prévu ou non d’y être mais, finalement, lorsqu’on décide de s’y engouffrer, l’acte est volontaire. Par ailleurs, l’objet graphique issu de la commande doit fournir une réponse, il a cet impératif. L’expérience, elle, ne fournit pas une réponse générale, et donc réplicable, à un problème donné ou à une question posée. Elle donne plutôt des éléments contextualisés de réponses qui, mis en interaction avec d’autres éléments issus d’autres expériences, peuvent donner lieu à un savoir. Ezio Manzini évoque la réplique d’une expérience de design pour de l’innovation sociale de telle manière que sa définition correspondrait aussi avec celle d’une expérience collaborative de design graphique : « La réplique [d’une première expérience] est aussi toujours une adaptation à de nouvelles circonstances, à un nouveau contexte. En d’autres termes, chaque réplique 30| “’the replica is also always an adaptation to new circumstances, to est aussi une solution nouvelle the next context. In other words, eve30 et appropriée à son contexte   ». ry replica is also a design of a new and locally appropriate solution.” En opposition à une production en MANZINI, Ezio, op. cit. p. 179 série qui se voudrait globale, et dont chaque réplique serait identique, ce type d’expérience de création graphique participative ou collaborative s’inscrit la plupart du temps à une échelle locale, elle est pensée pour un groupe de personnes restreint, dans un lieu donné, à un moment donné.

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Susciter l’engagement Comme nous venons de le remarquer, le groupe de personnes restreint que cible l’expérience, que ce soit pour du design graphique ou pour n’importe quel autre type d’expérience, doit être volontaire dans sa contribution à cette dernière. Ainsi, il est important que le designer prête une attention toute particulière à la manière dont il peut susciter l’engagement des futurs collaborateurs. « L’engagement peut être pensé comme le résultat d’une volonté d’agir et de prendre une part active à une initiative, d’adhérer à un mouvement ou encore de devenir 31| PENVEN, Alain, Sociologie de l’action créative. Collection logiques membre d’une organisation… 31 ». sociales, Paris : éditions l’Harmattan, 2016. p. 42

En sachant, en tant que designer, à quel point on va demander aux autres participants de mettre à profit leurs capacités (intellectuelles, manuelles, créatives…), on peut donc concevoir l’approche de notre expérience afin qu’elle facilite le type d’engagement souhaité. Mais avant même cela, l’engagement peut venir de manière très naturelle, par un biais de concernement. Effectivement, comme nous l’avons vu plus haut, une expérience ne prend pas place n’importe où selon le bon vouloir de son initiateur. Elle se dessine là où se posent des problématiques qu’une approche « non-sociale » du design ne parvient pas à résoudre. Il doit donc exister une certaine attente, un certain manque provenant d’un groupe social donné, là où l’expérience est proposée. À partir de là, ne semble-t-il pas logique que des personnes se sentent concernées par la proposition de l’initiateur et y prenne part d’une manière véritablement volontaire ? Une expérience qui vient répondre à un besoin ou à une demande (même implicite) du groupe de collaborateurs futurs n’a-t-elle pas toutes ses chances de remporter l’adhésion ? Point de vue du designer


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Prenons un exemple concret pour illustrer ce type d’engagement. Gestual Script se destine à donner une forme typographique à la langue des signes et, pour cela, va choisir de collaborer avec les premiers concernés par un tel objectif, les sourds et malentendants. Il est évident que, très vite, l’implication de ces derniers se veut forte et qu’il existe alors une véritable exigence quant à la qualité du projet, exigence qui, même avec tout autant de volonté, n’aurait pu être atteinte par les seuls initiateurs du projet, ou si les sourds et malentendants n’avaient pas été véritablement intégrés, comme des collaborateurs et non des usagers, au groupe de chercheurs initial.

Gestual Script

projet de recherches à formes variables porté par l’école supérieure des arts décoratifs d’Amiens, et mené par Dominique Boutet (codirection), Patrick Doan (codirection), Claire Danet, Morgane Rebulard, Claudia S. Bianchini, Timothée Goguely, Adrien Contesse, Jean François Dauphin et un ensemble de personnes sourdes et malentendantes (S&M), initié en 2007. Gestual Script a pour objectif de concevoir une version écrite de la Langue des Signes Française (LSF), parce que celle-ci se différencie du français écrit par sa structure et sa syntaxe, mais qu’elle est aussi porteuse d’une culture propre aux S&M. Le projet prend tout d’abord place dans un contexte de recherche et coordonne une équipe composée d’enseignants-chercheurs et d’étudiants, provenant des domaines du graphisme, de la typographie, mais aussi des sciences du langage et de la robotique. L’équipe transdisciplinaire commence donc par un travail d’apprentissage du sujet et formule des premières idées pour répondre à son objectif. Très vite, l’évidence de créer une relation avec des groupes de S&M prend forme, notamment lorsqu’il s’agit de concevoir

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de premiers outils pour transcrire la LSF de manière graphique. L’intérêt de ce projet se situe donc dans le fait que les collaborateurs de l’expérience font tous figure d’experts dans leur domaine, qu’ils soient du côté de la recherche ou qu’ils soient sourds et malentendants, ils ont chacun une approche précise et documentée (par la recherche ou par leur expérience de vie) qui apportera un regard critique au projet. Par ailleurs, les rôles de chacun deviennent poreux au fur et à mesure que le projet avance, les S&M participent à la conception graphique, et les chercheurs connaissent de mieux en mieux la LSF. Gestual Script se décline ainsi en plusieurs outils  : le premier est nommé photocalligraphie, il s’intéresse à la trace laissée par le mouvement du signeur (celui qui « parle » la LSF) et donne donc lieu à une première restitution, photographique, de ce langage. Vient alors Handline, qui, grâce à un ensemble de capteurs, permet au signeur d’inscrire son geste en temps réel, de manière graphique, dans le logiciel conçu à cet effet. Se produit alors une

Point de vue du designer

Dominique Boutet, Patrick Doan, Claire Danet, Morgane Rebulard, Claudia S. Bianchini, Timothée Goguely, Adrien Contesse et Jean François Dauphin, Photocalligraphie, 2009. Photographie.

Dominique Boutet, Patrick Doan, Claire Danet, Morgane Rebulard, Claudia S. Bianchini, Timothée Goguely, Adrien Contesse et Jean François Dauphin, Handline, 2009. Photographie du dispositif.

Dominique Boutet, Patrick Doan, Claire Danet, Morgane Rebulard, Claudia S. Bianchini, Timothée Goguely, Adrien Contesse et Jean François Dauphin, Handline, 2009. Interface graphique du dispositif.


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véritable interrogation du signeur sur son geste, qui en vient à, parfois, le modifier pour le rendre plus « esthétique ». Les deux outils aboutissent à un premier alphabet idéographique de la LSF et donneront lieu à des partenariats avec les maisons d’édition Les Trois Ourses et Actes Sud, ainsi que le Groupe La Poste, afin de mettre à l’épreuve du livre cette première version du système écrit de ce langage gestuel. Ces livres sont alors l’occasion de rencontres et de partages entre S&M et entendants pour découvrir la LSF.

Ilaria Renna, Typannot, 2009. Format numérique. + DOAN, Patrick, BOUTET, Dominique, REBULARD, M, et alii, « GestualScript », dans Culture et Recherche. Numéro 130, pas de lieu d’édition, 2015. p. 43-44 DOAN, Patrick, BOUTET, Dominique, REBULARD, M, et alii, Gestual Script [en ligne]. Pas de date de mise en ligne. Consulté le 12 octobre 2017. URL : http:// gestualscript.fr/

De Gestual Script découle également Typannot, qui se focalise sur la position des doigts et de la main, quand le premier s’intéressait plus au mouvement des mains dans l’espace. Il vise alors à rendre plus complet et plus précis une utilisation à l’écrit de la LSF.

+ DOAN, Patrick, BOUTET, Dominique, REBULARD, M, et alii, « GestualScript », dans Social Design [en ligne]. Pas de date de mise en ligne. Consulté le 12 octobre 2017. URL : http://www.plateforme-socialdesign.net/fr/decouvrir/gestualscript

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Par ailleurs, l’engagement peut évidemment être suscité par des biais beaucoup plus pragmatiques. En nécessitant une inscription du futur collaborateur, par exemple, ou même une participation financière. On crée alors un lien presque de l’ordre du contrat, bien que le collaborateur ne s’expose à aucune retombée si finalement il ne se présente pas le jour J. Il faut néanmoins garder à l’esprit que ce type d’approches demande un effort du futur collaborateur, supérieur à celui demandé lors d’une expérience ouverte (cette dernière ne nécessite pas de confirmer sa participation, d’être présent à un moment donné défini à l’avance, etc.) et permet à l’initiateur de connaître à l’avance un certain nombre de paramètres (nombre de participants, autres informations demandées à l’inscription…) et de planifier plus facilement l’expérience dans un temps donné. La promesse d’une production issue de l’expérience peut également devenir un vecteur d’engagement. Le futur collaborateur considère ainsi que le travail mené durant l’expérience n’est pas vain, qu’il va aboutir à un objet concret dont il pourra se revendiquer être l’un des créateurs. Cet aspect peut être rassurant pour 32| Ce que nous appelons publics caple collaborateur, qui a un objectif tifs correspond typiquement à des de type scolaire, mis dans une auquel se raccrocher. Il peut aussi publics obligation d’apprentissage par la société. Il peut s’agir d’enfants dans générer de la fierté en bout d’expé- des centres deaussi loisir ou même d’adultes rience, si l’objectif est atteint. Il devant suivre une formation. les termes de Janine Courtillon, nécessite par contre d’avoir un cadre « Selon un public dit < captif > est un public peu conscient motifs d’apprentisd’expérience moins ouvert que s’il sage, avecdedessesapprenants <  prisonniers d’une institution dans laquelle n’y a pas d’objectif précis fixé. Cependant, il existe un paradoxe dans la question des publics captifs32. Comment susciter l’engagement d’un groupe de personnes qui n’a pas choisi de participer à Point de vue du designer

ils sont placés obligatoirement pour apprendre >  » ANDRARE, Lénia, Appréhender l’interculturel dans un établissement secondaire au Portugal [en ligne]. Saint Étienne : UJM de Saint Etienne - Master 1 Pro FLE, 2007. Consulté le 6 novembre 2017. URL : http://www.memoireonline. com/06/09/2151/Apprehender-linterculturel-dans-...


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l’expérience ? Le biais de concernement et la promesse d’une production peuvent agir comme des moteurs favorables à l’implication de ce public que l’initiateur désire transformer en collaborateurs. Ils ne suffisent cependant pas toujours à détourner le comportement passif initial. Il se peut donc aussi que le designer doive d’abord effectuer un travail de sensibilisation aux problématiques de l’expérience avant que l’engagement ne subvienne. Par ailleurs, et c’est le cas de chaque configuration, l’engagement des collaborateurs viendra également de l’émulation de groupe qui émane de l’expérience, 33| “…it is exactly these lively relationship that the participants value.” car le sentiment même de collaborer MANZINI, Ezio, op. cit. p. 25 peut-être vecteur de satisfaction33. Ainsi, il est important que soit conçu un environnement propice à la collaboration. Rendre possible la collaboration Un des piliers centraux pour assurer le bon fonctionnement d’une expérience collaborative réside dans le degré de collaboration qui intervient tout au long du processus. Chaque groupe de participants est différent et la collaboration peut être plus ou moins aisée, de manière globale durant l’expérience, et à certains stades de celle-ci. Il est donc important d’offrir des conditions propices. Ezio Manzini nous dit qu’un « certain degré 34| ”In other words, a certain degree of formalization is necessary for some de formalisation est nécessaire afin degree of relationship to take place que des relations s’établissent entre among people who have not met each other previously.” des personnes qui ne se sont jamais Ibid, p. 116 rencontrées avant 34 ». Cela signifie, et l’on en revient aux questions de cadre et de contraintes, que le designer doit avoir fixé un cadre précis en ayant, par exemple, bien défini ses objectifs et ses attentes et qu’il doit mettre en place une ambiance de travail propice à ce I


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que chacun puisse exprimer sa créativité sans que le risque d’échouer et que l’échec ne soient perçus comme des fautes. C’est de cette manière qu’une confiance réciproque entre les participants pourra se créer, 35| ”…reciprocal trust is the fundamental ingredient of any kind of collaborades liens pourront se nouer rapide- tion.” ment et la collaboration se fera plus MANZINI, Ezio, op. cit. p. 174 naturellement35. Par ailleurs, le designer est mis dans une position inhabituelle. Face au cahier des charges de la commande de design graphique, ce dernier est en habitué à contrôler son processus et le résultat de celui-ci (même lorsqu’ils sont basés sur le hasard et l’expérimentation), il se dirige vers une certaine esthétique choisie. Dans le travail de collaboration, il doit faire fi de sa position de directeur artistique, pour être ouvert aux dissonances de différents participants qui sont amateurs ou même ignorants du design. La collaboration peut aussi passer par un rapport conflictuel et non consensuel. Je dirais même que ce n’est pas quelque chose à éviter, il s’agit donc de créer un niveau optimal de conflit, et par conséquent que la possibilité du conflit ne soit pas tabou mais assumée. Seulement, le conflit ne doit pas se transformer en joute verbale contre-productive pour aboutir à une rupture mais plutôt en un débat duquel chacun pourra comprendre la position de l’autre pour ensuite s’adapter et créer un compromis (ou à l’adoption d’une solution si le débat conduit à des changements d’avis). Cela implique aussi d’accepter, à un moment donné, une prise de décision, généralement de la part de l’initiateur, qui vient fermer la discussion. Elle devient un principe assumé de domination, mais uniquement lorsque c’est nécessaire et avec la possibilité d’une remise en question relative à cette position, à chaque moment de l’expérience. Il faut bien comprendre que, même si le designer peut avoir une Point de vue du designer


collaborer activement, innover socialement

position de médiateur, c’est-à-dire qu’il n’est pas au centre de l’acte de création, cela ne veut pas pour au37| ”…to make things happen, to listen tant dire que son action est neutre, to the new feedback and reorient the au contraire, elle vise à « orienter la action.” Ibid, p. 68 conversation au sein du groupe 36 » et à « réorienter les actions 37 ». Par ailleurs, il se peut aussi que le designer choisisse de laisser la décision finale à un collaborateur, le déchargement de cette responsabilité devra alors être clair et justifié. 36| ” introducing ideas and visions to feed and orient the conversation with the coalition” MANZINI, Ezio, op. cit. p. 52

De cette idée de conflit découle alors la notion de liberté. En fait, collaborer est souvent une question de compromis. Il 38| ”To collaborate, it is necessary s’agit de faire avec autrui. Ainsi, c’est à to come to an agreement with other travers ce genre de processus que peut people, and it is perceived as a limit to everyday personal freedom (in this être remise en question notre apprécase meaning the idea people have of their freedom to choose how and when hension de la liberté38. On a souvent to do things).” l’impression que la liberté est une disMANZINI, Ezio, op. cit. p. 59 Qu’on pourrait traduire par «  Pour position absolue et infinie qui se doit collaborer, il est nécessaire de trouver des compromis avec d’autres perd’être entravée (nous ne sommes pas sonnes mais cela est perçu comme libres de tout) pour le bien commun. une limite à la liberté personnelle quotidienne (en l’occurrence, l’idée Or, si l’on se met à cesser de penser que les gens ont la liberté de choisir comment et quand faire ce qu’ils la liberté comme un caractère indiviveulent) ». duel, et donc nécessairement conflictuel lorsque les individus se retrouvent en groupe, on peut entrevoir une définition de la liberté plus fluide, qui finalement conduirait le comportement individuel à réagir en fonction d’un contexte et à ne pas penser sa liberté contrainte par telle ou telle situation mais plutôt adaptable et conciliable à un intérêt commun, ou en tout cas à ne pas penser la contrainte comme quelque chose de négatif et de fixe. Ainsi, la contrainte, lorsqu’elle est comprise comme positive et mouvante, est un moteur à la mise en place de systèmes plus souples, plus agiles et plus réactifs. De tels systèmes inI


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cluent alors une acception de la liberTout en étant professeur à l’Université de Bretagne té non plus comme individuelle mais Occidentale (UBO), Alain comme articulée entre les individus. Penven est Directeur du Grâce à de telles remises en consi- LABERS (Laboratoire d’études dération, la collaboration peut (et et de recherches en sociologie) et coresponsable du Master doit) être orientée dans le sens de Actions Sociales et de Santé. À la créativité. Alain Penven, qui s’at- la suite d’une longue pratique tache à définir les mécanismes en de l’intervention sociale, il décide de se tourner vers la jeu dans l’action créative, résume théorie afin de développer des cela de manière très juste : « le déverecherches sur la ville et le loppement d’un esprit créatif pardéveloppement social urbain. tagé suppose que les membres du Il étudie plus particulièrement d’intégration groupe fassent preuve d’une capa- les phénomènes et de ségrégation des cité d’intercompréhension, d’écoute populations pauvres et et de tolérance. La formation d’un marginales. Il écrit beaucoup à climat de confiance, de réciprocité, propos d’innovations sociales et du principe de collaboration permet la mobilisation des énergies en milieu urbain. créatives et leur mise en synergie. Dans cette perspective, la créativité d’un groupe n’est pas dépendante de la contribution d’un seul membre éclairé, mais réside dans la dynamique collective qui se forme par 39 l’échange et l’action partagée   ». 39| PENVEN, Alain, op. cit. p. 55 Ainsi, la construction d’un environnement propice à la collaboration dépend du sentiment de sécurité de chacun des collaborateurs, de l’équitable valorisation des contributions, et donc d’un climat de confiance apparaissant au sein du groupe. De la même manière que « l’enseignant doit établir dans la classe, quand il commence un cours, un climat positif 40 », le designer doit permettre de dégager un espace d’expression suffisamment sécuritaire pour chaque colla- 40| BERTRAND, Yves, VALOIS, Paul, « Carl Rogers », dans Quinze pédagoborateur, ce qui nécessite aussi pour gues Leur influence aujourd’hui. Paris : lui de « faire confiance au groupe et Bordas, 2000. p. 248 41| Ibid. aux personnes 41 ». Point de vue du designer


collaborer activement, innover socialement Carl Rogers est un psychologue américain du XXe siècle, il aura axé ses recherches sur la relation entre le thérapeute et le client, notamment par le biais de notions telles que l’empathie, la congruence et la considération positive inconditionnelle (c’est-à-dire l’acceptation totale du client tel qu’il apparaît à lui-même à l’instant présent). Ses travaux s’étendent à la pédagogie, dans une approche centrée sur la personne et favorisant la créativité.

Nous reviendrons en détail là-dessus en deuxième partie. Il est aussi important de relever que si la créativité ne dépend pas d’un seul collaborateur, elle ne doit pas seulement dépendre de l’initiateur. Le designer-collaborateur

Au sein de et pendant l’expérience, le designer est lui aussi un des collaborateurs. Cependant, étant à l’origine de l’expérience, il endosse une singularité qui le place aussi dans le rôle 42 de médiateur, de «  déclencheur   » 42| ” …the role of trigger (introducing ideas and visions to feed and orient 43 ou encore de «  facilitateur   ». the conversation with the coalition) and of facilitator (helping the other Il s’inscrit alors dans le dialogue mis participants in the coalition to make en place durant l’expérience tout en best use of their design skills, and augment them.” assistant les autres collaborateurs. MANZINI, Ezio, op. cit. p. 52 Il passe souvent d’une position d’ini43| Ibid. tiateur d’action (au début de l’expérience), à celle de l’écoute et de la validation. Ces deux dernières positions peuvent parfois s’avérer frustrantes car, bien évidemment, le designer ne doit pas chercher en aidant le participant à contrôler sa production mais plutôt à aiguiller celle-ci pour que le participant atteigne son but (conceptuel mais aussi formel). En fait, ses actions visent à « introduire des idées et des points de vue afin de nourrir et d’orienter la conversation au sein du groupe 44 » et à « aider les autres participants du groupe à tirer le meilleur 44| Ibid. de leurs capacités de design, et à les augmenter 45 ». Il doit finalement être 45| Ibid. 46 «  critique, créatif et dialogique   » 46 | ” …critical, creative and dialogic” Ibid, p. 67 pour « faire bouger les choses, être I


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à l’écoute de nouvelles réactions et 47| ”…to make things happen, to listen to the new feedback and reorient the réorienter les actions 47 ». action.” Tous ces qualificatifs le rattachent MANZINI, Ezio, op. cit. p. 68 alors à une position d’enseignant ou de pédagogue, avec quelques nuances néanmoins… Une position pédagogique Bien qu’insistant sur la volonté de créer une horizontalité des rapports au sein de l’expérience collaborative, force est de constater que le designer, initiateur et concepteur de l’expérience, se retrouve dans une position pédagogique. Évidemment, dans sa démarche de proposer l’expérience, il doit présenter celle-ci, apporter le processus et les outils qu’il a designé et que nous avons évoqués ci-avant. Il se place ainsi dans une dynamique d’apport aux autres collaborateurs, et nous pouvons constater que cette dynamique se rapproche d’une position pédagogique. « Par définition, le pédagogue ne peut être ni un pur et simple praticien, ni un pur et simple 48| HOUSSAYE, Jean, « Avant propos », Quinze pédagogues Leur influence théoricien. Il est les deux, il est cet dans aujourd’hui, op. cit. p. 11 48 entre-deux   ». C’est spécifiquement ce qui est demandé au designer dans notre logique d’expérience collaborative. Effectivement, il est à la fois praticien dans le sens qu’il participe lui aussi à l’expérience mais théoricien car c’est lui qui en a conçu le processus et les outils. Cette comparaison peut aussi se jouer à un autre niveau car le designer est, par sa profession même, un praticien, mais devient par le rôle qu’il se donne à travers l’expérience un théoricien, puisqu’il réfléchit aux ressorts et aux impacts de sa pratique. Mais la comparaison pédagogique ne s’arrête pas qu’à cette constatation. Bien que la pédagogie ait souvent à voir avec un schéma d’adulte enseignant à des enfants, nous pouvons Point de vue du designer


collaborer activement, innover socialement Né le 12 janvier 1746 à Zürich et mort à Brugg le 17 février 1827, Johann Heinrich Pestalozzi est considéré comme un pionnier de la pédagogie moderne. S’inspirant directement des écrits de Jean Jacques Rousseau, il développe des écoles humanistes qui serviront de modèles aux pédagogues qui le suivront. Il est pour un apprentissage des choses concrètes, en rapport avec l’environnement de l’enfant, pour graduellement aller vers des concepts plus abstraits et plus distants. 49| SOËTARD, Michel, « Johann Heinrich Pestalozzi », dans Quinze pédagogues Leur influence aujourd’hui. Op. cit. p. 46-47 50| Ibid.

Libre-penseur, franc-maçon et pédagogue libertaire espagnol, Francisco Ferrer Guardia fonde l’École Moderne en 1901, qui se veut une alternative au monopole éducatif de l’Église catholique d’Espagne. Il y prône, entre autres, la mixité (de genre et sociale), la laïcité, l’entraide, l’autonomie. Seulement, ses pratiques ne sont pas bien vues par le clergé, qui trouvera différents prétextes, et notamment ses opinions libertaires et sa participation à différents mouvements de revendication, pour finalement l’exécuter de manière sommaire.

constater des similitudes qui valident certaines théories de pédagogues dans le cadre de nos expériences collaboratives de design graphique. Ainsi, nous constatons que Johann Heinrich Pestalozzi considère que «  l’enfant doit toujours être placé en position d’action, d’initiative, de création 49 » et que « la solidarité entre les enfants s’exerce dans le partage du savoir 50 ». Nous retrouvons alors les deux axes principaux d’une expérience collaborative de design graphique, d’une part la dynamique créative liée aux arts visuels, et d’autre part l’aspect solidaire, qui revient aux attentes de collaboration. Ce seront, pour bien des pédagogues, deux enjeux majeurs de l’acquisition des compétences fondamentales de l’enfant (et qui peuvent donc être des mécanismes à rappeler à l’adulte). La question du travail collaboratif, en opposition au travail individuel généralement pratiqué à l’école, est aussi très présente dans la mouvance de l’École Moderne, et notamment chez son fondateur Francisco Ferrer. « On pourrait ajouter bien d’autres principes pédagogiques adoptés dans l’École Moderne, notamment l’encouragement à la coopération entre I


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les élèves 51 ». Mais également chez Roger Cousinet dont la pensée se rapproche beaucoup de la notion de travail en groupes que je cherche à éclaircir dans cette étude : « il s’agit donc, dans le travail en groupes, de conjuguer l’aspect production et l’aspect relation 52 ». Il en ressort encore un aspect de création, par la dynamique productive de l’ensemble des individus, en plus d’un intérêt porté aux relations mêmes qui se créent dans une telle dynamique. Enfin, et de manière toujours très actuelle, les procédés d’apprentissage qui me semblent les plus à même de correspondre aux expériences collaboratives de design graphique que je tente de décrire dans cette recherche se retrouvent de manière extrêmement précise dans la culture maker53. Tout cela nous rapproche donc d’une conception pédagogique de l’expérience collaborative de design graphique, et invite ainsi l’initiateur à être familier des principes d’une pédagogie qui se veut tout aussi alternative que l’est la notion d’innovation sociale.

Point de vue du designer

51| NOVOA, Antonio, VILANOU, Conrado, « Fransisco Ferrer », dans Quinze pédagogues Leur influence aujourd’hui. Op. cit. p. 99 52| HOUSSAYE, Jean, «  Roger Cousinet », dans Quinze pédagogues Leur influence aujourd’hui. Op. cit. p. 210

Pédagogue français, pionnier de l’éducation nouvelle en France, Roger Cousinet naît le 30 novembre 1881 à Arcueil et meurt le 5 avril 1973 à Paris. Développant sa méthode de travail libre par groupe et effectuant des recherches sur la vie sociale des enfants, il aboutit à une pédagogie de projet qui se veut active et concrète et qui considère la production comme achèvement du travail d’apprentissage. 53| «  La culture maker encourage l’apprentissage informel, social et coopératif en se focalisant sur la création d’objets […] Elle mettra l’accent sur l’expérimentation, sur l’innovation, sur le passage à la pratique et sur l’autonomie. Elle se caractérisera par un apprentissage ludique où la prise de risques et le fait de commettre des erreurs seront encouragés… » SHARPLES, Mike, Innovating Pedagogy report. Pas de lieu d’édition : Open University, 2013. p. 31


collaborer activement, innover socialement

Ainsi, dans cette première partie, nous nous sommes attachés à définir d’abord l’acte même de design de l’expérience, en dévoilant ses similitudes et ses différences avec la modalité de la commande en design graphique. Cela nous a amené à mettre en lumière certains des aspects nouveaux auxquels le designer devra se confronter pour rendre son expérience pertinente. De cette manière, nous en sommes venus à saisir en quoi l’expérience collaborative transformait le rôle du designer graphique pour le rapprocher d’une position de pédagogue.

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Point de vue du designer




collaborer activement, innover socialement

Il est à présent nécessaire de rentrer pleinement dans l’expérience en elle-même, et cela implique de s’intéresser aux collaborateurs prenant part à cette dernière. Quels sont leurs spécificités face au designer-initiateur ? Quelles relations s’enclenchent entre eux au sein de l’expérience collaborative ? En quoi cela modifie le rapport habituel que des personnes peuvent avoir face à une offre culturelle et face à l’acte créatif en lui-même ? L’apport du collaborateur Il y a, dans le livre d’Ezio Manzini54, une différenciation entre deux types de design. Tout d’abord, le diffuse design est le design de chacun, le design du peuple. Notre auteur part du principe que chaque être humain est naturellement doté de compétences de design et qu’ainsi, même sans être designer, sans être formé aux manières de penser du design, n’importe qui peut designer. Il oppose cette notion à celle d’expert design… ou plutôt l’oppose-t-il vraiment ? Effectivement, il est intéressant de relever l’absence de hié55| ”…diffuse design is put into play by ‘nonexperts’ with their natural desirarchie entre le diffuse design, et ce segning capacity, while design experts cond type de design, qui est celui des are people trained to operate professionally as designers and who put designers, des professionnels, de gens themselves forward as design professionals.” formés à une expertise du design (de Ibid. l’urbanisme à la communication)55. 54| MANZINI, Ezio, op. cit. p. 37

Dans le contexte d’expériences collaboratives associant professionnels et amateurs, il serait inconcevable, en constatant que chacun peut être designer à sa manière, d’établir une hiérarchie entre un design de formation et un design instinctif. Tout designer a été novice à un moment, et, parfois, une approche non-professionnelle peut se révéler très utile. Le tout est de réussir à créer une émulation commune II


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de ces deux types d’approche. C’est cette synergie qui, à mon sens, participe au bon déroulement d’un atelier créatif. Le designer vient apporter, il vient proposer, tandis que le collaborateur réagit à cette proposition en expérimentant. Par ailleurs, ce dernier peut lui aussi devenir force de proposition en s’appropriant les outils et les problématiques apportés par l’initiateur. Il est important alors que l’« expert », pour reprendre le terme d’Ezio Manzini, soit ouvert au langage (formel) du participant qu’il a en face de lui. Et cela ne peut se faire, je pense, que par une horizontalité de statut. L’initiateur d’une expérience doit se placer au même niveau que celui à qui il propose l’expérience. Chacun a des savoirs différents, chacun a quelque chose à apporter à l’autre. Ainsi, il est intéressant de noter que l’expérience n’enrichit pas seulement le collaborateur mais aussi l’initiateur. Grâce à la vision non-initiée (ou simplement différente, par exemple dans le cadre d’un workshop entre professionnels et étudiants) du premier, le second peut être amené à repenser certains aspects de sa pratique. Une remise en question de certaines de ses habitudes, devenues des réflexes, peut s’opérer. Par conséquent, bien que le processus de l’expérience soit designé par l’initiateur, en amont de l’expérience, cela n’empêche pas pour autant que le déroulement de cette dernière et sa production soient co-designé, par tous les collaborateurs.

Point de vue de l’expérimentateur


collaborer activement, innover socialement

Le dialogue initiateur/expérimentateur ou expérimentateur/expérimentateur  : une question d’interactivité et de coopération Vincent Mabillot est un enseignant-chercheur français en sciences de l’information et de la communication à l’ICOM (institut de la communication) à l’Université Lumière Lyon2. Il enseigne la communication numérique, la création multimédia, les pratiques logicielles, la formation médiatée par ordinateur ainsi que la sémiologie des interfaces. Il est également intéressé par la notion du « libre » dans les espaces numériques, ses recherches ont pour objet l’interactivité et les distances proxémiques.

La communication à la base de l’interactivité ne peut exister qu’en tant que partage, et c’est la relation même créée par ce partage qui devient le support de l’interaction. Le support et ses acteurs sont alors indissociables et coopèrent dans la création d’un discours. C’est en tout cas la définition que nous propose Vincent Mabillot dans sa thèse Les mises en scène de l’interactivité : représentations des utilisateurs dans les dispositifs de médiations interactives : « l’interactivité dans la communication est le partage, par au moins deux êtres, d’informations qui transforment le contenu médiaté de leur relation. Le média devient ainsi le lieu de réalisation d’un contenu collectif symbolique. La base de l’interactivité est un partage de potentialité d’actions transformantes sur les informations, mais elle n’implique pas que les êtres aient une utilisation et un traitement sémantique équivalent de l’information partagée 56 ».

56| MABILLOT, Vincent, Les mises en scène de l’interactivité : représentations des utilisateurs dans les dispositifs de médiations interactives [en ligne]. Pas de date de mise en ligne. Dernière mise à jour le 23 février 2003. Consulté le 28 novembre 2016. URL : http://vmabillot.free.fr/interactivite/these

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individu

Point de vue de l’expérimentateur

information

potentialité transformante (par la réaction)

interaction entre deux individus

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collaborer activement, innover socialement Geneviève Vidal est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université Paris13. Ses recherches portent sur les usages des technologies numériques, notamment dans le secteur des musées, et plus largement sur la dialectique entre informatique et société. 57| VIDAL, Geneviève, Contribution à l’étude de l’interactivité Les usages du multimédia de musée. Collection l@byrinthe, Pessac : Les Presses universitaires de Bordeaux, 2006.

Artiste et designer français, né en 1969, Patrice Mugnier s’intéresse aux nouveaux médias et est notamment à l’origine du livre Design Interactif, avec Kuei Yu Ho, aux éditions Eyrolles. 58| MUGNIER, Patrice, YU HO, Kuei, Design interactif, Paris : eyrolles, 2012.

Sociologue et historien américain, Richard Sennett (1943, Chicago) porte ses recherches sur l’urbanisme et la condition ouvrière en milieu urbain. Il a écrit de nombreux livres et reçu de nombreux prix, en plus de son activité d’écrivain, il enseigne à la London School of Economics et à l’université de New York. 59| ”Cooperation can be defined, drily,as an exchange in wich the participants benefit from the encounter…” SENNETT, Richard, Together : The Rituals, Pleasures and Politics of Cooperation. New Haven (Connecticut, USA) : Yale University Press, 2012. p. 28

Cependant, ces notions restent encore très discutées, car remises en question par l’avènement du numérique. Par exemple, pour Geneviève Vidal57 c’est plutôt la notion d’interaction qui correspond au schéma ci-avant, alors que l’interactivité est uniquement basée sur la relation humain-programme et donc humain-machine. À mon sens, je trouve qu’interactivité et interaction sont synonymes, et que leur définition ne doit pas dépendre des sujets qui interagissent. La différence me semble plus marquée avec l’utilisation de la réactivité pour définir une relation à sens unique. Afin de prendre encore un exemple, Patrice Mugnier nous dit que « la notion d’interactivité est fondée sur la notion d’échange 58 ». On retrouve ici une notion similaire à celle du partage. Par ailleurs, certaines définitions de la coopération ressemblent beaucoup à celles données pour l’interactivité. Richard Sennett nous explique que « la coopération peut être définie, grossièrement, comme un échange dans lequel les participants bénéficient de la rencontre 59 ». Or ces notions (l’interactivité, le partage, la coopération) sont des piliers de tout procédé de collaboration, l’interactivité telle que définie ici se fait un des moteurs de l’aspect collaboratif. On peut donc préciser que collaborer est bien une question d’interaction, en opposition à la notion II


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de « réaction » qui servirait plutôt à définir des relations n’enrichissant qu’une des deux parties. Cela nous permet de nous rappeler que, comme nous venons de le voir, l’interactivité se place dans l’idée d’un potentiel d’évolution de la pensée de chacune des parties. Ainsi, lors d’une expérience collaborative de design graphique, il est nécessaire que les différents individus soient en interaction les uns avec les autres, afin que l’aspect collaboratif puisse être garanti. Cela implique un partage des idées pouvant aboutir à des dialogues et conversations, enrichissant chaque participant dans sa démarche. De la position de spectateur à celle d’acteur Le type d’expériences qui est ici présenté diffère de celles de divertissement qui sont majoritaires dans les offres culturelles de nos sociétés occidentales. Dans une expérience collaborative, il n’y a pas de masse homogène d’un public face à un ou des intervenants individualisés. Chaque collaborateur est un individu dont on attend qu’il ait une interaction avec un ou plusieurs autres collaborateurs. Chaque expérimentateur est aussi considéré comme un être singulier et unique, avec ses forces et ses faiblesses et, surtout, capable d’action et de création. Face à une 60| La notion fait ici référence à celle l’ouvrage de Guy Debord. société de la consommation (de de DEBORD, Guy, La Société du spectacle. biens mais aussi de services) où l’in- Collection folio, Paris : éditions Gallidividu est vu comme passif face au mard, 1992. Ed. or., 1967. « spectacle 60 », l’expérience propose 61| ”the mainstream system […] mostly human beings as mere consuun dispositif englobant où chacun considers mers, as users and spectators of shows devient actif, producteur et où l’avis that somebody else has produced ;...” de tout le monde peut être pris en MANZINI, Ezio, op. cit. p. 24 compte de manière immédiate et interactive61. De manière très schématique, il ne s’agit plus d’une expérience de divertissement (de un, émetteur mobile, vers tous, récepteurs immobiles), mais bien d’une expérience d’apprentissage (de soi vers les autres, vers l’objet, vers l’environnement, et inversement, et de manière aussi mobile que l’est la vie). Point de vue de l’expérimentateur


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sujet mobile

sujet immobile

environnement

expérience de divertissement

objet

information ou action (dynamique unilatérale)

interaction

expérience d’apprentissage

collaborer activement, innover socialement


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Si l’on considère que l’apprentissage, le fait d’apprendre par l’expérience, peut être synonyme de pédagogie, alors, comme Pestalozzi, nous considérerons que « la pédagogie est, de tous les points de vue, mou- 62| SOËTARD, Michel, op. cit. p. 46-47 vement 62  ». Elle implique l’engagement actif de chacun et n’est donc plus l’affaire d’un individu ou d’un groupe face à un public récepteur. Cela a pour effet que le spectateur devienne acteur, et d’autant plus acteur en relation avec d’autres acteurs. Or, « les acteurs, en situation d’interaction […] sont aussi des stratèges capables de développer 63| PENVEN, Alain, op. cit. p. 42 une intelligence des situations 63 » et par conséquent d’apporter du sens à l’expérience. Nous disions auparavant que l’initiateur autant que les autres collaborateurs étaient enrichis par l’expérience, mais nous pouvons à présent ajouter que c’est également l’expérience qui est enrichie par les collaborateurs. L’erreur, une réussite Seulement, pour atteindre un enrichissement optimal, une expérience se doit d’être expérimentale. Formulée de cette manière, la chose est évidente. Cependant, il est important de rappeler par cette affirmation que l’expérience n’attend pas nécessairement la réussite, que l’erreur aussi est constructive et valable. Ezio Manzini donne une définition assez intéressante de l’aspect expérimental : « En effet, une conscience de la part de son promoteur de la possibilité de ne pas atteindre les résultats attendus est la première et fondamentale caractéristique distinctive d’un projet expérimental 64 ». ”In effect, an awareness on the part Cette phrase illustre tout à fait une 64| of its promoter of the possibility of not expérience que j’ai vécue. Dans achieving the expected results is the first and fundamental distinguishing l’atelier La Recherche comme un characteristic of an experimental pro” puzzle/Dans la tête d’une chercheuse, ject. MANZINI, Ezio, op. cit. p. 162 Point de vue de l’expérimentateur


collaborer activement, innover socialement

réalisé avec un groupe de jeunes filles (8 à 12 ans), le but était de trouver des formes abstraites en suivant un protocole, un peu à la manière d’une chasse au trésor, afin de faire comprendre aux participantes la méthodologie des chercheurs. Seulement, pour faire le parallèle entre l’atelier et le thème qu’il illustrait, j’ai choisi de laisser place à une marge d’erreur, ainsi, il n’était pas toujours possible de trouver toutes les formes abstraites liées au protocole de chacune. Pour autant, cela ne remettait pas en cause la « réussite » de l’atelier. Le seul but était que chaque participante produise une réponse unique et originale au protocole qu’elle s’était elle-même fabriqué, et non que celui-ci aboutisse à une réponse « juste ». Bien que cela ait été expliqué, une des plus jeunes participantes, à la fin de l’atelier, s’est mise à pleurer car elle n’avait pas réussi à trouver toutes ses formes. Les animatrices qui m’aidèrent à réaliser l’atelier m’assurèrent qu’il s’agissait avant tout d’un caprice mais j’ai pu réaliser à quel point nous pouvions être conditionnés par ce besoin d’avoir « tout juste », de produire la bonne réponse, comme on nous l’apprend à l’école (publique, en France).

Microfiches, Audrey Laplante, Nadine Desrochers, Mathieu Labrecque, Bien commencer (Compétences Informationnelles), 2017. Format numérique.

Microfiches, Audrey Laplante, Nadine Desrochers, Mathieu Labrecque, Varier les points de vue (Compétences Informationnelles), 2017. Format numérique.

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La Recherche comme un puzzle/Dans la tête d’une chercheuse

atelier d’environ une heure mené par mes soins, en collaboration avec microfiches, chez Les Scientifines (Montréal), le 16 mai 2017. Cet atelier dessine un parcours ludique visant à faire comprendre le processus de recherche en se basant sur la collection de fiches Compétences Informationnelles de Microfiches. À travers différents dispositifs de jeux, on comprend comment se construit une recherche écrite et ce qui la rend passionnante : l’atelier se décompose en trois temps. 1. Que chercher ? (10 minutes) Un groupe de 20 à 25 jeunes chercheurs (10 à 14 ans – j’ai relevé l’âge à la suite du premier essai que je décris ci-avant) sont accueillis et amenés à construire l’objet de leur recherche. Ce dernier est symbolisé par un ensemble de formes en bois sélectionnées par l’enfant et assemblées sur une feuille quadrillée. La disposition des différents éléments associe chaque forme à un motif que l’enfant devra découvrir à travers trois dispositifs. Après avoir noté ces informations dans un carnet de bord, les jeunes sont alors prêts à se lancer dans le monde de la recherche !

Point de vue de l’expérimentateur

Tanguy MaxenceR Chêne, microfiches, Dans la tête d’une chercheuse, 2017, photographie par Hugo Dufour. Techniques mixtes.


collaborer activement, innover socialement

2. Comment chercher ? (25 minutes) Afin d’avoir accès au maximum d’informations, les chercheurs utilisent tous les outils à leur disposition. Chaque outil est représenté par un dispositif. Les participants sont libres de commencer par celui qui les intéresse.

Tanguy MaxenceR Chêne, microfiches, Dans la tête d’une chercheuse (les booléens), 2017, photographie par Hugo Dufour. Techniques mixtes (carton, papier, bois, acrylique). *Dans les langages logiques et programmatiques, les booléens sont des variables à deux états (vrai/faux, oui/ non). Leur usage est maintenant dérivé aux moteurs de recherche intégrant les éléments « ET » / « OU » / « SAUF » pour faciliter les recherches de leurs utilisateurs. Ce sont ces mots de liaison compréhensibles par l’intelligence artificielle qui sont qualifiés de booléens.

-​ La recherche sur internet (avec la notion de booléens* et de motsclefs, matérialisée en caisses de bois). - La recherche dans les publications (avec des faux livres qui transforment le participant en enquêteur). - La veille qui vise à rappeler la vigilance dont doit faire preuve un chercheur, toujours aux aguets du moindre savoir concernant sa recherche (avec un écran diffusant aléatoirement des indices sur les assemblages des participants). 3. Trouvé ? (10 minutes)

Tanguy MaxenceR Chêne, microfiches, Dans la tête d’une chercheuse (faux livres), 2017, photographie par Hugo Dufour. Techniques mixtes (papier, bois, acrylique).

Une fois le temps de l’atelier écoulé, les participants sont invités à partager le résultat de leur recherche et à faire un retour sur leur expérience. Le carnet de bord de chaque participant devient le témoignage de leur parcours, de leur contribution à l’avancement

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de la recherche ! Tous les carnets de bord sont remis à l’équipe Microfiches qui se chargera de les partager sur sa plateforme web. La première itération de cet atelier a eu lieu avec un groupe dont la tranche d’âge était légèrement inférieure (8 à 12 ans) à celle voulue. Bien que les enfants se soient vite pris au jeu, j’ai bien peur qu’ils n’aient pas toujours saisi le rapport avec la méthodologie de recherche, à cause du fait que nous avions assez peu de temps et donc que nous ne pouvions pas à chaque fois disposer d’un temps de bilan à l’issue de chaque partie de l’expérience. L’idée serait donc, par la suite, de prévoir plus de temps pour l’expérience, et d’aller plus loin dans les comparaisons entre le jeu et ce qu’il illustre, autant sur le plan formel que dans le propos.

Tanguy MaxenceR Chêne, microfiches, Dans la tête d’une chercheuse (la veille), 2017, photographie par Hugo Dufour. Installation, animation numérique. + CHÊNE, Tanguy MaxenceR, « La Recherche comme un Puzzle/Dans la tête d’une chercheuse », dans maxencer [en ligne]. Pas de date de mise en ligne. Consulté le 22 août 2017. URL : http:// maxencer.com/ + CHÊNE, Tanguy MaxenceR, «  La Recherche comme un Puzzle », dans Social Design [en ligne]. Pas de date de mise en ligne. Consulté le 18 septembre 2017. URL : http://www.plateformesocialdesign.net/fr/decouvrir/larecherche-comme-un-puzzle

Je considère que des expériences qui permettent aux collaborateurs, aux participants, de construire leurs propres réponses, sans que celles-ci ne puissent être ni justes, ni fausses, sont bien plus intéressantes dans ce qu’elles permettent comme parcours réflexif et comme expérience personnelle pour chacune des personnes impliquées. Ainsi, si erreur il y a, celle-ci doit être interrogée (pourquoi est-ce une erreur ?), encouragée dans ce qu’elle produit de constructif pour l’individu et le collectif et perçue comme le vecteur de la réflexion et comme une base sur laquelle s’appuyer. Point de vue de l’expérimentateur


collaborer activement, innover socialement

Il est évident que bien des pédagogues ont déjà travaillé de cette manière, il suffit de voir du côté de John Dewey et de l’importance qu’il accorde à l’expérience (et donc à la potentialité de l’erreur) tout au long de sa démarche pédagogique65 ou de Roger Cousinet qui invoque « une démarche expérimentale qui permet de fonder la pédagogie sur la psychologie et non plus sur la philosophie, sur l’expérience et non sur la seule raison 66 » ou enfin de Carl Rogers chez qui intervient la notion d’apprentissage expérientiel, c’est-à-dire « qu’apprendre passe non seulement par l’activité mais également par la réflexion sur l’activité 67 ». La notion d’expérience est alors intrinsèque65| BERTRAD, Yves, VALOIS, Paul, ment liée à l’erreur comme potentiel op. cit. de réflexion, et donc d’apprentissage. 66| HOUSSAYE, Jean, « Roger CousiPetite parenthèse, il est évident que, net », op. cit. p. 197 même si je ne parle que d’enfants 67| DANSE, Cédric, FAULX, Daniel, (la pédagogie voulant malheureuComment favoriser l’apprentissage et la formation des adultes ?. Guides sement cela), je considère que ces pratiques Former & se former, Paris : De Boeck Superieur, 2015. p. 230 logiques sont tout aussi valables pour des groupes d’adultes. Par ailleurs, la notion d’apprentissage expérientiel que nous venons d’évoquer est finalement bien plus utilisée dans des contextes de formation d’adultes, ce qui prouve la validité de théories pédagogiques initialement basées sur l’enfant pour des adultes. En tout cas, l’intersection de l’expérience et du design graphique (une expérience de design graphique) prend de

Psychologue et philosophe américain majeur, John Dewey (1859 – 1952) écrit beaucoup sur la pédagogie et reste une référence dans le domaine de l’éducation nouvelle. Sa pensée instrumentaliste (la réflexion au service du bonheur de l’humanité) le conduit à refuser la dualité entre théorie et pratique, courante dans l’éducation, il prône alors une pédagogie par l’expérience. Il cherche aussi à rapprocher l’enseignement de la vie quotidienne afin de la rendre plus intéressante pour l’enfant. Enfin, ses idées politiques (libéralisme social) le conduisent à imaginer des écoles laboratoires fonctionnant comme de petites démocraties.

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manière évidente et positivement en compte l’erreur. Elle se distingue par conséquent d’une logique de commande dans laquelle la poursuite de la réussite est omniprésente. C’est important car cela s’oppose à la logique capitaliste du design de commande comme soutien du marketing. On ne cherche plus un rendement, le design graphique ne sert plus à vendre quelque chose, il sert véritablement l’humain au lieu de servir le marché. Ainsi, si les projets habituels des designers s’appliquent à répondre à une commande de manière précise et « juste », le cadre de l’expérience prend le contre-pied de cette logique fondée uniquement sur les besoins du marché et le rapport client-designer, pour se placer dans un nouveau paradigme privilégiant l’expérimentation et des rapports d’humain à humain. Dans un tel contexte, l’erreur n’est plus une faute, un raté, quelque chose à corriger ou à effacer, c’est plutôt un aspect que l’expérience assimile. La logique n’est plus celle d’une réussite mesurable par des chiffres de ventes à la suite de la création d’un nouveau packaging, mais plutôt l’appréciation d’un travail collaboratif où chacun est libre de s’exprimer à sa manière, où le processus a tout autant d’importance que le résultat.

Point de vue de l’expérimentateur


collaborer activement, innover socialement

Courte digression sur la contrainte Cet aspect m’intéresse et fait partie des thématiques m’ayant mené à la réalisation de cette étude. Ainsi, je considère judicieux de placer ici un paragraphe qui, s’il n’est pas directement rattaché à notre recherche, lui fait écho.

Marcel Duchamp, 3 stoppages étalon (réplique), 1964, Tate collection, Londres. Bois, verre, huile sur toile.

Dans bien des processus de création (on peut remonter jusqu’à Duchamp qui renouvelle l’art de son époque en utilisant la contrainte avec les 3 Stoppages-étalon) la contrainte permet de fixer un cadre dans lequel peut pleinement s’exprimer le créateur. Là où une totale liberté n’engendrerait qu’incertitudes, la contrainte permet de fixer différentes règles afin d’évacuer certains aspects d’une création pour se focaliser sur les variables les plus porteuses de sens. On retrouve évidemment cette logique dans les travaux de commandes de certains graphistes.

«  Autrefois contournées ou juste tolérées, les contraintes – financières, esthétiques, sociales ou autres – sont souvent appréhendées non comme limites à l’expression personnelle ou à la liberté personnelle, mais comme opportunités guidant le développement d’œuvres de création, comme des variables… *» nous dit Andrew Blauvelt. Ce type de propos se retrouve aussi chez des graphistes tels que Helmo : « Nous envisageons * BLAUVELT, Andrew, « Le design relationnel en contexte », dans Open Pro- la contrainte comme un moteur jects Des identités non standards. Op. de création, elle est le socle nécit. p. 16. cessaire sur lequel nous nous

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appuyons pour construire tout projet  **». Aussi, j’aimerais ajouter que, bien souvent, dans les expériences de création collaboratives, la contrainte est assez interprétative pour ne pas qu’on s’y sente enchaînée, et l’initiateur d’une expérience collaborative de design graphique doit être conscient du glissement qui pourra s’opérer entre ses instructions, son cadre, et l’interprétation qu’en feront les participants. De la même manière, des graphistes s’intéressent à la potentialité de l’erreur, que peuvent justement engendrer les contraintes. Il y a le cas d’Erik van Blokland et de Just van Rossum qui créent la FF Beowulf en 1990, une des premières typographies à intégrer, de manière programmatique, du hasard, et dont le comportement pouvait donc être sujet à erreur (qui se manifestait graphiquement dans le dessin des lettres). De manière plus tangible, on peut citer la machine à imprimer de Thomas Bernard et Florian Chevillard, réalisée en 2010 pour le Festival de Chaumont, installation volontairement bancale dont les impressions graphiques ne répondent pas à des critères habituels de précision des techniques du monde de l’imprimé.

Point de vue de l’expérimentateur

** STENSEN Niels, HELMO, «  Sous contraintes », dans Helmo – Design graphique, ping-pong et géologie. Cahier Design n° 3, Strasbourg : Université de Strasbourg, 2013. p. 8

HELMO, Stratigraphie 2, 2013. Impression en sérigraphie.

Erik van Blokland, Just van Rossum, démonstration pour la FF Beowulf, 1990. Format numérique.

Thomas Bernard, Florian Chevillard, machine à imprimer, 2010. Installation.


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Nous pourrions encore citer d’autres exemples se rattachant à l’inclusion de la contrainte dans le travail du graphiste et l’intérêt des erreurs pouvant en résulter mais, comme je l’ai précisé plus haut, il ne s’agit ici que d’une réflexion annexe à notre étude, visant à mieux comprendre à quel point ces notions, importantes dans notre étude, sont déjà présentes dans le domaine du graphisme.

Nous disposons à présent d’une vision plus complète des différents aspects qu’englobe l’expérience collaborative de design graphique, et notamment des spécificités qu’apportent les collaborateurs n’ayant pas conçu l’expérience. Nous avons donc pu mieux définir les notions fondamentales d’interactivité, de partage et de collaboration qui forment les dynamiques de l’expérience. Cela nous a amené à mieux comprendre le rôle actif qu’endosse celui qui n’est d’ordinaire qu’un spectateur, mais également l’opportunité apportée par le dispositif d’expérience collaborative pour accueillir et même donner de la valeur à l’erreur.

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Point de vue de l’expérimentateur




collaborer activement, innover socialement

Ce n’est pas parce que le design graphique peut s’inscrire dans des questionnements sociaux que c’est toujours le cas. Aussi, il est important de relever que bien des expériences collaboratives de design graphique ne cherchent pas à s’inscrire dans l’innovation sociale. Par exemple, j’avais évoqué en introduction la question du workshop. Bien que ceux-ci proposent parfois un processus collaboratif, leur but est souvent lié à autre chose que l’innovation sociale. Prenons l’exemple du workshop Résistance qui a eu lieu à la Générale, à Paris. Il s’appuie entièrement sur un processus collaboratif tel qu’on a pu en décrire dans les parties précédentes. Chaque participant ne réalise pas un travail propre mais tous collaborent conjointement à la création d’une seule typographie de caractères fonctionnelle. Le but poursuivi n’est pas fictif ou uniquement artistique, car la typographie a vocation à être utilisée à l’issue du workshop, et les participants se coordonnent entre espace de travail et de vie durant les trois jours de l’atelier. On peut donc considérer que cet exemple correspond tout à fait à nos expériences collaboratives de design graphique, et c’est le cas. Cependant, il ne poursuit pas un questionnement social mais vise plutôt à apporter aux étudiants un apprentissage autre, convivial et partagé, par rapport au quotidien du métier de graphiste (souvent subordonné ou solitaire). On peut donc tirer une première conclusion de notre problématique : toutes les expériences collaboratives de design graphique ne s’inscrivent pas dans l’innovation sociale. Cela ne veut pas dire pour autant, que cette modalité de création et de réflexion n’est pas favorable à l’innovation sociale. C’est ce que nous nous attacherons à montrer dans cette troisième partie.

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Résistance

expérience menée par la fonderie Velvetyne, l’ENSAD et La Générale, à Paris, du 16 au 18 janvier 2015 Ce workshop prend place à La Générale, à Paris, qui se définit comme une coopérative artistique et politique. Elle est à l’initiative de résidences artistiques, de workshop, d’expositions et d’événements en tout genre. Ici, l’initiative est conjuguée à celle de l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs de Paris (qui utilisent la modalité du workshop comme partie de la formation dispensée aux étudiants) et de la fonderie Velvetyne (qui se place comme intervenant pédagogique et initiateur de l’expérience). Le but de cette expérience collaborative est de créer une typographie qui sera ensuite utilisée dans le cadre de workshops de graphisme et de typographie organisés par l’école et du programme d’événements du même nom (expositions, conférences…). Bien sûr, puisqu’il s’agira d’une typographie libre, il est attendu que ses usages sortent du cadre défini. L’articulation du workshop est clairement décrite entre trois phases, chacune correspondant à un jour du workshop. Le vendredi Workshop Résistance à La (uniquement le soir) sert de mo- Velvetyne, Générale, 2015. Photographie. ment de réflexion sur la direction que prendra le week-end, le samedi est un terrain d’expérimentation et de prise de recul qui vient peu à peu préciser les formes de cette typographie en création. Enfin, le dimanche sert à finaliser et à rendre exploitable ce caractère collectif.

Expériences collaboratives et innovation sociale


collaborer activement, innover socialement

Ce qui est intéressant est que le workshop n’est pas seulement considéré comme un moment de création mais comme un moment de vie. Ainsi, des roulements s’opèrent entre des groupes de création pure, de documentation et de logistique (les repas étant préparés sur place, par exemple). De plus, et ce n’est pas toujours le cas, l’appui conceptuel du workshop (la notion de résistance), n’est pas un simple prétexte pour donner forme à l’expérience. L’idée de la résistance n’est pas choisie par hasard, le workshop (et les événements qui suivront la création de cette typographie) est aussi un questionnement sur la potentialité de l’acte de création et sur la thématique même de la « résistance ». Sur le site du projet, le concept qui a accompagné les étudiants durant ce week-end de création est résumé de la façon suivante : « Faire résistance, VELVETYNE, Résistance [en ligne]. Pas de date de mise en ligne. Consulté le c’est donner forme au monde en lui 26 août 2017. URL : http://velvetyne.fr faisant obstacle. » On retrouve cette question d’obstacle dans les contours abrupts des différents glyphes créés mais aussi, et surtout, dans le «  i  » minuscule qui forme un véritable obstacle visuel dans la continuité de la lecture et du gris typographique. *

Velvetyne, Résistance, 2015. Typographie numérique.

Cette expérience apparaît comme extrêmement formatrice pour ses participants, ce qui était finalement son but.

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Innovation ou design social ? Ezio Manzini a tendance à séparer 68| MANZINI, Ezio, op. cit. p. 65 le design pour l’innovation sociale et le design social68. J’ai presque l’impression qu’il effectue une hiérarchie entre les deux, indiquant que le design social n’est pas original et s’inscrit souvent dans le mode de la charité et du bénévolat alors que le design pour l’innovation sociale forme une réelle nouveauté, se fait à une plus grande échelle, et dans des contextes plus viables pour le designer, puisqu’il est censé être appuyé par des institutions ou des entreprises. Je ne suis pas tout à fait d’accord avec cela et je pense qu’en ayant étudié des exemples provenant des deux catégories, j’ai pu constater qu’ils se trouvaient bien souvent dans des contextes similaires. Partons d’une première différenciation qui existe entre innovation sociale et design social, et selon laquelle la première serait, par nature et inévitablement, une nouveauté, contrairement à l’autre. Sortons un peu du champ d’étude du design graphique pour vérifier cela. L’exemple est le suivant : l’AGORAé est un réseau d’épiceries solidaires à destination des étudiants. Cette association se veut également lieu de vie, avec l’organisation d’échanges et d’animations entre ses membres et les autres étudiants, bien que son rôle soit d’abord celui d’un distributeur alimentaire. On constate, en visitant le site de la FAGE (Fédération des Associations Générales Étudiantes) qui présente le réseau AGORAé, que ce dernier se définit comme innovation sociale par le simple fait qu’il est le premier représentant d’un tel mode de consommation dans ce contexte précis, et qu’il bénéficie d’une structuration économique viable (autre argument souvent avancé pour crédibiliser l’appellation d’innovation sociale). Plus précisément, il y est écrit : Expériences collaboratives et innovation sociale


collaborer activement, innover socialement

« ce projet d’épiceries sociales et solidaires marque une réelle innovation sociale au bénéfice de la population étudiante 69 ». Pourtant, bien avant l’AGORAé, on peut trouver ce type de fonctionnement correspondant à la définition d’une épicerie solidaire. Deux exemples notables nous sont rapportés par Alain Penven, dans son ouvrage Sociologie de l’action créative : une première à Lyon dès 1835, fondée par Michel Marie Darrion, une autre à Rochdale en 1844, créée en plus de cela par un collectif de personnes sous le nom des « Équitables Pionniers 70 ».

69| « La FAGE et la FACE 06 ouvrent l›épicerie solidaire étudiante Agoraé, à Nice », dans FAGE Les assos étudiantes [en ligne]. Mise en ligne le 14  décembre 2011. Consulté le 12 octobre 2017. URL : https://www. fage.org/innovation-sociale/solidarite-etudiante/agorae-fage/

Ainsi, associer l’innovation sociale à l’idée de nouveauté est à nuancer : « le plus souvent, il s’agit de nouvelles combinaisons ou formes d’appropriation qui peuvent apparaître nouvelles mais qui sont […] un conditionnement actualisé de pratiques anciennes et bien éprouvées 71 ». L’AGORAé imite donc des modes de fonctionnement du passé, en les réactualisant dans un contexte actuel, ce qui aboutit à une création originale mais pas nouvelle. Ces mêmes modes de fonctionnement seront très certainement copiés à nouveau dans d’autres contextes, seront-ils pour autant des innovations sociales ? Ce qui les différenciera n’est finalement pas un caractère innovant mais plutôt un caractère alternatif amené par l’aspect social dans le contexte de sociétés capitalistes. Innovations sociales donc ? Tout de même, car bien que n’étant pas nouvelles, ces idées sont nouvellement acquises, réinterprétées et mises dans le contexte de nos modes de fonctionnements actuels. Mais alors, des expériences de design social pourraient tout autant se donner l’appellation d’innovation. La différence tient plutôt à un choix de vocabulaire.

70| PENVEN, Alain, op. cit. p. 26 71| Ibid.

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L’important vient du social, qu’il s’agisse de design pour certains ou d’innovation pour d’autres relève des acteurs en jeu, les designers étant plus à même d’employer une expression relevant de leur discipline et les entrepreneurs préférant évoluer dans une sémantique à même de toucher des décideurs. Nous pourrions également évoquer une autre discordance supposée entre innovation et design social : la différentiation de temporalités. Les expériences collaboratives de design graphique (qui rentreraient dans la case « design social ») sont généralement courtes, des workshops durent moins d’une semaine, des ateliers créatifs se déroulent sur un après-midi… Par contre, l’innovation sociale s’inscrit le plus souvent sur des échelles se comptant en mois voire en années, notamment à cause de leur caractère temporel ouvert. Mais que pouvons-nous dire, par exemple, des interventions plurielles du collectif Fabrication Maison au sein de Saint-Blaise, quartier du 20e arrondissement de Paris ? Avec la Fabrique Saint-Blaise, en plus des signalétiques de quartier, les designers conçoivent de multiples ateliers  : lettrage, composition d’affiches, etc. Cette offre culturelle vient animer le quartier depuis 2012. On est bien loin des temporalités évoquées plus

Fabrication Maison, La Fabrique SaintBlaise (atelier de création d’affiche), 2017. Techniques mixtes.

Fabrication Maison, La Fabrique SaintBlaise (atelier de lettrage géant), 2017. Techniques mixtes.

Expériences collaboratives et innovation sociale


collaborer activement, innover socialement

haut alors même que le projet est présenté sur une plateforme destinée aux projets de design social ! Par ailleurs, la temporalité ne fait pas l’ancrage et j’ai le sentiment que si certaines expériences sont effectivement courtes, elles peuvent déclencher de nouveaux comportements chez les participants qui, si ces comportements finissent par s’inscrire dans la durée, pourront donner lieu à une curiosité et, peut-être, à une implication dans des mouvements d’innovation sociale. On pourrait conclure, en constatant que ni l’aspect de nouveauté ni la temporalité ne semblent tracer une frontière entre l’innovation sociale et le design social, qu’elles ne sont finalement que deux appellations de la même pratique. Néanmoins, je pense qu’une nuance, légère, sépare les deux expressions. La première, l’innovation sociale, se place à mon sens dans une vision progressiste censée servir un idéal de durabilité du système (tant au point de vue social, qu’écologique, qu’économique), elle cherche à se définir comme réponse globale, et elle se place en tant qu’innovation, c’est-à-dire comme solution inédite dans le contexte particulier dans lequel elle prend place. La seconde s’établit dans un rapport plus intime au public qu’elle vise, dans une approche plus terre à terre et plus modeste. Mais au final il ne s’agit que d’étiquettes et Ezio Manzini finit lui-même par avouer que la frontière entre design pour l’innovation sociale et design social a tendance à 72| MANZINI, Ezio, op. cit. p. 66 se brouiller72, ce qui rejoint finalement mon avis. Dans tous les cas, le design graphique se place plus souvent du côté du design social, de par le fait qu’il provienne du champ du design, tout en insistant sur le fait qu’il participe malgré cela au design pour l’innovation sociale, même de manière indirecte.

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Ainsi, selon les interprétations qui sont faites des deux expressions, innovation sociale d’une part, et design social de l’autre, il peut exister certaines nuances sur l’ampleur du projet ou sur son mode d’action. Seulement, ces nuances ne me semblent pas assez clairement établies pour former deux catégories distinctes et il est parfois possible (comme nous avons pu le voir avec l’AGORAé) qu’un projet pas si nouveau dans ses principes soit caractérisé d’innovation sociale, ou qu’une expérience de design social prenne place sur un temps long (lorsqu’il s’agit de faire vivre un quartier avec ses habitants comme le fait le collectif Fabrication Maison). Il me semble donc plus judicieux, dans le cadre de cette étude, d’abandonner la distinction faite entre ces deux formulations. Une action locale Un aspect très important dont il faut se rappeler lorsqu’on parle d’innovation sociale est le caractère local de celle-ci. Beaucoup de travaux sur l’innovation sociale, que s’appliquent à synthétiser Juan-Luis Klein, Jean-Louis Laville et Frank Moulaert, s’accordent à dire que celle-ci « se construit localement. Le local est un des lieux d’émergence de l’innovation sociale : elle ne découle pas des mécanismes ou des processus nouveaux mis en scène par les grandes organisations ou institutions, mais des actions territorialisées 73 ».

En plus d’être professeur titulaire au département de géographie de l’Université du Québec à Montréal, Juan-Luis Klein dirige le Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES). Ses travaux portent sur la géographie socioéconomique, l’économie sociale, le développement local et l’épistémologie de la géographie. Il a écrit et coécrit plus d’une centaine de publications, et est responsable de la collection « Géographie contemporaine » des Presses de l’Université du Québec. 73| KLEIN, Juan-Luis, LAVILLE, JeanLouis, MOULAERT, Frank, op. cit. p. 11

Expériences collaboratives et innovation sociale


collaborer activement, innover socialement Frank Moulaert est docteur en sciences régionales, professeur en aménagement du territoire à l’Université Catholique de Leuven, en Belgique, et professeur invité à la Newcastle University du Royaume-Uni et à la Maison des sciences de l’Homme (MSH) du CNRS de Lille. Il s’est spécialisé dans l’analyse de l’innovation sociale dans le développement territorial.

Or, comme nous l’avons vu en première partie, des expériences collaboratives de design graphique prennent toujours place en contexte. L’expérience à vivre peut bien sûr être placée dans différentes situations (comme Shift ! This Should Made Be Public qui se décline dans différents lieux) mais l’expérience vécue sera toujours le fruit d’un lieu et d’un moment donné.

74| Le Fablab peut être décrit comme un espace dédié au « bricolage hightech dont la devise - Do it yourself, do it with other - évoque la collaboration, l’échange et l’apprentissage mutuel ». BROCA, Sébastien, Utopie du logiciel libre. Neuvy-en-Champagne : Éditions Le passager clandestin, 2013. p. 22

Sortons du design graphique pur et de l’expérience collaborative et prenons l’exemple des Fablabs74 : il s’agit finalement d’une charte d’outils et de processus déjà designés (l’expérience à vivre) et qui peuvent être mis en place dans différents contextes pour former le Fablab de tel endroit, ou même de tel moment, puisque certains Fablabs ont choisi d’être mobiles (qui se transformera alors en expérience vécue 75| MIT, The Fab Charter [en ligne]. par chacun des participants). Ainsi, Mise en ligne le 20 octobre 2012. l’expérience à vivre prend la forme de Consulté le 13 octobre 2017. URL  : http://fab.cba.mit.edu/about/charter/ la charte mise en place par le MIT (Massachusetts Institute of Technology)75, qui définit des règles et des dispositifs adaptables : « ces ateliers partagés se développent de manière protéiforme. 76| BOSQUÉ, Camille, «  Fab Labs  », On peut ainsi trouver des fab labs dans étapes :. Numéro  220, Paris  : étapes : Éditions, 2014. p. 77 adossés à des universités, à des bibliothèques, à des cafés, à des entreprises 76 ». Pourtant, bien que le point de départ (la charte) soit à chaque fois identique, voire restreint à un ensemble de contraintes, l’expérience du Fablab sera différente en foncIII


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tion du contexte. On observera un décalage plus ou moins important de la manière dont le Fablab fonctionne dans un contexte ou dans un autre alors même que les « ingrédients » de base sont les mêmes. Cela est dû aux interactions humaines, aux initiateurs qui prendront en charge le Fablab, à l’implication des visiteurs de cet atelier, aux différents projets mis en place, mais également au contexte socio-économique dans lequel se place le Fablab. Comparons justement deux Fablabs : d’une part il y a le Fablab House de l’IAAC (Institute for Advanced Architecture of Catalonia) de Barcelone, dont la fraiseuse numérique monumentale est une icône du mouvement des makerspaces. Ce Fablab s’inscrit dans la complémentarité avec un établissement d’enseignement supérieur et permet aux étudiants de mettre en pratique des connaissances théoriques acquises lors de leur formation. Bien entendu, le Fablab reste ouvert à tous (et il s’intègre par ailleurs au réseau des Fablabs de Barcelone) mais il en est néanmoins un espace privilégié pour la recherche en architecture et possède donc une dimension intellectuelle singulière77.

Le Massachusetts Institute of Technology (Institut de technologie du Massachusetts), abrégé MIT, est une université et un centre de recherche états-unien se plaçant comme numéro un dans les domaines scientifiques et technologiques, bien que ses locaux abritent également beaucoup d’autres départements dont ceux de management, d’économie, de linguistique, de sciences politiques et de philosophie, également très réputés. Les étudiants du MIT entretiennent dès leur entrée dans l’université un rapport très fort avec le monde de la recherche. De nombreuses publications sont issues de ses presses universitaires, et cette dernière reste par ailleurs très impliquée dans la culture du libre accès à l’information et du partage des savoirs.

Institute for Advanced Architecture of Catalonia, Fablab House, 2010. Techniques mixtes. 77| BOSQUÉ, Camille, op. cit. p. 77

Expériences collaboratives et innovation sociale


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Équipe du Woelab, Atelier au Woelab, pas de date. Photographie. 78| « Fablab : place à la débrouillardise », Futuremag [reportage TV], arte, 2014.

D’autre part, le Woelab est un Fablab togolais, un des rares sur le continent africain, qui s’ancre dans un contexte bien différent de notre exemple précédent. Sa première particularité est la provenance de ses matériaux : alors que dans notre Fablab barcelonais, les matériaux bruts proviennent de fournisseurs, au Woelab c’est à la décharge que sont récupérés et recyclés tous les matériaux qui serviront à la fabrication d’objets. D’un Fablab institutionnalisé, nous passons ici à un Fablab bien plus rural, dépendant uniquement de l’implication de ses membres et cherchant à résoudre des problèmes du quotidien78.

Les deux sont bien des Fablabs, dans le sens qu’ils se revendiquent de la charte précédemment citée, pourtant il est manifeste que le contexte dans lequel ils naissent forme deux expériences, distinctes en différents points. Leur public n’est pas tout à fait le même, leur but non plus ; l’un est dirigé vers des technologies de pointe appuyées par des contenus théoriques (bien qu’accessibles), l’autre recherche plutôt une dimension sociale forte et une dynamique de démocratisation des technologies. Par ces deux exemples, nous constatons donc que l’aspect local d’une innovation, qu’elle soit à caractère social ou technologique (nous avons un peu des deux dans les Fablabs) est primordial car cela permet les ajustements nécessaires pour proposer à partir d’une même philosophie, d’un même objectif, une expérience singulière à chacun.

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L’innovation sociale, une expérience continuelle Nous évoquions en deuxième partie le côté expérimental de l’expérience collaborative. Il semblerait que cette notion soit également présente dans les logiques d’innovation sociale. « Il ne faut pas confondre l’innovation sociale avec une technique d’intervention ou un ensemble de normes. Elle s’inscrit dans le sillage ouvert 79| KLEIN, Juan-Luis, LAVILLE, Jeanpar des expérimentations […]79». Louis, MOULAERT, Frank, op. cit. p. 25 L’innovation, par sa nature, recherche de nouvelles solutions, elle se place dans un renouvellement de la société. Or, pour aboutir à quelque chose d’inédit, il est nécessaire de passer par des phases d’expérimentation, par des expériences. C’est en ce sens qu’une expérience collaborative de design graphique peut être le moyen de trouver de nouvelles manières de créer, et donc de réfléchir à la société dans laquelle nous vivons. Elle peut également être le moyen d’aborder le travail de groupe d’une manière différente pour ensuite réinsérer ces procédés dans le quotidien de la société. Le projet Affichons ! Affichons ! forme un exemple parlant de redéfinition du travail en groupe pour engager une réflexion politique. Ce sont les citoyens, qui, avec les designers, créent leurs mots et leurs images, en testant différents processus de création, afin de repenser leur vie de quartier. De plus, cet exemple prouve l’utilité de ce champ du design pour l’innovation sociale, comme nous allons le voir par la suite. Ce projet trouve un écho tout particulier dans la citation suivante : « l’expérimentation et l’innovation sociale s’affirment ainsi comme des processus créatifs qui permettent aux acteurs de redéfinir leur manière de comprendre le monde et de 80| PENVEN, Alain, op. cit. p. 207 le transformer 80 ».

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Affichons ! Affichons !

expérience menée par Ne Rougissez Pas !

Ne Rougissez Pas !, Affichons ! Affichons ! (réalisation du plan), 2015. Carton, acrylique.

Ne Rougissez Pas !, Affichons ! Affichons ! (photographie durant l’atelier), 2015. Photographie.

Ne Rougissez Pas !, Affichons ! Affichons ! (affiche), 2015. Impression numérique, encre, collage.

Ce projet prend place entre avril et juillet 2015 dans le quartier du Petit Ivry, à Ivry-sur-Scène. Il est financé par la ville et le conseil général du Val-de-Marne. Il émerge d’une envie du collectif Ne Rougissez Pas ! de transformer l’espace public en espace d’affichage de la parole citoyenne. Les porteurs du projet agissent sur différents fronts, réagissant aux temps forts et à la programmation de la maison de quartier du Petit Ivry. Ils assistent aux comités de quartier, recueillant des paroles lors de ces derniers. Ils organisent aussi des ateliers participatifs (ateliers de création d’affiches et de signalétiques urbaines). Ensuite, avec les habitants du quartier, ils recueillent des images photographiques du temps présent (reportage photographique) ou d’archives. Ces images contribuent à la création collective d’un vocabulaire graphique qui, bien qu’étant supervisé par les graphistes, est réapproprié par les citoyens. Enfin, tous dessinent, peignent, copient, collent des images, des mots, écrivent, jusqu’à former une

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trame graphique se déployant sur les murs de la ville. Plus qu’une démarche ou un processus, c’est la multiplication de micro-événements qui façonne la richesse de cette expérience, qui tisse le lien entre les initiateurs et les participants pour en faire de véritables complices. Ainsi, les productions de cette expérience portent les revendications des acteurs du quartier : les habitants. Suggestions d’habilitation de bâtiment, programmation culturelle officieuse, partage d’idées, c’est tant de messages, reconnaissables par leur unité graphique, et pourtant divers, qui s’inscrivent dans le Petit Ivry. Malheureusement, et c’est le cas de beaucoup de projets de ce type, les décideurs et financeurs ne voient pas l’utilité de mener ce genre d’action sur le long terme. Ainsi, le projet est financé pour une durée courte qui oblige les initiateurs à le laisser aux mains des participants une fois cette période passée. Cela ne serait pas nécessairement une mauvaise chose, seulement, on constate que sans la

Ne Rougissez Pas !, Affichons ! Affichons ! (éléments de signalétique), 2015. Papier, impression numérique.

Ne Rougissez Pas !, Affichons ! Affichons ! (éléments de signalétique), 2015. Carton, acrylique.

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collaborer activement, innover socialement + YOBÉ, Valérie, et alii, Pendant ce temps-là en France…. Gatineau (Québec, Canada) : la tribu graphik et la galerie UQO, 2016. p. 1 + NE ROUGISSEZ PAS !, « Affichons ! Affichons !  », dans Social Design [en ligne]. Pas de date de mise en ligne. Consulté le 7 mars 2017. URL : http://www.plateforme-socialdesign.net/fr

dynamique fournie par les initiateurs le projet s’essouffle et finit par n’être qu’un souvenir… (bien que ses actions aient certainement pu changer des mentalités parmi les participants).

+ NE ROUGISSEZ PAS  !, « Affichons  ! Affichons !  », dans Ne Rougissez Pas ! [en ligne]. Pas de date de mise en ligne. Consulté le 16 août 2017. URL : http:// + NE ROUGISSEZ PAS !, Affichons ! Affichons ! [en ligne]. Pas de date de mise en ligne. Consulté le 16 août 2017. URL : http://www.affichonsaffichons.tumblr. com/

La pensée critique, un pilier de l’innovation sociale Cette notion est définie par Alec Fisher et Michael Scriven de la manière suivante : « la pensée critique est le processus intellectuel conscient qui consiste, de manière active et efficace, à conceptualiser, appliquer, analyser, synthétiser 81| La définition est initialement tirée et/ou évaluer les données collectées du livre Critical thinking : Its definition ou engendrées par l’observation, and assessment écrit en 1997 par Alec Fisher et Michael Scriven, ici l’expérience, la réflexion, le raisonsa traduction française est issue de : « Pensée critique », dans La Toupie [en nement, ou la communication, afin ligne]. Toupictionnaire : le dictionnaire de se guider dans ses convictions et politique. Pas de date de mise en ligne. Consulté le 17 septembre 2017. URL : ses actions. 81» Ainsi, il s’agit de notre http://www.toupie.org faculté à interagir avec le monde sur Alec Fisher est un professeur le mode de la raison. Elle permet à la anglais d’histoire dont les fois de développer ses capacités d’obleçons ont été reconnues dans toute l’Angleterre de servation, de déduction et de prise par sa pratique dynamique de décision, et est donc primordiale et implicative du cours pour une vie en société pacifique et, magistral. Il est également un auteur réputé. plus encore, contre oppressive.

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Je pense que des expériences collaMichael Scriven (1928 - ...) est un philosophe australien, boratives menées dans le champ du design graphique permettent le dé- né en Angleterre. Il a beaucoup théorisé les pratiques veloppement de la pensée critique, d’évaluation au sein de l’éducation et a contribué déjà par les questionnements qu’inà un large panel d’ouvrages duit l’activité de création même. pédagogiques. Mais aussi, et plus particulièrement dans un contexte d’expérience à plusieurs, par la confrontation des idées, par la recherche de choix collectifs et de compromis. En somme, par le dialogue que sous-entend toute collaboration. Ainsi, l’expérience comme j’ai souhaité la décrire dans mon mémoire est en fait un outil social, destiné à créer du lien entre les individus par l’acte de la participation et de la collaboration, mais aussi par celui de la création. À mon sens, ce genre d’expérience permettrait de « cultiver » l’esprit des participants, d’ouvrir des portes à leur intellect par le biais d’une transversalité entre réflexion et travaux manuels. Cet engagement du corps et de l’esprit, stimulé par le travail collectif, aboutit donc, dans l’idéal, à changer l’individu. Elle est, comme pourra l’avoir dit Dewey, une « éducation appropriée à une société démocratique [qui] repose sur un idéal : une reconstruction continuelle de l’expérience qui améliore le contenu social et qui augmente la capacité des individus à intervenir dans cette reconstruction 82 ». Il s’agit d’une prise de 82| BERTRAND, Yves, VALOIS, Paul, op. conscience sur un sujet donné, du cit. p. 128 changement d’un comportement vis-à-vis d’une idée, d’un objectif, d’une réalité que le collaborateur aura pu découvrir et expérimenter au travers de l’expérience. En tout cas, c’est là une étincelle qui peut, par la suite, devenir la fondation de revendications sociales et d’un comportement citoyen.

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collaborer activement, innover socialement 83| ”Design mode means the outcome of combining three human gifts : critical sense (the ability to look at the state of things and recognize what cannot, or should not be, acceptable), creativity […] and practical sense…” MANZINI, Ezio, op. cit. p. 31 84| « …l’un des enjeux du design est de préparer les individus à devenir critiques face à l’information et aux formes qu’elle revêt. » BATAILLE, Lucile, «  Réflexion sur la pédagogie de Freinet et design numérique », dans Graphisme en France 2016. Recherche, design graphique et typographie, un état des lieux. Paris : cnap (centre national des arts plastiques), 2016. p. 138

De plus, la pratique du design vise déjà au développement du sens critique83, 84. Et c’est justement l’esprit critique, la pensée critique, qui permet un re-questionnement des valeurs de la société et qui est donc le fondement des innovations sociales.

Ainsi, il faut faire attention à bien comprendre que je ne considère pas que des expériences de pratique du design et des arts visuels deviennent soudainement porteuses de solutions concrètes face à des problématiques sociales complexes (comme la pauvreté, les inégalités, la division en classes). Seulement, j’ai l’intuition qu’elles sont un terreau pour développer une mentalité plastique (telle qu’on l’entend dans l’expression de « plasticité du cerveau ») et donc capable de se remettre en question, de repenser les usages, et ainsi d’ouvrir la voie à des réflexions sur les moyens à mettre en œuvre pour aboutir à une société viable/durable. La collaboration comme mécanisme de l’innovation, entre contraintes et liberté Nous avions parlé de la question d’adaptation de la liberté et de contraintes positives pour l’encadrer en première partie. Mais pour revenir à un contexte plus général, cette question est également une composante de l’innovation sociale. C’est-à-dire qu’elle implique une conversation sociale continuelle visant à rediscuter des règles ou des principes afin d’être au plus proche des besoins immédiats de la société. Or, par définition, cette conversation ne peut avoir lieu qu’à plusieurs et « il importe donc de réaffirmer le rôle III


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central de l’action collective dans la 85| KLEIN, Juan-Luis, LAVILLE, Jeanconstruction d’un nouveau modèle Louis, MOULAERT, Frank, op. cit. p. 36 de société 85 ». La collaboration est ainsi replacée dans sa définition originelle, qui est en fait la même que celle des processus de codesign vu tout au long de cette recherche. Celle-ci s’oppose à des communautés traditionnelles où les règles sont absolues, figées et non-discutables, et où la collaboration, au lieu de produire, reproduit. Dans le schéma de ces communautés, la contrainte vient d’un pouvoir et existe pour contrôler ou, au moins, diriger l’action du peuple qui se voit accorder des espaces de libertés restreints par un cadre rigide. La collaboration envisagée dans la perspective innovante se veut au contraire fluide et adaptable aux besoins du groupe, elle permet un glissement interprétatif des contraintes par les collaborateurs et vise à former un cadre mouvant et en constante évolution. Mais l’importance d’un processus collaboratif est également soulignée par la productivité créative engendrée par la mise en commun des savoirs et des savoir-faire. De la même manière que le tout n’est pas nécessairement égal à la somme des parties. « La compétence collective […] n’est pas réductible à l’addition ou à l’articulation de compétences spécifiques portées par des acteurs ayant le monopole d’une expertise (...), elle est le produit aléatoire d’un engagement collectif producteur 86| PENVEN, Alain, op. cit. p. 101 de nouvelles manières d’agir et de penser 86 ». Chaque contribution doit être équitablement prise en compte, de sorte que l’apport de l’amateur (le diffuse design) ait autant de valeur que l’apport du spécialiste (expert design), de cette manière chacun peut apprendre de l’autre, se confronter à des idées auxquelles il n’aurait pas pensé afin d’aboutir à des propositions créatives inédites. Expériences collaboratives et innovation sociale


collaborer activement, innover socialement

C’est en cela que les mécanismes de collaborations créent des solutions qui n’auraient pu advenir sans un métissage des savoirs et des apports pratiques et conceptuels, rendu possible par la rencontre des personnes dans un but précis et dans un climat de confiance propice à la réflexion et à l’expérimentation. Un héritage du design graphique dans le champ social et politique Maintenant que nous avons identifié les rapports qui existent entre l’innovation sociale et un certain type d’expériences collaboratives de design graphique, il est nécessaire de s’interroger sur les possibles intersections dans les contenus sociaux de l’innovation et du design graphique. J’ai avancé l’idée que la place du 87| LYOTARD, Jean-François, op. cit. p. 11 design graphique dans les questions de design social et d’innovation so88| DARRICAU, Stéphane, «  La naissance de l’affiche », op. cit. p. 63-72 ciale était moins évidente que celle du design d’architecture, urbain ou d’environnement, parce que ces trois champs d’application questionnent énormément la ville et la rue, espaces sociaux par excellence reconnus comme « une figure de la vie quotidienne publique, la scène des rencontres 87 ». Pourtant, il y a un espace de la ville privilégié du graphisme  : l’affiche. Ainsi, bien que d’abord tournés vers la publicité88, certains espaces d’affichage poursuivent peu à peu Atelier populaire de l’École des un nouveau but : celui de traduire Beaux-arts, La police vous parle, 1968. Impression en sérigraphie. l’expression populaire et de soutenir III


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des messages engagés, tout autant sur le plan politique qu’idéologique. C’est ainsi que, plus d’un siècle après la naissance de l’affiche, va se développer le mouvement de l’affiche dite « engagée ». On connaît bien entendu le collectif Grapus, issu lui-même de l’Atelier populaire de l’École des Beaux-arts qui produisit les affiches anonymes de mai 196889. Ce type d’affiche trouve encore écho de nos jours dans des manifestations comme celles du Mariage pour Tous avec les contributions du collectif Ne Rougissez Pas ! ou le Printemps Érable, qui a permis de constituer l’École de la Montagne Rouge «  collectif emblématique de la période, [qui] a démontré la force du graphisme lorsque celui-ci s’engage sur le terrain du social et du politique 90 ».

Atelier populaire de l’École des Beauxarts, Retour à la normale…, 1968. Impression en sérigraphie. Atelier populaire de l’École des Beauxarts, Halte à l’expulsion de nos camarades étrangers, 1968. Impression en sérigraphie. 89| GERVEREAU, Laurent, « L’atelier des Arts décoratifs. Entretien avec François Miehe et Gérard Paris-Clavel. », dans Mai-68 : Les mouvements étudiants en France et dans le monde. Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 1113, 1988. 90| YOBÉ, Valérie, et alii, op. cit. p. 1

Ne Rougissez Pas !, Oui au mariage pour tous, 2013. Reproduction numérique (gravure).

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collaborer activement, innover socialement Grapus est un collectif de graphistes fondé en 1970 et dissous en 1990. Il aura été composé, sur toute sa durée, de Pierre Bernard, François Miehe (qui s’en retire en 1979) et Gérard Paris-Clavel ainsi que d’Alex Jordan et JeanPaul Bachollet qui s’y joignent en 1976. D’autres graphistes y feront un court passage comme Vincent Perrotet, Malte Martin ou Pierre Di Sciullo. Baptisé de cette manière en associant l’insulte « crapule stalinienne » et la notion de graphisme, le collectif vise à une réelle implication politique et citoyenne de leur pratique. Ses membres étant inspirés par l’affichisme polonais, c’est essentiellement vers ce médium qu’ils se tournent pour délivrer des messages aux formes graphiques reconnaissables. Totalement opposé à la publicité, le collectif se revendique comme auteur d’un graphisme d’utilité publique, un graphisme politique, c’est-à-dire une « conscience d’agir sur le territoire social. »* Ainsi, « le graphisme d’utilité publique, qui concerne tout ce qui n’est pas le commerce, 91| YOBÉ, Valérie, et alii, op. cit. p. 1 92| Ibid, p. 2

Si l’on en croit les mots de Valérie Yobé, commissaire de l’exposition Pendant ce temps-là en France…, qui parle précisément de l’affiche « engagée » à travers le travail de différents collectifs et graphistes contemporains, on retrouve des formulations très proches des définitions de l’innovation sociale que nous venons de voir . « Héritiers de ceux qui ont donné une voix en images et en mots aux mouvements sociaux, politiques et culturels depuis mai 1968, ils travaillent à leur façon à créer des aires de dialogue, de partage, tout en contribuant à fabriquer la ville, à revitaliser son environnement ou à mettre en relation ses habitants. Leurs pratiques constituent une véritable force vive au sein de la société française, un contre-pouvoir réfléchi et conçu comme une alternative aux technocraties de ce monde 91 » et « ils recherchent des actions de proximité plutôt que des grands coups de communication 92 ». Cela me permet d’avancer l’idée que ces différentes pratiques de design graphique « engagé » peuvent tout à fait s’inscrire dans des questionnements sociaux. Est-il pourtant question d’innovation sociale ? Bien des fois, les graphistes sont au service d’une cause, d’un groupe III


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politique, ils proposent des images qui seront ensuite utilisées par le citoyen, le militant, comme on vient de le voir avec l’École de la Montagne Rouge. On se place dans un mode opératoire de commande du graphisme, un schéma de service, tel qu’on l’évoquait en première partie, même si les groupes de graphistes font cela de leur propre initiative et ont carte blanche. Bien que ce mode de création puisse présenter des aspects pratiques non-négligeables (rapidité d’exécution, approche esthétique pointue…) et une qualité indéniable, il ne présente pas d’innovation sociale dans la manière de permettre l’expression des citoyens. Cependant, et de plus en plus, certains graphistes ou collectifs proposent de nouveaux formats de créations, plus directement liés aux personnes concernées, avec un aspect plus collaboratif. Ce sont à mon sens ce type d’expériences collaboratives, et c’est ce que je défends tout au long de cette étude, qui semble le plus intéressant, si l’on cherche de l’innovation sociale. Tout en prenant en compte un riche et récent héritage laissé par l’histoire de l’affiche et du design graphique, ces expériences visent à se réapproprier l’espace public

est né à ce moment-là en France. Comme la société vise à ce que le commerce envahisse tout, l’image est un terrain de lutte permanent ».* Il ne fait aucun doute aujourd’hui que Grapus a laissé une marque indélébile dans l’histoire du graphisme, et qu’il est à l’origine d’une revendication engagée du graphisme, dans le sens d’un engagement politique et social.

Grapus, Sélection d’affiches, pas de date. Techniques mixtes. * BERNARD, Pierre, «  Pierre Bernard, conscience sociale du graphisme, disparaît à l’âge de 73 ans », dans Télérama [en ligne]. Rubrique Hommage, mise en ligne le 24 novembre 2015. Consulté le 14 octobre 2017. URL : http://www.telerama.fr/

Ne Rougissez Pas ! est un collectif artistique mêlant graphistes, sérigraphes, illustrateurs, artistes, architectes… Ils s’inscrivent de manière évidente dans

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collaborer activement, innover socialement une transdisciplinarité à vocation sociale et politique, mettant en lumière et en action le citoyen et questionnant l’espace urbain tout comme l’espace rural. Leurs actions vont des ateliers participatifs à l’accompagnement créatif de revendications, en mêlant des compétences de graphisme, de scénographie avec des techniques majoritairement artisanales (gravure, sérigraphie…). Ils poursuivent ainsi des logiques de « Do It Yourself », de travail libre de droit, et de démocratisation de leurs pratiques. Constituée à l’occasion du Printemps Érable, une grève générale et historique des étudiants québécois en réaction à la potentielle augmentation des droits d’inscription à l’enseignement supérieur, l’École de la Montagne Rouge rassemble majoritairement des étudiants du baccalauréat (équivalent de la licence) en design graphique de l’UQAM. Comme ils l’expliquent sur leur site, ce mouvement « propose une approche esthétique différente et originale des mouvements de révolution, ainsi qu’une façon alternative de laisser une trace de ce Printemps québécois »*.

comme espace d’expression tout en permettant aux constructeurs de cet espace, les citoyens, de mettre les mains à la pâte, de fabriquer euxmêmes les mots et les images dans lesquels ils s’engagent. Nous pourrions évoquer à nouveau le projet Affichons ! Affichons ! pour illustrer notre propos, mais il existe également d’autres expériences qui témoignent de l’intérêt de recourir au design graphique pour porter une action sociale. Je pense notamment au projet d’Audrey Pucinelli, qui apporte sa sensibilité à la typographie pour permettre à des manifestants de créer une écriture reconnaissable par les pouvoirs publics.

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97 Ils revendiquent leur inspiration des mouvements français de mai 1968 et se font créateurs d’images et de slogans pour la contestation. Leurs actions se limiteront à ce contexte très précis puisque le groupe sera dissous dès la fin des revendications, en septembre 2012.

École de la Montagne Rouge, Photographie de l’atelier, 2012. Photographie. * ÉCOLE DE LA MONTAGNE ROUGE, « À propos », dans École de la Montagne Rouge [en ligne]. Mise en ligne en 2012. Consulté le 14 octobre 2017. URL : http:// ecolemontagnerouge.com

Valérie Yobé est à la fois graphiste, commissaire d’exposition et professeure agrégée à L’université du Québec en Outaouais. Son travail et son enseignement interrogent les changements sociaux et l’innovation culturelle.

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collaborer activement, innover socialement

Graphisme collaboratif avec SPLF45

une expérience menée par Audrey Pucinelli, durant la première moitié de l’année 2017

Audrey Pucinelli, Préparation des panneaux, 2017. Photographie.

Dans le cadre de son DNSEP, Audrey Pucinelli rencontre le collectif pour un site préservé entre Loire et forêt (SPFL45), qui cherche à empêcher le projet « Village Oxylane », centre commercial s’installant sur des terres encore boisées et cultivées aux abords à Saint-Jean de Braye, commune limitrophe d’Orléans, de voir le jour. Ses membres s’appuient alors sur une action citoyenne, relayée notamment par la presse, sur des manifestations, des lettres ouvertes ou des pétitions. S’intéressant à la création partagée et aux cultures du libre, l’initiatrice de l’expérience décide de se mettre au service du collectif pour concevoir des armes en mots et en images, afin de rendre leurs revendications plus impactantes auprès des autorités publiques.

La designeuse rassemble alors les membres du collectif lors d’ateliers destinés à concevoir slogans Audrey Pucinelli, Durant une manifes- et images à partir d’une typogratation (panneaux), 2017. Photographie. phie qui sera également créée de manière collaborative. Cette typographie, la Géorama, s’appuie sur des plans du site que le collectif se bat à préserver, et en extrait les formes qui serviront

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de base pour créer les différents glyphes de la typographie. Cette dernière permettra par la suite aux bénévoles de créer, ensemble et avec l’initiatrice des ateliers, des panneaux servant durant les manifestations, avec des moyens techniques très simples (formats de papiers colorés en A4 ou A3, imprimés en noir), la force de l’image étant donné par l’aspect original de la Géorama. Audrey Pucinelli produira également différentes éditions afin de retracer son parcours avec le collectif et de fournir la documentation concernant la typographie créée.

Audrey Pucinelli, Géorama (spécimen typographique), 2017. Impression numérique.

Audrey Pucinelli, Géorama (spécimen typographique), 2017. Impression numérique. + SPLF45, « Qui sommes-nous ? », dans SPLF45 [en ligne]. Pas de date de mise en ligne. Consulté le 27 septembre 2017. URL : http://splf45.blogspot.fr + PUCINELLI, Audrey, audrey pucinelli [en ligne]. Pas de date de mise en ligne. Consulté le 27  septembre 2017. URL  : http://audreypucinelli.com/ + PUCINELLI, Audrey, « Graphisme collaboratif », dans étapes : [en ligne]. Mise en ligne le 4 septembre 2017. Consulté le 26 septembre 2017. URL : https://diplomes2017.etapes.com/graphisme-collaboratif-14152

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collaborer activement, innover socialement

Une répercussion au niveau social Alors que nous avons pu trouver un point d’ancrage précis du design graphique au sein des dynamiques d’innovations sociales, il convient de se poser la question de l’impact de tels modes de création collective. On prend alors conscience que l’impact social d’une expérience collaborative de design graphique est quelque chose d’assez difficile à aborder. Premièrement, lorsqu’on conçoit une telle expérience, il est périlleux de s’imaginer avec exactitude comment les futurs collaborateurs vont réagir, on va de supposition en supposition mais il est toujours important de garder une marge de manœuvre pour réadapter son expérience en fonction de l’impact immédiat que celle-ci aura sur les individus y prenant part. Mais il est d’autant plus difficile de savoir de quelle manière une expérience va pouvoir ou aura pu ouvrir le collaborateur à de nouvelles mentalités, à une nouvelle manière de penser, d’agir, de se comporter au sein de la société. En bref, quel est l’effet que l’expérience aura eu sur l’expérimentateur ? Il n’existe, à ma connaissance, aucun outil ou aucune méthode pour mesurer l’impact qu’aurait de telles expériences (qui elles-mêmes sont déjà si peu nombreuses). Seulement, ne serait-il pas pertinent, lorsqu’une des visées des types d’expériences que nous étudions ici est la recherche d’un bien-être renouvelable et commun, d’avoir les moyens de savoir si tel ou tel événement affecte le bien-être d’un individu, et si ce changement, lorsqu’il est positif, peut être mis à l’échelle d’un groupe voire d’une société ? Ne serait-il pas intéressant de savoir quels paramètres (le comportement, le type de lien social, la manière de travailler, ou de créer…) sont modifiés par la participation à des expériences collaboratives, et si ces changements s’inscrivent dans la mouvance générale de l’innovation sociale ? De tels outils pourIII


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raient aussi permettre aux designers eux-mêmes d’aborder la conception de ces expériences avec une approche plus prédictive, de cibler un but précis dans le propos à véhiculer, dans les besoins que seraient censés recouvrir une telle expérience. Avant même cela, ils permettraient de mener des enquêtes afin de savoir comment des expériences passées ont pu transformer les contextes initiaux dans lesquels elles se sont implantées, et si ces transformations ont été bénéfiques. Bien sûr, l’étude de cas suffit parfois à donner les réponses à ces interrogations, mais, en étant loin d’être systématique, elle ne semble pas tenir du réflexe dans les pratiques actuelles. Alors, quels outils d’évaluation apporter aux initiateurs pour leur permettre de mesurer l’impact des expériences qu’ils ont choisies ou qu’ils choisiront de mener ? La question ne rentre pas dans la problématique de notre étude, mais elle permet de questionner l’avenir de nos expériences collaboratives de design graphique et de leur inclusion dans les logiques d’innovation sociale. C’est à l’issue de cette constatation que nous pouvons résumer en quoi les innovations sociales se rapprochent des modalités des expériences collaboratives de design graphique : elles se placent dans des contextes locaux et particuliers, sont des terrains d’expérimentation et de formation de la pensée critique et utilisent la collaboration pour créer des dynamiques créatives. En plus de ce rapprochement, nous avons pu déterminer l’utilité particulière du design graphique dans cette approche sociale, comme accompagnateur de revendications et créateur de dialogues citoyens. C’est alors que nous avons pu nous interroger sur la manière dont pouvait et devrait être mesuré l’impact provoqué au sein de la société par ces expériences. Expériences collaboratives et innovation sociale



Conclusion


collaborer activement, innover socialement

L’analyse d’expériences collaboratives de design graphique nous a permis, tout au long des deux premières parties de cette étude, de construire différents critères relatifs à cette modalité de création. Du côté du designer, nous avons pu constater que l’expérience requiert un savoir-faire particulier qui, bien qu’issu des méthodes du design, implique des questionnements nouveaux pour le designer graphique habitué à un cahier des charges de commande. Ainsi, nous avons mis en lumière l’importance capitale de concevoir une expérience directement ancrée dans son contexte. Nous avons aussi relevé les différentes problématiques que soulevait l’inclusion d’un public pour en faire les collaborateurs de l’expérience, c’est-à-dire la manière de les rendre volontaires et de créer un environnement propice à la collaboration. Enfin, il était nécessaire de relever la position particulière dont se dotait le designer, en tant qu’initiateur de l’expérience, et, notamment, l’analogie qui pouvait être faite, sur certains points, avec le rôle du pédagogue. Du côté des collaborateurs, après avoir précisé l’absence de hiérarchie entre l’amateur et le designer professionnel, qui nous a permis de dévoiler les apports du collaborateur au sein de l’expérience, il nous a été possible de nous attacher aux relations mises en jeux au sein de ce procédé créatif particulier. Nous avons alors pu clarifier une définition des interactions qui semblait justifiée dans ce contexte, pour ainsi révéler le rôle nouveau du public, véritablement actif dans les enjeux de la création et de la production d’œuvres. Nous avons alors attiré l’attention sur la possibilité et la potentialité positive de l’erreur au sein d’une expérience collaborative de design graphique. Tout cela nous a amené à comparer les différents points qui nous ont permis de définir l’expérience collaborative de design graphique avec les caractéristiques d’une innovation sociale. Ainsi, après avoir évacué les distinctions entre innovation sociale et design social en les assimilant, nous avons pu remarquer que l’innovation sociale doit aussi se placer dans III


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un contexte précis et particulier pour fonctionner, qu’elle se nourrit d’expérimentations et permet de repenser l’environnement de ceux qui y prennent part. Or, cela la rapprocherait finalement de n’importe quel processus de design. Seulement, nous n’étions pas au bout de notre analyse et il a fallu mettre en lumière la collaboration comme principe même d’une innovation pour la rapprocher d’une modalité d’expérience collaborative. C’est de cette manière que nous avons effectué des rapprochements avec certaines nécessités incluses dans les problématiques du design graphique, comme la volonté de porter un message, qui nécessite des facultés graphiques, ou la nécessité de faire trace de sa réflexion sur notre environnement. Alors, seulement, nous arrivons à cette conclusion que le design graphique peut effectivement s’inscrire dans une démarche d’innovation sociale de par le fait qu’il n’est pas seulement un outil annexe de communication mais bien le fondement et le vecteur de revendications, ainsi qu’une manière de créer le dialogue de manière innovante. Cependant, il est bien sûr nécessaire de rappeler à quel point le champ d’action de l’innovation sociale est vaste et assemble toute sorte d’enjeux (de lutte sociale comme de développement durable). Le design graphique n’offre qu’une des possibilités de la mettre en œuvre, par la conception d’expériences collaboratives impliquant différents acteurs de l’innovation (des citoyens, des minorités, etc.). Et Ezio Manzini de nous rappeler que « le design pour l’innovation sociale n’est pas une nouvelle discipline du design. Il s’agit de l’application de ce que devrait être le design aujourd’hui 93 ». Sans être aussi tranché dans ma formulation, je garderais le début de sa proposition pour soutenir que l’impact social peut provenir de n’importe quelle discipline du design, dont, évidem- 93| ”Design for social innovation is not a new design discipline. It is the ment, le design graphique. application of what, today, design should be.” MANZINI, Ezio, op. cit. p. 59

Conclusion


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Vidéos et reportages « Fablab : place à la débrouillardise », Futuremag [reportage TV], arte, 2014.


Remercie­ ments & colophon Merci à ma tutrice, Sandra Chamaret, d’avoir supporté mes élucubrations abstraites, Merci à ma famille de me soutenir dans ce que je fais, même si cela leur semble parfois flou et compliqué. Merci à Garance d’être une personne formidable, de relire mon mémoire alors qu’elle en écrit un également, et de m’écouter raconter ma vie, Merci à Pierre-Baptiste de m’aider à faire des phrases plus courtes, Merci à Léonie de me relire et de faire ensemble des chorégraphies en leggings argentés, Merci à Violette, Claire et Clémence de faire partie de ma vie, Merci à tous les DV5, grâce à vous il y a toujours le réconfort après l’effort (et ce même quand l’effort est moindre) ! Merci à Ru Paul, Merci à toutes les personnes que j’ai oublié de remercier, Et merci à Jérémy.

PAS imprimé à la Haute École des Arts du Rhin. Imprimé au Boulevard, à Strasbourg, en décembre 2017, sur papier Pollen gris acier 120 g/m². Couverture Papier Lana couleur noir 120 g/m² et carton gris sérigraphié à la Haute École des Arts du Rhin. Typographies Résistance Adobe Garamond Pro Certa Sans Chêne Tanguy Atelier Didactique Visuelle Tutrice : Sandra Chamaret 2017



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