Santé mentale en Cisjordanie

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Interventions psychosociales et en santé mentale de Médecins du Monde Dans des communautés affectées par les violences liées à l’occupation dans le Nord de la Cisjordanie (Naplouse, Qalqilya et Salfit) 1er mai – 31 octobre 2015

« Le contexte de violence chronique dans le nord de Cisjordanie est très préoccupant, car il affecte la santé mentale et l’équilibre psychosocial des communautés, et peut également alimenter des sentiments de frustration qui peuvent contribuer à perpétuer le cycle de violence actuel. »

Contact: Anne-Sophie Simpere Coordinatrice du plaidoyer MDM-France – Mission Palestine coord.adv.palestine@medecinsdumonde.net +972 (0) 595 94 06 50, + 972 (0) 549 08 73 67 1/6


L’intervention de Médecins du Monde France (MdM) dans le nord de la Cisjordanie Depuis 2012, Médecins du Monde France (MdM) met en œuvre un programme de soutien psychosocial d’urgence pour les personnes affectées par des événements violents dans 27 villages du nord de la Cisjordanie. Le soutien psychosocial d’urgence a lieu dans les 72 heures suivant un incident critique. Si nécessaire, notre équipe peut alors effectuer les premiers soins psychologiques. Dix à quinze jours plus tard nous retournons voir les bénéficiaires pour évaluer leur situation et identifier s’il existe des besoins de soutien supplémentaire ou de référencement vers des services spécialisés en santé mentale. Nous intervenons auprès des victimes directes et de leurs familles, mais aussi, dans certains cas graves, auprès de personnes indirectement impliquées dans l’incident : voisins, autres membres du village, collègues des victimes… Qu'est-ce qu'un incident critique? Un incident critique est une situation dans laquelle une personne ou un groupe de personnes sont exposés à la mort, des menaces de mort, des blessures ou des menaces de blessures, des violences sexuelles ou des menaces de violences sexuelles, comme suit (un critère nécessaire): 1. Par une exposition directe. 2. En étant témoin direct, en personne 3. Indirectement, en apprenant qu'un ami ou un parent proche a été exposé à un traumatisme. Si l'événement implique la mort ou le risque de mort, il doit être violent ou accidentel. 4. Par une exposition indirecte répétée ou extrême aux détails choquants de l’événement. Cela ne comprend pas l’exposition indirecte à travers les médias, la télévision, les réseaux sociaux, les films ou les photos. A quel genre d'incidents sommes-nous confrontés dans nos communautés d'intervention? Les équipes de MdM interviennent sur 3 types d'incidents:  Incidents liés aux interventions de l’armée israélienne: tirs à balles réelles, violence contre des écoles, blessures...  Attaques de colons: blessures, meurtres, dommages matériels, intimidations...  Démolitions: démolition de maisons par les autorités israéliennes La politique d’occupation est à la source de bien d’autres types d’incidents. Pour des raisons opérationnelles et stratégiques, nos équipes ne peuvent pas tous les couvrir. Elles se concentrent sur les plus fréquents dans notre zone d’intervention, et sur ceux pour lesquels il n’y a pas d’intervention d’autres organisations fournissant des services de soutien psychosocial, afin d’éviter la duplication (certaines organisations couvrent par exemple les cas de détention, de fouilles des maisons…)

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Assurer la pérennité de notre intervention Outre le soutien psychosocial d'urgence, MdM mène également des activités visant à assurer l’impact à long terme de nos actions : • Promotion de la résilience des communautés palestiniennes à travers des groupes de soutien par les pairs: ces groupes réunissent des personnes similaires qui ont vécu ou risquent de vivre le même type d’incident (attaque de leur maison par des colons, démolitions…), avec l’idée qu’ils sont mieux à même de se comprendre et se soutenir, afin d’améliorer leur résilience et de renforcer leurs mécanismes d’adaptation. • Programme pilote avec des bénévoles vivant dans nos villages d’intervention et ayant déjà une formation en psychologie (travailleurs sociaux ou psychologues), afin de les former pour qu’ils puissent eux-mêmes assurer l’intervention psychosociale d’urgence dans leurs communautés. • Activités de plaidoyer pour promouvoir le respect des droits humains et du droit international, la responsabilité des auteurs de violence, et obtenir des changements de long terme pour les Palestiniens

Résultats de notre intervention au cours de la période analysée NB: les incidents que nous analysons ici sont uniquement ceux qui ont eu lieu dans nos 27 communautés d’intervention dans le nord de la Cisjordanie (Naplouse, Qalqilya et Salfit), et pour lesquels une intervention psychosociale par MdM a été menée. Ils ne représentent pas le nombre total d’incidents critiques sur la période (nécessairement plus élevé), ni un bilan général sur ce type d’incidents, mais présentent simplement des éléments sur le type de violences et les impacts psychosociaux dont nos équipes ont été témoins sur le terrain. Augmentation du nombre d'incidents Du 1er mai au 31 Octobre 2015, 333 bénéficiaires ont reçu la première visite de soutien psychosocial (dans les 72 heures), à la suite de 62 incidents critiques. Ce chiffre représente une moyenne de 2,5 incidents critiques par semaine, contre 1 incident par semaine sur la dernière période analysée (juillet 2014-mars 2015). Augmentation des incidents liés aux forces de sécurité israéliennes Du 1er mai au 31 Octobre 2015, sur les 62 incidents pour lesquels MdM est intervenu:  53% étaient liés à l’usage de la force par l’armée  43% étaient liés à des attaques par des colons  5% étaient liés à des démolitions. Sur la période précédente, la part des incidents directement liés à la violence des colons était beaucoup plus élevée (65%). Cette évolution pourrait en partie être expliquée par les escalades de violence après l'incendie de Duma et depuis octobre 2015, au cours desquelles l'utilisation de balles réelles par l’armée israélienne contre des manifestants et des lanceurs de pierres a augmenté.

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Le faible nombre de démolitions peut être expliqué par le fait que MdM intervient dans les zones A et B de la Cisjordanie alors que la plupart des démolitions ont lieu dans la zone C. Santé mentale et impacts psychosociaux: anxiété et insécurité dans une population victime d'incidents critiques à répétition Suite à la première visite de soutien psychosocial, 85 bénéficiaires (25% des personnes rencontrées) ont reçu les premiers soins psychologiques, qui consistent en un premier soutien émotionnel aux personnes affectées par un incident critique, via des techniques d’écoute active et d’entretien. 82% des adultes ayant reçu les premiers soins psychologiques rapportent être gravement affectés par l’incident critique et pourraient présenter un risque de développer des troubles de stress posttraumatique1. 79% des enfants et des adolescents (âge médian = 15 ans) ayant reçu les premiers soins psychologiques rapportent être significativement affectés par l'incident critique et pourraient présenter un risque de développer des troubles de stress post-traumatique. Selon les résultats du questionnaire d'évaluation psychosociale interne à MdM: • 84,5% des bénéficiaires présentent plus de 2 symptômes psychologiques de détresse, l'insécurité et l'anxiété étant les symptômes les plus fréquemment rapportés; • 70% des bénéficiaires font état de troubles du sommeil; • 60% des bénéficiaires rapportent plus de 2 symptômes liés à un traumatisme: 70% ont des flashbacks (de l'événement passé), 30% rapportent des sentiments et des pensées intrusifs (sur l'événement passé), et 35% des réactions d'évitement; • 35% des bénéficiaires signalent des maux de tête; • 25% des adultes rapportent être incapables de mener leurs activités domestiques (ménage, cuisine, éducation des enfants); • 33% des enfants rapportent une régression de leurs résultats scolaires. Il est important de mentionner qu’il n'y a pas de corrélation entre l'impact psychosocial et le type d'incident: tout incident peut provoquer un stress aigu et des réactions émotionnelles. L'impact psychosocial ne dépend pas d'un certain type d'incident, mais plutôt de l'intensité de cet incident, de la personnalité de la victime, de son expérience, son histoire passée (si elle/il a déjà été impliqué/e dans d'autres incidents critiques par le passé) et de sa perception de ses ressources disponibles au moment de l'incident. Il est également intéressant de noter que 30% des gens auprès desquels nous sommes intervenus avaient déjà été impliqués dans au moins un incident critique similaire.

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Notre évaluation est basée sur l’ « Impact Event Scale » d’Horowitz (IES ; Horowitz et al, 1979) qui a été créée pour l'étude des personnes en deuil, mais qui a rapidement été utilisée pour étudier l'impact psychologique d'une variété de traumatismes. Elle a été établie avant que le diagnostic de trouble de stress post traumatique (TSPT) ne soit intégré au DSM-III (American Psychiatric Association, 1980), et bien que de nombreuses mesures de symptômes de TSPT aient émergé (Wilson & Keane, 1997), l'IES reste largement utilisé. C’est un auto-questionnaire court et relativement facile à soumettre pour mesurer les réactions de stress aigu/ traumatique liées à des incidents critiques. En outre, une bonne validité discriminante et une bonne fiabilité ont été identifiées pour la version arabe (Davey and all, 2014).

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Après les premiers soins psychologiques et la visite de suivi, 25% de nos bénéficiaires ont été orientés vers des services spécialisés de santé mentale (principalement auprès du Palestinian Counselling Centre (PCC), et/ou de MSF2). Ce pourcentage est assez élevé comparé aux données précédentes (entre 10 et 15% de référencement) et doit être mis en relation avec l'incident critique exceptionnel de Duma3. Le cas de Duma: un impact psychologique et psychosocial sans précédent4 Le 31 juillet 2015, pendant la nuit, des colons mettent le feu à deux maisons dans le village de Duma, au sud de Naplouse. Ils laissent derrière eux des graffitis en hébreu : "Vengeance" et "Longue vie au Messie". Une des maisons incendiée est vide. Dans l’autre, une famille de quatre personnes dort, dont un bébé qui meurt lors de l'attaque. Les parents et son frère de 4 ans sont grièvement blessés et transportés vers un hôpital israélien. Les deux parents décèdent quelques semaines plus tard, laissant l’aîné de 4 ans orphelin. Suite à cet événement, d’autres attaques de colons – jets de pierres contre d'autres maisons du village et autres incidents critiques - sont signalés. A la même période, des affrontements ont lieu entre l’armée israélienne et des activistes dans les villages. En raison de sa gravité, le cas de Duma a eu des impacts psychologiques et psychosociaux sans précédent, non seulement sur les victimes directes, mais aussi sur l'ensemble du village et même sur les communautés voisines où des bénéficiaires ont pu confier à nos travailleurs sociaux leur crainte que des incidents similaires puissent se produire dans leur propre village.

Conclusion et recommandations Le contexte de violence dans lequel les communautés du Nord de la Cisjordanie vivent a un impact sur le bien-être psychosocial et la santé mentale des populations auprès desquelles nous intervenons, même sur les personnes qui ne sont pas directement impliquées dans les incidents critiques. Dans les villages où MdM intervient, un état de stress aigu semble être la norme. Ce qui pourrait être parfois confondu avec la résilience est en réalité la nécessaire adaptation à un environnement stressant, dans lequel les conflits font partie de la vie quotidienne «habituelle». Toute personne est unique et réagit différemment, selon ses propres mécanismes d'adaptation, ses ressources et sa force. Mais si une minorité de bénéficiaires a besoin de recourir à des services spécialisés en santé mentale, la majorité des gens est en permanence impactée émotionnellement par la situation.

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PCC est un partenaire local de MdM et travaille sur le développement et l’amélioration des services de santé mentale en Palestine. MSF France fournit également des consultations en santé mentale en Cisjordanie. 3 6 bénéficiaires ont refusé le référencement. Ces refus peuvent être expliqués par deux raisons principales : La stigmatisation attachée aux services de santé mentale : il est vraiment difficile pour une majorité de gens de reconnaitre qu’ils ont des problèmes psychosociaux et de santé mentale. Aller consulter un psychologue ou un thérapeute est perçu comme un signe de faiblesse. Des raisons économiques : les services sont loin de certains villages. Les transports sont chers, et parfois le prix des consultations n’est pas totalement pris en charge 4 Voir aussi le briefing de MdM « Palestine : évaluation des impacts psychosociaux de l’attaque de Duma », octobre 2015

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Les incidents critiques se produisent continuellement.  Comment les communautés peuvent-elles retrouver un équilibre émotionnel quand elles savent que cela va se reproduire?  Comment les parents peuvent-ils assurer la sécurité physique et affective de leurs enfants, quand eux-mêmes se sentent stressés, anxieux et déprimés à cause de la situation?  Que peuvent faire les enfants quand ils ne peuvent pas se tourner vers leurs pères pour les protéger? En vertu du droit humanitaire international, Israël, en tant que puissance occupante, est responsable de la protection de la population palestinienne. Dans le territoire palestinien occupé, les autorités israéliennes doivent notamment prendre toutes les mesures pour assurer le respect du « droit pour toute personne de jouir du meilleur état de santé physique et mentale qu'elle soit capable d'atteindre », un droit fondamental consacré par le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de 1966. Pourtant, aujourd’hui, selon l’association israélienne Yesh Din, plus de 80% des plaintes déposées suite aux violences de colons sont classées sans suite, faute d’enquête de police sérieuse, et la probabilité qu’une plainte aboutisse à une condamnation effective n’est que de 1,9%5. Cette impunité encourage la répétition des attaques. Concernant les cas de violences par l’armée israélienne, des organisations de défense des droits humains s’inquiètent des risques d’usage disproportionné et illégal des tirs contre des manifestants, particulièrement depuis octobre 20156. En analysant l’application des lois aux soldats israéliens suspectés d’avoir causé des dommages à des Palestiniens ou à leurs propriétés en Cisjordanie et à Gaza, Yesh Din conclut à un défaut constant d’enquête exhaustive permettant d’aboutir à des mises en accusation7. Cela conduit, encore une fois, à un climat d’impunité pour des actions dommageables pour les communautés palestiniennes. Le contexte de violence chronique dans le nord de Cisjordanie est très préoccupant, car il affecte la santé mentale et l’équilibre psychosocial des communautés, et peut également alimenter des sentiments de frustration qui peuvent contribuer à perpétuer le cycle de violence actuel. La fin de l’année 2015 a été marquée par une escalade de violence qui dure encore. Cette situation doit être analysée dans le contexte de l'occupation militaire prolongée du territoire palestinien par Israël, des violations chroniques des droits humains des Palestiniens et de l’impunité dans les cas de violation du droit international. La communauté internationale, notamment l'Union européenne et la France en tant que partenaires privilégiés d'Israël (accord d'association UE-Israël, dialogue politique), doit faire pression sur le gouvernement d'Israël pour qu’il se conforme à ses obligations légales:  Garantir le droit à la sécurité du peuple Palestinien  Assurer que l’armée israélienne agit en conformité avec les normes internationales sur l'application des lois  Mettre fin à l’impunité des auteurs de violence, notamment les colons se livrant à des attaques

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http://www.yesh-din.org/userfiles/Yesh%20Din_Akifat%20Hok_%20English.pdf See for example B’tselem: http://www.btselem.org/firearms/20151102_october_west_bank_demonstrations 7 http://www.yesh-din.org/infoitem.asp?infocatid=743 6

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