Penser l´image I

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Collection « Perceptions », dirigée par Xavier Douroux

Ouvrir le document – Enjeux et pratiques de la documentation dans les arts visuels contemporains, Anne Bénichou (éd.), 2010

www.lespressesdureel.com © Les presses du réel, 2010

Emmanuel Alloa (éd.)

PENSER L’IMAGE


SommAirE

introDuCtion

EmmAnuEL ALLoA : Entre transparence et opacité – ce que l’image donne à penser

iii – LA viE DES imAgES 7

i – LE LiEu DES imAgES

gottfriED BoEhm : Ce qui se montre. De la différence iconique mAriE-JoSE monDzAin : L’image entre provenance et destination JEAn-LuC nAnCy : L’image : mimesis & methexis

horSt BrEDEkAmP : La « main pensante ». L’image dans les sciences W.J.t. mitChELL : que veulent réellement les images ? JACquES rAnCiErE : Les images veulent-elles vraiment vivre ?

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iv – rEStitutionS

gEorgES DiDi-huBErmAn : rendre une image

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AutEurS

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iLLuStrAtionS

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ii – PErSPECtivES hiStoriquES

EmAnuELE CoCCiA : Physique du sensible. Penser l’image au moyen Age EmmAnuEL ALLoA : De l’idolologie. heidegger et l’archéologie d’une science oubliée hAnS BELting : La fenêtre et le moucharabieh : une histoire de regards entre orient et occident

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INTRODUCTION

EMMANUEL ALLOA : Entre transparence et opacité – ce que

l’image donne à penser

L’image ne se regarde pas comme on regarde un objet. on regarde selon l’image.

— maurice merleau-Ponty qu’est-ce qu’une image ? La multiplication proliférante des images dans notre monde contemporain semble – c’est là son paradoxe – inversement proportionnelle à notre faculté de dire avec exactitude à quoi elles correspondent. il semble presque en aller des images comme du temps pour saint Augustin : nous sommes perpétuellement surexposés aux images, nous interagissons même avec elles, mais si quelqu’un nous demandait de lui expliquer ce qu’est une image, nous serions bien en peine de lui fournir une réponse. on pourrait rétorquer qu’à double titre, c’est ici mal poser la question. S’interroger sur ce qu’est une image, ce serait d’une part encore manquer que l’image tend à essaimer, à se décliner d’elle-même en formes plurielles, à se démultiplier en un devenir-flux qui se soustrait d’emblée à l’Un. D’autre part, demander ce qu’est une image, cela revient inévitablement à poser une ontologie, à interroger son être. or rien ne semble justement moins assuré que cet être de l’image. Le triptyque photographique des Fictitious Portraits de keith Cottingham (1992) nous donne à voir successivement un, deux, puis trois adolescents, installés sur un fond noir face à l’appareil du photographe [fig. 1, p. 8]. Exposés à mi-corps une lumière froide, les bustes immobiles renvoient à la plastique idéalisante, tandis que les regards expriment une

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INTRODUCTION

impassibilité aristocratique. Ces visages aux cheveux lisses et aux traits réguliers, presque androgynes, reposent sur des corps à la croissance encore inachevée ou mieux, comme interrompue. Dans sa perfection figée, le triptyque évoque le portrait d’un Dorian Gray sur lequel le temps n’aurait plus prise. tout comme le nombre d’images de la série, l’unité du sujet représenté se diffracte en un polymorphisme inquiétant : reliés entre eux par une perturbante gémellité, les adolescents presque identiques se distinguent néanmoins insensiblement, sans accéder jamais pour autant à des individualités distinctes. indéniablement, les Fictitious Portraits de Cottingham interrogent. En débrayant le mécanisme identificateur et en déroutant l’automatisme de l’attribution, ses images exigent qu’on leur accorde du temps.

1. keith Cottingham, Untitled (Triple), 1992. Photographie retravaillée. Série « fictitious portraits ».

1. L’image pensive Aimants à regard, les photos de Cottingham ne peuvent, dans leur décalage infime, que laisser songeur celui ou celle qui les contemple. Surfaces impénétrables, elles aspirent néanmoins le mouvement de l’œil et le forcent à chercher l’origine de son intranquillité. A travers la surexposition du grain, la matérialité de l’image introduit du sable dans les rouages du visuel et crée un temps, celui du regard. Selon roland Barthes, c’est en cet instant précis que la photographie se fait subversive, « non pas lorsqu’elle effraie, révulse ou même stigmatise, mais lorsqu’elle est pensive1 ». Dans son analyse des lignes conclusives de la Sarrazine balzacienne (« Et la marquise resta pensive »), Barthes entrevoit l’amorce d’une telle indécision suspensive qu’à son tour Jacques rancière retrouve dans l’attitude pensive des adolescentes rêveuses photographiées par rineke

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Dijkstra2. Cette « pensivité » restera toutefois encore toute relative, aussi longtemps qu’elle ne nommera que l’état d’âme d’un sujet représenté, bref, que la pensivité de l’image soit donc confondue avec la pensivité du sujet de l’image. or la « pensivité » ne déploie réellement sa force de subversion que quand elle ne relève plus du sujet représenté mais qu’elle se répand et vient affecter tout ce qui l’entoure. Dans l’espace entre l’image et le regard qu’elle suscite, une atmosphère pensive se forme, un milieu pensif. un tel milieu est un espace potentiel, indéterminé encore dans ses actualisations singulières, un milieu de pensivité précédant toute pensée et qui, partant, « recèle de la pensée non pensée3 ». Avec force, les photos de Cottingham rappellent que, loin d’être resté extérieure à la pensée occidentale, l’image a toujours été au cœur de la pensée en suscitant en elle une extériorisation, une sortie de soi. opérationnalisée au sein d’un projet de saisie compréhensive au titre de représentation, de schéma ou de cliché, l’image ruine inévitablement tout recentrement en ceci qu’elle expose la pensée à son dehors, qu’elle l’entraîne hors de soi et la force à s’exposer à ce qu’elle ne peut encore penser et ce qu’il y a peut-être de plus difficile à penser, c’est-à-dire que la pensée émerge elle-même d’une pensivité sensible, d’un sensible impensé parce qu’inexhaustible dans son extériorité. L’ambivalence foncière à l’égard des images se joue peut-être tout entière dans cette oscillation entre la dénonciation des limites de l’image et l’opérationnalisation de son être-limité, dans l’ambiguïté entre ce qui se donne pour fini (et pouvant donc servir de support représentatif à ce qui autrement se soustrait au regard) et ce qui, dans sa finitude, s’excède pourtant en permanence, ne reconnaissant jamais les limites de sa propre raison. D’où cet étrange paradoxe dans l’attitude à l’égard de l’image : tout en reconnaissant qu’elle a le pouvoir de toucher

à ce qui est absent, rendant présent ce qui est éloigné – ce qui conduisait Alberti à la comparer dans le De pictura à la force de l’amitié4 – il s’agit précisément de contrôler et d’arraisonner cette auto-excédence. Ce qu’à l’Antiquité les détracteurs de l’image dénoncèrent au titre de son excès, de son hybris, revient bien à cela : cette prétention d’être présent, de présenter à la place même de qui est représenté fait de l’image un littéralement un « prétendant » de l’être.

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2. L’image prétendante Le prétendant n’est ici jamais rien d’autre qu’un simulateur. Au lieu de se contenter de rester à sa place et de n’être que ce qu’il est, il se fait simulacre, il fait « comme si » (il est le simul des latins). A la différence du lieutenant qui supplée à l’absence de l’original, le prétendant vise non seulement la fonction du représentant, mais prétend remplacer l’original lui-même en simulant l’être5. Lorsque nous tentons de comprendre les nouvelles réalités visuelles qui nous entourent, il n’est pas inutile de faire appel à une tradition qui, dans son ambivalence à l’égard des images, n’en a pas moins produit une réflexion souvent significative sur celles-ci. Car décrire les révolutions technologiques – comme par exemple le passage de l’argentique au digital – ne nous aide pas nécessairement à comprendre ce qui modifie les images dans leur efficace et ne masque que trop souvent qu’une pensée de l’image fait encore défaut. or les mots que nous utilisons sans trop y prendre garde pour nous référer à ces nouvelles visualités sont eux-mêmes issus d’une tradition qui fit tout pour tenir les images à distance. Ces nouvelles visualités sont dites virtuelles, d’une part parce que leur réalité ne repose sur aucune substance physique, mais encore parce

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qu’elles participent d’une virtus, d’une puissance ou d’une efficace agissant sur le spectateur que la pensée tente de circonscrire depuis Platon. ont dit encore que ces nouvelles visualités consistent en des images de synthèse. mais qu’est-ce à dire ? une fois de plus, la distinction platonicienne s’impose entre les images-copies (les eikones) qui, tout en représentant, restent toujours disjointes du représenté, et lesimages-simulacres (les eidola) qui enjambent, empiètent et se confondent avec ce qu’elles sont censées représenter. Dans le premier cas, les eikones tirent leur représentativité de l’autorité du représenté dont elles gardent, en son absence, le lieu, sans en remettre en question la place ; dans le second, les eidola, non contentes de simuler leur dépendance d’avec le représenté, se substituent à celui-ci et rendent toute distinction impossible. Lorsqu’une une telle synthèse illicite a eu lieu, empêchant de distinguer en droit les éléments qui la composent, on rejoint une contre-nature chimérique. Sur un tel fond, les Fictitious portraits de Cottingham ne peuvent que rappeler ces simulacres qu’évoquait Platon : aucun adolescent réel n’a ici servi de modèle au photographe, les corps immaculés sont en réalité des chimères électroniques, des mosaïques hybrides fabriquées de toutes pièces à partir d’esquisses virtuelles, de masques d’argile et de lambeaux de peau ou de cheveux numérisés, à l’issue de centaines d’heures de travail. Cottingham réalise donc des images « hybrides » qui ne renvoient plus à aucune réalité identifiable et consistent en de pures apparences. issus d’une facultas fingendi qui ne relève plus de l’âme, mais des appareils eux-mêmes, ces images sont bien des simulacres en ce sens qu’elles se présentent comme des portraits, qu’elles prétendent donc être ce qu’elles n’ont jamais été. Le caractère hybride ou chimérique va de pair ici avec une hybris fondamentale de l’image, un « excès » ou, mieux, une « prétention » à occuper une place qui ne

lui revient pas. Les débats sur l’image, anciens ou nouveaux, sont souvent des débats autour des lieux et places à accorder aux images. A ce titre, les pensées de l’image ont rarement été des pensées à partir de l’image (ou selon l’image, pour parler avec merleau-Ponty), mais consistaient plutôt en une insertion de cet objet troublant et dérangeant dans un ordre des savoirs déjà établi. Bien souvent, le caractère protéiforme des images et leur force déplaçante a suscité des stratégies de reterritorialisation efficaces, permettant de désamorcer les conflits autour du « lieu » et d’en amender la prétention. Paradoxalement, l’écart interne à toute image entre son apparaître et ce qu’elle fait apparaître – écart que l’on pourrait qualifier, avec gottfried Boehm, de « différence iconique » – a pu servir de prétexte aux iconoclasmes les plus féroces, mais aussi à une véritable iconophilie inconditionnée. insister sur le fait que l’image apparaissante est toujours moins que ce qu’elle donne à voir, c’est insister sur son irréductible autonomie et sa matérialité indépassable ; insister sur le fait que ce que nous voyons dans une image est toujours plus que cet objet physique, c’est lui accorder une légitimité qui lui vient du dehors et qui lui donne son sens. qu’il s’agisse donc de nier l’efficace des images ou au contraire d’en défendre la fonction signifiante, on est face à une recherche d’univocité des images permettant de les ranger ou bien dans l’ordre des choses ou bien dans l’ordre des signifiants.

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3. Le double paradigme de la transparence et de l’opacité reprenant la catégorisation d’Arthur Danto à propos de l’art, on pourrait alors distinguer des théories de la transparence d’une part et des théories de l’opacité des images de l’autre6. Dire que les images

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sont des « fenêtres ouvertes » sur une signification, c’est les traiter comme des simples « faire part », transitivités dont la fonction de renvoi fonctionne d’autant mieux qu’elles se font oublier dans leur matérialité. Les critiques d’une telle sémiologisation de l’image ont, eux, insisté sur l’irréductible et inexhaustible matérialité des images ne renvoyant plus à aucun référent et n’exposant que leur être brut, comme dans les specific objects de Donald Judd. Si l’on voulait reformuler en des termes linguistiques ces deux stratégies qui réintègrent les images respectivement dans l’ordre des signes et dans l’ordre des choses, on pourrait dire que les théories de la transparence considèrent que la proposition /image/ est une proposition à deux termes, tandis que les théories de l’opacité assument que la proposition /image/ est une proposition à un seul terme. Pour les tenants de la transparence, toute image est toujours image de quelque chose, elle est donc toujours un x image d’y (en termes formalisés, la proposition /image/ devrait donc s’écrire « image (x, y) »). Pour les tenants de l’opacité au contraire, l’être-image coïncide avec son être-ainsi et il n’est pas besoin d’un terme extérieur instituant l’imagéité (ici, la proposition /image/ s’écrira « image (x) »). Ces deux positions sont cependant moins antinomiques qu’il n’y paraît et on ne peut qu’observer que, dans la tradition, une coalescence aussi improbable qu’efficace s’est établie entre celles-ci. Contre ceux qui affirment que les images possèdent un pouvoir, on insistera sur leur caractère matériel dont on pourra ensuite dénoncer à loisir l’impuissance (« elles ont une bouche, mais ne parlent pas, elles dont des yeux mais ne voient pas7 »). Sur l’autre versant, on insistera qu’il n’y a pas lieu d’affubler l’image de propriétés magiques dès lors qu’il ne s’agit que d’un certain type de symbolisation dont on pourra ensuite décrire la structure référentielle. L’image – la « vraie », l’eikon, et non l’idole que l’on tient

pour une « présence réelle » – renvoie à la chose représentée en détournant l’attention de sa propre matérialité. D’où toute une sémiologie de l’image, de thomas d’Aquin à umberto Eco, qui vise à démontrer que les idolâtries, anciennes ou modernes, n’ont que mal compris que l’image relève simplement d’un système de symbolisation parmi d’autres. Le tableau du château de marlborough peint par Constable affiche moins de traits communs avec le château réel de marlborough, dont il est pourtant dit ressemblant, qu’avec tout autre tableau représentant un sujet quelconque. L’identification ne procéderait donc pas des qualités intrinsèques de l’image, mais de son inscription dans un réseau signifiant8. Bref : l’image ne serait qu’une manière de nous référer à un objet, et comme tout autre signe, elle implique une altérité avec l’objet. Dans cette icono (sémio-)logie, la grammaire iconique ne serait tout au plus qu’un idiolecte parmi d’autres, tandis que l’image trouverait sa place comme sousclasse d’une théorie générale du signe dont la structure binaire repose sur un mécanisme de transparence du signifiant9. une telle subordination de l’image au discours n’est pas restée incontestée. De félibien au minimal art, on a souligné l’irréductible dimension physique des œuvres, cette épaisseur de la couleur, toutes ces taches, ces touches et traits proprement « insignifiants » et qui forment pourtant la conditio sine qua non de toute œuvre10. « opacités de la peinture », pour parler avec Louis marin11, elles résistent à toute verbalisation sans reste. Accidents de la matière, vestiges du geste qui y œuvra, ces concrétudes physiques ramènent inéluctablement le regard vers l’étoffe dont sont faites les images. une telle esthétique de l’immanence est résumée dans la formule programmatique de Donald Judd : « what you see is what you see » – inutile de chercher plus loin un sens caché, en effet, si l’œuvre coïncide avec son identité matérielle.

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on peut toutefois s’interroger si une telle esthétique s’est réellement affranchie de la position qu’elle prétend combattre et si elle ne vient pas confirmer, de façon cette fois plus sournoise, la dichotomie entre matière et forme. Peut-on réellement atteindre le niveau d’une matière nue et indéchiffrable ? un punctum pur existe-t-il, affranchi de tout studium ? Dans sa contre-histoire du discours de l’image à l’âge classique, Louis marin n’a pas cessé d’insister sur le fait que l’opacité et la transparence sont, dans leur opposition même, reliées par une coalescence irréductible. fenêtre ouverte, la peinture de représentation permet la visibilité, corps opaque, elle garantit la lisibilité. Le portrait du roi constituera alors cette figure dans laquelle le renvoi conventionné et la présence réelle se rejoignent dans un acte eucharistique où la matière authentifie le signe et le signe inversement garantit le miracle, « opacité et transparence réconciliées – au moins idéalement – dans une théologie de l’acte royal12 ». L’alliance souterraine entre une ontologie de l’objet et une sémiologie de la référence permit d’opérationnaliser l’image et d’en neutraliser le scandale initial. Ce phénomène qui ne se laisse penser ni comme un avec ce qu’il donne à voir ni comme fondamentalement autre peut ainsi être réabsorbé dans le double registre unifiant de l’ontologie et différenciant de la sémiologie. L’image sera pensée successivement dans sa transitivité transparente et dans son intransitivité opaque, successivement comme fenêtre et comme surface impénétrable, comme simple allégorie (« allos agoreuein », dire l’Autre) et comme pure tautologie (« tauto legein », dire le même).

de la transparence et de l’opacité permet une exorcisation presque parfaite de l’inquiétude suscitée par les images. Ainsi dissociée en deux terrains séparés, l’image ne pose plus guère de problème théorique mais ne formera qu’un objet de plus pour une pensée déjà constituée. Avec georges Didi-huberman, on ne peut que constater qu’un « ton de certitude » règne, naguère comme aujourd’hui, à propos des images, non seulement parmi leurs usagers profanes qu’à plus forte raison parmi ceux qui s’en disent spécialistes13. En traitant l’image comme une individualité que l’on pourra inscrire dans une généalogie générale et en réduisant toute connaissance à une reconnaissance, c’est la survenance singulière d’une image qui se voit recouverte et sa force disruptive qui s’en trouve anesthésiée. A ramener ainsi des images visibles à des images lisibles et donc intelligibles, on ne peut que « reclore trop vite leur capacité à provoquer, à ouvrir une pensée14 ». or ce savoir des images ne masque qu’imparfaitement que dans leur expérience, dans l’expérience d’une image qui nous interpelle, nous sommes avant tout désemparés et dépossédés de notre assurance (merleau-Ponty exprimait quelque chose de cet ordre quand, en commentant Cézanne, il suggérait que nous ne pourrons jamais nous sentir chez nous dans la peinture comme nous pouvons le faire avec le langage15.) L’adolescent placé à gauche dans la photographie de Cottingham et dont le regard pointe, darde vers le spectateur et ne le lâche plus des yeux s’inscrit lui-même dans la tradition de ces figurae cunctae videntiu évoquées depuis nicolas de Cuse, ce regard provenant du tableau et auquel le spectateur ne peut se soustraire, même en se déplaçant16. quand Paul valéry, Walter Benjamin ou Lacan reprennent cette évocation sur notre être-regardé par les images, ils soulignent, de concert, qu’avant toute demande d’interprétation, ce regard marque

4. La pensée exposée La polarisation de l’image qui s’opère à travers le double paradigme

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INTRODUCTION

une requête d’attention, une demande qui n’est autre que la demande du droit d’un regard en retour17. Car si elle se donne dans la simultanéité du coup d’œil, l’image ne saurait se réduire – quoiqu’en dise Lessing – à une vision synoptique. Elle exige au contraire toujours un laps de temps et un laps dans le temps, un sursaut, une mise en branle du regard : une kinésthèse qu’il faut prendre au mot. opérateur d’éclosion ou encore de déclosion, l’image introduit une excédence qui n’est pas réintégrable dans l’ordre du savoir et provoque, du dedans, une exposition au dehors. Sa force ouvrante provient peut-être du fait qu’elle ne peut elle-même se retirer vers aucun régime d’intériorité : dans l’exposition même de sa nudité, elle donne à voir qu’elle n’existe que dans et par cet espace devant elle où elle se devance perpétuellement et où elle devance également tout regard anticipateur. Ce que l’image donne à penser se situe peut-être là, dans cette imminence qui n’appartient à personne, quelque chose qui (dans tous les sens du mot) se tient devant : ni ici ni ailleurs, ni présent ni absent, mais bien imminent. quand on dit que les images sont suspendues, il faut entendre ce constat à la lettre : ce qu’elles donnent à voir est suspendu, sans que ce soulèvement puisse faire l’objet d’une relève synthétique, ce qui apparaît en image résiste à sa généralisation, mais excède toujours, dans son apparaître pour un spectateur, sa simple réduction à l’artefact individuel. il faudrait sans doute parler des images en termes de « suspens18 » : paradoxe d’un objet qui se donne d’un seul coup d’œil, dans les limites physiques de l’objet suspendu au mur, sans être cependant jamais exhaustible dans l’instant. En demandant à être parcourues, elles génèrent une attente – un suspense – dont le dénouement est pourtant infiniment renvoyé, ajourné, suspendu, la fin de l’image ne pouvant être réduite à ses bordures matérielles.

nouages temporels, chiasmes de regards, les images ne sauraient proprement être localisées ni ici ni là-bas, mais constituent précisément cet entre qui entretient la relation. Comme telles, les images requièrent une autre forme de pensée qui suspendrait elle aussi ses certitudes et accepte de s’exposer aux dimensions de non-savoir qu’implique toute expérience imaginale. *

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Le présent recueil est le fruit d’un séminaire qui s’est tenu au Collège international de philosophie en 2007 et en 2008 et qui s’est vu étoffer ensuite par quelques textes qui témoignent à la fois de l’incidence de la question de l’image dans les savoirs contemporains et de la variété des approches. L’hétérogénéité des objets et des regards ne peut toutefois que venir confirmer le fait que l’image est aussi indisciplinée qu’elle est indisciplinaire et qu’elle constitue précisément ce qui reste encore à penser. Le livre s’articule en plusieurs volets. Le premier (« Le lieu des images ») circonscrit les images comme sites d’une interrogation originaire. Dans son intervention, gottfried BoEhm explique pourquoi les images posent le problème plus vaste de la monstration et indique la voie d’une anthropologie de l’image où l’homme sera pensé comme « iconophore », portant avec soi et tenant devant soi ses propres représentations. A partir des mains négatives de l’art paléolithique, marie-José monDzAin propose, elle, une méditation sur le geste du retrait comme origine de l’image et l’autorité du spectateur comme sa destination. Partant d’une co-implication originaire entre mimesis et methexis, Jean-Luc nAnCy caractérise dans son essai le lieu de l’image comme ce fond qui demeure quand une apparence se dérobe.

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EmmAnuEL ALLoA

INTRODUCTION

Le second volet (« Perspectives historiques ») est dédié à d’autres conceptualités de l’image – souvent étonnantes, parfois déroutantes – qui ont pu être déployées au sein de la pensée occidentale, notamment dans un échange avec d’autres traditions. Emanuele CoCCiA fait revivre les débats médiévaux autour des « espèces intentionnelles » dont l’acceptation impliquerait que le sensible n’est autre qu’une vaste hantise spectrale. Emmanuel ALLoA retrace le destin fantomatique d’une science qui ne s’est jamais constituée comme discipline – l’« idolologie » – et dont heidegger reprend les assises dans sa lutte, perdue d’avance, contre les philosophies de la culture. hans BELting propose une mise en regard de la conception de l’image comme fenêtre transparente avec ce qui constituerait la forme symbolique du monde arabe : le moucharabieh comme ce qui exfiltre le regard tout en laissant transparaître la lumière. Le troisième volet (« La vie des images ») engage une réflexion sur la présence des images dans le monde contemporain. La croissance exponentielle de l’imagerie scientifique qu’analyse horst BrEDEkAmP renvoie d’une part vers un nouvel impératif illustratif, produisant des « icônes » scientifiques, mais rappelle par ailleurs qu’avant même ces résultats, de galilée à Darwin, les découvertes scientifiques procédèrent souvent d’esquisses, croquis et autres schémas crayonnés en marge des textes. Dans son essai programmatique sur les vies et les désirs des images, tom mitChELL soutient quant à lui l’idée provocatrice que l’image, loin de n’être qu’un instrument de représentation, utilise les spectateurs à ses propres fins. S’il reconnaît qu’une telle position vise à dénoncer la neutralisation théorique dont les images firent longtemps les frais, Jacques rAnCiErE fait ressortir, dans sa discussion critique des thèses de mitchell, les ambiguïtés d’une telle biologisation, pour

venir plaider, à contre-courant, pour une fonction critique de l’image résultant précisément de son « oisiveté ». Enfin, dans le volet final (« restitutions »), georges DiDi-huBErmAn engage un dialogue avec l’œuvre de harun farocki où il expose pourquoi, plus que jamais, l’image est aujourd’hui une affaire de restitution. Dans son « rendu », qui ne peut se faire que sur le fond d’un montage de l’hétérogène, l’image peut devenir une surface de réparation où, loin de tout lieu commun, se dessine quelque chose comme un « lieu du commun ». Je tiens ici à remercier tous ceux qui, de près ou de loin, ont accompagné ce projet depuis ses débuts au Collège international, les Presses du réel pour l’accueil chaleureux qu’elles ont fait à ce projet, et – last but not least – les traducteurs (fabrice flückiger, naïma ghermani, Stéphane roth et maxime Boidy) sans lesquels cette circulation de la pensée par-delà les frontières n’eût été possible.

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Bâle, en mai 2010

NOTES 1. roland Barthes, « La chambre claire. notes sur la photographie » [1980], Œuvres complètes en trois volumes, t. iii, 1974-1980, Paris, Le Seuil, 2003, p. 1134. 2. roland Barthes, S/Z [1970], Œuvres complètes en trois volumes, t. ii, 1966-1973, Paris, Le Seuil, 2003, p. 700-701. Jacques rancière « L’image pensive », Le Spectateur émancipé, Paris, La fabrique, 2009, p. 115-140. 3. rancière, ibid., p. 115. 4. Leon Battista Alberti, De pictura [1435], livre ii, 25 (fr. De la peinture, trad. J.-L. Schefer, Paris, macula, 1992, p. 131).

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EmmAnuEL ALLoA

INTRODUCTION

5. Cf. gilles Deleuze « Platon et le simulacre », Logique du sens, Paris, minuit,

17. Cf. à ce sujet les magnifiques méditations de georges Didi-huberman dans

1969, p. 292-307.

Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, minuit, 1992 ainsi que James Elkins,

6. Arthur C. Danto, The Transfiguration of the Commonplace, 1981, p. 159 (fr.

The object stares back. On the nature of seeing, new york, Columbia university

La Transfiguration du banal. Une philosophie de l’art, trad. C. hary-Schaeffer,

Press, 1997.

Paris, Le Seuil, 1989).

18. Cf. Jean-Louis Déotte, Le Musée. L’origine de l’esthétique, Paris, L’harmat-

7. Psaume 115.

tan, 1993.

8. nelson goodman, Languages of art. An approach to a theory of symbols, indianapolis, 1976, p. 5 (fr. Langages de l’art. Une approche de la théorie des symboles, trad. J. morizot, nîmes, Jacqueline Chambon, 1990). 9. françois récanati, La Transparence et l’énonciation. Pour introduire à la pragmatique, Paris, Le Seuil, 1979, en particulier p. 84-87. 10. Cf. Philippe Junod, Transparence et opacité. Essai sur les fondements théoriques de l’art moderne, Lausanne, L’Age d’homme 1976. 11. Cf. notamment Louis marin, Opacité de la peinture. Essais sur la représentation au Quattrocento [1989], Paris, Editions de l’EhESS, 2006 ainsi que le chapitre « De l’opacité » dans De l’entretien, Paris, minuit, 1997. 12. Louis marin, « Signe et force. mises en scène », Politiques de la représentation, Paris, kimé, 2005, p. 202. 13. georges Didi-huberman, Devant l’image. Question posée aux fins d’une histoire de l’art, Paris, minuit, 1990, p. 9-17. 14. georges Didi-huberman, Phasmes. Essais sur l’apparition, Paris, minuit, 1998, p. 10. 15. maurice merleau-Ponty, La Prose du monde, texte établi par C. Lefort, Paris, gallimard, 1964, p. 156. 16. nicolas de Cuse, Le Tableau ou la vision de Dieu [1453], trad. A. minazzoli, Paris, Cerf, 1986.

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