AFTER LITTERAIRE NOVEMBRE 2015 LES COUPS DE CŒUR DE LA RENTREE LITTERAIRE par Jacques Lindecker
Il était une ville – Thomas B. Reverdy A Détroit, dans le nouveau et remarquable roman de Thomas B. Reverdy, c’est aussi un monde qui s’en va. Les années 2000 n’ont été qu’une longue agonie pour General Motors, l’employeur emblématique de la ville, le premier constructeur automobile mondial. Pourtant, quand Eugène, un jeune ingénieur français, s’installe en ville, le cadavre bouge encore. La preuve : il va travailler sur un projet de plate-forme révolutionnaire, une sorte d’aboutissement du taylorisme. Pour lui, c’est une chance formidable : alors qu’il sort d’un échec en Chine, ses chefs semblent lui donner une nouvelle chance avec ce chantier. Mais nous sommes en 2008, et la crise financière va frapper le monde, et une ville déjà menacée de faillite, où les services publics sont en lambeaux, comme tant de quartiers et de commerces. C’est là que grandit Charlie, un gamin élevé par sa sainte de grande-mère, Et l’inspecteur Brown, un flic insomniaque, vaguement revenu de tout mais têtu quand même. Charlie disparaît, Gloria et Brown se lancent à sa recherche. La ronde des personnages gravite autour d’Eugène, écartelé entre le monde policé et absurde de l’Entreprise, et la misère affolante qui grouille autour de lui. Et qui sait receler de merveilleuses pépites, comme Candice, la serveuse du Dive In. C’est un étrange roman, entre thriller et film-catastrophe, entre cauchemar et mélancolie « l’occasion troublante de contempler les ruines de notre propre civilisation ». C’est triste (l’état des lieux), mais très réussi (le roman).
Quand le diable sortit de la salle de bain – Sophie Divry La narratrice est romancière. Mais elle ne vend pas. Du coup, elle vit d’aides sociales. Las, le paiement de sa facture d’électricité met son budget à plat. Elle nous dit son combat pour faire face aux échéances, ses démarches, ses angoisses. Elle partage ces émois avec Hector, artiste tout aussi maudit financièrement et qui ne pense qu’à cumuler les conquêtes féminines, et avec Bertrande, retraitée très engagée dans l’aide aux démunis. Puis notre auteure, après s’être repliée chez sa mère pour manger à sa faim, dégote un job de serveuse. Mais là, encore, les galères sont légion. Ça a l’air sinistre, mais non. Avec beaucoup d’humour, du délire un peu partout (et des pages carrément lestes), Sophie Divry nous raconte nos luttes, quand nous nous accrochons à nos rêves et… devons (parfois) y renoncer. Comment gérer cette honte pour soi, face aux amis, à la famille. Dire ce déclassement avec une telle fraîcheur, on applaudit.
Crash-test – Claro « Au commencement était l’accident ». Cet homme travaille depuis août 1972 pour un fabricant d’automobiles. « Il teste la résistance des habitacles, au gré des heures, à l’aide de cadavres ». Il dirige le département crash-test, « une saleté de danse ». Il a fallu se faire à ce drôle de job. Puis sont venus « l’accoutumance, l’acceptation, et sans doute la résignation ». Jusqu’à la discipline intérieure de l’ouvrier se fissure. « Il arrive en retard, accumule les retards, s’enfonce dans l’approximation ». Il prend un congé, atterrit dans une ville dont il ne comprend pas la langue, entre dans un cabaret. Et la voit. Elle est strip-teaseuse, elle était sûrement « autre chose » avant, on ignore son vrai nom et d’où elle vient. Mais elle sait « des tours, et ses gestes formaient dans l’air enfumé des phrases que l’œil suivait tel un doigt mouillé parcourant des nervures de braille ». Elle s’exhibe face à ces hommes, « elle est là pour leur enseigner qu’ils ne sauront jamais rien d’elle ». Ils s’en fichent, ces hommes, « ils ont appris, très tôt, à réduire leurs partenaires à de lascives silhouettes d’encre, à des filles d’encre […] ces filles de papier dont ils peuplent leur verte puberté ». Et en voici un, de ces adolescents reclus dans sa chambre, si fiévreux feuilletant ses bandes dessinées pour adultes, c’est le personnage du vertigineux nouveau roman de Claro, « Crash-test ».
Pour le garçon, « le monde se fait bacchanale, et son cœur réinventé devient un pouls noueux et violet qui pulse, expire et transpire à chaque page tournée ». L’ouvrier, la femme fatale, l’adolescent. Trilogie de la solitude et d’existences vissées dans le silence. Entre l’humiliation et la colère rentrée, ces trois-là sont empêchés d’aimer, de donner, de grandir. L’histoire éternelle, aussi, de la domination par la violence et le pouvoir. Une nouvelle fois, Claro donne une forme inattendue à son récit. Ses trois héros interviennent par vagues fragmentées, façon de rendre compte du chaos de leurs désirs, de leurs aspirations. Une mise en pièces détachées formidablement maîtrisée, recomposant au final le paysage de la société soi-disant libérée des années 70, toujours terriblement d’actualité.
Miroitements – Erwin Mortier « Miroitements », son nouveau livre, traite pourtant d’un sujet ressassé : un soldat a survécu aux tranchées de 14-18 et, comme tous ceux qui ont vécu cet enfer, il ne parvient pas à s’en libérer. « Je ne savais pas qu’être rappelé du néant pouvait être aussi atrocement douloureux, comme si les lois naturelles se révoltaient d’être défiées », confesse-t-il. Dans une sinueuse cérémonie des adieux, cet ancien soldat, Edgar Demont, parcourt les couloirs du temps, façon de se souvenir des bras des garçons qui émerveillèrent son existence. Matthew, rencontré à l’hôpital militaire et qui fut à la fois son amant et l’époux de sa sœur Hélène (la narratrice du « Sommeil des dieux », un précédent roman d’Erwin Mortier) ; Pierre, resté avec lui après les combats et qui deviendra son domestique, tout en se glissant la nuit venue dans les draps de son maître ; Heinz, le juif allemand de Berlin durant la montée du nazisme ; Paul, le peintre aimé à Londres sous les assauts de la Luftwaffe ; Noburu d’Osaka, devenu aveugle en 1945 durant les bombardements américains. On ne comptera pas les aventures d’un soir et les élans sous un porche. Ce sont là anecdotes, envolées lyriques, et, soudain, scènes d’un érotisme torride qui se succèdent, pour rendre compte d’une double impasse : impossible de comprendre le monde, entre destructions, espoirs, pas cadencés (Nous « restons pour notre espèce tant la pire abomination que la pire bénédiction »)… et impossible de comprendre l’autre, celui que nous croyons posséder, et qui nous échappe. Car, « même dans les étreintes les plus intimes, le bien-aimé est comme un mot qui nous reste toujours sur le bout de la langue ». Le monologue d’Edgar est de bout en bout éblouissant, faits de fragments épars, lumières du passé, éclairs de demain, le travail de la mémoire en somme. Tout est chair, tout est incarné, les paysages comme les hommes. Une expérience physique, tendre, âpre et sensuelle. Pour dire que l’étreinte des corps n’est peut-être pas si éloignée d’un champ de bataille. Combats d’une vie pour exister, se faire accepter, se faire comprendre. Puisqu’en ce monde, « il n’y a que des alphabets et des prières, tout le reste est bruissement ». Paraît simultanément en poche, « Psaumes balbutiés », son ouvrage précédent, une pure merveille récompensée en 2013 par le prix du Meilleur Livre étranger. Maman perd la boule, elle s’affaire comme un lion en cage, elle panique et pleure sans cesse. Alzheimer. Le déclin est à la fois lent et violent. Papa est épuisé, mais ne se résous pas à la placer. L’éternelle culpabilité. Les enfants se relaient et parmi eux Erwin, l’écrivain, qui tient ce « livre d’heures ». Tout devient insupportable : se souvenir de qui elle était avant la maladie ne la frappe ; assumer ce qu’elle devient, ce délabrement sans répit, sans retour. Un monde s’en va : « Vous étiez le centre, toi et papa. Nous étions des enfants et vous étiez des parents. Un univers gravitait autour de vous ». Un univers qui s’effiloche, part en lambeaux. On s’interroge sur ce que représente la vie en fin de compte. Pas grande-chose quand on voit cette femme, autrefois si dynamique, n’être plus que l’ombre d’elle-même. Un fantôme hors de contrôle, « comme si j’étreignais un sablier d’os et de peau ».
Une vie entière – Robert Seethaler En février 1933, quelque part dans les Alpes autrichiennes. C’est à l’auberge du Chamois d’or qu’Andreas Egger vient « requinquer son âme effrayée » après avoir tenté, en vain, de sauver un chevrier de la mort. C’est là que Marie, la servante de l’auberge, va lui effleurer l’avant-bras d’un pli de son corsage… et cet effleurement sera la cause d’une petite douleur aigüe qui ne va plus cesser de grandir, irradiant tout le corps d’Andreas, avant « de se fixer quelque part au niveau du cœur ». La plus profonde douleur que cet homme n’ait jamais connue. Pourtant, la souffrance, Andreas connaît. Toute son enfance, il a été battu comme plâtre par Kranzstocker, sa brute de tuteur « sa mère est morte alors qu’il n’avait que quatre ans). Coups qui ont même rendu le gamin boiteux après une correction particulièrement démentielle… Pour ses dix-huit ans, Andreas, devenu un colosse à force de trimer comme un esclave pour Kranzstocker, a fini par lui tenir tête, et par fuir l’enfer. Depuis, il loue ses bras « en toute saison et à toute occasion ». Quand il rencontre Marie, Andreas a trente-cinq ans. Pour la conquérir, pour lui prouver son sens des responsabilités, il se fait embaucher par l’entreprise qui construit « au nom du progrès », les premières remontées mécaniques. C’est grâce à ses collègues, qu’il va, dans une scène d’une émotion absolue, littéralement déclarer sa flamme à Marie. Et bientôt ces deux-là vont s’aimer d’un amour aussi pur que l’air de leurs montagnes. Une montagne qui saura se montrer bien cruelle… Andreas Egger mourra juste avant d’atteindre ses 80 ans. « Il avait survécu à son enfance, à une avalanche et à la guerre » (et notamment à six ans dans les camps russes après la défaite des nazis). Du récit de la « vie entière » de cet homme simple, qui n’aspirait qu’à « élever son regard » face à l’adversité inhumaine de la nature et de l’Histoire, qu’à s’étonner des plus petits bonheurs qu’il ait vécus. Robert Seethaler fait un roman d’une beauté admirable, déchirant de pudeur et de sentualité contenue. Et parsemé de clins d’œil au mythique « Via Mala » de John Knittel.
Fables d’amour – Antonio Moresco Autre amour pur chez Antonio Moresco, qui raconte une rencontre hautement improbable : celle d’un clochard, « un homme perdu, un déchet humain », qui ne parlait avec personne et pas même tout seul, un vieillard qui avait pour un seul ami un pigeon –et cette amitié était réciproque-, avec « une fille merveilleuse sortie d’on ne sait où ». Elle s’appelle Rosa, et elle va recueillir le corps maigre, l’esprit saisi d’Antonio le SDF. Avec une infinie douceur, elle va le déshabiller, le laver, l’enlacer, dormir avec lui. AU matin, elle se le caressera, et lui aussi la caressera « et alors le vieil homme l’aima ». Il se remettra à parler, il réapprendra à rire, elle l’emmènera dans des magasins, ils iront même au cinéma, elle trouvera « miraculeux » leur histoire, il se sentira au « septième siècle ». Cela aura pu durer toute la vile. « Puis brusquement, du jour au lendemain, elle changea, elle devint quelqu’un d’autre ».
Rosa chasse le vieil homme. Antonio se retrouve à la rue, démuni comme avant, éperdu de tristesse, sans remarquer le pigeon qui vole au-dessus de lui… Nous ne sommes alors que page 51 (sur 120) du récit, mais inutile d’en dire davantage. Comme le souligne l’auteur « l’impossible et l’inattendu vont faire irruption dans le possible et dans la vie ». C’est cela la puissance de la fable. On dira seulement, toujours avec Antonio Moresco, qu’on lira ici « à la fois cruauté et douceur, désolation et enchantement, rêve et réalité, vie et mort ». Un cocktail (d)étonnant pour magnifiquement parler d’amour.
Un dimanche soir en Alaska – Don Rearden Perdu en Alaska, le village de Salmon Bay, menace d’être englouti. La faute au réchauffement climatique selon d’éminents scientifiques. Le gouvernement américain prend l’affaire au sérieux et ordonne le « déménagement » de la petite communauté. Sa population issue d’une tribu yupik obtient le statut de « réfugié climatique ». Une première. De quoi bouleverser le quotidien de ces esquimaux qui résistaient jusque-là tant bien que mal à un autre fléau en forme de bouteille de vodka… L’armée est sur le coup. Un fonctionnaire aussi zélé que méprisant semble avoir tout prévu. Mais en ce dimanche fatal, tout va basculer : un stupide accident de vélo ; une bavure militaire ; un naufragé à la dérivé ; des ados qui partent en vrille ; d’autres qui jouent les héros ; un rendez-vous romantique qui dévisse ; des secours qui tardent à venir ; la tempête qui menace… Et Don Rearden, sans jamais sombrer dans le tourbillon ambiant, de signer un thriller haletant où l’on passe du rire aux larmes.
Le doute – S.K. Tremayne Lydia et Kirstie sont deux jumelles monozygotes âgées de 6 ans. Rien ne les différencie. Seule Kirstie est témoin de la chute mortelle de sa sœur. Mais est-ce vraiment Lydia qui est tombée ? Le doute s’immisce dans la tête de la mère Sarah. Le père Angus nourrit lui aussi bien des soupçons tandis qu’il perd son emploi. En perdition, la petite famille décide de fuir Londres pour un cottage perdu sur un îlot au large des Highlands en Ecosse. Au royaume des maisons hantées… Un environnement on ne peut mieux choisi pour faire grimper la tention et multiplier les fausses pistes. Car le doute est partout : dans la violence d’éléments déchaînés, dans les visions fantomatiques, dans les sentiments troublés. SK. Tremayne colore sa plume à l’encre noire d’une paranoïa exacerbée. Les suspicions croissantes des uns envers les autres alimentent des scènes perturbantes, au point que le lecteur lui-même craint de connaître la vérité. Frisson garanti. Dans le domaine du suspense hitchcockien, le très secret et anonyme S.K. Tremayne s’impose en maître. Sur ce point, aucun doute
A lire aussi Romans français « Profession du père », Sorj Chalandon, éditions Grasset « D’après une histoire vraie », Delphine de Vigan, éditions JC Lattès « Les gens dans l’enveloppe », Isabelle Monnin avec Alex Beaupain, éditions JC Lattès « La petite femelle », Philippe Jaenada, éditions Julliard « L’été contraire », Yves Bichet, éditions Mercure de France « La saison des bijoux », Eric Holder, éditions du Seuil « Après le silence », Didier Castino, éditions Liana Levi « Camille, mon envolée », Sophie Daull, éditions Philippe Rey
Romans étrangers « Psaumes balbutiés », Edwin Mortier, éditions Libretto « Le testament de Marie », Colm Toibin, éditions Robert Laffont « L’oiseau du Bon Dieu », James McBride, éditions Gallmeister « Six jours », Ryan Gattis, éditions Fayard « La neige noire », Paul Lynch, éditions Albin Michel
Romans policiers « Montecristo », Martin Sutter, éditions Christian Bourgois
Divers « Sapiens : une brève histoire de l’humanité », Yuval Noah Harari, éditions Albin Michel « 6 mois », revue photographique à parution bi-annuelle.
Prochains rendez-vous : à 18h15 Jeudi 10 décembre