Le pire des monde courrier international

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SCIENCES — LES FAISEURS DE PLUIE INDE — UN RIVAL POUR SHERLOCK HOLMES TERRORISME — L’APPEL DE WOLE SOYINKA N° 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013 courrierinternational.com

Google, Facebook, Apple…

Afrique CFA 2 800 FCFA Algérie 450 DA Allemagne 4,20 € Autriche 4,20 € Canada 6,50 $CAN DOM 4,40 € Espagne 4,20 € E-U 6,95 $US G-B 3,50 £ Grèce 4,20 € Irlande 4,20 € Italie 4,20 € Japon 750 ¥ Maroc 32 DH Norvège 52 NOK Pays-Bas 4,20 € Portugal cont. 4,20 € Suisse 6,20 CHF TOM 740 CFP Tunisie 5 DTU

Moyen-Orient Ceux qui choisissent le chemin de l’exil

LE PIRE DES MONDES

Pourquoi la Silicon Valley ne fait plus rêver M 03183 - 1200 - F: 3,70 E

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Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

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Sommaire

ÉDITORIAL ÉRIC CHOL

En couverture : Dessin d’Ingram Pinn, Londres, pour Courrier international. Yassin Al-Haj Saleh : extrait de la vidéo de Julia Meltzer et David Thorne We Will Live to See These Things, or Five Pictures of What May Come to Pass.

Retrouvez Eric Chol chaque matin à 6 h 55, dans la chronique

“Où va le monde” sur 101.1 FM

à la u ne

Google, Facebook, Apple…

LE PIRE DES MONDES Fini le temps où la Silicon Valley était vue comme un pôle d’excellence, un modèle à exporter. Aujourd’hui, les critiques fusent. Les jeunes entrepreneurs des nouvelles technologies, hier portés aux nues, sont brocardés pour leur suffisance. Et les géants du Net sont accusés de s’enfermer dans une bulle.

p.26

SUR NOTRE SITE

Etats-Unis Un sandiniste à la mairie de New York ? Dans un article qui a fait grand bruit, The New York Times retrace le passé militant de Bill de Blasio, grand favori de l’élection municipale du 5 novembre.

www.courrierinternational.com MOYEN-ORIENT “La Syrie, une guerre médiatique”. Rencontre avec Ammar Abd Rabbo, photoreporter. ÉCONOMIE La mort numérique, un marché lucratif : de plus en plus de sociétés américaines nous proposent de gérer notre vie après la mort. Retrouvez-nous aussi sur Facebbok, Twitter, Google + et Pinterest

France Piqueassiettes : tout un art sans les manières

BUDDY BUDDYHICKERSON HICKERSON

p.34

Certains tueraient père et mère pour s’introduire dans les soirées mondaines. Un ancien ambassadeur d’Albanie en poste à Paris raconte dans Mapo, un quotidien de Tirana, ses rencontres avec ces drôles d’intrus.

360° p.52

LES MILLE ET UNE VIES DE BYOMKESH BAKSHI, DÉTECTIVE BENGALI

Déflagration poétique au royaume du Danemark

p.48

RASMUS SAND HOYER

L

ongtemps elle nous a fait rêver avec ses garages, ses start-up, ses petits génies, son jargon geek et son côté cool. C’était la nouvelle frontière américaine, capable d’inventer des gadgets planétaires. Facebook, Twitter, Google : on s’aperçoit aujourd’hui que ces fabricants d’amis à la chaîne ne sont pas nécessairement vos vrais amis. Car ces marques, qui font la pluie et le beau temps sur les réseaux sociaux, se sont transformées en aspirateurs de données personnelles, qu’elles transforment aussitôt en paquets de dollars. Voilà ce qu’est devenu l’eldorado du high-tech : une machine folle, dotée, certes, d’une avance technologique démesurée, mais avec l’ambition “orwellienne” de voir la science prendre le contrôle sur l’intelligence humaine. Récemment, lors d’une conférence consacrée à l’avenir, un gourou startupien a proposé aux entrepreneurs de la Silicon Valley de faire sécession. Quitter les Etats-Unis, ce pays bureaucratique et si désuet, pour créer une nouvelle société, guidée par la technologie. Encore un illuminé qui devrait rejoindre le mouvement du Tea Party ? Sans doute, mais le côté obscur de la Silicon Valley a depuis belle lurette traversé les océans. Il y a quelques jours, en plein scandale des écoutes de la NSA, les lobbyistes des géants du Net sont même parvenus à convaincre les dirigeants européens de repousser à 2015 leur nouvelle réglementation sur les données personnelles. Une preuve supplémentaire de leur suprématie.

p.36

AMMAR ABD RABBO

Le côté obscur de la Silicon Valley

Un événement médiatique autant que littéraire : à 18 ans, Yahya Hassan, fils d’immigrés palestiniens, règle ses comptes avec la génération de ses parents dans son premier recueil de poèmes.


4.

Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

Sommaire Les journalistes de Courrier international sélectionnent et traduisent plus de 1 500 sources du monde entier : journaux, sites, blogs. Ils alimentent l’hebdomadaire et son site courrierinternational.com. Les titres et les sous-titres accompagnant les articles sont de la rédaction. Voici la liste exhaustive des sources que nous avons utilisées cette semaine : Ha’Aretz Tel-Aviv, quotidien. The Caravan New Delhi, mensuel. The Daily Telegraph Londres, quotidien. Dilema Veche Bucarest, hebdomadaire. Expresso Lisbonne, hebdomadaire. Fokus Stockholm, hebdomadaire. Gazeta.ru (gazeta.ru) Moscou, en ligne. Al-Haqiqah (syriatruth.info) Damas, en ligne. Istoé São Paulo, hebdomadaire. Jornal de Angola Luanda, quotidien. Journal du jeudi Ouagadougou, hebdomadaire. Kompas Jakarta, quotidien. Los Angeles Times Etats-Unis, quotidien. Mapo Tirana, quotidien. Al-Monitor (www.al-monitor.com) Washington, en ligne. La Nación Buenos Aires, quotidien. The New Indian Express Madras, quotidien. The New Republic Washington, bimensuel. The New York Times Etats-Unis, quotidien. The New Zealand Listener Auckland, hebdomadaire. Now. (now.mmedia.me/lb/ar) Beyrouth, en ligne. The Observer Londres, hebdomadaire. Onearth Magazine New York, trimestriel. Plaza Pública (plazapublica.com.gt) Ciudad de Guatemala, en ligne. Politiken Copenhague, quotidien. Premium Times Abuja, quotidien. Público Lisbonne, quotidien. San Francisco Chronicle Etats-Unis, quotidien. Slate (slate.com) New York, Washington, en ligne. Southeast Asia Globe Phnom Penh, mensuel. Süddeutsche Zeitung Munich, quotidien. The Wall Street Journal New York, quotidien.

← Toutes nos sources Chaque fois que vous rencontrez cette vignette, scannez-la et accédez à un contenu multimédia sur notre site courrierinternational.com (ici, la rubrique “Nos sources”).

7 jours dans le monde 6. Espionnage. L’Europe doit tirer les oreilles d’Obama 10. Portrait. Max Boon 12. Controverse. La justice portugaise est-elle néo-colonialiste ?

D’un continent à l’autre — MOYEN-ORIENT 14. Témoignages. Fuir ce monde fou : Israéliens, Libanais ou Syriens 16. Egypte. L’hébreu, langue secrète des boutiquiers — ASIE 18. Cambodge. Femmes de brique et de ciment 20. Inde. Le triomphe de l’irrationnel — AFRIQUE 22. Mali. IBK dans la pétaudière

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24. Nigeria. “Votre fatwa ne s’appliquera jamais ici...” — AMÉRIQUES 26. Etats-Unis. Un sandiniste à la mairie de New York ? 28. Guatemala. Enfants raflés, enfants adoptés — EUROPE 30. Russie. Immigration : priorité aux Slaves 31. Roumanie. Tous ensemble contre les mines d’or 32. Portugal. Panique chez les veuves — FRANCE 34. Ethnologie. Pique-assiettes : tout un art sans les manières 35. Linguistique. Drôle de boycott

A la une 36. Google, Facebook, Apple... Le pire des mondes

Monsieur Madame Bon d’abo x 179,6 mm PRÉNOM + 5 mm fond perdu NOM 90 mm

360° 48. Cinéma. Les mille et une vies de Byomkesh Bakshi, détective bengali 52. Culture. Déflagration poétique au royaume du Danemark 54. Prix Courrier international. Les dix livres finalistes 56. Tendances. Attention, chantier artistique 58. Histoire. Les esclaves brésiliens des nazis

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42. Sciences. Faiseur de pluie, c’est tout un art 44. Economie. L’industrie minière, reine de Suède 46. Médias. De la vente en ligne au journalisme 47. Signaux. Un poids pour le monde

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Edité par Courrier international SA, société anonyme avec directoire et conseil de surveillance au capital de 106 400 €. Actionnaire La Société éditrice du Monde. Président du directoire, directeur de la publication : Antoine Laporte. Directeur de la rédaction, membre du directoire : Eric Chol. Conseil de surveillance : Louis Dreyfus, président. Dépôt légal Octobre 2013. Commission paritaire n° 0712c82101. ISSN n°1154-516X Imprimé en France/Printed in France Rédaction 6-8, rue Jean-Antoine-de-Baïf, 75212 Paris Cedex 13 Accueil 33 (0)1 46 46 16 00 Fax général 33 (0)1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0)1 46 46 16 02 Site web www.courrierinternational. com Courriel lecteurs@courrierinternational.com Directeur de la rédaction Eric Chol Rédacteurs en chef Jean-Hébert Armengaud (16 57), Claire Carrard (édition, 16 58), Odile Conseil (déléguée 16 27), Rédacteurs en chef adjoints Catherine André (16 78), Raymond Clarinard, Isabelle Lauze (hors-séries, 16 54) Assistante Dalila Bounekta (16 16) Rédactrice en chef technique Nathalie Pingaud (16 25) Direction artistique Sophie-Anne Delhomme (16 31) Directeur de la communication et du développement Alexandre Scher (16 15) Conception graphique Javier Errea Comunicación Europe Catherine André (coordination générale, 16 78), Danièle Renon (chef de service adjointe Europe, Allemagne, Autriche, Suisse alémanique, 16 22), Gerry Feehily (Royaume-Uni, Irlande, 16 95), Lucie Geffroy (Italie, 16 86), Nathalie Kantt (Espagne, Argentine, 16 68), Iwona Ostapkowicz (Pologne, 16 74), Caroline Marcelin (chef de rubrique, France,17 30), Iulia Badea-Guéritée (Roumanie, Moldavie, 19 76), Wineke de Boer (Pays-Bas), Solveig Gram Jensen (Danemark, Norvège), Alexia Kefalas (Grèce, Chypre), Mehmet Koksal (Belgique), Kristina Rönnqvist (Suède), Agnès Jarfas (Hongrie), Mandi Gueguen (Albanie, Kosovo), Miro Miceski (Macédoine), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie, BosnieHerzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Katerina Kesa (Estonie) Russie, est de l’Europe Laurence Habay (chef de service, 16 36), Alda Engoian (Caucase, Asie centrale), Larissa Kotelevets (Ukraine) Amériques Bérangère Cagnat (chef de service, Amérique du Nord, 16 14), Gabriel Hassan (Etats-Unis, 16 32), Anne Proenza (chef de rubrique, Amérique latine, 16 76), Paul Jurgens (Brésil) Asie Agnès Gaudu (chef de service, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Christine Chaumeau (Asie du Sud-Est, 16 24), Ingrid Therwath (Asie du Sud, 16 51), Ysana Takino (Japon, 16 38), Kazuhiko Yatabe (Japon), Zhang Zhulin (Chine, 17 47), Elisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées) Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service, 16 69), Ghazal Golshiri (Iran), Pascal Fenaux (Israël), Philippe Mischkowsky (pays du Golfe), Pierre Vanrie (Turquie) Afrique Sophie Bouillon (16 29), Hoda Saliby (chef de rubrique Maghreb, 16 35), Chawki Amari (Algérie) Transversales Pascale Boyen (chef des informations, Economie, 16 47), Catherine Guichard (Economie, 16 04), Anh Hoà Truong (chef de rubrique Sciences et Innovation, 16 40), Gerry Feehily (Médias, 16 95), Virginie Lepetit (Signaux) Magazine 360° Marie Béloeil (chef des informations, 17 32), Virginie Lepetit (chef de rubrique Tendances, 16 12), Claire Maupas (chef de rubrique Insolites 16 60), Raymond Clarinard (Histoire), Catherine Guichard Ils et elles ont dit Iwona Ostapkowicz (chef de rubrique, 16 74) Site Internet Hamdam Mostafavi (chef des informations, responsable du web, 17 33), Carolin Lohrenz (chef d’édition, 19 77), Carole Lyon (rédactrice multimédia, 17 36), Paul Grisot (rédacteur multimédia, 17 48), Pierrick VanThé (webmestre, 16 82), Marie-Laëtitia Houradou (responsable marketing web, 1687), Patricia Fernández Perez (marketing) Agence Courrier Sabine Grandadam (chef de service, 16 97) Traduction Raymond Clarinard (rédacteur en chef adjoint), Hélène Rousselot (russe), Isabelle Boudon (anglais, allemand), Françoise Escande-Boggino (japonais, anglais), Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois), Julie Marcot (anglais, espagnol, portugais), Marie-Françoise Monthiers (japonais), Mikage Nagahama (japonais), Ngoc-Dung Phan (anglais, italien, vietnamien), Olivier Ragasol (anglais, espagnol), Danièle Renon (allemand), Mélanie Sinou (anglais, espagnol), Leslie Talaga (anglais, espagnol) Révision Jean-Luc Majouret (chef de service, 16 42), Marianne Bonneau, Philippe Czerepak, Fabienne Gérard, Françoise Picon, Philippe Planche, Emmanuel Tronquart (site Internet) Photographies, illustrations Pascal Philippe (chef de service, 16 41), Lidwine Kervella (16 10), Stéphanie Saindon (16 53) Maquette Bernadette Dremière (chef de service), Catherine Doutey, Nathalie Le Dréau, Gilles de Obaldia, Josiane Petricca, Denis Scudeller, Jonnathan Renaud-Badet, Alexandre Errichiello, Céline Merrien (colorisation) Cartographie Thierry Gauthé (16 70) Infographie Catherine Doutey (16 66) Calligraphie Hélène Ho (Chine), Abdollah Kiaie (Inde), Kyoko Mori (Japon) Informatique Denis Scudeller (16 84) Directeur de la production Olivier Mollé Fabrication Nathalie Communeau (directrice adjointe), Sarah Tréhin (responsable de fabrication) Impression, brochage Maury, 45330 Malesherbes Ont participé à ce numéro Torunn Amiel, Jean-Baptiste Bor, Isabelle Bryskier, Nicolas Gallet, Marion Gronier, Mira Kamdar, Valentine Morizot, Corentin Pennarguear, Mélody Piu, Hélène Rousselot, Leslie Talaga, Isabelle Taudière, Anne Thiaville, Nicole Thirion Publicité M Publicité, 80 boulevard Blanqui, 75013 Paris, tél. : 01 57 28 20 20 Directrice générale Corinne Mrejen Directeur délégué David Eskenazy (david.eskenazy@mpublicite.fr, 38 63) Directeurs de clientèle Hedwige Thaler (hedwige.thaler@mpublicite.fr, 38 09), Laëtitia de Clerk (laetitia.declerk@ mpublicite.fr, 38 11) Chef de publicité Marjorie Couderc (marjorie.couderc @ mpublicite.fr, 37 97) Assistante commerciale Carole Fraschini (carole.fraschini @mpublicite.fr, 3868) Régions Eric Langevin (eric.langevin @mpublicite. fr, 38 04) Annonces classées Cyril Gardère (cyril. gardere@mpublicite.fr, 38 88) Site Internet Alexandre de Montmarin (alexandre.demontmarin@ mpublicite.fr, 37 45) Secrétaire général Paul Chaine (17 46) Assistantes Claude Tamma (16 52), Sophie Nézet (partenariats, 16 99), Sophie Jan Gestion Bénédicte MenaultLenne (responsable, 16 13) Comptabilité 01 48 88 45 02 Responsable des droits Dalila Bounekta (16 16) Ventes au numéro Responsable publications Brigitte Billiard Direction des ventes au numéro Hervé Bonnaud Chef de produit Jérôme Pons (0 805 05 01 47, fax : 01 57 28 21 40) Diffusion internationale Franck-Olivier Torro (01 57 28 32 22) Promotion Christiane Montillet Marketing Sophie Gerbaud (directrice, 16 18), Véronique Lallemand (16 91), Lucie Torres (17 39), Romaïssa Cherbal (16 89) Modifications de services ventes au numéro, réassorts Paris 0805 05 01 47, province, banlieue 0 805 05 0146 Service clients Abonnements Courrier international, Service abonnements, A2100 - 62066 Arras Cedex 9. 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6.

7 jours dans le monde.

Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

↓ “C’est Merkel au téléphone, elle est très en colère !” Dessin de Chappatte paru dans l’International New York Times, Paris.

DIPLOMATIE

Obama doit se faire tirer les oreilles La mise sur écoute des dirigeants européens par la NSA reflète le profond déséquilibre entre les alliés. Pourtant, Paris et Berlin auraient tout intérêt à s’émanciper de Washington. (extraits) Munich

C

’est avec retenue que les grands d’Europe se sont consultés [lors du Conseil européen des 24-25 octobre] à Bruxelles sur les écoutes du téléphone d’Angela Merkel. Mais derrière leur pragmatisme se dissimulaient des bouffées de colère. Colère face aux Etats-Unis et leurs services obsessionnels. Colère face à l’outrecuidance du président Obama. Une chose est désormais claire : dans nos échanges avec les EtatsUnis, nous devons calculer dans une nouvelle devise, une devise où l’amitié et la confiance ne valent pas grand-chose. Pas de bonus pour les alliés. Seule compte la défense de son intérêt, sans concessions. Si l’on fait exception des sentiments de colère, cette opération de renseignement électronique trahit un mépris qui reflète totalement la réalité politique des relations transatlantiques. Manifestement,

Un attentat suicide place Tian’anmen ? CHINE — La célèbre place de Pékin a été le théâtre d’un acc ident qu i pourrait s’avérer un attentat suicide, le 28 octobre à midi. Une Jeep est venue s’encastrer dans l’un des cinq ponts de pierre menant à la Cité interdite, a explosé puis a pris feu. Cinq personnes ont été tuées et 38 passants, dont des touristes étrangers (deux Philippins et un Japonais), ont été blessés. Parmi les passagers

personne à Washington ne craignait qu’il y ait de graves répercussions si les écoutes venaient à être éventées. Cela tient surtout au fait que l’Allemagne ne peut infliger aucun dommage aux EtatsUnis. Ou, pour le dire autrement : les Etats-Unis n’attendant apparemment pas grand-chose de leur partenariat avec Berlin, le risque est minime. Dans le grand jeu géostratégique auquel se livrent les Etats-Unis, l’Allemagne est à peine considérée : l’intervention en Libye ? Sans l’Allemagne. La Syrie, l’Egypte, le Proche-Orient ? Pas à l’ordre du jour en Allemagne. Au moins quand même un peu d’influence en Russie ? L’Allemagne n’en a guère. Un peu plus de résolution face à la Chine en dépit de tous ses attraits économiques ? Rien à espérer de l’Allemagne de ce côté-là. Une alternative européenne sans ambiguïté dans le domaine de la politique de sécurité, y compris dans le secteur des armées, du renseignement, des pressions commerciales, de la voiture, tous décédés selon le quotidien hongkongais Ming Pao, au moins deux étaient des Ouïgours, habitants de la région du Xinjiang, dans le nord-ouest de la Chine, originaires de Lukeqin, où l’attaque d’un commissariat avait fait une trentaine de morts en juin 2013. Tout commentaire de cet incident sur Internet a été censuré par l’Etat chinois.

Un symbole de résistance POLOGNE — Premier chef de gou-

vernement non communiste de la Pologne d’après-guerre, Tadeusz Mazowiecki, décédé le 28 octobre à l’âge de 86 ans, était avant tout une autorité morale. “En août 1980,

des aides financières, des médiations ? Oui, mais alors de façon très, très limitée. Si c’est à présent l’intention de la chancelière et du président français de régler contractuellement leurs affaires d’espionnage avec les Etats-Unis, alors cette déclaration d’intention n’est qu’une nouvelle preuve de leur impuissance. S’il faut commencer par prier les Etats-Unis de bien vouloir discuter, on ne peut guère s’attendre à de grands résultats. Quand bien même un accord serait conclu, qui garantirait son respect par les services américains ? Quelles sanctions Paris et Berlin pourraient-ils brandir ? Il existe quelques leviers pour négocier : il faudrait suspendre les accords Swift [qui permettent aux autorités américaines d’accéder aux données bancaires européennes

stockées sur le réseau Swift dans le cadre de la lutte contre le terrorisme]. Le gouvernement devrait étudier l’impact symbolique d’une fermeture des installations de la NSA ou de la CIA sur le territoire allemand. Les symboles sont toutefois une arme à double tranchant : les services européens sont si dépendants des Américains que les dommages pourraient rapidement l’emporter. Il en va de même de l’accord de libre-échange. Ce que cette affaire révèle de vraiment humiliant, c’est la différence de puissance entre ces pays. Ce n’est pas une découverte, mais c’est peut-être une motivation pour sortir de la dépendance. Pour l’Allemagne, cette exigence relèverait du bon sens politique. —Stefan Kornelius Publié le 26 octobre

il a été à l’origine de la lettre ouverte des intellectuels pour défendre les ouvriers des chantiers navals de Gdansk”, note le journal Gazeta Wyborcza. Elu Premier ministre en août 1989, il accompagna la transition du pays vers la démocratie. Rapporteur de l’ONU pour l’ex-Yougoslavie de 1992 à 1995, il démissionna après le massacre de Srebrenica pour protester contre l’immobilisme de la communauté internationale.

du mouvement popul i s t e A NO (18 , 6 5 % ), Association des citoyens mécontents aux législat ives a nt icipées des 25 et 26 octobre. Le milliardaire tchèque Andrej Babis a créé la surprise en arrivant à la deuxième place derrière le Parti social-démocrate (20,45 %).

Babis, le populiste RÉPUBLIQUE TCHÈQUE —

“Comment Babis va changer la Tchéquie”, titre l’hebdomadaire Respekt, après le très bon score

SOURCE SÜDDEUTSCHE ZEITUNG Munich, Allemagne Quotidien, 400 750 ex. sueddeutsche.de Le “Journal du sud de l’Allemagne” compte parmi les grands titres “suprarégionaux” du pays. Libéral, de tendance centre gauche, réputé pour sa rigueur éthique et ses talents d’investigation, il touche un lectorat cultivé. Avec son magazine et son édition du week-end, il allie information, reportages et divertissement avec succès (+ 25 % de diffusion).

sans appartenance religieuse. Les parents de Ghadi ont eu l’autorisation de rayer la mention religion sur le registre de l’état civil, rapporte L’Orient-Le-Jour. Un an auparavant, le couple avait bataillé ferme pour pouvoir se marier civilement. “Autant l’enregistrement de notre mariage s’était révélé un long parcours semé d’embûches, autant l’enregistrement de notre fils a été facile et rapide”, raconte le père, qui espère que l’initiative fera… des bébés.

Premier bébé sans foi LIBAN — C’est une première pour ce pays régi par un système confessionnel : la naissance d’un bébé

CARO, SUISSE

—Süddeutsche Zeitung



7 JOURS

8.

Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

LE GRAPH DE LA SEMAINE

La guerre à distance… à outrance Les victimes estimées des drones américains au Pakistan

20 janvier 2009 Prise de fonction d’Obama

BUSH 150 RESPONSABLES D’AL-QAIDA ET LEADERS TALIBANS (OU PRÉSUMÉS) TALIBANS ET MEMBRES D’AL-QAIDA CIVILS 100

2008

2010

Début d’une vaste offensive de l’armée pakistanaise contre les mouvements islamistes, qui dure jusqu’en 2010 août Démission du président Pervez Musharraf septembre Attentat contre l’hôtel Marriott d’Islamabad

mai Attaque terroriste d’un Pakistanais contre Times Square (New York) juillet - septembre Des inondations ravagent le Pakistan – extension de l’insurrection islamiste

OBAMA 2013 21 janvier Second mandat d’Obama mai Le président annonce un “encadrement” de l’utilisation des drones censé limiter les pertes civiles

2011 mai Raid américain contre Oussama Ben Laden

2004

50

Début du conflit entre l’armée pakistanaise et les mouvements islamistes dans le nord-ouest du Pakistan juin Première attaque enregistrée de drones

2007 décembre Assassinat de Benazir Bhutto, ancienne Premier ministre en campagne pour les législatives

0 2004

2005

2006

2007

2008

Selon plusieurs études, entre 2 000 et 4 700 personnes ont été tuées depuis 2004 par des drones américains dans les Zones tribales du Nord-Ouest pakistanais, bastion des talibans et groupes liés à Al-Qaida. Mercredi 23 octobre, le Premier ministre pakistanais, Nawaz Sharif, a réclamé officiellement à Barack Obama l’arrêt des frappes de ces avions pilotés à distance. La veille, l’ONG Amnesty international publiait un rapport très critique, jugeant que Washington “s’arroge[ait] le droit

2009

2010

2011

Lou Reed, mon prophète Quarante ans après sa bar-mitsva et le premier 45-tours du leader du Velvet Underground, le journaliste Noah Efron rend un vibrant hommage à celui qui a “sauvé” sa vie. —Ha’Aretz (extraits), Jérusalem

KICHKA, I24NEWS, TEL-AVIV

2013

de tuer”. Après avoir fait campagne en 2008 contre la guerre en Irak et rejeté le concept de Bush de “guerre totale contre le terrorisme”, Barack Obama, une fois élu président, a mis en place sa propre stratégie antiterroriste, qui consiste à limiter les pertes américaines sur le terrain, systématisant et amplifiant l’utilisation des drones mise en place par son prédécesseur. Une pratique dorénavant considérée par le Pakistan comme une violation de sa souveraineté.

CULTURE

J

2012

’ai eu deux éducations juives, l’une dispensée par des rabbins, l’autre par Lou Reed. Walk on the Wild Side est sorti deux semaines avant ma bar-mitsva et j’ai acheté le 45-tours avec l’argent que mes parents m’avaient autorisé à prendre sur celui qu’on m’avait donné, avant de le placer “pour l’avenir”. J’ai mis le disque sur lecture automatique et je l’ai tellement passé en boucle que les paroles me viennent encore facilement quarante ans après. Pour un gamin fréquentant une yeshiva [centre d’étude de la Torah et du Talmud], le monde haut en couleur que décrivaient ces textes était magnétique, tour à tour fascinant et répugnant. “Holly est venu de Miami, Floride/A traversé les Etats-Unis en stop/S’est épilé les sourcils en chemin/Rasé les jambes et est devenue elle.” Allongés sur le dos sur

mon épais tapis, mes amis et moi analysions la chanson avec une rigueur talmudique, repérions les allusions et décodions les références. Ce n’était pas la confusion des sexes (ni le sexe ni les drogues) qui nous laissait pantois – nous avions quand même 13 ans et nous avions appris quelques trucs dans la cour de récréation –, c’était l’acceptation de Reed de tout cela, son affection sans artifice pour les phénomènes, les junkies et les marginaux. Bien entendu, ce qui changeait tout pour nous, c’est que Reed était juif. Il devint notre contre-Juif. Le judaïsme de nos rabbins était le judaïsme de l’obéissance aux règles ; Reed était un Juif qui violait les règles. Le judaïsme que nous connaissions enseignait la rectitude, Reed n’en avait rien à foutre. Notre judaïsme snobait toute personne au-delà des quatre coudées de notre monde étroit ; Reed adorait les travestis. Le grand sociologue Max Weber a

écrit que les religions étaient dominées par les prêtres et les prophètes : les prêtres veillaient au maintien du statu quo, les prophètes le pervertissaient. Lou Reed a été mon prophète. Il m’a montré que les règles sont faites pour être violées autant que pour être suivies, que les traditions sont faites pour être bouleversées autant que pour être préservées, qu’on peut prêter allégeance au bizarre et à l’étranger autant qu’au familier et au familial, et qu’on peut apprendre du péché comme de la vertu. Il serait exagéré de dire que j’ai passé quarante ans à essayer de trouver l’équilibre entre les rabbins et Reed, mais à peine. En ce moment, quelques heures après l’annonce de sa mort, il semble juste de dire que grâce à Lou Reed ma vie, comme celle de tant d’autres personnes, a été sauvée par le rock’n’roll. —Noah Efron Publié le 28 octobre

SUR LE WEB courrierinternational.com “Toi tu t’appelles Lou Reed”, l’hommage du chroniqueur libanais de L’Orient-Le-Jour Ziyad Makhoul au rocker décédé le 27 octobre.


7 JOURS.

Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

ARGENTINE

ILS PARLENT DE NOUS

L’ombre du péronisme plane toujours

STEFANO MONTEFIORI correspondant du quotidien italien Corriere della Sera.

Les candidats de l’opposition se sont imposés dans les principales villes du pays lors des élections législatives du 27 octobre. Mais ils doivent s’unir pour devenir une vraie force politique.

“Les écologistes devraient démissionner”

—La Nación Buenos Aires

L

Pour calmer la fronde des Bretons, le gouvernement a annoncé le 29 octobre une suspension de cette écotaxe. Qu’en pensez-vous ? Là, on est dans la démonstration de ce que les Verts craignent le plus : que l’on considère l’écologie comme un luxe. Ça me fait penser à la petite phrase de Sarkozy, en 2011, “l’environnement, ça commence à bien faire”. On constate que l’entente gouvernementale PS-EELV est de plus en plus fragile. Sur beaucoup de sujets, les Verts sont très critiques à l’égard de la ligne du gouvernement. A propos des Roms, Cécile Duflot [ministre du Logement] a eu des mots très durs à l’égard de Manuel Valls. La cohérence aurait voulu qu’elle démissionne ou que Jean-Marc Ayrault fasse preuve d’autant de fermeté qu’à l’encontre de Delphine Batho [ministre de l’Ecologie, remerciée en juin]. Ça ne pourra pas tenir longtemps.

L’écotaxe, la révision du plan sur les prélèvements sur l’épargne, l’affaire Leonarda, etc. Les reculades et les cafouillages se multiplient. Quelle est l’image du gouvernement et du président de la République en Italie ? François Hollande n’est pas très populaire en Italie. Il a surtout été très critiqué pour sa gestion de l’affaire Leonarda : il a choisi le compromis en autorisant Leonarda à rentrer seule, sans sa famille, et il a ainsi fait preuve de faiblesse et de manque d’humanité. Face à la crise et au chômage, Hollande et le gouvernement français donnent l’impression d’être impuissants.—

DR

Le week-end dernier, des manifestants bretons ont violemment exprimé leur colère contre l’écotaxe (prélevée sur les poids lourds) qui doit entrer en vigueur le 1er janvier. Cela vous a-t-il étonné ? Pas du tout. A l’étranger, les Français ont la réputation de manifester avec violence, et a fortiori les Bretons, notamment depuis les manifestations de pêcheurs, à Rennes, en 1994. D’un point de vue médiatique, j’ai même trouvé que le fait de sonner le tocsin et de coiffer des bonnets rouges était plutôt bien joué. C’est très photogénique.

9

e kirchnérisme, qui avait récolté un peu plus de 54 % des voix lors de l’élection présidentielle de 2011, est tombé aux alentours de 30 % après les élections législatives du 27 octobre. Les deux années de transition de la présidente Cristina Fernández de Kirchner [jusqu’à la présidentielle de 2015] ne seront pas de tout repos. Cependant, parler aujourd’hui de la fin d’un cycle serait une grave erreur. Si cycle il y a eu au cours des trois dernières décennies – depuis le retour de la démocratie [en 1983] –, il n’y en a eu qu’un. Et c’est celui de l’hégémonie péroniste. Les presque six années de présidence de Raúl Alfonsín [1983-1989] et les deux ans de celle de Fernando de la Rúa [1999-2001] n’ont été que des perturbations mineures. Que le péronisme dirige un Etat maquillé de néolibéralisme

21

C’est le nombre d’années qu’aura duré au Mozambique le cessez-le-feu – signé en 1992 entre la Résistance nationale mozambicaine (Renamo) et le Front de libération du Mozambique (Frelimo), désormais au pouvoir. Le 21 octobre, le dirigeant de la Renamo, groupe rebelle aujourd’hui reconverti en partie d’opposition, annonçait : “La paix est finie.” Le lendemain, il revendiquait l’attaque d’un commissariat, dans le centre du pays, pour réclamer une meilleure répartition des richesses au sein de la nation. “Personne ne peut s’approprier la paix”, a réagi le président Armando Guebuza dans le quotidien d’Etat Noticías pour dénoncer ces nouvelles violences.

ou travesti par le populisme de gauche [comme l’incarne Kirchner], il reste le parti du pouvoir. Sans lui, nous assure le bon sens, personne ne peut gouverner. Aujourd’hui, l’apparition de Sergio Massa [il a quitté le kirchnérisme, il aspire à devenir président et son parti a recueilli 44 % des voix dans la province de Buenos Aires] marque l’entrée en scène d’un nouveau protagoniste : le péronisme modéré, peut-être “républicain”, vers lequel migreront la plupart des péronistes. La décadence argentine va-t-elle s’accentuer ? Peut-être pas. Ce qui est sûr, c’est que le mythe de l’éternel retour, lui, va se renforcer. Nous sommes convaincus, qu’une offre alternative authentique, capable de rivaliser avec le péronisme, rendrait notre système politique plus efficace, voire (qui sait ?) contribuerait à rendre notre pays plus juste et plus moderne. Ne parlons pas de pacte ni d’alliance. Il s’agirait plutôt d’une

plateforme de consensus ou d’unité, qui commencerait par coordonner ses actions dans ce nouveau Congrès (Assemblée et Sénat), qui contribuerait à la gouvernance et qui ref userait toute v iolence institutionnelle. En approfondissant ses accords, cette force pourrait dès la fin 2014 présenter les grandes lignes de son programme, puis désigner un candidat commun à la présidentielle. D’abord le programme, ensuite le candidat. Il existe en Argentine trois partis ou groupes de partis [ceux qui ont gagné les dernières élections, du centre droit au centre gauche de l’échiquier politique] aptes à partager cet espace. Cela exige ouverture d’esprit, générosité et vision d’avenir. En attendant, tant que la mesquinerie et le manque d’imagination prédomineront dans l’opposition, nous resterons suspendus à la même éternelle rengaine péroniste. —Luis Gregorich Publié le 28 octobre


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7 JOURS

Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

ILS/ELLES ONT DIT

ILS FONT L’ACTUALITÉ

Grièvement blessé par un attentat suicide, à Jakarta, il y a quatre ans, ce Néerlandais amoureux de l’Indonésie est récemment revenu dans ce pays pour assister les autres victimes d’attentats et convertir les terroristes à la paix.

—Kompas (extraits) Jakarta

C

’est avec un sourire chaleureux que Max Boon nous accueille dans la localité de Ledokombo, à Java-Est. Le voilà enfin de retour en Indonésie. D’un pas chancelant, ses mains prenant appui sur l’épaule d’un ami, il marche sur un chemin sablonneux de ce village situé au pied du volcan Ijen. “J’ai encore besoin de m’habituer à mes jambes artificielles”, dit-il. Max Boon est l’une des centaines de victimes des actes terroristes perpétrés en Indonésie. Il a été grièvement blessé lors du double attentat suicide contre l’hôtel JW Marriott et le RitzCarlton de Jakarta, le 17 juillet 2009. Ce matin-là, ce jeune consultant en affaires né en 1975 à Venray, une bourgade des PaysBas, prenait un petit déjeuner avec ses collègues. “Quatre d’entre eux sont morts sur le coup. Juste après l’explosion, j’ai perdu connaissance et, quand je suis revenu à moi, j’ai vu que mes deux jambes étaient sectionnées et qu’une partie de mon corps était brûlé. J’avais tellement mal que j’avais envie de mourir. Et pourtant j’ai crié deux choses : ‘Pourquoi ?’ et ‘J’aime toujours l’Indonésie !’” dit-il. Max Boon travaillait alors depuis cinq ans dans l’archipel, ébloui par la beauté de la nature et touché par la gentillesse des habitants. Il s’était même lancé dans une campagne pour redorer l’image de l’Indonésie dans le monde. Une image conditionnée par les médias étrangers, associant toujours l’Indonésie avec les catastrophes. “Je me sentais appartenir à ce pays. Et encore plus après l’attentat, lorsque j’ai reçu des aides financières de la part de nombreux citoyens indonésiens”, ajoute-t-il. Sa douleur a atteint son paroxysme lorsqu’il a dû quitter l’Indonésie pour se faire soigner à Singapour, avant de retourner aux Pays-Bas pour une période

↑ Max Boon. Dessin d’Ajubel, (Espagne ) pour Courrier international.

de rééducation physique et de rétablissement psychologique. Pendant tout ce temps, Max Boon n’a eu qu’une envie : retourner en Indonésie pour réaliser deux missions. D’abord, transmettre un message de paix aux terroristes et aux citoyens du monde en général. Ensuite, réconforter les victimes et les réconcilier avec elles-mêmes. Parce qu’il ne supporte pas de voir des personnes qui ont subi le même sort que lui s’enfoncer dans le désespoir et garder en elles du ressentiment ou de la haine envers les terroristes. Selon lui, les terroristes sont aussi des victimes. Il veut aider les victimes à devenir des ambassadeurs de la lutte contre le terrorisme. Mais ce n’est pas une tâche facile. En Indonésie, les victimes sont plus de six cents ; Max Boon en a déjà identifié cent cinquante. Il y a en plus beaucoup d’autres victimes “collatérales”, comme les femmes qui ont perdu

leur mari dans les attentats, ou les enfants leurs parents. Max Boon souhaite que toutes ces personnes puissent se rencontrer à travers l’Alliance indonésienne pour la paix (Aida), une association qu’il vient de fonder. Au sein de cette alliance, les victimes peuvent s’entraider et se redonner mutuellement courage. Beaucoup n’ont pas reçu de soins adéquats – médicaux, psychologiques et financiers – de la part du gouvernement indonésien et vivent encore dans la peur. Max Boon estime qu’il a eu beaucoup de chance. Il a bénéficié pendant une année d’une aide médicale gratuite de la part du gouvernement néerlandais. Puis d’une thérapie pour retrouver son équilibre mental. Il observe par ailleurs que nombre de victimes indonésiennes ont perdu leur travail. Il veut leur offrir une formation pour qu’elles puissent devenir financièrement autonomes. Avec plusieurs amis indonésiens, tels que Farha Ciciek [fondatrice de Rahima, une association pour le droit des femmes musulmanes et le pluralisme], Max Boon se bat pour toucher le cœur des donateurs afin de financer les activités d’Aida. Il s’efforce aussi de faire prendre conscience au gouvernement indonésien de sa part de responsabilité dans ce travail de soutien aux victimes du terrorisme. Il sait très bien que la durée de ce combat ne se compte pas en jours mais en années. Mais il s’est promis de ne pas perdre courage parce qu’il y va de son amour pour l’Indonésie et de son rêve de paix dans le monde. —Runik Sri Astuti Publié le 17 septembre Max Boon, 38 ans. Passionné depuis toujours par l’Indonésie, ce consultant néerlandais s’y installe en 2004. En 2009, l’attentat suicide contre l’hôtel Marriott, à Jakarta, le prive de ses deux jambes. Soigné à Singapour et aux Pays-Bas, il est récemment revenu dans son pays de cœur pour y promouvoir la paix.

ÉCARTÉ

“Ma famille me dit que je ne reconnaîtrais pas Moscou : il y a un tas de nouveaux immeubles, les gens ont changé, ils font moins soviétiques.” Mikhaïl Khodorkovski, exoligarque et ex-patron du groupe pétrolier Ioukos, achève sa dixième année en prison. Condamné pour “escroquerie et fraude fiscale” ainsi que pour “vol de pétrole et blanchiment”, il devrait être libre en août 2014. (The New York Times, Etats-Unis)

LIANT

“Le Kosovo est la Turquie, la Turquie est le Kosovo”, a déclaré le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan, en visite au Kosovo le 23 octobre, provoquant des protestations en Serbie. Le traducteur officiel d’Erdogan a expliqué que son chef voulait simplement dire à quel point le peuple turc et le peuple albanais se sentaient à l’aise l’un chez l’autre. (Shekulli, Tirana)

POLYVALENT

“Je crois que je suis bien meilleur peintre qu’acteur”, explique le comédien américain Sylvester Stallone, qui expose actuellement une rétrospective de ses œuvres au Musée russe de Saint-Pétersbourg. (BBC, Londres)

ALERTÉE

“Nos services de police et de renseignement mènent une enquête”, rassure Joëlle Milquet, ministre de l’Intérieur belge, à propos d’un camp dans les Ardennes – ‘piscine et sauna compris’ – organisé du 25 octobre au 1er novembre par l’islamiste belge Abou Moussa. Des hommes avaient participé à ce genre de remise en forme avant de partir en Syrie. (La Libre Belgique, Bruxelles)

NEMENOV/AFP - DIEFFEMBACQ/AFP

Max Boon Bienvenue chez les Indonésiens



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Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

↙ Dessin de Tiounine, paru dans Kommersant, Moscou.

CONTROVERSE

La justice portugaise est-elle néo-colonialiste ? Des tensions diplomatiques ont éclaté entre le Portugal et l’Angola au sujet d’une enquête menée par la justice portugaise sur des affaires de corruption impliquant de hauts responsables du régime angolais.

OUI

Les Portugais doivent demander pardon —Jornal de Angola Luanda

L

a colonisation portugaise en Angola, sous couvert d’être une colonisation “de peuplement”, a toujours été marquée par une volonté d’exploitation. Outre l’exploitation de la force de travail des populations locales, elle avait aussi pour objectif marqué l’exploitation des richesses naturelles et, à une certaine période, le trafic d’êtres humains, soumis au régime sordide de l’esclavage. Aujourd’hui, ce pays très pauvre qu’est le Portugal rabroue ses ex-colonies en s’érigeant en champion des valeurs de la démocratie européenne ; se berçant d’illusions, il assure aussi ne pas souffrir des effets toxiques de la corruption et être immunisé contre les agents corrompus, corrupteurs ou corruptibles. Mais c’est se voiler la face : les exemples de figures politiques, de parlementaires et de personnalités publiques portugais corrompus au plus haut point sont flagrants. Du haut de quelle supériorité morale le Portugal se permet-il de donner des leçons en la matière à ses anciennes colonies ? Faites ce que je dis, pas ce que je fais ? L’attitude de la presse portugaise et

de nombreuses personnalités portugaises qui ont fustigé de façon irrationnelle les excuses présentées à l’Angola par l’un de leurs dirigeants [Rui Machete, le ministre des Affaires étrangères lusitanien, a officiellement présenté ses excuses à l’Etat angolais et relativisé l’enquête judiciaire de la justice portugaise sur des affaires de blanchiment d’argent impliquant des responsables du régime angolais] n’est rien d’autre que l’expression de l’humiliation que suscitent en eux ces quelques mots adressés au peuple angolais. Car il faut dire la vérité : cette attitude s’explique moins par la violation de la séparation des pouvoirs telle que la définit la Constitution portugaise que par l’humiliation que représentent des excuses aux Angolais. Ces gens ont un orgueil si démesuré que jamais ils n’ont pu demander pardon ni présenter des excuses au peuple angolais pour les mauvais traitements, l’humiliation et le déshonneur infligés durant toutes ces années de dictature et d’exploitation coloniale. L’hypocrisie des arguments avancés n’est rien de plus que l’arbre qui cache la forêt marécageuse de la politique portugaise. Il n’y aurait rien d’anormal à ce que les dirigeants et le monde politique portugais aient, en conscience, l’humilité de demander pardon et de présenter de sincères excuses non seulement au peuple angolais, mais aussi à tous les peuples de leurs anciennes colonies. Ce sont ces peuples qui, tous ensemble, ont permis à ces messieurs les politiciens de Lisbonne d’être aujourd’hui aussi regardants sur le respect de la séparation des pouvoirs. —Carlos Pombares Publié le 10 octobre

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Il faut lutter contre la corruption —Expresso (extraits) Lisbonne

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vant tout, je tiens à lever un doute : je suis un anticolonialiste convaincu. Je suis contre toutes les formes de colonialisme, qu’il soit néo- ou ancien, qu’il passe par les armes ou par l’argent. Les Portugais se sont montrés tout aussi criminels dans leur colonisation que tous les autres empires coloniaux. Ils ont été et demeurent aussi racistes que peut l’être n’importe quel peuple. Le doute étant levé, je peux passer au triste épisode qui a culminé par les excuses inacceptables du ministre des Affaires étrangères portugais et les menaces de José Eduardo dos Santos [le président de l’Angola] contre le Portugal. La justice portugaise enquête sur plusieurs dirigeants politiques et hommes d’affaires angolais. Si certains d’entre eux sont connus pour avoir amassé une fortune que ne peuvent expliquer ni leurs fonctions officielles ni un patrimoine familial, et bien qu’une grande part de leurs activités passent par le Portugal, nul ne peut dire si ces investigations sont justifiées ou non. Seuls sont en droit de le faire les magistrats chargés de ces affaires. Le gouvernement portugais n’a pas à présenter d’excuses parce qu’il possède un système judiciaire indépendant et ne fait rien

pour entraver son action. Les Portugais doivent en être fiers, et le gouvernement n’a pas à se prononcer sur des sujets qui ne le regardent pas. Encore moins en public. Et moins encore pour présenter des excuses. Que les Angolais ne s’y trompent pas : la raison pour laquelle le gouvernement portugais présente ses excuses n’a rien à voir avec eux ni avec leur gouvernement. Ici nécessité fait loi : il existe un Portugal qui a besoin de l’argent des Angolais, qui veut plaire à leur dictateur et à ceux qui spolient le peuple angolais. Mais en réalité la majorité des Portugais ne voit pas un centime de l’argent engrangé par les banques ou entreprises portugaises qui investissent en Angola, où se retrouvent bien, en revanche, les intérêts du Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA) [le parti du président José Eduardo Dos Santos, qui contrôle par ailleurs de très près le Jornal de Angola, le seul quotidien publié en Angola] et ceux du Bloco central [constitué par les deux principaux partis portugais]. Et les investissements angolais au Portugal n’ont en rien amélioré mon quotidien, pas plus que les investissements portugais en Angola n’ont amélioré celui de la majorité des Angolais. Au Portugal, les élites angolaises se contentent de faire du blanchiment d’argent, d’acheter le silence complice de nos propres élites et de trouver une porte d’entrée financière commode vers l’Europe. Les élites portugaises, elles, se bornent à grappiller quelques billets dans l’indécent pillage qui est infligé aux Angolais. Je sais bien que mon gouvernement, que presque tous les partis politiques de mon pays, que les milieux d’affaires et même certains intellectuels et journalistes portugais ont un comportement indigne et rampent aux pieds de José Eduardo dos Santos pour arracher quelques billets – ou des contrats, des partenariats, des commandes, des achats, des ventes, des investissements, des financements. Avec ou sans partenariat stratégique, José Eduardo dos Santos reste l’un des bandits les plus roués d’Afrique et de la planète entière. Et je ne serai fier d’être portugais que dans la mesure où j’ai le droit d’écrire librement cette évidence. Que dans la mesure, aussi, où je peux continuer à être solidaire avec ceux qui en Angola se battent pour la démocratie, la justice sociale et la décence morale au péril de leur liberté et de leur vie. Je sais qu’un jour l’Angola sera une démocratie mature. Je sais aussi qu’un jour le Portugal recouvrera sa dignité. Et alors seulement nos deux pays pourront avoir un partenariat digne de leur peuple. —Daniel Oliveira Publié le 17 octobre



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Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

d’un continent à l’aut r e.

↙ Dessin de Zlatkovsky, Russie.

Israël. “Traîtres” peut-être mais heureux de partir

moyenorient

Asie ............. Afrique .......... Amériques........ Europe ........... France ...........

18 22 26 30 34

Témoignages. Fuir ce monde fou FOCUS

Guerres, terrorisme, montée de l’intégrisme, cherté de la vie… qu’ils soient israéliens, libanais ou syriens, nombreux sont ceux qui veulent quitter le Moyen-Orient.

Bien que ceux qui quittent le pays soient publiquement vilipendés par les médias et les hommes politiques, près de la moitié des Israéliens envisagent d’émigrer. —Ha’Aretz Tel-Aviv

L

e ministre des Finances, Yaïr Lapid [centre droit], s’y connaît en controverses. Depuis qu’il a abandonné la télévision pour la politique, il a été au centre de pas mal de scandales. Mais le tollé qu’il a engendré dernièrement en fustigeant sur sa page Facebook tous ceux qui quittaient Israël à cause de difficultés financières est encore plus tonitruant. “Ils sont prêts à rejeter le seul pays qu’aient les Juifs parce qu’il est plus facile de vivre à Berlin”, s’est-il indigné, avant de se lancer dans une diatribe sur l’Holocauste. L’affaire est partie d’une série de reportages publiée par la chaîne 10 sur les nouveaux yordim (migrants), les Israéliens – jeunes pour la plupart – qui quittent Israël en raison du coût élevé de la vie. Selon la chaîne, depuis les manifestations de 2011, l’émigration a grimpé en flèche. Chaque année, des milliers d’Israéliens quittent le pays, et désormais il ne s’agit plus seulement de jeunes. D’après une enquête de la chaîne, 51 % des Israéliens ont envisagé d’émigrer en raison de la cherté de la vie et de leurs difficultés à accéder à la propriété. A Berlin, il faut en moyenne 67 mois de salaire pour pouvoir acheter un appartement, à Tel-Aviv, il en faut 170. Israël a une relation complexe avec l’émigration. Certains Américains vivent au Japon, certains Russes en Argentine, sans pour autant être accusés de trahison. Il n’en va pas de même pour les Israéliens. Comme l’émigration a augmenté et avec elle l’attention des médias, Israël a recours à une méthode qui a fait ses preuves : vilipender ceux qui partent.

Trahison du sionisme. Une semaine après le tollé provoqué par Yaïr Lapid, Uzi Dayan a pris le relais. “Je verrai toujours ceux qui quittent Israël comme des traîtres au sionisme”, a écrit sur Facebook l’ancien chef d’état-major adjoint de Tsahal. “A ceux qui invoquent leur situation financière pour quitter le pays, je rappellerai que, selon les thèses antisémites, le Juif est chez lui partout où il peut gagner de l’argent.” Ce sont ces propos qui ont mis le feu aux poudres. Les discussions sur l’émigration sont si chargées d’émotion que ceux qui partent apparaissent à certains comme des ennemis publics et aux autres comme

de tragiques martyrs. Yoram Sheftel, l’avocat qui a défendu John Demjanjuk [ancien gardien du camp nazi de Sobibor], est allé encore plus loin en proclamant que les Israéliens qui émigraient étaient “les plus méprisables des sous-merdes flottant dans les égouts du monde juif”. Ces propos peuvent sembler quelque peu excessifs, mais ce violent dégoût pour les yordim est profondément ancré dans l’histoire culturelle d’Israël.

“Résidus de mauviettes”. Israël est un pays misérable dans une région misérable. Il y a toujours eu des gens qui ont voulu le quitter. Et ils ont toujours été traités avec le même mépris. Les gens qui immigrent en Israël sont baptisés olim [ceux qui montent], par opposition aux yordim [ceux qui descendent]. Déjà en 1976, le Premier ministre Yitzhak Rabin avait qualifié les yordim de “résidus de mauviettes”. Dans ce pays qui n’a cessé d’être en guerre depuis le jour de sa fondation, partir pour sa convenance ou son profit personnel est souvent perçu comme une défection. On considère que les yordim affaiblissent Israël et pavent la voie à un second Holocauste, ou qu’ils sont des opportunistes qui ne manqueront pas de rentrer au pays si l’antisémitisme les rattrape. Dans un pays où chaque citoyen est soldat de naissance, il n’y a pas de place pour les considérations personnelles. Partir est une marque d’opportunisme, de déclin et de trahison. Une honte. La situation est-elle en train de changer ? On le dirait. L’Israël de 2013 semble un pays différent. La plupart des réactions aux posts de Yaïr Lapid et d’Uzi Dayan étaient négatives. “J’ai grandi aux Etats-Unis et j’y ai passé la moitié de ma vie”, écrivait un utilisateur de Facebook en réponse au post du ministre des Finances. “Chaque fois que je reviens en Israël, je le fais par amour pour le pays et avec le désir sincère de donner une nouvelle chance à l’Etat israélien. Mais, chaque fois que je m’en vais, je sais que je pars pour un avenir meilleur.” Le post d’Uzi Dayan a suscité plus de 3 000 réponses de la même veine. Et des membres des réseaux sociaux ont rappelé à Yaïr Lapid que lui-même avait quitté le pays en 1977 pour travailler dans les médias à Los Angeles. De nombreux Israéliens ne qualifient plus de yordim leurs concitoyens qui émigrent à l’étranger, a souligné Dan Margalit, journaliste chevronné


Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

et présentateur de télévision. Les enfants qui partent grandissent dans un univers de marques mondiales et de multinationales. Ils ont sur Facebook des amis français qui ont émigré en Allemagne et des amis allemands qui ont émigré en Polynésie française. Ils ne craignent pas un nouvel Holocauste comme Yaïr Lapid ou Uzi Dayan. Dès lors qu’Israël ne peut leur offrir la vie qu’ils souhaitent, ils n’ont pas de scrupules à partir. Quand on voit comment les autorités israéliennes continuent à les fustiger et à les avertir qu’ils devront à nouveau ramper quand le prochain Hitler fera son apparition, on se demande ce qui arrive à ce pays qui utilise la peur comme un levier lorsqu’il ne peut plus retenir ses jeunes. —Asher Schechter Publié le 8 octobre

Liban. Loin des querelles et des turbans A 45 ans, le journaliste Omar Harkous a décidé de s’exiler, persuadé qu’une nouvelle guerre civile couve. Now. (extraits) Beyrouth

C

PHOTOS : DR

e pays ne me concerne plus” est la dernière chose qu’on s’attendait à entendre de la part du journaliste Omar Harkous. Bien connu dans les médias et les milieux associatifs pour sa capacité à rebondir et son optimisme, Harkous a tourné le dos au Liban. Ce militant de gauche de 45 ans a vécu la guerre civile [1975-1991], où il s’est battu pour que le Liban ne soit plus dominé par des conflits politico-religieux. Aujourd’hui, il est convaincu que le Liban est au bord d’une autre guerre civile, horreur à laquelle il s’est promis de ne plus jamais participer. Dans un entretien accordé au site Now., il s’explique.

de leurs convictions. Pour moi, partir aurait été la fin de tout. Vers la fin de la guerre, j’ai commencé à y songer. L’économie allait très mal, la sécurité aussi, et l’armée syrienne contrôlait le moindre détail de notre vie. Mais là encore, je n’ai pas pu m’y résoudre. J’ai eu des propositions de travail dans le Golfe avec des salaires très attrayants. Je les ai déclinées car je préférais rester au Liban. J’espérais que les Libanais s’opposeraient à tout radicalisme. Je croyais sincèrement que nous ne reprendrions jamais les armes. Au fil du temps, je me suis aperçu que l’idée de paix civile déclinait. Les divisions étaient plus marquées et les opérations armées plus nombreuses. C’est quand les explosions ont commencé à hanter les rêves des gens et qu’un groupe de Libanais s’est mis à fêter la mort de l’autre que j’ai senti que je ne pouvais plus rester ici. Les divisions entre les gens sont si profondes que je me suis trouvé de nouveaux itinéraires pour me déplacer dans Beyrouth, choisissant certaines rues parce qu’elles étaient plus sûres, d’autres parce que je pensais que leurs habitants partageaient ma perception de la citoyenneté. Il y a des quartiers où j’ai peur d’être kidnappé ou puni pour mes opinions. Le Liban commence à ressembler à l’Irak. En regardant les actualités, récemment, j’ai vu des images d’incendies gigantesques provoqués par une terrible explosion. Ma fille de 2 ans, Yasma, était à mes côtés, et, en la regardant, je me suis dit que je ne voulais pas qu’elle connaisse ça. Je ne veux pas qu’elle voie ce que j’ai vu durant la guerre civile. Je veux qu’elle connaisse la stabilité et la sécurité, dans un endroit où elle puisse vivre son enfance, un endroit où elle soit plus tard respectée en tant qu’individu. C’est ce qui m’a poussé à partir. Et puis, je ne suis plus sûr de rien. Plus sûr, en sortant de chez moi, de pouvoir y rentrer ; en conduisant, de ne pas être déchiqueté par l’explosion d’une voiture piégée. Les gens s’habituent à nouveau à l’idée de la guerre.

Que vous inspire le fait d’avoir été contraint à l’exil ? J’essaie de dissimuler ce que je ressens. Je m’interdis d’exprimer ce qui me passe Pourquoi quittez-vous le Liban ? par la tête. J’ai tout investi au Liban – mon OMAR HARKOUS Parce que j’ai le sentiment temps, mon travail, mes déceptions, mon bonheur – et j’ai tout laissé que la période de paix touche à sa fin. Le conflit couve à nouINTERVIEW derrière moi. Il n’est pas facile veau et les principaux acteurs pour un homme de 45 ans de se préparent à détruire les rêves échafaudés quitter son pays. C’est l’une des choses par les Libanais au cours de la vingtaine les plus difficiles à vivre. La majorité des d’années écoulées depuis la guerre civile. Libanais émigrent au début de leur carrière et décident de rentrer au Liban à mon âge. Vous avez déjà vécu la guerre civile. Je quitte le Liban à l’âge où je devrais y Pourquoi n’avez-vous pas quitté le pays rentrer. Je le quitte pour vivre en paix, à ce moment-là ? loin des querelles communautaristes, des Parce que l’époque était différente. Beaucoup conflits armés et des turbans du clergé. de Libanais étaient en prison, d’autres —Propos recueillis par Nadine Elali Publié le 29 septembre avaient été tués ou avaient disparu à cause

Syrie. Adieu au doux pays effroyable Le célèbre dissident et intellectuel de la révolution syrienne Yassine Al-Haj Saleh est contraint au départ. Dans l’espoir, toujours, d’un retour.

—Al-Haqiqah (extraits) Damas

D

epuis deux ans et demi, j’ai fait tout ce qu’il était possible de faire pour rester dans mon pays. C’est important pour moi en tant que journaliste de vivre sur le terrain et en tant qu’intellectuel de vivre parmi les gens et comme les gens, dans le milieu dont je suis moi-même issu. Je voulais rester en Syrie parce que j’y ai ma place, qui m’est indispensable. Je voulais voir le pays changer après l’avoir vu ne pas changer durant un demi-siècle. Rester, cela voulait dire m’épuiser à éviter les griffes du régime. Et dans un premier temps plonger dans la clandestinité. Mais au bout de deux ans de clandestinité il m’a fallu quitter Damas, pour m’enfuir d’abord dans la Ghouta [faubourg agricole de Damas], puis, après une centaine de jours, à Raqqa, ville où je suis né. Mes frères y vivaient toujours.

Ce grand exode. Le voyage fut exténuant. Non seulement parce qu’il dura dixneuf jours, en plein été, avec des dangers qui nous guettaient à chaque instant, mais aussi parce je voyais ma destination s’éloigner de moi au fur et à mesure que j’avançais vers elle. Car Raqqa était en train de tomber sous l’occupation de forces hostiles, à savoir les combattants étrangers de l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL) [forces islamistes liées à Al-Qaida], autrement dit Dahesh, nom qui aurait pu être celui d’un de ces monstres peuplant les contes de notre enfance. Quelques jours avant de quitter les environs de Damas, j’avais appris que ce monstre avait tué mon frère Ahmed. Puis j’ai appris qu’il avait également pris en otage mon frère Farès. Ce voyage n’avait plus de sens. En même temps, je n’avais d’autre choix que d’avancer pour en finir. La seule chose qui allégeait quelque peu le fardeau était la compagnie de jeunes déserteurs de l’armée. J’ai passé deux mois et demi en cachette à Raqqa, sans obtenir la moindre information sur mon frère Farès. Je devais me cacher dans ma propre ville, ville “libérée” par des hordes venues d’ailleurs qui ont droit de vie et de mort sur les habitants, détruisent la statue de Haroun Al-Rachid [calife éclairé], saccagent les églises, mettent la main sur

MOYEN-ORIENT.

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les biens publics et font disparaître des militants dans leurs cachots, mais jamais les suppôts de l’ancien régime. J’aurais voulu rester à Raqqa le plus longtemps possible afin de comprendre comment les choses en étaient arrivées là. Je voulais me faire une idée des nouveaux maîtres de la ville. Mais je n’ai pu marcher dans les rues de la ville et écouter ce que les gens avaient à raconter. Au début de la révolution, je voulais la chute du régime pour pouvoir enfin obtenir un passeport. Je voulais un passeport pour me sentir libre et voyager à ma guise. Aujourd’hui, je laisse derrière moi mes amis, qui continuent à se battre. Je ne suis pas aigri, un peu en colère. Je sais à quel point notre situation est intenable mais, chaque fois que j’ai cru comprendre quelque chose, j’ai eu l’impression de remporter une petite victoire contre l’hydre du régime. Chaque fois que j’ai cru éclaircir un aspect de la situation, c’était une petite victoire contre la bête tapie dans l’ombre qui ne veut pas que nous soyons maîtres de nos paroles et de nos actes. En Syrie, j’étais chez moi. Je comprenais ce qui se passait. Ce que je crains le plus maintenant, en étant à l’extérieur, c’est de ne plus rien comprendre. Que les faits m’échappent. Et je ne sais pas ce que je ferai en exil. J’ai toujours été mal à l’aise avec ce mot qui semble faire si peu de cas de ceux qui restent sur place. Je sais seulement que je suis une part de ce grand exode syrien. Et que je n’ai pas d’autre patrie, pas de patrie qui me soit plus douce que ce pays effroyable. —Yassine Al-Haj Saleh Publié le 12 octobre

L’auteur

YASSINE AL-HAJ SALEH Né à Raqqa, en Syrie, en 1961, Yassine Al-Haj Saleh fait des études de médecine, avant d’être arrêté en 1980 et de passer seize ans en prison sans inculpation ni procès, ce qui lui permet de parfaire son éducation politique. Libéré en 1996, il entre en clandestinité en 2011 avec la survenue de la rébellion contre le régime Assad et devient l’une des plus brillantes plumes de la dissidence. Dépité par la mainmise croissante des islamistes sur la révolution, Yassine Al-Haj Saleh vient de quitter la Syrie.


16.

MOYEN-ORIENT

Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

↙ Dessin de Falco, Cuba.

ÉGYPTE

L’hébreu, langue secrète des boutiquiers Pour se jouer des clients, les bijoutiers du grand marché du Caire utilisent entre eux des expressions “secrètes” qui viennent de l’hébreu.

chercheur israélien, le Pr Gabriel M. Rozenbaum, de l’Université hébraïque de Jérusalem. La première fois qu’il a entendu des vocables hébraïques rouler dans la bouche des vendeurs du khan Al-Khalili, le Pr Rozenbaum a décidé de creuser ce phénomène en profondeur et découvert tout un univers. L’origine du code parmi les bijoutiers remonte au Moyen Age, quand la plupart d’entre eux étaient des juifs caraïtes [un courant du judaïsme qui rejette le Talmud]. “De retour en Israël, racontet-il, je suis allé voir mes amis juifs d’Egypte et des Israéliens issus de la communauté caraïte. L’existence d’un code hébraïque au sein de la guilde des orfèvres du Caire, depuis quelque mille ans déjà, est avérée. J’ai vérifié plutôt deux fois qu’une au khan Al-Khalili et à Alexandrie, et suis même allé dans les rues aux orfèvres de deux autres villes du delta du Nil, Tanta et Damanhour. Je me suis documenté sur les langues secrètes et j’ai étudié la terminologie de l’orfèvrerie.”

“Langue des juifs”. Prenons

—Al-Monitor (extraits) Washington

L

e touriste israélien parcourant les allées du grand marché du Caire, le khan Al-Khalili, a des chances d’entendre des termes familiers

dans la bouche des boutiquiers égyptiens, les bijoutiers en particulier – comme le prix de telle chose ou l’éloge de telle autre. Ces mots constituent le langage secret adopté par les marchands du Caire pour se jouer du chaland, comme l’a découvert un

par exemple le vocable “yaffeth” dans la langue du souk, dont le sens se rapproche de “bien” ou “beau” : c’est “yaffeh” en hébreu moderne. Les marchands en usent pour échanger des informations sur des clients apparemment bien pourvus ou sur un produit de bonne facture. Certains des vendeurs emploient le mot “zahoub”, à l’origine “zahav”, l’“or” en hébreu, pour désigner une livre égyptienne. Quand ils veulent laisser entendre à un confrère qu’il ferait aussi bien de se débarrasser d’un client, ils lui disent “halakh” ou “ahalakh” [“alla” ou “s’en alla” en hébreu]. Quelques-uns emploient entre eux le mot “admon” pour parler d’instruments ou de bijoux d’occasion réparés, polis et exposés comme neufs par le commerçant. Celui-ci vient de l’hébreu “qadmon”, “ancien”, voire “préhistorique”. Les déclinaisons du pronom possessif “shel” qualifiant

un client dérivent elles aussi de l’hébreu : “sheli”, “le mien”, signifie “en ma possession” ou “près de moi” ; “shelkha”, “le tien”, signifie “en ta possession” ou “près de toi”. Mais c’est au royaume des nombres que l’influence est la plus importante. Les boutiquiers et les orfèvres des marchés d’Egypte comptent carrément en hébreu : “e’had”, “shnaïm”, “shlosha” pour un, deux et trois — et même pour trente, soixante, soixante-dix, quatre-vingts, et ainsi de suite. “Toutes sor tes de g roupes emploient des langages secrets, dit le Pr Rozenbaum. Les communautés religieuses, les groupes ethniques, les organisations criminelles, les sportifs, les étudiants. Pour éviter que leurs enfants ne les comprennent, les parents parlent devant eux une langue étrangère, un code secret. Certaines répondent à des besoins spécifiques, comme les langues des guildes de métiers. Chez les marchands d’Egypte, le but est de fi xer des prix ou de transmettre des informations dans le dos du client. Du fait qu’elle a servi à une communication secrète orale, cette langue n’a jamais été couchée par écrit.” De prime abord, les commerçants n’ont guère montré d’enthousiasme pour faire part au P r Rozenbaum de leur langage codé, mais, lorsqu’ils eurent compris que l’hébreu était sa langue maternelle et qu’il en avait repéré la trace, ils lui ont ouvert leur cœur. Ils savaient que les mots étranges qui leur montaient aux lèvres étaient empruntés à l’hébreu et provenaient, à l’origine, de marchands juifs. C’est pourquoi ils appellent leur langue secrète “hébreu” ou “langue des juifs”. “Lors d’une de mes visites au khan Al-Khalili, j’ai fait la connaissance de Nader, un bijoutier, qui m’a parlé d’un groupe de touristes étrangers faisant le tour de sa modeste boutique : des touristes ordinaires, à ce qu’il lui semblait, arméniens peut-être, et qui parlaient arabe, se souvient-il. L’une des femmes s’est approchée, intéressée par un foulard. J’ai dit à mon associé : ‘30 pour celui-ci’, raconte-t-il,

énonçant le chiff re hébreu à la perfection. Ayant entendu, mon collègue a annoncé : ‘90 livres’. Et elle de rétorquer : ‘Pourquoi donc ? Est-ce qu’il n’a pas dit 30 ?’ Nous étions tous abasourdis.” Le Pr Rozenbaum regrette de n’avoir pu aller depuis longtemps au grand marché du Caire, du fait de la situation d’insécurité qui y règne. D’après lui, les boutiques ferment maintenant plus tôt qu’avant, et la vie nocturne cairote, dont l’effervescence est célèbre, s’est faite plus courte.

Parlons paix. Cette découverte d’une présence de la langue hébraïque parmi les habiles commerçants des marchés du Caire, d’Alexandrie et d’autres villes vient s’ajouter au vif intérêt manifesté depuis quelques décennies dans le pays du Nil envers Israël et l’hébreu. Il y a même des étudiants égyptiens pour l’apprendre dans les universités publiques, et tout organe local qui se respecte emploie au moins un journaliste le parlant afin de couvrir l’actualité israélienne. On peut trouver aujourd’hui sur les réseaux sociaux des forums bouillonnants où Israéliens et Egyptiens communiquent en hébreu, tel Medabrim Shalom [Parlons paix]. Au moment même où l’on assiste à ce renouveau de la langue hébraïque en Egypte, un processus inverse se produit dans le pays : la diminution du nombre d’Israéliens, spécialement les touristes, et la lente disparition des juifs de la terre d’Egypte. Cette communauté ne compte plus aujourd’hui que quelques dizaines d’âmes. Le Pr Rozenbaum note que les juifs d’Egypte ont leur propre dialecte, mais que celui-ci aussi va s’éteindre d’ici quelques années, avec la disparition des derniers d’entre eux en Egypte et au-dehors. “La langue secrète fut durant des années la langue des juifs, conclut-il, et voici qu’aujourd’hui elle ne se perpétue que par la bouche de non-juifs.” —Jacky Hugi Publié le 25 septembre

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18.

D’UN CONTINENT À L’AUTRE

↙ Dessin de Beppe Giacobbe, Italie.

asie

Cambodge. Femmes de brique et de ciment En plein boom de la construction, nombre de Cambodgiennes sont exploitées sur les chantiers.

—Southeast Asia Globe Phnom Penh

P

loyant sous le poids des briques, des seaux et des barres de fer, une armée sans visage décharge des camions et achemine ses fardeaux vers un chantier gigantesque, sur l’île de Koh Pich (l’“île du diamant”), à Phnom Penh. Dissimulés sous des chapeaux à larges bords et des krama [écharpes traditionnelles cambodgiennes] protégeant leur visage de la poussière et du soleil, des bataillons d’ouvriers transforment des terrains réhabilités en un paradis de béton

Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

sur la “riviera” du sud de la ville. Tandis que le complexe immobilier de 40 000 mètres carrés, aux allures de forteresse, sort lentement de terre, un examen plus attentif du regard de ces ouvriers révèle que nombre d’entre eux sont en réalité des ouvrières. “Sur les 700 personnes qui travaillent ici, 300 sont des femmes”, confirme Neang, une jeune femme de 21 ans employée sur le chantier du réseau d’assainissement depuis deux ans. “On gâche le ciment et on apporte les matériaux au rezde-chaussée. Dans mon équipe, on creuse des trous. Il n’y a que dix femmes qui peignent les plafonds ou

qui maçonnent les murs de briques entre les entreprises, même pour avec les hommes.” A quelques cen- les ouvriers non qualifiés”, révèle taines de mètres de là, même Thierry Loustau, qui ajoute que topo sur un plus petit chantier, les gros chantiers sont obligés à proximité du Rainbow Bridge. de proposer des services suppléLa moitié des ouvriers y sont des mentaires, comme l’hébergement ouvrières. Celles-ci jouent un et les repas gratuits, pour appâter rôle capital dans l’aménagement les travailleurs. “Cela incite bien sûr de l’île, reconnaît Lim, le chef de les hommes à amener leurs femmes chantier. Les femmes sont char- et leurs enfants avec eux, ne seraitgées de relier les fers à béton et de ce que pour quelques semaines ou fabriquer des dalles de béton armé quelques mois.” destinées à étayer les digues qui Cultivatrice de riz à Prey Veng protègent les constructions des [au sud-est de Phnom Penh], Thary courants du Mékong et du Bassac. fait partie des recrues temporaires “Les femmes représentent proba- de Koh Pich. Embauchée dans blement 40 % de la main-d’œuvre du l’équipe de consolidation du barbâtiment dans le privé”, explique rage en attendant la prochaine récolte, elle vit avec Van Thol, vice-président du Syndicat cam- REPORTAGE son époux et leurs deux bodgien des ouvriers enfants dans les logedu bâtiment et du bois (BWTUC). ments rudimentaires fournis par “Je dis ‘probablement’, parce que l’entreprise. “Ce n’est pas par choix nous ne disposons d’aucune donnée que je suis ici”, confesse Thary tout fiable sur le sujet. La plupart sont en cintrant de fines tiges de métal. des saisonnières qui n’ont signé “C’est parce qu’on est pauvres.” La aucun contrat. Mais je dirais que jeune mère de famille, qui gagne 30 à 40 % représente une estima- 3,50 dollars par jour, confie ses tion correcte.” Un véritable bond enfants à des amis du camp des en avant pour les femmes, qui ouvriers pendant la journée. “Je ne représentaient que 20 % de déteste ce travail, lâche Thary. Mais la main-d’œuvre dans les sec- si je veux envoyer mes enfants à l’école teurs du bâtiment il y a sept ans. et leur donner un avenir meilleur, je n’ai pas d’autre choix que de conti3,50 dollars par jour. Si ces nuer à faire ces travaux saisonniers.” ouvrières sont la preuve des capa- Tout en fournissant une source cités de la gent féminine, il est sans de revenus salutaire aux travaildoute trop tôt pour les ériger en leuses saisonnières, le secteur du icônes féministes du Cambodge. bâtiment tire profit de cette mainSur les chantiers, ces femmes sont d’œuvre bon marché. “Beaucoup en effet cantonnées à des tâches de sous-traitants ne se font pas prier subalternes, comme le gâchage du pour les embaucher, pour la bonne ciment, la préparation des fers à béton et le transport des briques. Beaucoup ne On leur demande également de savent pas que faire la cuisine et le ménage. “La plupart de ces femmes sont des immi- la discrimination grées non qualifiées qui ont quitté salariale leur campagne pour suivre leur est interdite mari après la saison des récoltes”, explique Thierry Loustau, direc- et simple raison qu’elles sont moins teur général de LBL International, chères que les hommes”, explique l’un des principaux acteurs du BTP Van Thol, du Syndicat des ouvriers au Cambodge. “Elles n’ont aucune du bâtiment et du bois. “Si la disformation, aucune expérience, et crimination salariale des femmes est ne sont pas dans le bâtiment pour illégale, c’est néanmoins une triste faire carrière. C’est la raison pour réalité sur l’immense majorité des laquelle elles sont embauchées pour chantiers cambodgiens.” Sur l’île de des tâches qui ne nécessitent aucune Koh Pich, pour le même travail, qualification technique ni force phy- les femmes gagnent 50 cents de sique particulière – même si cer- moins par jour que les hommes. taines d’entre elles sont formées et Arrivée de Phnom Penh il y assignées à des travaux de second a huit ans, Sothea a trouvé du œuvre plus délicats.” travail sur le chantier du nouDu fait de la grave pénurie veau siège de l’Assemblée natiode main-d’œuvre qui frappe le nale. “Je touche 3,75 dollars par jour secteur, les femmes n’ont guère alors que mes collègues masculins de difficultés à se faire embau- touchent 4,25 dollars pour un travail cher sur les chantiers.“Il y a une rigoureusement identique, explique forte concurrence à l’embauche -t-elle. Certains disent que c’est

parce que les hommes travaillent plus vite que nous, mais c’est faux. Ce n’est rien d’autre que de la discrimination.” Formée par son père, Sothea est capable de cimenter des briques à la même vitesse et avec la même habileté que ses congénères masculins. “Quand j’ai réclamé une augmentation, mon supérieur m’a rétorqué que c’était un métier d’homme et que je n’avais qu’à retourner dans l’équipe de préparation du ciment. Que ce n’était pas négociable”, soupire Sothea. Comme des milliers d’autres Cambodgiennes, Sothea est partie en Thaïlande, où les salaires peuvent être jusqu’à deux fois plus élevés que dans son pays.

Syndicats faibles. “Je n’y suis restée que dix-neuf jours, racontet-elle. La paie était meilleure, mais, en tant que travailleuse immigrée, j’ai eu des conditions de travail bien pires qu’ici, au Cambodge. Je me suis électrocutée plusieurs fois avec des fils électriques. C’était ma première et ma dernière expérience en Thaïlande.” La lutte contre la déconsidération des femmes dans le BTP cambodgien sera longue et difficile, entravée par les préjugés universels sur le rôle, la valeur et les capacités de la gent féminine. “Ce qu’un homme peut faire, je peux le faire aussi, s’insurge Sothea. Alors pourquoi me demander de gâcher du ciment quand je pourrais monter des murs dans les étages supérieurs ?” Les syndicats du bâtiment sont faibles : les ouvriers passent constamment d’un chantier à un autre et il est donc difficile de les syndiquer. Sans compter que bon nombre d’ouvriers ne signent pas de contrat en bonne et due forme. Les syndicats tentent de sensibiliser leurs membres, mais ils n’ont pas la tâche aussi facile que dans le secteur du textile, où il est aisé de stopper la production pour faire entendre sa voix. Même si la discrimination salariale est monnaie courante dans le secteur du BTP, les femmes ont peu de recours possibles sur les chantiers, d’abord parce qu’elles n’ont aucune qualification, ensuite parce que leurs perspectives professionnelles ailleurs sont limitées. Beaucoup ne savent pas que cette discrimination salariale est interdite. Leur priorité est de gagner de l’argent – même si c’est moins que les hommes. —Frédéric Janssens Publié le 2 septembre



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ASIE

Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

↙ L’or, une affaire en or. Dessin d’El Roto, paru dans El País, Madrid.

INDE

locaux, nationaux et internationaux sont arrivés en masse, et ce village inconnu est désormais sur la carte du bizarre, ce qui ne surprendra personne. Ce qui est encore plus bizarre, c’est le choix des priorités, les recoins du discours. Cette semaine, l’Inde s’est retrouvée au carrefour des cauchemars. Le FMI et la Banque mondiale ont revu à la baisse leurs prévisions concernant son PIB. Les Indiens ont été informés qu’il y avait 30 millions d’esclaves dans le monde et que près de la moitié d’entre eux se trouvaient en Inde. L’Inde fait partie des seize pays, pour la plupart d’Afrique sud-saharienne, où la faim est considérée comme “alarmante”. D’après l’indice de la faim dans le monde [calculé chaque année par l’Institut international de recherche sur les politiques alimentaires, à Washington], plus de 40 % des enfants de moins de 5 ans sont sous-alimentés. Une personne sur quatre souffrant de la faim dans le monde vit en Inde et le pays est classé à la 63e place de l’indice mondial de la faim, derrière le Congo, le Niger, Djibouti. Les Brics [Brésil, Russie, Chine, Afrique du Sud], ses équivalents économiques, sont situés bien plus haut dans le classement. Même le Sri Lanka, le Népal, le Pakistan et le Bangladesh font mieux. Les crises silencieuses que traverse actuellement l’Inde ne sont mentionnées nulle part en cette période de campagne [en vue des législatives de mai 2014]. Et c’est peut-être délibéré. Cette spéculation juteuse sur un trésor perdu, cet oubli de la raison pour parier sur des tuyaux, dégoulinent de cynisme. Les chargés de communication ont manifestement convaincu que tout le monde était gagnant avec cette idée. Elle distrait des horribles nouvelles habituelles, elle donne à la classe politique l’occasion de promettre mille tonnes d’or. Peu importe d’ailleurs ce qu’on trouve ou pas. Ce qui est profondément tragique, c’est ce qu’on a perdu, ce que tout Indien doit pleurer : l’esprit scientifique. —Shankkar Aiyar Publié le 20 octobre

Le triomphe de l’irrationnel Le gouvernement, prêtant foi au rêve d’un vieux sage, a ordonné des fouilles massives pour retrouver un trésor caché. Ce recours au paranormal détourne les Indiens des vrais problèmes.

Madras

P

ersonne n’a encore parlé d’absurdité, mais c’est bien d’une absurdité qu’il s’agit. A l’heure où les jeunes fous de nouvelles technologies rêvent d’une gestion intelligente des affaires publiques, le gouvernement joue à la loterie [et a ordonné mi-octobre des fouilles archéologiques très importantes] sur la base d’un tuyau reçu en rêve par un sage concernant l’existence d’une réserve d’or enterrée quelque part par le maharaja Rao Ram Bux Singh au xixe siècle. En 2013, à l’heure où Rahul Gandhi, l’arrière-petit-fils de Nehru [premier Premier ministre de l’Inde indépendante et défenseur de l’esprit scientifique], prend la tête du parti du Congrès, le gouvernement indien parie sur la communication avec l’au-delà. On ne sait pas si quelqu’un a réfléchi à l’impact que l’affaire aura sur les institutions chargées d’apporter des réponses scientifiques au pays. L’Archeological Survey of India [ASI, agence gouvernementale chargée du patrimoine bâti], qui est censée être à la pointe des études historiques, se retrouve affectée à la prospection sur la base d’une prophétie onirique.

La situation géographique du trésor en question n’est pas sans ironie non plus. Unnao [ville de l’Etat d’Uttar Pradesh, dans le nord de l’Inde] fait partie des pires districts du pays. Il est classé parmi les plus pauvres dans India’s Socio-Economic FaultLines [“Les fractures socio-économiques de l’Inde”, inédit en français], l’étude que j’ai écrite, et figure dans la liste des districts les plus durement frappés par la pauvreté depuis les années 1960. Il affiche un taux de mortalité infantile élevé : 85 % des enfants y meurent avant l’âge de 5 ans. Daudia Kheda, le site où ont lieu les fouilles, fait partie de ces villages de l’Inde rurale où les gens rêvent simplement d’être reliés au réseau électrique. On n’a pas encore trouvé d’or, mais exigences et revendications affluent déjà. Le descendant du roi veut que 20 % du magot soit investi dans le développement de la zone et du fort de ses ancêtres, les diverses personnalités politiques de la région considèrent que tout ce qui est trouvé en Uttar Pradesh appartient à l’Uttar Pradesh, les représentants du voyant ont soumis une liste de projets de développement aux autorités locales. Il y a des actions en justice dans l’intérêt du public, un cordon de policiers entoure le site, les membres de l’ASI sont sur le chantier, les médias

L’auteur NICHOLAS KAMM/AFP

—The New Indian Express

SHANKKAR AIYAR Journaliste et essayiste indien féru de politique et d’économie, Shankkar Aiyar est notamment l’auteur de Accidental India: A History of the Nation’s Passage Through Crisis and Change (“L’Inde accidentelle : comment la nation traverse les crises et les changements, 2013, inédit en français). Il y évoque l’histoire et l’économie du pays depuis la crise économique de 1991 et les réformes qui suivirent.

LE MOT DE LA SEMAINE

“andhavishwas” La superstition

L

e mot “superstition” se dit andhavishwas en hindi. Or le sens de ce mot est à la fois plus précis et plus fort que la simple superstition. C’est un mot composé : andha veut dire “aveugle” et vishwas, “foi”, “croyance”. Andhavishwas, c’est donc la croyance aveugle, le fait de croire sans comprendre ce à quoi l’on prête foi. On comprend mieux combien la foi aveugle doit être considérée avec méfiance quand on sait que vishwas vient du sanscrit vishwa, qui signifie “universel”, “omniprésent”, “entier”. Andhavishwas, la superstition, serait donc l’aveuglement devant ce qui est fondamental et universel. La promotion de superstitions en tous genres est une véritable industrie en Inde, et fait la fortune des plus rusés aux dépens d’un public trop ignorant ou trop crédule. Et ceux qui osent faire la lumière sur les tromperies de sages ou saints hommes autoproclamés, ce u x qu i démontent le u r s prétendus miracles prennent de gros risques. Le Dr Narendra Dabholkar, célèbre militant contre la superstition qui proposait à des villageois indiens des explications scientifiques à la place de croyances comme la possession des femmes ou des enfants par des mauvais esprits, a été tué le 20 août dernier. Son assassinat est certainement l’œuvre d’entrepreneurs de la superstition dont les affaires souffraient de l’existence d’un public averti. Malheureusement, le peuple peut aussi se révolter contre ceux qui l’éloignent de superstitions rassurantes. Vivre les yeux ouverts n’est pas toujours facile, surtout dans un pays où la pauvreté, l’ignorance et les inégalités sociales sont loin d’être vaincues. —Mira Kamdar, calligraphie d’Abdollah Kiaie



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D’UN CONTINENT À L’AUTRE

Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

↙ Dessin de Kichka paru dans i24news, Tel-Aviv.

afrique

Mali. IBK dans la pétaudière A peine élu, le président doit faire face à un regain de tension dans le nord du pays. Pour ce journal satirique, il ferait bien de revêtir un costume de superhéros.

auraient mis le feu aux poudres en “tirant délibérément des rafales de mitraillette sur une unité mobile (du MNLA) qui circulait dans le centre de Kidal”. Alors même que le chef de cette unité est “descendu de son véhicule en levant les mains” pour bien montrer que ses hommes n’étaient “nullement dans une position de belligérance”. Pour le MNLA, il s’agit d’une “flagrante agression” qui a “poussé le reste de l’unité à riposter”. Il y a donc fort à parier que les deux parties, qui se toisent à Kidal, bastion de la rébellion touareg longtemps (toujours ?) hors du contrôle véritable des autorités de Bamako, n’en restent pas là.

Kalachnikovmania. L’attentat

—Journal du Jeudi Ouagadougou

L

e président du Mali, Ibrahim Boubacar Keïta – IBK, reconciliation man –, a chaud aux fesses. Il a dû abréger sa dernière visite diplomatique en France [début octobre], et tracer direct vers son pays, pour se pencher sur la chaude ambiance qui secoue le Nord, notamment à Kidal et à Tombouctou. La parenthèse de l’élection présidentielle passée [il

a été investi le 18 septembre], les activistes du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA, mouvement touareg) semblent décidés à remettre la pression sur le pouvoir de Bamako. Ces groupes ont en effet annoncé, le 26 septembre dernier, qu’ils suspendaient leur participation aux discussions de paix avec le gouvernement, qui, selon eux, ne respecte pas ses engagements. Le fait est qu’aujourd’hui l’inquiétude grandit à nouveau. Les

affrontements de ces derniers jours entre soldats maliens et combattants du MNLA, notamment à Kidal [bastion des indépendantistes touaregs], ne sont pas pour rassurer. Ils viennent au contraire fragiliser davantage la situation délicate d’un pays à peine convalescent, qui cherche à sortir de la longue crise sociopolitique et militaire dans laquelle il était plongé depuis plus de dix-huit mois. Et si l’on en croit le MNLA, ce sont les soldats maliens qui

suicide perpétré le 28 septembre à Tombouctou, revendiqué par l’organisation terroriste, sonne comme un retour des vieux démons. Des vieux démons, entre-temps matés par l’opération Serval de François Hollande, qui annoncent la montée de nouveaux périls. Des feux qu’il faudra se dépêcher d’éteindre, d’autant que, ajoutant à l’inquiétude générale née de cette nouvelle vague de tension dans le Nord, les anciens camarades de l’auteur du coup d’Etat de mars 2012, le capitaine promu général Amadou Sanogo, ont eux aussi décidé de se faire entendre [en mars 2012, l’armée malienne avait provoqué un coup d’Etat pour réclamer de meilleures conditions de travail]. Ils ne se font pas entendre par le dialogue, mais par les armes. Ils revendiquent “galons, primes et avances de salaire”. Il y avait ainsi du mouvement [le 1er octobre] du côté de Kati et de Bamako. Quelques dizaines de soldats, mécontents de ne pas avoir obtenu de promotion – contrairement au général Sanogo – ont tiré en l’air, blessant au passage un proche du capitaine putschiste devenu général, qu’ils ont ensuite séquestré pendant plusieurs heures. “Ce n’est pas un problème entre l’Etat et nous, c’est un problème entre Sanogo et nous”, a martelé l’un des soldats de cette saute d’humeur – ou kalachnikovmania. Décidément, le Mali n’est pas encore sorti de la pétaudière et IBK a vraiment fort à faire pour réussir son herculéen travail de reconciliation man.— Publié le 3 octobre A propos du Journal du jeudi, lire notre rubrique Source de la semaine p.46

Contexte

L’armée française revient en force Les rebelles du MNLA ne sont pas les seuls obstacles à la présidence d’IBK. Les djihadistes profitent des velléités indépendantistes des groupes touaregs pour déstabiliser le nord du Mali. Un attentat suicide, revendiqué par un groupe islamiste à Tessalit, a fait au moins 3 morts la semaine dernière parmi le contingent tchadien de la mission de l’ONU (les chiffres seraient bien plus élevés, selon les sources de N’Djamena Matin, qui annonce 17 morts). En réponse aux attentats, de plus en plus fréquents, l’armée française a lancé une nouvelle opération militaire, appuyée par l’ONU et l’armée malienne. L’opération Hydre, forte de 1 500 hommes, doit “lutter contre le terrorisme et assurer la tenue des élections législatives [le 24 novembre]”, rapporte l’hebdomadaire malien 22 Septembre. Et pourtant, son éditorialiste reste sceptique : “L’Hydre de Lerne, dans la mythologie grecque, est décrite comme un serpent à sept têtes qui repoussent dès qu’on les coupe. […] L’opération Serval [lancée le 11 janvier 2013] a permis l’organisation de la présidentielle, Hydre favorisera sans doute la tenue des législatives. Pour les municipales, en mars prochain, il y en aura certainement une autre.” Avant de se désoler : “On veut une solution finale contre le terrorisme. Pauvre Mali ! D’opération en opération, il n’en sortira jamais !”



24.

AFRIQUE

NIGERIA

“Votre fatwa ne s’appliquera jamais ici…”

Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013 ↙ Dessin de Zapiro paru dans le Sunday Times, Johannesburg.

Réaffirmons notre refus, sur notre continent, que la religion soit établie comme une seconde nature humaine, indiquée sur nos documents d’identité, et de laquelle déprendrait notre nationalité mais également le droit même d’exister sur terre. J’ai envie de croire que nous Le Prix Nobel de littérature nigérian étions tous présents à Nairobi*. Dans un rassemblement d’HuWole Soyinka s’en prend à l’obscurantisme manité, nous étions présents aux du terrorisme islamiste, qui s’étend en Afrique. côtés de toutes les victimes mutilées et décédées. Nous étions aux côtés de [Kofi Awoonor, poète ghanéen, ami de Soyinka, mort dans l’attentat de Westgate], l’un des plus distingués d’entre nous, l’un des meilleurs écrivains africains qui aient pu nous représenter dans le monde. Nous étions présents au Mali avant même que ce pays ne s’unisse pour repousser la vague d’atavisme religieux et la régression humaine qu’il entraîne. Nous étions aux côtés des étudiants de Kaduna, des victimes de l’Etat de Plateau, de Borno, des écoliers de Yobe, des conducteurs d’okadas, ces motos-taxis bringuebalantes, et des petits marchands de Kano, aux côtés de tous ceux qui ont été systématiquement mas—Premium Times “lieux de vice et de débauche, d’impu- sacrés depuis tant d’années [tous (extraits) Abuja reté et de décadence”. Nul besoin de ont été victimes d’attentats perpéchercher très loin. Leurs modèles trés par le groupe islamiste Boko amais depuis l’apartheid se trouvent tout près de nous. Dans Haram au Nigeria]. Les victimes notre Humanité n’a subi une Somalie chaudement disputée. du centre commercial de Nairobi de telles pressions et n’a Dans un Mali récemment libéré. ont été soumises au même test diaeu à relever de défis aussi intenses Par intermittence en Mauritanie. bolique que celui administré aux et aussi persistants. L’Histoire se Dans une Algérie enchaînée pen- élèves de Kano [fin septembre une répète. Encore une fois, une mino- dant des années de troubles, qui quarantaine d’étudiants ont été rité d’assassins se prétend supé- tente encore de restaurer assassinés dans le nord rieure à tout le monde, s’arroge le une fragile entreprise de du Nigeria] : ceux qui ne pouvoir de dicter aux autres leur laïcisation. Leur modèle réussissaient pas à récimode de vie, décide qui pourra consiste donc à instaurer ter le verset demandé vivre et qui devra mourir, ou qui l’exclusion. Mais aussi du Coran étaient consifera la loi et qui devra s’y soumettre. l’irrationalité et les resdérés comme des infiOPINION dèles L’islam, la religion dans laquelle trictions dans la vie quoet emmenés pour [les terroristes] se drapent, n’est tidienne. Le mépris de la culture se faire égorger méthodiquement. qu’une couverture. Le vrai pro- et du pluralisme. L’établissement Nous, écrivains, avons été préblème réside, comme toujours, dans d’un apartheid sexiste. La diabo- sents dans les épreuves traversées le Pouvoir et la Soumission, avec ici lisation de la différence. C’est le par l’Algérie, consignées pour la comme instrument le Terrorisme. règne de la peur. postérité par Karima Bennoune Nous avons remporté une vic- dans son livre Your Fatwa Does Regardons avec objectivité la vraie nature de la domination qu’ils toire en abolissant l’apartheid et Not Apply Here [“Votre fatwa ne cherchent à nous imposer, nous en obtenant que la race ne soit s’applique pas ici”, non traduit]. qui vivons prétendument dans des plus un critère de citoyenneté. Nous étions aux côtés de Tahar

J

Djaout, auteur du Dernier Eté de la raison [éd. du Seuil, Paris, 1999], lui aussi assassiné par des fanatiques religieux. Nous sommes de simples survivants qui ne cessent de demander : quand tout cela s’arrêtera-t-il ? comment tout cela se terminera-t-il ? Ceux qui font écho à Karima et à cette miraculeuse survivante qu’est Malala [la jeune Pakistanaise qui défend le droit des filles à l’éducation], tous clament ensemble : non, votre fatwa ne s’appliquera jamais ici. Nous continuons à demeurer auprès de tous ceux qui sont tombés, auprès des victimes du fléau de votre sectarisme, de votre solipsisme religieux et de votre spiritualité toxique. Nous continuerons à rester à leurs côtés, à dénoncer et à condamner. Nous nous sommes rangés dans le camp de l’Humanité face à ceux qui s’opposent à elle. Nous pleurons Kofi Awoonor, notre collègue, notre frère, mais avant tout nous dénonçons ses assassins, cette virulente sousespèce humaine qui se lave les mains dans le sang des innocents. Seuls les lâches tournent leurs armes meurtrières contre ceux qui sont désarmés, seuls les pervers glorifient cet acte ou le justifient. Les vrais combattants ne mènent pas la guerre contre des innocents. On ne peut que qualifier d’obscène la profanation de la vie humaine. Elle est sacrée. Nous lançons cet appel à ceux qui veulent instaurer la fatwa, avec tout le poids moral qui s’y attache, à ceux qui violent le droit à la vie. La vie est un don de Dieu, y porter atteinte est un sacrilège. Ils ont ajouté à leur collection le scalp de notre collègue, un intellectuel exceptionnel qu’un million d’êtres de leur espèce ne pourront jamais remplacer. Nous saluons le courage et les sacrifices des soldats qui se battent pour que ces intrus – Al-Qaida et autres – aux arrogants desseins ne puissent anéantir les libertés et la tolérance. Elles sont notre identité dans la région, et sur le continent tout entier. Nous ne

T U O S T R R U E L PA L AI

devons jamais nous dérober pour reconnaître cette cruelle réalité. Aujourd’hui, j’exhorte toutes les forces du progrès à reconquérir l’Afrique ! A la sauver des mains de ces forces obscures qui cherchent à instaurer un nouveau régime de despotisme religieux, de cruauté comme nos peuples n’en ont jamais connu, même sous le joug du colonialisme européen. Ces bouchers continuent à évoquer l’islam, aussi nous en appelons à nos confrères et consœurs [musulmans] : réappropriez-vous l’islam. Reprenez cet islam qui se réclame d’une Culture du Savoir, honore ses fidèles comme le Peuple du Livre, un islam de partisans historiques des vertus de l’intelligence et de ses produits. Ce que la tragédie de Nairobi nous apprend, c’est qu’il n’existe aucun endroit appelé Ailleurs. L’Ailleurs est ici, parmi nous, dans le présent. Je vous invite donc à remplir cette mission : reconquérir l’islam, reconquérir notre continent et ainsi reconquérir notre Humanité.— Publié le 7 octobre * Le Pr Wole Soyinka, nigérian, est prix Nobel de littérature. Il a prononcé ce discours lors d’une conférence réunissant des écrivains nigérians à Lagos.

SOURCE PREMIUM TIMES premiumtimesng.com Abuja, Nigeria Quotidien, diffusion non communiquée Quotidien d’informations générales, il accorde une large place à la réflexion. Fondé en 2011, le titre a pour ambition première de participer à “une révolution par l’éducation et [à] une renaissance culturelle”. Il est multiconfessionnel dans un pays divisé par des questions ethniques et religieuses.

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LA VOIX EST LIBRE

en partenariat avec IUDQFHLQWHU IU



26.

D’UN CONTINENT À L’AUTRE

Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

amériques

Etats-Unis. Un sandiniste à la mairie de New York ? Dans un article qui a fait grand bruit, The New York Times retrace le passé militant de Bill de Blasio, grand favori de l’élection municipale du 5 novembre. ← Dessin d’André Carrilho, paru dans le New York Magazine, Etats-Unis.

—The New York Times (extraits) New York

L

e jeune homme débraillé arrivé au Nicaragua en 1988 sortait du lot. Grand et parfois gauche, il tenait un discours décousu, truffé de références à Franklin Roosevelt, Karl Marx et Bob Marley. A l’âge de 26 ans, Bill de Blasio s’etait rendu dans ce petit pays d’Amérique centrale où une guerre opposait forces de gauche et de droite pour y participer à la distribution de nourriture et de médicaments. Mais il en revint avec quelque chose de complètement différent : une prise de conscience de ce que pouvait faire un gouvernement résolument positionné à gauche. De Blasio, le médiateur de New York, ville dont il ambitionne de devenir le prochain maire, n’évoque que rarement l’époque où il était un jeune idéaliste s’opposant à la guerre, aux systèmes antimissiles et à l’apartheid à la fin des années 1980. Son site de campagne ne fait aucune allusion à son passé.

Pourtant, cette jeunesse militante a davantage façonné ses convictions qu’on ne le pense, et elle était bien plus marquée par l’engagement politique que par un travail humanitaire. De Blasio, qui a étudié la politique latino-américaine à l’université Columbia et parle couramment l’espagnol, admirait le parti sandiniste au pouvoir au Nicaragua et s’est jeté à corps perdu dans le combat contre l’un des aspects les plus controversés de la politique américaine de l’époque. Le gouvernement Reagan dénonçait la tyrannie de sandinistes qu’il qualifiait de communistes, tandis qu’à gauche leurs défenseurs faisaient valoir qu’après des années de dictature ils avaient entrepris de bâtir une société libre, tout en ouvrant l’accès à l’éducation, à la terre et aux soins médicaux. Aujourd’hui, de Blasio se montre plus volontiers critique sur la répression des dissidents par les sandinistes, mais assure avoir beaucoup appris de son séjour au

Nicaragua. “J’étais motivé par le désir de créer un monde plus juste, qui ne laisserait personne sur le bord de la route, explique-t-il. J’étais un militant animé par la volonté d’améliorer la vie des gens.” De Blasio soutenait avec ferveur les révolutionnaires nicaraguayens. A N ew York, il collectait des fonds pour les sandinistes et était abonné à leur organe de presse, Barricada. En 1990, interrogé lors d’un meeting sur le genre de société qu’il prônait, il a déclaré être favorable au “socialisme démocratique”. A ujou rd ’ hu i , de B l a s io, membre du Parti démocrate, se décrit comme progressiste. Il s’est présenté aux municipales comme un homme de gauche volontariste, qui s’emploierait à réduire les inégalités dans la ville en augmentant l’aide aux familles pauvres et en demandant aux riches de payer plus d’impôts. Pour avoir été témoin des efforts des sandinistes en ce sens, il est convaincu qu’il est du devoir des pouvoirs publics de défendre les pauvres et d’améliorer leurs

conditions de vie. Le progressisme de Bill de Blasio trouve ses racines dans un dispensaire délabré de Masaya, une petite ville située au pied de volcans nicaraguayens. Le jeune homme barbu et dégingandé avait débarqué à Masaya dans le cadre d’une visite de dix jours au Nicaragua en 1988, point d’orgue d’une année passée à travailler dans une organisation pour la justice sociale, le Quixote Center, dans l’Etat du Maryland. A l’époque, coups de feu et chansons engagées résonnaient dans l’air nicaraguayen alors que les sandinistes étaient en guerre contre les Contras, un mouvement contre-révolutionnaire soutenu par les Etats-Unis. Les dirigeants américains craignaient que les sandinistes, armés par l’Union soviétique et ravitaillés par Cuba, ne fassent des émules et ne répandent le socialisme en Amérique latine. Mais la décision de Washington d’intervenir était impopulaire, surtout après la révélation du financement secret des Contras par le gouvernement Reagan, malgré le vote par le Congrès de l’arrêt de toute aide aux combattants. Aux quatre coins des EtatsUnis, les militants, établissant un parallèle avec le Vietnam, se mobilisèrent contre l’ingérence de leur pays dans les affaires nicaraguayennes. Des dizaines de milliers d’Américains – médecins, bénévoles religieux, pacifistes – affluèrent au Nicaragua dans l’espoir de venir compenser les effets de l’embargo économique imposé par Washington. Ce qui attirait nombre d’entre eux, c’était l’idéal de créer une nouvelle société plus égalitaire. Mais pour leurs détracteurs ils n’étaient qu’une bande de naïfs plus désireux de saper l’action du gouvernement Reagan que d’aider les pauvres. Au dispensaire de Masaya, de Blasio a eu une révélation. Elle lui est venue sous la forme d’une carte épinglée au mur, montrant le lieu de résidence exact de chaque famille habitant en ville. Les médecins l’utilisaient comme support pour une campagne de porte à porte visant à sensibiliser la population à la vaccination et aux mesures d’hygiène. De Blasio voyait dans cette idée simple le

Un militant animé par la volonté d’améliorer la vie des gens

symbole de ce qu’un gouvernement fort, profondément conscient des besoins de la population, pourrait réaliser. “J’en ai retiré un enseignement sur ce que doit être un gouvernement pragmatique, volontariste et en phase avec le peuple”, explique-t-il.

Double vie. De retour aux Etats-Unis, de Blasio a continué de soutenir les sandinistes. Il s’intéressait toujours à l’Amérique latine – il a même passé sa lune de miel à Cuba, violant l’interdiction faite aux citoyens américains de s’y rendre. Aujourd’hui encore, il parle avec admiration de l’action des sandinistes, mettant en avant les progrès réalisés dans les domaines de l’éducation et de la santé. “Ils avaient l’idéalisme et l’énergie de la jeunesse, conjugués à des capacités humaines et à un sens pratique, qui avaient vraiment de quoi susciter l’enthousiasme”, commente-t-il. Mais il assure également ne pas être aveugle à leurs imperfections. Les chefs révolutionnaires n’étaient “en aucune manière des défenseurs de la liberté”, reconnaît-il, citant leurs tentatives pour museler l’opposition. Au début des années 1990, de Blasio commença à mener une double vie – conseiller municipal le jour, militant la nuit. Il faisait désormais partie de l’establishment qu’il avait tant critiqué en tant que collaborateur du maire démocrate de l’époque, David Dinkins. Son activité nocturne consistait à recueillir des fonds pour le réseau de solidarité avec le Nicaragua et à favoriser l’établissement d’un partenariat entre syndicats newyorkais et nicaraguayens. Il éprouvait un désarroi grandissant devant la “frilosité” du Parti démocrate, en plein recentrage au début des années Clinton [président de 1992 à 2000]. Il estimait, lui, que les pouvoirs publics devaient faire davantage pour aider les travailleurs à faibles revenus. Mais, avec le temps, il a commencé à se concentrer davantage sur son travail municipal et n’est plus venu aux réunions sur le Nicaragua. Son désengagement a laissé ses anciens compagnons de route perplexes. Lors d’un meeting début 1992, son absence n’est pas passée inaperçue. Un participant a griffonné ce mot à côté de son nom : “Sûrement en train de briguer un mandat électif.” —Javier C. Hernandez Publié le 22 septembre



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AMÉRIQUES

Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

↙ Dessin de Cost, Belgique.

GUATEMALA

Enfants raflés, enfants adoptés Nombre d’enfants “donnés” en adoption pendant la guerre civile provenaient des zones de conflit. Séparés de leurs familles par les militaires, ils ont alimenté un commerce très lucratif qui a perduré jusqu’en 2008.

—Plaza Pública (extraits) Ciudad de Guatemala

J

usqu’en 2008, le Guatemala était un paradis pour les adoptions. Peu de pays bénéficiaient de procédures aussi simples et aussi rapides sur la question. Selon un rapport de la Commission internationale contre l’impunité au Guatemala (CICIG), “entre 2000 et 2007, plus de 20 000 enfants sont sortis du Guatemala pour aller dans des pays étrangers à la suite de démarches réalisées sans le moindre contrôle”. Les revenus substantiels générés par les adoptions (entre 20 000 et 50 000 dollars par enfant) ont entraîné l’apparition de puissantes mafias dont les tentacules s’étendaient à toutes les institutions de l’Etat. Mais ces réseaux d’adoption qui impliquaient des avocats, des directeurs d’orphelinat, des travailleurs sociaux, des médecins, des infirmières,

des fonctionnaires de l’immigration, des juges et des agences d’adoption internationales ne se sont pas construits en un seul jour. Ils ont commencé à opérer pendant la guerre civile [1960-1996]. En 1977, le gouvernement a laissé de facto la responsabilité des procédures d’adoption au seul soin des notaires et des avocats grâce au décret-loi 5-77 – avec, pour toute excuse, la congestion des tribunaux qui s’en occupaient jusque-là. C’est cette année-là que le Guatemala a commencé à exporter ses enfants. Et les premiers à en souffrir ont été les enfants capturés par l’armée dans les zones de conflit où sévissait la politique de la terre brûlée. Selon Jorge Santos, coordinateur du Centre international de recherches sur les droits de l’homme (CIIDH), l’armée a très vite compris que les enfants pouvaient être une importante source de revenus pour ses officiers. “Dans les premières

étapes de la politique de contre-insurrection, consultées, seules cinq ont accepté de fourles enfants étaient assassinés, mais par la nir les renseignements demandés. Leur colsuite on les a volontairement gardés en vie laboration a permis de dresser une liste de dans l’intention de les vendre”, affirme-t-il. plus de cent enfants qui avaient été sépaMarco Antonio Garavito, directeur de la rés de leur famille pendant le conflit et Ligue guatémaltèque pour la santé men- placés dans ces établissements. Les autres tale (LGHM), organisation qui, comme orphelinats, dont ceux du Secrétariat au le CIIDH, s’est battue pour étudier la dis- bien-être social (SBS), ont répondu qu’ils parition forcée d’enfants et promouvoir n’avaient pas tenu de registres ou qu’ils les retrouvailles de familles séparées à les avaient perdus, ou encore qu’ils les cause de la guerre, a une autre interpré- avaient brûlés. tation. Selon lui, la capture d’enfants pour La Commission n’a enquêté que sur les l’adoption n’obéissait pas à une décision orphelinats ayant pignon sur rue. Mais institutionnelle : “Le commerce [de l’adop- il existait de nombreuses maisons d’action] s’est développé principalement cueil semi-clandestines, “dont bon dans la capitale. Des militaires et ENQUÊTE nombre étaient improvisées et dirileurs familles y étaient impliqués, comme la gées par les épouses de militaires de l’époque”, famille de Mejía Víctores (qui a gouverné précise Evelyn Blanco, de la CIIDH. le Guatemala de 1983 à 1985) ou Manuel La loi du silence qui perdure sur le sujet Antonio Callejas y Callejas, le chef des ser- montre l’ambiguïté du rôle joué par les orphelinats pendant la guerre. L’adoption vices de l’immigration”, dit-il. Mais, qu’elles aient été le fruit d’une internationale pouvait être vue comme décision institutionnelle de l’armée ou un moyen d’offrir un foyer à ces enfants. d’un négoce inespéré découvert par des Mais – et c’est là tout le problème – ils soldats opportunistes, beaucoup d’adop- n’ont pas cherché à savoir si ces garçons tions ont eu des militaires comme acteurs et ces fillettes avaient une famille ou principaux. Selon, la LGHM, le cas des non. Pour accélérer les procédures, ils enfants de la Finca Sacol, dans le dépar- n’ont pas hésité pas à falsifier des docutement de l’Alta Verapaz, où l’armée avait ments et à effacer toute trace de la prorassemblé [en 1983] des centaines de vil- venance des enfants. On peut donc dire lageois, est emblématique : vingt-quatre que les orphelinats ont été complices, enfants avaient été mis à l’écart et isolés avec l’armée, de l’un des actes qui, selon des autres avant d’être transférés vers des le procureur Orlando López (chargé de destinations inconnues. l’accusation dans le procès contre Efraín Ríos Montt), constituent le crime de génoLoi du silence. “Après cinq ans d’inves- cide : le déplacement forcé d’enfants. Et tigations, nous avons réussi à retrouver n’oublions pas qu’aux éventuelles fins quinze de ces enfants, raconte Garavito. humanitaires se sont ajoutées des intenQuatorze ont été adoptés en Italie. Nous en tions de profit manifestes. avons retrouvé un dans la capitale. Neuf sont En 2007, le bureau du procureur des toujours portés disparus. Ils ont sûrement été droits de l’homme a numérisé les archives adoptés, mais nous ne les avons pas localisés.” du Secrétariat du bien-être social (SBS) Les enfants de la Finca Sacol avaient été, concernant le programme national d’adopdans un premier temps, confiés à un foyer tions mis en œuvre pendant et après la catholique, d’où ils avaient été envoyés en guerre. Les documents ont été remis Italie. Ces 24 enfants n’étaient pas orphe- en 2008 à la direction des Archives de la lins. On connaît parfaitement le nom de paix, une institution créée par le gouverleurs parents, qui n’ont jamais cessé de nement d’Alvaro Colom [2008-2012] pour les chercher. éplucher les archives militaires et prouEnviron 5 000 enfants ont disparu pen- ver les violations des droits de l’homme. dant la guerre. La tâche des organisations En analysant les rapports, lettres, actes qui les recherchent est compliquée par le notariés et décisions des tribunaux, les fait que l’armée n’a pas suivi chaque fois enquêteurs des Archives de la paix, stule même modus operandi. Si les enfants péfaits, ont commencé à comprendre le de la Finca Sacol ont été remis à un foyer fonctionnement d’une machine parfaitecatholique, d’autres ont été transférés vers ment huilée qui a permis la disparition de des maisons d’accueil privées évangéliques centaines d’enfants par le biais de l’adopou laïques ou bien vers des orphelinats tion internationale. Une machine dont publics comme le Rafael Ayau et l’Elisa les engrenages étaient constitués par les Martínez ; d’autres encore ont été aban- travailleuses sociales et les directrices donnés à l’hôpital militaire pendant des des foyers qui veillaient sur le filon des mois ou des années. enfants adoptables, ainsi que par les avoEn 2002, dix organisations de défense cats et les notaires qui signaient les actes des droits de l’homme ont formé l’éphémère d’adoption, les juges qui fermaient les Commission nationale pour la recherche des enfants disparus et visité plusieurs orphelinats et maisons d’accueil suscep- C’est en 1977 tibles d’avoir hébergé des enfants de la que le Guatemala guerre. Les résultats ont été très décou- a commencé à rageants : sur les vingt-trois institutions exporter ses enfants


AMÉRIQUES.

Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

Leur identité et leurs origines avaient été soigneusement effacées yeux et déclaraient l’abandon des enfants, les fonctionnaires de l’état civil qui falsifiaient les actes de naissance, ceux de l’immigration qui délivraient les passeports, les agences d’adoption internationales qui faisaient le lien entre l’off re et la demande – et, bien entendu, les forces de sécurité de l’Etat, les plus grands fournisseurs d’enfants abandonnés. Selon Marco Tulio Alvarez, ex-directeur des Archives de la paix, la première étape du processus était de “créer une banque de garçons et de filles pouvant être donnés en adoption”. La police nationale envoyait également des enfants au SBS par l’intermédiaire de divers corps, comme les Forces spéciales (COE) ou le Corps des enquêteurs (CD). Ces deux entités policières, qui étaient les piliers de la stratégie antisubversion dans les zones urbaines, sont celles qui ont remis le plus d’enfants au SBS. Selon le rapport de la direction des Archives de la paix, tout paraît indiquer que les enfants victimes de la persécution contre les dirigeants syndicaux, les universitaires et les opposants politiques, ainsi que ceux qui furent victimes du démantèlement des bases urbaines de la guérilla, ont été transférés dans les foyers Elisa Martínez et Rafael Ayau. L’étape suivante était de raconter de nouvelles histoires aux gamins et de les munir de nouveaux documents, comme des actes de naissance dans lesquels des parents fictifs leur étaient assignés ou qui mentionnaient simplement qu’ils étaient de “père et mère inconnus”. Il fallait ensuite demander à un juge compétent de déclarer que l’enfant était abandonné. Rien de plus facile : une lettre de la directrice du foyer Elisa Martínez, un rapport d’une travailleuse sociale contenant une ribambelle d’informations fausses ou incomplètes, et le tour était joué. Les juges n’en demandaient pas plus pour se prononcer. Une fois que leur identité et leurs origines avaient été soigneusement effacées, il ne restait plus qu’à trouver de nouveaux parents aux enfants – ou plutôt à trouver l’enfant qui plairait aux parents adoptifs, qui venaient parfois en personne au SBS ou communiquaient par courrier. Ceux-ci pouvaient avoir des exigences : sexe, âge, voire couleur de la peau. Les foyers du SBS faisaient l’impossible pour les satisfaire. Dans une lettre destinée à un couple néerlandais, une travailleuse sociale de l’Elisa Martínez joint des photos de deux enfants en précisant : “… pour le moment, nous n’avons que ces deux fillettes. Je vous envoie les photos au cas où l’une d’elles vous plairait et où vous décideriez de l’adopter […]”. La dernière étape était l’officialisation de

l’adoption devant notaire. Les notaires certifiaient avoir devant eux tous les documents pertinents et décidaient de donner l’enfant en adoption à tel couple étranger. Mais il y a plus. L’une des découvertes de la direction des Archives de la paix a été le grand nombre d’adoptions traitées par certains avocats. C’étaient d’authentiques experts. Quelques-uns s’étaient même spécialisés dans certains pays : ceux qui envoyaient des enfants en France et en Belgique n’étaient pas les mêmes que ceux qui travaillaient avec l’Italie et la Suisse ou ceux qui étaient en contact avec les Etats-Unis ou le Canada. Les réseaux d’adoption ont bénéficié du soutien total des services de l’immigration. Bien qu’aucune enquête n’ait été menée sur ce sujet, ils ont aussi probablement bénéficié de la complicité d’ambassades européennes et nord-américaines. Il est peu crédible que ces représentations diplomatiques aient ignoré que le flux d’enfants à destination de leurs pays respectifs était constitué de victimes de la guerre et que de nombreux cas étaient entachés d’irrégularités.

Journées de l’adoption. Blanca Miranda Arana, une élégante dame de 78 ans, a été sous-directrice de l’orphelinat Rafael Ayau dans les plus dures années de la guerre, 1982 et 1983. Le foyer Rafael Ayau était conçu pour 400 enfants au maximum. Début 1982, il en accueillait 60 et l’année suivante 800, âgés de 1 à 16 ans. Sur dix de ces pensionnaires, six ou sept étaient des victimes de la guerre, se souvient Miranda Arana. “Beaucoup étaient trouvés errant sur les routes.” Elle ne savait pas que, dans beaucoup de cas, les enfants étaient enlevés dans les villages, transférés dans des détachements militaires ou relevés parmi les cadavres après un massacre. Leur état de santé était déplorable. Il était inutile de leur demander de raconter leur histoire : la plupart d’entre eux ne parlaient pas espagnol. L’ancienne sous-directrice affirme que certains enfants ont été adoptés par des chefs militaires. “Mais il y en a eu très peu”, déplore-t-elle. Elle se souvient également des journées de l’adoption organisées au foyer. “On annonçait une date. Le SBS envoyait cinq couples. On asseyait les enfants dans un salon, et les couples passaient devant eux. Certains enfants prenaient une mine angélique, d’autres riaient et d’autres encore leur tiraient la langue ou leur tournaient le dos parce qu’ils étaient en colère qu’on veuille les sortir de l’orphelinat. Les gens qui venaient étaient sympathiques. Ils apportaient des chocolats et des bonbons. Mais ils ne voulaient que des petits. Ceux qui avaient plus de 4 ou 5 ans ne les intéressaient déjà plus. Ils ne voulaient pas qu’ils aient la peau foncée. Ils les voulaient clairs comme eux, avec de beaux traits.” —Sebastián Escalón Publié le 28 août

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Contexte

Les fantômes de la guerre civile ●●● Les plaies de la guerre civile au Guatemala (1960-1996, 200 000 morts) sont loin d’être refermées. La plupart des auteurs et des responsables des massacres bénéficient toujours de l’impunité. L’ex-général et dictateur Efraín Ríos Montt, au pouvoir au pire moment de la guerre (1982-1983) et instigateur de la politique de la terre brûlée, a été condamné à quatre-vingts ans de prison pour génocide, avant de voir sa sentence annulée. Son procès doit rouvrir en 2014, mais la Cour constitutionnelle vient de “réveiller la discorde”, souligne le quotidien Prensa Libre, en approuvant le 22 octobre une résolution qui ouvre la voie à son amnistie.

SOURCE

PLAZA PÚBLICA Ciudad de Guatemala www.plazapublica.com.gt Créé en 2011, ce journal en ligne indépendant privilégiant les informations sur la démocratie et les droits de l’homme est financé à 60 % par l’université Rafael Landivar (et le reste par des ONG). Il fait partie du réseau Aliados, qui regroupe les principaux médias indépendants en ligne d’Amérique latine.


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Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

↙ Dessin de Bartkus, Etats-Unis.

europe

Russie. Immigration : priorité aux Slaves Après les nouvelles émeutes de la mi-octobre, à Moscou, les autorités n’hésitent plus à tenir un discours ouvertement discriminatoire.

—Gazeta.ru Moscou

A

près les événements de Birioulevo, des déclarations concernant la future politique migratoire ont fusé de la part des autorités locales et fédérales. Dans ses nombreuses interviews, le maire de Moscou, Sergueï Sobianine, répète comme une incantation qu’il est opposé à l’intégration des immigrés venus d’Asie centrale, c’est-à-dire de ceux qui suscitent le plus de colère chez une partie des Moscovites, et qui sont le plus victimes d’extorsions de fonds par la police et le service des migrations. “S’il faut intégrer des gens, alors de préférence les ressortissants des pays les plus proches culturellement, linguistiquement et historiquement”, estime-t-il. La

mairie procède déjà ainsi en recrutant de la main-d’œuvre d’Ukraine, de Biélorussie et de Moldavie.

“Inadaptables”. Etant donné que la législation sur l’immigration n’établit aucune différence fondamentale entre les ressortissants d’Ouzbékistan et du Tadjikistan d’une part, et ceux d’Ukraine et de Biélorussie d’autre part – le contraire serait d’ailleurs peu envisageable –, une telle politique ne ferait qu’accélérer la transformation des immigrés centrasiatiques en clandestins parqués dans les ghettos moscovites. En outre, toujours selon cette vision, les ressortissants des républiques du Caucase du Nord [sujets de la Fédération de Russie] rejoindraient alors

automatiquement cette catégorie particulière d’“inadaptables”, puisqu’ils sont eux aussi, selon la logique de Sobianine, éloignés de la sphère culturelle et de l’histoire de la Russie “russe”, et de Moscou en tant que ville “russe”. Par ailleurs, il n’existe aucun moyen de contraindre tous les immigrés centrasiatiques à quitter Moscou – en effet, expulser environ 1 million de personnes (c’est-à-dire le nombre total d’Ouzbeks, de Tadjiks et de Kirghiz de la capitale, selon des données officieuses) est physiquement impossible. Pour comprendre l’envergure du problème, il suffit de signaler que l’unique centre de rétention de clandestins à Moscou ne compte que 400 places. Avec l’ouverture d’un nouveau centre, il y

en aura prochainement 2 000 de plus. N’oublions pas qu’il y a des immigrés encore plus éloignés de la sphère russe, pour reprendre l’expression de Sobianine, à savoir les Vietnamiens et les Chinois. Le chef du Service fédéral des migrations, Konstantin Romodanovski, a dévoilé un pan des intentions des autorités russes en matière d’immigration. Dans son interview à Kommersant, il a honnêtement reconnu l’échec de la politique des régularisations. Alors que, selon le service fédéral, le nombre d’immigrés a augmenté de 37 % en quatre ans, le système, instauré en 2010, de certificat délivré aux étrangers qui souhaitent travailler chez des particuliers en Russie ne fonctionne quasiment pas. Ceux qui ont voulu être régularisés sont deux ou trois fois moins nombreux que ceux qui n’ont pas même tenté de le faire. Romodanovski a repris par ailleurs à son compte la notion illusoire, fort répandue parmi les autorités russes, de gestion qualitative des flux migratoires. “Ceux qui entrent en Russie ne sont pas ceux dont nous avons besoin, loin s’en faut. Il s’agit de jeunes gens inadaptés et peu éduqués venus d’Asie centrale. Ils exaspèrent la population de Russie, et cette exaspération s’étend à ceux dont la Russie a en effet besoin, à savoir les citoyens éduqués et qualifiés des Etats limitrophes.” Selon Romodanovski, “il faut élever la qualité de l’immigration. […] La Russie a longtemps misé sur l’immigration économique temporaire. […] Elle doit désormais opter pour une immigration qualifi ée, sélectionnée, répondant à la demande.” Mais le problème est que les citoyens éduqués et qualifiés d’Ukraine et de Biélorussie émigrent non en Russie, mais dans les pays de l’Union européenne, en Israël et aux Etats-Unis. Etant donné la réalité de l’économie russe, les migrants qualifiés n’ont rien à faire dans notre pays, car il n’y a pas de travail pour eux. En outre, nos propres citoyens qualifiés trouvent de moins en moins à s’employer en Russie. Le balayeur tadjik clandestin n’enfreint manifestement pas plus le code du travail que le professeur biélorusse qui a des papiers. Quant à la nécessité d’un “knout civilisé” en matière de politique d’immigration, Romodanovski a loué l’interdiction d’entrée en Russie faite aux contrevenants à la législation en matière

d’immigration récemment approuvée par la Douma. “Ce mécanisme fonctionne. Et cela se sent non seulement en Russie, mais aussi dans les pays d’où arrivent les migrants plus nombreux”, a-t-il ajouté, avant de fournir des statistiques qui modèrent cet optimisme : “Plus de 285 000 personnes sont actuellement refoulées aux frontières de la Fédération de Russie. Nous remplissons jusqu’à 3 000 interdictions d’entrée par jour.” Hélas, le nombre de personnes entrées en Russie illégalement reste inconnu, selon le Service fédéral des migrations. Et ce chiffre de 285 000 migrants “refoulés” n’est pas très impressionnant eu égard aux quelque 10 millions de “clandestins” qui vivent en Russie, selon diverses estimations.

Droits civiques d’abord. On comprend que la “question nationale” [cohabitation des différentes “nationalités” au sein de la Fédération] (le problème de l’immigration clandestine n’en constituant qu’un volet) ne pourra par définition être résolue sans qu’une guerre totale soit déclarée à la corruption au sein des services administratifs, et sans politique caucasienne mûrement réfléchie. Mais les ressortissants des républiques du Caucase du Nord qui tirent des coups de feu pendant les cérémonies de mariage en plein centre de Moscou, qui dansent la lezguinka (danse traditionnelle) sur la place du Manège ou qui importunent les filles ne sont pas des immigrés. Encore une fois, la Russie ne pourra pas fermer ses frontières au reste du monde. Il faut donc assurer la primauté des droits civiques sur les droits nationaux en punissant de façon impartiale tous les criminels. Et néanmoins essayer d’intégrer tous les immigrés que la Russie ne peut expulser, quel que soit leur pays d’origine. Enf in, il faut prendre conscience du fait que l’attraction de la Russie pour les migrants est un indicateur objectif du niveau de développement du pays. En ce sens, la Russie demeure pour l’instant une destination plus attractive que le Tadjikistan et l’Ouzbékistan, et même que l’Ukraine et la Biélorussie, mais beaucoup moins que les EtatsUnis et l’UE. Si les migrants ne voulaient plus venir en Russie, ce serait le signe de l’irrévocable décadence de notre pays. — Publié le 21 octobre


EUROPE.

Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

Tous ensemble contre les mines d’or Printemps roumain ? Ras-le-bol ? Depuis deux mois, des milliers de manifestants protestent contre l’exploitation du gisement de Rosia Montana.

↙ Dessin de Beard, paru dans El Periódico de Catalunya, Barcelone. méritaient que l’on descende dans la rue : la possibilité, par exemple, de promulguer une loi conçue au bénéfice d’une entreprise privée, le maintien quatorze années durant du secret sur le contrat avec l’entreprise en question, la schizophrénie et l’irresponsabilité du président, du Premier ministre, des ministres, la campagne de relations publiques très agressive de l’entreprise concernée, le silence complice des grands médias, le risque d’un désastre écologique, le manque de confiance dans la capacité de l’Etat à empêcher ce désastre et à proposer des solutions à la population locale… Voilà globalement les raisons pour lesquelles les gens descendent dans la rue depuis le 1er septembre. Les manifestants ont rapidement compris que Rosia Montana était le meilleur (et le plus dangereux) exemple de la mauvaise gouvernance de la Roumanie depuis des années, indépendamment des détenteurs du pouvoir.

Bon sens. Au-delà de toute idéologie, ce

—Dilema Veche Bucarest

C

itoyens inutiles”, souffrant d’un “sentimentalisme anticapitaliste”, “écoterroristes”, “hipsters manquant de discernement”, extrémistes de gauche, de droite… Autant d’étiquettes au moyen desquelles les analystes, les journalistes et les politiques ont tenté d’expédier la question des jeunes qui protestent [depuis le 1er septembre] contre le projet de loi Rosia Montana [voir contexte ci-contre]. C’est probablement ce qui se passe lorsque des enfants font une fugue et que l’on ne comprend pas pourquoi. A la fin du mois d’août, quelqu’un a créé l’événement sur Facebook, appelant les gens à protester contre le projet de loi proposé par quatre ministères ; puis quelqu’un d’autre a fait partager ce contenu. Ceux qui ne savaient que vaguement ce qui se préparait à Rosia Montana ont décidé que certaines choses

mouvement de contestation fait appel au bon sens. Le bon côté des hipsters (jeunes citadins possesseurs de smartphones), c’est qu’ils sont toujours au courant de ce qui se passe autour d’eux et qu’ils dynamisent le monde dans lequel ils vivent ; le mauvais côté, c’est qu’ils peuvent être snobs et superficiels. Toutefois, comme le dit l’un des meilleurs slogans des manifestations : “Mieux vaut être hipster qu’indifférent”. Par ailleurs, il n’y a pas eu que des hipsters : chaque fois, ce sont plus de 20 000 personnes qui ont défilé dans les rues de Bucarest et du reste du pays. Ma génération a été bercée par les histoires de nos parents sur la révolution de 1989. Il était donc naturel que, tôt ou tard, nous manifestions ensemble pour une cause en laquelle nous croyons. Nos seuls rassemblements de cette envergure étaient jusque-là des concerts. Ainsi, notre première occupation des espaces de protestation a été sonore. Nous avons rempli des bouteilles en plastique avec des pièces, des bonbons, des grains de maïs, et nous avons commencé à battre le rythme sur l’asphalte : 1-2, 1-2-3, un rythme que bon nombre d’entre nous ont commencé à répéter au bureau, en tapant avec leur stylo sur la table. Une nuit, nous avons crié : “Tous ensemble, nous sauverons Rosia Montana” sur l’air de Seven Nation Army, des White Stripes. Sur le boulevard Elisabeta, au milieu des manifestants, Muse Quartet, rebaptisé quatuor Rosia Montana, a donné un récital d’une demi-heure, jouant des morceaux de Metallica, Chostakovitch, Piazzolla et des Beatles. Pendant la chanson Imagine, une jeune fille a chanté “But I’m not the only one”, et tout le monde a repris le refrain à l’unisson. Plusieurs centaines de personnes, assises à minuit sur un boulevard du centre d’une capitale européenne, chantaient en chœur : “I hope someday you’ll join us/And the world will live as one”. Les premiers jours de la manifestation,

nous étions désorganisés (et, dans une certaine mesure, nous le sommes encore). Le point de rendez-vous est toujours place de l’Université. Les gens se rassemblent, ils restent jusqu’aux environs de 23 heures, ils scandent leurs slogans, ils essaient d’occuper un boulevard. Si quelqu’un nous observe par le biais des satellites de Google Maps, il aura l’impression de voir la démo d’un jeu vidéo, avec des policiers poursuivant des manifestants. Les policiers ont été nos partenaires de dialogue, nous les avons applaudis après les protestations, alors que nous nettoyions les boulevards. Le mouvement Rosia Montana est probablement le plus sympathique qu’on ait vu jusqu’à présent en Roumanie, et j’espère qu’il continuera ainsi. Parfois, on voit une fille lisant sur un banc, une mère allaitant son bébé. Le soir, ce sont de jeunes parents avec leurs enfants, des retraités… Sur des pancartes, on peut lire : “Depuis vingt-quatre ans, nous sommes gouvernés par des patrihoti” [jeu de mots entre patrioti, patriotes, et hoti, voleurs]. Et aller à la manifestation sans recharger son téléphone, c’est être comme un soixantehuitard sans son pavé. Sur Facebook et par SMS, on apprend dans quelle direction vont les manifestants. La chronique du mouvement de protestation, relatant comment il a été vécu par chacun de nous, se trouve là, sur Facebook, sur “Uniti Salvam” et “Rosia Montana”. Et c’est là que sont annoncées également les prochaines manifestations. Entre-temps, nous parachevons notre éducation politique et civique, et nous atteignons une masse critique. Nous savons que Rosia Montana signifie avant tout l’incapacité de l’Etat à représenter et à défendre les intérêts des citoyens, et nous sommes prêts à sanctionner cette incapacité. Depuis le 1er septembre, il y a toujours entre quelques centaines et plusieurs milliers de personnes dans la rue. Et il faudrait qu’on soit plus nombreux, côte à côte, parents, enfants, voisins, patrons, employés. C’est la première fois que notre génération fait preuve de solidarité. —Luiza Vasiliu Publié le 19 septembre

Contexte

Seize ans de tensions ●●● Le climat passionnel qui entoure les mines d’or de Rosia Montana, dans les Carpates, n’est pas récent. L’idée d’exploiter les 300 tonnes d’or et 1 600 tonnes d’argent à l’aide de cyanure remonte à 1997, année qui marque le début des projets avancés par Rosia Montana Gold Corporation (RMGC), un joint-venture entre la société canadienne Gabriel Resources et l’entreprise publique Mininvest (dont l’Etat roumain est le plus gros actionnaire, avec 20 % des parts). 1997 marque aussi le début de la scission de la société roumaine, partagée entre le désir de créer des emplois locaux (entre 900 et 3 000) et de faire rentrer des recettes dans les caisses de l’Etat, et la crainte d’une catastrophe similaire à celle de Baia Mare – le 30 janvier 2000, une compagnie australienne qui exploitait l’or fut à l’origine du déversement accidentel de 3 tonnes de cyanure dans l’écosystème. Bien que la population manifeste depuis deux mois dans les grandes villes du pays, la presse écrite – à l’exception de l’hebdomadaire Dilema veche – ne couvre l’événement que de manière factuelle. En revanche, les sites d’information et les réseaux sociaux sont mobilisés. Le Parlement roumain a chargé une commission d’émettre un avis sur le projet de loi dédié à cette exploitation, qui prévoit de nombreuses facilités pour l’investisseur. S’il est négatif, l’investisseur canadien pourrait exiger des dédommagements ruineux pour Bucarest.

Vu d’ailleurs présenté par Christophe Moulin avec Eric Chol Vendredi à 23 h 10, samedi à 11 h 10, et dimanche à 14 h 10, 17 h 10 et 21 h 10. L’actualité française vue de l’étranger chaque semaine avec

Ibo Ogretmen / LCI

ROUMANIE

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EUROPE

Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013 ↙ Dessin de Belle Mellor paru dans The Guardian, Londres.

PORTUGAL

Panique chez les veuves La rumeur de possibles coupes dans les pensions de réversion provoque l’angoisse de la frange la plus pauvre et la plus fragile de la population.

gouvernement avait l’intention de couper dans ces pensions de réversion – dans certaines en tout cas – pour économiser 100 millions d’euros. “Si le seuil pour la réduction est fixé à 628 euros, comme l’a dit un média, cela touche des personnes pour qui perdre 100 ou 200 euros n’a rien d’anodin”, alerte la Confédération générale des travailleurs portugais (CGTP). Le ministre de la Sécurité sociale a déclaré qu’un plancher de revenus serait préservé et que seules seraient touchées les personnes percevant plusieurs pensions. Le Premier ministre Passos Coelho, lui, a précisé que rien n’était arrêté. “Les gens sont pris de panique, déplore Rosário Gama, de l’Association des retraités. Je ne sais plus quoi leur répondre.”

“Qu’il repose en paix”. Alice

—Público (extraits) Lisbonne

L

a semaine a été agitée au Cantinho do Idoso de Pontinha [dans la banlieue de Lisbonne]. Les habitués de ce centre d’accueil de jour pour personnes âgées ne parlent que de ça. Jeudi matin, la nouvelle s’est répandue : une journaliste voudrait parler avec des veuves. Alors, elles sont arrivées, avec leur cabas, le regard interrogateur : “Vous croyez qu’ils vont me baisser la mienne aussi ?” Parmi celles qui acceptent de s’exprimer, Hortênsia Brito, 69 ans, est la plus jeune. Elle est partie à la retraite tôt, “à cause d’une embolie”, avec “200 et quelques euros par mois” de pension. Depuis que son mari est décédé, elle reçoit 330 euros de réversion, et

son revenu mensuel total s’élève aujourd’hui à 609 euros. Elle a un loyer de 160 euros, mais la location de son fauteuil roulant lui en coûte autant. Elle doit aussi aider son fils de 39 ans, qui a perdu son travail. Lorsqu’elle se met à parler d’éventuelles coupes dans sa pension de réversion elle bondirait presque de son fauteuil. “Pourquoi ils ne s’en prennent pas aux gros ?” La pension de réversion est une prestation pécuniaire versée aux proches (veuf, veuve, enfants, voire, dans certains cas, parents) après la mort d’une personne ayant cotisé à la Caisse générale des retraites ou au régime général de la Sécurité sociale. Il s’agit généralement de 60 % de la pension qu’aurait perçue la personne décédée à la retraite. On a appris cette semaine que le

Lourenço, 85 ans, tire une chaise et s’assied à côté d’Hortênsia. Son sac à main sur les genoux, elle assure ne pas avoir besoin de grand-chose pour vivre : entre sa propre retraite et la réversion, elle touche presque 450 euros. Elle se nourrit de soupe, avec de temps en temps un peu de viande ou de poisson ; elle achète les fruits les moins chers, “les plus petits”, et c’est tout. Mais, si sa pension était réduite, elle ne s’en sortirait plus. Chaque mois, près de 100 euros partent directement dans les médicaments. Son mari est mort il y a quinze ans, puis elle a perdu son fils de 36 ans et son petit-fils… “J’ai cessé de manger, je suis tombée en dépression. La dépression, c’est quelque chose qui ne passe pas. Aujourd’hui, par exemple, j’ai pris cinq comprimés. Je n’ai plus la tête à certaines choses. Avant, je regardais les gens qui jouaient aux cartes ici, au centre de jour, en me disant ‘Ceux-là, à jouer aux cartes tout le temps, ils ne produisent rien pour la nation’. Maintenant, c’est moi qui joue aux cartes.” Nous avons demandé à ces retraitées ce qu’elles feraient si elles touchaient un peu plus. “Je mangerais mieux”, nous ont-elles répondu le plus souvent. Judite Rodrigues, 81 ans, aimerait par exemple pouvoir acheter plus de yaourts. Elle aime beaucoup “ceux en petites bouteilles”, nous préciset-elle. Elle habite un logement social situé dans le quartier de Beato, à Lisbonne, où elle se déplace avec son déambulateur, et le moins possible : elle a trop peu de force dans les bras pour se soutenir. Si peu de force, même, qu’elle n’arrive

pas à soulever la bouilloire à demi pleine pour préparer le thé. Judite perçoit 430 euros en tout, réversion et retraite comprises. Elle bénéficie aussi de l’aide de l’organisation Médecins du monde, qui, tous les jours, gratuitement, lui envoie chez elle quelqu’un qui l’aide à sa toilette. C’est aussi Médecins du monde qui lui fournit chaque mois une partie de ses médicaments. Devant sa table de cuisine jonchée de boîtes de médicaments, la vieille dame reconnaît avoir déjà pensé à les avaler tous d’un seul coup. “Mais si c’est pour ne pas mourir et me retrouver dans un état pire encore…”, dit-elle en souriant. Sur près de 715 000 bénéficiaires d’une pension de réversion, près de 82 % sont des femmes, ce qui s’explique dans une large mesure par l’espérance de vie inférieure des hommes. Tous les conjoints survivants, hommes et femmes, ont droit à la réversion. En 2012, ces pensions affichaient une valeur moyenne de 216 euros. Mais les changements à l’étude pourraient se traduire par la fin de ce régime commun : les pensions ne seraient plus versées que sous conditions de ressources. “Quand quelqu’un meurt, on dit : ‘Qu’il repose en paix’, rappelle Teresa Portugal, 74 ans. Je ne suis pas croyante, mais, quand je dis que la volonté du gouvernement de couper dans les pensions de réversion est un mauvais coup, c’est à ça que je pense : les morts aussi ont des droits. Il y a quelqu’un qui a travaillé, qui a cotisé et qui s’attendait à ce que ses proches en bénéficient. Remettre cela en cause, c’est comme profaner un cimetière.” Teresa Portugal vit à Coimbra. Elle a été enseignante, conseillère municipale, députée. Elle a voyagé. Quand elle a pris sa retraite, sa propre pension est venue s’ajouter à celle de son mari, décédé il y a dix-neuf ans, et lui a permis de maintenir son niveau de vie. Il y a “quelques années”, quand la baisse des retraites a commencé à se faire sentir, elle a adapté son train de vie : moins d’achats de livres et de disques, moins de sorties au cinéma – les voyages, elle n’y pense même plus. A mesure qu’augmentaient les taxes et les surtaxes, elle a aussi envisagé de réduire les heures de son employée de maison. Cet hiver, une attaque l’a laissée “quasi handicapée” près de neuf mois. Comme elle vit seule, elle a dû garder son employée. “Bien sûr, je sais que d’autres sont beaucoup bien moins lotis que moi”,

explique l’enseignante qui, avec ses deux pensions, perçoit en tout près de 2 300 euros. “Mais je m’attendais à pouvoir avoir une fin de vie paisible. J’ai le droit de garder un peu du niveau de vie que j’avais. Nous ne sommes pas encore en guerre. Ou bien si, dans une guerre psychologique.” Pour Teresa Portugal, ce gouvernement “subvertit sa mission de gouverner – il suscite une angoisse générale”.

Solidarités familiales. A Pontinha, Albertina Pires, la bénévole qui dirige le Cantinho do Idoso, a 71 ans. Cette ancienne employée de la fonction publique (trente-sept ans de carrière) touche autour de 900 euros, auxquels s’ajoutent les 270 euros de la pension de réversion de son mari, qui était tourneur en mécanique. Il n’est pas un sou dont elle ne sache quoi faire, assure-t-elle. La pension de réversion a un emploi tout trouvé depuis quelques années : payer les frais de scolarité de la licence de son fils, 45 ans, qui a voulu reprendre ses études tout en travaillant et qui va maintenant poursuivre par un master. Albertina paie aussi les cours de natation et de musique de son petit-fils de 12 ans, participe à l’achat des manuels scolaires et assume une bonne part des courses alimentaires : son fils et sa bellefille ne roulent pas sur l’or. “Ces messieurs qui nous gouvernent ne s’en rendent pas compte : il y a beaucoup de grands-mères qui se sacrifient pour aider leurs enfants et leurs petits-enfants.” Alice Silva, une ancienne employée de maison de 66 ans, est l’une des dernières usagères du Cantinho à venir nous parler. Elle pleure : un départ récent en retraite, le veuvage, la santé qui décline, cela fait beaucoup. Alice a vécu quinze ans avec un homme qui ne voulait pas se marier. Puis il est tombé malade et, quatre mois avant sa mort, ils se sont enfin mariés. Après sa disparition, Alice a réclamé la pension de réversion : on lui a répondu que le mariage était trop récent pour qu’elle y ait droit. Elle s’est retrouvée avec 400 et quelques euros de pension et de “complément de solidarité”. On lui a conseillé d’aller en justice, et Alice a remporté son procès. Mais elle ne touche toujours pas la pension de réversion. “Vous croyez qu’il faut que j’y aille, pour me rappeler à leur bon souvenir ?” —Andreia Sanches Publié le 12 octobre



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D’UN CONTINENT À L’AUTRE

Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

france

Ethnologie. Pique-assiettes : tout un art sans les manières Certains tueraient père et mère pour s’introduire dans les soirées mondaines. Récit d’un ancien ambassadeur d’Albanie en poste à Paris. → “That’s just Bob. He drinks like a fish.” “Ce n’est que Bob. Il est sérieusement imbibé.” Dessin de Buddy Hickerson, Etats-Unis.

—Mapo Tirana

D

ifficile de détecter, dans les soirées du gotha parisien, le jeu habile des intrus. Toutefois, avec le temps et un peu d’observation, on finit bien par reconnaître ces fins stratèges qui se faufilent à l’entrée sans invitation. Il s’agit d’une communauté immuable, principalement constituée de bourgeois ou de personnalités déchues, d’anciens fonctionnaires retraités ou de quidams qui, au-delà du sentiment flatteur de figurer dans ces soirées huppées, profitent de l’abondance et de l’excellence des victuailles. Or, bien que tous usent à peu près des mêmes subterfuges, une rude concurrence les divise. Et ce dès l’entrée, où des vigiles contrôlent les invitations, devant la foule modeste de ces pauvres mondains dont la

plupart feignent d’attendre quelqu’un. La ruse la plus fréquente consiste à repérer une personne dont le carton d’invitation est clairement visible et de coller subtilement cette personne pour pouvoir passer. Les méthodes sont presque toujours les mêmes. L’intrus affiche un sourire candide en s’approchant innocemment de sa “proie” avec une question futile du genre : “Voyons voir, de quel côté sera placé le vestiaire cette fois ?” Lorsque l’invité répond gentiment : “Du côté droit, j’imagine…”, le mondain rit haut et fort en rétorquant : “Sincèrement, je pense qu’il sera à gauche”, prouvant ainsi aux vigiles qu’ils font la paire et qu’il n’est donc guère utile de contrôler une seconde invitation. Les femmes bénéficient d’une plus grande tolérance, autant de la part de leurs concurrents directs, à qui elles grillent la place dans la file d’attente, que des vigiles.

Il existe également des stratagèmes pour éliminer totalement la concurrence. On peut ainsi voir le perfide mondain à une dizaine de mètres de l’entrée coller n’importe quel individu élégamment habillé, qu’il ait ou non une invitation à la main, au risque de tomber sur quelqu’un qui n’a rien à voir avec la réception et de rater totalement son coup. Mais il y a aussi une catégorie d’intrus qui réprouvent cette comédie. Ceux-là demandent sans détour aux invités qui sont sur le départ de récupérer leur invitation. Surpris par la demande, ces derniers cèdent gentiment le fameux sésame. Affublés de ce nouveau statut de convive, qui confère alors une belle assurance, les intrus n’hésitent pas à s’immiscer dans les conversations et à discuter d’égal à égal avec les diplomates et les personnalités présentes. Enfin, sont exemptes de la loi de la concurrence les personnes âgées ou visiblement souffrantes. On leur ouvre le chemin pour qu’elles puissent accoster facilement un invité “légitime”. C’est justement l’une de ces vieilles dames, Geneviève, qui m’a abordé lors de ma première réception, dans une ambassade latino-américaine. Derrière une belle couche de fond de teint et une maigreur extrême, une petite voix douce m’a demandé : — Excusez-moi, monsieur, j’aurais bien voulu entrer en votre compagnie… J’ai oublié mon invitation à la maison. — Mais certainement, madame. Et nous sommes entrés. A la sortie, elle s’est à nouveau approchée de moi et m’a pris par le bras pour me présenter un homme assez petit au sourire chaleureux qui m’a dit : — Monsieur, permettez-moi de me présenter, je suis journaliste free-lance et aujourd’hui j’ai oublié… — L’invitation, a poursuivi la dame âgée. — Justement, a souri l’homme, peut-être avez-vous encore la vôtre et… Je lui ai glissé mon invitation avant même qu’il ne finisse sa phrase. Il s’est alors plié en deux pour me remercier et m’a tendu une carte de visite sur laquelle on pouvait lire “Franck – journaliste free-lance”. Deux jours plus tard je recevais un coup de fil de Franck : — Vous le savez peut-être, c’est au tour de l’Espagne de recevoir aujourd’hui. Vous y allez, j’imagine ? — Oui. — On peut se retrouver et y entrer ensemble, a-t-il lancé le plus naturellement du monde. — L’invitation est personnelle, lui ai-je vite répondu. — Ce n’est pas un problème, a-t-il dit, je sortirai sans souci si on nous fait des histoires. Mais disons-le, je tiens vraiment à y aller. Savez-vous pourquoi ? — Non… — Je suis obligé de vous mettre dans la confidence, alors. Je voudrais battre mon propre record de l’année dernière où j’ai participé à 92 réceptions.

— Et cette année, vous en êtes à combien ? (Ça m’intriguait.) — J’en suis à 72, mais d’ici à la fin de l’année ce chiffre devrait rapidement augmenter, avec le nombre de réceptions organisées par les petites ambassades qui acceptent tous ceux qui daignent venir. C’est dans ces réceptions-là que l’abondance règne. Je me suis souvenu qu’une autre réception était organisée à l’Unesco, je pouvais lui donner une invitation. — Oh, a dit Franck, l’Unesco n’a plus la cote. Est-ce que ça vaut vraiment le coup ? Est-ce une invitation pour une personne ou pour un couple ? C’était pour un couple et Franck a soupiré, soulagé. Le lendemain, il m’attendait devant l’entrée de la réception au bras d’une femme d’une quarantaine d’années qu’il me présenta comme étant l’une de ses amies et, à peine l’invitation dans la main, il entra avec elle, bras dessus dessous. — Mais c’est un comble, fit la voix de mon amie âgée, derrière moi. Ce nain va nous poser des problèmes, à force de débarquer chaque soir en compagnie d’une nouvelle femme qu’il espère séduire avec de fausses invitations. Il a toute une collection d’invitations des années passées et il les utilise en cachant bien la date et en montrant la partie où figure le drapeau de l’ambassade qui organise la réception. Il prétend rompre ainsi sa pénible solitude. Sauf que toutes ces femmes lui font faux bond une fois à l’intérieur. Largué pour un autre mâle sympathique, Franck jure alors ciel et terre qu’il n’invitera plus de femmes. Pendant la réception, Franck revint me voir et me présenta un homme rondelet qui, après deux minutes de conversation, prit un air comploteur et me demanda à mi-voix : — Monsieur, je profite de l’occasion pour vous demander si ça intéresserait votre pays d’acheter quelques armes sophistiquées pour un prix plus que raisonnable. — Non, merci. — On peut toujours échanger nos cartes de visite. Sait-on jamais, vous pourriez changer d’avis. Il prit ma carte et s’éloigna sans se départir de son air mystérieux. — Que se passe-t-il ? me demanda Franck en regardant l’homme partir. C’est plus fort que lui, je lui fais honneur en vous le présentant et il ne trouve pas mieux que de se faire passer pour un agent des services secrets pour s’assurer quelques invitations. Ce qu’on ne ferait pas pour en obtenir une ! Je ne l’ai pas revu dans les réceptions qui ont suivi. Puis, presque six mois plus tard, il me fit signe devant l’entrée d’une réception organisée par des religieux. Il était seul et très pâle. Un grand sourire aux lèvres, il me prit le bras, puis nous entrâmes comme un couple de vieux amis. A l’intérieur, il balaya les tables du regard, me remercia sèchement et se dirigea vers le buffet. Il mangeait vite et vidait aussi vite les verres de champagne.


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LINGUISTIQUE Devant un tel zèle, le prêtre qui servait à la réception prit soin de ne plus mettre de bouteilles de champagne sur la table. — Désolé, il n’y a plus de champagne, lança-t-il à Franck, qui le remercia et repartit. Le lendemain soir, je recevais un coup de fil de Geneviève m’annonçant que Franck était décédé. “C’est la vie”, me dit-elle, avant de me demander par la même occasion si j’avais une invitation pour la réception donnée à l’ambassade portugaise. Devant l’entrée de l’ambassade, elle me réclama l’invitation, qu’elle donna rapidement à quelqu’un, puis saisit mon bras et ne le lâcha plus, sous le regard jaloux des concurrents qui campaient dehors. Dans la salle, elle prit son air profondément révolté et me lança : — Drôles de créatures ! — Qui donc ? — Tous ceux qui sont à l’entrée et qui espèrent voir passer une connaissance pour les faire entrer. Quand ça ne marche pas, ils rentrent chez eux et attendent impatiemment la prochaine réception. Et elle secoua sa petite tête, outrée par la nature humaine. —Ylljet Aliçka Publié le 19 octobre

DR

l’auteur

ÉCRIVAIN DIPLOMATE Ylljet Aliçka a été ambassadeur d’Albanie en France entre 2007 et 2012. Il est aussi écrivain et a reçu plusieurs prix littéraires pour ses ouvrages, dont le recueil de nouvelles Les Slogans de pierre (éd. Climats, 1999). Le film Slogans, tiré de ce livre, a été sélectionné en 2001 à Cannes et primé au Festival international du film de Tokyo la même année.

SOURCE MAPO Tirana, Albanie Quotidien, 5 000 ex. mapo.al Fondé en octobre 2006, ce journal d’information (devenu quotidien en 2009) a choisi de se démarquer de ses concurrents par son francparler. Resté fidèle à son analyse critique de la société albanaise et du pouvoir en place, il continue d’attirer les plumes des éditorialistes albanais et kosovars.

Drôle de boycott Les Britanniques ne donnent pas cher du succès de l’appel à la grève de l’anglais lancé par Michel Serres.

—The Daily Telegraph Londres

U

n intellectuel français appelle au boycott des entreprises dont les slogans publicitaires sont rédigés en anglais. “Il y a plus de mots anglais sur les murs de Toulouse qu’il n’y avait de mots allemands sous l’Occupation”, s’indignet-il. A vrai dire, il n’a pas vraiment appelé au boycott – terme qu’utilisent volontiers les Français quand ils ne lui préfèrent pas le très douteux “boycottage” – mais à la grève. Ce qui ne recouvre pas tout à fait la même réalité. Les Français adoptèrent le mot “boycott” dès 1880, quelques semaines à peine après que le capitaine Charles Cunningham Boycott, régisseur d’un grand propriétaire foncier irlandais, fut mis à l’index, banni et, comment dire… eh bien, boycotté, justement. Si M. Boycott, qui s’appelait auparavant M. Baycott, n’avait pas modifié son patronyme quelque temps plus tôt, les Français, les Allemands et les Russes auraient plutôt emprunté le terme “baycott” que “boycott”. Mais en lançant son coup de gueule contre les mots anglais, l’intellectuel en question, le Pr Michel Serres, ne pouvait décemment pas invoquer le nom du bon capitaine.

Le mystère des intellectuels. Qu’il me soit pardonné d’avoir qualifié par deux fois le professeur d’intellectuel. En anglais, c’est un terme un peu désobligeant que l’on associe généralement à des épithètes péjoratives tels “de gauche”, “barbu” ou “étranger”. En français, en revanche, intellectuel n’a rien d’un gros mot : les chaînes de télévision en font venir des troupeaux entiers sur leurs plateaux, soir après soir, non parce qu’une quelconque clause du Code Napoléon les oblige à en imposer un nombre minimum à leur public, mais parce que, pour des raisons mystérieuses, on considère les intellectuels comme une bonne chose, au même titre que le Tour de France ou les atroces parterres de bégonias devant les mairies. Autant dire que je suis absolument d’accord avec le P r Serres. Nous, les Britanniques, aimons la France parce qu’elle est différente de la Grande-Bretagne et que nous la trouvons à bien des égards supérieure. Songeons par exemple à cette façon qu’ont les Français de prendre de vrais repas autour d’une table. En fait, nous aimons tout dans leur culture. Nous aimions la France même à l’époque où ses toilettes n’étaient qu’un

trou encadré de deux gros repose-pieds, au-dessus duquel il fallait s’accroupir. Le genre de mot qui a le don de hérisser le professeur est “smile”. La SNCF a inventé un système de cumul de points baptisé “S’Miles”. Les passagers peuvent utiliser leurs S’Miles pour s’offrir un repas dans les franchises des chaînes de restauration rapide comme les cafétérias Casino, dont le “menu Crok’O Kid” propose des nuggets. A vous soulever le cœur… Ce qui me frappe est qu’ici la langue est vidée de son sens et utilisée comme un label de mode. En témoigne la tendance qui pousse les jeunes Nippons à porter des tee-shirts ornés de phrases anglaises qu’ils ne comprennent pas forcément : “I feel happiness when I eat a potato” [Je sens du bonheur quand je mange une pomme de terre] “Socioeconomic conditions”, ou “Rock your bady” [sic] [bouge ton carps]. Ces slogans ineptes n’ont pas grand-chose de commun avec les emprunts aux langues étrangères qui désolent tant l’Académie française, tels “week-end”, “sandwich” ou “hotline”. Je sais bien que les Immortels de cette vénérable institution sont des intellectuels, mais ils ne sont certainement pas assez idiots pour penser qu’une langue peut vivre sans emprunts. Après tout, le français n’est

jamais qu’un créole du latin. S’il y avait eu une toute-puissante Académie latine au Moyen Age, le français n’existerait tout bonnement pas.

Jogging et baskets. Or aucune académie de langue n’est omnipotente. L’Académie française – à laquelle, à mon grand désarroi, le Pr Serres appartient – n’a pas plus autorité pour interdire le mot “smoking” que nous autres Anglais n’en avons pour convaincre nos amis d’outre-Manche que cela ne désigne aucunement un veston de cérémonie. Et il nous faut par ailleurs tolérer d’entendre les Français parler de “footing” au lieu de “jogging”, de “baskets” pour désigner des chaussures de sport et de “sweat” [prononcé “souite”] en lieu et place de “sweat-shirt”. Cela étant, les anglophones en font au moins autant, qui raffolent de “double entendre ” [double sens], de “faux pas” [impairs] et d’“encores” [rappels], qui laissent les Français perplexes. Si une académie ne parvient pas à barrer la route aux importations étrangères, je ne donne pas cher du succès du boycott – enfin, de la grève – que Michel Serres appelle de ses vœux. —Christopher Howse Publié le 23 octobre


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à la une

LA SILICON VALLEY NE FAIT PLUS RÊVER Longtemps le berceau des nouvelles technologies a été vu comme un pôle d’excellence, un moteur économique, un modèle à exporter. Aujourd’hui, les critiques fusent. Les jeunes entrepreneurs du secteur, hier portés aux nues, sont brocardés pour leur suffisance (lire ci-contre). Les géants du Net sont accusés de s’enfermer dans une bulle (p. 41). Et écrivains et intellectuels s’attaquent au règne des sites Internet et des réseaux sociaux, qui flattent nos mauvais instincts et conduisent le monde à sa perte (p. 38). C’est comme si les promesses du numérique s’étaient évanouies, laissant place à un “meilleur des mondes” version 2.0. — Service Amérique du Nord

Pire que Wall Street

↗ Dans des locaux de Google à Mountain View, en Californie, en novembre 2011. Photo Peter DaSilva/ The New York Times

Ils sont jeunes, riches, et croient changer le monde avec des gadgets. Les cadres de la Silicon Valley sont vus d’un œil de plus en plus critique dans les médias américains.

porté atteinte à sa vie privée en parlant de son mariage. En d’autres termes, il est passé du statut de petit con à celui de gros con. Si un scénariste avait inventé ce personnage, il aurait reçu une note des studios disant que le degré de bêtise était trop élevé pour être crédible. Parker est pourtant rapidement devenu un archétype. A l’instar de l’histoire de la bat-mitsva dispendieuse de la fille d’un cadre de Goldman Sachs devenue un conte moral, le mariage de Parker a été montré du doigt par des sites Internet, dont certains semblent dernièrement de plus en plus enclins à voir la “culture tech” d’un œil critique. “Le monde des nouvelles technologies est le nouveau Wall Street : majoritairement blanc et essentiellement composé de types qui s’enrichissent en faisant des choses qui ont un objectif et un impact social limités”, a par exemple déclaré l’économiste Umair Haque sur Twitter.

—The New Republic (extraits)

Etalage. “Ils sont jeunes et riches. Et insuppor-

Washington

tables, comme le sont presque toujours les gens jeunes et riches”, a écrit Mat Honan dans Wired. Mais ce qui différencie cet univers des autres, c’est sa visibilité. Il y a aujourd’hui des réseaux sociaux qui encouragent l’étalage d’un mode de vie très enviable. Le partage est l’un des fondements de cette industrie. Wall Street, en revanche, garde une culture de protection de la vie privée – en tout cas au bureau – et les impulsions les plus immatures de ses membres risquent moins de se retrouver sur Internet. L’étalage de consommation dans le monde des nouvelles technologies n’est pas tout à fait de même nature que celui de Wall Street. Un cadre de la Silicon Valley aura moins tendance à dépenser son argent pour une table VIP et une Porsche. Le “techie” optera plutôt pour une ascension du Kilimandjaro et une [voiture électrique] Tesla. Ce

es entrepreneurs des nouvelles technologies sont-ils en train de remplacer les financiers de Wall Street dans le rôle des méchants pour l’imagination populaire ? Ça commence à y ressembler, du moins dans les médias. L’exemple le plus flagrant a été le tapage provoqué par le mariage de Sean Parker [cofondateur du magasin de musique en ligne Napster et actionnaire de Facebook], qui s’est offert des noces de style “médiéval chic” dans une forêt de séquoias en Californie. L’événement a été décrit comme un “désastre écologique” par la presse et aurait coûté la bagatelle de 10 millions de dollars [plus de 7 millions d’euros]. Parker a répondu par une lettre de 9 500 mots aux journalistes qui avaient

L

mode de vie est certes onéreux (le prix d’une Tesla tourne autour de 62 000 euros sans option), mais il présente également un côté vertueux que certains peuvent trouver plus irritant que le matérialisme sans complexes du banquier, du genre : “Je dépense beaucoup d’argent, mais c’est pour sauver la planète, pas pour en mettre plein la vue.” Pour Sam Biddle, [du magazine] ValleyMag, si le méchant “techie” produit un autre type d’irritation que le méchant de Wall Street, c’est notamment parce qu’il n’a pas conscience de ce qu’il est. “Les amis que j’ai dans la finance sont tous très cyniques, explique-t-il. ‘Nous sommes ceux que tout le monde déteste’, disent-ils. Ils se contentent de prendre leur chèque.” Les pionniers des nouvelles technologies, eux, ont tendance à penser qu’en plus de s’enrichir ils sauvent le monde. “Ils sont tellement dans l’autoglorification qu’ils n’ont aucun humour sur ce qu’ils font”, poursuit Biddle. Dans cette communauté où tout le monde ou presque est plutôt jeune, relativement riche et partage une même vision des choses, il existe aussi un effet d’isolement. “J’ai l’impression qu’un milliardaire pourrait regarder de haut un simple millionnaire comme moi”, s’est ainsi plaint un habitant de Palo Alto à un journal local. “Une tonne de petites entreprises fabriquent des produits d’une valeur douteuse et reçoivent d’énormes quantités d’argent pour le faire”, souligne encore Honan. Bustle, dont on s’est beaucoup moqué en dehors de la Vallée, en est un bon exemple : son fondateur, Bryan Goldberg, a déclaré que, puisqu’il n’existait pas de sites web pour les femmes qui ait une forte fréquentation, il allait donc en lancer un. Ce ne sont pas seulement les personnages qui agacent les critiques. Farhad Manjoo, de Slate, travaille actuellement à un livre sur Google, Facebook, Amazon et Apple. Selon lui, il est logique que la haine envers les membres du secteur des nouvelles


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technologies ait grandi en même temps que les entreprises se développaient. Ces anciennes start-up sont désormais des sociétés comme les autres, simplement plus sophistiquées et plus décontractées, avec des actionnaires auxquels il faut penser. Les entreprises des nouvelles technologies sont en train de devenir une part inévitable de notre vie. Chez ceux qui avaient déjà tendance à ne pas apprécier ce type de culture d’entreprise, les révélations de cette année, selon lesquelles bon nombre des plus grosses sociétés de ce secteur partagent leurs données privées avec le gouvernement, ne font qu’amplifier la méfiance.

Un rejet inéluctable. “Les choses ont vieilli, la nouveauté est passée et l’angoisse s’est installée”, explique par mail Alexis Madrigal, d’Atlantic. En d’autres termes, toute industrie arrivant à maturité est vouée à s’attirer sa part de critique. Etrangement, l’effondrement de Wall Street a permis au secteur des nouvelles technologies de gagner quelques années de bienveillance. Maintenant qu’il est plus avancé, il se heurte à une réaction de rejet inéluctable. Pour certains, ce rejet n’est pas une nouveauté ni une spécificité de 2013. Sarah Lacy, fondatrice

du PandoDaily, fait partie des défenseurs des nouvelles technologies les plus acharnés du monde. “Chaque fois que la Silicon Valley donne l’impression d’avoir le vent en poupe, il y a une réaction hostile”, affirme-t-elle. Elle estime également que les médias exagèrent les quantités d’argent circulant dans cet univers. “En fait, les riches ne représentent qu’un petit pourcentage, déclare-t-elle. La plupart des gens touchent des salaires de start-up et ne gagneront jamais d’argent avec leur entreprise.” Elle ne pense pas que la haine envers les “techies” soit si répandue que cela, en dehors d’un groupe de critiques très violents sévissant dans un nombre croissant de sites. Elle a raison au moins sur une chose : les Américains ne détestent pas massivement l’univers des nouvelles technologies. D’après les sondages Gallup, l’“industrie informatique” reste le secteur d’activité le plus populaire et les “sociétés Internet” figurent en quatrième position. Ce qui est logique. Après tout, les gens aiment leur iPhone et leur Internet. Pour le moment du moins, cela compte plus que tout article négatif sur les “mecs des nouvelles technologies” qu’ils peuvent lire avec leur application mobile. —Noreen Malone Publié le 8 septembre

A la une

ATTENTION, DANGER ! “Internet ne vous sauvera pas”, titrait en mars The New Republic sur un fond noir inquiétant, brossant un long portrait d’Aaron Swartz. Virtuose de l’informatique, celui-ci était aussi un militant idéaliste favorable à un libre accès au savoir sur

Internet. Il aurait téléchargé et mis en ligne, début 2011, la quasi-totalité des archives JSTOR (qui rassemblent la plupart des articles universitaires en sciences humaines) pour les rendre accessibles au plus grand nombre. Poursuivi par la justice et menacé de trente-cinq ans de prison, Aaron Swartz s’est suicidé en janvier 2013, à 26 ans, rappelle The New Republic. Le bimensuel, racheté en 2012 par Chris Hughes, l’un des cofondateurs de Facebook, a consacré ces derniers mois plusieurs unes et de nombreux articles, souvent critiques, à Internet.


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À LA UNE

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The Circle, entreprise totalitaire Dans son dernier roman, l’écrivain Dave Eggers s’en prend à la toute-puissance des géants du numérique et au dogme de la transparence absolue.

raisons qui nous sembleront bien familières. La culture de Mae et notre culture réelle laissent peu de place à l’objection. Décider d’en sortir est considéré comme une mort personnelle et professionnelle. Google et Facebook se sont refusés à tout commentaire. M. Eggers, surtout connu pour Une œuvre déchirante d’un génie renversant (Balland, 2001), a également refusé de m’accorder un entretien. Ses scènes frisent parfois le burlesque, par exemple quand Mae réfléchit à la quantité d’informations qu’elle absorbe : “Sur son deuxième écran, il y avait le nombre de messages envoyés par d’autres membres du personnel ce jour-là (1 192) ainsi que le nombre de ceux qu’elle avait lus (239), de ceux qu’elle avait traités en moyenne (220) et de ceux traités par les autres membres du bureau (198).” Mais c’est la bêtise du monde de Mae qui donne à The Circle son intérêt. Il est juste assez semblable à celui d’aujourd’hui pour nous permettre de nous voir d’un autre œil. Le roman adresse également un avertissement aux entreprises : quelle que soit l’utilité des données aujourd’hui, le fait de les réunir dans un cercle complet qui relie chaque centimètre de notre vie privée, publique et civique a de graves conséquences.

Orwellien. L’auteur n’y va pas par quatre che-

—The Wall Street Journal New York vec ses entrailles et ses salles d’abattage, La Jungle*, d’Upton Sinclair, est un des rares romans à avoir changé la façon dont la société voyait le monde des affaires. Nous avons enfin la Jungle de notre époque, une dénonciation saisissante et virulente des entreprises qui nous incitent sournoisement à déverser toutes nos pensées et actions sur le web. Ce roman, c’est The Circle [Le cercle], de Dave Eggers, qui pourrait bien changer la façon dont le monde envisage sa soumission compulsive, docile, à tout ce qui est numérique. Si vous travaillez à la Silicon Valley, ou simplement si vous

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A la une PREMIÈRE En publiant un long extrait du roman de Dave Eggers dans son édition du 29 septembre, The New York Times Magazine a créé la surprise. C’est en effet la première fois de son histoire que le magazine consacre

sa couverture et une bonne partie de ses pages intérieures à une œuvre de fiction… éminemment réaliste.

vous intéressez à ce qui s’y passe, prêtez attention à ce livre et au message qu’il véhicule. On peut se demander pourquoi les lecteurs auront dû attendre si longtemps la première œuvre qui remette totalement en question les dogmes de notre ère de l’information. N’est-il pas remarquable qu’en moins de dix ans il soit devenu tabou de ne pas partager sa vie privée en ligne ? Entre les mains de M. Eggers, ces interrogations prennent forme humaine en la personne de Mae Holland, une jeune femme qui commence à travailler à The Circle, société toutepuissante de la Silicon Valley. L’action se situe dans un avenir proche, et The Circle est l’héritier spirituel et commercial de notre époque, un mélange de Google, Facebook, Twitter, Pinterest et PayPal. La société a été fondée par de mystérieux futurologues dont la vision de partage total et mondial des connaissances aura des conséquences sinistres pour la démocratie à la fin de l’ouvrage. Comme dans tout bon roman d’horreur, tout commence on ne peut mieux pour Mae. Auréolée de son nouveau statut, elle reste ébahie devant le programme de conférences du Circle. C’est alors qu’elle commence à être avalée dans un abîme numérique. On lui demande de porter des appareils qui surveillent sa santé et ses émotions, d’actualiser constamment son statut sur les réseaux sociaux, puis d’enregistrer tous ses mouvements avec une caméra accrochée à son cou. Le comportement de Mae change pour des

mins quant aux effets sur notre personnalité et notre dignité. Il conçoit même un personnage pour faire des sermons contre la philosophie de l’information permanente de Facebook et Google : “Les outils que vous créez fabriquent artificiellement des besoins sociaux extrêmes. Personne n’a besoin du niveau de contact que vous fournissez. Ça n’améliore rien.” Et voici le point culminant du livre : Eamon Bailey, un des fondateurs de la société, s’en prend à la conception désuète que Mae se fait de la vie privée. M. Eggers livre ici un dialogue très orwellien : “Je comprends [déclara Mae] que nous avons l’obligation en tant qu’êtres humains de partager ce que nous voyons et savons, et que toute connaissance doit être démocratiquement accessible. — C’est l’état naturel de l’information que d’être libre. — D’accord. — Nous avons tous le droit de savoir tout ce qu’il est possible de savoir. Nous sommes tous propriétaires collectivement de la connaissance accumulée du monde. — D’accord, déclara Mae. Donc qu’est-ce qui se passe si je prive quelqu’un de quelque chose que je sais ? Je vole mes semblables, non ? — En effet, confirma Bailey en acquiesçant gravement… — La vie privée, c’est le vol.” The Circle n’est pas de la grande littérature, mais c’est un excellent avertissement, un avertissement dont on entendra encore beaucoup parler. Dans la “jungle” de M. Eggers, c’est nous, et non le bétail, qu’on anesthésie et qu’on envoie inconscients à notre perte. —Dennis K. Berman Publié le 17 septembre * Publié en 1905, ce roman dépeint la vie et les conditions de travail des immigrés dans les abattoirs de Chicago. Il a conduit le président Theodore Roosevelt à faire adopter des réformes du droit du travail.

Contexte CES ÉCRIVAINS QUI VEULENT LA PEAU DU NET Enfoncer le clou : c’est l’effet qu’a produit le roman de Dave Eggers, après une première charge violente contre le monde du numérique venue de l’écrivain Jonathan Franzen. A la mi-septembre, le célèbre romancier a signé dans le quotidien The Guardian un article titré : “Ce qui ne tourne pas rond dans notre monde moderne”. Il s’attaque pêle-mêle à Apple, Twitter, Salman Rushdie ou Jeff Bezos (fondateur d’Amazon et nouveau propriétaire du Washington Post), qualifié de “cavalier de l’Apocalypse”. Il épingle le “technoconsumérisme”, cette “nouvelle machine infernale, obnubilée par sa propre logique de développement”, qui nous transforme en véritables esclaves et flatte nos pires instincts. Cet article accompagnait la sortie du nouvel ouvrage de Jonathan Franzen, The Kraus Project, un recueil d’articles de l’auteur viennois du début du XXe siècle Karl Kraus qu’il a lui-même traduits et annotés. Dans ses pamphlets et satires, Kraus dénonçait avec virulence la corruption du langage par les médias et les effets délétères des innovations technologiques. Auteur difficile, méconnu, Kraus “a beaucoup à nous dire sur notre époque, saturée par les médias, enivrée par les technologies et hantée par l’image de l’Apocalypse”, clame Jonathan Franzen. ↖ Dessin de Clou paru dans La Libre Belgique, Bruxelles.


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LA SILICON VALLEY NE FAIT PLUS RÊVER. 39

Au contraire, dénoncent certains militants, l’invasion high-tech fait grimper le coût de la vie à des niveaux inaccessibles pour la plupart des habitants de la ville. Ils s’inquiètent de voir la hausse exorbitante des loyers, des prix de l’immobilier et les expulsions s’ajouter aux inégalités de revenus et chasser de la ville les familles de la classe moyenne, les petites entreprises, les artistes et les intellectuels, bref, ceux qui ont donné à San Francisco la richesse et la diversité culturelles qui font son charme. Le feu des récriminations est parti du quartier de Mission, bastion historique de la classe ouvrière latino, où les maisons victoriennes et les nouveaux lofts sont pris d’assaut par les geeks. Une guerre des prix y a éclaté, tout particulièrement dans un rayon de quelques centaines de mètres autour des arrêts des navettes, faisant grimper – parfois doubler – les loyers. Le long de leurs itinéraires, des restaurants branchés ont pris la place des petits commerces de proximité et des magasins familiaux.

Le berceau des nouvelles technologies Oakland Siège de Twitter

San Francisco

Baie de San Francisco

Futur siège de Google

Menlo Siège Park actuel Palo Alto de

Siège de Google Yahoo

Université de Stanford

OCÉAN PACIFIQUE

Graffitis et pirates. Dans le quartier, des grafSiège de Cisco Systems

Mountain View

Silicon Valley

Siège de Sun Microsystems

Sunnyvale

Siège de PayPal

Cupertino Siège actuel d’Apple

Siège d’Adobe

San Jose World Siège d’eBay

20 km

Futur siège d’Apple (le “donut en verre”)

SOURCE : OPENSTREETMAP

Siège de Facebook

SAN FRANCISCO SE REBELLE CONTRE LES GEEKS Berceau de la contre-culture, la métropole californienne a du mal à supporter l’invasion des jeunes salariés fortunés venant du secteur des nouvelles technologies. —Los Angeles Times (extraits) Los Angeles haque jour de la semaine, depuis le lever du jour jusque tard dans la soirée, une flotte rutilante de bus sans numéro sillonne les rues de San Francisco. Ils ramassent des milliers de jeunes professionnels du secteur des nouvelles technologies à des dizaines d’arrêts différents et les déposent ensuite à une heure de route au sud de la ville. C’est l’un des privilèges qu’off rent à leurs salariés Apple, Facebook, Google et d’autres grandes sociétés de la Silicon Valley : des bus de luxe, équipés de la climatisation, de sièges confortables et d’une connexion Wi-Fi pour leur éviter le stress des routes congestionnées de la région.

C

Ce système de navettes privées est devenu le symbole le plus visible de la ruée vers l’or numérique qui embrase la ville et de la fracture de plus en plus profonde qui sépare ceux qui surfent sur la vague des nouvelles technologies et les autres. “Parfois, ces navettes me font penser à des vaisseaux spatiaux dans lesquels nos chefs suprêmes, venus d’une autre planète, auraient atterri pour régner sur nous”, a récemment écrit l’auteure Rebecca Solnit, résidente de San Francisco de longue date, dans la London Review of Books. Cette fracture est encore aggravée par l’idée largement répandue que les richesses phénoménales générées par les nouvelles technologies ne bénéficient pas à la population dans son ensemble.

fitis anti-Google ont commencé à fleurir et des militants ont récemment organisé un rassemblement antigentrification au cours duquel ils ont réduit en charpie une piñata en forme de navette Google. Ted Gullicksen, directeur exécutif de l’Association des locataires de San Francisco, redoute que les geeks ne se soient définitivement approprié la ville et n’en repartent plus – alors qu’ils avaient levé le camp après l’explosion de la bulle Internet, en l’an 2000. “Après le premier boom, bon nombre de ces sociétés ont bu la tasse. Mais, aujourd’hui, nous parlons d’entreprises Internet très bien établies comme Facebook et Google. Difficile de les imaginer en train de couler”, commente Ted Gullicksen. Comparativement à ce qui s’est passé lors des précédents booms, le secteur des nouvelles technologies crée peu d’emplois pour la classe moyenne et ne suscite guère de sympathie. L’écart entre les hauts et les bas revenus de la Silicon Valley se creuse. Dans cette région des EtatsUnis qui s’enorgueillit de compter certaines des entreprises les plus riches du monde, la participation au programme de bons alimentaires a atteint un niveau record depuis dix ans et le nombre de sans-abri a fait un bond de 20 % au cours des deux dernières années. Ce qui nourrit d’acerbes critiques – certaines venant des rangs mêmes du secteur des nouvelles technologies. L’entrepreneur Chris Tacy, qui travaille pour la société Mozilla, a récemment admonesté sur son blog ses collègues du secteur des nouvelles technologies après avoir vu un jeune homme céder à contrecœur son siège à une vieille dame dans un bus, puis dire tout haut à ses amis : “Je ne sais pas pourquoi les vieux prennent les transports en commun. Si j’étais vieux, je prendrais un Uber [service de location de voitures de luxe avec chauffeur].” Les professionnels des nouvelles technologies utilisent fréquemment l’appli Uber pour aller au bureau ou se rendre en ville. Pour certains, cette armada de voitures rutilantes et les limousines noires qui sillonnent les rues de la ville sont un autre signe du fossé de plus en plus profond qui divise San Francisco. → 40

ARCHIVES courrierinternational.com En juillet déjà, Courrier international consacrait un dossier aux mégalos geeks (n°1182, du 27 juillet 2013).


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À LA UNE

39 ← En juin dernier, le milliardaire Sean Parker, fondateur de Napster et ancien cadre de Facebook, a englouti des millions de dollars dans un mariage de rêve dans les forêts de séquoias géants de Big Sur [sur la côte californienne au sud de San Francisco]. L’an passé, David Sacks, ancien cadre de PayPal et fondateur de Yammer, a organisé pour son anniversaire une fête autour du thème éminemment royaliste “Qu’ils mangent de la brioche !” – fête qui, selon les rumeurs, aurait coûté 1,4 million de dollars. Les trois dirigeants de Google – Larry Page, Sergey Brin et Eric Schmidt – sont en train de faire construire à l’aéroport international de San Jose un aérodrome pour leurs voyages professionnels en avions privés, pour la modique somme de 82 millions de dollars. Celui-ci s’étendra sur 12 hectares et sera doté de cinq hangars, dont un suffisamment grand pour accueillir un Boeing 747. Si la richesse et le pouvoir du monde des nouvelles technologies suscitent du ressentiment, c’est que “nous l’avons cherché”, reconnaît Chris Tacy. “Aux Etats-Unis, beaucoup de gens n’ont pas confiance en l’avenir ; or, dans le même temps, de nombreux petits génies des nouvelles technologies deviennent milliardaires. C’est une combinaison explosive”, souligne-t-il.

Courrier international — no 1200 du 31 octobre au 6 novembre 2013

PAS DE PITIÉ POUR LES “VIEUX” Dans un secteur en perpétuel bouleversement, l’âge est un handicap. Les employés expérimentés sont chassés sans ménagement. —San Francisco Chronicle (extraits) San Francisco

E

Avis d’expulsion. Matt Brezina vit à San Francisco, où il a fondé deux start-up. Pour lui, la gentrification est inévitable. Les prix poussent les gens hors de San Francisco, comme cela a été le cas dans d’autres villes très prisées telles que New York, Tokyo et Londres. Il reconnaît que certains affichent “quelques” signes extérieurs de richesse. Mais, selon lui, ce n’est pas la majorité ; dans la nouvelle génération high-tech, beaucoup donnent des millions à des œuvres de bienfaisance. “Ici, nous avons une culture un peu différente, qui tolère mal ce genre de choses, explique-t-il. Nous ne portons pas de Prada et, si nous conduisons une Porsche, nous n’en possédons pas. Qui voudrait être propriétaire d’une voiture ?” Theresa Flandrich, 58 ans, partage un petit deux pièces avec son fils de 25 ans à North Beach, l’un des plus vieux quartiers de San Francisco, pour un loyer de 645 dollars par mois. Elle regrette que les jeunes salariés du secteur des nouvelles technologies ne se mêlent pas à la population de la ville dans laquelle ils vivent. La plupart d’entre eux font leurs courses en ligne, elle ne les croise pas dans les petits commerces du coin. Quand ils marchent dans la rue, ils ont le nez collé à leur smartphone et ils ne s’impliquent pas dans la vie du quartier, déplore-t-elle. Elle constate une multiplication des expulsions effectuées dans le cadre de la loi Ellis, qui autorise un propriétaire à expulser tous les locataires d’un bâtiment lorsque celuici est retiré du marché de la location. Et, comme les autres locataires de son immeuble – dont certains sont âgés ou handicapés –, elle vient de recevoir un avis d’expulsion. Elle va devoir partir du quartier où elle vit depuis trente ans. Son fils, lui, aimerait bien quitter le nid familial et avoir son propre appartement en dépit de la hausse des prix : il s’est donc mis à la recherche d’un emploi comme recruteur dans le secteur des nouvelles technologies. —Jessica Guynn Publié le 14 août

n 2012, trois sociétés de la Silicon Valley ont annoncé le licenciement d’un total de 48 000 salariés. Les dégraissages se poursuivent cette année : Cisco Systems, pourtant rentable, a indiqué qu’il allait se séparer de 4 000 personnes. Dans le même temps, le nombre d’emplois augmente dans la vallée et à San Francisco. Les patrons du secteur se plaignent même d’avoir des dizaines de milliers de postes vacants, au point de devoir faire venir des salariés qualifiés de l’étranger. Mais, si la demande dépasse l’offre, comment se fait-il que tant de professionnels compétents soient sans travail ? La réponse tient en peu de mots : dans les nouvelles technologies, l’expérience importe bien moins qu’auparavant et peut même jouer contre vous. “Ç’a été un vrai choc de devoir quitter un emploi que j’avais depuis plus de dix ans”, confie Robert Honma, 49 ans, de Sunnyvale. Son CV est truffé de

↓ Dessin de Boligán, Mexique.

postes à responsabilités dans des multinationales et de petites start-up de l’informatique. “C’est la jeunesse qui fait marcher les Facebook, les Google.” Mark Zuckerberg, le PDG de Facebook, aujourd’hui âgé de 28 ans, est bien de cet avis. “Je veux souligner l’importance de la jeunesse et des compétences techniques, a-t-il déclaré lors d’un événement à l’université Stanford en 2007. Les jeunes sont tout simplement plus intelligents. Pourquoi la plupart des maîtres d’échecs ont-ils moins de 30 ans ? Je ne sais pas. Quand on est jeune, on a tout simplement une vie plus simple. C’est peut-être parce qu’on n’a pas de voiture, peut-être parce qu’on n’a pas de famille. Avoir une vie simple vous permet de vous concentrer sur ce qui est important.”

Destruction créatrice. “Les entreprises cherchent manifestement à recruter plus jeune et moins cher”, déclare Robert Withers, de Nova Workforce Development, une organisation publique de conseil en carrière de la Silicon Valley. “On voit des gens expérimentés qui cherchent du travail, qui ont des entretiens et qui ne sont pas pris.” Cette tendance s’est accélérée au fur et à mesure que le secteur s’écartait des bastions traditionnels – matériel, PC, infrastructures informatiques – pour passer au nuage numérique, aux applications, aux mobiles et aux réseaux sociaux, qui requièrent de nouvelles compétences. “Le secteur des nouvelles technologies a besoin d’employés ayant uniquement les compétences les plus récentes”, c’est un secteur où le “tourbillon de la ‘destruction créatrice’ chasse régulièrement des salariés même si l’économie se porte bien”, constate Nova Workforce Development. Dan Ruth, 40 ans, directeur informatique, est sans emploi depuis sept mois. “J’ai une famille et, même si je n’ai pas perdu tout espoir, je songe à étendre mes recherches d’emploi à un autre marché, Boston par exemple”, confie-t-il. Pas question de “faire vieux” dans les entretiens d’embauche, souligne Withers – de porter des vêtements démodés, de s’étendre longuement sur son expérience pas particulièrement pertinente ou de dire au recruteur : “Dites donc, vous pourriez être mon fils !” Et puis il y a le changement de culture qu’ont relevé Clair Brown, un économiste de Berkeley, et Greg Linden, un chercheur de la Haas School of Business, dans Chips and Change [Les puces et le changement – non traduit], un ouvrage sur l’industrie des semi-conducteurs. Dans leur gestion du personnel, les entreprises américaines sont passées d’un “système de fort engagement”, qui mettait l’accent sur l’emploi à long terme et la formation sur le tas, à un “système de forte innovation”. “On recrute en général un ingénieur parce qu’on a besoin de ses compétences et de ses connaissances pour développer une technologie ou un produit spécifiques. Ce système est vu comme moins coûteux parce que l’entreprise peut recruter les compétences nécessaires sans avoir à conserver des personnes expérimentées, qui ont en général un salaire plus élevé.” “J’ai passé six mois à trouver comment me vendre, confie Robert Honma. La concurrence est tellement dure qu’il faut faire beaucoup d’autopromotion. Je suis devenu beaucoup plus concentré en entretien. Je crois que je suis sur la bonne voie.” —Andrew S. Ross Publié le 20 août


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LA SILICON VALLEY NE FAIT PLUS RÊVER. 41

qui prévaut dans la Silicon Valley : ici, le travail se confond avec la vie. Avec leurs espaces verts, leurs laveries automatiques et leurs restaurants, ces structures ressemblent à de véritables villes autonomes totalement décloisonnées. Comme l’ont relevé certains commentateurs, ce modèle est presque une déformation – version entreprise techno – des communautés hippies californiennes du XXe siècle. Entre les toitures végétalisées de Facebook et les infinies façades vitrées d’Apple qui offrent aux employés une vue ininterrompue sur des centaines d’arbres, les géants du web construisent pour leur personnel des habitats techno-bucoliques. Les employés du siège d’Amazon n’auront même pas besoin de quitter leur bureau pour déjeuner sous les arbres : les plans du bâtiment qui se dressera dans le centre-ville de Seattle prévoient des espaces de travail paysagers dotés en outre de leur propre microclimat. Dans chacune des trois biosphères envisagées, les salariés pourront, selon Amazon, “travailler et échanger dans un cadre plus naturel, semblable à un parc”.

Malédiction du campus. Ces agencements

Des forteresses coupées du monde Signe des temps : Google, Facebook, Apple et Amazon se font construire des sièges sociaux pharaoniques… pour mieux emprisonner leurs salariés ? —Slate (extraits) New York e n’est guère étonnant que Facebook, Google, Apple et Amazon soient en train de se faire construire des sièges sociaux monumentaux, car les bénéfices spectaculaires que ces entreprises engrangent aujourd’hui vont souvent de pair avec une tendance à vouloir modifier le skyline d’une ville. Certes, ces sociétés ont besoin de place pour accueillir leurs effectifs exponentiels, mais les bâtiments qu’elles ont prévus nous renseignent également sur leur état d’esprit. L’architecture demeure à bien des égards le symbole le plus puissant de notre culture, et ces QG surdimensionnés, leurs architectes et leur coût nous montrent que les outsiders d’hier tiennent aujourd’hui le haut du pavé. Mais peut-être Facebook devrait-il réfléchir à deux fois avant de laisser l’architecte vedette Frank Gehry transformer une colline en entrepôt de 39 000 mètres carrés pour héberger plus de 2 800 ingénieurs. Si l’on en croit les adeptes de l’“indice du gratte-ciel” – théorie qui veut que lorsqu’une entreprise commence à investir dans des projets immobiliers pharaoniques son effondrement financier est proche –, toutes ces constructions ont de quoi nous alarmer sur l’avenir de l’industrie numérique.

C

L’indice du gratte-ciel a son pendant dans la Silicon Valley : c’est la “malédiction du campus”. Sun Microsystems et d’autres poids lourds de l’informatique ont vu leurs gains mirifiques diminuer après s’être fait bâtir de magnifiques sièges sociaux. L’introduction en Bourse ratée de Facebook en 2012 a coïncidé avec l’annonce du lancement de son nouveau projet immobilier. La malédiction semble également aujourd’hui frapper Apple, dont le projet de nouveau siège à Cupertino [confié à l’architecte Norman Foster], qui ressemble à un immense donut en verre, a pris du retard et dépassé son budget initial de 2 milliards de dollars [1,5 milliard d’euros]. Certains estiment que le caprice d’Apple éclipsera les 3,9 milliards de dollars [2,8 milliards d’euros] injectés dans le nouveau World Trade Center de New York et que ses bureaux reviendront à plus 16 000 dollars [11 500 euros] le mètre carré.

Habitat techno-bucolique. Mais ces problèmes ne constituent pas forcément des signes annonciateurs de catastrophe pour Apple, qui paraît avoir les moyens de ses ambitions. La marque à la pomme est manifestement aussi sûre d’elle-même que de ses goûts esthétiques. C’est peut-être davantage l’épuisement de ses salariés que celui de la société qui est à craindre. Car ces réalisations incarnent surtout l’état d’esprit

privilégient surtout le potentiel productif des rencontres accidentelles entre collègues. C’est là une caractéristique qui a été inscrite au cahier des charges. Dans le complexe de Google, par exemple, qui sera agrémenté de parcs, de cafés et d’agoras, aucun employé ne sera à plus de deux minutes et demie de marche d’un autre. En revanche, ces configurations n’encouragent que très peu les relations avec le monde environnant. L’inspiration née des échanges fortuits avec des gens extérieurs à l’entreprise n’est pas intégrée à ces “utopies” puisque les employés sont incités à exercer pratiquement toutes les fonctions de la vie quotidienne dans l’enceinte de l’entreprise – mis à part y dormir. Cela étant, certains auront même la possibilité de passer la nuit à un jet de pierre de leur lieu de travail. Début octobre, la société Facebook a en effet annoncé qu’elle avait lancé la construction d’un parc résidentiel de 394 appartements à quelques pas de son campus de Menlo Park. Ces réalisations d’architectes phares sont pensées pour confiner le plus longtemps possible le personnel entre les murs de l’entreprise, d’une part parce qu’elles offrent une large palette de services et d’autre part du fait même de leurs dimensions et de leur emplacement. A l’exception d’Amazon, qui fera sortir de terre son QG en plein centre de Seattle, la plupart de ces complexes high-tech se détournent du cadre urbain pour ériger leurs propres villes à l’écart – Google à Mountain View et Facebook à Menlo Park. “Apple envisage son campus de 70 hectares comme sa version de la forteresse de la Solitude [allusion à la bande dessinée Superman], qui isolera le nordest de Cupertino de l’espace public”, résumait un article récent du Los Angeles Times. Nous assistons donc à l’émergence d’écosystèmes complets, généralement dérobés à la vue du public et construits dans le but d’obtenir des salariés une productivité maximale. Reste à savoir si cette chambre d’écho de la culture d’entreprise techno suffira à conjurer la “malédiction du campus”. —Ariel Bogle Publié le 4 octobre

Data FACEBOOK, NSA, MÊME COMBAT ? Le monde semble avoir l’indignation sélective, observe le magazine en ligne Slate. L’Europe (lire également p. 6), mais aussi le Brésil et le Mexique, sont furieux contre les Etats-Unis à la suite des révélations sur la NSA. La liste promet de s’allonger puisque trente-cinq chefs d’Etat dans le monde auraient été écoutés. Cette cascade de révélations pourrait avoir des conséquences économiques. “Le Brésil, par exemple, aurait décidé d’annuler un contrat d’armement de 4 milliards de dollars avec Boeing.” Pourtant, les Brésiliens continueront probablement d’utiliser Facebook et Google. Si nous n’aimons pas que nos gouvernements collectent nos données pour des questions de sécurité nationale, nous semblons moins gênés que des entreprises privées collectent ces mêmes données pour engranger des bénéfices. C’est d’autant plus paradoxal qu’une bonne partie des informations de la NSA provient justement de ces entreprises. Tout se passe comme si nous préférions ne pas savoir ce qu’il advient des données que nous livrons tous volontairement à Facebook, Google et autres sites et réseaux sociaux. “C’est un peu comme si nous attendions qu’un lanceur d’alerte à la Edward Snowden – sorti des rangs de Facebook – se décide à nous ouvrir les yeux”, raille Slate.

↖ Projet de siège pour Apple conçu par Norman Foster, à Cupertino. Photo DR


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tra n sversales.es scienc

↙ Dessin de Côté, paru dans Le Soleil, Québec.

Economie ......... 44 Médias ........... 46 Signaux .......... 47

On a compté au moins 66 programmes en 2001, répartis sur 10 Etats. A l’heure actuelle, dans le Wyoming, l’Idaho, le Colorado, la Californie, l’Utah et le Nevada, les faiseurs de pluie sont sollicités pour accroître le stock de neige. Dans le Dakota du Nord, on ensemence les nuages pour obtenir des précipitations avant qu’ils ne donnent de la grêle, destructrice des récoltes. La Californie, le Nevada et l’Arizona contribuent financièrement aux projets d’ensemencement dans le bassin supérieur du fleuve Colorado, dans l’espoir d’améliorer leur approvisionnement en eau. Jeff Tilley, le directeur de la modification météorologique au DRI, m’a fait visiter le générateur d’iodure d’argent de l’institut, sur la rive occidentale du lac Tahoe. “Cette technique va probablement devenir un outil de plus en plus important pour les gestionnaires

Faiseur de pluie, c’est tout un art Météorologie. Pratiqué par des organismes publics et privés américains, l’ensemencement de nuages pourrait être une arme efficace et bon marché dans la lutte contre la sécheresse.

—Onearth Magazine (extraits) New York

A

rlen Huggins peut vérifier à n’importe quel moment s’il est capable de faire tomber la neige dans le Colorado. Dans son vaste bureau ensoleillé à Reno, au Nevada, Huggins affiche quand il veut sur l’écran de son ordinateur des diagrammes montrant l’humidité relative, les températures, la direction et la vitesse du vent dans le domaine skiable de Winter Park, à l’ouest de Denver. Les graphiques indiquent également le débit et la température de flamme pour un générateur d’iodure d’argent installé près du sommet de la station, à 3 600 mètres d’altitude. Depuis son bureau, il peut contrôler le dispositif, qui a vocation à fabriquer de meilleurs nuages.

Ce n’est pas un mythe, mais une méthode normalisée, utilisée depuis les années 1950

La modification météorologique est de nos jours l’une des pratiques environnementales les plus méconnues. Ce n’est pas un mythe, mais une méthode plutôt normalisée, utilisée depuis les années 1950. Le Desert Research Institute (DRI), où travaille Huggins et qui fait partie du système d’enseignement supérieur du Nevada, ensemence les nuages depuis les années 1960. Dans le cadre des deux programmes qu’il mène actuellement, l’un au Nevada, l’autre dans la partie californienne de la Sierra Nevada, le DRI compte un millier d’heures d’ensemencement à son actif jusqu’en février 2013, date de ma visite. Le complexe se trouve au sommet d’une colline broussailleuse, dans les environs de Reno, au Nevada. Financés par l’Etat, par

les services de l’eau et de l’irrigation, ainsi que par des organismes fédéraux, les chercheurs y travaillent sur les moyens d’augmenter le stock de neige qui alimente l’approvisionnement en eau du Nevada pour au moins 5 % et peutêtre jusqu’à 15 %. Ces chiffres sont loin d’être négligeables, compte tenu des conditions météorologiques dans l’Ouest, qualifiées de “mégasécheresse” et de “catastrophe régionale”.

Produire de la neige. C’est en 1946 qu’un jeune chimiste de chez General Electric (GE), Bernard Vonnegut, a inventé l’ensemencement des nuages avec des aérosols à base d’iodure d’argent. Dans les années 1960, le Bureau of Reclamation, l’organisme fédéral chargé de la gestion des ressources en eau, a tenté de provoquer des

précipitations au-dessus des réservoirs d’eau, dans le cadre du projet SkyWater. Durant la guerre du Vietnam, des missions aériennes de l’armée américaine dans le ciel laotien tentaient de rendre impraticable la piste Hô Chi Minh aux véhicules lourds nord-vietnamiens. Ce fut l’opération Popeye, qui a suscité une levée de boucliers dans le monde et a abouti à l’adoption d’un traité des Nations unies interdisant la modification météorologique à grande échelle en temps de guerre. Aujourd’hui, les opérations d’ensemencement civiles se poursuivent dans de nombreux Etats de l’Ouest américain, financées principalement par les distributeurs d’eau, les producteurs d’hydroélectricité, les entreprises agricoles et les stations de ski.

de ressources aquatiques, dans un contexte de changement climatique à l’échelle planétaire, estime Tilley. A mesure que les zones touchées par la sécheresse s’étendent et que la population augmente dans les contrées arides, c’est une nouvelle solution très économique.” Le générateur est installé près du sommet du Ward Peak, une montagne haute de 2 634 mètres qui se dresse entre le lac Tahoe et la piste du Pacific Crest. L’ensemble ressemble à un ventilateur d’extraction de restaurant. Le cube en métal vert, surmonté d’une cheminée noire construite à la va-vite, est flanqué d’un réservoir de propane de la taille d’une bonbonne de gaz domestique. Tom Swafford, le technicien de terrain du projet, sort une clé de sa poche et ouvre une petite porte sur la façade de l’engin. “Entrez”, me dit-il. Nous pénétrons, tête baissée, dans une pièce de la taille d’un lit de caravane. Swafford montre du doigt le panneau de contrôle, la liaison radio, la buse pour solution pressurisée, le compteur électronique. Tilley appelle Arlen Huggins sur son téléphone portable, au siège du DRI. “Nous sommes au générateur. Nous sommes prêts”, indique-t-il.


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L’Ouest américain dans les nuages Etats qui pratiquent l’ensemencement des nuages

OREGON

Desert Research Institute

UTAH

SOURCE :

o ad or l Co

ARIZONA

DAKOTA DU SUD WYOMING

s e s e u c h R o

vada a Ne Sierr

NEVADA Reno Lac Tahoe

CALIFORNIE

Océan Pacifique

IDAHO

DAKOTA DU NORD

NEBRASKA Denver COLORADO

KANSAS

NOUVEAUMEXIQUE

500 km

Quelques clics se font entendre, suivis d’un bruit sourd lorsque le générateur de flammes s’allume. Quelques instants plus tard, une fois le dispositif suffisamment chaud, un vrombissement s’élève et la solution d’iodure d’argent commence à s’écouler dans la boîte, où elle s’enflamme et jaillit dans le ciel. Nous sortons, mais il fait un temps sec et clair, aussi le panache n’est-il pas visible. Même quand il fait humide, précise Swafford, on peut à peine apercevoir les aérosols d’iodure d’argent se dirigeant vers les nuages.

Usines à eau. De temps à autre, le DRI reçoit des appels d’éleveurs courroucés dans l’est du Nevada qui accusent l’ensemencement dans la région du lac Tahoe de leur “voler” leurs pluies. “Ce que fait réellement cette solution, c’est renforcer la capacité d’un système nuageux à produire des précipitations, corrige-t-il. Elle ne favorise pas seulement une meilleure exploitation de l’eau contenue initialement dans le nuage ; elle aide également ce nuage à bien mieux utiliser la vapeur d’eau environnante.” C’est pourquoi les faiseurs de pluie rejettent l’étiquette qu’on leur a collée : ils ne sont pas capables de “faire de la pluie”. Mais ils peuvent améliorer l’efficacité du processus de précipitation. Pour la plupart d’entre nous, les nuages constituent des réservoirs d’eau dans le ciel. Les physiciens néphologues (ou spécialistes des nuages), eux, les considèrent comme des usines. Ces boules cotonneuses sont les

marqueurs visibles du processus par lequel l’atmosphère collecte la vapeur d’eau dans l’air, dans les étendues d’eau et même dans les pores des plantes, avant de la convertir en gouttelettes. Ces petites gouttes sont susceptibles de tomber sur le sol sous forme de pluie ou de neige. Mais la grande majorité d’entre elles se contentent de rester suspendues dans le ciel. Cela notamment parce qu’elles ont pour la plupart besoin de quelque chose à quoi s’accrocher – un noyau – et qui les alourdisse suffisamment pour les faire chuter. Au-dessus d’une mer chaude, le sel contenu dans l’eau évaporée fait office de noyau, ce qui explique la quantité souvent importante de pluies tombant sur les régions proches du littoral. A l’intérieur des terres, les gouttelettes des nuages s’agrègent à la poussière, à la suie issue des incendies de forêt ou aux particules microscopiques provenant de la terre. Mais toutes les particules ne se valent pas pour la production de précipitations. Par exemple, celles liées à la pollution forment des nuages, mais elles sont généralement trop minuscules pour provoquer des précipitations. Ainsi, les énormes nuages qui flottent au-dessus du sous-continent indien pollué ne génèrent que rarement de la pluie. Une particule d’iodure d’argent représente le noyau idéal, probablement parce que sa structure cristalline ressemble à celle de la glace. Cependant, d’aucuns craignent que ce composé ne pollue les nappes phréatiques lorsqu’il

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s n e a g n t M o

MONTANA

retombe sur terre avec les pluies. Selon Huggins, en laboratoire, les ions d’argent introduits dans des aquariums à alevins de truite se révèlent capables de s’agglutiner aux branchies des poissons, inhibant ainsi leur respiration. Mais, souligne le scientifique, ce phénomène ne surviendrait jamais avec l’ensemencement car les quantités d’iodure d’argent employées sont infimes. La concentration de fond maximale du métal dans la neige se situe entre 2 et 4 parts environ pour 1 000 milliards. Après ensemencement, elle serait de l’ordre de 20 à 30 parts pour 1 000 milliards. “Si l’on établit une moyenne pour l’ensemble du stock de neige, on arriverait à un niveau à peine supérieur à la concentration de fond.” Mais, même si l’iodure d’argent s’avérait complètement inoffensif et que de nouvelles études prouvent son efficacité, l’idée de modifier le temps fait toujours grincer des dents. Le monde de la modification météorologique attend avec impatience les résultats d’une étude aléatoire en cours dans le Wyoming. D’une conception rigoureuse, le projet devrait, pense-t-on, conférer une crédibilité nouvelle à la discipline. Selon l’un des chercheurs participant au projet, ses collègues et lui devraient annoncer, avec 95 % de certitude, une augmentation de 10 % des précipitations grâce aux nuages ensemencés. La météorologie est sans doute le phénomène le plus discuté, mais également le moins compris de la vie quotidienne. Ces deux caractéristiques sont d’ailleurs liées. Si nous parlons autant du temps, c’est parce que nous n’y pouvons rien. Et cela ne changera pas de sitôt. “Il est faux de dire que nous sommes en mesure de contrôler la météo”, corrige Don Griffith,

président de North American Weather Consultants, l’une des plus vieilles sociétés privées dans le secteur. Griffith voit ses affaires prospérer grâce à l’augmentation de la population et à la raréfaction de l’eau. Mais la modification météorologique ne constitue pas la panacée. “Elle ne représente que l’une des multiples solutions envisageables. Mais c’est en général l’une des moins coûteuses.” Ainsi, la construction et l’exploitation d’une usine de dessalement comme celle en cours d’installation dans le comté d’Orange, en Californie, coûte entre 1 000 et 2 000 dollars

Ne pas sous-estimer les difficultés qu’il y a à intervenir sur la nature [entre 740 et 1 480 euros] pour 1 233 mètres cubes d’eau douce produite. Alors qu’un contrat typique d’ensemencement des nuages porte sur un même rendement pour 5 à 15 dollars, indique Griffith. Nombre de clients de Griffith font appel à ses services lorsqu’ils sont déjà touchés par la sécheresse. C’est, pour reprendre ses termes, faire preuve d’“illogisme hydrologique”. Car, dans une telle situation, il risque de ne plus y avoir de nuages à ensemencer – ou alors ceux-ci peuvent ne pas être du type voulu. L’entrepreneur recommande un ensemencement annuel, les années humides comme les années sèches, pour développer l’approvisionnement. Malgré son enthousiasme évident, il prend soin de modérer son propos. Par le passé, rappellet-il, un battage excessif s’est révélé contre-productif. Nul ne devrait sous-estimer la difficulté qu’il y a à intervenir sur la nature, que ce soit

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par l’intermédiaire de la modification météorologique, du contrôle des crues ou bien de la construction de barrages. Mais le temps est particulièrement délicat à manier. “L’atmosphère est tellement variable et complexe, reconnaît-il, qu’il nous reste beaucoup de mystères à percer.”

Contre la géo-ingénierie. C’est pourquoi, même si cela peut surprendre, les modificateurs météo ne se passionnent guère pour la géo-ingénierie, ou manipulation du climat terrestre. Aucun de mes interlocuteurs à la WMA ne se réclame de cette discipline. Après deux jours passés à m’informer sur les complexités de la modification météorologique, j’ai compris pourquoi : si de nombreux scientifiques utilisent la radiométrie, les générateurs au sol et les avions pour essayer de générer 10 % de neige supplémentaires, prétendre que l’on peut inverser le climat terrestre avec des aérosols réfléchissants ou des substances huileuses sur l’océan, c’est montrer une ignorance crasse. J’ai interrogé Jeff Tilley, du Desert Research Institute, à propos de la géo-ingénierie. Il avoue redouter certaines conséquences potentielles de cette discipline. “Certains films de série B sur le sujet exagèrent énormément, commente-t-il, mais ils mettent en évidence la possibilité d’utiliser [la géo-ingénierie] comme une arme. Ça nous fait horriblement peur, à nous qui faisons de la modification météo, parce que nous ne voulons pas mettre en œuvre cette application, ni voir quelqu’un d’autre le faire.” Et de poursuivre : “Je me suis intéressé en premier lieu à la météo et aux applications de modification parce que je voulais aider les gens.” —Ginger Strand Publié le 11 septembre

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↙ Dessin de Kazanevsky, Ukraine

ÉCONOMIE

L’industrie minière, reine de Suède Matières premières. Au nom du développement, l’Etat délivre des permis d’exploitation à tour de bras. Mais les recettes qu’il engrange sont très faibles et les conséquences sur l’environnement catastrophiques.

Les citoyens n’ont pas voix au chapitre sur les projets de prospection minière. Pas même les propriétaires des terrains concernés. Ils ne peuvent qu’espérer que l’étude d’impact sera défavorable à la compagnie en question et que celle-ci ne pourra pas démarrer les opérations. Le problème est que cette étude est rendue pendant la dernière phase du processus, alors que des sommes considérables ont déjà été investies et que des attentes ont été créées. Les dirigeants politiques espèrent que le boom de l’exploitation minière dopera l’économie suédoise, en particulier dans les régions sous-peuplées. Il est donc d’autant plus curieux que l’Etat ne réclame pas sa part des recettes. Lorsqu’un gisement est exploité, l’Etat n’a droit qu’à un demi-millième de la valeur du minerai. A titre de comparaison, le Ghana prélève 5 %, l’Inde 10 % et les provinces canadiennes environ 15 % en taxes équivalentes. Pour sa part, l’Australie a introduit un impôt minier spécifique qui s’élève à 30 % des bénéfices.

plus de risques. Le nettoyage de la mine de Blaiken, non loin de Storuman [dans le nord de la Suède], laissée à l’état de passoire par deux entreprises qui ont fait faillite, coûtera 200 millions de couronnes [23 millions d’euros]. En 2008, l’Agence suédoise de protection de l’environnement a évalué que le nettoyage des mines désaffectées et le traitement de leurs déchets coûteraient entre 2 et 3 milliards de couronnes [entre 230 et 350 millions d’euros]. Il est impossible de savoir à combien se montera l’ardoise du boom minier que connaît la Suède aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, on peut présumer que les forages qui mitent les derniers espaces sauvages d’Europe seront un jour considérés comme des monuments à la bêtise humaine. —Johannes Forssberg Publié le 13 septembre

Histoire

Songer à l’avenir. En Suède, les compa-

C

’est près de Jokkmokk [à l’extrême nord de la Suède], dans un bois à myrtilles environné de lacs et de tourbières, que se joue l’un des plus spectaculaires bras de fer de notre époque. Eleveurs de rennes lapons, professionnels du tourisme, universitaires et jeunes militants écologistes venus du sud du pays tentent ensemble, avec les moyens du bord, de préserver le lieu-dit Kallak des tirs de mine et des forages. L’intervention de la police [en août] n’a pas entamé leur combativité. Les manifestants “ne sont pas bien dans leur tête”, a déclaré Fred Boman, directeur général de la filiale [suédoise] de la société britannique [Beowulf Mining] qui a lancé cette campagne de prospection [de minerai de fer]. Un point de vue partagé par de nombreux riverains du site, qui attendent le feu vert de l’administration. Très remonté, le conseil municipal a clairement fait savoir que les méthodes des écologistes n’étaient pas acceptables. Il n’existe pourtant pas d’autre manière de stopper les ravages de la compagnie minière. Depuis 1992, la Suède est dotée d’une législation minière taillée sur mesure pour satisfaire les intérêts des industriels. L’objectif est de maximiser la production. Les prospecteurs ont carte blanche et les

permis sont délivrés à tour de bras par l’Inspection nationale des mines, sous l’autorité de la Commission géologique suédoise. En pratique, l’administration des mines fonctionne comme un prestataire de services au profit de l’industrie minière qu’elle a pour mission de surveiller. La gestion par l’Inspection nationale des mines d’une affaire de forages irréguliers qui a lésé plusieurs propriétaires terriens à Jokkmokk illustre le problème induit par cette double casquette. Après une dernière entorse à la législation, l’administration est montée au créneau pour donner un “dernier avertissement” à l’entreprise en question, comme elle aurait rappelé à l’ordre un enfant tapageur. Le projet de carrière de calcaire d’Ojnareskogen [un secteur boisé de l’île de Gotland, dans le sud-est de la Suède] en fournit un autre exemple. Il est apparu qu’un haut responsable de la Commission géologique suédoise était aussi consultant pour Nordkalk, une entreprise associée au projet, tout en étant l’un des coauteurs de l’avis de l’administration sur le projet, un document capital délivré lors de l’étude d’impact. L’ensemble du processus a été émaillé d’anomalies et, sans la désobéissance civile des militants écologistes [en août 2012], la forêt serait aujourd’hui saccagée.

Des hommes et des mines ●●● Depuis des siècles, l’industrie minière joue un rôle majeur en Suède. Le pays compte actuellement 18 mines en exploitation, qui emploient près de 8 000 personnes. Le nombre total d’emplois induits atteint 30 000. La Suède est une grande exportatrice de minerai de fer, mais elle est aussi riche en zinc, plomb, cuivre, argent, or et uranium.

Situation 15° E

400 km

Jokkmokk

Cercle arct ique

Blaiken

SUÈDE

FINLANDE

NORVÈGE

Stockholm COURRIER INTERNATIONAL

—Fokus Stockholm

gnies minières ne paient que l’impôt sur les sociétés, qui vient d’être revu à la baisse et auquel les multinationales n’ont aucun mal à se soustraire. Reste l’impôt sur le revenu des employés, qui, dans le meilleur des cas, ne sont que quelques centaines, pendant les dix à trente années que dure généralement l’exploitation d’une mine. Dans le même temps, de lourds investissements publics sont consentis dans les infrastructures minières. Lorsque le gouvernement a présenté les efforts entrepris à l’automne dernier, le Premier ministre a expliqué que nos mines étaient l’équivalent du pétrole pour la Norvège. En réalité, c’est exactement l’inverse : la politique norvégienne consiste justement à privilégier le bénéfice économique à long terme [les recettes pétrolières sont gérées par un fonds souverain en vue de préparer l’après-pétrole]. Un raisonnement que la plupart des pays producteurs de minerais ont repris à leur compte. Quand on possède des secteurs industriels caractérisés par des bénéfices à court terme et des coûts à long terme, il convient de songer à l’avenir. Or, en Suède, on ne pense pas à l’avenir. Nous sommes si heureux et reconnaissants que des gens puissent trouver du travail dans des régions sous-peuplées que nous jugeons insolent d’imposer des exigences aux compagnies minières. Les répercussions sur l’environnement de quelques décennies d’exploitation d’une mine peuvent pourtant s’étaler sur plusieurs siècles. On ne peut pas réhabiliter une montagne transformée en gruyère, de même que l’on ne peut pas totalement prévenir les risques environnementaux. Même si les compagnies sont officiellement censées faire le ménage derrière elles, c’est toujours l’Etat qui court le

Göteborg DANEMARK

Ojnare Ile de Gotland

Malmö Mer Baltique



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↙ Dessin de Bromley paru dans le Financial Times, Londres

MÉDIAS

De la vente en ligne au journalisme Innovation. Le fondateur d’eBay se lance dans un projet ambitieux : un site d’information dédié à l’investigation.

—The Observer (extraits) Londres

A

31 ans, Pierre Omidyar n’était pas simplement riche, il était – selon ses propres termes – “grave riche”. Aujourd’hui, le fondateur d’eBay [âgé de 46 ans] a les moyens de donner le ton dans quasiment n’importe quel secteur de son choix. Et, le 16 octobre, il a fait sensation dans un domaine qui attire de plus en plus les titans des technologies, celui de l’information. Le journaliste Glenn Greenwald a annoncé qu’il quittait le quotidien britannique The Guardian, où il a publié une série de scoops sur l’agence américaine de renseignements, la NSA, s’appuyant sur des documents du lanceur d’alertes Edward Snowden. Il compte créer un service d’information généraliste soutenu par Pierre Omidyar. Il y a des années qu’un nouvel acteur n’a pas été aussi attendu dans le secteur des news. L’annonce de Pierre Omidyar arrive exactement trois mois après le rachat du Washington Post par Jeff Bezos, le fondateur d’Amazon. Omidyar investira 250 millions de dollars [181 millions d’euros] dans l’entreprise, qui recrute déjà du personnel. L’équipe d’investigation comptera notamment Laura Poitras, la documentariste qui a travaillé avec Glenn Greenwald et The

Guardian sur les révélations de Snowden, ainsi que Jeremy Scahill, auteur, réalisateur et journaliste pour [l’hebdomadaire américain] The Nation. Pour Glenn Greenwald, il s’agit de saisir “une opportunité de rêve qui ne se présente qu’une fois dans la vie et qu’aucun journaliste ne pourrait refuser”.

Infiniment riche. Né à Paris, Pierre Omidyar est l’enfant unique d’un couple d’exilés iraniens. Son père, médecin, et sa mère, linguiste, ont quitté la capitale française pour Washington lorsqu’il avait 6 ans. En 1995, il a fondé ce qui allait devenir eBay, le géant de la vente en ligne. Trois ans plus tard, la société est entrée en Bourse et Omidyar est sur-le-champ devenu infiniment riche. Le magazine Forbes estime sa fortune à 8,5 milliards de dollars [6 milliards d’euros]. Contrairement à bon nombre de ses contemporains milliardaires, Pierre Omidyar a en grande partie laissé tomber les technologies. Lui et son épouse, Pam, née à Hawaii, s’intéressent plus à la société civile qu’aux réseaux sociaux ou à l’exploration de l’espace [domaine dans lequel investit Elon Musk, cofondateur de PayPal]. Cet intérêt s’est avéré déterminant dans sa carrière : Omidyar a fondé eBay à partir d’un site qu’il avait créé pour diffuser des informations sur le virus Ebola. Il dit l’avoir lancé en partant du principe que “les gens sont fondamentalement bons”. Aujourd’hui, eBay est sans nul doute l’un des meilleurs exemples de la façon dont le web peut créer des communautés : le site permet à des personnes du monde entier d’échanger leurs biens en faisant confiance à des étrangers, tout en évaluant leurs transactions par une note. “Be you. Be cool” [Soyez vous. Soyez cool], lit-on sur le profil Twitter de l’entrepreneur. Pierre Omidyar a investi dans des œuvres philanthropiques comme Code For America, qui met en contact des municipalités avec des développeurs et des concepteurs de sites Internet dans le but d’améliorer la communication entre les autorités et les citoyens. Il soutient

également la Sunlight Foundation, une association à but non lucratif qui diffuse des informations sur les bailleurs de fonds des personnalités politiques et leurs lobbyistes. Parmi tous les projets qu’il a réalisés, celui qui se rapproche le plus du futur site est l’Honolulu Civil Beat, un site d’information sur Hawaii créé en 2010. Les communiqués accompagnant son lancement avaient un côté un peu doux-dingue : il s’agissait, selon Omidyar, d’un “forum civique pour Hawaii”, d’un “espace destiné à ce que nous puissions tous mieux comprendre notre chez-nous”. La planète média attend avec impatience l’entrée en service du site, d’autant qu’il arrive à un moment où certains ne croient plus en la viabilité économique du journalisme d’investigation. “Presque toutes les initiatives lancées ces cinq dernières années dans le journalisme d’investigation l’ont été sous la forme d’organisations à but non lucratif”, commente Andrew Donohue, rédacteur au Centre for Investigative Reporting, “l’argument étant que ce type de journalisme ne peut être financé par des fonds privés et que la philanthropie doit entrer en jeu.” Le futur site aura pour objectif de faire des bénéfices pour les réinvestir dans le journalisme.

Le juste milieu. D’après Jay Rosen, spécialiste des médias et professeur à l’université de New York, Pierre Omidyar a été impressionné par la détermination et le militantisme de Glenn Greenwald, mais il estime que pour le soutenir il a besoin d’une organisation plus ambitieuse. “Il faut des rédacteurs, d’autres regards sur les sujets, des avocats, des moyens pour résister à la pression. Et aussi des billets d’avion ! explique-t-il. Le journalisme d’investigation a toujours été soutenu par des dons. Il faut juste trouver de nouvelles formes de soutien.” Du reste, le public veut de nouvelles formes de journalisme. Il est courant de se faire un nom à la télévision et dans des domaines comme le sport et le divertissement, mais, selon Andrew Donohue, c’est plus ardu dans le journalisme d’enquête, où les publications sont davantage espacées. Cela dit, Greenwald a aujourd’hui des légions d’adeptes en ligne. Son style allie commentaires et information, ce qui séduit les lecteurs qui brûlent d’en savoir plus. Pierre Omidyar “pense pouvoir réussir dans le secteur très concurrentiel de l’information généraliste en trouvant le juste milieu entre les blogs grandes gueules et le journalisme traditionnel, et en combinant le meilleur des deux”, a écrit Jay Rosen après avoir interviewé le milliardaire. L’initiative d’Omidyar envoie un signal important. Loin de tuer le journalisme d’investigation – comme l’ont prédit de nombreux rabat-joie –, le nouveau paysage médiatique crée de nouveaux moyens de le financer. “Les gens qui disent que tout est mort feraient mieux de la fermer”, conclut Jay Rosen. —Dominic Rushe Publié le 20 octobre

LA SOURCE DE LA SEMAINE

Journal du jeudi Le plus ancien journal satirique de la presse africaine détourne l’actualité en dessins et chroniques humoristiques.

N

é avec l’avènement de la République burkinabée et l’ouverture des médias, au début des années 1990, le Journal du jeudi est un espace de liberté, de rire et d’impertinence. Il n’épargne ni le président Compaoré, ni l’opposition, ni les dirigeants des pays voisins. “Aujourd’hui, on peut pratiquement tout dire”, constate Damien Glez, célèbre dessinateur de presse sur le continent et directeur de la publication adjoint de l’hebdomadaire. Les pages sont rythmées par des tribunes au ton grave (“Voir Lampedusa et mourir”, n° 1151), mais aussi par des dessins et des chroniques humoristiques devenues célèbres dans le pays. “Mgoama”, par exemple est une rubrique à lire à haute voix, nous dit-on, qui est écrite avec l’accent des “anciens combattants” et donne la parole aux piliers de comptoir du café du Commerce. “Megd’alors”, autre chronique (“Merde alors !” avec l’accent de l’ethnie mossi), est populaire pour ses coups de gueule de la semaine. Si la censure politique n’est plus un problème pour le Journal du jeudi, “il reste des sujets tabous”, confie Damien Glez. “Il y a quelques années, l’imprimeur refusait de diffuser notre journal si on caricaturait Sankara, le héros de l’indépendance burkinabé !” Quant au sexe, il est encore banni. “Si je dessine un pénis, je me fais réprimander par les autorités à coup sûr. Mais c’est surtout culturel. Après tout, on n’est pas là pour faire le Charlie Hebdo du Sahel.”

JOURNAL DU JEUDI Burkina Faso, Ouagadougou Hebdomadaire, 8 000 ex. www.journaldujeudi.com Retrouvez les dessins de Damien Glez sur www.glez.org


TRANSVERSALES.

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Chaque semaine, une page visuelle pour présenter l’information autrement

sig n au x

Un poids pour le monde

Malte

Grèce

Biélorussie

Andorre Royaume-Uni

Saint-Marin

Monaco

Croatie

Allemagne

Islande

Slovaquie

Autriche

Chypre

République tchèque Finlande

Serbie, Monténégro

Lituanie

Bulgarie

Turquie

Espagne

Suisse

Luxembourg

Bosnie-Herzégovine

Arménie

Albanie

Azerbaïdjan

Fédération de Russie

Portugal

Suède

Pologne

Norvège

Irlande

Hongrie

Belgique

Estonie

Danemark

Pays-Bas

Italie

Macédoine

Géorgie

Ukraine

Lettonie

France

Moldavie

Roumanie

Europe Hommes

Amérique Hausse de l’obésité masculine

Diminution générale du taux d’obésité

Honduras Belize

Nauru

Micronésie

Tonga

îles Cook

Samoa

Niue

Palaos

Haïti Australie Kiribati

Nouvelle-Zélande

Vanuatu

Fidji

Tuvalu

îles Marshall

Femmes

îles Salomon

Océanie

Papouasie-Nouvelle-Guinée

L’obésité est à l’origine de 2,8 millions de décès par an sur la planète, selon l’OMS.

Equateur Salvador Guyana

Moyen-Orient

Brunei Mongolie

Pays dont plus de 90 % de la population est obèse.

Ouzbékistan Turkménistan

Paraguay

Irak Oman

Suriname

LA VOIE VERS L’OBÉSITÉ

Iran

Corée du Sud

Syrie

Timor-Oriental Kazakhstan

Israël Liban

Kirghizistan

Jordanie

Corée du Nord

Qatar

Laos

Bahreïn

Bhoutan

Panamá

Yémen

Arabie Saoudite

Chine Tadjikistan

Koweït

Amérique

Birmanie Thaïlande Philippines

Grenade Antigua-et-Barbuda

Costa Rica République dominicaine

Sainte-Lucie Jamaïque Colombie Cuba Bahamas Canada Saint-Kitts-et-Nevis

Nicaragua Uruguay

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Singapour

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Mo yen -O rie nt

Malaisie

Brésil

L’obésité se caractérise par une accumulation anormale ou excessive de graisse entraînant un risque pour la santé. Pour mesurer l’obésité, on utilise notamment l’indice de masse corporelle (IMC) : le poids du sujet (en kilos) divisé par le carré de sa taille (en mètres). Un individu dont l’IMC est supérieur ou égal à 30 est considéré comme obèse.

Emirats arabes unis

Moyenne

Saint-Vincentet-les-Grenadines

Bolivie

Japon

Guatemala

2002

Pakistan Année de référence

Inde

éan

Indonésie

Venezuela Mexique

Pourcentage d’obèses dans la population

ie

Cambodge

Chili

2010

Asi e

Oc

Afghanistan

Pérou 2005

0

Népal

10

20

30

40

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60

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Trinité-et-Tobago

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Barbade

Europe

Vietnam

Argentine

Sri Lanka

Dominique

Bangladesh

Etats-Unis

Asie

DR

Afrique

Erythrée

Ethiopie

Congo (RDC)

Burundi

Rép. centrafricaine Rwanda Kenya

Zambie

Ouganda

Burkina Faso

Mozambique

Tchad

Somalie

Gambie

Madagascar

Niger

Congo

Guinée-Bissau

Malawi

Tanzanie

São Tomé-et-Príncipe Soudan

L’auteur

MARCELO DUHALDE. Ce graphiste chilien a travaillé pour le quotidien de son pays El Mercurio, avant de collaborer aux journaux omanais Al-Shabiba et Times of Oman. Ce dernier propose chaque semaine une page d’information visuelle. Celle-ci a été publiée le

Mali

Côte d'Ivoire

Djibouti

Guinée

Togo

Namibie

Sénégal

Nigeria

Bénin

Angola

Comores

Ghana

Zimbabwe

Sierra Leone

Liberia

Gabon

Cameroun

Maldives

Algérie

Cap-Vert

Swaziland

Mauritanie

Botswana

Guinée-Equatoriale Maurice

Tunisie

Maroc

Lesotho

Afrique du Sud

Libye

Seychelles

Egypte

SOURCE : BASE DE DONNÉES DE L’ORGANISATION MONDIALE DE LA SANTÉ (OMS)

INFOGRAPHIE : MARCELO DUHALDE

28 septembre. Elle montre, dans chaque continent et chaque pays, l’évolution de l’obésité au sein de la population, selon la définition de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). L’Océanie insulaire est très touchée par ce que l’OMS qualifie désormais d’épidémie mondiale.


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MAGAZINE Déflagration poétique au Danemark q Littérature... Nos dix livres nominés q Prix Courrier international Travaux d’art à Christchurh q Tendances ....... Les esclaves brésiliens des nazis q Histoire ..

LES MILLE ET UNE J VIES DE BYOMKESH BAKSHI, DÉTECTIVE BENGALI Equivalent régional de Sherlock Holmes créé en 1932 par Sharadindu Banerjee, le personnage s’est illustré bien au-delà de Calcutta, sa ville d’origine. Aujourd’hui, alors que les adaptations se multiplient sur le petit et le grand écran, il achève de conquérir l’Inde tout entière. —The Caravan (extraits) New Delhi

→ Abir Chatterjee dans Abar Byomkesh (Encore Byomkesh, réalisé par Anjan Dutt, 2012). Photo DR

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e vais te balancer ma chaussure dans la tronche !” Le cri transperce l’après-midi. Les lumières se rallument soudain sur le plateau. L’entourage du réalisateur s’écarte de lui instinctivement. “Moins vite, moins vite, moins vite !” gronde impatiemment Rituparno Ghosh sur un ton despotique. “Ce sont les années 1940 ! Ils n’avaient rien d’autre à faire que de discuter, et ils prenaient tout leur temps pour le faire. Parlez plus lentement.” Les acteurs font de leur mieux, mais le réalisateur bengali n’est toujours pas satisfait. Il demande à l’un des acteurs de répéter après lui, face à la caméra, chaque réplique qu’il lui souffle. En mai 2013, j’assiste au tournage à Calcutta de Satyanweshi [Traqueur de vérité], un film réalisé par Rituparno Ghosh à partir d’un roman de Sharadindu Banerjee intitulé Chorabali [Sables mouvants, inédit en français]. Le cinéaste est un professeur sévère : il corrige la façon dont ses élèves orientent le regard et portent le dhoti [vêtement masculin constitué d’une étoffe passée entre les jambes et nouée autour de la taille]. A un moment, il monte même sur le plateau pour montrer à son actrice comment faire une entrée remarquée. A l’époque, la rumeur veut que tous les personnages des films de Rituparno Ghosh lui ressemblent : cette hypothèse semble non seulement aller de soi, mais aussi être poliment mesurée. Si les personnages vivaient leur vie dans le roman, leur comportement à l’écran est systématiquement influencé par la personnalité unique de Rituparno. C’est l’une des raisons pour lesquelles Satyanweshi, le dernier long-métrage du grand réalisateur [décédé le 30 mai 2013], ne ressemble à aucun des autres films sur Byomkesh Bakshi. Et il y en a beaucoup, c’est le moins qu’on puisse dire. Créé par Sharadindu Banerjee en 1932, Byomkesh est l’un des personnages immuables de la littérature bengalie : un détective exceptionnel, avec son propre code moral, qui enquête sur des affaires criminelles et mène une existence raffinée. Que ses aventures soient toujours populaires au Bengale ne surprend guère. En revanche, que le détective conquière le grand écran quatre-vingts ans après ses débuts littéraires est sans précédent pour un héros de fiction indien. Les droits des 32 aventures de Byomkesh étant achetés peu à peu [dans leur version originale, en bengali], plusieurs versions du personnage mythique se côtoient aujourd’hui sur les écrans bengalis. Lorsque vous lirez cet article, le dernier opus de Rituparno Ghosh sera sorti en salles et la troisième partie de la trilogie d’Anjan Dutt sera projetée dans les cinémas de Calcutta. Parallèlement, à Bollywood, Dibakar Banerjee a acheté les droits des romans dans toutes les langues autres que le bengali, et annoncé son projet de réaliser son propre film [en hindi, langue nationale, mais parlée avant tout dans le nord du pays]. Et pendant ce temps, la série télévisée de Basu Chatterjee – un classique qui date de 1993 [tourné en hindi] – continue de captiver le public grâce à YouTube et aux nombreuses rediffusions sur la chaîne publique Doodarshan.


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↓ Calcutta dans les années 1930. Photo Imagno/Hulton Archive/ Getty Images

Qu’est-ce qui, chez ce fin limier du Bengale, fascine tant les réalisateurs et le public ? La littérature bengalie a toujours compté de nombreux détectives, mais presque tous étaient des clones de Sherlock Holmes – le décor ressemblait à Calcutta, mais cherchait à imiter Londres ou Paris. Dès la première apparition de Byomkesh Bakshi, Sharadindu Banerjee [également connu sous le nom de Sharadindu Bandhyopadhyay, 1899-1970] ancre son personnage dans une représentation bien plus réaliste de Calcutta. Le tableau qu’il brosse de la ville évoque de façon saisissante la métropole de l’époque, avant l’indépendance de l’Inde [en 1947] : sage et malicieuse, riche de secrets. Les personnages de l’auteur partagent cette caractéristique : quoique étant des gens ordinaires, ils semblent tous avoir quelque chose à cacher. “Je pense que Byomkesh incarne l’essence de l’homme bengali, c’est ainsi que je le définirais”, affirme Sujoy Ghosh, qui campe le détective dans le film de Rituparno Ghosh. “Il est indubitablement bengali – toujours une cigarette à la main, vêtu d’un dhoti dont il utilise parfois un coin pour essuyer ses lunettes. Il

personnifie une culture particulière et notre identité. Il nous représente et nous nous identifions complètement à lui.” Le cinéaste bengali Anjan Dutt ne dit pas autre chose, lui qui est tellement attaché au personnage qu’il a entrepris de lui consacrer une série de six films. “L’acteur qui incarne Byomkesh doit savoir porter le dhoti. Il doit être un Bengali de belle prestance, avec un côté vieille école. Il doit être de grande stature, élégant. Byomkesh est quelqu’un qui a une morale, de la force, du pouvoir, qui sait se faire entendre. Il constitue une représentation idéalisée de l’homme bengali.” Si les raisonnements par déduction de Byomkesh doivent quelque chose à Edgar Allan Poe [et au chevalier Dupin, l’un des personnages du romancier américain], ses conclusions s’appuient par ailleurs sur des textes indiens. “Je voulais vraiment insister sur sa façon très indienne d’analyser les crimes, m’expose Rituparno Ghosh. Il s’appuie sur des références aux épopées et aux œuvres littéraires indiennes de son époque. Il a une façon typiquement indienne de raisonner et de déduire, et ce point m’a semblé essentiel. Pourquoi l’Inde ne pourrait-elle pas avoir ses propres thrillers psychologiques ?”

Pour tourner un film sur Byomkesh, le choix de l’acteur principal se révèle crucial. Dans Satyanweshi, Byomkesh est campé par Sujoy Ghosh, qui ne ressemble pas du tout au détective tel que nous nous le représentons habituellement. Plutôt petit, il porte toujours à l’écran une drôle de tenue, un photua [croisement entre un tee-shirt et une tunique courte légère] et un short baggy. “Je me suis posé beaucoup de questions sur la façon dont s’exprime Byomkesh”, avoue Sujoy, célèbre pour son argot et ses jurons inventifs en bengali. “Je me suis demandé comment était parlé le bengali dans les années 1940, à quel point cette langue était différente de celle que je parle aujourd’hui.”

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↑ Chiriakhana (Le zoo, réalisé par Satyajit Ray, 1967). Photo DR

↑ Byomkesh Bakshi (réalisé par Anjan Dutt, 2010). Photo Collection Christophe L.

L’identité bengalie de Byomkesh Bakshi et sa personnalité indienne comptent pour beaucoup dans la popularité du personnage. Mais une autre facette contribue à faire de lui un détective à part : son mariage. Cette caractéristique le distingue clairement de tous ses homologues littéraires, parmi lesquels Sherlock Holmes et Hercule Poirot. Non seulement Byomkesh est marié, mais, d’après ses propres dires, il a épousé “une fille remarquable qui sait conserver une élégance rare même lorsqu’elle est sous pression, contrairement à un grand nombre de femmes bengalies qui se transforment en poupées de bois”. Son épouse, Satyawati, n’a jamais été du genre à éviter un duel intellectuel avec son illustre mari. D’ailleurs, ils s’affrontent régulièrement au sujet des liaisons extraconjugales qui sont au cœur de plusieurs enquêtes de Byomkesh. “Lorsque la question vient sur le tapis, souligne le cinéaste Anjan Dutt, Byomkesh avoue comprendre que quelqu’un puisse s’adonner à l’adultère, alors qu’elle a tendance à s’y opposer. C’est passionnant. C’est ce qui rend leurs échanges si progressistes, superbes et fascinants. C’est ce qui leur confère une telle force intellectuelle. Byomkesh est un mari parfaitement fidèle, mais il fait valoir avec insistance que deux personnes ne devraient pas être obligées de continuer leur vie commune s’ils ne forment plus un couple.” Une bonne histoire policière ne repose pas sur des mobiles évidents et, souvent, les intrigues des aventures de Byomkesh naissent de passions adultères et d’aventures interdites. Sharadindu Banerjee voyait

CINÉMA

↑ Satyanweshi (Traqueur de vérité, réalisé par Rituparno Ghosh, 2013). Photo Collection Christophe L.

clairement la société comme une meute de loups bien propres sur eux. Plusieurs romans abordent des liaisons tordues et scandaleuses, voire incestueuses. “Le détective se trouve confronté à des relations très adultes, poursuit Anjan Dutt. Un père et son fils ont une liaison avec la même femme, quelqu’un a une aventure avec l’une des domestiques de la maison. Dans ces histoires, les gens ne tuent pas uniquement pour de l’argent. Les méchants ne sont pas seulement des voleurs et des cambrioleurs. Ce sont des personnages intenses et complexes qui ont de solides motivations. S’y ajoutent ensuite plusieurs niveaux de sousentendus sexuels.”

L

a première fois que la plupart d’entre nous – ceux qui ont grandi hors de Calcutta, en tout cas – ont rencontré Byomkesh, c’était dans l’adaptation télévisée de Basu Chatterjee, en 1993 [tournée en hindi]. Pour une grande partie du public indien, Basu Chatterjee restera l’homme qui a donné vie à Byomkesh Bakshi sur le petit écran. “J’ai dû batailler longtemps avec [la chaîne nationale de télévision publique] Doodarshan”, se souvient Basu Chatterjee, 83 ans, vêtu d’un lungi [sorte de sarong] de couleur jade, dans son appartement situé dans le quartier de Santacruz, à Bombay. Il avait lu les histoires et les avait adorées – “aucune d’entre elles n’était ennuyeuse”. Instinctivement, il a décidé d’en faire une série et a choisi un comédien de théâtre, Rajit Kapur, pour interpréter Byomkesh – ce qui s’est révélé être un excellent choix. Rajit Kapur, acteur élancé aux traits aiguisés et au sourire attachant, a réussi à trouver le juste équilibre pour faire de Byomkesh un homme affable et agréable en apparence, mais aussi persévérant et inflexible. Il a apporté un charmant dynamisme au personnage et, surtout, il savait porter le dhoti avec une élégance princière. “Je suis extrêmement reconnaissant à Basu d’avoir popularisé Byomkesh Bakshi, avoue Anjan Dutt. Tout le monde en Inde a pu faire la connaissance du détective.

Après la diffusion de la série, les romans ont été traduits en anglais. S’il y a bien un personnage de la littérature bengalie qui est connu dans tout le pays, c’est Byomkesh. Et c’est grâce à la série de Basu.” Les aventures de Byomkesh Bakshi n’ont pas rencontré tout à fait autant de succès au cinéma, ce que le défunt romancier aurait regretté. Sharadindu Banerjee avait déménagé à Bombay à la fin des années 1930 pour devenir scénariste aux studios Bombay Talkies, où il était salarié. Comme Shantanu, son fils, me l’a raconté, Sharadindu était enthousiaste lorsqu’il a appris, en 1967, que le célèbre réalisateur bengali Satyajit Ray [1921-1992] avait entrepris d’adapter Chiriyakhana [Le zoo], l’une de ses histoires préférées. Il a toutefois été très déçu du résultat. Après Chiriyakhana, d’autres tentatives d’adaptation à l’écran ont vu le jour, mais elles manquaient toutes de substance et elles n’ont pas eu le moindre succès auprès du public de Calcutta, resté loyal au classique télévisé de Doodarshan, dans sa version doublée en bengali. Tout a changé en 2010, lorsque Anjan Dutt, un chanteur-compositeur folk parfois comparé à Bob Dylan, a arrêté de faire des films indépendants sur les angoisses existentielles de la jeunesse urbaine bengalie pour adapter Adim Ripu [ennemi originel], l’une des aventures de Byomkesh Bakshi. Une histoire qui mêle meurtre, inceste et mensonges. Le long-métrage, dans lequel le sexe est omniprésent, a trouvé un écho auprès des cinéphiles du Bengale, alors même que Byomkesh y était incarné par un acteur de télévision relativement peu connu. Abit Chatterjee, âgé de 30 ans, a beau ne pas déborder d’expressivité dans ce film, il réussit toutefois à incarner la tranquille dignité du détective. “Je ne savais pas où trouver mon Byomkesh”, confie Anjan Dutt tout en mangeant des sandwichs aux œufs chez Flury’s – le salon de thé le plus célèbre de Calcutta, surnommé le “bureau” d’Anjan Dutt dans le milieu du cinéma. “Je voulais quelqu’un originaire du Bengale, mais


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En savoir plus LE RIVAL DE BYOMKESH Il est surnommé Feluda, mais son nom complet est Prodosh Chandra Mitra. Comme Byomkesh Bakshi, ce détective de fiction est bengali et habite Calcutta. A l’inverse de Byomkesh, cependant, cela fait bien longtemps qu’il est devenu célèbre dans toute l’Inde, très au-delà du Bengale. Créé en 1965 par le grand écrivain et cinéaste Satyajit Ray, il a profité de la renommée de son auteur. Ses aventures ont été traduites en hindi et dans de multiples langues régionales indiennes, ainsi que partout dans le monde. Il est directement inspiré de Sherlock Holmes, qu’il cite d’ailleurs souvent. Ses enquêtes ont donné lieu à trois films (dont deux réalisés par Ray lui-même), une série télévisée, un téléfilm et une bande dessinée. Plusieurs des aventures de Feluda sont disponibles en français, publiées par les éditions Kailash. ↑ Abar Byomkesh (Encore Byomkesh, réalisé par Anjan Dutt, 2012). Photo Collection Christophe

qui soit à la fois très vif, très moderne et très vieux jeu. Je cherchais une tête nouvelle, quelqu’un qui sache porter le dhoti. La plupart des stars bengalies d’aujourd’hui ont l’air ridicule en dhoti. C’était vraiment ma condition sine qua non. Il fallait que cet acteur puisse porter avec classe un dhoti-kurta [dhoti porté avec une tunique courte], qu’il ait l’air à la fois intelligent et sexy. C’était mon critère essentiel.” Le cinéaste voulait aussi que cet acteur soit jeune, car il avait acheté les droits de six histoires – “parmi les plus complexes”, selon lui – avec l’intention de réaliser une série de longs-métrages. Les adaptations d’Anjan Dutt sont très fidèles aux romans, mais des contraintes budgétaires l’ont forcé à transposer les intrigues dans les années 1960 et 1970, alors qu’elles se passent à l’origine dans les années 1940. Par exemple, les émeutes survenues lors de la Partition [en 1947] ont ainsi été remplacées par les émeutes qui ont eu lieu en 1962 à Calcutta.

A

njan Dutt, qui prépare un troisième film sur Byomkesh [avec cette fois Priyanshu Chatterjee dans le rôle-titre] voit peu de ressemblances entre sa version de Byomkesh Bakshi et celle de Rituparno Ghosh [pas encore sortie en salles lors de l’interview]. “Je pense que la mise en scène de Rituparno sera fabuleuse. Son Byomkesh aura l’air riche, on se croira de retour dans les Indes britanniques, il y aura des calèches… Mon adaptation sera plus brute, il y aura des taxis, des voitures Ambassador, des armes à feu et beaucoup de zones d’ombre. Ce sera une sorte de film noir : tout le monde portera le dhoti, mais l’ambiance sera sombre. Et ce n’est pas contradictoire, à mon avis.” Pendant ce temps, à Bombay, Dibakar Banerjee a remonté ses manches et s’est associé pour la première fois au gigantesque studio Yash Raj Films. Il prévoit d’adapter lui aussi une histoire de Sharadindu Banerjee et de tourner en hindi un film au titre particulièrement provocateur.

↑ Magno Mainak (réalisé par Swapan Ghosal, 2009). Photo Collection Christophe L.

“Non seulement le nom du détective Byomkesh Bakshi sera écrit [à l’anglaise] avec un Y, détaille-t-il, mais il sera suivi par un point d’exclamation qui symbolisera la jeunesse et l’action.” Le tournage du long-métrage commencera en janvier et se poursuivra pendant presque toute l’année 2014. C’est le projet le plus ambitieux du cinéaste à ce jour. Son Byomkesh restera parfaitement bengali, sauf qu’il parlera hindi et n’aura “aucun accent bengali rigolo”. “Mon Byomkesh sera un jeune homme intelligent, apte à séduire l’ensemble du public indien. Il aura une vingtaine d’années, des centres d’intérêt sains et aimera la compagnie des femmes. Nous avons même l’intention de présenter Byomkesh au public international”, annonce Dibakar Banerjee dans un entretien accordé au quotidien Indian Express. L’acteur Sushant Singh Rajput, de son côté, a bien conscience de la responsabilité qui lui incombe en tant que premier Byomkesh hindi. “J’ai passé du temps à Calcutta avec plusieurs familles. Elles semblaient chacune s’être forgé leur propre représentation de Byomkesh. Byomkesh leur appartient et j’ai le devoir non négligeable de ne pas les décevoir. Il est, après tout, le premier véritable détective de la littérature indienne.” L’acteur, qui a bien l’intention de s’imprégner du rôle, a pris trois mois de congés pour s’immerger dans les aventures de Byomkesh et la culture bengalie. Le réalisateur Dibakar Banerjee lui a prescrit une très longue liste de lecture comprenant tous les romans de Sharadindu Banerjee et des ouvrages sur l’histoire de Calcutta. “Je voulais commencer par comprendre à quoi ressemblait le Bengale avant l’indépendance”, affirme Sushant. Se lancer à la poursuite de Byomkesh est un projet dévorant – tout comme un détective qui suit une piste, il est impossible d’abandonner en chemin. En 1970, lorsque Sharadindu Banerjee a été hospitalisé après un accident vasculaire cérébral sans trop de gravité, il n’avait pas fini d’écrire la 33e aventure de Byomkesh – même si, comme

toujours, il en avait esquissé toute l’intrigue dans sa tête avant d’écrire la moindre phrase. “Je suis allé le voir et il a voulu m’exposer le dénouement, la partie du roman qu’il n’avait pas encore rédigée, se souvient son fils Shantanu. Et obstinément, j’ai refusé de l’écouter, persuadé que son état allait s’améliorer et qu’il pourrait écrire la fin lui-même. Je refusais de croire qu’il ne rentrerait pas à la maison. C’est pour ça que la dernière aventure de Byomkesh est restée inachevée.” Fin mai 2013, Rituparno Ghosh est décédé d’une crise cardiaque, laissant lui aussi derrière lui une aventure inachevée. Ses collaborateurs réguliers ont terminé le film et il est sorti sur les écrans. D’après les réactions, ce dernier opus s’approche plus d’un faux pas que d’un chant du cygne, mais nous ne saurons jamais si Satyanweshi était vraiment, comme son titre le suggère, l’ultime “traque de vérité” du cinéaste. —Raja Sen Publié le 1er octobre

SOURCE THE CARAVAN New Delhi, Inde Mensuel www.caravanmagazine.in Fondé en 1940, ce magazine anglophone a été renommé Alive en 1988 avant de renaître sous son nom d’origine en janvier 2010. Culturel et politique, doté d’une maquette soignée, il privilégie les reportages, le photojournalisme et la critique littéraire.


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culture.

Déflagration poétique au royaume du Danemark Un événement médiatique autant que littéraire : à 18 ans, Yahya Hassan, fils d’immigrés palestiniens, règle ses comptes avec la génération de ses parents dans son premier recueil de poèmes. Interview. —Politiken (extraits) Copenhague

P

utain, je suis en colère contre la génération de mes parents, qui est arrivée au Danemark à la fin des années 1980. Tous ces réfugiés qui s’imaginaient être des parents ont totalement délaissé leurs enfants. A peine avaient-ils atterri à l’aéroport de Copenhague que c’était comme si leur rôle de parents prenait fin. Aidés financièrement par l’Etat, nos pères se sont laissés pourrir sur place, confortablement installés dans leur canapé, la télécommande de la télévision à la main, avec des mères désillusionnées, sans aucune influence. Et nous, adolescents boutonneux, délinquants ou en échec scolaire, ce n’est pas le système qui nous a trahis, mais nos parents.” Voilà ce qu’affirme Yahya Hassan, 18 ans, qui vient de publier son premier recueil de poèmes. En septembre, il a été accepté à l’Ecole d’écriture de Copenhague. Cette soudaine réussite contraste avec la situation qui était la sienne il y a un an : il venait d’être renvoyé une fois de plus de l’école, après avoir été placé en détention provisoire, l’année précédente, pour vol. A l’époque, il vivait avec un sac de sport dans lequel il remballait ses affaires chaque fois qu’il était contraint de changer d’établissement scolaire en raison de problèmes de comportement. Si les lueurs d’espoir sont aujourd’hui nombreuses dans la vie de Yahya Hassan, il était loin de les entrevoir durant la sombre enfance qu’il a passée à Aarhus [la deuxième ville du Danemark, sur la péninsule de Jutland], sous le signe de la violence, de l’angoisse et de l’imprévisibilité. “Quand j’étais enfant, j’ai souvent été frappé. Tous mes copains étaient éduqués à coups de raclées. Mon

→ Dessin de Rasmus Sand Hoyer paru dans Jyllands Posten, Aarhus.

ENFANCE, PAR YAHYA HASSAN

CINQ ENFANTS ALIGNÉS ET UN PÈRE AVEC UNE MASSUE OMNISANGLOTS ET UNE FLAQUE DE PISSE ON TEND LA MAIN CHACUN SON TOUR AU NOM DE LA PRÉVISIBILITÉ CE BRUIT-LÀ QUAND LES COUPS PORTENT SŒUR QUI SAUTE SI VITE D’UN PIED SUR L’AUTRE LA PISSE EST UNE CASCADE LE LONG DE SA JAMBE D’ABORD UNE MAIN TENDUE PUIS L’AUTRE QU’ELLE TARDE ET LES COUPS PLEUVENT AU HASARD UN COUP UN CRI UN CHIFFRE 30 OU 40 VOIRE 50 ET UN DERNIER COUP DANS LE CUL EN PASSANT LA PORTE

IL PREND FRÈRE PAR LES ÉPAULES LE REDRESSE CONTINUE À COGNER ET COMPTER JE BAISSE LES YEUX ET ATTENDS MON TOUR MÈRE CASSE DES ASSIETTES DANS LA CAGE D’ESCALIER PENDANT QU’AL-JAZIRA DIFFUSE BULLDOZERS HYPERACTIFS ET BOUTS DE CORPS INDIGNÉS BANDE DE GAZA ENSOLEILLÉE DRAPEAUX SONT BRÛLÉS SI UN SIONISTE NE RECONNAÎT PAS NOTRE EXISTENCE SI MÊME NOUS EXISTONS QUAND NOUS HALETONS L’ANGOISSE ET LA DOULEUR QUAND NOUS SUFFOQUONS À BOUT DE SOUFFLE ET DE SENS À L’ÉCOLE ON N’A PAS LE DROIT DE PARLER ARABE À LA MAISON ON N’A PAS LE DROIT DE PARLER DANOIS UN COUP UN CRI UN CHIFFRE


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C’est comme si une vieille blessure s’était ouverte en moi, libérant ma parole. Et des mots de colère Mais je reste un Bougnoule. Même aux yeux de l’éditeur. Ils veulent un Bougnoule modèle père passait son temps à imaginer des sanctions pour moi et pour mes frères et sœurs. Il nous forçait à rester debout sur un pied pendant des heures, le visage tourné vers le mur, les bras à l’horizontale. C’était quand même délirant ! Ce qui me met en colère aujourd’hui, ce n’est pas tellement que mes parents n’ont pas pu nous aider à faire nos devoirs, mais plutôt qu’ils n’ont fait aucun effort, qu’ils n’ont pas pris soin de leurs enfants. Voilà ce que je condamne dans mes poèmes. Ils n’ont été que des spectateurs. Quand ils nous flanquaient une gifle, c’était histoire de se dire qu’ils étaient toujours capables de maintenir l’ordre.” POLITIKEN Maintenir l’ordre ? YAHYA HASSAN Oui, cela leur donnait l’impres-

sion de se comporter en parents. Le pire, c’est qu’ils avaient largement le loisir de s’occuper de nous, mais ils consacraient leur temps à n’importe quoi. Les hommes jouaient aux cartes, paressaient, allaient à la mosquée et regardaient à la télé les actualités du Moyen-Orient, tandis que les femmes se perdaient en commérages ou guettaient les offres spéciales du supermarché. Le jour où mon père a décroché un emploi comme chauffeur de taxi, cela n’a changé qu’une chose : il était désormais également absent physiquement. Votre enfance a été très dure, mais n’êtesvous pas un cas isolé et malchanceux parmi quantité de familles défavorisées qui ne sont pas dysfonctionnelles ? Non. Le pourrissement social est partout dans les ghettos. Il suffit de voir comment les plus défavorisés conçoivent l’Etat-providence. Les hommes adultes vont réciter l’intégralité du Coran, se rendre à la mosquée tous les jours et prendre des airs de sainteté alors qu’ils n’ont pas le moindre scrupule à frauder et à abuser du système. Dans leur grande majorité, les Danois issus de l’immigration travaillent et sont des citoyens respectueux de la loi. Les autres, cependant, forment une classe défavorisée si importante en nombre qu’il est impossible de l’ignorer. A l’âge de 13 ans, Yahya Hassan a été placé dans un centre d’éducation renforcée pour la première fois, après avoir vécu plusieurs années dans la délinquance. Il se souvient parfaitement du soir où deux policiers et un

assistant social ont frappé à la porte de leur appartement [pour venir le chercher]. “Ma sœur a essayé de suivre la voiture de police en courant. Elle tapait sur la portière, le nez plein de morve et les joues mouillées de larmes. C’était comme le point d’orgue à toute la misère et à toute la déchéance de mon enfance.” Au centre, il a eu du mal à trouver sa place et les enseignants n’arrivaient pas à le brider. Il a donc été envoyé dans une autre institution. Et cela s’est reproduit pendant plusieurs années, jusqu’à ce qu’il arrive à Solhaven, un internat pour enfants et adolescents difficiles, dans le Jutland du Sud. C’est là qu’il a découvert la littérature. “A Solhaven, ils ont d’abord pensé que j’étais comme les autres. Ils m’ont planté devant Matador [célèbre série télévisée danoise] une grande partie de la journée. Jusqu’au jour où nous avons dû écrire une rédaction au sujet de Facebook. J’y ai consacré tout mon week-end. Lorsque j’ai remis mon devoir, ma professeure l’a parcouru rapidement avant de me le rendre en disant : ‘Où l’as-tu volé ? Ce n’est pas toi qui l’as écrit !’ Cela m’a tellement révolté que je lui ai dit que j’allais en écrire un autre tout de suite et le lui donner à la fin de la journée. Ce que j’ai fait. Elle n’en croyait pas ses yeux. A compter de ce jour, je n’ai plus jamais regardé Matador. Elle m’a donné à lire des classiques danois, des poèmes, des nouvelles et des livres plus difficiles. C’est là que j’ai découvert que je savais écrire. A Solhaven, cette professeure a fait en sorte que je poursuive mes études, que je prenne des cours d’écriture et que je fréquente une école.” C’est là que vous avez commencé à écrire des poèmes ? Oui, c’est comme si une vieille blessure s’était ouverte en moi, libérant ma parole. Et des mots de colère. Pendant que j’écrivais mon recueil de poèmes, j’ai été autorisé à faire ma classe de troisième dans un autre établissement que Solhaven. Là aussi, je me suis senti exclu. Beaucoup de parents de la classe moyenne ne voulaient pas que leurs enfants me fréquentent. J’étais donc rarement invité aux fêtes. Je ne leur ai sans doute pas rendu la vie facile, mais moi je me sentais une fois de plus comme un Bougnoule. Comment cela ? Je me retrouvais le seul élève issu d’un milieu défavorisé parmi tous ces jeunes qui fonctionnaient bien. Si je résume ma vie aujourd’hui, je peux dire que je suis devenu un Bougnoule privilégié après avoir été un Bougnoule défavorisé. Un jour je me fais courser par la police, et le lendemain je suis invité à la réception de rentrée de l’éditeur Gyldendal, où je côtoie de grands écrivains. Mais je reste un Bougnoule. Même aux yeux de l’éditeur. Ils veulent un Bougnoule modèle. Mais je ne suis quand même pas un Naser Khader [ancien homme politique d’origine immigrée], un Farshad Kholghi ni un Hassan Preisler [deux artistes d’origine immigrée], qui sont des modèles d’intégration. Moi, issu de la classe défavorisée,

j’écris des poèmes autobiographiques sur une défaillance parentale historique. D’après Yahya Hassan, la principale blessure aujourd’hui n’est pas la défaillance parentale elle-même, mais plutôt la génération délaissée qui n’a pas réussi à critiquer ses parents. “Ma génération n’a pas su régler ses comptes avec ces parents qui nous ont manqué de façon si flagrante. En particulier, les Danois issus de l’immigration qui ont de l’instruction, ces prétendus ‘intellectuels’, n’ont pas rempli leur devoir, qui était d’affronter, de critiquer et d’exprimer publiquement les problèmes que la plupart d’entre eux avaient connus.” A votre avis, pourquoi votre génération n’a-t-elle pas réussi à faire cette critique ? De nombreux parents ont martelé à leurs enfants qu’ils devaient leur être reconnaissants, ne serait-ce que pour avoir fui au Danemark, car que leur serait-il arrivé s’ils étaient restés dans un camp de réfugiés ? C’est ce que j’appelle du chantage affectif. Mais, en rejetant sans ambiguïté la faute

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sur vos parents, n’occultez-vous pas la responsabilité individuelle de ces enfants à l’égard de leur propre avenir ? Si personne ne vous a jamais appris ce qui était bien et ce qui était mal, il est difficile, quand vous êtes jeunes, de prendre les bonnes décisions. Si vos parents vous élèvent à coups de raclées et de citations du Coran sans jamais avoir de discussions approfondies avec vous, il est difficile de vous préparer à ce que la société vous offre. Qu’est-ce que vous proposez ? Premièrement, nous devons reconnaître l’ampleur du problème. Et, quand je dis “nous”, je pense aux Danois d’origine immigrée. Deuxièmement, les services sociaux ont trop hésité à retirer leurs enfants à des parents immigrés pour les placer en centre d’éducation renforcée. Sous prétexte que leur culture était différente, nous avons plus facilement fermé les yeux sur le fait qu’ils frappaient leurs enfants. Mais, avant tout, ma génération doit régler ses comptes avec ses parents pour leurs manquements. —Propos recueillis par Tarek Omar Publié le 5 octobre

En savoir plus L’AUTEUR

LA CRITIQUE

Yahya Hassan est né le 19 mai 1995 au Danemark dans une famille d’immigrés palestiniens. Avant de choisir de partir pour l’Europe, à la fin des années 1980, son père a vécu dans le camp de réfugiés de Baalbek, au Liban. Yahya Hassan a connu une adolescence difficile, entre violence parentale, délinquance et rébellion.

Dès sa sortie, le recueil de Yahya Hassan a été encensé par les critiques littéraires danois. Le quotidien Berlingske applaudit ainsi “la clarté de l’écriture et l’infaillible sens du rythme” du jeune homme, ainsi que “son style culotté, inspiré du rap”, qui lui permettent de faire mouche à coup sûr : “Cela fait mal, parfois, de lire ses poèmes.” Le journal Politiken, quant à lui, évoque un livre qui “brûle les mains”. “Il est possible que les mots souffrent sous le traitement violent que leur inflige Yahya Hassan, mais il s’agit d’une souffrance éclatante, productive, où la langue danoise se trouve forcée d’exprimer quelque chose dont nous ne la savions pas capable.”

L’OUVRAGE Yahya Hassan, le premier recueil de poèmes de Yahya Hassan, est paru le 17 octobre chez Gyldendal, la principale maison d’édition danoise. Il a fait sensation dès sa sortie. Au récit de son enfance à Aarhus, Yahya Hassan ajoute une critique virulente contre les immigrés les plus défavorisés – une prise de position inédite de la part d’un Danois issu de l’immigration. L’ouvrage rencontre un tel succès qu’il a déjà dû être réimprimé à plusieurs reprises. Il s’est pour l’instant écoulé à plus de 11 000 exemplaires. Son auteur, lui, a dû être placé sous protection policière : sa critique des immigrés musulmans lui a valu de multiples menaces de mort.

SUR NOTRE SITE courrierinternational.com Retrouvez Yahya Hassan filmé alors qu’il récite son poème Enfance.


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Prix Courrier international.

Les dix livres ďŹ nalistes Courrier international dĂŠcernera son prix du meilleur livre ĂŠtranger ďŹ n novembre. Le jury a retenu les dix romans et rĂŠcits suivants.

La Fin de l’homme rouge, Svetlana Alexievitch (BiĂŠlorussie), Actes Sud “Nous sommes en train de f air e no s adie u x Ă l’Êpoque soviĂŠtique. A cette vie qui a ĂŠtĂŠ la nĂ´tre.â€? AďŹ n qu’il en reste une trace, l’Êcrivaine retranscrit avec empathie les rĂŠcits de vie de dizaines de ses anciens compatriotes soviĂŠtiques. Et parachève le travail de mĂŠmoire amorcĂŠ en 1985 avec La guerre n’a pas un visage de femme (Presses de la Renaissance). De l’eondrement de l’URSS, en 1991, Ă aujourd’hui, une bouleversante histoire orale du socialisme.

Quand nous ĂŠtions rĂŠvolutionnaires, Roberto Ampuero (Chili), JC Lattès Ou les illusions perdues d’un jeune militant chilien‌ Après le coup d’Etat militaire de Pinochet, en 1973, le narrateur quitte le Chili pour l’Allemagne de l’Est. Il y tombe amoureux d’une jeune Cubaine, ďŹ lle d’un cacique de la rĂŠvolution castriste, et la suit Ă La Havane, pensant enďŹ n vivre l’idĂŠal communiste. Mis au ban de la sociĂŠtĂŠ après son divorce, il dĂŠcouvre la face cachĂŠe du rĂŠgime et n’a plus qu’une seule obsession, quitter l’Île.

Un monde beau, fou et cruel, Troy Blacklaws (Afrique du Sud), Flammarion Le Cap, 2004, l’avenir arcen-ciel promis par Mandela. Deux personnages : Jero, jeune MĂŠtis poète et paumĂŠ, et Jabulani, professeur d’anglais zimbabwĂŠen contraint Ă l’exil. Au milieu du racisme, de la pauvretĂŠ, de la violence omniprĂŠsente, la vie suit son cours avec son lot de rencontres et d’amitiĂŠs nouĂŠes entre Blancs, Noirs et MĂŠtis. Deux destins dessinent l’Afrique du Sud de Troy Blacklaws, qui vit aujourd’hui loin de ce “cruel crazy beautiful worldâ€? chantĂŠ par Johnny Clegg. ConďŹ teor, Jaume CabrĂŠ (Espagne), Actes Sud Alors que sa mĂŠmoire se dĂŠrobe, AdriĂ Ardèvol ĂŠcrit un texte inouĂŻ Ă la femme aimĂŠe, qu’il a perdue puis retrouvĂŠe, pour la perdre enďŹ n tout Ă fait. S’entrecroisent l’histoire d’un violon et celles de sa vie, de sa famille, mais aussi de l’Europe, de l’Inquisition au franquisme, en

passant par le nazisme. Grand roman oĂš l’on se promène, au ďŹ l des 800 pages, sans jamais se perdre, Ă travers les siècles, les rÊexions sur le temps, l’art, l’Histoire. Bombay Baby, Sonia Faleiro (Inde), Actes Sud Leela a 10 ans quand elle est violĂŠe, 13 lorsqu’elle s’enfuit Ă Bombay et 19 lorsqu’elle commence Ă travailler comme danseuse au bar Nights Lovers. Son passĂŠ ne l’empĂŞche pas de se battre pour construire sa vie. Elle entraĂŽne dans son sillage la jeune journaliste Sonia Faleiro, qui en tire un remarquable reportage littĂŠraire. Passager de la ďŹ n du jour, Rubens Figueiredo (BrĂŠsil), Books Editions Pedro, bouquiniste dans une mĂŠgalopole brĂŠsilienne, rejoint chaque week-end sa f iancĂŠe dans une lointaine banlieue dĂŠshĂŠritĂŠe. Au cours d’un de ses trajets, plus


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chaotique qu’à l’accoutumĂŠe, il nous livre ses pensĂŠes vagabondes sur son BrĂŠsil. Fin de mi-temps pour le soldat Billy Lynn, Ben Fountain (EtatsUnis), Albin Michel Après un fait d’armes hĂŠroĂŻque en Irak, les soldats de la compagnie Bravo deviennent les stars d’une “TournĂŠe de la victoireâ€? qui doit culminer lors du grand match de football de Thanksgiving Ă Dallas. Billy Lynn, 19 ans, est emportĂŠ dans un gigantesque show patriotique, miroir d’un certain rĂŞve amĂŠricain. Mais il compte ses heures de libertĂŠ. Car le lendemain, loin des paillettes, il devra repartir en Irak pour la guerre, la vraie. L’Apocalypse des travailleurs, Valter Hugo MĂŁe (Portugal), MĂŠtailiĂŠ Femme de mĂŠnage chez un intellectuel pervers, maria da graça (sans majuscules, comme dans tout le roman) ne peut s’empĂŞcher de l’aimer. Lorsqu’il se suicide, ses rĂŞves de le retrouver au paradis s’intensiďŹ ent, mais saint Pierre veille Ă la porte, lui rappelant tous ses pĂŠchĂŠs. QuitĂŠria est son amie, elles partagent le mĂŞme dĂŠsir d’amour et le mĂŞme espoir. La Vie et les Agissements d’Ilie Cazane, Razvan Radulescu (Roumanie), Zulma Ilie Cazane a le don de faire pousser de belles tomates, ce qui, sous le rĂŠgime de Ceausescu, est un crime inconcevable. Et le colonel Chirita n’aura de cesse de l’interroger. Une farce dĂŠlirante sur un système absurde. Le Cycliste de Tchernobyl, Javier SebastiĂĄn (Espagne), MĂŠtailiĂŠ A travers les rues dĂŠsertes de Pripiat, Vassia nous emmène dans le pĂŠrimètre contaminĂŠ de Tchernobyl oĂš ne vivent plus que les Samosioli, revenus vivre dans la zone interdite. L’homme Ă vĂŠlo (inspirĂŠ de la vie de Vassili Nesterenko, physicien spĂŠcialiste du nuclĂŠaire) croit malgrĂŠ tout â€œĂ la possibilitĂŠ d’une communautĂŠ humaineâ€?.

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tendances.

Dévastée par un séisme en février 2011, la ville néo-zélandaise de Christchurch se reconstruit peu à peu. Un processus dans lequel les artistes jouent un rôle de premier plan. —The New Zealand Listener (extraits) Auckland

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J. JOHNSON/GETTY IMAGES/AFP

ne performance improvisée a brisé des vies et dévasté Christchurch, ouvrant un trou béant dans la vie artistique de la ville. Le tremblement de terre du 22 février 2011 a fermé des salles de spectacles, bloqué des studios et condamné des galeries à l’isolement dans la zone dévastée, interdite d’accès [jusqu’en juin dernier]. Des artistes ont perdu des œuvres, du matériel, des enregistrements. Des expositions et des spectacles ont été annulés, des festivals reportés. Cela a-t-il signifié la mort de l’art à Christchurch ? Certainement pas. Bien avant que le cordon de sécurité qui empêchait l’accès au centre-ville ne soit levé, on prodiguait déjà des soins de réanimation à son cœur artistique défaillant. A peine quatre mois après le séisme, les peintres Philip Trusttum et Barry Cleavin exposaient 43 artistes de Christchurch dans la petite ville d’Oxford [située à 50 kilomètres au nord-ouest de Christchurch]. La scène créative néo-zélandaise est entrée en action, multipliant les donations pour encourager les artistes à rester ou à revenir en ville. Beaucoup l’ont fait, mais sans retourner à leur ancienne

adresse. En décembre 2011, le Court Theatre a ainsi rouvert dans un silo à grains reconverti en salle de spectacles, dans la banlieue industrielle d’Addington. Cette année, l’Orchestre symphonique de Christchurch a inauguré une série de concerts à l’ombre d’un Douglas C-47 Dakota [avion de transport militaire] au musée de l’Armée de l’air. L’Art Gallery a également étoffé la programmation de sa manifestation Outer Spaces, partageant l’espace public avec une myriade d’installations temporaires, d’expositions, d’initiatives locales, et une explosion de street art. Ce bel élan va-t-il durer ? “Je crois que nous ne pourrons jamais revenir en arrière”, affirme Deborah McCormick, directrice de la biennale Scape Art Public [au cours de laquelle des œuvres d’art contemporain sont exposées dans des espaces publics]. “Nous avons ici l’occasion de réinventer ce que nous voulons être et de montrer ce qu’implique le fait de tout organiser autour de l’art.” Barbara Garrie, historienne de l’art à l’université de Canterbury, abonde dans le même sens. Pour elle, le changement est imminent. Les nouveaux diplômés en arts, qui sont les artistes de demain, ont suivi leur formation sans pouvoir accéder à une quelconque collection

publique ou privée. “Certains de leurs projets ont eu moins de succès que d’autres, mais ce n’est pas grave, assure-t-elle. C’est justement cette idée, essayer, qui pourrait provoquer un changement dans la façon de penser.” “Peut-être allons-nous être tentés de privilégier des créations transitoires et de courte durée, d’expérimenter davantage, approuve Jenny Harper, directrice de l’Art Gallery. Si ça ne marche pas, tant pis. Nous ne sommes pas obligés de proposer les mêmes choses au menu chaque année.” L’art a prouvé sa capacité à faire revenir les gens dans la cité dévastée. Le guide touristique Lonely Planet cite ainsi Christchurch parmi les dix villes à visiter en 2013, pour son “cocktail ébouriffant d’énergie, de détermination et de style”. Quatre-vingt-dix pour cent des personnes sondées en 2012 par Creative New Zealand [une agence gouvernementale chargée du développement des arts] étaient d’avis que “l’art et la culture [avaient] un rôle vital à jouer dans la reconstruction de Christchurch”. Toutefois, la majeure partie de ce boom artistique se trouve exclue du projet de reconstruction de la ville. Selon les personnes consultées pour cet article, toutes les initiatives menées pour tenter d’impliquer les artistes ont été balayées par une mairie peu subtile qui croit aux mécanismes du marché et à un modèle qui enfermerait chaque activité dans une zone bien délimitée. Il faut dire que jusqu’à présent l’essentiel du renouveau artistique a eu un rôle plus récréatif que politique. “Les gens avaient besoin de gaieté dans leur environnement”, explique Barbara Garrie. Elle observe maintenant avec intérêt la façon dont la ville prend forme. “Les transitions sont souvent considérées comme le moyen de couvrir temporairement des fissures, explique George Parker, coordinateur du Festival de l’architecture de transition. Nous, ce que nous voulons, c’est regarder ces fissures et travailler à partir d’elles. Car, alors, transition peut devenir synonyme d’impulsion, la ville restant tendue vers l’idée de son devenir.” —Sally Blundell Publié le 23 septembre

LEONARD BEARD/BARCELONE

Attention, chantier artistique Générosité à la chaîne ÉTATS-UNIS— Les drive-through des chaînes de restauration rapide nord-américaines sont le théâtre d’un mouvement d’altruisme inattendu. Il n’est en effet pas si rare pour les clients en voiture d’entendre le caissier lancer, au moment de régler l’addition : “La personne précédente a payé pour vous.” “Il arrive que des centaines d’automobilistes achètent tour à tour le repas du client suivant”, note The New York Times. L’idée est de faire un cadeau désintéressé à un inconnu, qui fera sûrement de même, et de créer ainsi une chaîne de générosité. “Il s’agit de donner et de montrer aux autres que le monde n’est pas si mauvais”, explique Connie Herring, un opticien du Minnesota, habitué à payer le repas du client suivant au moins une fois par semaine. Si les Etats-Unis découvrent tout juste le phénomène, c’est au Canada que se battent les records en la matière. En décembre 2012, un restaurant de la ville de Winnipeg a vu 228 clients de suite offrir son repas à l’automobiliste qui les suivait.

Balade virtuelle, zénitude réelle

PAYS-BAS— “Pendant une demi-heure,

j’ai bêtement marché au milieu d’un paysage enneigé, sans savoir que faire ni où aller. C’était le moment le plus agréable du jeu.” Cette expérience vécue par la journaliste de De Volkskrant constitue précisément le but de Remembering, un des jeux vidéo zen en vogue aux Pays-Bas. L’objectif des concepteurs était de créer “un jeu de découverte poétique” sur lequel le joueur pourrait avoir une influence. Le jeu Flower, sur console, a ouvert la voie en 2009. Le joueur y incarnait le vent et modifiait le paysage selon son souffle. Le producteur du jeu voulait créer des “émotions positives” chez l’utilisateur, “trop souvent enfermé dans un panel d’émotions très restreint”. Daydreaming, qui sort ce mois-ci, passe au niveau supérieur en mesurant l’activité du cerveau à l’aide d’électrodes. Si le joueur est calme, le paysage reste bucolique et ensoleillé. A l’inverse, en cas de tension, c’est l’hiver qui prend le dessus. Bref, pas de quoi s’énerver.


OGAKI MIHOKO- STAR TALES - WHITE FLOATING 2012/GALERIE VOSS/MORI YU GALLERY

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Vie et mort d’une étoile Intriguée par le passage de la vie à la mort, l’artiste japonaise Mihoko Ogaki trace le parallèle entre le destin d’une étoile et la vie humaine dans son expoPHOTO sition “Project N 54”, visible jusqu’au 23 décembre à la galerie d’art de l’Opéra de Tokyo. “Tout petits morceaux par tout petits morceaux, les étoiles remplissent le ciel et les foules remplissent les stades, résume le site Tokyo Art Beat. Ces ensembles grandissent jusqu’à saturation et finissent par mourir, inévitablement.”

épouse, à quoi bon devenir terroriste ?” Nabahan Usman, responsable du service chargé d’appliquer la loi islamique à Kano, la deuxième ville du pays, tente une nouvelle méthode pour éloigner les jeunes hommes du terrorisme et de la secte Boko Haram : les marier.

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AJUBEL/MADRID

NIGERIA—“Si vous avez une bonne

Les joyaux de la honte

Le bureau propose de subventionner des mariages groupés de façon à compenser le montant des dots (environ 45 euros) et le fort chômage créé par l’insécurité dans le nord du pays, rapporte The Wall Street Journal. Les heureux époux se voient ainsi offrir un sac de riz, deux cageots d’œufs, un matelas, l’équivalent de 90 euros pour créer un business et parfois une machine à coudre. La mariée reçoit aussi des cours afin de se comporter “en bonne épouse”.

ESPAGNE— L’ouverture d’une nouvelle

AMINU ABUBAKAR/AFP

La noce contre le terrorisme

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boutique dans le quartier du luxe madrilène sème le trouble dans la haute société espagnole. Non seulement on ne peut pas y acheter d’objets de valeur, mais surtout on y vient pour vendre les siens. Tout est fait pour éviter que la honte ne s’abatte sur le vendeur car, comme le fait remarquer ABC, “il est de très mauvais goût de se délester de ses joyaux familiaux”. Afin que le vendeur ne croise personne, les bureaux sont séparés, et la vente se fait uniquement sur rendez-vous. Les bijoux sont revendus aux Etats-Unis, où personne ne fera attention à la famille dont ils proviennent.

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histoire.

Les esclaves brésiliens des nazis 1933-1945 Amérique du Sud Dans une école nazie, des orphelins étaient soumis aux travaux forcés. Un survivant raconte.

—Istoé São Paulo ↑ Des enfants effectuant des travaux forcés dans un champ. Deux briques, l’une ornée d’un svastika, l’autre du symbole intégraliste, retrouvées sur la fazenda Cruzeiro do Sul. Photos Antoninho Perri/Ascom/ Unicamp

E

n cette lointaine année 1933, Aloysio Silva a 10 ans et partage ses journées entre l’école et les jeux à l’Educandário Romão de Mattos Duarte, un orphelinat de Rio de Janeiro. Jusqu’au jour où débarquent deux hommes qui se mettent à lancer des ballons dans les airs. Tandis que les enfants courent dans tous les sens pour les relancer, l’un ordonne à l’autre : “Mets ce gamin de ce côté, celui-là par là.” Aloysio se retrouve dans le groupe des plus âgés : c’est ainsi qu’est scellé son transfert à la fazenda Santa Albertina, dans l’Etat de São Paulo. L’un des deux hommes s’appelle Osvaldo Rocha Miranda, il fait partie de l’une des plus puissantes familles du Brésil ; l’autre est son chauffeur, André. Ce jour-là, les deux hommes sélectionnent 50 orphelins, dont 48 Noirs ou Métis, qui vont être réduits en esclavage et soumis à l’idéologie nazie.

Les Rocha Miranda possédaient des banques, des entreprises de transport, des hôtels de luxe et des exploitations agricoles. Ils n’étaient pas seulement riches, ils appartenaient au mouvement intégraliste [fasciste] brésilien, ultraconservateur, et entretenaient des liens étroits avec les nazis, dont le ministre de l’Armement et de la Production de guerre de Hitler, Alfried Krupp, qui rachète même une propriété à la famille dans les années 1940. La fazenda où est créé le centre de travail forcé pour les 50 orphelins, dans l’Etat de São Paulo, était une propriété des Rocha Miranda. “A notre arrivée, nous étions attendus par un sale type, originaire du Paraíba, se souvient Aloysio Silva, aujourd’hui âgé de 89 ans. Nous n’avions qu’une envie, nous enfuir, mais il avait deux chiens dressés. Un geste de sa part, et les chiens se plaçaient pour nous encercler.” Le projet d’évasion des enfants était plus que compréhensible. Ils travaillaient près de dix heures par jour ; quand quelque chose déplaisait à leurs matons, ils subissaient des agressions physiques, étaient jetés au trou et privés de nourriture. “Pendant les moments de pause, alors que nous aurions pu nous amuser un peu, nous restions tous assis bien sagement, nous ne sortions pas, sinon le gardien arrivait immédiatement avec son chien”, raconte le vieil homme, témoignant d’un sombre épisode qui n’a refait surface qu’il y a quatorze ans, lors de travaux dans l’une des propriétés des Rocha Miranda, quand on a découvert des briques gravées de svastikas.

Une éducation eugéniste. Pourtant, la situation de ces orphelins esclaves n’avait rien d’illégal : le centre des Rocha Miranda était sous la supervision de la Délégation régionale à l’enseignement de la ville d’Itapetininga, une institution alignée sur l’idéologie des élites dominantes au Brésil, partisanes, notamment, d’une politique eugéniste. L’eugénisme, volet fondamental de la pensée nazie, se fondait sur la génétique pour justifier la prétendue supériorité de la race blanche et légitimait la restriction des droits politiques et légaux des populations jugées inférieures, en particulier les Noirs. La Constitution de la République de 1934, rédigée sous la présidence de Getúlio Vargas (1882-1954), faisait même de la “promotion de l’éducation eugéniste” une mission de l’Etat. En 1933, quand Aloysio arrive au centre, la fazenda est déjà l’un des QG de l’Ação Integralista Brasileira [AIB, Action intégraliste brésilienne], et le nazisme y est ouvertement prôné. Les briques de la propriété voisine, baptisée Cruzeiro do Sul, qui appartenait aussi à l’époque aux Rocha Miranda, portent encore le poinçon du svastika. Selon le Conseil de protection du patrimoine historique, archéologique, artistique et touristique de São Paulo, il s’agit là de la seule construction qui prouve la présence nazie dans cet Etat du Brésil, et des études sont déjà en cours en vue d’un classement du site. Les souffrances de ces orphelins ne cessent qu’avec la fin de la Seconde Guerre mondiale, en 1945. Certains sont morts aux travaux forcés, d’autres ont été envoyés à la guerre, certains se sont enfuis. Des dizaines d’années plus tard, Aloysio Silva a brisé le silence : son témoignage a été recueilli par le chercheur Sidney Aguilar Filho dans sa thèse de doctorat, intitulée “Education, autoritarisme et eugénisme : étude du travail et des

violences sur les enfants sans protection au Brésil”, soutenue devant l’université d’Etat de Campinas. “Tout cela s’intégrait dans une politique d’Etat et était si bien enraciné dans la mentalité de l’époque que les gens le trouvaient normal”, explique cet historien. Aloysio Silva vit toujours à Campina do Monte Alegre, commune dont une rue et la principale école portent le nom de la famille Rocha Miranda. Sidney Aguilar Filho dit avoir retrouvé en tout trois orphelins de la fazenda Santa Albertina durant ses recherches, tous habitants de Campina do Monte Alegre, mais deux d’entre eux sont décédés pendant la rédaction de sa thèse. Seul Aloysio Silva a raconté son histoire, lui qui a passé sa vie à essayer de l’oublier. “Je n’ai pas un seul bon souvenir de cet endroit.” —Natália Martino Publié le 31 août 2012

Éclairage LES NAZIS EN AMÉRIQUE LATINE Neuf mille, c’est le nombre de nazis qui auraient réussi à fuir l’Allemagne pour l’Amérique latine à partir de 1945. De nombreux Allemands avaient déjà émigré avant la guerre, en particulier au Brésil, en Argentine et au Paraguay. A la chute du IIIe Reich, les nazis ont utilisé les contacts de ces communautés avec les gouvernements locaux pour s’installer sur place. Parmi les plus célèbres, Adolf Eichmann, l’un des responsables de la “solution finale”, enlevé par les Israéliens en 1960, Klaus Barbie, extradé de Bolivie en 1983, Erich Priebke, extradé d’Argentine en 1995, ou le Dr Josef Mengele, mort au Brésil en 1979.

Partenariat AU CINÉMA Le Médecin de famille, film argentin de Lucía Puenzo, sort sur les écrans en France le 6 novembre. En Patagonie, en 1960, un médecin allemand est le premier client d’une pension de famille qui vient de s’ouvrir. Séduits par son charme et son élégance, ses hôtes vont cependant découvrir qu’ils hébergent un monstre : Josef Mengele. Pour le quotidien argentin La Nación, ce long-métrage, qui oscille entre fiction et reconstitution historique, “est un film nécessaire [ …] un film de haut vol, non seulement par son esthétique et sa qualité narrative, mais aussi parce qu’il dévoile et explore […] des blessures restées ouvertes – comme le passage de nazis en Argentine”. Courrier international est partenaire de ce film. Retrouvez sur Télématin la chronique de Marie Mamgioglou sur “Les esclaves brésiliens des nazis” dans l’émission de William Leymergie, vendredi 1er novembre à 7 h 20 et 8 h 20.




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