maximino matus ruiz
La fragmentation des frontières nationales et l’assemblage des paysages alimentaires Des aliments mexicains aux États-Unis à la nourriture internationale au Mexique
introduction Il n’est pas rare, aux États-Unis, dans les quartiers où plusieurs communautés
Maximino Matus Ruiz, docteur en sociologie, spécialisé en anthropologie sociale, est chercheur au centre INFOTEC, CONACYT, Mexico.
d’immigrés latino-américains se sont regroupées, de voir que l’on commercialise des produits liés à leurs pays d’origine. En effet, la vente d’aliments crus ou cuisinés, de façon itinérante, chez l’habitant ou dans des restaurants formellement établis, est une pratique courante, et les principaux consommateurs sont ces mêmes migrants. Ils incorporent aussi dans leur propre régime alimentaire de la nourriture de la société d’accueil et des différentes ethnies avec lesquelles ils cohabitent. À titre d’exemple, certains restaurants mayas-yucatèques de San Francisco proposent des aliments asiatiques et italiens dans leurs menus. On observe un phénomène similaire dans la ville de Mexico, où des établissements et restaurants vendent des produits colombiens. Ces espaces sont fréquentés par des immigrés d’Amérique
page précédente Restaurant américain, Oxcutzcab, Yucatán, Mexique, 2011.
du Sud mais aussi par des latino-américains de passage, qui à l’étranger s’identifient à ce paysage alimentaire et contribuent à sa traduction en encourageant la commercialisation de leurs gastronomies nationales. Le métissage des pratiques alimentaires des migrants dans leurs lieux de destination affecte aussi les membres des communautés d’origine : les aliments et leur
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valeur symbolique ne sont pas seulement transportés par les populations migrant
monde extérieur : à travers ses qualités picturales et graphiques, sa spatialité et
du sud vers le nord du continent américain, mais aussi dans l’autre sens. Leur
ses formes de connexion individuelle avec la communauté2”. Plusieurs chercheurs
chemin est parfois dévié avant d’arriver à destination finale. Tel est le cas de la
ont analysé les implications idéologiques de ces représentations du paysage3. Ils
2. Denis Cosgrove, “Modernity,
communauté maya d’Oxcutzcab, dans le sud-ouest du Mexique, où l’on trouve une
ont particulièrement mis l’accent sur leurs relations avec la logique de reproduction
Journal of Material Culture, vol. 11,
variété de restaurants de cuisine asiatique, italienne, française, salvadorienne et
capitaliste et l’hégémonie de l’État-nation ; la cohérence dans la représentation
n° 1-2, 2006, p. 49-66.
“étatsunienne”. Depuis peu, certains produits caractéristiques de ces gastronomies
masque l’exploitation et l’exclusion d’un nombre infini d’acteurs.
Vision: Landscape Imagery and
partir d’observations participatives et d’interactions avec des propriétaires,
National Identity in England and the
Les études menées sur le paysage ont incité d’autres chercheurs à reprendre ce
tien ou le bouleversement des pratiques alimentaires des populations migrantes
terme pour analyser ses connexions avec l’alimentation à travers la notion de
1993 ; Don Mitchell, The Lie of the
induit des répercussions à caractère transnational. Elles contribuent en effet non
“paysage alimentaire” (foodscape). Ce concept a été proposé initialement par
Land: Migrant Workers and the
seulement à la fragmentation des frontières territoriales, en faisant circuler clan-
Gisèle Yasmeen en 1996, dans sa thèse de doctorat sur le genre, la nourriture et
University of Minnesota Press, 1996 ;
destinement les aliments, mais favorisent aussi l’assemblage de panoramas alimen-
l’espace public à Bangkok ; “le paysage alimentaire, issu du paysage, est un terme
William J. T. Mitchell, Landscape and
taires liés à des territoires étrangers, et leur transposition dans un nouvel
utilisé pour décrire le procédé d’observation d’un lieu à travers le prisme de la
Press, 2002 ; Kenneth R. Olwig,
United States, Cambridge, Polity Press,
California Landscape, Minneapolis,
Power, Chicago, University of Chicago
nourriture pour mettre à jour les relations humaines ”. Pauline Adema, dans sa
“Representation and Alienation in the
Nous explorerons ces sujets à partir de la description de certaines pratiques des
thèse traitant des “paysages alimentaires festifs” à Gilroy, Texas, reprend ce concept
Geographies, n° 12, 2005, p. 19-40.
membres de différentes communautés migrantes, concourant au déplacement et
pour le définir ainsi : “lorsque l’on associe un lieu à une alimentation et que l’ali-
4. Gisèle Yasmeen, “Plastic Bag
à la traduction des paysages alimentaires entre les États-Unis et l’Amérique latine.
mentation devient emblématique de ce lieu, alors le paysage communal se convertit
Restaurants: Public and Private in
Nous déterminerons, en premier lieu, les concepts clés utilisés pour analyser l’infor-
en paysage alimentaire. Lorsqu’une localité met en scène son identité à travers
Bangkok’s Foodscape”, in Carole
mation ethnographique recueillie1, puis nous aborderons le transport des aliments
l’alimentation, alors elle se convertit en paysage alimentaire festif5”. D’après ces
latino-américains depuis les États-Unis et la Colombie vers la ville de Mexico où
différentes perspectives, un paysage alimentaire émerge lorsque la nourriture
Londres-New York, Routledge, 2008,
ils sont commercialisés. Nous évoquerons ensuite les particularités du transport
devient une entité primordiale de définition du paysage d’un lieu, d’une région
Public Eating, Gender Relations and
des produits comestibles oaxaquéniens-zapotèques distribués dans les commerces
ou d’une nation ; elle fournit un champ sémantique tel que les éléments constitutifs
Urban Change [1996], Bangkok, White
de Los Angeles (Californie). Puis nous analyserons le transport des aliments maya-
d’un paysage s’organisent en fonction de certains aliments. Ceci s’exprime selon
5. Pauline Adema, Festive Foodscapes:
yucatèques vers San Francisco (Californie) ainsi que le cas des cuisines interna-
diverses modalités : festivals, restaurants, emballages, etc. De la même manière
Iconizing Food and the Shaping of
tionales dans la communauté d’Oxcutzcab (Yucatán). Enfin, nous tâcherons
que les représentations du paysage, les paysages alimentaires, lorsqu’ils entrent
Austin, University of Texas, 2006,
d’identifier les grandes tendances qui se dégagent des différents cas évoqués et
sur le marché sous forme de produits, conservent une relation indirecte avec l’onto-
chap. VI.
discuterons de la pertinence de créer des lois d’exception pour ces aliments venus
logie physique d’un lieu6.
de l’étranger, majoritairement échangés entre communautés migrantes.
4
Tim Ingold a critiqué les études de paysage qui ne dégagent que la dimension expressive du phénomène, c’est-à-dire ses représentations7. Il propose, quant à lui,
présentées ici ont été obtenues à l’issue d’entretiens libres et semi structurés, à
3. Voir Stephen Daniels, Fields of
internationales font même partie des rituels communautaires. De la sorte, le main-
environnement.
1. Les informations ethnographiques
Community and the Landscape Idea”,
transport, traduction et contestation des paysages alimentaires
des employés, des distributeurs et des consommateurs travaillant dans le
Political land-scape”, Cultural
Housewives and Postmodern
Counihan et Penny Van Esterik (dir.), Food and Culture: A Reader, p. 523-538 ; et Bangkok’s Foodsape:
Lotus Press, 2006.
Identity and Place, Ph.D. dissertation,
6. Voir Josée Johnston, Andrew Biro et Norah Mackendrick, “Lost in the Supermarket: The Corporate-Organic Foodscape and the Struggle for Food Democracy”, Antipode, vol. 41, n° 3,
une approche phénoménologique où les organismes aussi bien que les choses sont
2009, p. 509-532.
connectés par l’extension de leurs “lignes fluides de vie”. Ingold soutient qu’avec
the Environment: Essays in Livelihood,
la modernité, ces lignes ont été fragmentées en points, en majorité au service du
Dwelling and Skill, Londres-New York,
7. Voir Tim Ingold, The Perception of
Routledge, 2000 ; et Lines: A Brief
commerce et la restauration à Los
En reconstituant le réseau sémantique reliant le terme d’origine germanique
capital et de l’État-nation. Il en résulte qu’aujourd’hui, on voyage d’un point A à
History, Londres-New York, Routledge,
Angeles, San Francisco, Mexico, Oaxaca
Landschaft au terme anglo-saxon landscape, Denis Cosgrove affirme que “l’idée
un point B sans savoir ce qui se joue au milieu ; nous occupons l’espace au lieu de
2007 [Une brève histoire des lignes,
(Yucatán) entre 2005 et 2012.
de paysage” est “une forme moderne caractéristique de voir et de représenter le
l’habiter. Dans la continuité de cette argumentation et en reprenant la théorie des
Bruxelles, Zones sensibles, 2011].
54
la fragmentation des frontières nationales et l’assemblage des paysages alimentaires
la fragmentation des frontières nationales et l’assemblage des paysages alimentaires
et dans la communauté d’Oxcutzcab
traduit de l’anglais par Sophie Renaut,
55
mondes de vie – Umwelt – de Jakob von Uexkül8, je proposerai ici une approche
la façon dont le transport clandestin d’aliments entre les États-Unis et des pays
phénoménologique des paysages alimentaires selon la conception suivante : la
latino-américains favorise l’assemblage de paysages alimentaires dans des territoires
forme spécifique à travers laquelle les organismes se rattachent à leur environne-
différents de ceux auxquels ils sont habituellement associés. Nous soutiendrons
ment et perçoivent d’autres organismes et choses, dans le but de s’approvisionner
l’idée selon laquelle l’assemblage de la représentation et de l’expérimentation du
en nourriture et d’éviter d’être mangés. Dans le cas spécifique des humains, un
paysage favorise l’émergence d’une économie dont la reproduction est fondée sur
paysage alimentaire organisé selon des lignes fluides de vie peut, par exemple,
la transmission d’une passion11 pour les aliments provenant d’au-delà des
être celui d’un paysan qui cultive du maïs pour sa consommation personnelle. À
frontières.
l’inverse, un paysage alimentaire où les lignes fluides de vie ont été fragmentées
aliments sud-américains à mexico
en points est un paysage d’aliments “ethniques” et “exotiques” venus des “pays du sud” et commercialisés dans les “pays du nord”, avec des légendes et représentations de paysage dénotant une origine idéalisée. Ainsi, les consommateurs du nord
Durant les années 1990, un Mexicain connu sous le nom de “El Paisa12” eut la riche
achètent et mangent des aliments provenant d’un point A et vendus en un point
idée de vendre des aliments d’origine colombienne dans un marché de la ville de
B sans savoir ce qui se passe entre les deux.
Mexico. Par le fruit du hasard, ce marché se trouvait rue Medellín, dans le quartier
En guise d’alternative aux perspectives privilégiant l’analyse de la représentation ou de l’expérimentation du paysage, on peut affirmer, en accord avec les chercheurs
de la Colonia Roma, si bien qu’il était plus couramment appelé “le marché de Medellín” que par son nom d’origine, Melchor Ocampo.
canadiens, que si les paysages alimentaires regroupent des éléments de matérialité
Les occupants du marché commercialisant des produits colombiens, interrogés
et d’idéologie, ces espaces, dans la pratique, sont aussi contestés par les acteurs
en 2012, se souviennent que leur vente avait été impulsée par l’arrivée au Mexique
qui luttent pour définir leur terrain d’action politique et leurs moyens d’accès à la
d’un container chargé d’aliments frais – pommes de terre créoles (papas criollas),
nourriture9. À titre d’exemple, les pratiques des migrants pour transporter et
figues (brevas), parépous (chontaduras) et boîtes de conserve – provenant de
introduire clandestinement des aliments dans différents pays remettent en cause
Colombie. El Paisa acquit ces produits et les distribua aux différents maraîchers.
le rôle des entreprises transnationales et de l’État-nation dans la commercialisation
Peu de temps après, un second container arriva avec des sodas et des jus de fruits
et l’établissement de normes régulant la circulation de vivres venues de l’étranger.
colombiens, et un troisième suivit avec du pain et des galettes. Au début, la demande
Dans ce sens, les normes de qualité – officielles et populaires – de différents paysages
était plutôt faible, mais elle s’accrut au fur et à mesure de l’augmentation du nombre
alimentaires – d’origine et de destination – peuvent entrer en conflit. Ces popula-
de réfugiés et de migrants colombiens, dans les années 1990, en raison de la guérilla
tions de migrants se trouvent donc obligées de trouver des alternatives pour
et du narcotrafic. D’autres commerçants affirment que la vente d’aliments colom-
A Picture Book of Invisible Worlds”
introduire clandestinement leurs aliments dans les pays où ils résident ou tran-
biens sur le marché de Medellín a été déterminée par la vive impression que
11. Voir Bruno Latour et Vincent
[1934], Semiotica, vol. 89, n° 4, 1992,
sitent10. À la différence des consommateurs de produits “ethniques” et “exotiques”,
causèrent deux femmes colombiennes sur El Paisa qui, pour ne point décevoir ses
Lépinay, The Science of Passionate
9. Voir Josée Johnston et al., op. cit.
la majorité des migrants connaissent les lignes fluides de vie qui unissent les points
clientes potentielles, s’engagea à se procurer les produits demandés. Sa recherche
Tarde’s Economic Anthropology,
10. Voir Maximino Matus Ruiz,
A et B et les acteurs qui les parcourent pour rassembler les paysages alimentaires
passionnelle mis sur sa route un container de produits colombiens dont il se fit
Chicago, Prickly Paradigm Press, 2009
en dehors de leurs territoires d’origine.
l’acquéreur de manière impulsive ; pour minimiser les pertes économiques, il se
Introduction à l’anthropologie
Plutôt que de mettre en avant les lignes de vie des organismes et des choses qui
mit à les solder à des occupants du marché. Mythe populaire ou réalité oubliée,
économique de Gabriel Tarde, Paris,
(dir.), La Paradoja de la calidad.
habitent les paysages au détriment des représentations du paysage, nous nous
toujours est-il que, grâce à l’audace d’El Paisa, le marché de Medellín est rapidement
12. Le terme “paisa” s’emploie
Alimentos mexicanos en América del
interrogerons sur la façon dont les paysages alimentaires sont constitués et conti-
devenu le centre névralgique du Mexique pour se fournir en produits
familièrement pour désigner les
2011, p. 229-254.
nuellement contestés par une diversité d’acteurs. Nous verrons plus particulièrement
colombiens.
d’Antioquia, Colombie.
56
la fragmentation des frontières nationales et l’assemblage des paysages alimentaires
la fragmentation des frontières nationales et l’assemblage des paysages alimentaires
8. Jakob von Uexküll, “A Stroll Through the World of Animals and Men:
p. 319-391.
“Construyendo y debatiendo la calidad del quesillo artesanal oaxaqueño en Los Ángeles (California)”, in Guadalupe Rodríguez Gómez et Kirsten Appendini
norte, México, El Colegio de México,
Interest: An Introduction to Gabriel
[La Science des intérêts passionnés.
La Découverte, 2008].
populations originaires de la région
57
58
L’offre d’aliments colombiens sur ce marché s’est alors diversifiée en fonction
de l’une de ses plus grandes paroisses à quelques pâtés de maison du marché.
des demandes particulières des consommateurs aux commerçants, lesquels ont
Après la célébration de l’office, le week-end, des Brésiliens s’y rendaient pour
vite fait de découvrir diverses alternatives pour s’approvisionner. La livraison des
acheter des produits colombiens et vénézuéliens et se mirent, à leur tour, à solliciter
commandes spéciales ne tardait, en général, pas plus d’un mois. Selon les témoi-
des aliments de leur pays. Pour se pourvoir, le commerçant contracta des alliances
gnages de vendeurs, quand il s’agissait de fruits ou de légumes colombiens, interdits
avec des distributeurs d’importation de produits latino-américains depuis les
au Mexique, il fallait agir avec précaution avant d’accepter de fournir ses clients,
États-Unis. Puis, à sa demande, ses clients brésiliens l’ont mis en contact avec une
au risque d’être sanctionné par les autorités sanitaires. Pour passer commande, le
personne sachant cuisiner des plats nationaux. Dès lors, il est ainsi ravitaillé en
client devait solliciter à plusieurs reprises le commerçant et gagner sa confiance.
chorizo de res (chorizo de viande de bœuf) et pao de queijo (pain au fromage)
Une fois assuré de la bonne foi de l’acheteur, le produit était livré.
faits maison.
Progressivement, les migrants voyageant de ou vers la Colombie prirent l’habi-
À partir des années 2000, certains migrants s’associent et créent leur propre
tude de rendre visite aux propriétaires de ce type de commerces pour réaliser une
société de transport d’aliments colombiens entre les États-Unis et le Mexique. Ces
commande spéciale ou leur proposer des produits ; la revente d’aliments contri-
produits sont distribués au marché mais aussi aux restaurants établis dans la
buant souvent à financer le voyage en avion. De même, certains commencèrent à
capitale. Carlos, étudiant colombien installé à Mexico pour suivre une maîtrise en
proposer des plats colombiens faits maison aux marchands ; ainsi, patacones,
économie, est l’un de ces entrepreneurs. Il travaille dans une entreprise de conseils
pain, arepas et tamales apparaissent sur les étalages. Les occupants du marché
puis, mis en relation avec d’autres Colombiens vivant au Mexique, fait la connais-
de Medellín se mirent eux aussi à faire des aller-retour en Colombie pour se ravi-
sance d’Alejandra à l’occasion d’une fête entre compatriotes. Elle lui confie qu’elle
tailler directement en nourriture et la transporter par avion au Mexique. Puis, avec
a déjà transporté des aliments colombiens par avion pour les revendre au marché
le temps, ils se sont investis dans la commercialisation d’aliments mexicains en
de Medellín et aux restaurants, mais qu’elle y a mis un terme car ce n’était pas
Colombie. Mais ne possédant pas d’accréditation officielle pour le transport entre
rentable. Carlos connaissait, à cette époque-là, une boutique de produits colombiens
les deux pays, ces “passeurs” devaient faire preuve d’astuces pour contourner la
à McAllen, au Texas. Il propose donc à Alejandra de créer une société pour faire
sécurité frontalière des aéroports. Leur principal stratagème était de distribuer la
venir des aliments par cette voie, et à Felipe, un ami colombien détenteur d’un visa
marchandise en petites quantités à différents accompagnateurs et de voyager à
pour les États-Unis, de s’associer. Ainsi, Alejandra apporterait son expérience des
des heures où les douaniers sont moins vigilants.
circuits commerciaux et ses contacts au sein de la communauté colombienne à
Un commerçant nous confie qu’à partir des années 2000, des migrants vénézué-
Mexico, Felipe son visa et Carlos sa voiture pour les voyages et ses compétences
liens se sont intéressés à leur marché, à la recherche d’aliments de leur pays, souvent
en économie. Leur société fonctionna pendant l’année 2007. Comme tous travail-
surpris de trouver des produits vénézuéliens vendus sous une marque colombienne.
laient en semaine, les voyages à la frontière nord du Mexique se faisaient le week-
Il leur expliquait que le produit était identique, mais que l’entreprise de production
end. La traversée débutait le vendredi à 21 h. Carlos conduisait d’un trait de Mexico
avait dû migrer en Colombie pour parer à une éventuelle expropriation du gouver-
à Reynosa, qu’ils atteignaient à 10 h le lendemain matin. Carlos se reposait alors
nement de Hugo Chávez. Il nous dit aussi qu’avant de voyager au Venezuela,
à l’hôtel et Alejandra et Felipe traversaient la frontière pour se fournir en produits
certains migrants venaient lui acheter des aliments “vénézuéliens” qui ne se
colombiens dans la boutique de McAllen. Ils privilégiaient les aliments emballés
commercialisaient plus là-bas, afin de les partager en famille ou avec leurs amis.
à ceux vendus en gros, pour une question de transport, à l’exception de la farine,
Depuis peu, le marché de Medellín offre aussi des aliments brésiliens. Ce nouveau
utilisée pour préparer les arepas. S’ils étaient arrêtés à la frontière, ils prétextaient
marché fleurit avec l’arrivée de l’église évangélique “Pare se sufrir” au Mexique
une fête de famille. Une fois à Reynosa, ils rangeaient les produits périssables dans
– filiale de l’Église universelle du Royaume de Dieu (IURD) au Brésil – et l’ouverture
des glacières et regagnaient Mexico dans la nuit du samedi, après minuit. De cette
la fragmentation des frontières nationales et l’assemblage des paysages alimentaires
la fragmentation des frontières nationales et l’assemblage des paysages alimentaires
59
façon, ils évitaient le point de contrôle phytosanitaire à 90 km de Reynosa. Aussitôt
villes, il émigra au Canada où il rencontra sa future épouse, d’origine mexi-
arrivés à Mexico, ils distribuaient les produits à plusieurs restaurants et vendeurs
caine. Quelques années plus tard, le couple déménage à Mexico et ouvre
du marché de Medellín. En général, ils récoltaient 1 500 dollars en revendant les
une boulangerie colombienne qui connaît vite un franc succès. En 2012, ils
aliments le double de leur prix d’achat ; une fois décompté l’argent du voyage, il
repartent pour le Canada car il obtient le statut de réfugié politique, avec
leur restait un bénéfice d’environ 600 dollars. Les restaurants étaient leurs meil-
l’intention d’ouvrir un restaurant colombien-mexicain. Le restaurant colom-
leurs clients car ils réglaient en espèces et avaient toujours besoin de ce type de
bien qu’il tenait à Mexico dans les années 1990 exposait une partie de son
produits.
œuvre ; plusieurs murs étaient couverts de photos et posters de la Colombie
Après plusieurs expériences plus ou moins fructueuses, Carlos abandonne cette
et sur les tables, on faisait la promotion de destinations touristiques. Ces
activité. Il est toutefois persuadé que ce commerce aurait pu être luxuriant s’il
objets reproduisent pour la plupart des éléments de paysage intimement
avait travaillé avec les bonnes personnes. Lors de notre entretien, il nous confie
liés au vécu de l’artiste, et l’ensemble est représentatif de la Colombie. Ces
qu’en 2007, la demande d’aliments colombiens au Mexique était très importante
signes évoquent des paysages géographiques habités ou occupés13 et, en les
et que beaucoup de produits avaient encore un grand potentiel. Mais en 2012, la
associant à la cuisine, on obtient l’assemblage d’un paysage alimentaire
demande avait considérablement chutée ; interrogé sur les causes plausibles de
colombien au Mexique.
Restaurant colombien, Mexico, 2011.
cet épuisement, il évoque la guerre contre le narcotrafic menée par le gouvernement de Felipe Calderón. Un vendeur du marché et le patron d’un restaurant
aliments oaxaquéniens à los angeles (californie)
colombien semblent partager cette opinion. Ils sont d’accord sur le fait que le
60
succès de la commercialisation de ces aliments, ces dix dernières années, allait
Dans les années 1980, des femmes zapotèques, originaires des Vallées centrales
probablement de pair avec la présence accrue de narcotrafiquants colombiens
et de la Sierra Norte oaxaquénienne14, réunirent différents acteurs pour distribuer
dans le District Fédéral et ses environs. En effet, on ne s’étonnait pas de voir
et commercialiser des aliments à leurs compatriotes immigrés. Certaines avaient
débarquer des hommes avec des sommes faramineuses et les dépenser au marché ;
déjà participé au commerce d’aliments à Oaxaca et à la vente dans la rue de plats
ils achetaient à deux ou trois commerçants et se faisaient livrer dans des caisses.
faits maison – tamales, atole – ou de fruits et légumes achetés au grand marché
Certains présument que ces commandes massives étaient des cadeaux des narco-
central d’approvisionnement de Los Angeles. Leurs clients d’alors étaient des
trafiquants aux femmes et familles avec lesquelles ils entretenaient des relations.
compatriotes venant des mêmes régions ou villages qu’elles et partageant les
À l’occasion, des groupes d’hommes venaient aussi s’approvisionner en eau de
mêmes goûts culinaires. Pour commercialiser ces aliments oaxaquéniens à Los
vie (aguardiente antioqueño) qu’ils achetaient en grande quantité, signe qu’une
Angeles, il était nécessaire de coordonner ce réseau avec de nouveaux acteurs
cargaison de drogue avait été livrée avec succès au Mexique ou aux États-Unis.
capables de transporter les denrées alimentaires requises depuis leur terre d’ori-
La dizaine de restaurants colombiens établis à cette époque étaient ainsi fréquentés
gine. Dans certains cas, la résidence ou la citoyenneté étatsuniennes suffisaient
par une clientèle qui ne surveillait pas ses dépenses et commandait à manger et
pour réaliser ces voyages. Si l’on ne possédait pas de papiers, on faisait appel à
13. Voir Tim Ingold, op. cit.
à boire en quantité.
un membre de la famille pour participer à l’entreprise. L’avion permettait d’ache-
14. Les Zapotèques sont un groupe
Selon certains, des restaurants auraient également servi au blanchiment d’argent
miner rapidement la marchandise avant qu’elle ne se dégrade ; les camions de
du sud du Mexique, composé de 570
du narcotrafic. On sait de source sûre qu’en 2011, un de ces restaurants était tenu
supermarché et les voitures assuraient ensuite le transport. Les coins de rue les
municipalités, 7 régions (Vallées
par un artiste colombien qui immigra aux États-Unis à la fin des années 1990, suite
plus fréquentés par les compatriotes et les maisons situées dans les quartiers de
Sierra Norte, Sierra Sur, la Mixteca, la
aux menaces d’un groupe de guérilleros qu’il avait critiqué dans une de ses œuvres.
Pico Unión, Oaxacatown, Santa Mónica et Mar Vista à Los Angeles sont ainsi
Costa) et 16 groupes ethniques, connu
Après avoir exercé comme boulanger, métier appris de son père, dans différentes
devenus des points de vente privilégiés.
taux très élevé d’émigration.
la fragmentation des frontières nationales et l’assemblage des paysages alimentaires
la fragmentation des frontières nationales et l’assemblage des paysages alimentaires
ethnique originaire de Oaxaca, un État
centrales, Istmo, Papaloapan, la Cañada,
pour sa population marginalisée et son
61
La diversification et l’augmentation du volume d’aliments commercialisés favo-
“Las Siete Regiones” fut l’un des premiers à ouvrir ses portes ; créé par Nadia,
risent une restructuration de l’espace de reproduction de ce marché florissant de
immigrée originaire de l’État de Chihuahua, mariée à un oaxaquénien originaire
l’offre et de la demande. Certains commerçants passent d’une échoppe ambulante
des Vallées centrales. Ce cas est paradigmatique lorsque l’on s’intéresse à
à une boutique ou un restaurant-cantine à domicile. Pour accéder à ces endroits, il
l’“authenticité” des paysages alimentaires. Le menu que propose Nadia est le fruit
faut connaître le propriétaire des lieux ou être introduit par un tiers ; le fait de s’y
d’un long processus de dialogue et d’interprétation entre personnes séparées par
rendre détermine l’identification en tant que compatriote et la reconnaissance du
des milliers de kilomètres et appartenant à des groupes ethniques différents, les
nouveau commerce en tant que tel. Seuls sont vendus des produits alimentaires, à
Zapotèques des Vallées centrales et ceux de la Sierra16. La clé de la réussite : la
jours et horaires fixes ; chaque visite demande d’être confirmée préalablement par
belle-mère de Nadia, Zapotèque vivant dans les Vallées centrales d’Oaxaca, lui
téléphone. De cette façon, les commerçants se protègent des autorités gouvernemen-
révélait ses secrets culinaires à travers de longues conversations téléphoniques,
tales régulant l’activité économique – ils agissent en toute illégalité en utilisant leur
tandis que sa belle-sœur goûtait et choisissait avec soin les produits qu’elle lui
domicile à des fins lucratives.
envoyait à Los Angeles, jusqu’à ce que leur qualité et leur authenticité soient
Mais les précautions employées s’avèrent insuffisantes. Face à ce marché en pleine
reconnues par la clientèle, en majorité des Zapotèques de la Sierra. Nadia faisait
expansion, les autorités étatsuniennes souhaitent réguler le trafic. À partir du moment
office de traductrice entre les différents groupes, qui sans se connaître se mirent
où trop de commerçants zapotèques se mettent à introduire des aliments oaxaquéniens
d’accord sur les saveurs appropriées des aliments oaxaquéniens et sur leurs modes
via l’aéroport de Los Angeles, en prétextant une consommation personnelle, les douanes
d’élaboration et de présentation les plus fidèles. Contrairement à l’opinion de Luce
interdisent leur passage. D’après les témoignages des inspecteurs, ce trafic viole les
Giard17, qui considère que les cuisines régionales françaises perdent de leur cohé-
normes de salubrité alimentaire en vigueur. Les commerçants se rabattent alors sur
rence interne une fois commercialisées dans les grandes villes, le cas ici exposé
la voie terrestre par la frontière Tijuana-San Isidro. Selon cette nouvelle configuration,
montre que le déplacement et la traduction des paysages alimentaires n’impliquent
ils n’ont plus à voyager jusqu’à Oaxaca ; certains font appel à leur famille pour qu’elle
pas nécessairement que la grammaire alimentaire associée à une région particulière
leur envoie des aliments par avion à Tijuana. Et de là, ils font passer leurs commandes
ne perde de sa cohérence pour le consommateur.
vers les États-Unis par le poste frontalier Tijuana-San Isidro dans des véhicules particuliers conduits par eux-mêmes ou un familier ayant des papiers américains.
Par la suite, une chaîne de distribution d’aliments oaxaquéniens est rapidement envisagée à Los Angeles, à l’origine initiée par le propriétaire de l’un de ces restau-
Cette pratique se popularise jusque dans les années 1990, à travers des voies
rants. Fin 1997, un émigré oaxaquénien, plus connu sous le nom de “El Grillo”,
similaires. Un réseau pouvait transporter jusqu’à deux tonnes d’aliments, provenant
établit son premier commerce de musique, d’artisanat et d’alimentation à Los
de l’État d’Oaxaca, par semaine. C’est ce qui permit, plus tard, aux établissements
Angeles. Afin de développer son entreprise, El Grillo embauche un compatriote
formels de commerce d’aliments oaxaquéniens de développer des chaînes de distri-
pour l’aider à faire passer les aliments que lui envoie sa sœur d’Oaxaca à Tijuana
bution capables d’acheminer des produits frais en grande quantité sans qu’ils ne
par la frontière de San Isidro. Au fur et à mesure, son “passeur” se fait connaître
perdent en qualité durant le transport. Ainsi, des chaînes plus complexes se sont
sous le nom de “El Cheese Dealer”. Un jour, alors que ces derniers réceptionnent
groupes de Zapotèques selon l’espace
mises en place, impliquant d’autres acteurs et introduisant des technologies nouvelles.
leur marchandise à l’aéroport de Tijuana, un manutentionnaire de la compagnie
géographiques qu’ils habitent :
Elles se composent de familiers et/ou d’amis chargés d’acheter et d’envoyer les
aérienne mexicaine, surnommé “El Águila”, les aborde en leur disant qu’il est lui
chacun parle une variante de la même
produits d’Oaxaca à Tijuana, ou encore d’agents spécialisés passant clandestinement
aussi originaire de Oaxaca. Il leur propose sa collaboration, alléguant qu’il connaît
langue qui les identifie comme
ingrediente étnico. Alimentos y
les aliments à la frontière et les réceptionnant à Los Angeles pour les distribuer aux
bien le fonctionnement de l’aéroport et qu’il peut donc leur être d’une grande
17. Luce Giard, “Le plat du jour”,
restaurantes Oaxaqueños en Los
consommateurs et commerçants. En 2006, on recense ainsi quarante-cinq restaurants
utilité. Suite à cette rencontre fortuite, El Grillo se consacre à recevoir les clients
in Michel de Certeau, L’Invention du
p. 41-69.
oaxaquéniens dans le Grand Los Angeles15.
dans son commerce de Los Angeles, et El Cheese Dealer se charge de faire
Gallimard, “Folio Essais”, 1994.
62
la fragmentation des frontières nationales et l’assemblage des paysages alimentaires
la fragmentation des frontières nationales et l’assemblage des paysages alimentaires
15. Voir Maximino Matus Ruiz, “El
Ángeles”, Ruris, vol. 3, n° 1, 2009,
16. L’État de Oaxaca se divise en trois
la Sierra, los Valles, el Istmo ;
appartenant à une même ethnie.
quotidien ; II. Habiter, cuisiner, Paris,
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l’aller-retour à Tijuana, chaque semaine, pour réceptionner et passer à la frontière
qui profitaient de ce commerce luxuriant pour taxer les aliments plutôt que de les
les produits venant de Oaxaca, grâce à l’aide d’El Águila, basé à Tijuana. Plus tard,
confisquer ; plusieurs marchands furent victimes de ces fraudes. Ce type de trafic
El Cheese Dealer et El Águila se mirent à approvisionner d’autres restaurants
prospérait, multipliant les acteurs spécialisés dans les chaînes de distribution. El
oaxaquéniens de Los Angeles sans en informer El Grillo. Quand ils surprenaient
Cheese Dealer compta qu’en 2003, une quarantaine de tonnes de produits oaxa-
des personnes réceptionnant des aliments arrivant de vols d’Oaxaca, ils proposaient
quéniens entraient, par semaine, aux États-Unis.
leurs services. Plus leur carnet d’adresse s’étoffait, plus ils avaient besoin de
Le réseau d’El Águila est devenu ensuite le plus important de Los Angeles.
travailleurs – de préférence originaires d’Oaxaca et possédant un visa, un titre de
Jusqu’en 2009, un groupe se chargeait de récupérer les produits à l’aéroport de
séjour ou de résidence aux États-Unis. Deux ans plus tard, les acolytes se séparent
Tijuana, puis les acheminait vers l’une des maisons d’El Águila, en ville, où ils
d’El Grillo pour monter leur propre affaire dans le transport spécifique d’aliments
étaient rempaquetés, de préférence dans des sacs de commerces locaux et de
de Tijuana à Los Angeles ; mais leur entreprise tourne court, car chacun reproduira
différentes couleurs, afin de retrouver chacun des destinataires. Puis c’est par
de son côté d’autres circuits parallèles, et leurs employés feront de même.
petits groupes de deux ou trois personnes que se faisait le passage à la frontière
Dans la chaîne de distribution d’origine, initiée par El Grillo, participaient : 1) son père, qui envoyait les aliments en taxi de son village dans la Sierra Juárez vers Oaxaca ; 2) sa sœur, qui réceptionnait les produits à Oaxaca, en ajoutait d’autres achetés au grand marché central et les envoyait à Tijuana par avion ; 3) El Águila et El Cheese Dealer, qui réceptionnaient les produits à l’aéroport de Tijuana et, après plusieurs détours en camionnette pour passer la frontière, rempaquetaient les aliments dans un entrepôt de San Isidro ; enfin, El Cheese Dealer les transportait à Los Angeles. Quand les demandes de livraison augmentèrent de façon exponentielle, El Grillo du investir dans la location d’un local au marché central d’Oaxaca. Selon El Cheese Dealer, en 2001, ils transportaient en moyenne deux tonnes et demie de produits par semaine. El Cheese Dealer se retira en 2003 car, selon lui, après les événements du
18. Secrétariat de l’Agriculture, de l’élevage, du développement rural,
11 septembre 2001, le renforcement des contrôles frontaliers entravait l’introduction
Tijuana-San Isidro vers les États-Unis. Les passeurs traversaient à pied, en voiture
illégale d’aliments aux États-Unis. En activité, El Cheese Dealer fut arrêté plusieurs
ou en camionnette. Quand les contrôles devenaient trop stricts, ils transitaient
fois aux postes-frontières de Tijuana-San Isidro et de la Mesa de Otey, et au point
par le poste frontalier de la Mesa de Otey. Une fois les produits en territoire
de contrôle californien de San Clemente. Il prétextait chaque fois une fête familiale
étatsunien, on les entreposait dans un local de San Isidro. Là, un autre groupe
et affichait, pour se couvrir, son titre de citoyen américain et les cartes de visite
attendait que les provisions soient en quantité suffisante pour les acheminer en
de différents fonctionnaires du gouvernement mexicain des deux côtés de la fron-
camionnette jusqu’à Los Angeles et les distribuer. Si les produits provenaient du
tière. Quand ça ne suffisait pas, on lui retirait une partie ou la totalité de sa
premier vol de la journée Oaxaca-Tijuana et qu’on avait pu les sortir de l’entrepôt,
marchandise, et il était prévenu que s’il persévérait, ce serait sa camionnette et la
les clients étaient livrés le jour même, en soirée, ou le lendemain matin.
citoyenneté étatsunienne. Il devait donc changer régulièrement de véhicule et
Début 2006, le réseau d’El Águila comptait plus d’une vingtaine d’employés,
alterner entre les différents postes-frontières. Par ailleurs, il devait se méfier des
la plupart possédant des papiers américains. Lors de mon étude sur le terrain,
de la pêche et de l’alimentation, Mexique.
18
autorités aéroportuaires de Tijuana et des soi-disant fonctionnaires de la SAGARPA ,
en 2005 et 2006 à Los Angeles, les commerçants n’avouaient pas qu’ils avaient,
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la fragmentation des frontières nationales et l’assemblage des paysages alimentaires
la fragmentation des frontières nationales et l’assemblage des paysages alimentaires
Restaurant maya-yucatèque, San Francisco, Californie, 2010.
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eux aussi, fait parfois venir illégalement des aliments par la frontière, et il leur
communautés et collecter les produits. Ils vérifient ensuite soigneusement
était difficile de contracter les services d’un tiers pour ce travail. Ils maintenaient
la marchandise, par sécurité – plusieurs d’entre eux ont eu de sérieux
souvent secret le nom des personnes qu’ils sollicitaient, par mesure de protection
problèmes avec les autorités sanitaires étatsuniennes pour avoir trans-
et pour ne pas risquer de perdre un échelon dans la longue chaîne de distribution
porté des aliments interdits.
agroalimentaire.
Selon les témoignages, les contrôles douaniers de l’aéroport de San Francisco étaient de plus en plus stricts suite aux attentats de 2001 et furent
le panorama alimentaire d’une communauté transnationale
renforcés en 2007. Dès lors, toute personne qui se prêtait au transport d’aliments devait se faire connaître des autorités et compléter, avant d’embarquer pour San Francisco, un formulaire spécifiant avec exactitude la quantité
Depuis la décennie 1990, il existe plus d’une douzaine de restaurants, formels ou
et le type de produits acheminés. S’ils ne se pliaient pas à cette mesure, ils
informels, proposant une cuisine maya ou yucatèque dans la baie de San Francisco.
encouraient une peine sévère. Cela n’arrêta pourtant pas les commerçants,
Leurs propriétaires sont en majorité originaires de la municipalité de Oxcutzcab
qui redoublèrent de subterfuges pour envoyer des fruits et d’autres aliments interdits
(Yucatán), même si l’on identifie aussi des immigrés venant d’autres régions du
20
à leurs compatriotes. À titre d’exemple, une femme s’est vue confisquer son gouda
Mexique et de pays européens et asiatiques. Certains ont aménagé leur domicile
à la douane – fromage hautement apprécié au Mexique car il sert à confectionner
pour y vendre de la nourriture à leurs compatriotes, d’autres ont ouvert un restau-
le traditionnel “queso relleno” (fromage farci) – et reçut une amande, car les rayons
rant établi dans l’intention d’attirer un plus large public. Les plus anciens portent
X avaient détecté une prune à l’intérieur. L’accusée protesta et affirma qu’elle ne
souvent le nom de leur propriétaire – Tommy’s, La casa de Doña Clote, Donde
savait pas que le gouda était “farci”. De retour à San Francisco, elle se plaignit auprès
Delmy –, tandis que les plus récents – Poc Chuc, Chaac Mool, ou encore Mi Lindo
de la personne qui lui avait envoyé le fromage, qui s’excusa en affirmant que son
Yucatán – évoquent des références directes à la culture maya et l’identité yuca-
fils lui avait dit que le goût des prunes de son village lui manquait. Cette anecdote
19
tèque . En 2008, la vente d’aliments yucatèques à San Francisco connaît un tel
nous interpelle. D’une part, il est curieux que ce soit la prune qui ait déclenché
essor qu’on parle de “yucatasia”, mot qui bouleverse les géographies globales des
l’alarme du contrôle sanitaire et non pas le fromage, même si importer du fromage
deux hémisphères. Le restaurant portant ce nom est tenu par un émigré vietnamien,
est réglementaire, contrairement aux prunes. D’autre part, il semble étrange qu’un
parlant maya à ses employés, originaires pour la plupart d’Oxcutzcab.
immigré maya ait demandé à sa mère de lui envoyer une prune. Quoi qu’il en soit,
Comme les migrants zapotèques à Los Angeles, des immigrés mayas, originaires
il est important de rappeler que les paysages alimentaires se façonnent aussi en
du Yucatán, se consacrent au commerce alimentaire à San Francisco (Californie).
traçant des lignes fluides de vie. Pour ce migrant, la prune avait sans doute une
Ils transportent le plus souvent des aliments en conserve ou en paquets : les
signification beaucoup plus profonde, qui nous échappe.
Supermarché “Plaza California”, Oxcutzcab, Yucatán, Mexique, 2011.
galettes Donde, la charcuterie de porc Tulip, le gouda El Gallo et les épices appelées localement “recados”, parmi les plus courants. La vente se fait au porte-à-porte, 19. Voir Maximino Matus Ruiz,
restaurants internationaux à oxcutzcab, yucatán
chez les particuliers ou dans les restaurants. En 2009, une cinquantaine de
Affective Foodscapes in an Economy of
personnes s’emploient au transport de ces produits entre les différentes commu-
Certains chercheurs ont défini les restaurants tenus par les migrants dans les
20. Plus communément appelé “queso
Passion: Repetition, Opposition and
nautés de la municipalité d’Oxcutzcab, la baie de San Francisco et Portland
sociétés d’accueil comme des espaces de recréation des identités ethniques et de
de bola” (fromage boule) pour sa forme
Amsterdam, Madrid and San
(Oregon). Les commerçants offrent leurs services sur des pancartes qu’ils collent
renforcement des notions de communauté21, bien que ce ne soit pas toujours le
Francisco, Ph.D. dissertation,
sur le mur de leur maison, où ils annoncent les commandes et chargements, la
cas. Dans ces lieux, les paysages alimentaires sont matérialisés, et ce sont les
Consuming Geographies: We Are
University, 2012.
date de départ et la destination. D’autres préfèrent démarcher directement les
migrants qui décident d’accepter ou non ces représentations. Que se passe-t-il alors
Routledge, 1997.
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la fragmentation des frontières nationales et l’assemblage des paysages alimentaires
la fragmentation des frontières nationales et l’assemblage des paysages alimentaires
Adaptation in Mexican Restaurants in
Wageningen (Pays-Bas), Wageningen
caractéristique. 21. Voir David Bell et Gill Valentine, Where We Eat, Londres-New York,
67
lorsque, de retour dans leur communauté d’origine, ces derniers ouvrent
pour éviter les contrôles aux postes-frontières à quelques kilomètres du côté mexi-
un restaurant de cuisine internationale ?
cain. S’ils sont arrêtés, les autorités leur imposent de payer une “amande apocryphe”,
Les commerçants d’Oxcutzcab transportent des produits du Yucatán vers
Food truck chinois, Oxcutzcab, Yucatán, Mexique, 2011.
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indépendamment de l’excès, ou non, de la franchise en vigueur.
les États-Unis, mais aussi des États-Unis vers le Mexique ; dans ce sens, les
Lors de notre dernière visite dans la communauté, en 2012, on a constaté que
produits dits de technologies et les vêtements sont les plus demandés et, à
l’engouement pour les cuisines internationales à Oxcutzcab était tel qu’un restau-
l’occasion, des aliments d’origine italienne ou asiatique sont commandés
rant chinois et un italien s’étaient installés à l’intérieur du marché central. Dès 7
par d’anciens migrants. En 2012, les restaurants de cuisine internationale
heures, le restaurant chinois est fréquenté par des dizaines de clients qui choisissent
dans cette municipalité maya sont nombreux ; la plupart des hommes ayant
trois ou quatre mets parmi les plats présentés sur le comptoir ; certains prennent
migré à San Francisco travaillaient en tant qu’employés dans la restauration,
à emporter mais la plupart consomment sur place. En général, à midi, il n’y a déjà
débutant comme aide serveur et terminant gérant ou chef cuisinier. La
plus rien. Ensuite, ils peuvent dès 17 heures retrouver les mêmes plats chez le
majorité des restaurants maya-yucatèques à San Francisco sont donc tenus
propriétaire des lieux, qui tient aussi un restaurant à domicile ; situé sur la route
par des personnes ayant travaillé longtemps dans ce secteur et ayant pu accéder
qui traverse la municipalité, les résidants du voisinage s’y arrêtent pour acheter
à des fonctions à responsabilité. Ainsi, certains migrants tentent leur chance, de
leur dîner en rentrant chez eux. Tout comme les évangélistes brésiliens qui visi-
retour à Oxcutzcab, dans la restauration asiatique, italienne, française, salvado-
taient le marché de Medellín après la messe, les catholiques mayas aiment savourer
rienne ou étatsunienne.
un plat chinois le dimanche, après les messes de midi et de 18 heures. À ces horaires,
En 2012, il existait sept restaurants de cuisine asiatique (en majorité chinoise),
les restaurants chinois sont combles. Ainsi cette gastronomie est-elle incluse dans
deux de cuisine étatsunienne, un restaurant italien et un autre proposant une
le paysage alimentaire de la communauté grâce à son association à un cycle rituel.
cuisine locale et salvadorienne – certains ont fermé entre-temps. Nous avons aussi
La cuisine chinoise est par ailleurs très appréciée à d’autres occasions importantes :
entendu parler d’un restaurant (fermé en 2008) à la fois asiatique, italien et français,
baptêmes, mariages ou célébrations du quinzième anniversaire des jeunes filles.
dont le propriétaire avait travaillé dans plusieurs restaurants de cuisine interna-
La nourriture asiatique remplace même parfois les plats yucatèques ; les habitants
tionale aux États-Unis. Un ancien migrant proposait également des plats chinois
confient qu’ils trouvent plus attractif d’inviter des amis à manger du chopsuey
dans trois gargotes mobiles ouvrant le soir sur les places ; pour attirer l’attention,
que des panuchos.
il eut l’idée de les orner d’un toit à deux pignons, peint en rouge, pour rappeler
La “redéfinition” du paysage alimentaire de cette communauté maya est liée aussi
l’architecture des pagodes. La plupart des restaurants sont établis chez l’habitant
au téléphone et à l’essor d’Internet. Les migrants communiquent facilement avec
et aménagés en accord avec le paysage géographique de la cuisine qu’ils proposent.
leurs familles et les incitent à aller au restaurant pour manger ce qu’ils cuisinent
Cadres, posters, objets, couleurs et musique offrent un assemblage de paysages
eux-mêmes à San Francisco. En effet, plusieurs patrons de restaurants nous ont
alimentaires internationaux.
confié qu’ainsi, des femmes âgées de communes voisines vinrent goûter leur cuisine
Même si la plupart des condiments et produits nécessaires à la préparation des
sur les conseils de leurs fils ou maris aux États-Unis. À travers ces pratiques, les
plats de ces gastronomies internationales se trouvent au Mexique, certains proprié-
paysages alimentaires de San Francisco et d’Oxcutzcab s’assemblent dans le palais
taires de restaurants continuent de s’approvisionner par le biais du commerce
et l’esprit des consommateurs, séparés pas des milliers de kilomètres mais réunis
transnational, assurés de la qualité des produits venant des États-Unis. Quelques
grâce au puissant pouvoir affectif de la nourriture. L’entrelacement des politiques
intermédiaires se rendent même à Belize pour se ravitailler dans les boutiques
nationales de contrôle alimentaire, de la charge affective que chacun appose à
chinoises établies dans la zone franche de cette ville frontalière. En général, ils
l’alimentation venant d’au-delà les frontières et des changements alimentaires
font le voyage dans leur propre véhicule le week-end et repartent tard dans la nuit
exprimés dans les rituels communautaires nous mène à la thèse de Deleuze reprise
la fragmentation des frontières nationales et l’assemblage des paysages alimentaires
la fragmentation des frontières nationales et l’assemblage des paysages alimentaires
69
par Rick Dolphijn dans son analyse des paysages alimentaires de Hangzhou, Boston,
nourriture ; elle peut s’avérer très personnelle, intime, ou être partagée avec d’autres.
Bangalore et Lyon : “la nourriture fonctionne à travers des structures immanentes
Mais ensemble, ils ont la capacité de représenter des paysages alimentaires.
en perpétuel changement22”. Les aliments que l’on associe aujourd’hui à des espaces
L’incorporation d’une cuisine asiatique aux rituels sociaux d’une communauté maya
déterminés perdront demain leur référent territorial.
illustre ainsi la traduction d’un paysage alimentaire, résultat de la rencontre entre des affections personnelles et collectives.
conclusion
Par ailleurs, les données empiriques présentées ici montrent que l’infrastructure utilisée pour le transport des aliments d’un pays à l’autre reste très précaire. En
Diverses stratégies sont utilisées par les commerçants pour passer des aliments
effet, les emballages, transports et entrepôts sont souvent mal adaptés à une
entre les États-Unis et les pays latino-américains. Alors que certains acteurs agissent
préservation optimale, même si la rapidité et l’efficacité des différents acteurs
en solitaire, avec l’aide des technologies, d’autres fondent de grandes sociétés
permettent de livrer une marchandise en bon état. Cette fragilité matérielle favorise
collectives opérant à différents échelons de la chaîne agroalimentaire. C’est par
aussi une mobilité continuelle du personnel, dans des réseaux clandestins. C’est
l’action conjuguée des personnes, des objets et des technologies que l’on peut relier
donc un cercle sans fin car la précarité favorise la dynamique de ces marchés, et
diverses géographies pour transporter des aliments qui, soit ne répondent pas aux
toute politique voulant réguler son fonctionnement est vouée à l’échec, car il y
standards de qualité des territoires où ils sont commercialisés, soit ont un coût
aura toujours de la main-d’œuvre disposée à prendre des risques.
trop élevé ou n’ont pas le goût “original” recherché. Ces structures remettent en
Une stratégie alternative à ces politiques de persécution, qui prétendent exclure
question les régulations des États-nations qui évaluent l’innocuité des aliments
des territoires nationaux les aliments qui ne répondent pas aux lois de qualité et
entrant sur leur territoire, ainsi que les prix fixés par les entreprises qui répondent
d’innocuité, serait de créer des lois d’exception permettant une commercialisation
formellement aux normes en vigueur et à la forme de production préétablie. Ces
à petite échelle et à destination, spécifiquement, des communautés d’immigrés et
exemples relèvent donc de pratiques politico-économiques où les acteurs luttent
d’autres acteurs disposés à prendre le “risque” de consommer ces produits. Les
pour l’intégration de leurs panoramas alimentaires dans d’autres géographies que
aliments pourraient, par exemple, être étiquetés d’une mention telle que : “La
celles auxquelles on a coutume de les associer.
qualité de ce produit ne répond pas aux standards d’innocuité en vigueur dans ce
L’autre raison qui favorise la circulation clandestine de ces aliments est cette
pays.” Si malgré tout, on continue de les consommer, les autorités gouvernemen-
nécessité qu’éprouvent les migrants de rassembler les lignes fluides de leur vie,
tales seraient pour le moins protégées. Ainsi, les migrants conserveraient le droit
symboliquement et physiquement fragmentées dès lors qu’ils ont traversé les fron-
de maintenir leurs pratiques alimentaires hors de leur pays d’origine, et les
tières de leur pays. La nostalgie des saveurs, des odeurs, des textures, sans forcément
“consommateurs avertis” auraient la possibilité de découvrir de nouveaux paysages
se référer directement au produit concret, fait appel à un ensemble formant le paysage
alimentaires étrangers. Sinon, les frontières d’Amérique continueront d’être frag-
alimentaire. La charge affective associée à la prune, fruit de l’arbre des plaines dans
mentées par les lignes de vie tendues par les migrants latino-américains qui ne
lesquelles les enfants ont l’habitude de jouer, peut être, par exemple, un détonateur,
cesseront de vouloir rassembler leurs paysages alimentaires.
afin de rassembler un paysage alimentaire en dehors de son territoire d’origine. Ainsi, les multiples passions que vouent les migrants aux paysages alimentaires qu’ils ont côtoyés au cours de leur vie favorisent la rupture des frontières nationales. 22. Rick Dolphijn, Foodscapes: Towards
Si certains parviennent à communiquer leur passion aux membres de leur commu-
a Deleuzian Ethics of Consumption,
nauté d’origine ou d’accueil, le souvenir affectif associé à un paysage alimentaire
Delft-Chicago, Eburon Publishers / ,
Ce texte est la traduction, sous une forme revue, de l’article de Maximino Matus Ruiz, “La fragmentación de las fronteras nacionales y el reensamblaje de los paisajes alimentarios : de los alimentos mexicanos en EUA a la comida internacional en México”, initialement paru dans la revue en ligne IdeAs, n°3, 2012 (URL : http://ideas.revues.org/511).
University of Chicago Press, 2005, p. 8.
ne peut être transmis. Chacun construit sa propre relation affective avec la
Traduit de l’espagnol par Julie Coupet.
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la fragmentation des frontières nationales et l’assemblage des paysages alimentaires
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