Des campus aux prisons turques

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AMNESTY le magazine des droits humains

N˚ 73 mai 2013

Suisse

Quand le « sexe fort » est battu

Turquie

Des campus aux prisons

PRINTEMPS ARABE : UNE TRANSITION PÉRILLEUSE


Rapport 2013 d’Amnesty International

La situation des droits humains dans le monde Le Rapport 2013 d’Amnesty International documente la situation en matière de droits humains dans plus de cent cinquante pays, de l’Afghanistan au Zimbabwe, en passant par la Suisse. Commandez cet ouvrage de référence indispensable à l’aide du talon en page 34 ou sur www.amnesty.ch/boutique.

Français: Art. 1510.149.F / Fr. 30.Anglais: Art. 1510.149.E / Fr. 35.Allemand: Art. 1510.149.D / Fr. 21.90

Nien PAN

Pas de PANIQUE !

NON! Le 9 juin à la révision de

NON !

LA LOI SUR L’ASILE

vision de


S o mma i r e

– ma i

2013

Photo de couverture Graffiti sur la rue Mohamed Mahmoud au Caire, représentant une femme luttant pour ses droits. © AI

4 Editorial 5

Good News

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En image

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En bref

9 Actuel La traque aux mariages forcés

é c l a i r a g es 22 Suisse Des bénévoles se mêlent de l’asile 24 Violence conjugale Quand le « sexe fort » est battu 26 © AI

o u v e r t u r es

Hong-Kong « Je veux contribuer au changement » Interview de la vice-présidente du Syndicat indonésien des travailleurs migrants.

p o i nt f o r t

Printemps arabe : une transition périlleuse

© REUTERS/Amr Dalsh

28 Turquie Des campus aux prisons turques 31 Face à Face Le recours aux drones est-il justifié dans le cadre de la lutte contre le terrorisme ?

échos 32 Couvertures & DVD L’art en liberté surveillée

Deux ans et demi après le début du Printemps arabe, bien des espoirs restent déçus. Mais la conscience que la société civile peut être le moteur de changements, elle, reste intacte.

12 Sortir de l’impasse Où en est le Printemps arabe ? L’analyse de Hasni Abidi.

14 Elles n’ont pas l’air de perdantes Les femmes égyptiennes luttent contre le harcèlement sexuel.

33 Couvertures Anthologie d’un dissident La « question rom » et ses clichés 34 Boutique 35 « La photo est un langage facile » Interview de Zanele Muholi 36 BD Par Ambroise Héritier

16 Syrie : division et chaos La question religieuse s’immisce dans les combats.

18 La Libye à la dérive Infrastructures défaillantes, milices hors de contrôle, le désarroi des Libyen·ne·s est patent.

20 La révolution volée Tunisie : qu’est-il advenu du cri « Liberté, travail, dignité » ?

action 37 PortrAIt Margarita Voelkle, de la dictature à la relecture 38 Lettres contre l’oubli

Impressum  : amnesty, le magazine des droits humains paraît tous les trois mois. N° 73, mai 2013. amnesty est le magazine de la Section suisse d’Amnesty International. En tant que journal généraliste des droits humains, amnesty est amené à traiter de sujets qui ne reflètent pas toujours strictement les positions de l’organisation. Amnesty International a adopté un langage épicène : plus d’informations sur www.amnesty.ch/epicene Editeur : Amnesty International, Section suisse, 3001 Berne, tél. 031 307 22 22, fax : 031 307 22 33, e-mail : info@amnesty.ch Rédaction : amnesty, Rue de la Grotte 6, 1003 Lausanne, tél. 021 310 39 40, fax 021 310 39 48, e-mail : info@amnesty.ch Administration : Amnesty International, Case postale, 3001 Berne. Veuillez svp indiquer le n° d’identification qui se trouve sur l’étiquette lors de paiements ou de changements d’adresse. Merci ! Rédactrice en chef : Nadia Boehlen Journaliste stagiaire : Feriel Mestiri Rédaction : Jacqueline Allouch, Jean-Sébastien Blanc, Jessica Cuerq Taillard, Sophie Dupont, Stéphanie Giauque, Irina Inostroza, Vera Lauf, Anaïd Lindemann, Viviana Marchetto, Sarah Meylan, Evelyne Monnay, Déo Negamiyimana, Gil Oliveira, Fabrice Praz, Emmanuelle Robert, Bénédicte Savary, Tharcisse Semana, Anita Schmid, Jean-Claude Vignoli Corrections : Nicole Edwards, Carla Häusler, Marga Voelkle Ont également participé à ce numéro : Antonia Bertschinger, Clément Girardot, Sid Ahmed Hammouche, Aurélie Winker, Laurent Mousson (AI-CH), Reto Rufer (AI-CH) Diffusion : membres (dès cotisation de 30 francs par an) Conception graphique : www.muellerluetolf.ch  Mise en page : Atoll «îlots graphiques» Catherine Gavin Impression : Unionsdruckerei, Schaffhouse Tirage : 34 450 exemplaires.

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–éditorial

Un traité historique sur le commerce des armes

L’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi le 17 décembre 2010 marquait le début du Printemps arabe.

Bosco Ntaganda devant la Cour pénale internationale République Démocratique du Congo – Bosco Ntaganda, le chef d’une faction du groupe armé M23, s’est rendu à l’ambassade américaine au Rwanda. Il a été transféré à la Cour pénale internationale (CPI) où il a comparu lors d’une audience préliminaire. La CPI avait émis un premier mandat d’arrêt contre Bosco Ntaganda en 2006, sur la base d’allégations de recrutement d’enfants de moins de quinze ans comme soldats dans les Forces patriotiques pour la libération du Congo (FPLC), en Ituri, entre 2002 et 2003. En juillet 2012, la CPI avait délivré un second mandat d’arrêt lié à des allégations de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, notamment des meurtres, des viols et de l’esclavage sexuel, également survenus en 2002 et 2003. En avril 2012, Bosco Ntaganda avait organisé une rébellion et créé le groupe armé M23, dont les combattants sont responsables de nombreux crimes, notamment des homicides, des recrutements forcés d’enfants et des viols. Malgré le mandat d’arrêt émis par la CPI en 2006, Bosco Ntaganda n’avait jamais été appréhendé par les autorités de la RDC ou de l’ONU.

© AI

© Valérie Chételat

OUV E R T UR E S

L’ensemble de contestations populaires qui s’ensuivirent dans de nomMoyen-Orient suscitèrent l’espoir d’une avancée des libertés publiques. Mais deux ans après la chute de Ben Ali, Moubarak et Kadhafi, le bilan est contrasté. La Syrie, où les manifestations de masse avaient débuté de manière pacifique, se trouve plongée dans une guerre civile destructrice qui oppose le régime et des groupes rebelles hétéroclites. Au Bahreïn et en Arabie Saoudite, toute critique du régime en place est toujours sujette à la répression. En Libye, les milices armées portent atteinte aux institutions judiciaires et aux réformes juridiques. En Egypte et en Tunisie, des articles ou projets d’articles constitutionnels ambigus sur la protection de l’espace public, le respect des sentiments religieux ou la complémentarité dans le couple menacent la liberté d’expression et les droits des femmes. Pourtant, dans ces deux derniers pays, une société civile vibrante, emmenée par les syndicats, les partis politiques laïcs et les organisations de défense des droits humains, remet en question les projets politiques dessinés par les islamistes et les hommes des anciens régimes. Sa capacité à imposer ses vues dans les textes constitutionnels, auprès des gouvernements et des institutions nouvellement créés, revêt l’enjeu central de la transition démocratique. Cette aptitude de la société civile à se constituer en contre-pouvoir à même d’influer sur l’agenda politique sera déterminante dans l’ensemble de la région. Nadia Boehlen, Rédactrice en chef

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La délégation d’Amnesty International à la Conférence des Nations unies pour un traité sur le commerce des armes.

Nations unies – Rassemblés à New York, les Etats membres des Nations unies ont adopté à une forte majorité un traité sur le commerce des armes. Une fois le traité ratifié, les Etats devront s’assurer que leurs ventes d’armes conventionnelles à l’étranger ne contribuent pas à commettre ou à faciliter des génocides, des crimes contre l’humanité ou des crimes de guerre. Quelques jours seulement après la décision cynique de la Corée du Nord, de l’Iran et de la Syrie – trois pays qui sont sous le coup de diverses sanctions des Nations unies – de bloquer l’adoption par consensus de ce traité, cent cinquantequatre Etats ont voté en sa faveur lors de l’Assemblée générale des Nations unies. Amnesty International, qui se bat depuis vingt ans pour l’adoption d’un traité sur les armes, n’a toutefois pas obtenu tout ce qu’elle souhaitait. Les munitions ne sont, par exemple, pas intégralement incluses dans toutes les dispositions du traité. Toutefois, ce dernier peut être amendé et contient beaucoup de règles fortes. Il fournit donc une base solide sur laquelle il sera possible de bâtir un système international visant à limiter l’approvisionnement en armes des auteurs d’atrocités.

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breux pays d’Afrique du Nord et du

La Cour pénale internationale à La Haye.

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Une commission d’enquête pour combattre les crimes contre l’humanité Corée du Nord – Le Conseil des droits de l’homme des Nations unies à Genève a adopté une résolution établissant une commission chargée d’enquêter sur les violations des droits humains en Corée du Nord. Le gouvernement nord-coréen doit coopérer sans réserve avec celle-ci. Dans ce pays, des millions de personnes subissent des formes extrêmes de répression. Des centaines de milliers d’entre elles,

dont des enfants, vivent dans des camps pour prisonniers politiques et dans divers lieux de détention où les travaux forcés, la torture et d’autres mauvais traitements sont érigés en système. Le vaste mandat de la commission d’enquête est encourageant. Elle a toute légitimité pour enquêter sur les violations flagrantes et systématiques des droits humains et sur les crimes contre l’humanité. Elle peut également faire en sorte que les responsables de ces actes soient tenu·e·s de rendre des comptes.

The Cure soutient une campagne d’Amnesty International

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Grande-Bretagne – Le groupe culte britannique The Cure a fait la promotion de la campagne d’Amnesty International intitulée « Mon corps, mes droits » dans le cadre de sa tournée en Amérique latine, qui s’est déroulée en avril. Durant sa tournée LatAm2013, la première du groupe dans la région depuis dix-sept ans, The Cure a mis en avant cette campagne qui est une initiative mondiale visant à montrer les obstacles rencontrés par les jeunes dans le monde – en particulier les filles et les jeunes femmes – pour accéder aux services de santé essentiels et aux informations concernant leurs droits sexuels et reproductifs. « Nous avons des milliers de fans qui méritent de faire leurs propres choix quant à leur corps et leur santé reproductive. Si même une poignée de gens sortent de nos concerts avec le sentiment d’avoir plus de pouvoir sur leur corps, leur vie, ce sera une bonne chose », a déclaré Robert Smith, le chanteur du groupe.

Vers la création d’une Institution nationale des droits humains Suisse – La Plateforme droits humains des ONG exprime sa satisfaction quant à la manière dont le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) a mené la procédure de l’Examen périodique universel (EPU) dans le cadre du Conseil des droits de l’homme. Une large consultation des milieux concernés, notamment les cantons et la société civile, ont contribué au succès de la procédure. La plateforme salue notamment le fait que la Suisse ait accepté toutes les recommandations liées à la création d’une Institution nationale des droits humains conforme aux Principes de Paris, celle demandant la mise en place d’un programme d’action contre la discrimination raciale ainsi qu’une douzaine de recommandations demandant une meilleure protection des victimes de la traite des êtres humains. La Plateforme droits humains des ONG regrette en revanche le nombre important de recommandations rejetées. Parmi celles-ci, la création de mécanismes de plainte indépendants pour les cas de violences policières ou la considération de la torture comme infraction pénale.

Avancée positive pour les victimes de l’esclavage sexuel

The Cure dans les studios d’enregistrement de Westside, à Londres.

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Japon – La préfecture de Kyoto a été la première du pays à adopter une déclaration qui demande au gouvernement central d’accorder des réparations aux victimes du système d’esclavage sexuel pratiqué par les militaires

–Good

News

© AI/Brian Shin

OUV E R T UR E S

Une femme victime d’esclavage sexuel pendant la Seconde Guerre mondiale, lors d’une action appelant le gouvernement japonais à reconnaître ce crime et à indemniser celles qui l’ont subi. japonais pendant la Seconde Guerre mondiale. Cette déclaration prévoit des compensations visant à restaurer l’honneur et la dignité de ces victimes. Elle a été adoptée alors que le gouvernement japonais rejetait les recommandations émises par les Etats parties lors du deuxième Examen périodique universel (EPU) du Japon par le Conseil des droits de l’homme. Ces recommandations incitaient le pays à accepter la responsabilité, notamment légale, du système d’esclavage sexuel militaire et à prendre les mesures appropriées pour restaurer la dignité des victimes, y compris en fournissant une compensation adéquate. Au Japon, trente-neuf conseils municipaux ont déjà adopté des déclarations similaires depuis 2008. Ils appellent le gouvernement central à répondre aux demandes de plus en plus nombreuses visant la justice pour les victimes du système japonais d’esclavage sexuel militaire.

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–EN

Ima g e

© REUTERS/Reinhard Krause

OUV E R T UR E S

Inde – La Cour suprême indienne a accordé aux indigènes Dongrias Kondhs la décision finale sur un projet de mine de bauxite dans les monts Niyamgiri, dans l’Etat d’Orissa. Cette décision marque une victoire pour cette communauté qui s’est battue pendant plus de dix ans. Les Dongrias Kondhs, dont l’identité repose entièrement sur ces collines, se battent pour la sauvegarde de leur mode de vie. Le projet de mine se serait traduit par des violations de leurs droits en tant que peuple indigène.

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OUV E R T UR E S

Amnistie de prisonniers politiques

Recul des exécutions Peine de mort – En dépit de revers significatifs en 2012, la tendance mondiale vers l’abolition de la peine de mort s’est confirmée, selon le rapport annuel d’Amnesty International

tion est en route dans toutes les régions du globe. Seuls vingt et un Etats dans le monde ont procédé à des exécutions en 2012 – chiffre inchangé par rapport à 2011, mais en net déclin par rapport à 2003. Il y a dix ans, ce chiffre s’élevait en effet à vingthuit. Les cinq pays ayant exécuté le plus grand nombre de personnes en 2012 étaient la Chine, l’Iran, l’Irak, l’Arabie Saoudite et les Etats-Unis, talonnés par le Yémen.

Roms : une ségrégation systématique © AI/Jean-François Joly

Soudan – Sept prisonniers ont été libérés en vertu d’une amnistie, tandis qu’une centaine d’autres sont toujours maintenus en détention arbitraire, dont des prisonniers d’opinion. Parmi les sept prisonniers politiques libérés, six sont des membres éminents de partis politiques, à savoir Abdulaziz Khaled, Entisar al Agali, Hisham al Mufti, Abdulrahim Abdallah, Mohammed Zain Alabidein et Youssef al Kauda. Hatim Ali, jeune militant, a également été relâché. Amnesty International avait demandé sa libération immédiate et inconditionnelle. Toutefois, plus de cent dix-huit personnes seraient maintenues en détention arbitraire dans le cadre des conflits du Nil bleu et du Kordofan du Sud, dont des femmes détenues sans inculpation avec leurs nourrissons. En outre, plusieurs prisonniers se trouvent dans le quartier des condamnés à mort en raison de leur implication dans l’opposition armée.

sur les condamnations à mort et les exécutions dans le monde. En 2012, plusieurs pays ont repris les exécutions, alors qu’ils avaient interrompu cette pratique. C’est notamment le cas de l’Inde, du Japon, du Pakistan et de la Gambie. On a également observé une augmentation alarmante du nombre de mises à mort en Irak. Mais le recours à la sentence capitale demeure l’apanage d’un petit groupe de pays isolés, et la marche vers l’aboli-

Union européenne – Les quelque six millions de Roms vivant dans les pays de l’Union européenne sont bien en dessous de la moyenne nationale en ce qui concerne presque tous les indicateurs de développement humain. Huit Roms sur dix risquent de connaître la pauvreté, et seul un jeune adulte sur sept a terminé ses études secondaires. Les expulsions forcées de Roms continuent à constituer la norme plutôt que l’exception en Roumanie, en Italie et en France. Les Roms de Macédoine sont Ils connaissent la ségrégation à parmi les plus pauvres du pays. l’école en République tchèque, en Grèce et en Slovaquie. Tout cela est contraire aux lois nationales et communautaires interdisant la discrimination raciale. Plus de cent vingt attaques violentes visant des Roms ont eu lieu en Hongrie, en République tchèque, en Slovaquie et en Bulgarie entre janvier 2008 et juillet 2012. Les autorités étatiques, la police notamment, ont dans de nombreux cas manqué à leur devoir consistant à prévenir ces attaques ou à mener des enquêtes approfondies sur celles-ci.

© AI/Rusty Stewart

Regard décalé Licenciés pour avoir gambillé

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La compagnie australienne de services miniers Barminco a licencié quinze de ses employés. Les mineurs travaillaient de nuit dans la mine Agnew, en Australie-Occidentale, propriété de la société sud-africaine Gold Fields Ltd. Le motif ? Les mineurs ont exécuté une version souterraine du Harlem Shake avant de la diffuser sur internet. Sur la vidéo de trente secondes diffusée sur YouTube, ils apparaissent interprétant NB cette chorégraphie farfelue et frénétique.

–EN

BREF

SURVOL égypte – Les tensions se sont aggravées entre les communautés religieuses dans la ville de Wasta, à une centaine de kilomètres au sud du Caire. Des salafistes ont forcé les commerces chrétiens à fermer. Ils sont restés dans la zone, pour s’assurer que les négoces restent clos, en faisant usage de la violence en cas de résistance.

Uruguay – Le Parlement uruguayen a promulgué une loi sur l’égalité du mariage. Elle autorise les couples de même sexe à adopter des enfants. L’Uruguay est le deuxième pays d’Amérique latine à légaliser le mariage entre personnes de même sexe ; l’Argentine l’a précédé en 2010. Haïti – Les expulsions forcées pratiquées en Haïti aggravent la situation déjà désespérée de milliers de gens qui vivent dans des camps pour personnes déplacées, plus de trois ans après le séisme dévastateur de janvier 2010. Près de mille familles ont été expulsées de force de leur logement entre janvier et mars, en violation au droit internaltional. Bélarus – Les autorités du Bélarus bafouent régulièrement les droits à la liberté de réunion, d’association et d’expression pacifiques, en empêchant les citoyen·ne·s de manifester ou de créer des associations. Amnesty International exige des autorités du Bélarus qu’elles réexaminent l’ensemble des décrets présidentiels et textes de loi permettant cet état de fait.

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OUV E R T UR E S

–En

bref

Emprisonné pour objection de conscience

Vos lettres

Israël – Natan Blanc, dix-neuf ans, originaire de Haïfa, a été emprisonné après avoir refusé l’appel sous les drapeaux en novembre dernier. Depuis, il a subi sept emprisonnements en quatre mois, soit cent seize jours de prison. Il est généralement relâché au bout de quelques semaines, puis jugé et emprisonné à nouveau après avoir réitéré son refus de rejoindre

AMNESTY 72, février 2013

A l’heure où l’évidence sur le terrain montre les dommages énormes que les plastiques causent à l’environnement en général et à la faune marine en particulier, je trouve difficilement compréhensible qu’Amnesty International puisse continuer d’envoyer son magazine emballé sous plastique. Les droits humains incluent en effet le droit à une planète préservée. Le WWF procède de même. Je leur ai posé la question, et ils ont répondu que c’était plus simple et moins cher. Je leur ai répondu qu’en agissant ainsi, ils se montraient pires encore que les entreprises qu’ils critiquaient et qu’une organisation de défense de l’environnement se devait de montrer l’exemple. Qu’en est-il d’Amnesty International ? Puis-je décider de recevoir le magazine en version électronique, pour éviter de causer de la pollution supplémentaire ?

© AI/Andrea Bodekull

Un magazine plus écologique ?

l’armée. Natan Blanc a donné à Amnesty International les raisons de son refus. « En Israël aujourd’hui, c’est l’apartheid. Personne ne parle d’accorder aux Palestiniens l’égalité des droits, ni même le droit de vote. Je ne veux pas participer à un tel système. » Amnesty International appelle les autorités israéliennes à accepter l’objection de conscience de Natan Blanc et à arrêter de l’emprisonner pour ses convictions.

Antoine Bachmann

En Israël, le service militaire est obligatoire pour toutes et tous.

Réponse de la rédaction Dans l’immédiat, il serait compliqué pour nous d’envoyer le magazine par email à certain·e·s abonné·e·s et par poste à d’autres, pour des raisons administratives. De fait, cela impliquerait notamment la création d’une nouvelle base de données. Cependant, conscient·e·s de la problématique écologique, nous étudions la préparation de notre magazine au format Epaper. Dans ce format, notre publication pourrait être consultée directement sur notre site internet. Nous pourrions ainsi sans autre vous enlever de notre liste d’envoi postal. Nous espérons pouvoir vous compter parmi nos lecteurs d’ici la création de notre magazine au format Epaper.

Un article vous a fait réagir, vous désirez vous exprimer ? Envoyez-nous un courrier postal ou un e-mail à info@amnesty.ch

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© AI

Nadia Boehlen

Une terrifiante « chasse aux sorcières » Papouasie-Nouvelle-Guinée – Selon certaines informations, six femmes et un homme ont été enlevés et soumis à des actes cruels par un groupe de personnes qui les accusait de sorcellerie. Originaire de la province des Southern Highlands, Komape Lap affirme que des personnes l’ont enlevé avec six femmes, leur ont lié les mains, les ont dévêtus et leur ont enfoncé des tisons chauffés à blanc dans les parties génitales. Komape Lap a pu prendre la fuite, mais on ignore ce qu’il est advenu des six autres victimes. Cette attaque se serait déroulée le 28 mars lors d’une « chasse aux sorcières » de Pâques, selon les médias locaux. Quelques jours plus tard, deux femmes âgées ont été torturées pendant trois jours puis décapitées, nouvelles victimes d’accusation de sorcellerie. La rapporteuse spéciale sur la violence contre les femmes des Nations En Papouasieunies a constaté que les Nouvelle-Guinée, les femmes sont femmes sont touchées de touchées de manière disproportionnée manière dispropar les violences liées aux portionnée par les accusations de « sorcelleviolences liées aux rie » en Papouasie-Nouaccusations de « sorcellerie ». velle-Guinée.

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–ACTUEL

© AI

La traque aux mariages forcés

La discussion autour des mariages forcés est étroitement liée aux questions multiculturelles ainsi qu’aux questions relevant du droit des étrangers et de la politique migratoire.

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E

n Suisse, la problématique des mariages forcés a nourri un débat très sensible. Pour lutter contre ce phénomène, un dispositif législatif a été mis en place ces dernières années. Et le gouvernement vient d’adopter un durcissement de la loi contre les mariages forcés. En termes de droits humains, les changements ne sont pas tous vus d’un bon œil, notamment parce qu’ils induisent des risques de stigmatisation des communautés étrangères. La nouvelle loi, qui entrera en vigueur dès le 1er juillet 2013, prévoit une série de mesures plus sévères pour lutter contre les mariages forcés. A commencer par l’introduction d’une norme pénale spécifique. A l’avenir, la personne qui, par la menace ou la violence, en obligera une autre à conclure un mariage, sera passible d’une peine d’emprisonnement de cinq ans au plus (contre trois

actuellement). La loi apporte également une modification du code civil. Un mariage (ou un partenariat enregistré) devra être annulé même contre le gré des personnes concernées s’il a été conclu en violation de la libre volonté d’un des époux, ou si l’un d’eux était mineur au moment du mariage. Pour les officiers d’état civil, l’application de la nouvelle réglementation ne va pas sans poser de problème. En effet, s’ils constatent que le mariage n’est pas librement contracté, ils devront, comme c’est le cas actuellement, refuser l’union. Ils seront en outre tenus de signaler le cas à l’autorité de poursuite pénale. Or dans la pratique, les indices permettant de suspecter une forme de contrainte sont difficilement identifiables, ce qui ouvre la porte à l’arbitraire. Selon Amnesty International, le renforcement des mesures

répressives dans ce domaine n’a que peu d’effet sur la protection des victimes. De plus, des doutes subsistent sur la nécessité et la proportionnalité d’une disposition pénale supplémentaire. Ces mesures risquent par ailleurs d’affecter presque exclusivement des populations étrangères. Il existe en effet un danger inhérent de diffamation, de discrimination ou de criminalisation des pratiques culturelles et religieuses qui ne seraient pas conformes aux normes de la société suisse et aux valeurs chrétiennes. Par conséquent, une grande prudence est de mise. La volonté de protéger les droits des femmes ne doit pas être utilisée pour réduire les libertés culturelles et religieuses. Et la lutte contre les mariages forcés peut se faire à travers d’autres champs d’action, notamment à travers une prévention qui impliquerait les groupes de populations concernés, par exemple. Le problème des mariages forcés n’est apparu que récemment sur la scène politique. Il concerne majoritairement des femmes étrangères. Bien que l’ampleur du phénomène soit très difficile à chiffrer, selon une étude menée par l’Université de Neuchâtel, au cours des deux dernières années, près de trois cent cinquante personnes auraient subi des pressions de la part de leur entourage pour conclure un mariage.  Gil Oliveira

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© REUTERS/Amr Dalsh


Printemps arabe : une transition périlleuse L

e Printemps arabe suscita d’immenses espoirs. Comme

cet homme qui tient un coran et une croix chrétienne,

beaucoup se prirent à rêver de liberté et de démocratie

au-delà des clivages religieux. Deux ans et demi après les premières manifestations de masse, bien des espoirs restent déçus. Mais la conscience que la société civile peut être le moteur de changements, elle, reste intacte.

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P OI N T FOR T

– p r i ntemps

a r abe

Sortir de l’impasse Les manifestations de masse qui débutèrent en décembre 2010 en Afrique du Nord et au MoyenOrient, aboutirent à la remise en cause ou à la chute de régimes autoritaires et corrompus. Deux

ans et demi après ces événements, que sont devenues les aspirations des peuples arabes ? Interview

de Hasni Abidi, directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (CERMAM) à Genève.

Propos recueillis par Nadia Boehlen

© DR

a amnesty : Deux ans après l’espoir suscité par le Printemps arabe, le monde arabe est-il entré dans une impasse ? b Hasni Abidi : Je dirais plutôt qu’il essaie de sortir d’une impasse. Le grand mérite des anciens régimes autoritaires est qu’ils ont associé une image de stabilité au monde arabe. Si, aujourd’hui, nous observons de grandes difficultés dans la transition démocratique, c’est en grande partie à cause de ces régimes qui, au lieu de construire un Etat, ont accaparé l’Etat. La transition est un processus lent de négociations, et la réussite d’un tel processus n’est pas garantie. On ne peut pas exclure des ralentissements ou un retour à l’autoritarisme.

a Y a-t-il un ou plusieurs pays où la transition démocratique est amorcée ? b Deux ans, c’est très peu pour en juger. Cela dit, la Libye, l’Egypte et la Tunisie sont entrées dans une transition. On peut dire que la Tunisie est la plus avancée dans ce processus. Malgré de grandes difficultés, c’est elle qui s’en sort le mieux. La constitution est toujours en préparation. Cela montre que les Tunisiens ne veulent pas mettre sous toit une constitution bâclée et qui ne réponde pas aux aspirations de toute la population. a Quelles sont les limites du processus de démocratisation dans ce pays ? b L’appétit d’ogre du mouvement islamiste, son empressement à dominer la scène politique et sociale constituent une limite importante. Mais la crise ayant suivi l’assassinat de l’opposant Chokri Belaïd a montré les limites de la gestion islamiste. Le parti Ennahda a d’ailleurs cédé les ministères régaliens (Intérieur, Affaires étrangères, Justice et Défense) à des hommes neutres avec des compétences techniques.

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a Les partis islamistes mettent-ils en danger la transition ? b Souvent, on polarise le monde arabe entre mouvement islamiste et mouvement démocratique. Je refuse cette perception, car dans le mouvement islamiste, il y a des éléments démocrates. D’ailleurs, l’acceptation du jeu démocratique par Ennahda, en Tunisie, ou le parti Al-Nour, en Egypte, est à mon avis un progrès. Il vaut mieux ramener ces mouvements au jeu politique, plutôt que de les laisser sur le terrain purement religieux. Les islamistes avaient un agenda caché. Lorsqu’ils se sont présentés aux élections législatives en Egypte, ils ont assuré qu’ils ne toucheraient pas aux présidentielles, qu’ils ne voulaient pas de majorité dans les deux chambres. Mais ils n’ont pas respecté ces engagements. Etant donné leur large majorité, leur plafond de demandes s’est élevé. a Certains mouvements ont été réprimés dans le sang, comme au Bahreïn, ou étouffés par des réformes, c’est le cas au Maroc. Des espoirs de changements dans ces pays ? b Au Bahreïn, une minorité sunnite est au pouvoir et la majorité chiite représente l’opposition. Or, l’influence iranienne n’aide pas cette opposition, qui n’est pourtant pas une opposition confessionnelle, mais de citoyens. S’ajoute à cela la proximité des Américains et des Européens à l’égard des autorités actuelles. Le Maroc est à suivre, il a introduit des réformes par anticipation. Le système politique marocain est basé sur la monarchie et sur l’élément religieux. Le roi est le commandeur des croyants. Il n’est pas contesté pour le moment, mais les réservoirs de sympathie dont il bénéficiait risquent de s’épuiser. C’est une transition intéressante. La Constitution marocaine est allée au-delà même de ce que certains partis demandaient. Mais le roi doit accepter de partager ses prérogatives avec un vrai gouvernement qui représente les aspirations des Marocains. a Quid de la Libye ? b La Libye bénéficie d’une certaine virginité politique. Les partis sont récents et les institutions doivent être créées. Elle

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P OI N T FOR T

bénéficie aussi d’une ressource naturelle très importante, qui permettra de consolider la transition démocratique et d’éviter des révoltes sociales, contrairement à l’Egypte et la Tunisie. Malheureusement, le gouvernement actuel d’Ali Zidane hérite d’une situation difficile en raison de la nature militaire de la révolte libyenne. L’Occident a une grande part de responsabilité. Il ne suffisait pas de distribuer des armes et d’intervenir militairement. Il aurait aussi fallu accompagner la transition. Les Libyens ne disposaient ni d’armée, ni de police. Une fois Mouammar Kadhafi tombé, il est évident que les armes et la militarisation de la société héritées du conflit allaient constituer une menace pour le nouveau pouvoir.

a r abe

a Dans ce contexte incertain, l’Occident n’a-t-il pas intérêt à fermer les yeux sur la répression tant qu’elle garantit une certaine stabilité politique ? b C’est exactement ce qu’il a fait depuis la décolonisation. Les pays occidentaux ont négocié avec des régimes autoritaires parce qu’ils offraient une certaine stabilité, permettaient de maintenir l’approvisionnement de pétrole et de gaz et, plus récemment, participaient à la lutte contre le terrorisme. Les régimes qui se sont effondrés ont rempli ce cahier des charges à la lettre. Actuellement, en Egypte par exemple, les Etats-Unis misent sur une certaine stabilité grâce au rôle de l’armée, en lui fournissant une aide substantielle. Ils pensent surtout aux relations avec Israël et à la bande de Gaza. Les islamistes y trouvent leur compte parce qu’ils veulent se profiler comme un régime stable, capable d’assurer la sécurité d’Israël. D’ailleurs, les négociations avec l’Etat israélien sont toujours menées avec les mêmes équipes que sous Hosni Moubarak. a Etes-vous optimiste ? b Le monde arabe est aujourd’hui entré dans un troisième cycle historique très important. Le premier était celui de la colonisation, le second celui de la décolonisation et des régimes autoritaires, qui ont montré leurs limites et leurs échecs. Le fait que les Egyptiens ou les Tunisiens sortent dans la rue et constituent un véritable contre-pouvoir aux islamistes et à l’armée montre qu’ils ont atteint un point de non-retour.

Source: AI

a Et quelles perspectives pour la Syrie ? b La Syrie se trouve dans une véritable impasse. Les acteurs importants du conflit dépassent largement Bachar el-Assad et l’opposition syrienne. La Russie, l’Iran et l’Irak jouent un rôle très important d’une part, et l’Arabie Saoudite, le Qatar, les Etats-Unis et l’Europe d’autre part. La chute de Bachar elAssad est dans l’intérêt de ces derniers, pour des raisons stratégiques : la Syrie est l’un des derniers alliés de l’Iran dans la région. Pour l’instant, l’opposition n’arrive pas à contester le pouvoir dans son fief, à Damas. Et le régime syrien n’arrive pas à reconquérir les éléments cédés. La communauté internationale ne parle pas d’une seule voix. D’un côté, on dit qu’il faut absolument que Bachar el-Assad réponde de ces actes devant la Cour pénale internationale. Dans le même temps, le Conseil de sécurité des Nations unies nomme deux envoyés spéciaux pour négocier des solutions politiques avec lui.

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Tunisie

maroc

syrie jordanie koweit

algérie

Libye

bahreïn

égypte arabie saoudite

J Changement de gouvernement suite au soulèvement, réforme constitutionnelle en cours ou achevée. J Guerre civile entre le régime et l’opposition. J Monarchie, répression de l’opposition, aucune réforme, constitution basée sur la charia. J Pas de changement de gouvernement, réformes constitutionnelles ou économiques suite aux protestations.

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Elles n’ont pas l’air de perdantes Commentaires salaces, gestes déplacés, voire viols : les femmes égyptiennes sont

quotidiennement confrontées au harcèlement sexuel. Elles luttent pour trouver leur place Par Aurelie Winker*

© Keystone/Ahmed Abdelatif

dans l’Egypte postrévolutionnaire.

En Egypte, le harcèlement sexuel est le lot quotidien des femmes.

«L

es femmes n’ont pas à avoir honte de leur voix ! La voix des femmes crie : révolution, révolution ! » Des centaines de femmes de tous âges se sont rassemblées au centre du Caire pour manifester contre le harcèlement sexuel. Certaines portent le voile, d’autres sont tête nue. « Nous avons le droit de nous promener libres dans les rues ! », clament-elles. Depuis la révolution de 2011, les femmes égyptiennes ont pris confiance en elles : elles donnent leur avis, lancent des initiatives, manifestent haut et fort dans les rues. Pourtant, depuis quelque temps, les manifestantes sont exposées à de nouvelles menaces. Les agressions et les viols collectifs se sont multipliés sur ce lieu hautement symbolique qu’est la place Tahrir, en particulier depuis novembre 2012. Aujourd’hui, un groupe de

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jeunes gens se tient un peu à l’écart de la manifestation ; ils font partie de l’« Opération contre le harcèlement sexuel », abrégée OpAntiSH en anglais. Salma el-Tarzi a la trentaine et de courtes boucles rebelles. Elle est cinéaste et travaille bénévolement comme porte-parole d’OpAntiSH. Elle évoque le deuxième anniversaire de la révolution : « Le 25 janvier 2013 a été la pire journée jusqu’à présent. Pas moins de dix-neuf femmes ont été victimes de bandes d’agresseurs. Deux d’entre elles ont subi des blessures génitales avec un couteau. » Les agressions se déroulent la plupart du temps selon le même schéma : une foule de cinquante à deux cents hommes encercle une femme, la déshabille, tâte son corps, la frappe et la viole avec les doigts ou avec des objets. Lorsqu’on demande

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ce que fait la police pour protéger ces femmes, on ne recueille qu’un sourire apitoyé. En Egypte, la police est détestée et, depuis la révolution, elle n’est pratiquement plus présente dans les rues. Les agressions collectives sur la place Tahrir semblent être organisées. Salma el-Tarzi soupçonne un arrière-plan politique. « Les femmes doivent être chassées de la place Tahrir. Les instigateurs profitent du fait que le harcèlement sexuel est un comportement répandu en Egypte – pour cent hommes engagés par leurs soins, deux mille se porteront volontaires pour les suivre. »

Gestes déplacés dans le métro    En Egypte, le harcèlement sexuel fait partie du quotidien – des commentaires à connotation sexuelle dans la rue aux gestes déplacés dans le métro. L’organisation Basma (« empreinte ») veut lutter contre cet état de fait. Ses actions se déroulent habituellement dans le métro : au milieu de la cohue de la station Orabi, une douzaine de jeunes gens en polos bleus abordent les passants, hommes et femmes. Ils distribuent des dépliants qui contiennent entre autres les résultats d’une étude menée en 2008 par le Centre égyptien pour les droits des femmes. Cette année-là, 83% des Egyptiennes avouaient avoir été victimes de harcèlement sexuel. Près d’un tiers d’entre elles étaient voilées. « La plupart des passants soutiennent le travail d’éducation de Basma », explique Amr Shabaan. Il est membre de l’organisation depuis ses débuts, car il veut changer la société sans prendre position sur la politique. A l’en croire, « certains hommes défendent le harcèlement sexuel ». L’excuse la plus souvent invoquée : dans une Egypte conservatrice qui interdit les relations sexuelles avant le mariage, les jeunes hommes sont frustrés. Basma et d’autres initiatives veulent montrer que ces justifications ne tiennent pas. « Le harcèlement n’apporte aucune satisfaction sexuelle à quiconque. Du reste, les enfants et les hommes mariés s’y livrent aussi. Nous pensons qu’il s’agit simplement d’humilier les femmes. Les gens ont été opprimés pendant si longtemps dans ce pays qu’ils se défoulent maintenant sur les personnes plus vulnérables. » Des réalités différentes    « Nous vivons dans une société qui considère les femmes comme coupables », dit Nihal Zaghlul. A vingt-sept ans, elle est l’une des fondatrices de Basma. Assise dans un café au bord du Nil, elle a couvert son voile avec la capuche de son sweatshirt et fume le narguilé. Depuis la révolution, la situation des femmes ne s’est guère améliorée. Dans la Constitution controversée de 2012, que les partis islamiques ont été pratiquement les seuls à rédiger, la définition des droits des femmes reste vague. On y lit par exemple que le gouvernement veut protéger le « caractère originel de la famille égyptienne ». « Mais qu’est-

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ce que cela veut dire ? Les femmes de la classe supérieure sortent, fument, ne portent pas le voile. Mais dans les quartiers pauvres, certaines femmes ne peuvent pas mettre le nez dehors sans la permission de leur père ou de leur frère. De quelle famille parle-t-on ? », s’indigne la jeune femme. Selon un groupe de travail de l’ONU, la Constitution n’assure pas une protection suffisante contre les inégalités de traitement entre les sexes. Les Frères musulmans ont réagi à la récente déclaration des Etats membres de l’ONU en affirmant « protéger les droits des femmes et des filles au même titre que ceux des hommes et des garçons ». Nihal Zaghlul et d’autres intellectuelles ressentent l’influence grandissante des Frères musulmans sur le pays. La jeune femme cite une expression qui résume l’idée : « Les femmes vous ont sortis de prison pendant la révolution, et maintenant, vous voulez à nouveau les enfermer à la maison. » En Haute Egypte, les femmes n’ont rien su de la révolution, dit Nadia Adel. « Là-bas, elles travaillent dans les champs, prennent soin de la famille, alors que les hommes sont au café et dépensent l’argent. » La jeune femme est originaire du Sud, très loin de la capitale. Elle est assise autour d’une table avec une douzaine d’autres femmes dans les locaux de la New Woman Foundation (Fondation Femme Nouvelle) au Caire. Elles préparent des affiches pour la prochaine manifestation. La fondation s’engage depuis 1985 pour les droits des femmes, non pas sous la bannière du féminisme d’Etat de Suzanne Moubarak, mais dans l’opposition. Depuis que le parti Liberté et Justice – le bras politique des Frères musulmans – est au pouvoir, le travail est devenu encore plus difficile, raconte la responsable Nevine Ebeid : « Pour les Frères musulmans, il est évident que nous ne sommes pas de leur côté. Ils nous ont supprimé tout soutien financier. »

Ne pas être naïve    En Egypte, les femmes sont vues par certains comme les perdantes de la révolution. Mais elles n’en ont pas l’air. Dans le foyer de la New Woman Foundation, une jeune femme cherche des mots d’ordre révolutionnaires sur internet. L’ordinateur délivre une profusion de slogans sonores, et les femmes se concertent pour choisir ceux qu’elles vont utiliser. L’ambiance est joyeuse, mais elles ne sont pas naïves. Toutes savent que des temps difficiles les attendent. « La situation a quand même changé, dit Nadia Adel. Nous pouvons parler, nous pouvons prendre part aux événements et descendre dans la rue pour protester. » Une des jeunes femmes brandit une affiche qu’elle vient de terminer. On y lit : « La révolution repose sur mes épaules. » *Aurelie Winker est journaliste indépendante. Elle a notamment travaillé au Caire pour la chaîne radiophonique ARD.

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Dès le début, l’aspect religieux était présent dans les combats qui ravagent la Syrie.

Syrie : division et chaos L’impitoyable répression des mouvements de protestation syriens a conduit à un bain de sang et

coûté la vie à d’innombrables civil·e·s. Depuis quelque temps, il est de plus en plus question de combats pour des motifs religieux. Va-t-on vers une guerre de religion ? Par Antonia Bertschinger*

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évolution vers une guerre de religion semble facile à expliquer. La majorité sunnite a fini par se rebeller contre la minorité alaouite au pouvoir, et celle-ci a brutalement réprimé le soulèvement. Il s’agit donc en apparence d’un conflit qui dès le début a opposé deux communautés religieuses. La situation est en réalité beaucoup plus compliquée. La population syrienne ne comprend pas seulement des alaouites et des sunnites, mais aussi des musulmans chiites, des chrétiens de différentes confessions, des Druzes, des juifs, des Arméniens (de confession chrétienne) et des Kurdes (pour la plupart sunnites). La domination du clan Assad ne se résume

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pas à « l’oppression de tous les autres par les alaouites ». Mark Farha, professeur d’histoire du Moyen-Orient à l’Université de Georgetown à Doha, explique que « le clan alaouite Assad est à la tête du pays depuis plus de quarante ans. Il a placé des coreligionnaires, voire des membres de la famille, aux postes clés du gouvernement, de l’armée et des services de sécurité. Mais pour asseoir son pouvoir de tous les côtés, il s’est assuré le soutien de membres soigneusement choisis des autres groupes via des privilèges économiques ou des mandats politiques. Une élite s’est ainsi constituée, dont la loyauté au régime transcende les barrières religieuses. »

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Le soulèvement des pauvres…   Dans toutes les communautés religieuses, il existe des personnes dont l’avancement politique et économique est resté bloqué. Ce sont elles qui ont commencé à manifester contre le régime en 2011. Le conflit a débuté comme un soulèvement des pauvres et des défavorisé·e·s de toutes les religions contre la classe dominante. L’aspect religieux était pourtant présent dès le début. D’abord parce que les sunnites, qui sont les plus nombreux dans la population, étaient également majoritaires parmi les protestataires, alors que les alaouites étaient surreprésentés dans les forces du régime. Il a donc rapidement été question d’un combat entre les alaouites et les sunnites. Ensuite, les membres des autres minorités – les communautés chrétiennes, chiites et druzes – ont eu tendance à se ranger du côté du régime, même si elles n’appartenaient pas à l’élite. Car l’orientation séculaire du régime Assad renforçait leur position dans le pays. Malgré cette tendance, de nombreux membres de ces petites minorités se sont efforcés de rester neutres. …devient un combat de religions   Peu après les premiers soulèvements, Bachar el-Assad a commencé à bombarder la population civile dans les régions rebelles. Les habitant·e·s des régions à majorité sunnite ont été forcé·e·s de fuir, et les alaouites ont été encore plus détestés. Cela a favorisé l’essor de mouvements islamistes ; les salafistes, locaux ou arrivés de l’étranger, avaient beau jeu de peindre Bachar el-Assad ou même l’ensemble des alaouites comme des chiites manipulés par l’Iran, voire des « infidèles ». Ils ont attisé les haines religieuses. Mark Farha rappelle que cette dimension internationale ne doit en aucun cas être négligée. « Le régime d’el-Assad a effectivement été soutenu par l’Iran comme faisant partie de l’‹ axe chiite ›, et les Etats sunnites du Golfe ont armé et financé certains groupes de rebelles pour qu’ils combattent les chiites. » De sombres perspectives   On trouve certes, dans

toutes les minorités, des personnes qui soutiennent le régime – les élites – et d’autres qui souhaitent rester extérieures au conflit. Mais il est clair que plus la guerre se prolonge, plus ces personnes seront réduites à leur identité religieuse. Selon Mark Farha, la guerre est devenue une question de survie pour les alaouites. « Désormais, ils ne peuvent plus capituler ou négocier, car la peur de la vengeance sunnite est trop grande. » Même pour la communauté chrétienne, la situation est de plus en plus désespérée. Qu’ils le veuillent ou non, ils seront considérés comme des partisans du régime. Ils craignent aussi bien les attaques ciblées que les représailles et la détérioration de leur situation dans une Syrie postconflit dominée par les sunnites.

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Amnesty International n’a pas constaté de persécutions systématiques à l’encontre d’une minorité en particulier. Mais la responsable des crises au sein de l’organisation, Donatella Rovera, qui s’est souvent rendue en Syrie l’année dernière, observe la situation avec inquiétude : « Jusqu’à présent, tous les protagonistes du conflit ont commis de graves violations des droits humains, notamment des crimes de guerre, avec actes de torture et massacres de civils. Maintenant que la dimension confessionnelle devient de plus en plus marquée, il est à craindre que de telles exactions soient perpétrées contre les membres des différentes religions. » * Antonia Bertschinger observe depuis des années le Proche et le MoyenOrient. Elle a vécu en Iran.

Le drame des réfugié·e·s

La guerre en Syrie force des millions de personnes à quitter leur foyer. Selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), 1,3 million de Syrien·ne·s étaient enregistré·e·s comme réfugié·e·s à fin mai, la plupart dans les pays voisins comme la Jordanie, le Liban, la Turquie ou l’Irak. En Syrie même, on compte au moins 3,6 millions de personnes déplacées. Selon l’Office fédéral des migrations, 1229 Syrien·ne·s ont déposé une demande d’asile en Suisse en 2012 – ils étaient 826 en 2011. L’automne dernier, la Suisse a accueilli un contingent de trente-six réfugié·e·s syrien·ne·s.

Histoire des alaouites Les quelque vingt millions d’habitant·e·s que compte la Syrie se divisent entre communautés sunnite (71%), alaouite (12%), chrétienne (10%), druze (4%), bédouine et assyrienne. La communauté religieuse des alaouites syrien·ne·s (autrefois appelés Nusayris, à ne pas confondre avec les Alévis de Turquie) existe depuis le IXe siècle. Cette religion intègre des éléments de l’islam et du christianisme, bien que ses textes sacrés ne soient connus que d’un petit nombre, car ils sont tenus secrets et révélés seulement aux croyants mâles adultes. Dans l’Empire ottoman, les Nusayris étaient considéré·e·s comme infidèles et ont été souvent persécuté·e·s. Au XXe siècle, ils ont tenté de se présenter davantage comme des musulmans afin de renforcer leur position dans la Syrie moderne, majoritairement sunnite.

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La Libye à la dérive Reconstruction à la traîne, infrastructures qui font défaut et milices qui se partagent le territoire et veillent à l’application de la charia, les Libyens jettent un regard désabusé sur leur pays. Le climat politique alimente leur désarroi.

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Par Sid Ahmed Hammouche, journaliste à La Liberté

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ouk Aldjoumoua, un quartier au cœur de Tripoli. Mohamed, trente-cinq ans, joint le geste à la parole pour dénoncer l’ineptie des autorités libyennes aux manettes du pays depuis deux ans. « Le nouveau régime peine à redonner fière allure à une capitale miséreuse et à reconstruire un pays en ruine et en plein tumulte », affirme cet ingénieur en pétrochimie qui a retroussé ses manches pour l’exemple. Epaulé par un groupe de citoyens bénévoles, Mohamed a réhabilité la rue principale qui traverse son quartier. L’axe de Tarik Ouled Elhaj a été déblayé et ripoliné. Les façades retapées. La chaussée asphaltée et des places de parking aménagées et numérotées. « Nous avons investi mille dollars et une semaine de travail pour embellir notre localité. Aujourd’hui, les Tripolitains de passage admirent notre belle avenue. De nombreux badauds s’étonnent et comparent notre rue à l’Europe. » Sauf que ce

bout d’Europe ne dure… qu’un kilomètre. Après quoi, la capitale libyenne montre son vrai visage : rues éventrées, trottoirs ensablés, murs poussiéreux et circulation chaotique. « Pourtant, le budget de l’Etat se chiffre à soixante milliards de dollars pour l’année 2013. Mais les Libyens ne savent toujours pas où passe tout cet argent », peste Mohamed, qui a invité les autorités à s’inspirer de son projet citoyen.

Milices de la terreur   « Regardons la réalité en face : le pays est instable et ingérable. Notre quotidien se transforme en cauchemar qui fait fuir Libyens et investisseurs étrangers », tonne Fatim Al Mourabat. Cette universitaire de trente-cinq ans, qui a participé à la révolte sous le nom de Zahra Trabulssia, déplore la situation désastreuse dans une Libye libre mais en proie à l’insécurité et à la violence. Tripoli, comme les principales localités libyennes, est aux mains des milices armées. Après la chute de Mouammar Kadhafi, plus de deux cent mille anciens rebelles campent toujours sur les sites stratégiques, dans les écoles et les villas des chefs de l’ancien régime. Les katibas (milices armées) se sont réparti le territoire. Elles font la loi et pointent leurs armes partout. « Dès la tombée

Prisonniers du centre de détention de Khoms, en Libye. Les arrestations arbitraires sont légion dans le pays.

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du jour, nous entendons des tirs d’armes automatiques. Les gens ont peur », affirme Fatim Al Mourabat qui, chaque jour, brave le danger pour aller à l’université où elle prépare son master en sciences politiques. Abu Bikr Algharghouti, lui, a préféré quitter Tripoli après avoir été menacé de mort. « J’avais grand espoir de participer à l’édification de la nouvelle Libye. » Mais il a vite déchanté. Cet intellectuel de quarante-trois ans, qui se présente comme un opposant indépendant, est retourné en Norvège où il anime le site « révolte 17 février » pour dénoncer un pays à la dérive, gangrené par la lutte des clans, la corruption et les trafics en tous genres. « A Misrata, des familles stockent des chars, des missiles et des caisses de munitions dans leur jardin. Plus étonnant encore, à Tripoli comme à Benghazi, il existe un souk où les gens vendent et achètent des armes de différents calibres sans être inquiétés », nous apprend-il. Pire, alerte de son côté Mahmoud Tarsin, soixante-neuf ans, représentant d’un regroupement de la société civile de la capitale : « Rien que ces trois derniers mois, plus de sept cents personnes ont été enlevées, dont soixante femmes. Chaque jour, des individus sont exécutés. » Les bandes armées ciblent aussi les politiciens et les journalistes. Ainsi, le président du Parlement, Mohamed el-Megaryef, a échappé à plusieurs tentatives d’assassinat. « Il y a des règlements de comptes, du banditisme et des querelles entre milices. » Un ex-ambassadeur libyen en Europe noircit ce tableau, déjà bien sombre. « Qu’attendre d’un pays qui fonctionne depuis deux ans sans armée, sans police et sans justice, et qui en plus paye chaque milicien mille dollars par mois ? »

Arrestations arbitraires   Les katibas se sont également transformées en gardiennes de la morale islamique. Elles jettent en prison les personnes suspectées de consommer de l’alcool et les « rééduquent » en les obligeant à réciter le Coran. Aujourd’hui, de nombreuses organisations de droits de l’homme dénoncent les arrestations arbitraires et la torture. Pour Fatim Al Mourabat, « il est urgent de fermer ces prisons et juger les forces de sécurité de l’ancien régime, les proches de Kadhafi et les mercenaires étrangers. Il faut aussi libérer les migrants africains, maltraités et menacés de mort. Mais pour cela, la Libye a besoin d’un Etat de droit et d’une justice crédible. » Débordés, le gouvernement et le Congrès national général (Parlement) tentent de rétablir leur autorité. Pour l’heure, ils semblent dépassés par l’ampleur de la tâche. « Il sera difficile d’écarter les milices sans contrepartie. Tripoli a déjà dépensé plus de dix milliards de dollars pour payer ces combattants, devenus des héros très encombrants », assure Abu Bikr. En même temps, l’Etat se montre un peu plus ferme en adoptant

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une loi criminalisant la torture et le rapt. Mais cela suffirat-il à restaurer l’ordre dans un pays marqué par les divisions politiques et les disputes tribales ?

A la croisée des chemins   Deux ans après la chute de Mouammar Kadhafi, la Libye se retrouve à la croisée des chemins. Le Congrès général national, élu en juillet 2012 et dominé par les nationalistes, les islamistes et les indépendants, bute sur la rédaction de la Constitution sur la base de laquelle de nouvelles élections doivent être organisées. « Là encore, c’est mal parti », regrette Mahmoud Tarsin. Les députés ont plombé le climat politique en votant la loi d’exclusion qui précise les critères permettant d’écarter de la vie civique tous ceux qui ont travaillé pour Kadhafi. « C’est une opération d’épuration et une atteinte flagrante aux droits de l’homme, souligne Mahmoud Tarsin, qui a passé trente-six ans d’exil en Amérique. En l’état, cette loi a pour effet d’exclure de la vie politique la majorité des Libyens, à commencer par le chef du Parlement, el-Megaryef, et l’actuel premier ministre, Zeidan (tous deux ex-diplomates de Kadhafi). La Libye navigue dans le flou et n’a pas encore atteint le fond du précipice… »

Interview express : Mustapha El Chaguezni est responsable du Département des combattants, une unité sous les ordres du premier ministre. Quelle est votre mission ? Le gouvernement libyen tente de lancer des programmes d’insertion et de réadaptation afin de désarmer les miliciens et les civils qui ont pris les armes contre le régime de Kadhafi. Nous sommes en train de les recenser et de les écouter. On réfléchit à la meilleure méthode pour les réintégrer dans la société. Notre objectif est de démanteler les milices de manière diplomatique. Comment ? L’Etat a lancé le programme « DDR », pour démobilisation, désarmement et réintégration. Il envisage d’intégrer les meilleurs miliciens dans la garde nationale. Il propose aux autres de rejoindre l’armée et la police ou d’accepter une aide financière pour une formation ou pour lancer une petite entreprise. Combien sont concernés ? On a établi un fichier de cent cinquante mille miliciens qui bénéficient d’un salaire. Le gouvernement a prévu un budget de plusieurs milliards de dollars répartis entre le Ministère de l’emploi et celui de l’enseignement. Il réfléchit également à lancer une caisse d’aide pour les insurgés.

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La révolution volée Cela fait plus de deux ans que le Printemps arabe a commencé en Tunisie. Beaucoup de militant·e·s qui se sont engagé·e·s pour la démocratisation parlent aujourd’hui d’une « révolution volée ».

© Keystone

Qu’est-il advenu du cri « Liberté, travail, dignité » ? Par Reto Rufer*

Des Tunisiens sans emploi manifestent devant le siège de la Compagnie étatique des phosphates de Gafsa. Ces manifestations à caractère économique ont joué un rôle central dans le Printemps arabe en Tunisie.

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e 4 janvier 2011, le marchand de légumes Mohamed Bouazizi décédait après avoir tenté de s’immoler par le feu, le 17 décembre 2010, pour protester contre les tracasseries de la police et les conditions de vie désastreuses dans l’arrière-pays tunisien. Le geste de Bouazizi est généralement vu comme l’événement déclencheur des manifestations qui ont conduit, le 14 janvier 2011, à la chute du dictateur Zine el-Abidine Ben Ali, au pouvoir depuis des décennies. Pour les militant·e·s du bassin minier de Gafsa et Redeyef,

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la syndicaliste Fatma Dhaouadi et le journaliste et défenseur des droits humains Fahem Boukaddous, l’histoire est cependant un peu différente : à Gafsa et Redeyef, au centre de la Tunisie, on extrait le phosphate, l’un des principaux produits d’exportation du pays. C’est là, selon Dhaouadi et Boukaddous, qu’a éclos le premier bourgeon du Printemps arabe. En 2008, la Compagnie étatique des phosphates de Gafsa a mis trois cents emplois au concours. Au terme d’une procédure de recrutement opaque, la compagnie n’a

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engagé pratiquement aucune personne de la région. Des manifestations de protestation ont éclaté et la ligne de chemin de fer menant au port de Sfax a été bloquée pendant six mois. Le président Ben Ali a fini par envoyer l’armée pour lever le blocus. Trois personnes ont été tuées, plus de trois cents arrêtées. Détail piquant et exemple du système dictatorial de Ben Ali, un édifice quasi mafieux basé sur la corruption, le clientélisme et la répression : le syndicat UGTT n’a pas pris part au mouvement de protestation. Le chef de la branche locale du syndicat était membre du parti gouvernemental RDC, tout en ayant des participations dans différents contrats de sous-traitance avec la compagnie minière. C’est sur cet arrière-fond que le cri « Liberté, travail, dignité » a retenti pour la première fois à Gafsa en 2008, pour être ensuite repris lors de la révolution de 2010-2011.

Liberté d’expression menacée   C’en est désormais fini de la chape de plomb qui pesait sur la société civile et de la peur constante de l’ère Ben Ali : actrices et acteurs du monde politique et de la société civile sont aujourd’hui des centaines à faire entendre leur voix. Sit-in et manifestations sont à l’ordre du jour. Pourtant, nombre de révolutionnaires de la première heure déplorent l’absence de programmes politiques clairs à même d’offrir une alternative à l’agenda islamiste présenté par le parti Ennahda au pouvoir. Les controverses lancées par les islamistes sur des sujets mêlant religion et société occupent le devant de la scène, comme la polygamie et l’excision. Il y a fort à supposer que cette tactique leur permet d’empêcher que des questions sociales beaucoup plus brûlantes ne soient abordées. L’ensemble du débat actuel sur la constitution s’en trouve biaisé. Le plus grand danger vient pourtant de la tendance à brider à nouveau la liberté d’expression sous prétexte que la religion et l’honneur de l’Etat et de ses représentant·e·s l’exigent. Alors que le gouvernement tunisien de transition, dominé par le parti Ennahda, n’a pas pu – ou pas voulu – protéger les artistes, écrivain·e·s et journalistes contre les violentes attaques de groupements probablement salafistes, il recourt de plus en plus à des dispositions légales douteuses du temps de Ben Ali pour réprimer les critiques contre les autorités ou l’islam. Et le second projet de constitution présenté en décembre 2012 ne contient pas de garanties suffisantes pour protéger la liberté d’expression. D’une crise sociale à une crise économique    Le professeur d’université et politicien de l’opposition Fathi Chamkri ne mâche pas ses mots : « La crise sociale qui couvait sous la surface, les rues propres et les bâtiments de

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prestige du régime de Ben Ali ont cédé la place à une crise économique après la chute du dictateur. » Les indicateurs macroéconomiques ne sont pas remontés depuis leur plongée durant l’année de la révolution. Un quart des Tunisien·ne·s doivent vivre avec moins de deux dollars par jour, donc officiellement sous le seuil de pauvreté. Le taux de chômage est de 20%. Selon Chamkri, les deux tiers de la population n’ont pas d’emploi fixe et tentent de garder la tête hors de l’eau avec des emplois temporaires ou des occupations dans le secteur informel. Dans le bassin de Gafsa, les mines sont restées fermées pendant des mois suite à un blocus de la population pour exiger que 20% du produit de l’exploitation des phosphates soient investis dans la région. Les bons conseils valent de l’or alors que la France et l’Italie, principaux partenaires de la Tunisie, sont elles-mêmes plongées dans la crise économique. Chamkri préconise une recette qui paraît simple, consistant à corriger les dysfonctionnements les plus flagrants du système : la Tunisie est dominée depuis des décennies par une économie offshore, en partie aux mains des Français, qui contrôlent des secteurs comme le tourisme et le commerce de détail. Près de 70% des exportations tunisiennes sont en réalité des exportations étrangères en provenance de Tunisie. Bien que leurs gains soient versés à l’étranger, les entreprises concernées sont largement exemptées d’impôts – également par le biais d’accords de double imposition qui ne prennent en compte que leurs propres intérêts.

Reconquérir la dignité   Plus de deux ans après la chute de Ben Ali, l’heure est au constat désabusé chez les insurgé·e·s d’alors – représentant·e·s de la Ligue tunisienne pour les droits humains ou des Femmes démocrates. Nombre d’entre eux se déclarent optimistes et croient au succès de la révolution. Ils disent ne pas abandonner et ne plus se laisser intimider. Mais leur analyse de la situation est pessimiste. Au fond, l’ancien système, l’ancien ordre des choses se perpétue, et les parts du gâteau continuent d’être tout aussi inégalement réparties. Dans plusieurs domaines – travail, sécurité, liberté des femmes dans l’espace public – la situation s’est même aggravée. Peut-être que ce qui se manifeste dans cet optimisme et dans cette attitude combattive, c’est justement cette dignité retrouvée : les verrous de la peur qui entravaient la société civile ont sauté – les énergies ont été libérées, et il faut espérer qu’il n’y aura plus jamais de retour en arrière.

* Reto Rufer est expert pays pour la Section suisse d’Amnesty International. Il était en Tunisie à l’occasion du Forum social de mars 2013.

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éCL A IR A G E S

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Des bénévoles se mêlent de l’asile Dans un contexte de durcissement permanent de la politique d’asile, l’engagement de la société civile est plus que jamais nécessaire pour garantir un accueil décent des personnes qui fuient des situations de persécution et de détresse. A Sainte-Croix, dans le Nord vaudois, des bénévoles se sont invité·e·s dans la vie du centre de requérant·e·s d’asile. Reportage.

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© Yves Leresche

e calendrier indique le début du printemps, mais la neige qui tombe sans discontinuer recouvre Sainte-Croix et ses hauteurs environnantes d’un épais manteau blanc. Paul Schneider, ancien chirurgien et chef de l’hôpital de la localité, à la tête d’une association de bénévoles de quinze personnes, ouvre la porte d’entrée antifeu de l’un des deux immeubles du centre de requérant·e·s d’asile – vestiges de l’ancienne infirmerie. Il se dirige vers deux petites pièces allongées au rez-dechaussée du bâtiment, le vestiaire de l’association. Marie-Claude l’y attend. Elle gère un stock d’habits, neufs et d’occasion, vendus à prix symbolique. « Avec nos fonds, nous achetons des chaussures

d’hiver, des habits et des sous-vêtements chauds, explique-t-elle. Ils ne sont pas assez équipés lorsqu’ils arrivent des centres d’enregistrement. » Jeans slim vert pomme, pull pastel du même ton, lunettes arrondies et cheveux gris bouclés, Alix gère l’administration du vestiaire : contrôle des entrées, liste des articles vendus. « Ils sont peu nombreux aujourd’hui. Au début de l’hiver, ils étaient jusqu’à quarante à faire la queue pour entrer », commente-t-elle. Elle vend aussi des billets de cinéma pour deux francs. Le reste du prix est financé par l’association de bénévoles, l’Etablissement Vaudois d’Accueil des Migrants (EVAM) et le cinéma Royal de

Par Nadia Boehlen

Sainte-Croix, qui renonce à une partie de ses bénéfices. De temps à autre, discrète, Anica*, Bosniaque dont le mari est en procédure d’asile en Suisse depuis quatre ans, apparaît dans le cadre de la porte d’entrée du vestiaire. Elle sourit, regarde qui entre et retourne vers son stock d’habits. « Elle est très vive, parle serbocroate et russe, cela nous aide. Son mari vit une histoire incroyable, avec des pressions venant de milieux étatiques, mais ce n’est pas ‹politique› dit-on à Berne », nous apprend Paul Schneider.

Un droit de regard    L’accès au centre de requérant·e·s d’asile géré par l’EVAM n’a pas été octroyé d’emblée aux bénévoles. « Nous avons dû insister. D’abord, l’EVAM ne voulait pas que nous agissions dans le centre. Mais un climat de confiance s’est installé, et nous circulons à présent librement dans les bâtiments. » Comme nous l’apprend ce père de quatre enfants et treize petits-enfants, à Sainte-Croix, les représentant·e·s de tous les milieux concernés par l’asile se retrouvent toutes les six semaines. Les séances sont présidées par Cédric Roten, membre du Conseil municipal. Elles réunissent le personnel de l’EVAM, la gendarmerie, le service des Ecoles, les

Requérant·e·s d’asile et bénévoles se retrouvent pour un moment d’échange.

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Une implication vitale    Les hommes, les femmes et les enfants présents dans la salle seront, au gré de critères qui ne cessent de se durcir, réaffectés vers un nouveau destin. Les plus fortuné·e·s obtiendront soit le statut de réfugié avec un permis B, soit une admission provisoire. Les autres, une majorité, verront leur demande rejetée. Transférés à l’aide d’urgence, ils seront orientés vers un retour dans leur pays d’origine, ou décideront de passer à la clandestinité. Face au poids des décisions administratives sur la vie de ces requérant·e·s d’asile, les liens noués avec les bénévoles

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intervenant·e·s sanitaires et les bénévoles. Elles permettent de détecter ce qui ne va pas et d’identifier les besoins. « L’idée du vestiaire est née de ces rencontres, le système des marraines également. » Chaque vendredi, les marraines entourent les requérant·e·s d’asile parents d’enfants scolarisés pour faciliter leurs échanges avec l’école. « En fonction de mes disponibilités, je leur donne aussi des cours de français », me glisse Martine, l’une des marraines. Souriante, le visage presque enfantin, Martine goûte un café au milieu d’une salle qui s’est soudain remplie de personnes de tous horizons et de tous âges. Deux enfants tchétchènes dessinent avec un petit Somalien. Ils parlent déjà français. Danièle, une autre bénévole, plaisante avec une Erythréenne et un Tunisien. Des hommes, Erythréens et d’Afrique de l’Ouest, se sont réunis à une table. La salle est exiguë, mais l’ambiance est conviviale, propice aux échanges. Arlette, la femme de Paul Schneider, aidée par d’autres bénévoles, sert sans discontinuer café, thé noir et thé à la menthe fraîche. Des fruits, des gâteaux, des cacahuètes et des canapés sont posés sur la table, tout le monde y goûte. Ces moments de rencontre entre bénévoles et requérant·e·s d’asile ont donné leur nom à l’association créée en 1992 : le Café-Contact.

© Yves Leresche

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Une famille éthiopienne avec Arlette et Paul Schneider : « Nous savons très bien que beaucoup de requérant·e·s d’asile seront renvoyé·e·s. »

Dans le « vestiaire » mis en place par les bénévoles, les requérant·e·s d’asile peuvent se procurer des vêtements adaptés à la Suisse.

peuvent sembler dérisoires. Pourtant, ils sont vitaux. Dans les cas où les personnes obtiennent l’autorisation de rester en Suisse, les premiers pas vers l’intégration ont été facilités. Lorsque les requérant·e·s d’asile parviennent à faire reconnaître leur droit dans le cadre de la procédure, les bénévoles sont une aide précieuse pour le suivi administratif, la traduction de certains documents ou l’orientation vers des avocat·e·s. Dans les situations de rejet de la demande d’asile, ils peuvent rendre le retour moins douloureux. La présence des bénévoles au cœur de la politique d’asile locale est bénéfique. Ils ont signé une charte délimitant les compétences et devoirs de chacune des parties et soutiennent le travail parfois difficile du personnel de l’EVAM. Ce partenariat

prévient les dérapages tant du côté du personnel que des bénévoles. « Nous pouvons veiller à ce que les choses se passent bien, avance Paul Schneider d’un ton ferme. Nous identifions aussi les requérant·e·s qui sont dans des situations de détresse et prenons des mesures avant que des problèmes graves ne surgissent. » Récemment, un requérant d’asile a perdu la vie suite à une rixe dans le centre grison pour requérant·e·s « récalcitrant·e·s » de Waldau, à Landquart. Et des soupçons d’abus de confiance entachent le personnel du centre de requérant·e·s d’asile de Perreux dans le canton de Neuchâtel. L’implication de la société civile dans le domaine de l’asile est donc plus que jamais nécessaire.  *Prénom d’emprunt.

Amnesty soutient le référendum sur l’asile

Sans avoir pris part au lancement du référendum, Amnesty International a clairement condamné les durcissements du droit d’asile, adoptés en octobre 2012 et assortis d’une clause d’urgence. Amnesty International appellera donc les citoyen·ne·s suisses à voter NON, le 9 juin, contre ces durcissements du droit d’asile contraires aux droits humains. Au-delà de la campagne référendaire, l’organisation s’engage pour une politique d’asile équitable et humaine. Des procédures courtes avec une assistance juridique professionnelle pour les requérant·e·s d’asile, des conditions de logement dignes avec un encadrement professionnel, des aides au retour et l’abandon des renvois forcés dans une large mesure en constituent les points essentiels.

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Quand le « sexe fort » est battu Dans l’esprit des gens, violence conjugale rime avec femme battue. Pourtant, les hommes aussi peuvent être victimes de mauvais traitements. Violence physique, psychologique ou économique, ceux qui la subissent se replient dans la honte.

«F

© lightkey / E+ / Getty Imgages

emmes gentilles, hommes méchants. » Ce cliché a la peau dure lorsqu’il s’agit de violence conjugale. Si les femmes sont certes plus nombreuses à déclarer avoir subi des violences de leur conjoint, les hommes ne sont pas épargnés et la société tarde à en prendre conscience. Sur les 4520 dépositions enre-

Par Feriel Mestiri

gistrées par la police en 2011, environ un quart des violences au sein des couples est signalé par des hommes. Parce qu’ils sont quatre fois moins nombreux que les femmes à la dénoncer et parce qu’ils sont souvent stigmatisés comme étant les uniques auteurs de violence, le millier d’hommes victimes de violence conjugale

est ignoré. Et ce chiffre pourrait bien être en dessous de la réalité. En effet, ce sujet encore tabou rend difficile la mesure du phénomène. En Suisse, on dispose de deux enquêtes représentatives de la violence envers les femmes. Mais les hommes n’ont pas été interrogés. L’image du mâle dominant, ancrée dans les esprits, rend son statut de victime impensable. Qu’ils soient victimes de coups, d’humiliation ou de chantage, les hommes s’expriment rarement, par honte ou par convenance sociale. Pire, ils peinent à se définir eux-mêmes comme étant des victimes, selon Olivier Hunziker, président de l’association Pères et mères pour une éducation responsable (VeV). « Pour la plupart d’entre eux, ce n’est pas grave d’avoir une blessure. Beaucoup me disent qu’ils ont vécu pire à l’école. C’est la violence psychologique qui les détruit. » Olivier Hunziker a ouvert en 2009 un foyer pour les hommes : Zwüschehalt (arrêt intermédiaire). Le premier en Suisse. Dans cette petite maison près d’Aarau, les hommes victimes de violence psychologique sont les plus nombreux. Cette violence se manifeste

En Suisse, la violence conjugale concerne environ 10% de la population masculine, selon les statistiques de l’Office fédéral de la santé publique.

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notamment sous forme d’une emprise sociale – jalousie extrême, interdiction de certains contacts, contrôle systématique des communications téléphoniques ou du courrier électronique – ou psychologique – insultes, menaces, rabaissement, dénigrement du père auprès des enfants, calomnies, intimidation. « J’ai l’impression d’avoir été rabaissé jusqu’à n’être plus qu’une espèce de chien. […] J’ai été harcelé pendant des années dans tous les aspects de mon quotidien. Au point où, au fil du temps, je ne savais même plus comment je m’appelais. Je ne savais plus ce que j’aimais, ce que je voulais. » Ce témoignage – rare – de Cédric, a été recueilli en 2001 par Sophie Torrent dans le cadre d’une recherche à l’Université de Fribourg.

vingtaine d’hommes victimes de violence conjugale. « Dans un premier temps, ils tentent de calmer le jeu. Mais en voyant que cela ne fonctionne pas, ils se sentent démunis et se retrouvent enfermés dans un mécanisme qui les dépasse. » D’après le psychothérapeute, il faut en moyenne sept à dix ans pour qu’un homme décide d’en parler. « Je suis souvent la première personne avec laquelle ils brisent ce silence. En parler, même à la police, signifie à leurs yeux rendre visible le fait qu’ils n’ont pas été assez forts et le risque bien réel de s’exposer aux moqueries. »

Quand vient le déclic    Trois facteurs sont souvent déclencheurs de la volonté de rompre la relation et, en fin de compte, de se poser comme victime. La peur, les enfants et le fait que la violence devienne visible à l’extérieur du cercle familial – par exemple, lorsque le harcèlement envahit le lieu de travail. Les hommes aimeraient faire comme les femmes qui trouvent le courage de partir

Un deuxième tabou   Si la femme frappe avant tout psychologiquement, la violence physique n’est pas en reste. A Genève, l’association Face à Face, créée en 2001 par Claudine Gachet, travaille sur la prévention et l’éducation des femmes et adolescentes ayant «Les femmes sont capables des mêmes des comportements violents. « Les femmes sont capables des mêmes violences que les hommes. » violences que les hommes », affirme Véronique Gaby. La psychologue de l’association vient ainsi bousculer avec les enfants dès lors que leur conjoint un deuxième tabou : celui de la femme s’en prend à eux. Mais ils se retrouvent au comportement violent. Comment une alors face à un dilemme : « Comment « petite chose fragile » peut-elle assujet- quitter une femme au comportement viotir un homme, physiquement plus fort ? lent, en laissant ses enfants avec elle ? » « Beaucoup d’hommes n’ont pas envie de Là encore, l’inégalité de traitement face surenchérir, répond Véronique Gaby. Et il à la violence conjugale penche en faveur ne faut pas minimiser la force décuplée par des femmes. Ces dernières peuvent se la colère. » La psychologue précise toutefois réfugier avec leurs enfants dans un foyer, que les femmes auteures de violence l’ont laissant les pères sans nouvelles. toutes subie pendant leur enfance. « Elles A l’inverse, il est difficile d’appliquer la viennent souvent consulter d’elles-mêmes, loi en faveur des hommes, tant est ancrée car elles souffrent de ce comportement l’image de la femme « douce et materqu’elles n’arrivent pas à maîtriser. » nelle » dans l’esprit des gens. Le président Depuis qu’il a lancé le Service de Sou- de VeV raconte que, dernièrement, l’office tien aux Conjoints Hommes à Genève des tutelles l’a contacté pour l’accueil d’un (SCHge) à fin 2011, le psychothérapeute père avec sa fille de huit ans à ZwüscheSerge Guinot a reçu dans son cabinet une halt, son épouse étant alcoolique et vio-

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lente. Finalement, l’homme est venu seul. La police, alertée par la mère, l’a interpellé et ramené l’enfant auprès d’elle. Les deux hommes interrogés tiennent le même discours. La menace faite par les femmes d’enlever les enfants à leur conjoint est récurrente. « Tous les pères qui viennent ici ont cette même peur de ne plus les voir », confirme Serge Guinot de SCHge. Une crainte justifiée, selon lui, lorsqu’on constate les difficultés qu’ont les pères divorcés à obtenir la garde des enfants. « Surtout lorsqu’on a affaire à des violences psychologiques ou économiques, difficiles à prouver devant un juge », précise-t-il. La violence économique est généralement entendue comme une dépendance provoquée par l’homme sur la femme. Elle se manifeste de manière différente en sens inverse. « Lorsque la femme interdit ou force à travailler, lorsqu’elle s’approprie l’argent, ou encore lorsqu’elle s’empare du contrôle des dépenses, énumère Serge Guinot. Sans oublier que lorsqu’il se sépare de sa femme, l’homme y laisse la moitié de son salaire… » Au Canada, une vaste enquête est menée tous les cinq ans depuis 1999 par l’Institut de la statistique du Québec, basée sur un sondage mené auprès de vingt-trois mille personnes des deux sexes. Résultat étonnant : hommes et femmes sont à égalité dans le recours à la violence physique. Mais, toujours selon l’enquête, les femmes sont plus nombreuses à subir des blessures plus graves et à avoir craint pour leur vie. Pour Anna Golisciano, cheffe du projet Vivre sans violence, la violence conjugale est fortement liée à la notion de genre et les femmes en sont les principales victimes. « La violence n’est pas une histoire de sexe, résume quant à elle Véronique Gaby. Hommes, femmes, couples hétéro- ou homosexuels y ont recours. Et ce n’est pas la taille du préjudice qui compte, mais le traumatisme ressenti. Quel que soit le type de violence, elle fait souffrir et empêche l’autre de s’épanouir. »

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–hong-kong

« Je veux contribuer au changement » Sringatin avait vingt-deux ans lorsqu’elle est arrivée à Hong-Kong comme domestique. Dix ans plus tard, membre active du Syndicat indonésien des travailleurs migrants (IMWU), elle lutte pour améliorer les conditions de vie et de travail des femmes. Propos recueillis par le magazine Le Fil a  Le Fil : Pourquoi avez-vous quitté l’In-

coûtent cher et mon travail de femme de chambre dans un hôtel ne me rapportait pas assez d’argent. a  Quelle a été votre première impression de Hong-Kong ?

b Il y avait énormément de gens, qui mar-

chaient si vite que j’en avais le vertige. Ces personnes ne se regardaient pas, chacun ne pensait qu’à soi. Je les ai trouvés glaciaux. Et maintenant, l’Indonésie me semble trop lente quand j’y retourne !

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donésie ? b Sringatin : Mes parents ne voulaient pas que je parte – ils voulaient que je fasse des études supérieures pour trouver un emploi de comptable. Mais les études

A Hong-Kong, les employées de maison immigrées bénéficient légalement d’un jour de congé par semaine. De nombreuses Indonésiennes retrouvent leurs amies, pique-niquent et se distraient au parc Victoria, sur le Causeway Bay. Des syndicalistes installent des étals et organisent des rassemblements dans le parc.

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a  Comment êtes-vous entrée en contact avec le syndicat indonésien des travailleurs migrants ? b Mon deuxième emploi était bien meilleur. Je travaillais toujours de 7h à 22h, mais j’étais libre tous les dimanches et jours fériés. De nombreuses employées de maison indonésiennes se réunissaient à Victoria Park le dimanche ; c’est là que j’ai connu l’IMWU. J’ai commencé par jouer de la guitare avec ses membres, puis j’ai pris suffisamment confiance pour y adhérer et m’informer sur les droits des travailleurs. J’ai vite compris que les journées interminables, le nonrespect des jours de repos légaux et les problèmes de salaire étaient courants. a  Quels sont les autres problèmes des

employées de maison ?

b L’absence de choix – nous ne pouvons

pas exercer d’autre profession que celle de domestique. Selon la législation hongkongaise relative à l’immigration, les employées de maison migrantes doivent vivre chez leur employeur. Si j’avais le choix, je préférerais habiter ailleurs. a  Par quels moyens le syndicat aide-t-il les travailleuses comme vous ? b Nous aidons les femmes à affronter

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Sringatin, arrivée à HongKong comme domestique, est actuellement la viceprésidente du Syndicat indonésien des travailleurs migrants dans l’ancienne colonie britannique.

leurs employeurs et leurs agences en leur fournissant des renseignements sur leurs droits et sur la loi. Nous apportons également un soutien moral et intervenons en tant qu’interprètes auprès des salariées ayant soumis un litige au Département du travail – les employeurs peuvent se faire accompagner par un avocat, un représentant de l’agence ou autre. Les représentants du gouvernement semblent être du côté des patrons, non des travailleuses. Ils arrivent à culpabiliser les domestiques migrantes. C’est pourquoi il est difficile de les convaincre de la légitimité de leur plainte. a  Qu’est-ce qui vous permet de rester motivée ? b Je connais les conditions de vie des Indonésiennes. Je veux me rendre utile avant de mourir et contribuer au changement pour les Indonésiennes. a  Repartirez-vous en Indonésie ? b Oui, mais j’ai d’abord besoin de m’y

préparer, car à Hong-Kong, je fais partie d’une communauté. Lorsque je rentrerai, je me sentirai seule. Mon rêve est d’ouvrir un café communautaire. Les jeunes Indonésiennes n’ont pas grand-chose à faire ; j’aimerais créer un lieu où elles puissent prendre un café, lire des livres, écrire et élargir leur horizon.

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a  A votre arrivée, qu’est-ce qui vous a semblé le plus difficile ? b Dans mon premier emploi, je travaillais de 7h à 22h, avec un seul jour de repos par mois et j’étais sous-payée. Quand j’ai cherché comment porter plainte, on m’a dit que ce serait non seulement très difficile, mais que je risquais aussi de ne plus retrouver de travail à Hong-Kong. Alors je me suis tue. Je ne pouvais pas quitter la maison car je craignais que mon employeur ne me dénonce auprès de l’agence et j’avais peur de perdre mon travail. Je n’aurais pas su que faire, ni où aller. C’était dur et je n’avais qu’une envie : rentrer en Indonésie.

–hong-kong

Faits et chiffres Des centaines de milliers d’Indonésiennes quittent leur foyer et leur famille pour gagner leur vie en tant qu’employées de maison à l’étranger – elles font le ménage et la cuisine, s’occupent des enfants et des personnes âgées. Beaucoup d’entre elles touchent des salaires très bas, sont isolées et exposées à des mauvais traitements. Presque la moitié des trois cent mille domestiques migrantes de Hong-Kong proviennent d’Indonésie. Selon la législation hongkongaise relative à l’immigration, les domestiques migrantes doivent vivre chez leur employeur, mais rien n’oblige ce dernier à leur fournir une chambre séparée. Quatre-vingt-cinq pour cent des employées de maison indonésiennes versent la plus grande partie, voire l’intégralité, de leurs sept premiers mois de salaire en frais d’agence. [Source : enquête de l’IMWU, 2011.] L’isolement des employées de maison migrantes les expose à un risque élevé de mauvais traitements. Un grand nombre d’entre elles sont forcées de subir des conditions de travail relevant de l’exploitation car elles craignent de perdre leur emploi avant d’avoir remboursé leurs frais d’agence.

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–turquie

Des campus aux prisons turques En Turquie, le parcours de centaines d’étudiants et d’universitaires passe par la case prison. La

plupart sont accusés d’appartenir à des organisations armées terroristes. Kurdes ou militants

de gauche pour l’essentiel, leur point commun est de s’opposer au gouvernement Erdogan qui

© Reuters/Umit Bektas

renforce son contrôle sur le monde universitaire et la recherche. Par Clément Girardot, journaliste indépendant

Manifestation en faveur de la liberté d’expression. Ankara, mars 2011. Le pays détient le record du monde de journalistes emprisonné·e·s.

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nauguré en 2011, le tribunal de Çaglayan à Istanbul est le plus grand d’Europe : 330 000 mètres carrés de surface, 350 salles d’audience et 457 toilettes. Pour les opposants au gouvernement conservateur de

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l’AKP (Parti de la Justice et du Développement), la situation de la justice en Turquie est inversement proportionnelle à la taille de ce bâtiment. Devant l’entrée, un petit groupe de militants s’est réuni pour

demander la libération d’Emine Akman. C’est la quatrième audience du procès de cette étudiante en journalisme de l’Université de Marmara (Istanbul), qui est en détention préventive depuis août 2011 pour

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trois fois, en 2006, 2008 et 2011. Ces deux scientifiques engagées touchent dans leurs travaux aux sujets tabous du nationalisme, du militarisme ou des minorités. Ahmet Kerim Gültekin a passé trois mois en prison entre novembre 2012 et janvier 2013. Il est accusé d’être membre et dirigeant d’une organisation terroriste. Ce spécialiste d’ethnologie du religieux donne des cours à l’Université d’Ankara. Il a été arrêté le 13 novembre dernier et mis en garde à vue avec cinquante-sept autres personnes dans le cadre d’une vaste opération contre le Parti communiste maoïste. « Nous avons alors appris que nous étions suivis par la police depuis environ un an et demi, affirme l’universitaire. Nos téléphones étaient sur écoute, ils nous prenaient en photo. » Il retrouve dans le dossier, comme preuves, des images de lui défilant à l’occasion du 1er mai, du 8 mars ou de manifestations contre le gouvernement. Il impute à la police d’avoir fabriqué de fausses preuves : « La police nous accusait de faire une demande d’adhésion par écrit à une organisation illégale avec un formulaire ! » Socialiste, il pense que son arrestation est liée à son engagement dans la vie politique de Dersim, sa région d’origine3 où de nombreux autres militants et personnalités politiques locales sont aussi emprisonnés.

Des accusations infondées    Les professeurs d’université s’inquiètent de la multiplication des atteintes aux libertés académiques et de la détérioration du climat scientifique en Turquie. De novembre 2011 à juillet 2012, la politologue Büsra Ersanli a été incarcérée dans le cadre du procès du KCK, la branche urbaine du PKK. En janvier dernier, la sociologue Pinar Selek, qui réside actuellement en France, a été condamnée à la prison à vie dans l’affaire de l’explosion du bazar égyptien2 de juillet 1998 à Istanbul. Elle avait pourtant été acquittée

Mauvais traitements    A l’automne 2011, Kadir Ev entre à l’Université d’Istanbul pour commencer une formation en électronique. Militant socialiste depuis l’âge de quinze ans, il rejoint naturellement un collectif étudiant ancré à gauche. Il est arrêté au mois d’avril 2012, avant d’avoir pu terminer sa première année d’études, dans le cadre d’une opération antiterroriste. « En Turquie, si tu es contre le pouvoir, il y a toujours une probabilité d’être arrêté, déclare-t-il. A cause d’une action minime, tu peux te retrouver en garde à vue ou en prison. »

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Entrée du palais de justice de Bursa. Sur les marches, des journalistes locaux attendent le début de la dernière audience du procès de l’étudiante franco-turque Sevil Sevimli.

© Clément Girardot

avoir « commis un crime au nom du PKK (guérilla kurde) sans en être membre. Parmi les activistes présents, Ahmet Saymadi, trente-quatre ans. Il a fondé voici un an et demi l’Initiative pour la solidarité avec les étudiants incarcérés (TÖDI). « En 2006, les lois antiterroristes ont été modifiées, déclare-t-il, le nombre de prisonniers politiques a beaucoup augmenté depuis. » Le groupe TÖDI recense les étudiants emprisonnés pour des raisons politiques et milite pour leur libération. Ils sont environ huit cents derrière les barreaux, à attendre leur procès ou à purger une peine. « Nonante pour cent sont kurdesı», affirme Ahmet Saymadi. Emine Akman est kurde et socialiste, « elle est victime d’un double préjugé », clame son avocat. Devant le tribunal, un autre groupe brandit des pancartes : les syndicalistes du KESK, la Confédération des syndicats de fonctionnaires, dont plus de cent membres sont emprisonnés. Le gouvernement de l’AKP, au pouvoir depuis 2002, est souvent montré comme exemple de démocratie pour les pays du Moyen-Orient. Pourtant, la répression des opposants est massive. Elle touche aussi les intellectuels critiques et les médias dissidents. Selon le Comité de protection des journalistes (CPJ), la Turquie détient le record du monde de journalistes emprisonnés.

–turquie

© Clément Girardot

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Une militante de l’Initiative pour soutenir les étudiants incarcérés (TÖDI) lit un communiqué de presse devant le palais de justice d’Istanbul avant le procès d’Emine Akman, une étudiante détenue depuis dix-sept mois.

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–turquie

Le 9 avril 2012, les policiers viennent chez lui et l’emmènent au commissariat. « Ils te disent que tu es membre d’une organisation illégale armée, que tu vas prendre pour quinze ans de prison, ils te font subir des pressions psychologiques. » Il apprend seulement deux jours plus tard que son arrestation est liée aux célébrations stambouliotes du Newroz4 du 18 mars, interdites par les autorités. Il avait essayé de rejoindre le lieu du rassemblement, sans succès à cause du nuage de gaz lacrymogène et des barrages de police. Le 13 avril, après une audience expéditive au tribunal, il est envoyé en prison avec un autre membre du collectif également présent au Newroz : Oguz Yüzgeç. Dans l’acte d’accusation de ce dernier figure le visionnage du film Braveheart. Leur incarcération préventive dure neuf mois, ils sont placés dans une prison de haute sécurité. « Nous étions trois dans une cellule et nous ne voyions personne d’autre que les gardiens, rapporte Kadir. C’est difficile de rester un être humain, presque tout est interdit. Tu n’as droit qu’à dix livres par personne. Les crayons de couleur et les fleurs sont interdits, chanter des chansons aussi. » Chaque cellule a une petite cour cernée d’immenses murs d’où on voit seulement le ciel. Le 17 janvier 2013, Kadir Ev est relâché mais reste inculpé : le procès continue et il ne sait toujours pas à quelle organisation illégale il est accusé d’appartenir.

Dans les prisons turques, les cas de mauvais traitements et de torture sont loin d’avoir disparu. Les bénévoles de TÖDI reçoivent les lettres des étudiants incarcérés qui décrivent leurs conditions de détention. « La torture psychologique est très présente », affirme Ahmet Saymadi. Il y a aussi des cas de passage à tabac, lorsque les détenus n’acceptent pas certaines pratiques ou certaines règles dans les prisons. » Les lettres permettent aux détenus de partager leurs espoirs et leur indignation avec le monde extérieur, certaines sont publiées sur internet ou dans la presse alternative. « Le pire, c’est que la

société s’habitue, écrit l’étudiante Songül Sicakyüz. Les violations deviennent banales. Arrêter des scientifiques, des universitaires, des intellectuels, des écrivains, des journalistes et des étudiants pour ce qu’ils pensent devient normal. » Les médias proches du pouvoir dépeignent les arrestations sous un angle sensationnaliste et sécuritaire, ce qui légitime la répression. Pour l’initiative TÖDI, le défi est de réussir à toucher l’opinion publique turque pour que le regard change sur les étudiants détenus. Dans son quartier, Kadir Ev sait qu’il est perçu comme un terroriste par de nombreux habitants.

1 Les Kurdes représentent 15 à 25% de la population de Turquie, ils habitent surtout dans le Sud-Est mais aussi dans toutes les grandes villes. 2 Selon plusieurs rapports d’experts, l’explosion qui a coûté la vie à sept personnes est due à une fuite de gaz. 3 Située à l’est de la Turquie, cette région où vivent majoritairement des Kurdes et des Alévis a été rebaptisée Tunceli à la suite de la répression d’une révolte par l’armée turque en 1937 et 1938. 4 Fête du printemps qui marque aussi le nouvel an iranien. Elle est célébrée par de nombreux peuples de la région et revêt un caractère identitaire pour les Kurdes.

© Clément Girardot

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Porte principale de l’Université d’Istanbul. Les personnes rassemblées manifestent pour soutenir les libertés académiques.

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–face

à face

Patrick Walder, responsable de campagne Sécurité et droits humains à la Section suisse d’Amnesty International.

Il sape les fondements du droit international humanitaire Les meurtres ciblés par des attaques de drones suscitent d’importantes objections sur le plan juridique et soulèvent des problèmes politiques. Il faut y ajouter un argument essentiel d’un point de vue éthique. Telle qu’elle est menée actuellement, la guerre des drones détruit l’empathie et le sentiment de sa propre vulnérabilité chez la personne qui perpètre le crime – ce qui revient à saper les fondements des droits humains et du droit international humanitaire. Sans l’empathie – la capacité et la volonté de comprendre ce que ressent une autre personne – les droits humains et le droit humanitaire ne pourraient pas exister. L’empathie est à l’origine du principe humanitaire interdisant d’infliger une souffrance qui n’est pas absolument nécessaire. Même un soldat qui prend ou pas la décision de tirer sur un ennemi fait appel à son empathie et à son humanité. Il renoncera plutôt à tirer si l’ennemi n’est pas armé ou s’il est déjà hors d’état de combattre. Faire la guerre avec des drones comme s’il s’agissait d’un jeu vidéo, c’est perdre la capacité de se mettre à la place de sa victime, qui n’apparaît plus que comme une ombre sur un écran. La souffrance et les destructions ont lieu ailleurs, très loin d’ici. La distance entre l’arme et la cible est également très grande avec les avions de combat. Mais les pilotes s’exposent toujours au risque d’être eux-mêmes abattus, alors que les opérateurs de drones sont assis dans des bureaux, ne prennent pas le moindre risque et perdent tout sentiment de leur propre vulnérabilité. L’expérience de leur vulnérabilité et surtout les pertes subies sont malheureusement souvent la seule chose qui amène les armées à mettre fin aux combats. Celui qui ne court aucun danger finit par perdre toute sensibilité pour les dégâts et les souffrances qu’il inflige aux autres, et rien ne le pousse à cesser ses attaques.

Il est légitime face à un risque précis Je considère que l’« élimination ciblée » (« targeted execution ») à l’aide de drones ou d’autres méthodes est légitime, pour autant que cette élimination soit justifiée par un risque précis. En d’autres termes, je ne comprendrais pas que l’on « exécute » un responsable de la propagande d’un réseau terroriste. Mais la mesure me semble justifiée si elle vise un chef de premier plan, un responsable opérationnel ou encore un terroriste en train de préparer un attentat. Ces hommes ont choisi librement d’adhérer à la violence. Ils ne reculent ni devant le fait qu’ils touchent des civils, par définition innocents, ni devant les méthodes les plus immorales pour arriver à des fins qui le sont tout autant. Ils ont donc, clairement, lucidement, et en toute conscience, déclaré la guerre à nos sociétés et, souvent, à leurs propres concitoyens. Or, le risque d’être tué est inhérent à ce choix. Je ne vois pas au nom de quel principe supérieur la vie de ces « soldats » serait plus précieuse que celles de leurs victimes. Mais l’utilisation de la force létale se doit de s’entourer de règles précises. La décision doit être prise au sommet de l’Etat : c’est un élu et de préférence le plus élevé de tous, investi du mandat de protéger son pays et responsable devant lui, qui doit avoir le dernier mot. Ensuite, le dossier soumis doit être solide et sans équivoque. Enfin, cette décision ne peut, à l’évidence, être appliquée que sur des terrains de guerre et/ou des zones où il n’existe pas d’autre moyen de capturer la personne recherchée.

amnesty mai 2013

Claude Moniquet, président du Centre européen pour le renseignement stratégique et la sécurité (ESISC). © DR

© DR

Le recours aux drones est-il justifié dans le cadre de la lutte contre le terrorisme ?

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éCHO S

– C o u v e r t u r es

& DVD

Couvertures

Biographie d’un révolté

Dans cette biographie, nous sommes à la découverte d’un Ziegler incompris d’une bonne partie de l’opinion nationale. Point de départ : l’Oberland bernois dont il est originaire. Dans cette région, certains le qualifient de Nestbeschmutzer, un « souilleur de nid », qui ne fait que traîner son pays dans la boue aux yeux du monde. En dehors du berceau natal, les qualificatifs ne manquent pas. C’est un Don Quichotte de la révolution selon la presse, un nègre blanc selon les Africains. Qu’on l’aime ou qu’on le déteste, une seule chose compte pour lui : mettre le doigt là où la « dictature mondiale du capital financier globalisé » fait mal. Jean Ziegler, septante-neuf ans, n’a pas faibli dans sa révolte. Aux yeux de l’auteur, la devise de Ziegler devrait être : « Je lutte, donc je suis. » Déo Negamiyimana

Jean Ziegler. La vie d’un rebelle, Jürg Wegelin, Favre, Lausanne, 176 p. (traduit de l’allemand par Jean-Luc Bernet)

Le Kosovo en images

Bertrand Cottet, photographe, ethnologue et journaliste, a suivi le Kosovo depuis son indépendance, le 17 février 2008. Il a photographié le pays pendant cinq ans, tant en zone albanaise que serbe. Il met en évidence les déchirements et les espoirs de chacun avec, en arrière-fond, la confrontation toujours présente des frères ennemis. L’écrivain albanais Ismaïl Kadaré l’accompagne dans ce long voyage à travers le temps avec sa « Prière royale », et Jean-Arnault Dérens, journaliste et spécialiste des Balkans, apporte son commentaire avec ses « Regards croisés ». Au final, des images belles, sensibles et pleines de vie. Viviana Marchetto

Kosovo, Bertrand Cottet, Lausanne, Editions d’en bas, 2013, 128 p.

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L’art en liberté surveillée Avec son combat pour la liberté d’expression, l’artiste dissident Ai Weiwei dérange le pouvoir chinois. Alison Klayman, une journaliste

américaine installée en Chine, l’a suivi sur une longue période pour en tirer un documentaire rythmé et plein d’élan.

«T

out artiste a la responsabilité de protéger la liberté d’expression. » Ai Weiwei, artiste chinois, filme, performe, construit, démolit, « twitte », blogue et dénonce. L’affiche du film documentaire Never Sorry avec, au premier plan, un doigt d’honneur dirigé contre la porte de la Paix céleste sur la place Tiananmen, est éloquente : Alison Klayman, la réalisatrice, fait avant tout le portrait du dissident politique. Un chat d’Ai Weiwei, qui sait ouvrir les portes, invite le spectateur à découvrir le travail de son maître. « Je m’implique très peu dans la production de mes projets, je préfère que d’autres personnes réalisent mes idées », explique l’artiste conceptuel. Ainsi, une myriade de personnes l’entourent sans cesse et travaillent pour lui. Lui-même se décrit plutôt comme un joueur d’échecs : « Mon adversaire fait un mouvement, je fais un mouvement. Maintenant, j’attends que mon adversaire fasse le prochain mouvement. » Là, il est question de son combat, de ce qu’il veut faire dire à son art. Lors du tremblement de terre dans la province du Sichuan, de nombreuses écoles se sont effondrées. Elles ne respectaient pas les normes antisismiques. Sous l’impulsion d’Ai Weiwei, de nombreux bénévoles parcourent la région et répertorient les noms des enfants disparus. Le dissident publie la liste des 5212 victimes sur son blog. Les autorités réagissent en le fermant et installent des caméras de surveillance dans sa maison.

Par Anita Schmid

L’artiste va se rabattre sur Twitter. « Les blogs et internet sont de grandes inventions pour notre époque. Ils donnent la possibilité à des gens ordinaires de changer l’opinion publique. » Le 3 avril 2011, Ai Weiwei disparaît. Le film se termine avec sa libération, huitante et un jours plus tard. Il rentre à la maison, épuisé : « Je suis libéré sous caution et ne peux pas donner d’interview. So sorry ! » Il referme sa porte. L’Etat lui a retiré son passeport et l’a assigné à résidence pour une année.

Never Sorry, film documentaire d’Alison Klayman, avec Ai Weiwei, Chen Danging, Changwei Gu, 91 min.

amnesty mai 2013


éCHO S

– c o u v e r t u r es

Anthologie d’un dissident N

guyên Huy Thiêp est né en 1950 à Hanoï. Considéré comme un intellectuel contestataire par le gouvernement communiste, il est, de ce fait, assigné à résidence. Invité en France pour le lancement de Crimes, amour et châtiment, l’écrivain a été interdit de contacts et de voyages par le gouvernement de Hanoï. A travers cette anthologie de ses nouvelles, il nous plonge dans la société vietnamienne des cinquante dernières années et nous raconte son pays sous toutes ses formes : monde traditionnel, pays colonisé, communiste ou s’ouvrant au libéralisme économique. Ce voyage littéraire est porté par une prose qui mêle délicieusement des éléments de conte et de philosophie populaire : « Les gens de Hua Tát enterrèrent le tigre à l’endroit

même où on l’avait trouvé. Personne ne reparla plus jamais de la légende du cœur du tigre. Ils finirent par l’oublier, comme on finit par oublier les événements douloureux de la vie. Car l’oubli est indispensable à qui veut survivre. » A travers une foule de personnages, de la citadine qui, comme elle le clame pourtant, ne s’est pas enrichie qu’en travaillant, au vétéran de guerre à la retraite déboussolé dans un Vietnam qu’il ne reconnaît plus, en passant par le mendiant de rue mourant hébété de bonheur, Nguyên Huy Thiêp raconte les tourments de son pays. Il dresse un portrait tout en finesse, mais impitoyable, de la société vietnamienne. « A la maternité, ma femme était chargée des avortements et des curetages. Tous les jours, elle récupérait les fœtus aban-

donnés qu’elle ramenait à la maison dans une bouteille de Thermos. M. Co les faisait cuire pour nourrir les cochons et les chiens. […] Me conduisant à la cuisine, mon père désigna les marmites en ébullition où l’on pouvait voir flotter des morceaux de fœtus, et même de tout petits doigts roses. » Nadia Boehlen

Crimes, amour et châtiment, Nguyên

Huy Thiêp, L’Aube, Tour d’Aigues, 2012, 747 p.

La « question rom » et ses clichés T

siganes, Gitans, Roms, Manouches ou encore Gypsies sont autant de noms utilisés pour se référer à des populations présentes en Europe, régulièrement victimes d’entorses à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Victimes oubliées de conflits passés, persécutées sous les régimes nazi et communistes en particulier, ces communautés sont actuellement les cibles d’une exclusion sociale, de stigmatisation et de discrimination, tout en vivant dans des situations de pauvreté et de précarité alarmantes. Dans son Atlas des Tsiganes, Samuel Delépine décortique ce qui alimente ces formes d’hostilité et leur mise en pratique. Parmi les causes principales figurent les représentations simplistes et stéréo-

amnesty mai 2013

typées de ces populations et de leurs modes de vie, que l’auteur déconstruit habilement, en révélant leur extrême diversité culturelle et sociale. De plus, et c’est la deuxième dénonciation, ces discours généralisants et ethnicisants, basés sur une terminologie à remettre en question, rendent possibles des législations en défaveur de ces communautés. Dépassant le simple niveau de reproche, l’auteur a parsemé sa publication de conseils et suggestions adressés tant aux individus cibles de l’antitsiganisme qu’aux instances internationales et Etats européens à l’origine de projets destinés à ces populations. Les nombreux documents – cartes, graphiques, photographies – présentés pour cerner ces problématiques dans leurs composantes

historiques et politiques sont un autre atout de ce livre qui, de plus, donne la parole aux Tsiganes au travers de sondages. C’est donc un bel ouvrage, tant sur le plan de la présentation esthétique que de la démarche, que nous offre Delépine pour comprendre la « question rom » et réfléchir à des solutions. Anaïd Lindemann

Atlas des Tsiganes. Les dessous de la question rom,

Samuel Delépine, Paris, Autrement, 2012, 96 p.

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–couverture

« La photo est un langage facile » A travers ses photographies, douces, charnelles et provocatrices, Zanele Muholi concilie art et militantisme pour défendre les droits des personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres et intersexuées (LGBTI) en Afrique du Sud. Une communauté victime d’homophobie et des crimes qui en découlent.

Propos recueillis par Feriel Mestiri

© DR

a AMNESTY : L’Afrique du Sud est devenue en 2006 le cinquième pays au monde à légaliser le mariage homosexuel. Comment expliquer qu’il y ait une telle violence homophobe ? b Zanele Muholi : C’est une situation très vicieuse, car des lois existent pour protéger les LGBTI, mais elles n’empêchent pas la barbarie de certains hommes. Certes, le droit au mariage est inscrit dans la constitution. Ceux qui le peuvent

© Zanele Muholi

Zanele Muholi : « Des médecins refusent de soigner les victimes d’agressions homophobes. »

Katlego Mashiloane et Nosipho Lavuta, Lakeside, Johannesburg, 2007.

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se marient, tandis que d’autres n’osent même pas faire leur coming out. Tout dépend de l’endroit où nous vivons, de notre famille ou de l’école que nous fréquentons. Des étudiants sont expulsés des écoles pour leur préférence sexuelle. Il existe des prêtres qui refusent de marier des personnes du même genre. Des instances médicales refusent de soigner les victimes d’agressions homophobes. Donc, avant même d’arriver au mariage, les LGBTI doivent affronter tous ces obstacles. a Espérez-vous changer les mentalités à travers vos photos ? b J’utilise les photos dans le but d’informer différents publics sur les communautés LGBTI. Il est difficile pour certains de penser à une population sudafricaine noire homosexuelle. Avec les photos, on n’a pas besoin d’être riche ni instruit pour comprendre que les LGBTI existent et que nous résistons à beaucoup de pression. C’est un langage facile. A travers l’organisation Inkanyso, que nous avons fondée en 2009, nous organisons des événements et encourageons les LGBTI à écrire leur histoire. a Les violences endurées par les LGBTI n’apparaissent pas sur vos photos. Vous ne capturez que la tendresse de leurs relations ? b J’ai réalisé beaucoup de photos sordides, en réalité. Par exemple, celles d’une survivante d’un crime homophobe. J’ai aussi documenté de nom-

breuses funérailles. Je pense avoir écarté ces images douloureuses pour projeter la beauté, comme un moyen de guérir la peine liée aux violences que nous subissons. Pour moi, il est très important de ne pas présenter toujours la même image des pauvres, coincés en Afrique. Oui, cela existe, mais il y a aussi de beaux diamants qui viennent du continent. Je n’ignore pas la souffrance, mais parallèlement à la violence, il existe une beauté. a Vous êtes une femme, noire, en Afrique du Sud et vous êtes lesbienne. Est-ce un défi au quotidien ? b J’ai un corps féminin, des attributs féminins, mais je ne suis pas sûre d’être une femme. Définir ma propre personne est mon plus grand défi. L’autre jour, j’ai lu dans vos journaux suisses qu’une femme était devenue la première croquemort. C’est toujours un grand événement lorsqu’une femme est la première à faire quelque chose. Si vous m’aviez demandé ce que je veux devenir, je vous aurais répondu que je veux être la première femme noire lesbienne présidente. Sans même avoir les gros titres dans les médias. J’aimerais que ce soit normal…

African Women Photographers, Zanele

Muholi, La Fábrica Editorial, Madrid, 2011, 110 p.

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–BD

© Ambroise Héritier

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action

–Portrait

De la dictature à la relecture

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Révoltée, Marga veut agir. Lorsqu’elle entend parler d’Amnesty, elle est séduite. « Je suis devenue membre et j’ai envoyé des lettres chaque mois. » Un jour de 1995, elle lit une annonce de l’organisation. Elle s’engage alors à relire et traquer chaque faute du magazine, et plus tard aussi de toutes les publications romandes : Agir, You&AI, rapports annuels et brochures. « C’était une

« J’aime rechercher les explications et trouver les règles à appliquer. » occasion idéale, car j’aime l’idée d’aider autrement que financièrement, mais je ne me voyais pas dans des actions de rue… » La voix fluette, elle se demande d’ailleurs si ce portrait d’elle dans le magazine est vraiment pertinent. « Mon travail pour Amnesty n’est pas très important, je le fais avec plaisir. J’aime rechercher les explications et

trouver les bonnes règles à appliquer », ditelle humblement. Au niveau professionnel, Marga travaille pour la coordination du système informatique à la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne. Avoir vécu sous la dictature a certainement incité Marga à se dévouer pour les causes justes. Hormis son engagement pour Amnesty, elle est aussi devenue membre d’autres organisations, sensible aux questions écolobonnes giques et aux injustices économiques. « Enfant, si, dans une série comme Zorro, il y avait une scène de torture, je fermais les yeux et me bouchais les oreilles devant mon téléviseur en attendant que ça se termine… Aujourd’hui, je pense qu’il est important de prendre conscience de ce qui se passe. On peut ainsi voir ce qu’on peut faire et jusqu’où on arrive à agir…» Feriel Mestiri Ducarre

aime les langues et j’ai toujours été bonne en orthographe. » Margarita Voelkle, que tout le monde appelle Marga, est l’une des trois relectrices du magazine AMNESTY. De langue maternelle espagnole, elle veille, depuis près de vingt ans, à ce que la langue de Molière soit bien respectée dans les colonnes de cette publication. Un travail bénévole précieux pour les journalistes qui s’avèrent parfois tête-enl’air… Mais ceci est une autre histoire. Celle de Marga, elle, commence en Argentine… Née à Buenos Aires en 1963 de parents suisses, elle a treize ans lorsque la junte militaire prend le pouvoir. S’ensuivent sept années de dictature, parmi les plus sinistres qu’ait connues le sous-continent américain. Durant cette période, quelque trente mille personnes meurent ou disparaissent, selon les chiffres communément admis. Mais Marga ne s’en apercevra pas – ou presque – avant son retour en Suisse. « A l’époque, je ne m’intéressais pas à la politique, raconte-t-elle. J’étais adolescente et il y avait très peu d’informations, en tout cas dans mon milieu. Personne n’osait en parler. Parfois, j’entendais des rumeurs concernant certaines personnes emprisonnées, mais il était facile d’imaginer qu’elles avaient fait «quelque chose de louche». » En 1982, avec son baccalauréat du lycée franco-argentin en poche, Marga décide de couper le cordon parental. Elle s’envole pour la Suisse et retrouve ses deux frères, qui l’ont précédée en terre vaudoise. « J’ai commencé à entendre les échos de la dictature : des emprisonnements, des enlèvements, des tortures… Cela m’a beaucoup touchée. Je me suis demandé comment de telles choses pouvaient se passer près de chez nous, sans qu’on le sache. » Peu à peu, elle entend des noms qui lui sont familiers. « Certains anciens camarades de mes frères et des personnes de mon lycée avaient disparu. »

© Olivier

«J’

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Action

– Lett r es

c o nt r e l ’ o u b l i

Chaque appel compte ! Ecrivez en faveur de victimes de violations des droits humains. Vos lettres peuvent faire libérer une personne emprisonnée pour des idées, mettre fin à la torture, permettre de retrouver un·e disparu·e ou prévenir une exécution. Ecrivez en termes mesurés et courtois aux adresses indiquées. Le plus simple est de recopier le modèle proposé pour chaque cas. Vous pouvez, si vous le souhaitez, faire référence à votre appartenance à Amnesty International. Actuellement sur www.amnesty.ch/ecrire :

éthiopie

Un journaliste emprisonné pour trahison et terrorisme

Turquie

Crime « d’honneur » présumé contre un homosexuel

Philippines

« Débarrassez-vous de lui »

1 Irak

« Aveux » obtenus sous la torture Quatre condamnés à mort

Nabhan Adel Hamdi, Muad Muhammad Abed, Amer Ahmad Kassar et Shakir Mahmoud Anad ont été condamnés à mort le 3 décembre 2012 pour des infractions à la Loi antiterroriste de 2005. Arrêtés entre fin mars et début avril 2012, ils auraient été torturés et détenus au secret pendant plusieurs semaines à la Direction de la lutte contre la criminalité basée à Ramadi, dans la province d’Anbar. Leurs « aveux » ont ensuite été diffusés sur une chaîne de télévision locale. Durant leur procès, ils ont indiqué que ces « aveux » avaient été obtenus sous la torture. Des éléments médicaux présentés à la cour appuyaient ces allégations, notamment des ecchymoses et brûlures sur l’un des hommes. Or, à notre connaissance, aucune enquête officielle n’a été ouverte sur ces allégations. Ces dernières

années, des centaines de détenus ont été exhibés à la télévision irakienne, « avouant » des infractions liées au terrorisme. Bien qu’ils soient fréquemment obtenus sous la torture, ces « aveux » débouchent souvent sur des condamnations.

Prière d’écrire des lettres courtoises à : His Excellency Mohammad Shayaa al-Sudani

Minister of Human Rights Ministry of Human Rights Baghdad - Irak shakawa@humanrights.gov.iq ou : minister1@humanrights.gov.iq  Envoyez copie de vos lettres à : Ambassade de la République d’Irak

Elfenstrasse 6 - 3006 Berne Fax : 031 351 83 12 bernemb@iraqmofamail.net

Monsieur le Ministre, Nabhan Adel Hamdi, Muad Muhammad Abed, Amer Ahmad Kassar et Shakir Mahmoud Anad ont été condamnés à mort le 3 décembre 2012 pour des infractions à la Loi antiterroriste de 2005. Lors de leur procès devant le tribunal d’Anbar, ils ont indiqué que les « aveux» faits à la Direction de la lutte contre la criminalité avaient été obtenus sous la torture. Malgré les éléments médicaux présentés à la cour appuyant ces allégations, aucune enquête officielle n’a été ouverte à notre connaissance. Je vous exhorte, Monsieur le Ministre, à ne pas exécuter ces quatre hommes, qui n’ont pas bénéficié d’un procès équitable. De plus, je réclame l’ouverture d’une enquête rapide, approfondie et impartiale, menée par un organisme indépendant, sur les allégations de torture, et je demande que les responsables éventuels soient traduits en justice. Dans cette attente, je vous prie de croire, Monsieur le Ministre, en l’expression de ma haute considération.

Les personnes qui n’ont pas accès à Internet peuvent s’inscrire auprès de la Section suisse afin de recevoir les lettres mensuellement par courrier postal. Ecrire à : Amnesty International « Lettres contre l’oubli » case postale 3001 Berne

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Action

2 Mexique

Un prêtre qui aide les migrant·e·s en danger Tomás González

Le prêtre catholique Tomás González gère le refuge pour migrant·e·s « La 72 » de Tenosique, au Mexique, ainsi que le Centre des droits humains de l’Usumacinta (CDHU). En décembre 2012, des membres de bandes criminelles avaient menacé le personnel de « La 72 » et les migrant·e·s qui s’y trouvaient, et des agressions ont déjà été signalées en 2013. Personne n’a été tenu de rendre des comptes pour ces violences, et le refuge est toujours à la merci d’une attaque. La protection limitée qui lui était accordée précédemment par les autorités a été suspendue en octobre 2012. Le refuge demande aux autorités de faire le nécessaire pour renforcer sa sécurité. Parce qu’elles révèlent des violences infligées à des migrant·e·s par des fonctionnaires ou des bandes criminelles,

les personnes qui défendent leurs droits sont particulièrement visées.

Prière d’écrire des lettres courtoises à : Miguel Ángel Osorio Chong

Secretario de Gobernación Secretaría de Gobernación Abraham González No. 48 Col. Juárez, Del. Cuauhtémoc México D.F., C.P. 06600 Mexique Fax : +52 55 50933414 (un message vocal demandera le numéro de poste : composez le 32356) secretario@segob.gob.mx  Envoyez copie de vos lettres à : Ambassade du Mexique

Weltpoststrasse 20 3015 Berne Fax : 031 357 47 49 embamex1@swissonline.ch

Monsieur le Ministre, Le prêtre catholique Tomás González gère le refuge pour migrant·e·s « La 72 » de Tenosique, ainsi que le Centre des droits humains de l’Usumacinta (CDHU). En décembre 2012, des membres de bandes criminelles avaient menacé le personnel de « La 72 » et des migrant·e·s qui s’y trouvaient, et des agressions contre des migrant·e·s ont déjà été signalées en 2013. Personne n’a été tenu de rendre des comptes pour ces violences, et le refuge est toujours à la merci d’une attaque. Je vous demande, Monsieur le Ministre, de reconnaître publiquement et de soutenir l’action du père Tomás. Je vous exhorte à prendre les mesures nécessaires pour qu’il puisse continuer à travailler en sécurité, en mettant fin à l’impunité des violations des droits humains. Dans cette attente, je vous prie de croire, Monsieur le Ministre, en l’expression de ma haute considération.

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– Lett r es

c o nt r e l ’ o u b l i

3 Afrique du Sud

Justice pour une militante LGBTI assassinée Noxolo Nogwaza

En avril 2011, Noxolo Nogwaza, 24 ans, a été assassinée – manifestement parce qu’elle était lesbienne. Deux ans après qu’elle a été violée, rouée de coups, poignardée et jetée dans un fossé, l’enquête sur son meurtre n’a pas progressé. Noxolo était militante pour les droits des personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres et intersexuées (LGBTI). L’homophobie et les crimes qui en découlent sont courants, notamment dans les townships et les zones rurales et l’indifférence de la police n’est pas inhabituelle. Lorsque les LGBTI cherchent de l’aide à la suite d’agressions, ces personnes sont souvent victimes de persécutions supplémentaires de la part des policiers ou du personnel médical. Dans l’enquête sur le meurtre de Noxolo, les policiers chargés du dossier n’ont manifestement pas fait le néces-

saire pour réunir des éléments de preuve. De tels manquements entraînent un sentiment d’impunité pour les auteurs de violences homophobes et un sentiment d’insécurité accru pour les LGBTI.  Prière d’écrire des lettres courtoises à : General MV Phiyega, National Commissioner

South African Police Service Private Bag X94, Pretoria 0001 Afrique du Sud Fax : +27 12 393 2616 natcomm@saps.org.za  Envoyez copie de vos lettres à : Ambassade de la République d’Afrique du Sud

Alpenstrasse 29 Case postale - 3000 Berne 6 Fax : 031 351 39 45 / 031 351 39 44 / 031 368 17 50 bern.admin@dirco.gov.za ou marketing@southafrica.ch

Général, Noxolo Nogwaza a été assassinée le 24 avril 2011, manifestement parce qu’elle était lesbienne. Les crimes contre les personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres et intersexuées (LGBTI) sont courants en Afrique du Sud. A la suite d’agressions, les LGBTI sont souvent victimes de persécutions supplémentaires de la part des policiers ou du personnel médical. Dans l’enquête sur le meurtre de Noxolo Nogwaza, les policiers n’ont manifestement pas fait le nécessaire pour réunir des éléments de preuve. De tels manquements entraînent un sentiment d’impunité pour les auteurs de violences homophobes et un sentiment d’insécurité accru pour les LGBTI. Je vous exhorte, Général, à condamner publiquement les violences ciblant les LGBTI. J’insiste pour que la police ouvre des enquêtes impartiales sur ces actes de violence, et je souligne que la police de Tsakane doit enquêter sur la mort de Noxolo Nogwaza. Dans cette attente, je vous prie de croire, Général, en l’expression de ma haute considération.

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© AI/Imran Uppal

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