ŠYannAubry
La cabane, une promotion de la ville Vue comme maquette et laboratoire de la vie urbaine
Meyris Foubert
Mémoire d’initiation à la recherche Diplôme d’Etat de Paysagiste Meyris Foubert Sous la direction de Françoise Crémel Année universitaire 2018-2019 Mots-clef; Cabane, hospitalité, marges, refuge, enveloppe, ephemere, transitoire
This dissertation was build from one of my first camouflage experience in the National School of Landscape in Versailles. The begining of this work was to explore how to take refuge, to hide in margins spaces where we can not be seen. It was under the thin sheath of a cape made with fig leafs that I explored the margins of the landscape, those of the hideout. It’s inside those "in-betweens" that everything seems possible, where one can see without being seen, to be totally present to oneself and no longer to others. It is by questioning this desire for refuge that this dissertation was built. From the personal refuge it opens to those of others to cross current political, urban and social issues. It is a first step towards a landscaping practice where hospitality and shelter cooperate with the landscape. Keywords; Hut, hospitality, margins, refuge, envelope, ephemeral, temporary
Remerciements
Je tiens tout dabord à remercier Françoise Crémel pour son suivi et ses conseils avisés qui ont contribués à la construction de ce mémoire autant qu’ils m’ont permis de me trouver dans ma sensibilité au paysage. Je remercie également tous ceux qui ont contribué de près comme de loin à l’enrichissement de cette recherche, pour leur temps accordé, leur intéret et leur soutient.
Sommaire 10 11
Avant propos Introduction
Trouver refuge dans les marges urbaines, une expérience fondatrice dans un paysage fragile 14
habiter les espaces en retraits, une porte ouverte pour fuir la vie urbaine et trouver une forme de liberté •Marges traversées, marges habitées, la croisée de différents individus en fuite •Satisfaire un désir qui ne peut être comblé ailleurs •Le retrait, une réponse à un regard critique
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Une perception de la marge erronée par la projection et le ressenti personnel •Isolement, de l’espace qui influence l’individu à la transformation personnel de l’espace perçu •Sentiment d’exclusion, figure mentale qui crée l’espace en marge
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Occuper les marges par la cabane, une critique vivante de la société •La cabane comme ancrage, un signe d’opposition •Un lieu d’invention et d’autonomie, un renouvellement en marche •L’espace en marge comme miroir de la structure urbaine, un positionnement dénonciateur 7
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La visibilité de l’occupation marginale comme limite de l’existence des délaissés •Le regard sur la différence et l’espace en marge •Une visibilité qui alerte, vers l’acte de dissimulation •Destruction et maitrise de la marge, le terrain vague s’essouffle
La cabane comme support au soi et au paysage 42
Des formes de vies à considérer •Typologies de la cabane urbaine, un paradoxe visible •Une émergence de formes et de besoins •Une utopie, un imaginaire à incarner
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Un refuge pour revenir à soi, se construire ensemble •L’échappée introspective •Inventer et construire collectivement •Un refuge d’entre deux, une expérience au seuil du dehors
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La cabane support au paysage •Une structure qui rend visible, une structure d’accroche au paysage •L’émergence d’une poétique du lieu, une histoire à raconter
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Conclusion
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Bibliographie
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Avant-propos Ce mémoire prend racine dans l’une de mes premières expériences de camouflage au sein de l’Ecole Nationale Supérieure du Paysage de Versailles. Se retrancher, se fondre dans la marge épaisse qui nous écarte de la visibilité d’autrui, là était le point de départ. C’est sous l’enveloppe fine d’une cape en feuilles de figuier que j’explorais les marges du paysage, ceux de la planque. C’est en ces entredeux que tout semble possible, où l’on peut voir sans être vu, être totalement à soi pour ne plus être aux autres. C’est en questionnant ainsi ce désir de refuge que s’est construit ce mémoire. Du refuge personnel il s’ouvre à ceux des autres pour croiser des problématiques actuelles tant politiques, urbanistiques que sociales. Il s’inscrit comme un premier pas vers une pratique de paysagiste où l’hospitalité et le refuge coopèrent avec le paysage.
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Introduction Dans la ville, les espaces en marge sont des lieux de refuge. Ce sont des lieux délaissés, isolés que l’on occupe par choix ou par nécessité. Formellement, ces marges résultent de pratiques urbanistiques, elles sont le reflet des mutations de la ville. On peut donner l’exemple des terrains vagues, des terrains rasés, des interstices résultants d’espace de manœuvre à la construction, des sites en suspens comme des zones industrielles fermées, etc. Ce sont des lieux autonomes qui, malgré leur appartenance au maillage urbain sont déconnectés des formes de vie périphériques. Ils prennent l’apparence du vide, de l’entre-deux latent dont la temporalité est difficilement mesurable. Les marges urbaines sont sujettes à l’isolement. Aujourd’hui elles affirment un détachement franc avec leur environnement. Leur de visibilité et leur accès sont proscrits. Souvent, comme dans le cas des terrains vagues, ce sont de hautes barrières qui s’érigent autour d’elles. Ces marges portent pourtant en elles une richesse qui ouvre l’urbain en lui offrant des formes de vie parallèles. Pour grand nombre d’errants, enfants, artistes, sans abris, aventuriers, elles sont l’espace hospitalier idéal pour engager ce qui ne peut prendre place ailleurs. Elles sont les portes ouvertes qui donnent à s’échapper de la vie urbaine pour y trouver une forme de liberté, d’indépendance, de solitude, de silence, etc. Les marges répondent à des besoins que la politique urbaine ne peut maitriser et n’a pas prévu de contenir. C’est dans ce paysage refuge que la cabane devient un support pour ceux qui l’occupent ou l’habitent. Elle est cette enveloppe entre l’abri en dur et sous le ciel dehors, l’entre-deux d’une stabilité cherchée pourtant fragile. Structure légère et éphémère, elle est le laboratoire des vies rejetées ou ignorées qui se cherchent. Présentes dans le paysage comme expérience ou encore comme préhabitat ou sous-habitat, la cabane vient questionner le sens, la
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nécessité et l’affirmation de l’espace transitoire. Elle pose la question des formes pragmatiques de l’hospitalité des inadaptés, qu’ils soient nomades, infortunés, exilés, errant ou encore rêveurs. L’expérience de la marge prend aujourd’hui une fonction contemporaine particulière. Ces nouveaux lieux, cabanes, baraquements et autres campements, interrogent le fait urbain. La permanence de certaines de ces dispositions est discutée dans le cadre public et fait l’objet de nouvelles juridiques. Cette recherche ne posera pas la question législative mais posera celle de la disposition spatiale et formelle. Quelle stabilité pour toutes ces formes qui s’échappent des structures dédiées ? Quel terrain d’accueil pour les individus rejetés des places qui n’ont pas de disposition pour l’autre ? De la cabane au paysage, que peut-on théoriser de cet espace de transition qui a vocation de recevoir la vie quotidienne d’êtres en trajet vers eux-mêmes, vers une autre vie ? Que peut apporter la cabane au paysage et dans notre rapport à celui-ci ? Est-elle viable, permet-elle de se construire et d’engager une certaine forme de remise en question de la société dans son rapport à l’habitat, au dehors et au vivre ensemble ?
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A travers des sources littéraires, journalistiques et cinématographiques, il s’agira de montrer à quel point la marge et son mobilier (ici la cabane) sont précieux pour la reconnaissance des personnes mais aussi pour tenir en garde les radicalisations formelles opérées par le groupe. Le paysage s’il est hospitalier est un paysage qui ménage des places. L’étude de la présence de la cabane au sein du paysage montre qu’elle lui apporte un outil pour penser l’espace, faire rebond, esquisser des mutations et reformuler les questions d’habitat. Comme enveloppe elle signifie son importance à la personne tout en l’engageant dans son rapport au dehors. Pour la société elle est alors paysage témoin. Est–il temps de donner à l’éphémère et au fragile des moyens d’ostentation ?
Trouver refuge dans les marges urbaines,une expérience fondatrice dans un paysage fragile Le paysage des marges appel au désir de refuge. Il est une réponse à une quête de liberté, l’ouverture propice pour échapper à une structure qui ne répond pas à des besoins d’espace, d’accueil, d’errance ou encore de rêverie. Bien plus qu’une définition relative à l’espace délaissé, le paysage en marge est aussi la résultante d’une illusion portée à son égard, une projection personnelle qui le transforme. Son appréhension mène à une occupation singulière dans laquelle se développe une autonomie propre avec pour ancre la cabane. Lieu laboratoire, d’invention, elle dénonce par ce qu’elle donne à voir, mais se trouve rapidement sujette à la maitrise pour l’essouffler.
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habiter les espaces en retraits, une porte ouverte pour fuir la vie urbaine et trouver une forme de liberté L’espace urbain offre dans ses interstices, ses franges, des espaces autonomes, isolés et parfois délaissés. Ceux qui les habitent y trouvent une fuite possible d’une structure urbaine et sociale ou simplement un point de chute que l'on ne trouve pas ailleurs. Cette fuite se traduit par différents types d’occupations. Les différents individus qui en font l’expérience n’y cherchent pas la même chose mais s’accordent pourtant sur la notion de retrait comme nécessité. Dans son livre Marginalité urbaine, Pierre Sansot, anthropologue, philosophe et sociologue français souligne l’existence de la multiplicité de la marginalisation. Il met en évidence les différentes figures et catégories de marginalité qui peuvent être à la fois un choix conscient ou le résultat d’un échec à l’intégration à l’ordre social. Il cite alors «Si la marginalité est liée à une non-intégration à l’ordre social, il apparait qu’en deçà de certaines ressources (monnaie, emploi), il devient impossible de participer à la vie collective »1. La marge devient dès lors un refuge où trouver sa place. Marges traversées, marges habitées, la rencontre de différents individus en fuite
1 Sansot Pierre, La marginalité urbaine, Paris, Editions Rivages, 2017, p108 14
Parmi les expériences possibles qu’apporte l’espace en marge, il y a celle de l’occupation permanente, celui de l’habitat d'urgence. Marguerite Duras illustre cette figure dans son roman La pluie d’été qui relate l’histoire d’une famille étrangère installée en France dans les années 80. L’écart culturel, intellectuel et matériel les place en position de retrait dans le système urbain. La famille disposant de très peu de ressource habite ainsi les interstices de la ville,
arpente les bidonvilles, au bord de l’autoroute, d’un terrain vague et la Seine dans un contexte de banlieue, à Vitry-sur-Seine. Cette situation naît en partie d’une difficulté d’adaptation de la figure étrangère en ville. Leur situation leur est comme imposée. Une fracture se crée par le chômage des parents, mais aussi par la non-scolarisation des enfants. Pierre Sansot quant à lui évoque le terme «d’exclusion par inclusion». La marginalité ne participe pas à la vie collective. L’espace en marge est également traversé par une forme d’itinérance et de mobilité qui peut être visible dans le cas des gens du voyage. Néanmoins, l’itinérance est aussi le fruit d’une fuite fragile et instable. L’anthropologue Michel Agier évoque alors le cas des migrants fuyant leur pays d’origine dans son livre La jungle de Calais, transitant de marge en marge (bâtiments abandonnés, lisières, arrière magasin, marécages, décharges...) dans la perspective de regagner un point de destination. Dans ces flux migratoires européens, l’occupation des espaces délaissés leur est soit propice ou bien imposé par l’état car elle ne correspond pas aux pratiques urbaines. Pour d’autre, occuper un territoire en marge résulte du choix de se retirer pour vivre une expérience. Les récits de Sylvain Tesson Dans les forêts de Sibérie et de David Henry Thoreau dans Je vivais seul, dans les bois montrent l’expérience de la marge. Leur rapport à la ville est ici très distant néanmoins ils soulignent que se retirer, s’isoler et s’exclure sont aussi des choix. Pierre Sansot évoque également la notion du choix et plus particulièrement au sein de la ville. Il cite « d’autres ont rompu le contrat qui les liait à la cité. Ils n’usent pas d’un folklore inutile, ils ne cherchent pas à en découdre avec les représentants de l’ordre urbain. Mieux, ils tirent bénéfice à bon escient des
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Yves Chaland, Freddy Sweep et Dina Joyeux Réveillon, Carte de vœux , 1983 Réveillon de Noël derrière une palissade avec traiteur dévalisé à l'arrière plan et police alerté.
Bravo, Spirou et Fantasio Le journal d'un ingénu Éditions Dupuis — 2008 Derrière la palissade en bois, le terrain vague où les gamins s'échauffent avant une partie de football
1 Sansot Pierre, La marginalité urbaine, Paris, Editions Rivages, 2017, p87 16
services qu’il propose. Seulement leur vie, leur engagement se situent ailleurs. L’existence parallèle est une forme subtile de l’existence marginale.»1. Il souligne également que la marginalité urbaine est croissante et globale. Le contrôle et le rythme urbain poussent chaque individu à se détacher de la ville et de faire l’expérience de la marginalité. On peut ainsi établir un parallèle avec l’étude de bande dessiné de Valéry Panzone issu d’un article sur son blog indépendant intitulé « L’art de la palissade en bois et du terrain vague dans l’œuvre graphique de Yves Chaland ». L’auteur met en exergue les illustrations du dessinateur et son intérêt pour l’usage du terrain vague par les habitants de la ville au cours des années 1980/1990. On peut noter ici que ces espaces sont comme des parenthèses dans la vie urbaine. Le terrain vague est un lieu où différents profils se rencontrent ; les enfants qui jouent, les rendez-vous et rassemblements secrets, les règlements de compte, les fraudes… Tout types de profils semblent y trouver quelque chose. C’est d’ailleurs la question que l’on se pose et qu’aborde la réalisatrice Claire Simon au travers de son documentaire Les bois dont les rêves sont faits. Réalisé au cœur du bois de Vincennes, il montre les sous espaces du bois qui abritent la marginalité. Ce lieu d’évasion (qui n'est pas vraiment un lieu en marge car sous gestion de la ville de paris, nous y reviendrons plus loin en détail), illustre la nécessité d’espaces isolés face à la dynamique urbaine. Certains usagers sont de passage, d’autres restent sur le long terme, suivant les rythmes et les saisons propres au lieu. Mais que cherchons-nous tous dans ces espaces ? Claire Simon cite dans son documentaire « Qu’est-ce qu’on aspire ici plus qu’ailleurs ? »
La quête d’un désir à satisfaire, celui qui ne peut être comblé ailleurs
L’espace en marge satisfait la quête d’un désir qui ne peut être comblé ailleurs. Pierre Sansot en fait le constat. Il écrit « [La ville] exige une adaptation sévère à ses rythmes et ses cadences qu’elle crée des inadaptés. Elle instaure des tensions peu supportables. Elle allume et ravive des désirs qu’elle ne satisfera pas. »1. On peut penser que l’espace en marge puisse apparaitre dans la ville comme une réponse potentielle à ces désirs. Elle répondrait à un besoin de se démarquer, de s’individualiser, de s’affirmer, se détacher, etc. Il est le terrain d’accueil de tous ceux exclus de la société ou ceux dont le choix est de s’en écarter. Pour une minorité sociale, l’espace à l’écart répond à un besoin primaire qui est celui du refuge. Michel Agier souligne la notion de refuge d’urgence pour les migrants en quête de stabilité et de sécurité. Les terrains vagues ou les paysages de nature délaissés ont cette marque de terrain d’accueil ouvert à l’autre. C’est un pied-à-terre laissé à l’inconnu errant. Son esthétisme renvoie la possibilité de l’occuper car personne ne semble y prêter attention. Claire Simon le capte aussi dans son documentaire, filmant plusieurs individus sans-abris qui occupent des espaces du bois comme refuge. Certains sont installés depuis plusieurs années et ne peuvent ou ne veulent être accueilli ailleurs. Choisir l’isolement permet d’accéder à un besoin qu’offre ces espaces comme la sécurité, la gratuité ou un moyen de satisfaire un désir personnel. A première vue, ces espaces ne semblent pas être soumis à une structure ordonnée car ils abordent une esthétique propre tel que l’ensauvagement, la friche, le vide, le confus, l’entre-deux… De ce fait, ils satisfont des besoins d’isolement, de silence, de liberté.
1 Sansot Pierre, La marginalité urbaine, Paris, Editions Rivages, 2017, p80 17
1 Sansot Pierre, La marginalité urbaine, Paris, Editions Rivages, 2017, p63 18
Pour Pierre Sansot, le sentiment de liberté se trouve dans la ville sous la forme de marginalité. Elle est comme une nécessité de se mettre à l’ombre ; il cite « et si les placards, si les interstices étaient autre chose que des nids à poussière, s’ils permettaient de desserrer l’étreinte d’un espace trop vigoureux ?»1. C’est-à-dire y trouver l’échappée de ce qui nous restreint. C‘est dans ces écarts que Henry David Thoreau et Sylvain Tesson sont en quête de liberté et d’indépendance. Mais c’est aussi une forme de compréhension qu’ils recherchent en ces lieux isolés, pour l’un la forêt, pour l’autre la plaine de Sibérie. Ce choix d’expérience nait d’une volonté de trouver en dehors de la ville ses responsabilités et son indépendance. Ces lieux sont une réponse pour aligner leurs valeurs à un nouveau mode de vie et leur permet alors de fuir celui qui ne leur correspond pas. Ces expériences montrent l’inadaptation que peuvent avoir certains individus à l’égard du vivre ensemble. Elle montre également une volonté de s’affirmer et pouvoir tendre vers une indépendance intellectuelle, physique et spirituelle, sans regard ni jugement. Dans le bois de Vincennes, Claire Simon montre également l’usage de pratiques insolites où les usagers investissent certains sous espaces du bois pour l’expérience marginale ; prostitution, voyeurisme, nudisme, rencontres sexuelles hasardeuses… L’écart et le sentiment de cachette semble favoriser l’individu à pratiquer ces espaces sans entrave. Mais la marge attire aussi par son fonctionnement, son rapport au temps et ses rythmes différents. L’image qu'elle renvoie, celle d’une appropriation possible, génère l’ouverture de pratiques multiples où l'individu exprime ses propres besoins et désirs. Une des rencontres de Claire Simon évoque le besoin d’adrénaline, mais aussi d'un lieu où tout est possible près de chez soi. La quête de liberté revient fréquemment dans l’analyse des ouvrages.
Le personnage d’Ernesto dans le livre de Marguerite Duras le souligne très distinctement «Laissez courir, criait Ernesto, c’est nous les plus heureux des enfants de Vitry.»1 D’autre part, ces lieux développent l'imaginaire et l'inspiration. On peut notamment le voir au travers des représentations graphiques du terrain vague dans les BD de Yves Chaland. L’auteur illustre des péripéties improbables en ces lieux. On y perçoit une sorte de rêverie de la ville, un lieu des possibles rendu accessible. Ce sont des endroits de fuite urbaine. Ils sont une porte ouverte sur le sauvage, idéal pour les enfants explorateurs, c’est un terrain de jeu propice à la projection de l’irréel. Le roman Quelque chose à cacher de Dominique Barberis en fait part au travers l’histoire d’un meurtre dans une maison en périphérie de ville. Logé entre le bord de la Loire, un cimetière et un terrain vague, la description du lieu est faite par un personnage qui a vécu ici durant son enfance. Ses souvenirs illustrent l’attrait que peuvent avoir les enfants pour ces lieux que l’on couvre de mystères, d’imagination et de curiosité à assouvir «Finalement moi aussi, j’avais escaladé le mur. Je me souviens de l’étrange impression d’interdit qui me serrait le ventre.»2. L’auteur signale l’inspiration qui naît de ces espaces. Le personnage principal qui est aussi peintre vient y trouver ici ce qu’il ne capte pas ailleurs «Vous y êtes entré je suppose ? Tous les gamins d’ici y sont rentrés en fraude. Je sais que vous l’avez peint. J’ai même eu la curiosité de voir vos toiles. Je vous avoue que certaines m’ont beaucoup plu. Vous avez saisi quelque chose. L’abandon. […] Les artistes ne voient pas le monde comme il est»3. Dans le bois de Vincennes, certains sous-espaces du bois semblent être également propices à l’inspiration. Claire Simon nous renvoie au profil du peintre qui ne peint jamais ce qu’il voit mais qui pourtant a besoin d’être dans le bois, chaque jour pour accomplir ses toiles.
1 Duras Marguerite, La pluie d’été, Paris, Collection Folio Editions Gallimard, 1994, p70
2 Barberis Dominique, Quelque chose à cacher, Paris, Collection Folio Editions Gallimard, 2009, p167 3 Barberis Dominique, Quelque chose à cacher, Paris, Collection Folio Editions Gallimard, 2009, p163 19
Se retirer, la réponse à un regard critique
1 Duras Marguerite, La pluie d’été, Paris,
Collection Folio Editions Gallimard, 1994, p115
2 Sansot Pierre, La marginalité urbaine, Paris, Editions Rivages, 2017, p82 20
Parfois, le choix de se retirer pour occuper un terrain en marge résulte d’un regard critique sur l'environnement d'origine. Ce positionnement apporte à celui qui en fait l’expérience un autre regard sur la ville. Henry David Thoreau, philosophe littéraire, relate ainsi tout au long de son livre ses critiques de la société urbaine et les limitations qu’elle pose afin de s’en affranchir. La vie dans le bois lui donne un regard reculé vis-à-vis de la ville et une pertinence face à son choix de marginalisation. Beaucoup de critiques naissent également du récit de Sylvain Tesson montrant son opposition et son désaccord avec la vie urbaine. Il souligne le statut d’ermite comme «critique vivante », acte politique. Le roman de Marguerite Duras évoque également ce point. Le personnage d’Ernesto, enfant de la famille étrangère et non scolarisé erre dans les rues, espionnant et infiltrant les lieux d’éducation qu’il refuse pourtant d’intégrer. De là, découle une remarque « cela ne vaut pas la peine» se posant comme un refus de toute forme, une incompréhension et critique de ce qu’il voit. Le journaliste qui vient à sa rencontre après la diffusion de son message demande alors: «Excusez-moi… mais… faut quand même dire les choses… est ce que vous pourriez à la fois vivre de cette société et en dénoncer les rouages… le fonctionnement ? »1. Dans son livre Marginalité urbaine, Pierre Sansot développe que la vie en marge « [...] leur permet d’être de bons observateurs et de proposer des initiatives efficaces, astucieuses.»2. On a pu voir les différents profils et occupations de la marge. Ils montrent l’ouverture et la fuite d’une structure d'origine et dont nous nous écartons le temps d’une expérience. Ces lieux de marge répondent à un besoin d’opposition néanmoins ils permettent de garder un œil sur la ville.
Pourtant, il n'y a pas de définition propre à la marge. Elle peut être tangible ou naître d'une projection personnelle, de l'ordre de l'illusion. Le sentiment de marginalité n'influencerait-il pas la perception du lieu et donc une occupation non conventionnelle ?
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Une perception de la marge erronée par la projection et le ressenti personnel Isolement, de l’espace qui transforme à la transformation de l’espace perçu
1 Sansot Pierre, La marginalité urbaine, Paris, Editions Rivages, 2017, p119
2 Thoreau Henry David, Je vivais seul, dans les bois, Paris, Collection Folio Editions Gallimard, 2008, p33 22
L’isolement physique que procure un espace en retrait semble avoir une influence sur la personne qui en fait l’expérience au travers du besoin d’intériorisation. Pierre Sansot montre la marginalisation urbaine comme sujet de retour à soi. Il cite « C’est ainsi que le mystique se retire du monde, donc de la société. Il chemine au-dedans de lui-même, il côtoie l’invisible tandis que nous parcourons la terre. Il fait l’expérience du vide tandis que nous avons de la peine à ne pas nous laisser engorger par tout ce que nos sens engloutissent.»1. L’espace isolé ramène ainsi à soi. Sylvain Tesson y tend dans son expérience de mise à l’écart pour effectuer une mise au point dans sa vie et avec lui-même. Le lieu dans lequel il évolue au cours de son expérience le renvoi comme par effet miroir à ses pensées, sa conscience du paysage qui l’entoure et à ce qu’il est. C’est également ce que recherche Henry David Thoreau en se retirant, « mon but en allant à l’étang de Walden était non pas d’y vivre à bon compte plus que d’y vivre chèrement, mais de conclure certaines affaires personnelles avec le minimum d’obstacles […] »2. Les usagers du bois de Vincennes filmés par Claire Simon cherchent également à sortir du cadre de la ville de Paris. Ils trouvent dans le bois un moyen de s’échapper pour revenir à soi, parfois même de s’affirmer aussi entièrement dans ce qu’ils sont, là où ils se trouveraient contraint en ville. On peut aussi remarquer que l’attache personnelle vis-à-vis de ces espaces transforme leurs perceptions. L’attache et la projection de souvenirs vécus en ces lieux influencent ce qu’il est vraiment et modifie donc leur rapport avec eux. Certains usagers que nous donne à voir Claire Simon viennent au bois pour y trouver des traces de ce qui existait et notamment l’université de philosophie
présente plusieurs décennies auparavant. Parfois on vient y chercher des traces de soi, des empreintes de ce qui a été vécu et qui nous projettent dans une temporalité différente. D’autres personnes étrangères projettent ici aussi le souvenir de leur pays d’origine. Un lien fort se crée alors qu’il s’agit pourtant d’une forme d’illusion. Celle-ci transforme la perception de l’espace qui se veut être ce qu’il n’est pas en réalité. Dans ce même constat, le personnage principal du récit Quelque chose à cacher de Dominique Barberis projette également de nombreux souvenirs dans le lieu en retrait où il a passé son enfance. Finalement le retour sur les traces qui restent d’un passé permettent de revivre en ce lieu de manière mentale, ce qui le déconnecte du lieu lui-même. Sentiment d’exclusion, figure mentale qui crée l’espace en marge
D’autre part on peut aussi repérer que l’exclusion naissant du ressenti au contact du lieu transforme la perception de l’espace perçu. Ce ressenti peut amener à percevoir une marge qui n'en est pas une. Cette appréhension serait ici une figure mentale. Pierre Sansot évoque tout premièrement le terme « d’exclusion par inclusion ». On peut voir qu’un rapport se dessine alors entre le ressenti de soi dans l’espace qui nous place en marge, et l’état même de l’espace. Celui-ci se retrouve donc modulé par le ressentis. C’est d’ailleurs ce que montre très visiblement le documentaire de Claire Simon en se tournant vers les occupations du bois de Vincennes. On voit finalement que la marginalité de certains individus s’ancre dans un espace qui n'est pas une marge. La perception de ce lieu n'est qu'illution car l'espace est géré et ordonné par la ville de Paris. Cette illusion du sauvage ouvre la porte à des comportements qui pourraient être qualifiés de déviant. Certains espaces du bois ont
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leur identité propre quant à leurs usages, pourtant la structure est sous gestion et contrôle. Cette illusion de dissociation autorise alors ses usagers à adopter un autre comportement. On a l’exemple des pêcheurs, des observateurs d’animaux sauvages qui se projettent comme dans un environnement sauvage alors qu’il en est tout autre. Par ailleurs, l’analyse des illustrations des BD de Yves Chaland montre, dans le cas de figure du terrain vague, que celui-ci aussi est sujet à l’ordre bien que son apparence confère l’inverse. Ces terrains protégés par des palissades en bois dans les années 80/90 donnent l’illusion de la marge physique par cette installation qui l’exclut du contexte urbain. Ces illusions de la marge conduisent à une occupation pérenne. On peut voir la fragilité de leur installation quand l’ordre urbain s’empare des lieux, ne leur laissant pas le choix de partir. Cette analyse s’observe aussi dans le bois de Vincennes où les agents communaux sont dans l’obligation de détruire les habitats précaires. De manière plus forte encore, le récit de Michel Agier met en évidence l’engagement des migrants dans La Jungle de Calais dans la création de leurs structures de vie collective pour y trouver une certaine stabilité et une qualité de vivre ensemble (commerces, services, restaurants...). Ces initiatives se voient finalement soumisses à l’ordre urbain et donc peu à peu détruites. Ainsi, le ressenti métamorphose l’occupation de l’espace. Dominique Barberis dans son roman Quelque chose à cacher montre également que le sentiment de l’inconnu amène au ressenti d’exclusion. La perception se trouve ainsi dissociée du lieu. Dans la narration, le personnage principal ressent l’écart au travers de la friche de la maison en bord de Loire et pourtant, elle est habitée. Cela l’entraine alors dans un comportement et une perception de l’espace qui l’autorise à faire ce qu’il ne ferait habituellement.
Occuper les marges par la cabane, une critique vivante de la société Comme on a pu le voir précédemment, l’occupation marginale des espaces découlent de deux ordres. La première occupation est rendue possible par l’isolement et l’écart physique d’un espace avec la ville. La seconde est de l’ordre du ressenti donné par la perception du lieu. On peut dire alors que l’interprétation des facteurs esthétiques et sensoriels font adopter à l'individu une occupation marginale qu’il ne s’autoriserait ailleurs. Comme nous avons pu observer en première partie, ces occupations résultent de besoins. D’une part le refuge d’urgence, d’autre part le choix et le désir personnel. Revendiquer la question de l’empreinte sur le lieu permet l’investissement voire l’appropriation d’un espace dont la collectivité semble se désintéresser. Ce sont ainsi souvent par des moyens sommaires que l’espace donne à voir de multiples empreintes d’existences parallèles. La cabane comme ancrage, un marqueur d’opposition
La cabane est un marqueur dans l’investissement d’un lieu mais qui se veut être aussi, parfois malgré elle, un marqueur d’opposition. Michel Agier, dans son livre La Jungle de Calais évoque en grande partie la question de la construction sommaire dans la vie collective en camps de réfugiés. La construction de cabanes répond aux questions de rapidité, d’urgence. Elle leur permet également un ancrage au territoire dans l’attente d’une évolution administrative et politique vers l’Angleterre. Ce sont finalement les matériaux du terrain, ceux glanés, récupérés, donnés qui leur permettent de s’installer sommairement, dans un confort minimal. Les descriptions qu’en fait Michel Agier mettent en avant la fragilité de ces constructions. Marguerite Duras évoque elle aussi dans
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son roman La pluie d’été les bidonvilles présents à Vitry-sur-Seine dans les années 1980. Les cabanes restent un ancrage fragile, une nécessité pour les individus dont les moyens ne permettent pas d’être intégrés à la vie urbaine. L’empreinte de la cabane dans un lieu marque également une certaine autonomie du milieu. Cela lui permet d’exister et de vivre en s’affranchissant de certaines ressources que permet la ville. Ainsi on voit qu’à l’intérieur du camp de Calais, la naissance d'une ville, en totale autogestion. L’indépendance du milieu donne à voir une sorte d’émancipation de la marge. Ses proportions imposantes se confrontent à la structure urbaine. On croise également, au travers des lectures de Henry David Thoreau que la cabane est une réponse à l’autonomie, à la responsabilité d’un choix de marginalisation. Elle apparait comme la concrétisation d’un idéal enraciné. Cela lui permet de vivre librement en fuyant ce qu'il ne veut plus vivre. Il en est de même pour Sylvain Tesson qui trouve au travers de la cabane une marque critique et politique vivante qui l’exclut de l’influence urbaine. Claire Simon montre également combien l’indépendance et l’autonomie de certains individus semblent importantes. Au regard de ce que la ville pourrait leur apporter, ils préfèrent se retirer, vivre et construire leur cabane dans le bois de Vincennes pour ne pas être régis par l’ordre et le système urbain. Il n’est ainsi pas question d’argent, de taxe et autres contraintes. C’est en la cabane qu’ils trouvent l’affirmation de leur liberté d’être et d’agir ce qui fait fracture avec la vie urbaine. Un lieu d’invention et de renouvellement, une autonomie en marche
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L’autonomie, la responsabilité et l’indépendance qui découlent de l’occupation de ces lieux en créent de véritables lieux d’inventions
et de renouvellements. En effet, ce sont de réels laboratoires de formes esthétiques, spatiales et parfois de vie communautaire qui s’y engagent. Dans l’analyse des formes et des structures que fait Michel Agier du camp de Calais, on peut voir la richesse et la diversité des habitats ainsi que l’ingéniosité résultant de plusieurs années de mobilité. De ces aboutissements il cite ; « Les formes spatiales et sociales qui ont été inventées pendant ces années d’errance dans les squats et campement de calais ces dernières années montrent que toutes ces installations ont bénéficié d’une relative autonomie – conséquence imprévue et inversée de leur mise à l’écart par les pouvoirs publics. »1. « Il donne à voir l’esthétique du désordre et du recyclage, les logiques de la débrouillardise et de la coopération, le travail manuel et l’énergie de bâtir. Il est écologique, social, inséré dans un tissu humain et économique inscrit dans sa mobilité. »2. Pierre Sansot le souligne également, il cite ; « Cette distance leur permet d’être de bons observateurs et de proposer des initiatives efficaces, astucieuses »3. Yves Chaland montre quant à lui dans ses bandes dessinées des péripéties autour du terrain vague, l’effervescence née de l’appropriation et du sentiment de liberté de ces lieux. C’est au travers des rassemblements, d’initiatives concrétisées que se développe des constructions, des utopies ou situations qui ne peuvent naître ailleurs. Ces lieux semblent être ainsi la faille idéale pour la concrétisation d’une utopie personnelle. Claire Simon montre que certains sousespaces du bois de Vincennes sont propices à la concrétisation de rêves ; celle d’habiter les bois, de vivre du minimum, sans argent, en récupérant ce que l’on trouve. On voit un couple dont le campement est un choix pour vivre au plus près de la nature et être autonome. On peut ainsi questionner le rôle de la cabane, est-elle durable, vivable? Naît-elle d’une volonté de maitrise ou d’une affirmation de soi ? Qu’apporte-elle ?
1 Agier Michel, La Jungle de Calais, Paris, Editions Presse universitaire de France – PUF, 2018, p21 ₂ Agier Michel, La Jungle de Calais, Paris, Editions Presse universitaire de France – PUF, 2018, p106 ₃ Sansot Pierre, La marginalité urbaine, Paris, Editions Rivages, 2017, p82 27
L’espace en marge comme miroir de la structure urbaine, un positionnement dénonciateur
1 Agier Michel, La Jungle de Calais, Paris, Editions Presse universitaire de France – PUF, 2018, p18 28
L’occupation marginale des espaces en retrait rend alors visible la ville en agissant par effet miroir. Elle rend visible quelques-unes de ses facettes de manière distincte. Ces espaces montrent ce que la ville ne peut contenir, ce que la ville ne peut voir ou résoudre. La marge visible aurait ainsi une position dénonciatrice ou révélatrice de ce qui échappe à la structure et la société urbaine. On peut ainsi mettre en avant que la visibilité de ces espaces et leurs occupations interrogent et portent intérêt. Dans le roman La pluie d’été de Marguerite Duras, le personnage d’Ernesto est rencontré par un journaliste car son point de vue sur l’école et la vie en général l'intrigue. Le journaliste veut ainsi faire un focus sur les gens que l’on ne voit pas, que l’on n’entend habituellement pas montrant également la part d’ombre de la ville, le bidonville, la pauvreté, l’inadaptation, l’exclusion, le rejet de certains individus. La Jungle de Calais montre quant à elle le désintérêt et la négligence des pouvoirs publics vis-à-vis des camps de migrants. Cela pose également la question de l’hospitalité au sein de la ville, le rapport à l’étranger, la place que l'on lui donne. « Comment un lieu créé pour rendre ses occupants les plus invisibles possible, les plus proches de la disparition est devenu […] un lieu de vie de très grande visibilité, le théâtre de questions politiques, urbaines et esthétique nouvelle pour les européens? »1. L'investissement des marges donne à voir la ville. Elle donne une visibilité sur ceux qui fuient la ville mettant en avant ce qu’elle ne satisfait et/ou ne résout pas. Dans Marginalité urbaine, Pierre Sansot souligne que la création de rôles sociaux dans la société contribue à la fabrique de la marginalité. Il cite «En effet, il faut penser l'ordre urbain dans sa rationalité, dans la segmentation
des rôles sociaux, dans la singularité des destinées individuelles pour que l'homme différent, qu'il soit ou non délinquant, soit pensé comme un marginal, comme un être dont on ne sait que faire, comme un défaut de la machinerie sociale.»1. Finalement, c’est dans ces marges que la ville considère recueillir «un défaut» de sa machinerie, un état qui montre ses limites, ses rejets, etc. Il souligne également « [la ville] instaure des tensions peu supportables. Elle allume et ravive des désirs qu’elle ne satisfera pas. »2. Les espaces de marge font ainsi état de la ville. Ainsi, il montre que la marginalité rend visible l’inaptitude de la ville à régler ses problèmes, en concluant « la marginalité souligne combien il est difficile de manière collective de vivre avec et dans la ville. »3. L’affirmation et la visibilité de ces espaces comme miroir de la ville, mettent également l’accent sur la mutation d’un milieu de l’échelle locale à celle de la grande échelle. De nature instable, éphémère et communicante, l’espace en marge amorce un changement visible. Concernant le cas de la Jungle de Calais, celle-ci montre les grands changements politiques et migratoires à l’échelle européenne. Michel Agier cite ; « Calais est le lieu de bidonville/de camps/de campement parmi d’autre au nord de la France, en Europe, dans le monde. Ces divers lieux sont liés entre eux, ils forment des réseaux et nous permettent de déboucher sur une conception élargie du nom de Calais, de ce que Calais signifie, en tant que «concentré» d’un changement à l’échelle globale, sur une planète où l'extra-territorialité et les politiques d'exception se développent.»4. On voit aussi les questions politiques amorcées dans les années 80 en banlieue parisienne dans le livre de Marguerite Duras. Il montre les nouveaux enjeux urbanistiques sur les espaces en marge avec l’arrivé des HLM qui viennent
1.2.3 Sansot Pierre, La marginalité
urbaine, Paris, Editions Rivages, 2017, p90/80/124
4 Agier Michel, La Jungle de Calais, Paris, Editions Presse universitaire de France – PUF, 2018, p20
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métamorphoser un quartier de l’intérieur. Ces choix ne laissent donc plus la place à une catégorie sociale qui ne peut plus vivre à l’intérieur de la ville. Ces espaces de bidonvilles échappatoires ou de pied à terre, signe d’hospitalité, sont détruits par des gouvernances pour une restructuration de la ville. Elles font de ces espaces de vide, des opportunités économiques car elles ne leur sont pas profitables en leur état. Antoine Calvino, journaliste pour le journal Le Monde diplomatique écrit un article « Les friches vernis sur la rouille?» en avril 2018 sur la métamorphose des quartiers par l’investissement de la marge. Il montre en quoi la friche est une opportunité pour les villes, de transformer ces lieux en projets économiques plutôt que laisser les plus nécessiteux l'investir. L’article montre aux travers d’exemples tels que le cas du projet de l’Aérosol à Paris « La SNCF prépare un projet immobilier et est en train de faire gentiment le ménage […] Tout ça va devenir de l’habitat, c’est une manière d’inviter les parisiens à venir découvrir le quartier. »1. Ces lieux encore aujourd’hui mis à l’écart tendent à montrer les dynamiques qui s’installent qu'on ne voit autrement. C’est ce qui nous amène à questionner la fragilité du terrain vague dans le tissus urbain et de mettre en lumière comment l’espace de marginalité est appréhendé. Quelle place accorder au paysage transitoire en ville sachant qu'il est aussi synonyme d’hospitalité, de richesse biologique et une ouverture dans la densité urbaine?
1 Calvino Antoine, « Les friches, vernis sur la rouille ? », Le Monde diplomatique, Avril 2018, p27 30
La visibilité de l’occupation marginale comme limite de l’existence des délaissés Jusqu'ici nous nous sommes intéressés à la perception de la marge depuis l'intérieur. Pour comprendre comment est appréhendé et perçu l’espace de marginalités nous nous placerons maintenant sur une vision extérieure. Nous analyserons l’approche, les rapports et les frictions qu'entretiennent les habitants de la ville avec ces formes de vie en marge. Le regard sur la différence et l’espace en marge
Comme nous avons pu le voir, l’intérêt de l’espace de marginalité questionne. Il semble déranger par l’opposition qu’il incarne car il expose des réalités politiques, économiques et sociale d’un environnement qu’il intègre pourtant. Dans le cas de Calais, Michel Agier notifie que beaucoup d’individus habitant la région venaient en aide aux réfugiés des camps au travers de dons ou en incluant des structures d’associations. Pourtant, il met aussi en exergue le rejet de la marginalité, de la différence, autrement dit, de l’autre. D’une part, par l’aide négligente des pouvoirs publics mais aussi par le non-accueil des villes face à ces situations. Il met ainsi en évidence «quelle place fait-on aux migrants, étrangers ou réfugiés ? […] Quel avenir s’imagine dans ces lieux de mise à l’écart et d’exception qui finissent par ressembler à des occupations et à de nouveaux espaces politiques ? »1. Il évoque le rejet social des migrants dans leur contexte « d’insertion » en frange urbaine. Calais fait l’objet d’indignation, de violences physiques et morales, il est également sujet à de nombreux incendies criminels. L’auteur
1 Agier Michel, La Jungle de Calais, Paris, Editions Presse universitaire de France – PUF, 2018, p23 31
1.2.3 Agier
Michel, La Jungle de Calais, Paris, Editions Presse universitaire de France – PUF, 2018, p22/p42/p23 4 Duras Marguerite, La pluie d’été, Paris, Collection Folio Editions Gallimard, 1994, p70
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questionne alors « [quelle est] la place et les représentations de la marginalité urbaine dans les pays riches : au nom de quelle valeur et de quel modèle urbain la jungle de Calais serait-elle indigne? »1. Il poursuit en soulignant ce que le relais de l’information montre; « un monde marginal, effrayant, le crime organisé, la mafia, des passeurs, l’horreur de la misère »2 et parle de « la peur de l’autre»3. Rejet, discrimination et violence à l’encontre des migrants font aussi monter le parti de l’extrême droite dans la région. Des protestations d’associations militantes se mettent en place. La ville qui était au départ indifférente se verra devoir prendre position par l’engouement médiatique, par les prises de positions sur les réseaux sociaux haineux poussant à la dénonciation et la révolte envers ces figures spatiales et marginales. On peut ainsi se questionner sur la part d’insécurité qui peut être ressenti de l’extérieur par l’autonomie ou l’isolement d’un lieu et surtout en quoi la marginalité pousset-elle au rejet. Qu’en est-il ainsi de l’hospitalité, de l’acceptation de l’autre ? Quel pied-à-terre lui laisse-t-on et comment le projet de paysage peut-il amener à considérer la nécessité de ces espaces de marge? Le roman La pluie d’été de Marguerite Duras revient elle aussi sur ce rejet. Elle partage le fait que la famille étrangère en banlieue de Vitry-sur-Seine subit un certain rejet social du fait de la différence de richesse, de situation et d’implication dans la société «On parlait d’eux dans Vitry, les femmes surtout, les mères; ces gens-là, un jour ou l’autre, ils abandonnent leurs enfants. On disait ; c’est dommage, des enfants aussi beaux, pas d’école, pas d’éducation, rien… il y a eu des demandes d’adoption, mais les parents ils veulent rien savoir, ces gens-là, les allocations, ils en vivent, vous m’avez comprise »⁴. Pierre Sansot écrit ainsi que la figure de marginalité nait de la non acceptation de la différence «N’y aurait-il plus marginaux s’il n’y a plus d’affirmation de la
différence ? Et s’il y a bienveillance/indifférence en regard de l’autre ?»1. Finalement le rapport et la place que l’on laisse à l’expression de ces espaces dans le tissu urbain résulte en grande partie de l’image que l’on s’en fait et de l’information communiquée et diffusée vis-à-vis de la marge. Claire Simon quant à elle montre aussi la négligence physique que peuvent avoir certains individus vis-à-vis des espaces retirés du bois de Vincennes. Elle met en lumière certains espaces sujets aux décharges sauvages. De plus, elle montre la considération des marginaux au travers des conflits avec les employés municipaux. Les habitats sommaires sont ainsi sous pression et montrent un conflit social. Une visibilité qui alerte, vers l’acte de dissimulation
L'occupation de l'espace délaissé visible amène certains individus à revendiquer l'espace que l’on ne considérait plus. De se fait, la visibilité devient une limite à l'existence de la marge. Pierre Sansot cite ; « Les gens de peu : ceux dont on ne parle pas et qui ne font pas parler d’eux, ceux qui vivent au rythme d’une quotidienneté et n’en laissent pas moins des traces. »2. Pourtant, passée le seuil de visibilité et de proportion physique, l’occupation marginale se trouve soumise à l’action de dissimulation et d’obstruction part ceux qui la revendiquent (politiques, extrêmes sociaux etc.) Le site sur lequel a pu s’installer la jungle de Calais est un terrain vague marécageux de gravas mis à disposition par la ville. Le don de ses marges favorise le rejet, marque l’exclusion et repousse ce qu’elle ne sait gérer. La visibilité de la migration dérange, on remarque une certaine urgence de vouloir mettre les migrants à l’écart et à distance pour ne pas voir cette situation « pour sa plus grande réputation »3.
1.2 Sansot Pierre, La marginalité urbaine, Paris, Editions Rivages, 2017, p93/p8
3 Agier
Michel, La Jungle de Calais, Paris, Editions Presse universitaire de France – PUF, 2018, p80
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1 Agier Michel, La Jungle de Calais, Paris, Editions Presse universitaire de France – PUF, 2018, p59 2 Panzone Valery, « L'Art de la palissade en bois et du terrain vague dans l'œuvre graphique de Chaland… », Blog de la libraire La Comete de Cartage [en ligne] 3 Calvino Antoine, « Les friches, vernis sur la rouille ? », Le Monde diplomatique, Avril 2018, p26 34
C’est ainsi que cette politique de mise à l’écart de l’enceinte de la ville met également tout un dispositif de sécurité « La municipalité érige une butte de terre, le long de la rue qui mène au centre Jule Ferry, pour rassurer les riverains. Quelques semaines après, l’état érige une double barrière coiffée de barbelés à l’ouest, le long de la rocade »1. Finalement on se demande si le rejet des occupations marginales n’est pas lié à une volonté de ne pas donner à voir la réalité qui naît de ces lieux. La narration de La pluie d’été de Marguerite Duras montre également la pression que subissent ces espaces fragiles que sont les bidonvilles. Peu à peu délogés pour faire place à une structure plus ordonnée que sont les HLM, ces espaces gênent parce qu’ils questionnent, alertent, influencent l’image de l’urbain. Les réalités qu’ils dégagent sembles hors de portée, voire insolvables comme soulevait Pierre Sansot. On remarque d’ailleurs toujours cette nécessité d’obstruer, parquer la présence du terrain vague en ville. Comme nous le montre une grande majorité des planches graphiques d’Yves Chaland, la palissade est omniprésente. La palissade cache, interdit l’accès. L’espace latent dérange, comme un vide qu’on ne souhaiterait pas affirmer. Il écrit «la palissade en bois dissimule aux yeux des passants le terrain vague, en friche ou oublié, en attente du projet immobilier […] parce que lorsque l’on ne voit et n’entend rien, on ne peut rien dire»2. Il souligne ainsi le fait que l’obstruction est également un outil de contrôle de l’espace, limitant tout d’abord son accès. Dans l’article d’Antoine Calvino sur l’état transitoire des friches et terrains vagues urbains, on comprend également que l’espace vide tend à disparaitre au sein du tissu urbain et donc ne pourrait plus être « de traditionnels refuges au sans-abris et aux artistes de la marge»3. C’est par une fonction transitoire, c’est-à-dire qui
substitut un vide avant la construction du futur projet, que la marge devient inaccessible, non visible et donc inapte à l’accueil des occupations marginales en ville. Une fois encore, un rejet des individus défavorisés est propice à détourner ces lieux à des fins économiques. Destruction et maitrise de la marge, le terrain vague s’essouffle.
On se rend compte qu’une visibilité trop grande de l’occupation marginale des interstices de la ville pourrait être son point sensible. On peut alors se demander si la maitrise de ces espaces, la pression qu’on leur donne ne serait pas justement un moyen de repousser davantage ce qu’elle ne sait résoudre. On le voit nettement dans la restitution de Michel Agier concernant la Jungle de Calais « Les moments de fortes visibilités appellent à une action des pouvoirs publics »1 Les migrants installés à l’intérieur de ces camps subissent d’ailleurs de fortes pressions «Ordre autoritaire, efficacité sécuritaire, rigidité, contrôle sans fin, interdictions d’activités personnelles, négation des individualités le camps de containers donne une vision totalitaire de la société dans laquelle les possibilités d’émancipation personnelle sont presque nulles. »2, « Mais ce no man’s land est aussi destiné à faciliter le travail policier de surveillance de la route, protégée par des grillages surmontés de barbelés, […] auquel va s’ajouter un kilomètre de mur béton d’une hauteur de quatre mètres »3. L’ordre que subissent ces espaces affirme ainsi une forme de pourvoir total de la ville sur ces occupations qu’elle tente de contenir tout en ne pouvant les soutenir dans une forme d’accueil. L’article de Valéry Panzone analysant les graphismes BD de Yves Chaland note également qu’aujourd’hui les espaces de marge sont davantage
1.2.3 Agier Michel, La Jungle de Calais, Paris, Editions Presse universitaire de France – PUF, 2018, p24/p106/p166 35
Yves Chaland, BDDP Il paraît que l'on a un nom à coucher dehors, Affiche publicitaire (détail), BDDP, 1985. Le terrain vague derrière sa palissade en bois a laissé place au chantier
Photographie de Robert Doisneau, Football, Choisy-le-roi, 1945. Un terrain vague comme terrain de jeu ouvet à la vie urbaine
1.2 Panzone Valery, « L'Art de la palis-
sade en bois et du terrain vague dans l'œuvre graphique de Chaland… », Blog de la libraire La Comete de Cartage [en ligne]
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normés et réglementés. Depuis 2000, pour des questions de sécurité et marquage d’appartenance, de propriété privé, les espaces sujets aux travaux ne sont plus accessibles. « Le terrain vague, espace laissé à l’abandon pendant un temps indéfini que les bandes de gamins pouvaient s’approprier n’existent quasiment plus, très / trop vite remplacés par les chantiers avec des systèmes de vidéo-surveillances dissuasifs. »1. La pression dont l’espace fait office échappe ainsi à la condition et l’occupation de ces mêmes espaces quelques décennies plus tôt. On perçoit alors que la maîtrise dont est soumis l’espace en marge l’amène au plus près de son étouffement, sa disparition. Valéry Panzone souligne « Les palissades en bois ont disparu de nos paysages urbains depuis de nombreuses années, remplacées dans la plupart des cas par de magnifiques panneaux en métal rutilant, et le terrain vague n’existe lui-aussi quasiment plus… » « Quelle est cette époque où on ne laisse plus ni au temps de faire son ouvrage, ni aux gens d’apprendre à se connaître un tant soit peu, et encore moins à ces terrains libres / libérés de respirer : dès lors que l’espace est disponible, les machines infernales de nos temps modernes déferlent en rugissant et investissent cet espace afin d’œuvrer au plus vite et construire avec une solidité et un sens de l’esthétique trop souvent liés au temps passé sur ces chantiers… Aussi, les terrains vagues ne sont plus, et leurs représentations graphiques, reflets d’un monde en mutation, révolus: celui-là même que l’on pouvait retrouver dans les photographies du petit peuple de la ville, de Doisneau […] »2. A la fin de la narration La pluie d’été de Marguerite Duras, on voit aussi que les HLM ont maitrisé les espaces sujets à la marginalité, les étrangers ont disparu. Le changement est définitif et irrémédiable, la banlieue change de visage. « Les routes qui longent la Seine sont parfaites, à trois voies. Le peuple étranger a disparu. Les sièges des entreprises sont devenus des
palais. […] La nuit on a peur parce que les quais sont déserts.»1. Par ailleurs, la maison de la famille que l’on suit tout au long du récit se retrouve brulée, peut-être par un acte criminel. A la fin, « la clôture du jardin est maintenant en ciment armé, haute, on ne voit plus désormais l’arbre tout en entier. »2 La part de marge est cachée, inaccessible voire remplacée, on ne sait pas. La description met l’accent sur la fragilité de ses espaces sous pression de leur environnement. Ce même processus de maitrise et de destruction des marginalités s’observe au sein de la jungle de Calais. La concentration et le contrôle excessif permet des destructions progressives du lieu et contenir d’avantage le nombre d’habitant. C’est lentement et par phases que ces occupations se voient détruites pour ne plus exister. On peut se demander à quoi sert ainsi la marge, et en quoi le paysage peut lui apporter une considération. Car elle est une figure nécessaire, hospitalière autant pied-à-terre qu’échappée rêvée. C’est le laboratoire de la ville, des sociabilités, d’inspiration… Ne trouverait-elle plus de sens dans nos villes aujourd’hui ? Se développe ainsi, de plus en plus en milieu urbain de nouvelles stratégies sur les friches et les terrains vagues pour ne plus permettre l’ancrage des marginalités au sein de la ville. On parle alors de «l’urbanisme transitoire ». L’article d’Antoine Calvino souligne « Il n’y aura sans doute bientôt plus de terrains vagues dans les grandes villes, et pas davantage de lieux désaffectés, refuges des enfants, des errants sans toit, des artistes à la recherche d’un local même ouvert à tous les vents : « l'urbanisme transitoire» se charge de les transformer en sites consacrés à la culture et à l’économie sociale et solidaire. »3 En effet, les terrains vagues ont trouvé un nouvel intérêt dans la ville. Ces espaces qui semblaient perdus par un vide d’avant chantier se voient aujourd’hui associés au cours de leur transition à un usage économique tourné vers de nouveaux enjeux de la ville. «Dans l’intervalle,
1.2 Duras Marguerite, La pluie d’été, Pa-
ris, Collection Folio Editions Gallimard, 1994, p150
3 Calvino Antoine, « Les friches, vernis sur la rouille ? », Le Monde diplomatique, Avril 2018, p26 37
L'Aérosol, friche ferrovière du 18ème arrondissement, Paris. Un temple du graffiti et du street art
1.2.3.4 Calvino Antoine, « Les friches, vernis sur la rouille ? », Le Monde diplomatique, Avril 2018, p26/p27 38
immobiliser un terrain entraîne de lourds frais de gardiennage et d’entretien. Avec de tels arguments, le phénomène a explosé. On compte depuis 2012 quelque soixante-dix occupations temporaires de friches urbaines en Île-de-France, selon l’IAU. On retrouve la formule à Marseille, Bordeaux, Lyon, Lille, Nantes et dans de nombreuses autres villes.»1, « Les occupations les plus visibles sont consacrées aux loisirs. Pourvues d’un bar qui assure des rentrées d’argent, elles sont tournées vers le grand public.»2, « L’Aérosol [Paris] par exemple y propose une exposition de graffitis, des peintures murales et des sessions de rollers sur fond de musique électro. »3 On peut alors se demander si l’attrait croissant pour les espaces délaissés ou en marge dans le maillage urbain à titre d’usage d’urgence ou d’errance ne serait-il pas un moyen idéal pour en faire une économie en faveur de l’identité urbaine. D’autant plus que le développement de l’urbanisme transitoire semble faire l’image d’un « virus interne » au sein même du tissu. Il influence, transforme la ville en y imposant une nouvelle ambiance, tournée vers de nouveaux intérêts, influant sur l’attrait d’usagers au pouvoir d’achat plus fort. Cela génère donc une transformation progressive du quartier. «Au fond, c’est à se demander si cette vogue de l’urbanisme transitoire sur fond de partenariat public-privé ne tomberait pas à pic pour servir de cache-misère vertueux et culturel au déficit de structures d’hébergement d’urgence, à la hausse continue des loyers et au manque de lieux de fête ou de création aux tarifs raisonnables.»4. Malgré la nécessité d’urgence, d’errance ou échappatoire que confèrent ces espaces, on a pourtant pu voir la fragilité dont ces marges sont sujettes. En effet, elles ont cette capacité de mettre en exergue ce que la ville ne résout pas sur des questions sociales, politiques, culturelles, individuelles, etc. Elles se voient alors sous pouvoir de force urbaine, maitrisées et dissoutes à des fins structurelles et économiques. Pourtant, leur présence serait en faveur de détendre par moment la
maille urbaine en y insufflant une nouvelle forme de vie ou de simplement contribuer à sa mutation en l’adaptant à de nouveaux besoins actuels. Car en effet, la fragilité qu’incarne l’espace en marge conduit ses usagers à l’aborder comme telle, de manière ingénieuse, notamment au travers la construction de cabanes. Cet ancrage éphémère, à la fois synonyme de rejet et de distance vis-à-vis de l’urbain, l’inscrit pourtant comme point de bascule où peut émerger de nouvelles formes de vie à la fois collective, individuelle et spatiales. Le caractère universel de la cabane, qu’il soit abri d’urgence, adaptée au nomadisme ou expérience temporaire pour se retirer vient alors questionner la ville dans sa forme et sa structure. La cabane questionne sa capacité hospitalière, sa manière d’aborder la question du vivre ensemble et pose davantage question vis-à-vis des minorités. On observe pourtant aujourd’hui l’émergence de nouvelles formes «d’habitats cabanes» dont les demandes croissantes laissent penser qu’elles engagent une certaine forme de renouvellement d’habiter le paysage, comme un intermédiaire, une transition entre un chez soi en dur et sous le ciel dehors. Ces demandes croissantes viennent répondre à des nécessités d’urgence quant aux questions de migrations, de sans-abris mais également à un désir de vie nomade et minimaliste. Elles se confrontent alors aux formes et réglementations urbaines peu ouvertes et adaptées, créant une brèche à l’intérieure de la ville. Ces espaces transitoires qui accueillent ces individus ainsi que ces types d’habitats soulèvent de nombreuses questions qui attraient au paysage. Dans le cas des inadaptés, que peut-on proposer comme espace de transition qui soit un chez soi ? Que peut apporter la cabane au paysage et dans notre rapport à celui-ci ? Est-elle viable, permet-elle de se construire et d’engager une certaine forme de remise en question de la société dans son rapport à l’habitat, au dehors et au vivre ensemble ?
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La cabane comme support au soi et au paysage En France, la croissance d'habitats légers et mobiles accompagne les mouvements politiques, financiers, d’emplois... Ils sont pour certain une nécessité, un recourt unique et sont pour d’autre un désir, un choix de refuge. Le quatrième cahier de la fondation l’Abbé Pierre faisant l’état du mal-logement en France recense en 2019 sur 3 953 000 mal-logés, le nombre de 902 000 personnes privées de logement personnel. Parmi eux, 234 000 sont sans-abris où habitent un logement de fortune dehors. A ce chiffre est à ajouter le nombre de nomades contraint, les nomades par choix, les sédentaires vivant en habitat léger, les gens du voyage, les migrants, etc. 40
Les chiffres recensant la population vivant actuellement sous l’enveloppe fine, d’un entre-deux entre un chez soi en dur et sous le ciel dehors n’existe pas. Dans quelques villes de plus de 10 000 habitants, l’INSEE recense les ménages en habitat mobile et des sansabris (HMSA). Sur l’exemple de 41 villes normandes concernées, ce sont déjà 5721 personnes recensées. Qu’en est-il en France ? L’habitat transitoire, éphémère reste difficilement quantifiable du fait de son mouvement et de sa mise à l’écart. Il nous échappe souvent du regard mais est pourtant bien plus présent qu’on ne pourrait le penser. Sa forme prend plusieurs apparences qui, dans ce mémoire seront regroupées sous le mot de « cabane» pour parler de cette enveloppe entre-deux, qui n’est pas celle en béton ni celle des étoiles. C’est cette carapace qui questionne le droit au sol dans l’expérience instable qu’il s’agit de considérer. Dans son rapport au paysage, la cabane questionne l’hospitalité de nos villes et expose sa capacité expérimentale. Elle est à la fois le laboratoire de la construction individuelle, collective et spatiale. Elle permet le rebond, la transition, la considération et ce parfois malgré elle. Dans son rapport au paysage, la cabane accompagne l’émergence de ce qui veut percer. Elle est un pilier d’une transformation à venir à considérer.
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Des formes de vie à considérer La place du refuge, considérant tous types d’abri faisant l’intermédiaire entre un toit en dur et le ciel prend une place assez paradoxale dans nos paysages urbains. Qu’il s’agisse d’abris de nécessité auto-construits ou de petites architectures pour un rêve de cabane, le désir de refuge vient mettre en évidence des formes, des spatialités ou des politiques qui rentrent en inadéquation avec celles actuelles, qui ne correspondent plus aux nouveaux besoins. La cabane est un outil qui permet la transition. Elle porte une parole,un message, un code. Certains architectes, designer ou encore artistes œuvrent avec la cabane comme outil de transformation à grande échelle, pour engager grand avec le petit. Elle est un outil pour penser l’espace et ouvrir l’imaginaire. Différentes typologies de cabanes urbaines, un paradoxe visible
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En ville, l’habitat transitoire répond à une diversité de besoins et d’individus sous différentes types de constructions. Ces abris côtoient la ville par la mobilité, cherchant un ancrage, un pied-àterre qu'ils abritent de manière pérenne ou fugace. Ils prennent place dans les espaces délaissés, en périphérie, dans les interstices de la ville ou au sein d’espaces dédiés pour les plus agréées. A travers différents axes d’analyse, on peut observer trois catégories. Ensemble elles démontrent qu’une considération est à porter quant à ceux qui vivent la ville au travers du refuge « cabane », structure légère et éphémère. Car en effet, elles viennent souligner un fait paradoxal dans leurs différents rapports à la ville, pointant une disparité des considérations et de l’hospitalité qui leur sont réservées. La première fait état de nécessité et aborde en majeure partie l’état d’illégalité. Ces abris sont l’enveloppe de ceux que l’on ne voit
pas et dont les espaces occupés sont moins encore cartographiés. L’abri des sans domiciles fixes est la première forme de cabane illicite en ville. Elle est réalisée de manière autonome dans un souci d’urgence et de besoin premier. Quand le refuge n’est pas la résultante d’une construction urbaine (pont, galerie, ruine…) elle est le fruit d’un glanage et le reflet d’une itinérance. L’abri de fortune, pour celui qui arpente la ville en ne pouvant avoir accès à ces logements, vient tisser sa mobilité à son environnement d’ancrage par des matériaux premiers disponibles sur terrain; terre, eau, bois de forêt sont associés à des matériaux résiduels de produits manufacturés : planches, palettes, plastiques, bâches, feuilles de métal… L’assemblage, la transformation et le détournement de ces matériaux composent la cabane. C’est celle que l’on improvise dans le « ici et maintenant » après avoir abandonné ce que l’on avait pour faire avec ce que l’on trouve. Faite dans l’urgence dans la quête d’un chez soi, elle n’est pas construite dans un rapport au temps. Elle n’a ni passé, ni futur, un présent simple. Elle se trouve donc être une forme évolutive, malléable, s’adaptant et recueillant dans des présents successifs les richesses de nouvelles quêtes. La cabane relève d’une construction intuitive mais ne manque pas d’intelligence structurelle. Composée avec son environnement et souvent pensée avec, elle s’appuie parfois sur son cadre d’accueil comme un support dans l’instabilité. Elle s’appuie sur des structures telles que des murets, des façades. Elle s’appuie aussi sur des installations présentes comme des clôtures ou bien sur des piliers naturels que sont les arbres. Elle s’insère dans le paysage de la marge, des interstices et des délaissés comme une greffe fragile et instable. La cabane anticipe la traque policière et l’expulsion. Ces habitants précaires savent qu’ils doivent être prêts à circuler à tout moment. Par conséquent la cabane illicite
Photographies de Karim El Hadj pour l'article "Au bois de Vincennes, les saisons passent, les habitants restent", site internet Le Monde.
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Photographies de Karim El Hadj pour l'article "Au bois de Vincennes, les saisons passent, les habitants restent", site internet Le Monde.
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est comme une trace de vie dans le paysage où l’on ne sait pas toujours si l’occupation est présente. Elle a cette prestance parfois presque flottante par sa faible empreinte au sol qui donne au paysage l'effet d'une seconde enveloppe. Dans son rapport à la ville, la cabane émet autour d’elle une aura de l’intime qui la place en retrait de son environnement. Très rarement frontale avec le cadre urbain, elle se replie dans les espaces retirés ou cachés. On peut la trouver dans l’errance, par une curiosité de l’inconnu, la suite de traces laissées au sol ou au travers de filatures. Elle devient dans son rapport à l’environnement un paysage de l’intime, du camouflage, nous installant dans une posture de retrait. Ce sont deux mondes séparés, parfois communicant dans leur mobilité mais dont leur vie sont parallèles. Par opposition, mais toujours illégale dans son rapport à la ville, la cabane s’implante de manière frontale dans le cas de mouvements contestataires. Différente pourtant car elle n’est pas sujet à la question d’habiter, elle sort ici de l’ombre pour aller de l’avant, au contact du public pour se faire voir et entendre. La cabane urbaine ici fait office de manifestation. C’est l’idée du campement, qui place la cabane comme un poids à la contestation face à l’inégalité, à l’ordre, à un système… La cabane marque ainsi une forme de rébellion en incarnant le détachement et l’affirmation d’une différence. Le livre Habiter le campement de Fiona Meadows, faisant l’objet d’une exposition au même nom à la Cité de l’Architecture à Paris en 2016 met en avant le mouvement des places sujettes au campement de contestation. Ici, la cabane est refuge de l’expression publique. Michel Lassault, géographe et professeur à l’école normale supérieur de Lyon évoque dans l’article Contestation sur place(s) quelques références des phénomènes de campement de places urbaines. Il met ainsi en avant le mouvement des Indignados en Espagne en 2011 ou
encore ceux de New-York regroupés sous le nom « d’Occupy ». Toutes deux rejettent « l’absurdité d’une économie et d’une société globalisées menées par une oligarchie ultraminoritaire mais hégémonique». Par l’occupation et le déploiement de structures en toile, elles viennent cristalliser le mouvement d’un lieu, à la croisée de mobilités locales et globales. Il s’agit ici de se montrer, se faire entendre et prendre place. La cabane devient symbole d’ancrage et de rassemblement. Elle se veut être les racines au sol d’un mouvement, le fruit, la naissance d’une parole à porter. Elle installe le poids du discours dans l’acte de construction. Sans aller très loin, nous pouvons analyser le phénomène de manifestation par encampement de l’espace public au travers du mouvement des Gilets jaunes en France. Déployé depuis la fin de l’année 2018 et toujours actif en avril 2019, le mouvement a pu à plusieurs reprises et dans différentes villes en France (sur les ronds-points, les abords de départementales, entrées et sorties de villes…) laisser une place et imposer la structure cabane. Elle s’installe ainsi dans une dynamique politique et illégale tout en créant dans son installation In situ une action de rassemblement. Les cabanes se montent par association de palettes, de bâches, cartons, bois et installent un espace de lutte urbaine tel un camp provisoire. Installées à des fins d’échange et de partage collectif, ce sont des places d’expression et d’égalité qui tentent de se montrer. Elles symbolisent en quelque sorte une manière de reconstruire une société dans une période de doute ou d’incertitude en montrant parfois une manière de vivre autrement. Non pas par la cabane mais grâce à ce que la cabane génère ; un espace de parole et de penser pour reconstruire. Les cabanes installées sur les places contestataires marquent un décentrement, un écart. Elles installent un monde dans un monde.
Photographie Jason Druri, compte personnel Flicker, Occupy movement, Vancouver, Canada 2011
Photographie amateur, mouvement gilets jaunes 2018
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Cabane gilets jaunes incendiée, photographie amateur, Le Mans, 2018
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Par son esthétisme elles montrent un contrecourant, une autonomie de penser, affirment une liberté tout en se voulant sociale et ouverte. Son emplacement est stratégique, lieux des croisés, où l’on s’arrête, elle freine, interpelle. Elle se dresse dans un paysage du présent, différent de celui que l’on traverse quotidiennement sans jamais ne faire attention. Elle brise la lassitude par son émergence soudaine. La cabane auto-construire à titre d’habitation ou refuge à l’expression sont des structures non autorisées dans l’espace public. Faisant toute deux objet d’état des lieux plus ou moins directs de réalités politiques et sociales, elles sont sujettes aux forces de l’ordre, à la brutalité, parfois la violence. «Les places ne se sont pas vidés mais elles ont été vidés » souligne Olivier Mongin, sociologue écrivain au sujet des mouvements des places de contestation dans le monde dans l’article «Le mouvement des places ». L’initiative de la construction du refuge urbain, qu’il soit à habiter ou à but d’expression place la cabane comme objet qui dérange, la rendant ainsi très fragile. Elle est telle un évènement inattendu qui sous force de l’ordre s’essouffle. Le second axe d’étude s’intéresse à l’abri urbain qui, à la différence des cas précédents intègrent le plan de la ville. Par stratégie d’intégration au paysage ou étant sujet à l’accueil de la mobilité, la cabane s’immisce et prend place de près ou de loin dans la ville. Elle adopte généralement des formes standard. La cabane de l’exilé, celle du nomade contraint ou encore le cas des voyageurs, tous en quête d’un chez soi entre l’habitat en dur et le dehors. A la différence des solitaires sans toit qui habitent la ville de manière sauvage et éparse, les exilés s’installent et habitent la ville de manière collective. Leurs conditions ne sont souvent pas bien différentes, leur toit plutôt similaires mais dans leur rapport à la ville, l’abri et le camp de manière globale sont maîtrisés.
En effet, les exilés qui sont finalement des refugiés citadins sont encadrés et accueillis par des organismes car protégés par des conventions internationales. Ils habitent la ville par le campement dans ses marges et ses franges ou dans des lieux propices à l’encampement (terrain foot, parcelles voisines, etc.). Comme nous avons pu le développer en première partie de ce mémoire notamment autour du cas de la Jungle de Calais, le rapport entre la ville et la cabane est pourtant quasi inexistant. Les cabanes sont repoussées et cachées quand bien même, sous faux semblants, sont accueillies au sein de la ville. L’hospitalité de la cabane est plutôt de l’ordre de la contrainte, elle dérange. Comme on a pu le voir, son accueil relève bien plus d’une volonté de maitrise et de contrôle. Elle illustre les propos de Michel Foucault sur la notion de biopolitique évoquant le pouvoir souverain sur la vie d’individus; en l’occurrence ici au travers la gestion de survie et de la santé des populations à des fins d’encadrement des masses. Les cabanes urbaines qui font le camp sont en somme une sorte d’extension éphémère de l’urbanisation et donc tout autant contenues dans une planification, une organisation et des contrôles sécuritaires. Ses conditions éphémères n’en font pas un élément cartographiable. Pourtant d’autres sont indiqués dans la structure de la ville contribuant à la mutabilité et à l’éphémère du plan urbain. Ces lieux sont par exemple les espaces de camping, parking, aires de repos, etc… Ils sont des lieux hospitaliers propices au piedà-terre de l’abri transitoire dans une forme dédiée ou parfois même involontaire, par circonstance de cause. Pour les nomades contraints tels que les routiers ou les travailleurs saisonniers, la ville ouvre différentes spatialités refuges. Ces nomades se déplacent et habitent majoritairement leur véhicule, qu’il soit une voiture aménagée, un camion, un poids lourd ou encore une caravane.
Camps des migrants de Calais, photographie Denis Charlet, pour l'article "A Calais, des centaines de migrants piétinent toujours aux portes de l'Angleterre", janvier 2018, Ladepeche .fr
Vue aérienne de la Jungle de Calais, photographie Pascal Rossignol, pour l'article "France dismantle the jungle in calais", The Atlantic, 2016
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Campement de saisonniers aux Ménuires, photographie Alexandra Frankewitz, "Des Aires".
Habiter le parking autoroutier, photographie David Richard, "sur une aire d'autoroute".
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Ces typologies d’habitats et leur mode de vie trouvent des places par dissimulation dans le parking ou dans des aires dédiées. Elles sont des alternatives et solutions à l’habitat en dur car elles répondent aux questions de mobilité. Elles sont de ce fait une manière d’habiter la ville pour un temps donné. Mon expérience personnelle en camion aménagé a pu me montrer à plusieurs reprises la segmentation des espaces d’accueil dans leur relation avec le reste de la ville. Les abris aménagés les plus volumineux intègrent les espaces réservés, souvent placés en retrait, en périphérie de ville, ou dans un entredeux que l’on n’a pas su spatialement gérer, à côté des poubelles communales ou des cimetières. La question de l’abri mobile et du plan urbain semble être un sujet qui cherche encore sa place. Les campings des voyageurs sont eux aussi souvent dissociés de la ville ou mis à l’écart par une succession de coupures paysagères (haies, fossé, espaces tampons, alignement d’arbres, clôtures…). Comme une manière de montrer que l’habitat transitoire n’est pas affaire de questions urbanistiques et qu’il relève plutôt d’un monde dans un monde. Rare sont les espaces d’accueils communicants à la vie urbaine. On observe par ailleurs ce cas de figures vis-à-vis des espaces réservés aux gens du voyage, parqués entre quatre pans de grillage en périphérie de ville. Le parking lui, pour les plus petits abris mobiles est le point de chute peu idéal mais adapté aux véhicules habités. Posé frontalement dans son environnement urbain, l’abri se camoufle dans l’environnement du parking et de la densité des véhicules. Son identité est masquée sous celle du moyen commun de locomotion. Elle est de ce fait l’hôte légitime, infiltrant les ruelles quand bien même la ville s’acharne à les ranger sur le côté. Le troisième axe relatif à la présence de la cabane en ville s’observe au travers du filtre du loisir. C’est ici que se rencontre
le désir de cabane vis-à-vis de la nécessité du refuge. On observe une permutation qui a su distinguer la cabane du besoin premier de celui du désir. Quand bien même précédemment nous avons pu voir les paradoxes de la présence de la cabane en ville à travers différents degrés, allant du rejet à la mise à l’écart, la cabane de loisir s’insère quant à elle, dans une mouvance idéalisée, une forme d’utopie. La cabane s’invite de plus en plus au cœur de l’urbain par le biais de collectifs soutenus par la ville et émerge également dans ses marges pour une expérience dite « unique » de marginalité. Les refuges péri-urbains de la ville de Bordeaux sont un exemple assez représentatif de l’état de ce paradoxe. A l’initiative de ce projet ; le collectif Bruit du frigo et Zebra3/buy-sellf qui, en 2010 inaugurent une première cabane au sein d’une boucle périurbaine de 160km. En 9ans, 8 autres structures s’insèrent à « la boucle verte ». Sous couvert d’identité artistique par leur forme, ces cabanes viennent retisser la ville à ses délaissés. Elles cherchent à redonner des pratiques et de la qualité aux espaces écartés de la ville tout en créant du lien avec elle. Ces cabanes ne sont ni liées à l’eau, ni à l’électricité ou aux sanitaires, mais offrent l’expérience spatiale et poétique de la cabane du marginal urbain, proposant une scénographie dite performative du territoire. La cabane se veut être alors ici un équipement public à part entier, accessible sur réservation et gratuitement. Bien que retirées en périphérie de ville, ces 9 structures ont été conçues pour se tourner vers elle, la regarder ou contempler ce que l’on ne voit pas d’elle d’ordinaire. L’ensemble de ces cabanes font aujourd’hui l’objet de fortes communications appuyant la richesse culturelle et paysagère dans sa relation à la ville et au territoire de manière plus globale. La cabane cible une clientèle touristique autant que les habitants de la ville de Bordeaux et celles frontalières.
Le Trons creux, refuge périurbain par Le Bruit du Frigo, Bordeaux métropole, 2013
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Elle invite à se retirer, trouver refuge le temps d’une nuit, de s’isoler, se dépayser dans les marges à quelques pas du mouvement urbain. Il semble important de notifier l’engouement que prend le désir de cabane. Car en effet chaque premier jour du mois les inscriptions pour le mois suivant ouvrent et en quelques heures, chacune des cabanes se voient intégralement réservées en semaine comme week-end. L’illustration de ces trois axes ; celles illégales, celles accueillies et celles de loisirs ont pu souligner une multiplicité de la typologie de la cabane dans son rapport à la ville. Chacune d’elle est différente de l’autre et ne concerne pas les mêmes usagers ni les mêmes pratiques de la ville. Chacune d’elle est perçue, catégorisée et socialement considérée de manières différentes comme nous avons pu le souligner. Mais elles s’accordent pourtant toute sur un point ; Le désir de refuge dans l’expérience des marges, s’affranchissant des normes et des contraintes. Une emergence de formes et de besoins
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Cette exploration de la présence de la cabane en ville amène à réfléchir notre rapport avec celle-ci en termes de spatialité et d’usages. Elle questionne son ouverture, son hospitalité à l’égard de ceux dont les chemins individuels sont différents par choix ou contrainte et soulève ainsi de nombreuses questions à la fois politiques, sociales, urbaine ou encore individuelle. Par son indépendance elle met en avant ce à quoi la ville ne répond pas en termes de pratiques, d’usages, de logements, etc. et semble faire aujourd’hui l’objet de plus grandes considérations de la part de collectifs, artistes, concepteurs ou même d’architectes sur ces questions. Elle est un outil pour penser la marge, une maquette à échelle un pour un désir de refuge croissant.
Il y a dans nos villes aujourd’hui une nouvelle typologie d’habitat, relative à la cabane habitée ancrée sur deux essieux et n’excédant pas plus de 20m2 qui s’immisce. De plus en plus d’entreprises se développent en France autour de la construction de Tiny Houses. Ces petites architectures répondent à des questions relatives aux logements sociaux mais visent aussi et surtout actuellement les individus aux désirs d’habiter plus petit, mobile et autonome. L’abri minimal est de plus en plus présent dans nos paysages, tant urbain que rural. La Tiny House tient ses origines des ÉtatsUnis à la suite de la crise immobilière de 2008. Elle a permis à de nombreuses familles de devenir propriétaire de leur habitat sans avoir les contraintes d’un endettement à long terme tout en leur permettant d’être mobile. L’intérêt et l’ampleur pour ces constructions ont rapidement dépassé ses frontières, la menant jusqu’en Europe. Le site internet www.collectif-tinyhouse.fr recense à ce jour 29 entreprises de constructions, sans compter ceux qui se lancent dans l’aventure de manière autonome.
Tiny House conçue par l'entreprise française La Maison qui chemine, modèle "MaryseHuguette", phographie d'entreprise
Afin d’explorer le mouvement Tiny House et tenter de comprendre les raisons du développement et l’intérêt des architectes à penser l’architecture de l’abri minimal et transitoire, je suis allée à la rencontre de l’atelier La maison qui chemine localisé dans le sud-ouest de la Dordogne. J’ai ainsi pu visiter l’atelier de construction et échanger avec Pauline Fagué, designer d’espace conceptrice en collaboration avec son compagnon, charpentier et concepteur de plans techniques.
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L’atelier La maison qui chemine est originaire des Vosges et a commencé son premier prototype en 2015. C’est à la suite d’un intérêt commun pour l’habitat minimal et écologique lié à la mobilité que l’entreprise prend forme. Car pour eux, la question est là, comment habiter dans un monde de plus en plus nomade, avec une faible empreinte et le confort d’un habitat en dur. En 2017, l’entreprise prend la route avec sa Tiny house pour s’enraciner en Dordogne dans un plus grand atelier. Ici donc seulement deux salariés, Pauline et Romain accompagné d’un apprenti à l’heure où je les ai rencontrés.
Librairie ambulante conçue par l'entreprise française La Maison qui chemine, phographie d'entreprise
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Qu’est-ce qu’une Tiny house ? C’est une petite architecture donc, construite sur une remorque et dont les dimensions ne dépassent pas 2.55m de large, 4.30m de haut et une longueur qui s’étend de 3.95m à 8.40m. Elle a tout le confort d’une maison à savoir ; une cuisine, une salle de bain, un salon et une chambre et est équipé d’un chauffage et de l’électricité. Au sein de l’entreprise, elle est faite sur mesure pour le client et répond donc à ses propres besoins d’habiter ; seul, à deux, trois ou quatre. Elle peut être pensée entièrement autonome ou bien dépendante du réseau électrique et de l’alimentation en eau. La contrainte majeure de la construction de Tiny house est celle du poids. Le poids total de la remorque ne doit pas dépasser 3500kg. Les matériaux doivent être bien réfléchis pour que la structure puisse être légalement mobile. Pour deux personnes à la construction, celle-ci demande 6mois.
Qu’est ce qui fait qu’on lui porte aujourd’hui beaucoup d’intérêt en tant qu’habitat alternatif alors qu’à son origine elle était relative au secours du logement aux États-Unis ? La Tiny house ne demande pas d’engagement financier sur le long terme. C’est une solution pour de plus en plus de personnes pour des raisons financières à une période de leur vie ou simplement pour expérimenter ou vivre de manière différente. Elle porte beaucoup d’intérêt parce qu’elle donne une nouvelle possibilité d’habiter, c’est-àdire avec le minimum et se tourne davantage vers le dehors. De plus, elle peut être installée sur tous types de terrain après autorisation, autant ceux constructibles, de loisirs que ceux agricoles. La mobilité de l’habitat est de plus en plus recherchée également car on se sent moins contraint d’habiter dans un monde où la mobilité est permanente. Comment est-elle différente de l’habitat en dur, comment changet-elle notre rapport à l’habitat ? C’est surtout sa mobilité qui la rend différente parce qu’elle propose la même chose que la maison. Elle n’a juste pas de socle à terre et n’est pas soudé aux réseaux d’eau et d’électricité. Dans la manière d’habiter, elle donne un autre rapport à l’espace aussi. Il y a une citation de Jay Shafer, le père fondateur des Tiny Houses aux ÉtatsUnis qui dit «Il y a quelque chose de magique à propos des petits espaces. Ils correspondent à la planque, un abri primitif avec des limites aussi près que possible du corps ». Dans la petite architecture, c’est vraiment ça, on a un autre rapport à l’habitat, aux choses et au dehors. On revient sur des choses simples, on se focalise sur le nécessaire et on a aussi cette image de la cabane qui nous habite, où on se sent protégé parce que les limites sont si près quelles sont comme une deuxième enveloppe.
Intérieur tourné vers le dehors avec une largeur de 2.21m, modèle tiny housse "Flore", La Maison qui chemine, photographie d'entreprise
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Que pourrait engager l’émergence de la Tiny house dans notre société ? Tout d’abord pour l’entreprise, c’est un retour au travail artisanal et le tout fait en France. Pour le client, c’est un logement accessible et qui peut s’adapter à tout budget. Celles construites par l’entreprise reviennent à 60 000€ clefs en mains mais certaines entreprises se sont focalisées sur des Tiny houses sociales où l’on arrive à des prix autour de 20 000€. Tout est une question de matériaux, de qualités… de choix. Mais l’essence même de ce mouvement Tiny house c’est vraiment d’habiter avec moins et surtout que le logement, qui est un fondamental, soit accessible à tous. Pour en revenir à ce qu’apporte la Tiny house, c’est surtout la liberté ; celle de ne pas être enracinée à un lieu, d’être propriétaire de sa maison, sans contrainte financière, de pouvoir être autonome n’importe où, tout en pouvant vivre confortablement.
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La volonté d’habiter une petite architecture est-elle liée à une volonté d’être plus en contact avec l’extérieur ? Beaucoup de propriétaires de Tiny house s’accordent à dire que la vie dans un petit espace a pour conséquence un rapprochement avec la nature. Vivre dans un petit espace implique de passer beaucoup plus de temps à l’extérieur. On retrouve rapidement le plaisir du jardin et de la débrouille. Il faut aussi penser que la nature sera beaucoup plus présente à l’intérieur de la Tiny House qu’à l’intérieur d’une maison traditionnelle. Par temps de pluie ou de vent, la petite maison se comportera de manière bien différente et laissera plus de place aux éléments extérieurs. De plus, les ouvertures sur le dehors depuis la Tiny house font que le contact avec l’extérieur est beaucoup plus direct. On se retrouve finalement très proche de deux ouvertures sur le dehors, c’est comme si l’on y était tout en sachant qu’on est dans cet entre-deux qui nous abrite confortablement.
Qui sont les personnes les plus intéressées par l’achat d’une tiny house ? L’entreprise est jeune, peu de projets ont été réalisés en revanche les profils sont variés. Des personnes vivants seules avec le souhait de vivre autrement, simplement, des couples aussi et des petites entreprises. Une librairie nomade a été réalisée et une onglerie est sur le point d’être terminée. Ces Tiny house sont donc en contact avec la ville, quelle place lui laisse-t-on ? Tout est relatif à l’avis du maire en général. Quand elle est souvent en mobilité comme les petites entreprises ambulantes, la Tiny house peut se stationner sur des parkings, des places, des campings… au même titre que des caravanes finalement. Quand il s’agit d’habitation et qu’elle reste fixe plus de trois mois, il faut avoir un accord du maire. Aux États-Unis elles constituent vraiment la ville, la crise et l’ampleur du mouvement ont fait que ce sont des quartiers entiers qui se sont construits par ces petites maisons et même des villages ! Penser la cabane semble ouvrir le domaine de l’architecture aux questions et aux besoins d’habiter le petit et la mobilité. Malgré des urbanisations encore peu adaptées à ces questions, l’abri, cet entre-deux entre l’architecture du solide et le dehors se développe dans les failles des lois. Car à ce jour, la Tiny house est homologuée comme un chargement de bois et n’est pas relative aux normes ni taxe d’habitation. Elle est une réelle échappée tant administrative, financière et d’ancrage au sol qui repense l’habitat, notre relation aux possessions et à celle avec le dehors tant en milieu rural qu'urbain. La conception de cabanes telle que l’est la Tiny house reste isolée dans la conception architecturale globale. Mais il semble important de notifier qu’elle s’accompagne d’un mouvement plus grand qui s’inscrit
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dans un développement, un intérêt et un désir croissant de l’habitat transitoire (yourtes, roulottes…). En parallèle, certains architectes pensent la cabane pour la ville de demain, dans une pratique d’économie de moyen afin de faire de celle-ci un médium qui puisse s’adapter à chacun et s’adapter à nos façons de vivre actuelles. Parmi ces rares architectes intéressés par les nouveaux horizons que rendent possibles la cabane, j’ai pu interviewer Fiona Meadows, architecte diplômée d’État et responsable de programmes et commissaire d’exposition à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine de Paris. Ce qui passionne Fiona Meadows, c’est de repenser l’habitat urbain qui date d’un siècle et ne correspond plus aux réalités tant familiales, migratoires qu’écologique. Car pour elle, les modèles stéréotypés de type F1, F3 sont imposés alors qu’il existe mille façons de vivre et donc d’habiter. Sa ligne directrice dans son travail d’architecte est de réinventer des habitats à partir du réel avec une économie du presque rien. C’est une architecte qui travaille sur le terrain, avec les gens pour pouvoir être à l’écoute de leurs besoins propres. Pour elle, il n’est pas question d’architecture hors-sol. Elle considère l’architecture du petit comme une urgence à traiter car elle concerne tous ceux qui aujourd’hui sont dans les files d’attentes saturées du logement social. Ses projets sont novateurs, poétiques parfois mais surtout réalisables et économes.
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“Je travaille depuis 20 ans à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine notamment sur un programme qui explore comment faire grand avec petit, avec une petite attitude. Depuis le début je travaille sur la cabane parce-que pour moi c’est vraiment l’origine de l’architecture. Quand on passe de la cité post-industrielle à industrielle etc..., les architectes, grâce à l’abri requestionnent leur mode de vie. Pour moi la cabane c’est vraiment l’essence de l’architecture, on est sorti de la grotte comme Homme primitif et l’Homme construit la cabane, construit de l’architecture. J’ai toujours été fascinée par le petit et entre autre par la cabane qui peut prendre plein de formes. Dans ma pratique liée à la Cité de l’Architecture, la première chose que j’ai présenté a été l’abri de Shigeru Ban en carton que l’on monte. Ensuite j’ai mené une action qui s’appelait «Cabane, construis ton aventure » pour la formation des scolaires comme moyen de parler d’architecture aux enfants. J’ai fait ensuite une exposition qui s’appelait « Carton plein !» où j’invitais Ricciotti et 12 autres architectes à faire des cabanes pour les chambres d’enfants. J’ai fait une exposition beaucoup plus sérieuse ensuite autour de la cabane qui s’appelait «Habiter le campement » qui présentait six typologies d’habitats relatifs au campement, six types de déplacements par des formes urbaines. La cabane c’est vraiment ça, c’est d’un côté le rêve des enfants et d’un autre le bidonville où c’est vraiment subit. Ce sont vraiment ces deux aspects-là qui m’intéressent et l’intelligence construite des cabanes.»
Fiona Meadows, architecte diplômée d’État et responsable de programmes et commissaire d’exposition à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine de Paris.
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Qu’est-ce qui pour vous définit la cabane ? Qu’est ce qui la dissocie d’une petite architecture ? «Pour moi la cabane c’est l’abri minimum, elle rentre dans la catégorie des petites architectures, je la considère autant comme abri que comme cuisine de rue par exemple. Je travaille sur beaucoup de formes de petites architectures. Les cabanes sont nombreuses. Il y a celles pour habiter, pour pêcher, pour écrire, il y a la cabane de Le Corbusier... il y a plusieurs typologies de cabanes qui peuvent ellesmêmes prendre plusieurs formes. Le critère de surface définit-il l’architecture de la cabane ? Non, cela ne rentre pas en compte. Dans l’exposition “Dans les branches, une cabane habitée” pensée par Michele et Miquel, la cabane est très grande. L’abri peut être un assemblage de cabanes, je n’ai pas envie de me limiter dans sa surface.
Salle à manger de la cabane des architectes Michele et Miquel, exposition "Dans les branches, une cabane habitée", 2019, Maïf social club, Paris. Photographie Edouard Richard
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Vous parlez souvent de l’esprit de la cabane, que définissez-vous par ce terme ? C’est la cabane du poète, c’est la cabane de l’enfance... La cabane réveille plein de choses de notre imaginaire. Pour l’homme primitif que l’on est, la cabane nous ramène à l’origine et à chaque fois on revient à l’origine quand on fonde une société. Chaque endroit dans le monde adopte une typologie de la cabane différente des autres, à son image. Quelle place a aujourd’hui la cabane dans l’architecture ? Est ce qu’elle relève toujours d’une utopie d’habiter la ville ? Je n’en sais rien du tout, je ne suis pas sûr qu’il y ait beaucoup d’architecte qui repartent sur le modèle de la cabane. L’exposition “Habiter le campement” aurait pu attirer une vraie réflexion
architecturale... je trouve qu’actuellement le milieu des architectes est peu inventif, très calibré, il reste dans l’habitat traditionnel. Pour vous, que pourrait apporter l’émergence de la cabane dans la ville ? De la liberté ! Malheureusement aujourd’hui elle est plus de l’ordre de la survie et n’a pas tellement le droit d’exister. Elles sont régulièrement cassées sur les campements Roms mais quand on va dans ces campements, on y trouve une certaine qualité esthétique dans la fragilité, le bricolage, il y a aussi une proximité avec la nature. Ce sont aussi des lieux que l’on peut s’approprier plus facilement, basés sur d’autres valeurs. Je ne suis pas là à dire qu’il faut que les gens habitent dans ce type de logement mais par la cabane, on peut travailler sur un bout de pignon, sur les interstices de la ville, on pourrait proposer des choses autres qui ne soient pas durables, plus simple, plus proches de la nature, qui puissent vivre avec les saisons etc… Pour les plus démunis en ville, la cabane offrirait aussi un refuge beaucoup chaleureux du fait qu’il y ait un point de chauffage. Actuellement on interdit les gens de construire des cabanes. Le travail de construction de cabanes le plus vieux que j’ai pu faire pour les personnes démunies a duré 5ans, le dernier n’a duré que quelque mois avant d’être détruit. Il y a une grande détresse, car ces gens se retrouvent après dans la rue avec une simple tente. La cabane est vraiment plus agréable à vivre que la tente qui n’est pas très imperméable, plus fragile et moins confortable à vivre. Connaissez-vous des villes qui intègrent l’architecture de la cabane ou laisse la place à cette typologie d’habitat dans leur morphologie ? Non, je ne vois vraiment pas. La cabane a beaucoup de mal à prendre sa place. Néanmoins, ce qui est très paradoxal, c’est que la cabane est
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Cabane touristique Huttopia. Photographie issue du camping écologique.
Michele & Miquel, Fiona Meadows, Maif Social Club, 2019, Photographie Edouard Richard
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aussi un sujet à la consommation touristique. Huttopia qui est une entreprise de conception et d’exploitation de campings villages par exemple propose des habitats écologiques, des tentes, des chalets, autres cabanes pour les vacances. En dehors de cela, concernant les plus démunis, on se fixe sur la recherche d’un logement social qui est un habitat solide avec minimum trois chambres et on n’imagine même pas qu’ils puissent vivre dans une cabane. La cabane peut proposer autant la sécurité que le confort, avec l’électricité, le chauffage. Les logements en dur sont presque impossibles à avoir au vu de la demande et la cabane est tout de même mieux que se retrouver à vivre en tente dehors. La vie en cabane peut permettre de faire les mêmes choses que l’habitat traditionnel. Elle centre néanmoins sur l’essentiel et élimine le superflu. La cabane permet d’inventer d’autres modèles, de repenser la manière dont l’on vit qui n’est pas durable et aujourd’hui ne peut être accessible à tous. » Afin de rendre compte du travail de Fiona Meadows, je me suis rendue à l’exposition «Dans les branches, une cabane habitée!» qu’elle a mené avec les architectes et paysagistes espagnoles Michele et Miquel. L’objet de cette exposition vise à questionner ce que pourrait être la cabane du XXI siècle, logement pour le grand public, dans la ville ou ses délaissés. C’est une utopie qui se construit donc sur l’idéalisation d’un mode de vie actuel et se détache des modèles d’habitation de type F1,F2,F3. Elle est ici une proposition à l’habitat collectif en ville (une possibilité pour la collocation ou la vie des familles recomposées…). Proposée à l’expérimentation à la Maïf social club de Paris en Mars 2019, mon intention était d’aller explorer l’architecture de la cabane de demain et de comprendre en quoi elle repense et modifie notre
rapport à l’habitat, à soi et son rapport au dehors. Insérée à l’intérieure d’une architecture fermée, finalement, difficile d’imaginer ce qu’elle apporte au paysage. Néanmoins la cabane donne matière à penser l’abri dans son rapport à l’extérieur par la scénographie installée. L’architecture se présente par une succession de palliés de niveaux et surfaces différentes connectées par quelques marches. Chaque pièce est relative à un usage ; bricoler, s’apprêter, s’intimer, cuisiner, jardiner, musiquer… La composition éclatée des pièces, appuyée par des cloisons totalement ou partiellement ouvertes sur le dehors ne sépare plus l’habitat de l’extérieur. La cabane devient une promenade où l’on se déplace d’espace en espace, d’usage en usage sans jamais être délié de son environnement extérieur. Car c’est ici un habitat qui se veut être non dissocié du milieu dans lequel il s’inscrit, non séparé de sa relation avec la ville, du paysage. Les arbres installés sur le lieu d’exposition laissent imaginer que cet habitat se déploierait autour, où l’on viendrait se situer dans les branchages des arbres. Ainsi on s’imagine suivre le fil des saisons, et se sentir bien plus relié avec l’extérieur. La frontière est bien plus mince et la nature fait enveloppe secondaire. Contrairement à l’image que l’on se fait souvent d’habiter la cabane et se sentir retranché dans son espace personnel, la cabane ici donne cette sensation d’ouverture, d’espace à partager en partie donné par sa relation avec le dehors. Un intérêt est porté entre le travail de l’architecture et du paysage à la fois, parce que c’est ce que permet fondamentalement la cabane. Elle est cet entre-deux qui permet de penser à la fois l’architecture et son paysage, d’instaurer une nouvelle manière d’habiter et de se lier avec le dehors. C’est ce qu’explorent plus encore certains collectifs comme Le bruit du Frigo qui est un hybride entre bureau d’étude urbain, collectif de création et structure d’éducation populaire.
Croquis schématique de la cabane de l'exposition, réalisation Fiona Meadows
Photomontage conceptuel de la cabane de l'exposition, réalisation Michele & Miquel
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"Grésilab", structure ambulante par le collectif Bruit du Frigo, Gennevilliers, Mai 2013
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Le collectif se consacre à l’étude et l’action sur la ville et le territoire habité à travers des démarches participatives, artistiques et culturelles. Leur travail de l’architecture légère et mobile leur est un outil pour aborder et repenser l’architecture et l’urbanisme. Ils ont pu notamment intervenir dans la ville de Gennevilliers afin d’engager une réflexion prospective sur l’usage et les améliorations possibles des espaces publics du quartier des Grésillons. Pour cela, une structure nomade composée de 5 modules roulants (2 tableaux / banquettes, 2 plans de travail pour cuisiner et 1 comptoir ainsi que les tables et tabourets.). L’atelier Grésilab a été déployé durant plusieurs jours au sein du quartier afin de créer un espace de collaboration entre le collectif et les habitants. La structure cabane dans l’espace urbain se veut sociale, elle écarte les statuts professionnels engage le contact, place les gens en dehors du cadre professionnel pour se tourner vers l’essence de ce pourquoi elle est dans l’espace public. La cabane est dans ce cadre un moyen d’activer une réflexion urbaine par ceux qui vivent le quartier. Elle est aussi créatrice d’une nouvelle pratique de l’espace. Car en effet elle sort les usages liés au-dedans (cuisine, atelier, exposition…) vers le dehors tout en les rendant mobiles et donc beaucoup plus tournés sur les questions du vivre ensemble. Elle mène également à penser la ville de manière moins figée, plus mobile, inattendue. La petite architecture s’adapte, se transforme, se repense, test. Elle est liée au mouvement, au monde changeant, avec une faible empreinte n’a que peu de contraintes et fait avec ce qu’elle a dans l’actuel. C’est finalement au travers du peu que la cabane veut donner plus. En se concentrant sur ses usages, ce qu’elle veut générer dans l’espace habité, elle devient ancrée dans son territoire. Elle lui permet d’être une prolongation, une charnière entre un état présent et un nouveau à penser. Elle est cet état entre le réel et l’imaginaire.
une utopie, un imaginaire à incarner
Parce que ce qui habite la cabane au-delà de tout usage, pour ceux qui n’en sont pas dans le besoin, c’est tout d’abord l’imaginaire et la poésie. Sa structure bricolée et minimaliste en est en partie responsable. Elle nous relie à la cabane de l’enfance, celle que l’on construit avec ce que l’on trouve. Elle nous relie à l’échappée, au rêve, à l’invention d’un monde où l’on est l’acteur principal. Et c’est peut-être une des raisons pour laquelle on y revient dans notre manière d’habiter l’espace, de le penser ou le rêver. La cabane est reliée au soi, à celui qui en fait l’expérience par l’imaginaire. Airbnb qui est la plateforme numéro un pour la réservation de logements chez les particuliers, notifie que la réservation au plus grand succès est une cabane, sans douche, ni toilette ni même encore chauffage. Depuis ces dernières années, on voit apparaitre une forte dynamique autour des cabanes sur les réseaux sociaux. Elle s’exprime au travers du hashtag #Cabinporn à travers le monde qui démontre l’idée que la cabane peut déclencher de fortes émotions collectives. Le cabin porn désigne un plaisir coupable à contempler un certain type d’image. Grâce aux réseaux sociaux, aux marques et à la photo, la cabane devient une image désirable plutôt qu’un objet réel. Parfois, on a l’impression qu’Internet a créé un monde sans frontières, entre public et privé, entre chacun de nous, de telle sorte que nous vivions toute la journée dans un esprit de ruche sans fin. Alors il n’est donc pas difficile de voir pourquoi nous pourrions souhaiter un espace minuscule, sûr et à taille humaine, sans aucun lien avec le reste du monde. Julien Zerbone, historien de l’art et critique d’art écrit dans le numéro 141 de la revue 303 dédiée à la Cabane « Elles ne sont pas solides, elles ne sont pas durables, très rarement monumentales, de plus en plus souvent illégales généralement en marge […] ; à une époque où
Photographies les plus populaires d'une recherche instagram avec le Hashtag #cabinporn, mai 2019
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leur existence même est menacée, que ce soit par l’aménagement du territoire et l’urbanisme, la déforestation, les lois et normes de sécurité, elles n’ont jamais autant habité nos pages, nos écrans, nos rêveries ». Par les réseaux, c’est une beauté brute et sauvage à portée de clic qui est cherchée. C’est probablement moins l’éloignement qui est convoité mais bien plus la sensation d’éloignement. En France, le nombre de recherches sur le mot «cabane» a été multiplié par 10 depuis 2004 et c’est surtout autour des Tiny houses que les français cristallisent leur intérêt. La cabane incarne le rôle poétique mais elles sont aussi ce point de contact entre le rêve et la réalité.
Evolution du nombre de recherche en France autour du mot "cabane" sur google de 2004 à aujourd'hui. 100 est l'indicateur relevant le nombre de recherche le plus élévé et 50 signifie que le mot clé a été utilisé moitié moins. Source GoogleTrend.
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Certains artistes en font d’ailleurs leur sujet d’expérimentation pour inscrire les rêves de cabane dans nos univers urbains dont les échappées rêvés ont du mal à s’enraciner. Le travail de Tadachi Kawamata s’installe en parti dans ces horizons. Plasticien japonais de renommé internationale, Tadachi Kawamata réalise des œuvres in situ à travers le monde. Ses œuvres éphémères relatives à des constructions fragiles, sont parfois sculptures monumentales et construites par accumulation de matières. Elles se nourrissent très majoritairement de bois ou de matériaux de récupération toujours en lien avec l’espace exploité. Dans les villes comme Venise,
Fukuoka, Sapporo, New York ou Tokyo, ses constructions se greffent à des architectures existantes, occupent des interstices, des passages ou des zones d’entre-deux. Ses actions au sein de l’espace public change les usages d’un quartier en impactant davantage l’aspect social que politique. Ses œuvres peuvent se réaliser avec ou sans argent, son approche avec la ville est avant tout locale et humaine. L’expérience de la déambulation est centrale dans son travail. Ses installations se vivent tant dans l’expérience du parcours que dans la projection mentale, dans l’imaginaire qu’il projette. Elles transforment l’espace perçu, agissent sur l’esprit du lieu. Dans ses expositions Tree Huts réalisées notamment sur la place Vendôme à Paris en 2013 ou encore sur la structure du musée Pompidou en 2010, ce sont des cabanes de bois à la fois sculpture, bâti éphémère qui s’installent en s’agrippant à l’architecture. Elles créent des lieux confinés aériens que l’on imagine destinés aux lilliputiens, dans lequel nous pouvons nous abriter des intempéries, des gens... Elles donnent l’image d’un lieu où l’on peut se mettre en sécurité, une occasion de fuir une réalité. Malheureusement, cette envie est aussitôt remplacée par la frustration : il est impossible pour le spectateur d’y grimper physiquement. Le refuge deviendrait alors mental, permettant d’échapper quelques instants à l’agitation terrestre. Par la cabane, Tadachi Kawamata demande d’imaginer davantage la sensation que de la vivre, d’imaginer leur intérieur et le panorama qu’elles offrent. Dans la ville, les huttes épousent les formes naturelles, elles s’y greffent parfois même jusqu’à ce qu’on ne les repère plus. Elles sont des curiosités qui suspendent dans la mobilité quotidienne, font lever la tête dans un environnement quotidien que l’on ne regarde plus. Elles installent par ponctuation ce rêve d’habiter la ville aérienne, avec légèreté. Et si habiter la ville pouvait être aussi cela ?
Tree Huts, Tadachi Kawamata, installation sur la place Vendôme, 2013, Paris
Tree Huts, Tadachi Kawamata, installation sur la structure du musée G. Pompidou, 2010, Paris
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Photomontage "Plug in city", Bubblex, 2000
C’est ce qu’explore l’artiste Bubblex également au travers de montages photographiques sous le nom de Plug in city en 2000. Le rêve d’une ville mobile par la greffe de petites cellules sur l’architecture de béton. La ville explore la mobilité par la cabane qui semble n’avoir aucune contrainte. Elle nourrit la ville d’une nouvelle utopie qui répondrait à la fois à la saturation de l’espace urbain, aux nouveaux besoins et aux nécessités croissantes de mobilité. La cellule donne au paysage une construction permanente, un état toujours en mutation, comme un organisme vivant, adaptable. L’art nourrit en parti le désir de cabane, celle qui est source d’imaginaire, l’échappatoire rêvée que l’on associe souvent à la mise à l’écart. On peut se demander si notre intérêt actuel pour ces formes et leur relation au paysage ne serait-elle pas une résultante de nos formes de vie urbaines où l’esprit est à l’antipode de ce que génère la cabane. Pour comprendre le rôle de la cabane dans le rapport au soi et au paysage, comment elle est un outil pour penser l’espace, l’habitat et la vie collective, il semble judicieux de s’extraire cette fois du contexte urbain. Etudier la cabane au sens large vise à comprendre le rôle essentiel de l’espace du refuge, point de stabilité, socle de l’homme dans un paysage d’entre-deux. Entre un chez soi quitté et un dehors, un milieu structuré et un autre souhaité, une sphère imaginaire et une réalité matérielle. C’est le socle de l’entre-deux sur lequel on vient trouver appui qui m’intéresse. A la fois fragile, éphémère car il fait le pont entre deux choses, il est fondamentalement nécessaire pour développer des connexions vers un autre état spatial, social ou individuel.
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Un refuge pour revenir à soi, se construire ensemble L’espace de refuge dans l’entre-deux est semblable à celui de la faille. Celle où s’échappe ce qui ne peut être ou prendre appui ailleurs. C’est un espace en retrait, isolé, l’enveloppe minimale du soi exprimé. L’espace d’ancrage de la cabane est bien souvent un repère, un point de stabilité lié à l’identité, une expression de soi qui ne trouve pas sa place ailleurs. La cabane est lieu de construction individuel tout autant que collectif. Elle installe ses propres principes, directives, elle est génératrice, laboratoire. Elle explore le soi, le nous parfois mais surtout sa place dans sa relation avec le dehors. L’échappée vers soi
La cabane comme refuge est inévitablement un retour à soi. Elle installe un cadre psychique relatif à l’isolement, l’écart. Elle fait cette fracture entre un quotidien, une temporalité pour s’extirper dans une sphère parallèle où les contraintes, l’environnement habituel semble s’être dissous. Sa petitesse rend les limites proches du corps tels une carapace. Elle donne l’illusion de la cachette, de l’échappée à toutes règles permettant de se réinventer, se retrouver. Gilles A Tiberghien, philosophe français contemporain publie en 2014 dans Notes sur la Nature, la cabane et quelques autres choses « La cabane, en un sens, est quelque chose comme une carapace, un corps durci, chitineux et qui m’isole du reste du monde. C’est aussi un corps vulnérable que les tempêtes peuvent emporter : une illusion de sécurité mais assumé comme telle. Un jeu entre soi et soi, une manière d’être dedans en étant dehors, de se cacher en s’exposant comme un enfant sous une couverture. »1. C’est dans la notion de jeu qu’ici, je peux être ce que je ne suis pas ailleurs,
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Tiberghien Gilles A. Notes sur la Nature, la cabane et quelques autres choses, édition augmentée, Paris, Edition du Félin, 2014, p46
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1 Tiberghien Gilles A. Notes sur la Nature, la cabane et quelques autres choses, édition augmentée, Paris, Edition du Félin, 2014, p132 68
elle pose un nouveau point de vue. Dans leur relation à l’espace, les enfants se forgent déjà une identité par la cabane. Ils y érigent des règles, des relations sociales inspirées de celles des adultes. La cabane est le reflet le plus proche de «l’intérieur» de tout à chacun, elle ne constitue pas seulement un territoire physique, mais ouvre les portes d’un espace psychique où l’individu se réfugie temporairement pour mieux en sortir. La cabane joue un rôle de laboratoire de la personnalité en devenir. C’est un espace d’appui au soi, un lieu rien qu’à soi et hors du temps. Elle est la fondation que l’on pose pour explorer de manière autonome le laboratoire du soi. Winnicott, pédopsychiatre et psychanalyste britannique du XXeme siècle définissait l’espace relatif à la construction de soi comme «l’aire transitionnelle», l’aire intermédiaire de l’expérience. Pour lui, il s’agit de définir l’existence d’un monde dans un environnement. C’est dans cet environnement que le sujet vient puiser, se nourrir, s’appuyant sur ce qu’il y a là en vue de créer. Par cet espace propre et singulier, l’individu affirme son autonomie et son existence. C’est l’expérience qui créer l’espace transitionnel et non pas l’espace qui génère l’expérience. C’est en partie par la construction, la spatialisation de l’espace du refuge qu’est générée la construction individuelle. La cabane n’a pas de normes, de règles, elle est le fruit d’une composition unique à l’image de celui qui la construit. Elle ouvre une certaine liberté, indépendance dans l’appropriation de l’espace. Cette relation transforme aussi l’espace par l’imaginaire que l’on y insuffle dans sa conception. Gille A Tiberghein soulève ainsi dans Notes sur la Nature, la cabane et quelques autres choses « tout en s’abritant dans la nature, la cabane nous expose à notre propre nature »1. Le refuge individuel fait état du soi et met aussi en avant la relation du soi dans l’espace, finalement plus introspectif et imaginaire que physique.
La cabane est ainsi l’échappée idéale vers le monde intérieur. La précarité des lieux favorise en partie le dépouillement de soi, le recueillement, la cache. Certains artistes, architectes, poètes viennent y chercher l’inspiration, d’autre simplement un dépouillement pour revenir à soi, se construire. On pourrait dire aussi que la cabane est un instrument qui sert aux productions psychiques, c’est une machine à rêver. La cabane s’échappe du réel pour créer un univers où pourront naître d’autres productions imaginaires et d’autres manières d’être avec les autres et au monde. A cet effet, dans la pratique de la religion judaïque la cabane tient une place toute particulière. La fête de Souccot qui tient son nom de la souccah qui signifie cabane en hébreu est la fête des cabanes. Fêtée au cours du mois de septembre, la fête de Souccot dure 7 jours. C’est une fête de réjouissance durant laquelle est célébré la fois en Dieu et l’assurance d’avoir reçu « un bon jugement » pour l’année à venir. C’est aussi une très importante fête agricole. En effet, Souccot marque la fin d’un cycle de récoltes. Dans les traditions on restait dans sa souccah en espérant faire venir les pluies pour garantir abondance et fertilité l’année suivante. Le rôle de la cabane est un appui religieux, un retour à ses croyances qui fait le lien entre le soi et le divin. Le temps de Souccot ainsi que la structure physique de la Souccah ont un rapport essentiel avec l’identité qui est tout d’abord relié à l’histoire des hébreux qui ont vécus 40ans dans le désert sous la protection de dieu. La cabane relie à une identification, une histoire, un exemple à suivre dans l’esprit qu’elle génère. Durant cette semaine les juifs délaissent donc leur demeure habituelle et vivent dans des souccot pour l’occasion. Les symboliques de ces cabanes sont multiples : en délaissant leurs habitations pour ces fragiles abris de fortune, les juifs prouvent leur totale confiance en Dieu qui leur assure une réelle protection.
Souccot installées sur les balcons pour la fête des cabanes, photographie amateur
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Au cours de cette semaine, l’égalité entre les uns et les autres est presque totale, tout le monde vis dans une habitation fragile et temporaire aussi bien la personne modeste que celui qui est habitué au luxe dans une grande maison. Elle ramène à l’Être en se détachant de l’avoir. Le troisième symbole mis en évidence par la souccah est de prendre conscience que toutes les richesses et biens matériels ne sont finalement qu’éphémère et ne sont d’aucune utilité après la mort. Ainsi, la Torah prescrit d’habiter dans des cabanes construites de feuillages et de bois, en signe de confiance en Dieu et d’indifférence au confort matériel. La cabane est ainsi centrale. Elle fait sortir de la maison pour se rapprocher de sa maison intérieure, ses croyances, ses valeurs. Chaque famille procède à la construction de la Souccah ; dans le jardin, sur le balcon, une cour ou dans tout autre lieu à ciel ouvert. Elle fait renouer avec le dehors pour vivre cet espace de spiritualité. Par la religion la cabane fait se rencontrer les éléments du dehors avec le monde intérieur pour se recentrer sur les choses simples, présentes, qui seront toujours là si le reste amenait à changer. « La pierre, les briques et le mortier de nos maisons créent une ambiance de sécurité qui n’est pas réelle. La Souccah nous oblige à contempler la réalité. C’est dans son imperfection même que se situe la sécurité de la Souccah, car dès lors nous réalisons que nous ne sommes pas seuls ; de ce fait nous ne devons pas avoir peur !» citation extraite du site internet https://el-bethel.fr/. Le refuge religieux est une enveloppe protectrice. Elle est à cet effet construite selon des règles et des proportions précises. De plus, le toît est l’élément le plus important. Il doit être suffisamment fourni pour qu’il y ait plus d’ombre que de soleil qui pénètre dans la Souccah pendant la journée. Mais il doit toutefois laisser entrevoir les étoiles lorsqu’il fait nuit. « Le Skha’h symbolise pour nous le fait que le monde
dans lequel nous vivons n’est rien sans la présence de Dieu. Bien qu’il y ait beaucoup plus d’obscurité que de lumière, nous voyons toujours les étoiles. ». Dans la tradition, on y vient manger, dormir, on y reçoit ses invités… L’espace de la cabane et son rapport au dehors devient ainsi ce point de stabilité extérieur, office de socle dans l’échafaudage du soi et la compréhension du soi. inventer et construire collectivement
Par ailleurs comme nous avons pu le voir, elle ne se coupe pas de l’autre. La cabane a aussi affaire avec la communauté. Elle unie derrière une identité, des valeurs communes, contribue à la construction de chacun. Elle ouvre de nouvelles perspectives et possibilités à ceux qui en font l’expérience, la cabane est un rebond. Quand on associe la cabane à la communauté, on peut penser à celles construites par les occupants de ZAD de Notre Dame des Landes. En plus de leur rôle contestataire sur la zone à défendre, elles forment la vie communautaire, réinvente une nouvelle manière de se construire ensemble. Marielle Macé, historienne de la littérature et essayiste française partage dans Nos cabanes, la place et le rôle de l’abri dans sa relation à la communauté, à la société, au dehors en s’appuyant notamment sur l’occupation de la ZAD. « Faire des cabanes : imaginer des façons de vivre dans un monde abîmé. Trouver où atterrir : sur quel sol rééprouvé, sur quelle terre repensée, prise en pitié et en piété — mais aussi sur quels espaces en lutte, discrets ou voyants, sur quels territoires défendus dans la mesure même où ils sont habités, cultivés, ménagés plutôt qu’aménagés. Pas pour se retirer du monde donc — s’enclore, s’écarter, tourner le dos aux conditions et aux objets du monde présent. Pas pour se faire une petite tanière dans des lieux supposés préservés et des temps d’un autre temps, ni croire
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1.2.3 Mace Marielle, Nos cabanes, Lagrasse, Edition Verdier, 2019, p27/29/42 72
renouer avec une innocence, une modestie, une architecture première, des fables d’enfance, des matériaux naïfs, l’ancienneté et la tendresse d’un geste artisanal… Mais pour leur faire face autrement, à ce monde-ci et à ce présent-là, avec leurs ressources et leurs saccages, avec leurs espérances, leurs colères, leurs rebuts, leurs possibilités d’échappées. »1. Les cabanes créent de nouvelles places qui tentent de faire transition d’un état non désiré vers un autre souhaité. « Faire des cabanes aux bords des villes, dans les campements, sur les landes, et au cœur des villes, sur les places, dans les joies et les peurs. Sans ignorer que c’est avec le pire du monde actuel (de ses refus de séjour, de ses expulsions, de ses débris) que les cabanes souvent se font, et qu’elles sont simultanément construites par ce pire et par les gestes qui lui sont opposés. Faire des cabanes en tous genres, inventer, jardiner les possibles ; sans craindre d’appeler « cabanes» des huttes de phrases, de papier, de pensée, d’amitié, des nouvelles façons de se représenter l’espace, le temps, l’action, les liens, les pratiques. Faire des cabanes pour occuper autrement le terrain ; c’est-à-dire toujours, aujourd’hui, pour se mettre à plusieurs. Surtout pas pour prendre place, se faire une petite place là où ça ne gênerait pas trop, mais pour accuser ce monde de places, de places faites, de places refusées, de places prises ou à prendre. »2. C’est par le campement fait ensemble, ce socle commun consolidé par l’empreinte du collectif que se réinvente chacun avec les autres. L’espace du socle se test, se construit, se détruit pour refaire, imaginer, s’adapter pour que chacun s’y trouve et y trouve une partie de soi. « Faire avec les autres, parier sur des « nous », se nouer parce qu’on s’est délié par ailleurs, qu’on s’en est allé, pour déjouer les surveillances ou vivre plus loin » 3. « Les expérimentations sont réelles, les joies aussi ; des emplois s’inventent, des lieux de vie se multiplient, des
imaginaires se connectent pour de bon. La friche, le recyclage, deviennent des leçons de villes. »1. « Aujourd’hui c‘est sur la ZAD (sur des sols de fait protégés par la lutte contre les aménagements) que se nouent effectivement, de façon quotidienne, continue, étendue, d’autres rapports avec les choses et les territoires de la nature. Un monde d’idée et de pratiques là-bas se structure et se prouve, autour d’intuitions nouvelles, favorisant les interactions entre vivants de toutes sortes, de tous statuts, multipliant les emmêlements du monde. »2. Et c’est cette porosité entre le dedans et le dehors qui semble permettre l’équilibre. L’enveloppe du soi dans l’expérience du sol, où l’on se construit et sur lequel on prend appui. Un refuge d’entre-deux
Dans cette construction du soi, la cabane reste pourtant un socle instable et fragile. Elle n’est ni un dedans solide, ni complètement un dehors. Elle est cet entre-deux incertain qui fait seuil entre le soi dans sa relation au dehors, une construction que l’on opère pour trouver sa place, son point d’ancrage. Gille A Tiberghein écrit dans Notes sur la Nature, la cabane et quelques autres choses «Construire une cabane c’est précisément ne rien fonder. Même si cela n’exclut pas une expérience fondamentale, une expérience du sol et de l’environnement. Mais pas de la stabilité ou des racines, ce qui est le propre des demeures familiales qui portent bien leur nom.»2. Par la cabane, l’expérience du sol donc. Elle permet cette porosité entre l’enveloppe de l’homme et son environnement. Elle est cet intermédiaire protecteur qui permet à l’homme une relation rassurante avec le dehors et de l’appréhender, d’en faire l’expérience. Elle est construite avec les éléments que l’on trouve autour de soi ou y prend au moins appui pour se déployer. La cabane
1 Mace Marielle, Nos cabanes, Lagrasse,
Edition Verdier, 2019, p62/113 Tiberghien Gilles A. Notes sur la Nature, la cabane et quelques autres choses, édition augmentée, Paris, Edition du Félin, 2014, p40
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1 Tiberghien Gilles A. Notes sur la Nature, la cabane et quelques autres choses, édition augmentée, Paris, Edition du Félin, 2014, p41 74
permet de trouver un sentiment de stabilité dans le mouvement. Faire l’expérience du sol, c’est aussi établir la construction de son socle. C’est choisir l’implantation selon la vue, le terrain, les ressources présentes. L’hospitalité de l’environnement est évaluée pour répondre à ses besoins propres le temps d’une expérience plus ou moins définie. Le sol est le point d’accroche que l’on va peu à peu apprivoiser, du centre vers l’extérieur. La cabane permet ainsi l’ouverture d’un individu sur son lieu d’implantation. Sa petitesse pousse l’individu qui l’occupe vers le dehors. Et c’est en cela que l’expérience du sol n’est pas seulement celui de la cabane mais celui du terrain car les limites sont floues. La cabane installe une porosité où dialogue ce que l’on pourrait distinguer du clos avec l’ouvert. Mais les frontières restent indistinctes. Dans le récit Walden d’Henri David Thoreau, on peut voir que la polarité intérieure/extérieure n’existe pas vraiment dans la cabane. Tout semble être en extériorité. La cabane se prolonge dans la nature tout comme si celle-ci la pénètre de part en part. Thoreau en donne l’exemple dans un passage où il raconte comment pour nettoyer sa maison il sort le mobilier, étale dehors tous ses biens sur le sol, faisant des bois environnant le prolongement de sa demeure. La cabane invite à s’étendre par la perspective, l’occupation au sol du dehors, la connaissance de son environnement… Elle brouille ainsi le rapport entre le dedans et le dehors. D’autant plus que la cabane est également plus proche de la vie extérieure. L’enveloppe laisse passer les bruits, les animaux, le froid, la pluie parfois. Gille A Tiberghein écrit ainsi « La cabane, elle, nous tient tout de suite en éveil, en prise avec ce qui nous entoure. Que ce soit un sentiment de danger ou de sympathie – le bruit des écureuils sur les toits, des mulots ou des serpents sous les planchers – en l’éprouvant notre esprit se prolonge au-dehors, devient luimême un dehors. »1. La cabane est l’illusion de l’enveloppe solide, celle
de l’esprit dans un environnement qu’il ne maitrise pas. La dernière enveloppe du soi avant d’être à nu au dehors. Et pourtant elle est fondamentale. Elle est le seuil du soi avec le dehors sans en être un dans la matérialité spatiale. Par l’appui qu’elle y cherche et par l’utilisation des matériaux du site qu’elle recueille parfois, elle s’y greffe, faisant corps avec comme le nid d’un oiseau sur la branche d’un arbre. Les limites de la cabanes sont floues, le seuil n’existe pas comme pour l’habitat en dur. Gilles A Tiberghein soulève ainsi « le seuil si important pour la maison n’a pas de vraie pertinence dans le cas des cabanes. La cabane étant dans la nature, la nature devient d’une certaine façon la cabane ; elle en étend indéfiniment l’espace comme le bateau sur la mer élargit l’horizon du voyageur à mesure qu’il se déplace »1. L’abri ouvre indéniablement sur le dehors, il est parfois aussi une part du dehors. C’est en cela qu’il favorise le mouvement, l’échange entre l’homme et la nature. La cabane construit l’individu car elle a cette capacité d’ouverture et de projeter vers le dehors, l’autre, l’imaginaire, la création... Le refuge est la sécurité avant tout plus psychique que physique. C’est ce socle hospitalier qui génère la construction de l’individu dans son environnement. Qui fait interagir le soi avec le dehors pour créer avec.
1 Tiberghien Gilles A. Notes sur la Nature, la cabane et quelques autres choses, édition augmentée, Paris, Edition du Félin, 2014, p38 75
La cabane support au paysage Au-delà d’être le socle de l’individu au sein du paysage, la cabane est aussi un socle au paysage. Elle installe un rapport bien particulier dans notre relation avec et la manière de l’appréhender. La cabane est un élément d’accroche, elle saisit, informe, fait parler son environnement. Elle contribue à sa structure en se positionnant comme point d’accroche. Elle nous oriente vis-à-vis du paysage, nous y place mais a aussi cette capacité de le faire parler, elle le prolonge, fait l’intermédiaire. Une structure qui rend visible, une structure d’accroche au paysage
1 Tiberghien Gilles A. Notes sur la Nature, la cabane et quelques autres choses, édition augmentée, Paris, Edition du Félin, 2014, p89 76
Bien qu’elle soit déliée de racine et de fondation, la cabane agit pourtant comme point d’ancrage dans le paysage. Elle attire le regard, le dirige, fait porter attention sur son environnement car elle apparait comme élément inattendue. Elle freine alors la mobilité, fait parfois marquer l’arrêt. Elle apporte une considération à ce qui l’enveloppe, à ce paysage qui lui a offert son hospitalité. La cabane fait poser ainsi un regard, un intérêt pour le paysage par l’empreinte qu’elle pose. Gille A Tiberghein écrit dans Notes sur la Nature, la cabane et quelques autres choses «elle rend d’abord et avant tout visible la nature, étant tout entière un dehors sans véritable intériorité. Ouverte à la nature, elle la pénètre en même temps. »1. Elle ne s’y impose donc pas mais l’accompagne, lui donne une présence qui le rend différent, le singularise. Elle signale. C’est un esprit qui s’y implante alors, accompagné de tout l’imaginaire qu’elle porte avec elle. La cabane est d’une certaine façon un opérateur de visibilité qui permet de « développer » l’image, la rendre plus forte, percutante. Elle révèle, donne à voir. Elle intensifie également le ressenti du lieu. Penser le paysage par la cabane ou tout du moins proposer une
considération, une curiosité, un intérêt paysager par son intermédiaire permet de marquer une reconnaissance d’un milieu et donc d’amener à sa découverte. C’est ce que cherchent à donner aujourd’hui plusieurs communautés de communes au travers de projets collectifs territoriaux. Le festival des cabanes, organisé par les communes des Sources du Lac d’Annecy en est ainsi un exemple. Depuis 2016, elles organisent un évènement autour du thème de la cabane et a pour intention de sensibiliser l’ensemble des acteurs locaux sur la question du grand territoire et sur la façon de s’y installer. Sur leur site internet www.lefestivaldescabanes.com, on peut lire ; « La cabane en tant qu’édifice construit, ne représente qu’un point de vue, un jalon, une ponctuation, un marqueur qui donne au flâneur la possibilité de se situer au sein d’un paysage plus grand. Elle est la chambre d’une caméra orientée vers un point de vue choisi. », « Les cabanes ne seront qu’un prétexte pour proposer et partager un autre regard sur nos 7 communes et leur géographie. 12 cabanes en résonance avec 12 lieux. Ces lieux représentent l’essence du dispositif. Ils devront permettre une relation simple et radicale avec les différents éléments du paysage qui composent la Haute Savoie : Lacs, montagnes, rivières, forets, plaines et coteaux cultivés. C’est par ce chemin que le festival des cabanes, cherchera à redonner du sens à la relation que nous entretenons avec notre milieu. Dans une société où le paysage est devenu un bien de consommation, l’idée est d’offrir un autre regard sur le territoire.». Les réalisations d’architectes et d’étudiants s’implantent dans le paysage comme pour venir le souligner, le maintenir, se positionner comme armature dans notre relation au paysage. Certaine en font écho, d’autre s’appuie dessus, accompagne, oriente… Elle donne à voir et à vivre. Sa force réside dans sa manière de placer l’homme dans le paysage, de lui proposer, lui offrir une place. Son échelle
Cabane n°7 : cabane moirée dans le marais de Giez le long de la piste cyclable, edition 2016 du festival des cabanes
Cabane n°7 - Marais de Giez, edition 2017 du festival des cabanes
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1.2 Mace Marielle, Nos cabanes, Lagrasse, Edition Verdier, 2019, p30/47 78
humaine se pose comme une invitation. Elle transforme la traversé du paysage en occasion de vivre le paysage par un intérieur ouvert au dehors, plus intime et proche de lui. Elle donne l’occasion de porter attention aux détails qui l’entourent, au point de vue qu’elle offre. Elle crée le lien de proximité. Dans son essai Nos cabanes, Marielle Macé écrit « Faire des cabanes […] pour élargir les formes de vie à considérer, retenter avec elles des liens, des côtoiements, des médiations, des nouages.»1. La plateforme sur laquelle se greffe la cabane est ainsi le lieu d’échange, d’apprivoisement, d’écoute entre l’individu et la nature. Elle lie à toutes formes de vie qui s’y trouvent à nos pieds, autour de nous, au-dessus de nous. Elle est comme une fenêtre sur ces mouvements, elle donne à voir et à accompagner. Marielle Macé ajoute «Faire des cabanes alors : jardiner des possibles. Prendre soin de ce qui se murmure, de ce qui se tente, de ce qui pourrait venir et qui vient déjà : l’écouter venir, le laisser pousser, le soutenir. Imaginer ce qui est, imaginer à même ce qui est. Partir de ce qui est là, en faire cas, l’élargir et le laisser rêver. Cela se passe à même l’existant, c’est-à-dire dès à présent dans la perception, l’attention et la considération : une certaine façon de guetter ce qui veut apparaitre, là où des vies et formes de vie s’essaient, tentent des sorties hors de la situation qui leur est faite ; et une certaine façon d’augmenter ces poussées, de soutenir les liens en voie de construction, de prendre soin des idées de vie qui se phrasent […]»2. La cabane porte à considérer. Elle est partie intégrante du dehors et elle permet de faire le lien entre l’homme et le paysage. Elle a cette capacité de souligner le milieu dans lequel elle prend place dans les détails les plus larges ; de la grande échelle du panorama à la plus petite échelle de l’insecte.
L’émergence d’une poétique du lieu, une histoire à raconter
La cabane est aussi un outil de communication, de transmission. Non seulement elle fait l’intermédiaire entre le paysage et celui qui vient à sa rencontre mais elle contribue également à parler de son rapport à la culture et partager son histoire. Dans la conception du projet de paysage, la cabane participe souvent à la narration du paysage, qui fait l’initiative de cette démarche. La cabane est telle une trace à conserver, qui reste présente quand la parole ne l’est pas. La cabane n’est jamais vraiment silencieuse, elle parle dans ce qu’elle incarne, par ce qu’elle donne à voir. Les folly architecturales s’emparent notamment de la cabane pour apporter au paysage sa dimension culturelle au grand public et donner à voir. D’autres initiatives, beaucoup plus tournées vers le domaine de l’art viennent par la cabane poétiser ou créer une narration sur le site où elles s’implantent. Aux États-Unis, à l’extrême nord du parc naturel de Yellowstone dans la région du Montana, l’installation artistique du studio espagnol Ensamble s’appuie sur la création du refuge pour faire parler le paysage. Nommée « Structures of Landscape », cette installation a été créée à l’occasion de la Venice Architecture Biennale en 2016. Sous leurs aspects sculpturales, les « Structures of Landscape » se répartissent sur plus de 1 000 hectares de nature sauvage. Elles se composent de plusieurs modules complémentaires en béton qui prennent les airs d’énormes refuges anciens. En cela, les rochers aux dimensions imposantes prennent des formes complexes qui trouvent un écho dans la beauté sauvage du paysage environnant. Elles créent une structure spectaculaire à l’aspect authentique à l’aide du béton et semblent être inspirées des métamorphoses géologiques du paysage environnant. Ces installations se disent affirmer un vieil adage selon lequel « la nature
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sublime l’esprit de l’homme et l’homme magnifie la nature » et adressent ainsi un message poétique au paysage environnant. Les structures aux aires de portails géants dialoguent avec le paysage. Elles sont ainsi faite avec le paysage pour le paysage. Elles résonnent avec l’immensité, la rugosité, le silence et la solitude du lieu qui amplifie ses valeurs. Elles n’ont finalement de sens que là où elles sont nées. La cabane est ainsi un organe qui constitue le paysage car il naît de lui en croisant la culture de celui qui l’habite. En France, l’opération Nos Abris de fortune pilotée par le centre culturel de Goutelas dans la communauté d’agglomération LoireForez (département de la Loire dans la région Auvergne-RhôneAlpes) s’est portée sur la volonté de faire parler le paysage par la cabane. Depuis 2017, elle entreprend à l’aide d’artistes, architectes l’installation de refuges éphémères pour faire parler le paysage et de sa culture. Pour l’édition de 2018 nommée Construisons avec les savoir-faire, 7 cabanes ont pris place au sein du territoire pour communiquer sur leurs pratiques ; travail du métal, tissage, verrerie, terre cuite, écoconstruction et autres techniques ancestrales ou contemporaines. L’une d’entre elles nommée Au fil du temps est envisagé comme une narration de l’histoire de l’ancienne briqueterie, un dialogue entre son passé et son devenir, sous une forme simple et iconique. Les deux matériaux qui composent l’abri témoignent chacun d’une époque. La tuile fait ainsi référence à l’activité de la briqueterie qui a animé le site. La structure en bois est pour sa part un clin d’œil aux activités actuelles du site. Le projet cherche à confronter ces deux époques, ces deux savoir-faire sous une forme simplifiée de l’abri. Les éléments standardisés et les techniques d’assemblage sont détournés pour mettre en valeur ce patrimoine. D’autres cabanes telles que Le phare réalisée par l’association Faire avec, utilisent des matériaux locaux comme la terre et la paille pour
mettre en œuvre des techniques traditionnelles quelques peu délaissées. Ces abris de fortune s’offrent comme buts de promenade, ce sont des lieux d’exposition et de rencontre, des invitations à découvrir les savoir-faire du territoire. Par ces exemple l’objet cabane devient un dispositif poétique pour le paysage, un transmetteur qui relie nature et culture, un médium pour donner une voix, porter une grandeur. Son absence de codes, de contraintes nous porte au plus près de tout ce qui composent le paysage.
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Conclusion Par cette recherche, nous avons pu voir que la cabane tient un rôle important qui interroge nos structures actuelles et notamment la place que l’on réserve à l’espace transitoire en ville. Qu’elle soit un pied à terre pour se loger ou une occasion de rêver, la cabane est dans ce paysage un support pour ceux qui ne trouvent d’appui ailleurs.
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Pour le paysage transitoire, l’occupation arrive comme une considération, celle que l’on ne leur réserve plus. D’abord comme refuge minimal, l’analyse a pu montrer que la cabane contribue à bien plus grand qu’elle. Collectivement, elles font de l’espace transitoire un pilier dans la mutation urbaine. Les cabanes contribuent à la fabrique de la ville et agissent en trois temps. En premier, elles donnent à voir la ville et en dénoncent ses fonctionnements. En second, elles agissent comme outil pour repenser et inventer de nouvelles formes et façons de vivre. En fin, dans un troisième temps elles engagent l’ébauche de nouvelles pratiques urbaines à considérer. C’est pourquoi les cabanes des espaces transitoires urbains tiennent un rôle majeur. Elles donnent à voir les marges comme un support de la ville. Un support sur lequelle la vie urbaine vient prendre appui pour se réinventer, rebondir, permuter. La cabane vient donner une visibilité à ces espaces. Elle vient souligner et accompagner les richesses des vies qui se tentent ; à la fois humaines, spatiales, politique, biologique, etc. Elle donne aussi à voir le mouvement, la fragilité et l’impermanence qui habitent la ville. Par leur rencontre avec les formes urbaines fixes, les cabanes rendent compte de la face mole de la ville. Celle des mutations permanentes, imprévisible, celle qui est adaptable, souple, propice à l’émergence de nouvelles formes d’habiter, d’occuper, de penser, etc.
Pour le paysagiste, la cabane l’amène à faire projet avec le mouvement, l’éphémère, à penser avec ce qui est sur place. Elle permet de se tourner vers des individus dont les projets d’aménagement ne sont pas destinés ou encore de proposer de nouvelles façon de vivre la ville, d’appréhender le paysage. Car travailler avec la cabane vient apporter au paysage transitoire une forme, une structure. De ce support lâche et hésitant, elle soutient, propose un appui. Elle n’est pas seulement le refuge à l’humain qui tente de se construire, elle est aussi l’objet permettant de développer et rendre compte du caractère du paysage ; dans son aspect culturel, morphologique, pédagogique, sensationnel, etc. La cabane est un support du petit qui prête à voir grand.
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Bibliographie Reférences littéraires
AGIER Michel, La Jungle de Calais, Paris, Editions PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE – PUF, 2018, 292 pages BARBERIS Dominique, Quelque chose à cacher, Paris, Collection Folio Editions Gallimard, 2009, 192 pages DURAS Marguerite, La pluie d’été, Paris, Collection Folio Editions Gallimard, 1994, 149 pages MACE Marielle, Nos cabanes, Lagrasse, Edition Verdier, 2019, 121 pages MEADOWS Fiona, Habiter le campement, Arles, Edition Actes sud, 2016, 319 pages SANSOT Pierre, La marginalité urbaine, Paris, Editions Rivages, 2017, 123 pages TESSON Sylvain, Dans les forêts de Sibérie : Février-Juillet 2010, Paris, Collection Folio Editions Gallimard, 2013, 304 pages TIBERGHIEN Gilles A., Note sur la nature, la cabane et quelques autres choses, édition augmentée, Paris, Edition du Félin, 2014, 228 pages THOREAU Henry David, Je vivais seul, dans les bois, Paris, Collection Folio Editions Gallimard, 2008, 144 pages THOREAU Henry David, Walden, Paris, Editions Albin Michel, 2017, 448 pages
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Références articles
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Références filmiques
SIMON Claire, Le bois dont les rêves sont faits, 2016, Documentaire couleur, Français, Sophie Dulac distribution, 2h26min
Références artistiques
BUBBLEX, Plug in city, 2000, photomontages informatique couleur ENSAMBLE Studio, structures of Landscapes, Installation In situ, Yellowstone Park in Montana, United States, 2016, Structures béton KAWAMATA Tadachi, Tree Huts, 2010/2013, installations in situ, Paris, place Vendôme et musée Pompidou, structure bois
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Références publiées en ligne :
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LA MAISON QUI CHEMINE, site de l’entreprise [en ligne], consulté le 15 mars 2019, URL https://www.lamaisonquichemine.fr/ PANZONE Valery, « L’Art de la palissade en bois et du terrain vague dans l’œuvre graphique de Chaland… », Blog de la libraire La Comete de Cartage [en ligne], mis en ligne le 19 novembre 2016, consulté le 4 janvier 2019, URL http://lacometedecarthage. blogspot.com/2016/11/lart-de-la-palissade-en-bois-et-du.html TINY HOUSE France, site référence des tiny houses en France [en ligne], consulté le 5 avril 2019, URL www.collectif-tinyhouse.fr
Référence autre
MEADOWS Fiona, « Dans les branches une cabane habitée », exposition Maïf social club, Paris, mars-avril 2019
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