L'exploration du milieu dans le processus de conception du projet

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École Nationale Supérieure d’Architecture de Saint-Étienne

L’exploration du milieu dans le processus de conception du projet La marche : un outil de l’architecte

Mémoire de Fin de Cycle du Master en Architecture,

présenté

par

Miguel

PINILLA, le 14 – 15 janvier 2015, sous la direction de Silvana SEGAPELI. Année 2014/2015


École Nationale Supérieure d’Architecture de Saint-Étienne

L’exploration du milieu dans le processus de conception du projet La marche : un outil de l’architecte

Mémoire de Fin de Cycle du Master en Architecture,

présenté

par

Miguel

PINILLA, le 14 – 15 janvier 2015, sous la direction de Silvana SEGAPELI. Année 2014/2015



Table de matières

3

Avant-propos

6

Introduction

11

1.

La connaissance du milieu par l’errance

14

1.1.

16

L’errance : de la découverte à la libération

1.1.1. Le nomadisme et le sédentarisme et le mythe de Caïn et Abel

19

1.1.2. Les Songlines comme récit de parcours

21

1.1.3. Les leylines : l’alignement géographique comme repère dans l’espace

24

1.2.

26

De l’errance à la transformation du milieu à travers le rythme

2. L’approche d’un territoire par la Dérive

32

2.1.

L’exploration du banal dans la ville par le ready-made urbain et du paysage par la déambulation surréaliste

34

2.2.

L’internationale Situationniste - Une contestation à l’architecture fonctionnaliste

36

2.3.

New Babylon : terrain de jeu et dépassement de l’architecture

40

3. Le rôle exploratoire de l’art dans la compréhension des

44

territoires physiques et théoriques

4.

3.1.

La marche comme une pratique esthétique dans le paysage

45

3.2.

La marche comme acte politique dans l’espace public

50

D’Ile en Ville

54

4.1.

A la conquête de L’espace Public

57

4.2.

La marche comme vecteur d’analyse d’ambiances

59

Conclusion

63

Bibliographie

65

Annexes

69

Résumé / Abstract / Mots Clés

4 | L’EXPLORATION DU MILIEU DANS LE PROCESSUS DE CONCEPTION DU PROJET



AVANT-PROPOS

Le sujet de ce mémoire ne fut pas le fruit du hasard, mais le résultat d’une année riche en déambulations urbaines et d’approches sensibles. Dans cet avant-propos, j’ai l’intention de retracer le parcours qui me mena à ce choix particulier. Tout d’abord, le choix du double cursus. Lors de la semaine précédente au début de l’année scolaire 2013/2014, nous eûmes la présentation de chaque domaine de Master. Nous sommes ad portas de conclure notre parcours académique. Avant d’arriver, j’avais décidé m’orienter vers un domaine que je n’avais encore jamais exploré ; je voulais obtenir une formation intégrale. Après l’écoute des présentations, le choix du D1 – Matérialités Contemporaines, Art, Paysage, fut le plus pertinent face à mes attentes et à mes envies. J’allais me confronter à des problématiques nouvelles et explorer l’architecture par un nouveau biais. Pareillement, pendant la présentation du domaine, le choix de réaliser un double cursus s’offrit à moi. Après quelques jours d’hésitation, et en passant par des longues discutions avec d’autres étudiants, ainsi que d’anciens étudiants du Master Espace Public, je décidai de m’embarquer dans l’aventure, de partager mon temps entre l’architecture et un domaine qui m’était encore inconnu : L’Espace Public. Ce choix fut sans doute une révélation pour moi en tant qu’étudiant et futur architecte. Lors de la semaine d’introduction au Master Espace Public, une marche urbaine fut proposée dans la ville de Saint-Etienne. Nous commençâmes par une explication sur le déroulement de la marche urbaine et quelques précisions précieuses d’ordre pratique : Premièrement : Effectuer le trajet avec soi-même ; Deuxièmement : Eveiller ses sens l’objectif étant d’atteindre le maximum d’informations sur le chemin à parcourir ; Troisièmement : Prêter attention aux détails en relation aux milieux sociaux, aux ambiances, aux ruptures, aux changements, parmi tant d’autres détails. Cela impliqua

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une mise au deuxième plan des détails liés à l’architecture ; le bâti est désormais un composant du décor urbain, et non pas l’atout d’une ville. J’énonce ce point particulier parce qu’au cours de nos études en architecture, l’analyse sensible d’un lieu et de ses pratiques est exécuté en une seule visite, parfois deux, en fonction de la distance entre l’école et la ville où s’implantent nos projets. Avec le Master Espace Public, l’approche sensible du territoire se présente d’emblée, me semble-t-il, comme un avantage. Tout est complémentaire. Certes, nous avons réalisé des travails in-situ, nous avons assisté à des cours de philosophie et de sociologie, mais sans vraiment avoir développé l’expérience des sens à l’échelle humaine. En effet, la relation entre les sciences humaines et les projets d’architecture que nous avons réalisé ne sont pas le produit d’une réflexion croisée. La production architecturale absorbe notre temps et notre énergie ; les cours théoriques, sont, considérés un obstacle pour mener à bien nos projets. Je me suis retrouvé dans un cursus parallèle qui peine à trouver un point de vue partagé. Cette observation est devenue l’enjeu global du Domaine D1 et le Master Espace Public. D’une part, l’encadrement en architecture et son rôle de science savante. Les intentions de projet sont un mélange d’analyses architecturales et d’une approche sensible. Les projets semblent se vouloir réalistes et utopiques à la fois. Le rôle des habitants s’avère limité. De l’autre côté, il s’agit d’une approche dont la connaissance du lieu passe par l’interaction des habitants avec un lieu. La dérive, l’expérimentation, les ambiances urbaines, les habitudes, les détournements, les postures, leur identité, etc., sont la pierre angulaire dans le processus d’élaboration du projet. J’eus donc rapidement compris que j’allais suivre un parcours où l’analyse sensible était primordiale. La manière dont le Master Espace Public aborde les marches urbaines, devint source d’un questionnement riche et varié. Pendant l’année, je pus constater l’importance de la connaissance d’un lieu par le simple fait de marcher sur son territoire. Nous réalisâmes de nombreuses expériences en relation avec la marche : 1. Traverser la ville d’un point A vers un point B, par l’exploration de nouveaux chemins, des questionnements particuliers à chaque intention ; 2. L’analyse des comportements, des usages et des pratiques d’un quartier (pour nous, celui de la Cotonne, à Saint-Etienne), comme source fédératrice pour la proposition d’un projet urbain. 7 | L’EXPLORATION DU MILIEU DANS LE PROCESSUS DE CONCEPTION DU PROJET


3. Les ambiances urbaines par le choix d’un fragment de ville, un parcours et le décortiquer. Trouver la sensibilité, les caractéristiques. Un espace en relation avec le temps et ses variations. Les choix réalisés pour les marches nous ont révélé des endroits fascinants dans la ville. Souvent oubliés, ces lieux et ces espaces mériteraient d’être étudiés. Dans cette optique, d’autres enseignements du Master Espace Public proposent l’analyse de nos marches urbaines non seulement par les usages et les pratiques, mais également par ses ambiances à travers différents outils (dessin, photographie-vidéo, récits à la première personne, enregistrements sonores etc...). Le deuxième élément que je découvris du double cursus fut l’engagement et le rôle du milieu associatif dans la ville. Bien que ce sujet ne soit pas abordé dans ce mémoire de fin d’études, il déclencha un bouleversement dans ma vision de l’architecture et dans la manière et volonté de la concevoir. Aujourd’hui, mon appréhension de l’architecture reflète une ouverture d’esprit nouvelle ; un rapport moins innocent et plus orienté vers une démarche sociale. A partir d’un regard ‘augmenté’ sur l’architecture, il me semble que l’acte de marcher se transforme en source pour aborder le projet d’architecture. La Dérive ouvre à la rencontre d’espaces capables de s’épanouir dans des conditions peu hospitalières. Il est possible d’évoquer les TAZ1, ou « les dérives collectives aux marges de la ville afin d’interroger le fait urbain à partir de ce qu’il se cache… une autre réalité de la ville » du groupe Stalker2, entre autres démarches en dehors du cadre commun pour appliquer la marche vers la construction, l’architecture. Pour ceux qui explorent le territoire, ce sont des zones d’intervention pour le transformer, l’apprivoiser, qu’il soit maitrisé ou non. L’engagement fut complet et le désir de comprendre leur importance m’amena à donner le meilleur de moi, ainsi qu’à vouloir approfondir mes connaissances sur ces sujets.

1 Temporary Autonomous Zone – Zone Autonome Temporaire, est un ouvrage de Hakim Bey en 1991. Bey décrit les tactiques socio-politiques pour créer des espaces temporaires qu’éludent les structures formelles de contrôle. Cet ouvrage utilise nombreux exemples d’histoire et de la philosophie, lesquelles suggèrent que la meilleure manière de créer un système de relations sociales non hiérarchique se base dans la concentration sur le présent et sur la libération de son propre esprit des mécanismes de contrôle qui ont été imposés. 2

Document disponible en ligne sur le site internet : http://derivesurbaines.com/Laboratoire_Stalker.html

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En faisant une rétrospective de l’année, je peux considérer le double cursus comme une réussite d’une valeur inestimable et un atout dans ma formation d’architecte. Face à cette découverte, j’ai décidé d’aborder le sujet de la marche dans mon mémoire de fin d’études. L’intérêt se porte sur son histoire, son rôle et comment la marche est-t-elle devenue un outil clé dans la connaissance du milieu.

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Mientras puedas caminar, puedes hacer lo que sea Tant que tu peux marcher, tu peux faire tout ce que tu veux

Jeff Speck, Urbaniste, Designer Urbain


INTRODUCTION

L’homme apprend à marcher très tôt. Un acte naturel traduit par une autonomie dans ses mouvements et ses actions. Depuis toujours, l’homme a cherché à modifier son environnement et la marche lui permet toujours aujourd’hui d’y procéder. En effet, la ville que nous voyons au quotidien est composée de multiples micro-évènements qui offrent cette possibilité. Des activités cachées, des détournements d’usage ou l’appropriation illégale d’un espace, sont par exemple, encore présents dans les villes contemporaines. L’espace public est depuis quelques années au centre de la discussion entre les acteurs de la ville. En effet, des méthodes pour construire la ville en intégrant les habitants sont plus nombreuses. Des démarches communautaires se positionnent comme un moyen accessible et démocratique permettant de développer une participation collective. La marche urbaine et sa relation avec l’architecture et les habitants est un sujet très actuel. Nous observons aujourd’hui une considérable augmentation des pratiques mettant en relation la marche urbaine, l’architecture participative et la réoccupation des lieux dits « abandonnés ». La pertinence de l’usage de la marche dans la conception architecturale, ou de la ville, offre à l’architecte des avantages précédemment ignorés. En effet, elle invite l’architecte à ne plus seulement visiter un site, mais à identifier ses qualités et relever ses défaillances. C’est dans l’immersion que nous pouvons découvrir les aspects sensibles du milieu et aller ainsi au-delà des appréhensions communes. Néanmoins, il a fallu de nombreuses années pour que l’architecte comprenne la puissance qu’un acte aussi humble que marcher ait un impact si fort dans sa manière de comprendre l’espace. L’errance oriente la vie des nomades, des gens en marge du système, des streetartistes et des amateurs d’ambiances. Leurs besoins les amènent à rechercher constamment des endroits où ils peuvent exercer leurs activités. C’est à partir de ces modes de vie, rythmés par la marche, que l’homme découvre le monde et le transforme. Ainsi, la vision établie de l’architecture est ici remise en question.

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En effet, quand nous parlons d’architecture, nous pensons directement aux constructions érigées dans nos villes. Cependant, si nous suivons l’approche de Careri, l’architecture se serait fondée sur le nomadisme, il nous présente l’errance comme un moyen de rencontrer ce qu’on ne connait pas. L’errance deviendrait donc une architecture, un paysage, une sculpture. Il n’est pas nouveau d’énoncer que le métier d’architecte est en constante évolution. Toutefois, l’approche que l’architecte a avec la ville a dû être quelque peu bousculée. Effectivement, les Land-artistes ont joué un rôle fondamental en incorporant la marche dans leurs œuvres, cela est très visible dès les années cinquante. Ces déambulations, flâneries et autres errances font preuve d’une nouvelle manière d’appréhender le territoire. Leur approche artistique se divise en deux grandes lignes : la première, cherche à révéler ce qui est anodin dans la ville. La deuxième s’oriente vers le paysage, ouvrant un univers nouveau en modifiant notre rapport avec lui. Ces deux lignes se réunissent par une caractéristique commune : l’homme et sa relation avec l’espace sont placés au centre de l’œuvre. Bien que l’acte de marcher ait déjà un pouvoir politique, par les manifestations, les rassemblements, etc., à travers l’art, la marche représente un autre geste politique. En effet, il s’agit d’une action qui cherche à rompre avec les codes de la ville, en allant au-delà pour mettre en valeur l’homme par rapport à l’architecture. L’approche du groupe Stalker traduit l’approche artistique et la vision de l’architecte. A travers des dérives urbaines, ils intègrent l’errance, le rapport au paysage et l’importance du citoyen dans la pensée architecturale. A partir de cette analyse, je souhaite comprendre le rôle de la marche et comment elle devient un véritable outil pour l’architecte. Dans un premier temps, nous verrons la manière dont la marche est un outil qui lui permet d’habiter le monde. A travers l’errance, l’homme rencontre le paysage, fait connaissance de l’autre et apprend à se l’approprier. Cette manière d’appréhender l’espace est en lien avec la notion du rythme, qui lui permet de se repérer dans le paysage et de lui donner une valeur symbolique. La différence entre le monde nomade et le monde sédentaire donne à voir une vision de l’architecture sous un angle singulier. 12 | L’EXPLORATION DU MILIEU DANS LE PROCESSUS DE CONCEPTION DU PROJET


Nous nous intéresserons ensuite la relation entre l’errance et l’art comme contestation à la société de consommation et à l’architecture fonctionnaliste des années soixante et soixante-dix. Par l’approche Situationniste notamment, nous allons voir une nouvelle manière de contester la façon dont les villes sont conçues. L’exploration des espaces quelconques de la ville, et l’approche phénoménologique du paysage sont leur manière de se manifester. D’autres raisons, comme celles de Constant, cherchent à imaginer une nouvelle ville, où l’architecture passe au deuxième plan. Ensuite, par des méthodes particulières, nous allons voir quelques exemples le rôle exploratoire du land art par le biais de la marche, bien en milieu naturel comme en ville. L’acte de marcher se présente comme le medium par excellence pour certains land artistes pour s’immerger dans le paysage. En ville, la marche évoque une manière de manifester son agacement envers la société. Enfin, nous tenterons d’observer sous quelles conditions l’architecte se sert de la marche urbaine et de l’approche du land art pour saisir pleinement l’identité (les identités) d’un territoire. En outre, nous verrons comment la marche urbaine pourrait représenter le début d’un imaginaire partagé. Cela expliquerait la récente mise en valeur de l’espace public. Pour finir, nous chercherons à montrer comment la marche permet la rencontre des citoyens et comment l’analyse d’ambiances a modifié le rapport de l’architecte à son milieu.

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1. LA CONNAISSANCE DU MILIEU PAR L’ERRANCE

L’être humain, par l’errance, saisit deux besoins fondamentaux pour son existence : trouver des aliments et obtenir des informations pour mieux comprendre son environnement. L’homme est doté d’une capacité d’analyse et d’une intelligence que les autres animaux ne possèdent pas. Ce constat nous permet de comprendre son besoin d’aller toujours au-delà de ses limites pour en explorer d’autres, lui incitant à développer une pensée technique pour faciliter son existence sur la terre. Chaque (r)évolution humaine fut un pas vers la simplicité et l’efficacité, passant par de nombreuses étapes qui sont le fruit d’innumérables prouesses et d’un accomplissement de faits que nous n’aurions jamais imaginé. La flânerie intellectuelle et spatiale est la base de notre domestication du monde

Le fait de marcher, une action naturelle pour l’homme, peut se définir comme une manière symbolique pour lui d’interagir avec son milieu. Mais, sommes-nous conscients des atouts que la marche nous offre ? Probablement pas. Nous nous interrogeons rarement sur le pourquoi de cette action étant donné qu’il s’agit d’un automatisme pour l’être humain. Néanmoins, nous sommes face à l’un des gestes majeurs du processus d’appropriation des données, nous ayant permis de découvrir les terres. En effet, nous allons voir ses premiers pas vers la modification et l’apprivoisement de ce monde inconnu, de notre monde à nous. L’expérience de l’homme sur la terre varie en fonction de son rôle auprès d’elle. Pour comprendre son besoin de s’installer quelque part et son intérêt pour explorer son milieu, nous

pouvons

utiliser

l’analogie

proposée

par

Francesco

Careri3

entre

le

nomadisme/sédentarisme et les notions philosophiques d’Homo Faber/Homo Ludens, en lien avec l’errance. Ces notions sont définies de la manière suivante :

3 Né à Rome en 1966, est cofondateur du groupe Stalker / Observatoire nomade, et chercheur au département d’architecture de l’université de Rome III, ou il dirige le cours d’arts civiques, un enseignement entièrement itinérant créé pour analyser et interagir avec les phénomènes émergents de la ville. Depuis 2012, il est directeur du LAC (Laboratorio Arti Civiche) et du MAC (Master in Arti Architettura Città).

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L’homo sapiens, est un être capable d’établir des relations sociales, de communiquer par l’utilisation d’un langage. Il s’agit d’une espèce ayant besoin de comprendre, d’aller au-delà des besoins primaires. La curiosité, le besoin et tant d’autres facteurs, l’ont incité à se déplacer, individuellement, ou en groupe. Que cela soit en Sibérie ou dans les déserts africains, il met en avant sa capacité intellectuelle pour s’adapter à tout milieu. L’Homo faber, c’est tout simplement « le travail et la technique »4 selon Henri Bergson. C’est l’homme qui travaille, qui fabrique et qui s’approprie la nature afin de construire, matériellement, un nouvel univers, artificiel et ainsi évoluer en lui. L’Homo ludens, expression utilisée par Johan Huzinga, définit l’homme qui joue, qui exprime une fonction tout aussi essentielle que fabriquer5. L’Errance (comme un acte esthétique), du latin errare, est l’exploration sans point de référence. C’est une recherche sans destination ni but, un divertissement face au « droit chemin » de la vie, invention d'un nouveau sentier, amusement. Synonymes. Visite-excursion, déambulation, dérive urbaine, transurbance6. Comment la marche est-t-elle un moyen pour analyser et comprendre le paysage ? Comment la marche a-t-elle permis à l’homme d’habiter le monde ? La deuxième partie de ce chapitre cherche à établir un lien entre le déplacement et le rythme. Selon la théorie de Guinzbourg, l’architecture est une question de rythme ; il fait partie de l’essence des hommes7. Il affirme qu’afin d’appliquer la notion du rythme dans l’espace, il est nécessaire de faire une corrélation des éléments dans le temps et les remplacer par leur propagation dans l’espace. Les éléments constitutifs de ce rythme occupent donc un espace défini.

4

Bergson, H. L’Évolution créatrice, PUF, Quadrige, 2007, ch. II, pp.138-140.

5 Pour Huzinga, le comportement humain peut être compris comme un jeu (pp.11). En effet, le jeu serait le facteur fondamental de tout ce qui se produit dans le monde et que la civilisation humaine se développe au sein du jeu. Pour lui, le jeu est envisagé comme un phénomène culturel, et non pas comme une fonction biologique (pp.12). De là son besoin d’introduire le mot ludique, qui mérite autant de place que le terme de Homo faber. 6

Définition de Francesco Careri, réalisée pour le vocabulaire du Franco Zagari censé apparaître dans le numéro zéro de la revue « Controspazio ». Elle n’a jamais été publiée. 2004. Disponible en ligne sur le site internet : http://articiviche.blogspot.it/p/link.html 7

Guinzbourg, M-I. Le rythme en architecture, Infolio, Gollion, 2010, pp. 8.

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Les approches exposées dans cette partie ne suffiront pas à rendre compte de la diversité de manières dont l’homme est en relation avec le paysage, mais elles permettront de comprendre quelques manières d’aborder l’acte de marcher comme un outil. Le choix est fait par pertinence dans l’intention de démontrer que la marche, plus qu’un acte révélateur est surtout l’un des éléments majeurs dans l’évolution de l’homme sur la Terre et de sa relation avec son milieu.

1.1.

L’errance : de la découverte à la libération L’acte de traverser le paysage est probablement le point de départ d’un sujet majeur

dans l’histoire de l’évolution de l’homme et sa relation avec son environnement, et sûrement le premier dans la conception de l’espace. On peut lier l’errance avec l’origine de l’architecture du paysage. Je voudrais commencer par une référence aux écrits de Francesco Careri. Architecte et théoricien, son ouvrage Walkscapes, propose une relecture sur l’histoire de l’homme à travers l’errance. Pour lui, la naissance de l’architecture du paysage se doive grâce à la pratique de la marche et notamment par l’errance. Cette pratique, sans valeur réelle pour un grand nombre d’architectes, fut réactivée par les poètes, les philosophes et les artistes, notamment dans le XX siècle8. C’est par le nomadisme que l’homme commence à construire le paysage naturel qui l’entoure et par l’errance qu’il découvre de nouveaux horizons. L’acte de traverser l’espace répond à un besoin naturel, de survie. Une fois les besoins primaires eurent été satisfaits, la marche s’est transformée en une forme symbolique qui a permis à l’homme d’habiter le monde. « Le parcours fut la première action esthétique qui permit de pénétrer les territoires du chaos, construisant un nouvel ordre sur lequel l’architecture des objets situés s’est développé »9. L’errance, contrairement au déplacement nomade, se déploie dans un espace « vide » non cartographié, et sans destination définie (contrairement au déplacement nomade, lié aux

8 Careri, F., Walkscapes – La Marche comme pratique esthétique, Paris, Editions Jacqueline Chambon, 2013, pp.33.

9

Careri, F. Op Cit., pp. 22.

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déplacements cycliques des animaux dans la transhumance, impliquant un retour)10. Cependant, l’errance est fortement lié à la culture nomade et sédentaire, puisque l’exploration des nouveaux milieux permet à certains de s’installer quelque part et à d’autres d’avoir un rapport temporel avec le paysage. L’unique architecture qui traverse le monde est donc le parcours ; seul signe capable d’insinuer un ordre artificiel (un cheminement) dans les territoires du chaos. Les espaces dits du chaos se transforment lentement dans des espaces rationnels par l’attribution de valeurs symboliques. Pour mieux expliquer ce propos, Careri l’explique ainsi : « Si nous prenons un espace purement utilitaire lié à la survie alimentaire par le biais d’une attribution des significations sacrées et une délimitation physique, nous pouvons dire qu’il ne s’agit plus d’un espace quantitatif mais d’un espace qualitatif. De cette façon l’espace multidirectionnel du chaos naturel a commencé à se transformer en un espace ordonné »11.

On peut dire que l’acte d’errer est une sorte de libération pour l’homme. En effet, une promenade construit un univers symbolique pour l’homme, entre son expérience personnelle et l’espace qu’il découvre. Cette intégration lui permet de mieux connaître le paysage, afin de le cartographier par l’assignation des valeurs à des éléments auparavant obsolètes. Il est important de remarquer que la marche n’est pas une construction physique de l’espace ; elle implique une transformation du lieu et de ses significations. La curiosité de l’homme l’amène à se confronter à deux désirs paradoxaux : s’implanter quelque part, autrement dit, appartenir à un lieu ou trouver ailleurs un nouveau champ d’action. « Dans la séparation entre nomades et sédentaires, il existe deux manières différentes d’habiter le monde et de concevoir l’espace. Les sédentaires doivent être considérés comme les architectes du monde et les nomades comme des anarchitectes étant donné leurs expérimentations aventurières »12.

10

Careri F., Op Cit. pp. 48.

11

Careri, F. Op Cit., pp. 33.

12

Careri, F., Op. Cit, pp. 33.

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Figure 1 - L’erranza – l’exploration sans points de référence Source : http://articiviche.blogspot.it/p/link.html

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1.1.1. Le nomadisme et le sédentarisme et le mythe de Caïn et Abel 02 - Dans la suite, elle mit au monde Abel, frère de Caïn. Abel devint berger, et Caïn cultivait la terre. 03 - Au temps fixé, Caïn présenta des produits de la terre en offrande au Seigneur. 04 - De son côté, Abel présenta les premiers-nés de son troupeau, en offrant les morceaux les meilleurs. Le Seigneur tourna son regard vers Abel et son offrande, 08 - Caïn dit à son frère Abel : « Sortons dans les champs. » Et, quand ils furent dans la campagne, Caïn se jeta sur son frère Abel et le tua. 09 - Le Seigneur dit à Caïn : « Où est ton frère Abel ? » Caïn répondit : « Je ne sais pas. Est-ce que je suis, moi, le gardien de mon frère ? » 10 - Le Seigneur reprit : « Qu’as-tu fait ? La voix du sang de ton frère crie de la terre vers moi ! 11 - Maintenant donc, sois maudit et chassé loin de cette terre qui a ouvert la bouche pour boire le sang de ton frère, versé par ta main. 12 - Tu auras beau cultiver la terre, elle ne produira plus rien pour toi. Tu seras un errant, un vagabond sur la terre. » 13 - Alors Caïn dit au Seigneur : « Mon châtiment est trop lourd à porter ! 14 - Voici qu’aujourd’hui tu m’as chassé de cette terre. Je dois me cacher loin de toi, je serai un errant, un vagabond sur la terre, et le premier venu qui me trouvera me tuera. » 15 - Le Seigneur lui répondit : « Si quelqu’un tue Caïn, Caïn sera vengé sept fois. » Et le Seigneur mit un signe sur Caïn pour le préserver d’être tué par le premier venu qui le trouverait. 16 - Caïn s’éloigna de la face du Seigneur et s’en vint habiter au pays de Nod, à l’est d’Éden. 17 - Il s’unit à sa femme, elle devint enceinte et mit au monde Hénok. Il construisit une ville et l’appela du nom de son fils : Hénok. Genèse 4. 2-17.

Le mythe de Caïn et Abel explique de manière brillante leur relation dans leur rapport à la vie (nomadisme et sédentarité) avec l’architecture. Caïn est l’âme sédentaire, consacrée à l’agriculture ; Abel, l’âme nomade, consacrée à l’élevage13. Adam et Eve lèguent une répartition égale du monde : à Caïn, la propriété de toute la terre et à Abel, celle de tous les êtres vivants14. Caïn va donc répondre à l’Homo faber15, il travaille dans un lieu fixe, le lieu domestique, et par la matière va fonder une demeure artificielle, tandis qu’Abel, l’Homo ludens de Huzinga, 13

Careri, F., Op. Cit, pp. 34.

14

Interpretation de Careri fondée selon les ouvrages de : Turri, E., Gli uomini delle tende, Chatwin, B., The Songlines, Leed, E.J., The Mind of the Traveler, Wright, F.L., The Living City. 15

L’homo faber fait référence à l'Homme en tant qu'être susceptible de fabriquer des outils.

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définit l’homme comme un générateur de systèmes ludiques mettant en relation la nature et la vie. Ce terme fut la base du projet utopique New Babylon de Constant16, que nous allons développer dans le deuxième chapitre. Les espaces découverts par l’errance se conditionnent par l’espace et le temps. Par exemple, quand les fruits sont rares dans un territoire, ou si l’espace pour le pâturage n’est pas l’idéal, le séjour du nomade est court. A contrario, des conditions optimales permettent aux nomades de le prolonger. Dans cette optique, Abel porte un grand avantage face à Caïn. Le premier peut consacrer son temps à la « flânerie intellectuelle, à l’exploration et au jeu, au temps ludique où il expérimente la construction d’un univers unique autour de lui. Alors que Caïn dédie son temps au travail »17. Abel, par la marche, constitue une première cartographie. Il attribue des valeurs symboliques et esthétiques aux différents espaces traversés. Comme nous l’avons vu précédemment, l’homme se divise entre ceux qui vivent aux cavernes et ceux qui se déplacent. Deux visions de l’architecture se développent : la première, une construction physique de l’espace à travers une formalisation matérielle, et la deuxième, orientée vers une perception particulière permettant de « construire » de manière symbolique l’espace18. Selon Careri, à partir de cela nous pouvons définir l’architecture comme l’espace où rester ; le nomadisme comme l’espace où aller. L’architecture et le nomadisme ne peuvent pas se dissocier, parce que les deux sont liés par le parcours. Le nomadisme vit en opposition mais aussi en osmose avec la sédentarité : dans des espaces neutres où l’échange est possible.

16

Le projet New Babylon est un projet utopique d'urbanisme développé dans les années 60 par Constant, membre des situationnistes. New Babylon est avant tout une utopie sociale fondée sur l'Homo Ludens : « Supposons que le royaume Marxien de la liberté soit réalisable ». Dans un tel contexte, la société serait libérée de l'aliénation du travail et de la productivité. Le loisir, seule occupation de l'Homme laisserait s'exprimer l'artiste qui sommeille en chacun, la créativité devenant alors un moyen d'exister et de s'épanouir. Pour cela, Constant imagine une ville sociale qui rapprocherait les hommes les uns des autres. À l'inverse des villes modernes qui divisent les hommes par de grands espaces verts, il imagine une construction spatiale continue, dégagée du sol qui comprendrait les groupes de logements ainsi que les espaces publics. La ville lui apparaît comme construite telle une macro-structure à l’échelle du paysage. Il décompose l'espace urbain en plusieurs couches ou strates : Une ville bâtie : sous-sol, étages ; une ville sociale : parterre et terrasse ; circulations rapides au sol. Document disponible en ligne dans le site internet : http://fr.wikipedia.org/wiki/Homo_faber_(philosophie) 17

Careri, F., Op. Cit., pp. 35.

18

Careri, F., Op. cit., pp. 38.

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La notion de parcours appartient aux deux cultures en même temps, la sédentaire et la nomade, celle des constructeurs de la ‘‘ville installée’’ et celle de la ‘‘ville errante’’19. Selon Deleuze et Guattari, l’espace sédentaire et strié par des murs, des clôtures et des chemins entre les clôtures, tandis que l’espace nomade est lisse, seulement marqué par des « traits » qui s’effacent et se déplacent avec le trajet20. L’espace sédentaire est plein, solide, tandis que l’espace nomade est plus liquide, vide et par conséquent infini et dur à pratiquer. La seule trace pour s’orienter est celle laissée par la marche. La cité nomade est le parcours. Dans la ville sédentaire, le parcours structure la ville, alors que chez les nomades le parcours est-ce où la vie en communauté se déroule. La cartographie joue un rôle fondamental chez le nomade. La carte évolue au fil du temps. Cependant, la carte se fait à partir de vecteurs qui représentent des connexions temporaires. Cela met en question la véracité de leur cartographie.

1.1.2. Les Songlines comme récit de parcours L’une des manières les plus originales d’appréhender le territoire, une symbiose entre navigation et narration mythologique pour appréhender le territoire se développe en particulier en Australie chez les aborigènes21. Leur organisation sociale se lie à la notion de « rêve », interprétée comme une référence aux lois, simultanément à une relation avec l’espace et le temps. Les voyages des êtres ancestraux à travers le paysage se façonnent à la topographie. Les aborigènes sont capables de naviguer dans des vastes territoires utilisant des chemins appelés Songlines ou des « chemins de rêve ».

19

Careri, F., Op. Cit., pp. 54. Deleuze, G., Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, pp. 472. 21 Pour complémenter cette partie, voir en annexe l’écrit de Jacques Derrida « Tout logos est un mythos » dans l’annexe 1. 20

21 | L’EXPLORATION DU MILIEU DANS LE PROCESSUS DE CONCEPTION DU PROJET


Figure 2 - Carte de rêves itinéraires Warlpiri Source : F. Careri - Walkscapes

Dans la mythologie des aborigènes, un Songline est un mythe basé autour des « êtrescréateurs » pendant le « Dreaming »22, ou l’incarnation de la création de la terre selon les aborigènes australiens. Chaque Songline explique la route suivie par l’être-créateur à travers le cours du mythe. Le chemin de chaque être-créateur est balisé en Sung lyrics (paroles

22

Le Dreaming (Rêverie) est un terme courant entre la création narrative animiste* des indigènes australiens pour la création individuelle ou groupale et pour ce qui peut être compris comme le temps intemporel de la création formative et la création perpétuelle. De plus, ce terme applique à des lieux and localisations dans les terres traditionnelles des aborigènes australiens, et même à travers l’Australie non traditionnelle, ou les esprits créateurs et les ancêtres totémiques, ou les genii loci vivent. Disponible en ligne : http://en.wikipedia.org/wiki/Dreaming_(spirituality) * On entend par animiste la croyance en une âme, une force vitale, animant les êtres vivants, les objets mais aussi les éléments naturels, comme les pierres ou le vent, ainsi qu’en les génies protecteurs.

22 | L’EXPLORATION DU MILIEU DANS LE PROCESSUS DE CONCEPTION DU PROJET


chantées) créant une déambulation musicale à la fois religieuse et géographique23. En effet, les individus naviguent les terres en répétant les paroles chantées ou en reconstituant l’histoire par le biais de la danse. Pendant ce processus, la location de plusieurs repères dans le paysage, (les formations rocheuses, les points d’eau, les fleuves) est décrite. En récitant le cycle d’une chanson dans l’ordre approprié, une distance plus que considérable peut être parcourue. A travers le désert de l’Australie intérieure, par exemple, parcourir des centaines de kilomètres de désert sans erreur, par l’utilisation de micro-traits au long de la marche, permet aux différentes tribus de se communiquer mais également de limiter ses territoires. Chaque tribu possède son propre répertoire de Songlines, transmises de génération en génération. Cela assure aux futurs habitants comment se déplacer et comment connaître les territoires d’autres tribus, pour ainsi éviter des affrontements frontaliers. La longueur de chaque Songline varie de quelques kilomètres jusqu’à des centaines des kilomètres tout en traversant des différents peuples. Les Songlines peuvent traverser des zones ne partageant pas la même langue. Cette caractéristique complique le travail du marcheur ; seuls ceux qui comprennent toutes les langues de la chanson sont capables d’effectuer le trajet sans se tromper. Se déplacer ainsi devient un savoir voir dans le vide et demande la faculté de nommer les lieux parcourus24. Dans le cas australien, chaque fleuve ou chaque montagne appartient à une histoire, à un récit chanté. Le récit se complète au fil du temps, créant ainsi une cartographie décrite par le chant.

23

Careri, F. Op. Cit., pp. 48.

24

Careri, F. Op. Cit., pp. 44.

23 | L’EXPLORATION DU MILIEU DANS LE PROCESSUS DE CONCEPTION DU PROJET


1.1.3.

Les Leylines : L’alignement géographique comme repère dans l’espace

Figure 4 - Alignement aléatoire de 137 points. Cela explique que les croisements sont dus au hasard et non à une symbolique. Source : Wikipédia

Les leylines sont des alignements hypothétiques de nombreux lieux d'un intérêt géographique et historique, et des monuments tels que des mégalithes, des sommets de crêtes naturelles et des gués d’eau. Cette expression apparait dans Early British Trackways et The Old Straight Track 1921 par l'archéologue amateur Alfred Watkins. En identifiant des anciennes voies ferroviaires dans le paysage britannique, il découvre un alignement des sites anciens et d’églises. Les leylines sont également associées à des théories spirituelles et mystiques concernant les alignements de formes terrestres, parfois en lien à des lieux sacrés. Selon Watkins ‘réseau mystique’ de leylines est fortement présent en Grande-Bretagne permettant d’effectuer des longs trajets en ligne droite. L’alignement des éléments dans le paysage permet sans doute à l’homme de se repérer dans l’espace. Depuis le mégalithisme, l’homme balise le paysage par le menhir. Il s’oriente et guide les voyageurs. La théorie de Watkins se base sur l’idée que les leylines ont aidé les commerçants dans le néolithique.

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Bien qu’il s’agisse d’une manière contestée par le monde académique, les leylines restent tout de même une observation pertinente pour se repérer dans l’espace. De la même manière que nous créons un balisage pour établir un parcours, la recherche d’un alignement permet de plus facilement trouver son chemin de retour. Selon Christopher Street, auteur de London’s Ley Lines – Pathways of englihtment, les leylines sont partout, mais il est nécessaire d’avoir une connaissance secrète pour les comprendre. Dans son ouvrage, les leylines à Londres sont le produit d’un rassemblement linéaire des lieux avec des liens spirituels, dans des endroits de guérison, de pouvoir, de vision, d’inspiration et d’initiation25, amenant le marcheur dans des endroits inédits, cachés et magiques de la ville.

Figure 5 – Leylines de la ville de Londres Source : http://www.davidfurlong.co.uk/images/londonleys3a.jpg

25

Description disponible en ligne : http://www.earthstars.co.uk/

25 | L’EXPLORATION DU MILIEU DANS LE PROCESSUS DE CONCEPTION DU PROJET


1.2.

De l’errance à la transformation du milieu à travers le rythme « Les rythmes sont partout, dans l’univers, dans la nature. L’architecture est une question de rythmes. « Le rythme est une contrainte. Il engendre une irrésistible envie de céder, de s’accorder avec lui ; non seulement les pas que l’on fait avec les pieds, mais encore l’âme elle-même suivant la mesure, et il en était probablement ainsi, concluait-on, de l’âme des dieux. On tenta alors de les contraindre par le rythme et d’exercer un pouvoir sur eux » F. Nietzsche - Le Gai Savoir, 1887.

Rythme : grec « l’eau qui coule » Toute une ligne d’historiens de la culture et de voyageurs a observé que des différents peuples dans tous leurs gestes, leurs danses, leurs chants, leurs jeux et leur travail, conservent un sens constant du rythme, qu’ils respectent avec une grande précision, puisqu’il émane de l’essence organique des hommes26. Il est une sorte de régulateur suprême, un sage pilote gouvernant toutes les manifestations de l’activité du monde. Déjà les savants et les philosophes de l’antiquité avaient remarqué ce pouvoir du rythme. Platon et Aristote en font mention à maintes reprises. Aristote distingue trois sortes de rythmes : le rythme des formes (le mouvement de la danse), le rythme des tons (le chant) et le rythme du discours (le mètre)27. L’élément le plus caractéristique dans les rythmes en musique sera le mouvement d’éléments, leur défilement dans le temps et sa valeur esthétique. Autrement dit, leur articulation ordonnée dans un défilement temporel. Pour l’appliquer dans l’architecture, nous pouvons examiner n’importe quelle forme. Ses différents points constituent le déplacement dans une direction déterminée, donc un élément de mouvement ; un défilement régulier d’éléments constitutifs. Ce n’est pas la position d’un point qui est importante mais sa relation a une position antérieure et postérieure, c’est-à-dire, la continuité de l’impression dessinée par ce mouvement. La sensation de rythme se crée donc par la corrélation entre les éléments qui existent réellement et par leur existence simultanée et réciproque. « La notion de temps est remplacée ici par la notion d’étendue de chaque élément constitutif, qui, cependant, demeure toujours une fonction de temps. La corrélation des éléments dans le temps est remplacée par leur propagation dans l’espace, par leur existence, différente pour chaque cas isolé, mais 26 27

Guinzbourg M.I., Le rythme en architecture, Gollion, Infolio, 2010, pp. 25-26. Bücher, K., Trabajo y ritmo, Madrid, Daniel Jorro, 1923, pp. 14.

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réciproque. Les limites de chaque élément constitutif du rythme statique sont fixées, quant à elles, par son étendue spatiale »28.

Chacun des éléments constitutifs de ce rythme occupe un espace défini, plus ou moins vaste, et crée des frontières matérielles ayant un impact sur nos perceptions visuelles et sur notre conception de l’espace. A travers le menhir, l’homme révèle la nécessité d’employer les forces verticales de l’architecture. La verticalité établit la première opposition à la ligne horizontale du paysage, de l’univers. C’est la réponse à une recherche de stabiliser la ‘trajectoire verticale’ du soleil : l’aube et le crépuscule29. Cette référence à la verticalité reste dans l’esprit créatif de l’homme, par exemple dans les églises dont la verticalité symbolise l’énergie de Dieu ou dans la forme de la pyramide, par exemple dans le menhir de Glomel, dans les Côtes d’Armor. C’est un sentiment de soulagement interne de la tension de la verticale, dirait Guinzbourg. Le triangle pyramidal se compose de lignes obliques, résultantes d’une horizontale et une verticale.

Figure 6 – Représentation schématique d’une église romaine Source : M.I Guinzbourg – Le rythme en architecture

28

Guinzbourg, M. I., Op Cit., pp. 30-31.

29

Careri, F., Op Cit., pp. 50.

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Figure 7 – 8 – Menhir et Eglise de Glomel, France Source : http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/8/8a/Menhir_Glomel.JPG https://pbs.twimg.com/media/BnnGT1sIQAACCmp.jpg

Les alignements des menhirs révèlent l’importance du rythme dans le paysage. Ils sont arrangés à d’intervalles plus ou moins réguliers le long d’un axe ou d’une série d’axes. Leur position, l’espacement ou bien la hauteur du menhir peuvent également indiquer des informations précieuses pour le marcheur. Nous voyons que l’alignement peut aussi créer une frontière entre un espace et un autre. Un alignement circulaire offre la sensation de se retrouver dans un espace ‘autre’ ou qui n’appartient plus à la totalité du paysage ; par sa délimitation physique, il s’agit d’un espace apprivoisé par l’homme.

28 | L’EXPLORATION DU MILIEU DANS LE PROCESSUS DE CONCEPTION DU PROJET


Figure 9 – Alignements de Carnac, France Source : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:France-CarnacAlignement_de_Kermario.jpg#mediaviewer/File:France-Carnac-Alignement_de_Kermario.jpg

Le rythme du dolmen représente l’origine de la maitrise du paysage par l’homme. On désire s’emparer de l’espace, l’enfermer dans une masse architecturale. Ce fut, sûrement, la première maison de l’homme. C’est le fruit des forces horizontales et verticales, directions dans lesquelles l’homme a été toujours confronté. Le dolmen exprime une distribution de l’espace. Les notions de profondeur ; de largeur et de hauteur sont dorénavant présentes. Nous avons le début d’un parallélépipède qui englobe l’espace. Le parallélépipède régulier est la base et l’archétype de la grande majorité des bâtiments d’architecture30. Contrairement au parallélépipède, le Cromlech nous induit à l’erreur. L’espace, rond et dépourvu d’une continuité visuelle, semble plus grand qu’il n’est en réalité, contrairement à un rythme aux lignes droites, qui témoigne de ses dimensions d’une manière plus exacte.

30

Guinzbourg, M.I., Op Cit., pp. 49.

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Figure 10 – Le dolmen, ou l’archétype de l’habitat de l’homme Source : Wikipédia

Nous retrouvons ces formes de base dans les constructions fréquemment faites par l’homme. Un temple grec ou le Panthéon sont les meilleurs exemples. Ainsi, n’importe quel temple grec est composé de trois figures géométriques de base : le stylobate, le naos et le toit. Le Panthéon, lui, est la combinaison d’un cylindre, d’une moitié de sphère, d’un parallélépipède et un prisme triangulaire31. N’importe quelle église romane représente une combinaison plus ou moins complexe de formes géométriques.

Figure 11 – Représentation schématique d’un temple grec et du Panthéon Source : Wikipédia

31

Guinzbourg, M.I., Op Cit., pp. 58.

30 | L’EXPLORATION DU MILIEU DANS LE PROCESSUS DE CONCEPTION DU PROJET


Nous voyons que la fonction principale du rythme, comme celle de la marche, c’est la répétition. Il ne s’agit pas d’une seule répétition, mais de plusieurs, et chaque fois qu’on répète notre perception est plus aigüe. Nous approfondissons ainsi notre connaissance du milieu. Quand un architecte se confronte à une nouvelle réalisation, cette démarche s’avère fondamentale pour la compréhension du site d’intervention.

Figure 12 – Stonehenge – Grande Bretagne Source : Wikipédia

31 | L’EXPLORATION DU MILIEU DANS LE PROCESSUS DE CONCEPTION DU PROJET


2. L’APPROCHE D’UN TERRITOIRE PAR LA DÉRIVE

« Le seul véritable voyage, ce ne serait pas d'aller vers de nouveaux paysages, mais d'avoir d'autres yeux, de voir l'univers avec les yeux d'un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d'eux voit, que chacun d'eux est » Michel Proust - A la recherche du temps perdu, 1913.

Depuis sa séparation de toute sorte de ritualisme et de la religion, l’acte de marcher devient une pratique révélatrice de l’espace, longtemps utilisée pour les processions, les manifestations, etc., elle devient également artistique. Seulement à partir du XX siècle, la marche a pu acquérir le statut d’un acte esthétique pur32. L’acte de marcher éveille une profonde curiosité et de mener une lutte parallèle contre la société de consommation. Artistes, philosophes, poètes, entre autres ont un point en commun : ils ont eu des expériences en marchant. Ce sont des artistes urbains fuyant la ville et toutes autres réalités construites et conçues. Ils veulent se rendre dans des lieux non construits, avec pour finalité de démarrer, d’infuser et de diffuser une nouvelle relation avec l’environnement physique d’une manière plus contemporaine, voir contradictoire. Il est important de préciser qu’il ne faut pas confondre les termes contemporain et moderne. Ce qui n’a pas encore été construit permet de créer, par des gestes poétiques de base, une projection et un langage rythmés et en relation avec le processus d’un rejet qui surgit parmi les nouvelles générations des années cinquante et soixante : une véritable révolution philosophique et de la pensée qui conduit vers une critique radicale des cultures anciennes. Nous nous adressons à une contreculture, à une « rébellion » qui, inévitablement, a également un impact sur le paysage.

32

Careri, F., Op Cit., pp. 20.

32 | L’EXPLORATION DU MILIEU DANS LE PROCESSUS DE CONCEPTION DU PROJET


Les espaces urbains, tous comme les déserts ou les zones de bordure, offrent des occasions pour se rapproprier des espaces physiques et conceptuels puisqu’ils sont des terrains vagues, abandonnés, devenant objectivement des objets de recherche. Aucune approche menant à la recherche du visuel dans les ambiances et dans l’espace n’eut lieu jusque-là. Nous avons dû attendre jusqu’à la fin des années cinquante pour qu’un essai de reconstruire l’espace par le biais d’un langage poétique et lié aux ambiances voit le jour. Le land art britannique et étatsunien est la démonstration pure d’une relation avec des ambiances pas encore investis par l’homme.

Figure 13 – Nancy Holl – Sun Tunnels Source : L. Galofaro, El arte como aproximación al paisaje contemporáneo

33 | L’EXPLORATION DU MILIEU DANS LE PROCESSUS DE CONCEPTION DU PROJET


2.1.

L’exploration du banal dans la ville par le Ready-made urbain et du paysage par la déambulation surréaliste

« Dada : seul un concours de circonstances exceptionnelles – la première guerre mondiale, un territoire neutre ; la rencontre presque fortuite à Zurich d’artistes rares et de quelques jeunes hommes libres refusant « la folie meurtrière du temps » - aura permis que dans le champ de l’art, surgisse une appellation utopique emblématique, ironique et non « récupérable » : Dada, slogan d’une constellation internationale d’artistes, de groupes, de revues, de recueils et d’œuvres, radicale affirmation de la liberté de l’homme et du caractère irréductible des manifestations de la vie ». R-Sarcey, Bouchet et Picon - Dictionnaire des Utopies, 2007.

Figure 14 – Excursions Dada : Une valeur esthétique attribuée à un espace Source : L. Galofaro, El arte como aproximación al paisaje contemporáneo

Saint Julien le Pauvre – avril 14, 1921 Le premier Ready-made urbain à Saint-Julien-le-Pauvre, choisie pour son absence de valeur esthétique, fut la première fois qu’une valeur esthétique est attribuée à un espace et non à un objet33. Cette approche dadaïste permet de se questionner sur la ville, à examiner ce qui est courant, et à rendre hommage aux espaces sans valeur et sans intérêt. Leurs interventions dans ces lieux les rendent attractifs, leur donnent une deuxième vie. « Il s’agit d’une 33

Careri, F., Op. Cit., pp. 77.

34 | L’EXPLORATION DU MILIEU DANS LE PROCESSUS DE CONCEPTION DU PROJET


sacralisation de ce qui est considéré banale »34. Duchamp proteste contre l’importance excessive portée sur l’art. Son travail met en valeur un ustensile d’usage courant afin de « désacraliser » l’art. Les dadaïstes appliquent ce principe dans la rue. L’intervention urbaine des dadaïstes met en cause les traditions de la transformation urbaine, jusque-là réservée aux architectes et aux urbanistes. L’activité artistique pénètre dans l’espace public à jamais, non par une intervention physique mais par la découverte et la mise en valeur d’un espace quelconque, banal. Ces expérimentations vont au-delà de la ville. Suivant un parcours erratique dans un vaste champ naturel, la déambulation (mot (acte) contenant les notions de la désorientation et de l’abandon à l’inconscient dans des forêts, des champs, des sentiers qui se situent en dehors du temps), se fait dans des espaces encore vierges. L’expérience est également appliquée dans les zones marginales de la ville. Par la déambulation, les surréalistes cherchent à trouver la partie inconsciente de la ville, celle qui se trouve dans un univers divergent. Des lieux inédits apparaissent dans un univers formaté pour la bourgeoisie et les touristes. Pour les surréalistes, tout comme l’esprit de l’homme, l’espace urbain peut se traverser pour comprendre notre relation avec la réalité urbaine. Ils utilisaient la marche pour questionner et découvrir les « zones inconscientes » de la ville. C’est de l’art sans ouvrages ni artistes ; une recherche d’un art anonyme, collectif et révolutionnaire35. Cette approche, avec les écrits de Gilles Ivain et l’errance seront recueillis par les lettristes et situationnistes.

34 35

Lebel, R, Sur Marcel Duchamp, Paris – Londres, Trianon, 1959, pp. 36. Careri, F., Op. Cit., pp. 90.

35 | L’EXPLORATION DU MILIEU DANS LE PROCESSUS DE CONCEPTION DU PROJET


2.2.

L’Internationale Situationniste - Une contestation à l’architecture fonctionnaliste Situationniste Ce qui se rapporte à la théorie ou à l’activité pratique d’une construction des situations. Celui qui s’emploie à construire des situations. Membre de l’Internationale Situationniste. Situationnisme Vocable privé de sens, abusivement forgé par dérivation du terme précédent. Il n’y a pas de situationnisme, ce qui signifierait une doctrine d’interprétation des faits existants. La notion de situationnisme est évidemment conçue par les antisituationnistes. Psychogéographie Étude des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus. Psychogéographique Relatif à la psychogéographie. Ce qui manifeste l’action directe du milieu géographique sur l’affectivité. Psychogéographe Qui recherche et transmet les réalités psychogéographiques. Dérive Mode de comportement expérimental lié aux conditions de la société urbaine : technique du passage hâtif à travers des ambiances variées. Se dit aussi, plus particulièrement, pour désigner la durée d’un exercice continu de cette expérience. Urbanisme unitaire Théorie de l’emploi d’ensemble des arts et techniques concourant à la construction intégrale d’un milieu en liaison dynamique avec des expériences de comportement. Détournement S’emploie par abréviation de la formule : détournement d’éléments esthétiques préfabriqués. Intégration de productions actuelles ou passées des arts dans une construction supérieure du milieu. Dans ce sens il ne peut avoir de peinture ou de musique situationniste, mais un usage situationniste de ces moyens. Dans un sens plus primitif, le détournement à l’intérieur des sphères culturelles anciennes est une méthode de propagande, qui témoigne de l’usure et de la perte d’importance de ces sphères. Définitions proposés par l’Internationale Situationniste36.

Divers groupes d’avant-garde décident de se fusionner en une Internationale Situationniste. Ils commencent par organiser leurs activités suivant le programme d’un urbanisme utilitaire, critiquant les pratiques en cours de l’urbanisme moderne. L’urbanisme 36

Dans Internationale Situationniste no 1, juin 1958.

36 | L’EXPLORATION DU MILIEU DANS LE PROCESSUS DE CONCEPTION DU PROJET


utilitaire rejette la logique utilitariste de la société de consommation et vise la réalisation d’une ville dynamique, où la liberté et le jeu occupent une place centrale37. Par le biais de prestations collectives, les situationnistes tentent de pourvoir le milieu de vie d’un contenu créatif ; en attaquant peu à peu le cours habituel des choses, ils créent des situations subversives. « Une maladie mentale a envahi la planète : la banalisation » Gilles Ivain

L’Internationale Situationniste sera fortement influencée par les textes de Gilles Ivain, ainsi que par le mouvement dadaïste et surréaliste en ajoutant la Théorie de la Dérive. Cette théorie invite à parcourir une série d’environnements transitoires et différents de la ville ; explorer sa psycho-géographie.

Figure 15 – Guy Debord – Guide Psychogéographique de Paris Source : Ana Toral, Cartografías

La psychogéographie constitue simplement un outil parmi tant d’autres ; et son rôle deviendra plus transversal à mesure que le situationnisme s’éloigne des pratiques subversives de ses prédécesseurs pour entrer de plain-pied dans la politique révolutionnaire avec laquelle

37 Heynen, H., « New Babylon ou les antinomies de l’utopie » dans La Part de l’œil, n°13, Bruxelles, 1997, pp.54.

37 | L’EXPLORATION DU MILIEU DANS LE PROCESSUS DE CONCEPTION DU PROJET


on l’associe désormais38. Elle étudie l’influence du milieu géographique sur le comportement des individus. « Le point où psychologie et géographie entrent en collision. » Guy Debord

Selon Debord, la psychogéographie est une science pure et, avec le savoir-faire d’un chimiste, le psychogéographe est capable d’identifier et de distiller les ambiances variées de l’environnement urbain. Des zones émotionnelles qui ne peuvent être déterminées juste par les conditions architecturales ou économiques, elles doivent être déterminées en pratiquant la déambulation (« la dérive »), avec des résultats qui formeront alors la base d’une nouvelle cartographie, caractérisée par un abandon complet des habitudes traditionnelles du touriste39. « La fabrication des cartes psychogéographiques voire même divers truquages comme l’équation, tant soit peu fondée ou complétement arbitraire, posée entre deux représentations topographiques, peuvent contribuer à éclairer certains déplacements d’un caractère non certes de gratuité, mais de parfaite insoumission aux sollicitations habituelles. – Les sollicitations de cette série étant cataloguées sous le terme de tourisme, drogue populaire aussi répugnante que le sport ou le crédit à l’achat. Un ami, récemment, me disait qu’il venait de parcourir la région de Hartz, en Allemagne, à l’aide d’un plan de la ville de Londres dont il avait suivi aveuglément les indications. Cette espèce de jeu n’est évidemment qu’un médiocre début en regard d’une construction complète de l’architecture et de l’urbanisme, construction dont le pouvoir sera quelque jour donné à tous. » Guy Debord dans Psychogéographe, 2011.

Nous pouvons considérer la dérive comme un acte artistique, non par le biais d’objets concrets mais par un comportement et par l’action poétique et politique de marcher dans des lieux hors du commun.

38

Coverley, M. Psychogéographie – Poétique de l’exploration urbaine, Lyon, Les moutons électriques, 2011, pp. 98.

39

Coverley, M. Op. Cit., pp. 103.

38 | L’EXPLORATION DU MILIEU DANS LE PROCESSUS DE CONCEPTION DU PROJET


Figure 16 – Guy Debord – The Naked City Source : Ana Toral, Cartografías

Cette pratique est sans doute une forte critique à l’architecture et à l’urbanisme fonctionnaliste de l’époque. L’approche de Debord influence en partie les architectes, ainsi qu’à quelques artistes voulant comprendre la ville à travers une l’expérience sensible. Le collectif italien Stalker, par exemple, organise des dérives urbaines à travers les zones abandonnées des villes. Des zones qui sont d’intérêt pour le nomade. « La marche est une avancée vers l’inconnu, l’inexpérimenté, l’inhabité ; la marche suit le cours de l’expérience. » Thierry Davila – Marcher, créer, 2002.

L’important n’est ni le départ ni l’arrivée, mais le chemin parcouru. Varier les itinéraires, chercher les chemins tortueux, détournés, jusqu’à se perdre, être dans l’incertitude, découvrir des choses que nous n’avons jamais vu auparavant. La marche se révèle comme un outil privilégié pour questionner l’espace urbain et révéler ses singularités. Ainsi, depuis plus d’un demi-siècle, de nombreux artistes se sont penchés sur la question de l’espace urbain et de sa réappropriation. Des 1950, le mouvement lettriste commence à contester l’architecture fonctionnaliste et souhaite son changement. La marche lui permet de se manifester en silence.

39 | L’EXPLORATION DU MILIEU DANS LE PROCESSUS DE CONCEPTION DU PROJET


2.3.

New Babylon : Terrain de jeu et dépassement de l’architecture « Nous avons inventé l’architecture et l’urbanisme qui ne peuvent pas se réaliser sans la révolution de la vie quotidienne ; c’est-à-dire l’appropriation du conditionnement par tous les hommes ; son enrichissement indéfini, son accomplissement. » A. Kotanyi, R. Vaneigem – Programme élémentaire du bureau d’urbanisme unitaire, 1961.

A la différence du vagabondage surréaliste, la dérive à un but puisqu’elle mène à une enquête qui attend un retour exprimant les différentes ambiances traversées. La dérive dirige également le marcheur dans une position révolutionnaire. L’homme est dans l’apprentissage de la ville, dans sa maîtrise.

Figure 17 – Constant - Connecter les fragments de la Naked City Source : http://lebbeuswoods.wordpress.com/

Avec le New Babylon de Constant, la théorie de la dérive acquière un fondement historique et une tridimensionnalité architecturale40. Après avoir visité le camp nomade de

40

Careri, F., Op. Cit., pp. 114.

40 | L’EXPLORATION DU MILIEU DANS LE PROCESSUS DE CONCEPTION DU PROJET


Pinot Gallizio41, Constant découvre tout un appareillage conceptuel avec lequel il cherche à mettre en crise les fondements sédentaires de l’architecture fonctionnaliste. Il imagine une ville conçue pour une société nomade toujours en mouvement. Le travail de Constant se situe en parallèle de l’urbanisme unitaire. Il s’agit d’une nouvelle forme de transformer l’espace urbain, suivant le mythe dadaïste du « dépassement de l’art » en proposant un « dépassement de l’architecture ». Pour lui, dépasser l’art et l’architecture est la solution pour construire une ville nomade. Afin que l’architecte s’adapte à la vision de Constant, son rôle doit changer. Les formes isolées disparaissent, laissant place aux ambiances et aux scénarii. « Les secteurs changent sans cesse de forme et d’ambiance à cause de toutes les activités qui s’y déroulent. Personne jamais ne peut retourner à un endroit qu’il a visité auparavant, personne jamais ne reconnaîtra une image qu’il en a en mémoire et personne donc, jamais, ne pourra s’enliser dans la routine »42.

La New Babylon esquisse les contours d’une société et d’un habitat nouveau. La liberté constitue la caractéristique majeure : les habitants sont libérés de tous liens, de toutes normes, de toutes convenances. Ils peuvent exploiter et transformer le paysage autour d’eux. Cette vision doit être considérée comme la visualisation d’un monde possible, une illustration de la vie de l’homo ludens, une fois que celui-ci aura pris la relève de l’homo faber. « Le complexe architectural sera modifiable. Son aspect changera en partie ou totalement suivant la volonté de ses habitants. (…) le besoin de construire des situations « est » un des désirs de base sur lesquels serait fondée la prochaine civilisation. Ce besoin de création absolue a toujours été étroitement mêlé au besoin de jouer avec l’architecture, le temps et l’espace »43.

La spatialité de la New Babylon se base sur une architecture labyrinthique construite à base des parcours nomades. C’est un pas en arrière vers le néolithique mais un pas vers le future. Pour la première fois, l’acte de marcher matérialise une architecture liquide. La vision 41 Giuseppe Pinot-Gallizio est un peintre italien du XXᵉ siècle, qui fut l'un des fondateurs de l'Internationale Situationniste et l'inventeur de la « peinture industrielle ». 42 Constant, « New Babylon, een schets voor een kultuur » dans New Babylon, catalogue édité par le Haags Gemeentemuseum, à l’ocassion de l’exposition ‘New Babylon’ en 1974, pp.60. 43

Gilles, I., « Formulaire pour un urbanisme nouveau » dans Internationale situationniste, no 1, juin 1958.

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de Constant fait référence à un ensemble, contrairement à Debord où les fragments de ville permettent les dérives. New Babylon ne répond pas à la ville sédentaire, figée dans l’espace ; c’est une ville qui se transforme en permanence à travers le temps et l’espace. « La participation devenue impossible est compensée sous la forme de spectacle. Le spectacle se manifeste dans l’habitat et le déplacement (standing du logement et des véhicules personnels). Car, en effet, on n’habite pas un quartier d’une ville, mais le pouvoir. On habite quelque part dans la hiérarchie. »44

Les idées et la philosophie de Constant couvrent divers domaines qui vont au-delà de l'architecture : bien qu’il incite à un militantisme anti-mondialisation, son influence est visible dans notre culture contemporaine. Sa vision met en valeur tous les aspects de l’homme (sociologie, urbanisme, art, littérature, politique).

Dans la page suivante Figure 18 – Composition de la New Babylon sur les villes actuelles Source : C-S Wang – New Babylon (vidéo)

44 Kotanyi, A., Vaneigem, R., « Programme élémentaire du bureau d’urbanisme unitaire » dans Internationale Situationniste, no 6, août 1961.

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«

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3. LE RÔLE EXPLORATOIRE DE L’ART DANS LA COMPRÉHENSION DES TERRITOIRES PHYSIQUES ET THÉORIQUES

« L’espace urbain deviendra l’œuvre des usagers eux-mêmes ou bien il deviendra inacceptable ». Isidore Isou, 1950.

La richesse de l’exploration du land art dans la compréhension des territoires physiques et théoriques, représente une évolution décisive pour les nouvelles transformations spatiales et territoriales. Alors que l’Europe se reconstruit dans les années cinquante, l’art manifeste son mécontentement contre la manière dont la reconstruction se déroule. L’urgence pour reloger les habitants et les faibles budgets ont induit une standardisation de l’architecture. Des espaces sans identité et des bâtiments austères ont fleuri en Europe. Dans les années soixante, nous observons que les postures adoptés par des landartistes se rapprochent de l’architecture. Il arrive parfois que des projets architecturaux et de land art partagent des caractéristiques similaires. L’art et l’architecture sont inextricablement liés tout simplement par leur fonction essentiellement esthétique45. Cependant, nous pouvons identifier des points divergents entre le land art et l’architecture. D’abord, par leur relation avec le milieu. Contrairement aux architectes, les réalisations des land-artistes ne sont pas posées dans le paysage, c’est le paysage même qui les crée. Par son déplacement, l'homme est invité à y expérimenter de nouveaux scenarii, de nouveaux sentiments. Les spectateurs deviennent actifs. L'artiste se tourne vers son public cherchant à l'impliquer dans l’œuvre. Le Land art s’appuie sur l’exploration, la marche et la monumentalité. Le land-artiste travaille in situ. Par une approche nomade, il s’inscrit dans le paysage. Cette présence lui permet d’établir une relation sensible avec le milieu choisi. Son approche phénoménologique se reflète dans son intervention.

45

Schulz-Dornburg, J., Art and Architecture: new affinities, Barcelone, Gustavo Gili, 2000, pp. 6.

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Dans le land art, un site peut se définir non seulement d’une manière physique mais aussi par son histoire, son contexte ou ses phénomènes. L’échelle et le rapport avec l’homme sont également pris en compte. L’appropriation des aspects techniques de l’architecture, assiste le land-artiste à intervenir dans le paysage. Le paysage s’est donc transformé dans le nouveau champ d’action. Nous allons par la suite analyser des exemples des Land-artistes traitant les questions de connaissance et exploration du milieu à travers la marche. Ensuite, nous allons voir quelle approche phénoménologique ils emploient face au paysage.

3.1.

La marche comme une pratique esthétique dans le paysage Il arrive parfois qu'un Land artiste base son intervention sur la marche, elle peut alors

être considérée comme « légère ». La marche en tant que pratique esthétique, dissolue les limites de l’art, l'artiste et de paysage. Alors que l’architecture limite les mouvements et délimite l’espace, le land-art garde une ouverture une vis à vis de ses frontières par l’attribution d’une symbolique à l’espace. Etablissant une relation directe avec la nature, le land-artiste opère sur le milieu d’une manière personnelle, cherchant à communiquer avec le monde. « Le paysage es un lieu qui avale toutes les frontières » Robert Smithson, Earth-works, 1968.

Carl Andre, artiste minimaliste, propose une réalisation d’objets capables d’occuper l’espace sans le remplir. Il crée une présence sur le paysage en donnant une sensation d’absence. L’expérience sur une autoroute du New Jersey de Tony Smith46 permet d’éclairer son intention.

46 Tony Smith décide un jour de parcourir en voiture un fragment d’autoroute en chantier. Pendant son périple, il affirme que le goudron occupe une grande partie du paysage artificiel, mais ce n’est pas possible de le considérer comme de l’art. En même temps, il se demande si la chaussée est-t-elle une œuvre d’art. Il établit deux probabilités différentes : la rue comme un signe, un objet dont nous voyageons ou le voyage en tant qu’expérience. Dans Krauss, R. Passages in Modern Sculpture. Cambridge : MIT Press, 1981.

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Par la création de sentiers infinis, l’espace vécu par le spectateur se définit. Son intervention ressemble à un trottoir posé dans la nature. Le spectateur se déplace en marchant sur l’œuvre, conditionnant ainsi la découverte du paysage. C’est un geste qui bouleverse la vision que nous avons sur la sculpture, car elle se transforme en une expérience. De plus, par l’absence d’attaches avec la terre, son intervention devient mobile, pouvant se déplacer.

Figure 19 – Carl Andre – Sculpture 43 Roaring forty, 1968. Source : Wikipédia

Le travail de Richard Long va au-delà de l’œuvre d’Andre, la marche est son medium artistique. Pour Long, l’art se fait par l’expérience que la marche lui procure et non par une modification matérielle. Sa célèbre intervention, A line made by Walking, est le résultat d’un geste répété dans un temps donné. La présence de Long se transcrit sur le paysage. L’acte de marcher produit une forme, une trace éphémère. A travers A line made by Walking, il associe deux activités séparées jusque-là : la sculpture et la marche. La perception infinie de l’autoroute pour Smith prend sens avec Long : les lignes semblent converger toutes deux vers l'infini. Les marches de Long s’inscrivent dans une temporalité et répondent à des situations 46 | L’EXPLORATION DU MILIEU DANS LE PROCESSUS DE CONCEPTION DU PROJET


différentes, tout en veillant à ne pas dénaturer les données du paysage. Par exemple, dans son pèlerinage entre le sud et le nord de l’Angleterre, chaque jour, il prend une pierre, qu’il pose, le lendemain, à l’endroit où il choisit une autre pierre. Au lieu d’altérer l’espace, il le marque par l’utilisation d'éléments trouvés sur le chemin. Son œuvre est un balisage de son parcours. Il s’agit d’une transformation symbolique du territoire. Le travail de Long rassemble de celui de Hamish Fulton. Chez ces deux artistes, la marche est indissociable de l’œuvre, qui ne peut exister sans elle. Pour eux, la marche est le medium le plus fort, le plus évident et le plus sensible en termes de capacité de perception pour déclarer l’existence de l’espace. En effet, ils révèlent l’existence des espaces non urbains, nommés par les deux artistes comme des « espaces ouverts ». Cette définition permet au regard de porter loin, c'est en regardant l'horizon qu'il perçoit l'œuvre sur le paysage. Long et Fulton arpentent des espaces choisis qui ne subissent pas de fragmentation par des clôtures physiques ni par la « propriété privée ». « No walk, no work » Hamish Fulton

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Figure 20 – Richard Long – A line made by walking Source : http://frac-centre.fr

Figure 21 – Gobi Desert Circle Mongolie, 1996 Source : http://artwiki.fr/wakka.php?wiki=RichardLong

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Figure 22 – Hamish Fulton – Five knots for five days of Walking, 1973. Source : http//artnet.com

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3.2.

La marche comme acte politique dans l’espace public L’artiste marcheur déambule dans la ville, ce vaste labyrinthe, risquant de s'y perdre.

Le déplacement erratique se positionne à contre-courant du système de consommation. Ainsi la flânerie et la marche artistique sont des pratiques subversives discrètes, qui détournent les règles internes à la ville. Bien que la marche ne paraisse ici qu’un moyen de connaissance de la ville, elle représente aussi une intervention dans l’espace public. Effectivement, la marche est le moyen de déplacement le plus autonome et le plus souple. C’est un acte dont la production demeure possible lorsqu'il s'extrait de la légitimation d’une instance de pouvoir.

Figure 23 – Andre Cadere – Peinture sans fin Source : Documenting-Cadere - 1972-1978

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La démarche de l’artiste André Cadere développe, par la promenade urbaine, une indépendance vis-à-vis de l’institution muséale. Il y formule une question vis-à-vis des critères de légitimation de l’art. Cadere marche dans les rues en portant un bâton appelé Peinture sans fin. Chacun de ces bâtons fait par lui-même, respecte des critères précis de dimension et de couleur. Avec son bâton, il invite le passant à effectuer une promenade en le suivant. Pour l’accompagnant, il s’agit d’une balade spontanée, pour Cadere une tactique d’intervention « différente » dans l’espace public.

Figure 24 – Francis Alÿs – The Leak, 1995. Source : http://www.francisalys.com/public/leak.html

Francis Alÿs accomplit des interventions dans l’espace public des grandes villes d'aujourd'hui. C'est dans celles-ci que se rencontrent d’une part des zones en transition (espaces vides, terrains vagues, territoires actuels) et d’autre part les grands dispositifs de contrôle de flux de personnes et d’informations. Le désordre et la ville ordonnée dialoguent de façon permanente. Il travaille sur ces champs de flux et d’énergies contradictoires. The Leak (1995), est un travail mené à São Paulo. Dans la main droite il porte un pot 51 | L’EXPLORATION DU MILIEU DANS LE PROCESSUS DE CONCEPTION DU PROJET


de peinture percé. Son geste produit comme trait aléatoire, mais qui le suit. C’est un dripping de Pollock, dont la tôle c’est la rue. La trace de son parcours est visible et s’adapte à la continuité du mouvement de son corps. Ce geste infime matérialise son parcours dans la ville, suivant l’esprit de Long.

Figure 25 – George Maciunas & Fluxus – Flux-Tours, 1976. Source : http://es.paperblog.com/fluxus-lo-colectivo-y-los-flux-tours-1477198/

George Maciunas, avec le groupe Fluxus réalisent Flux-Tours, en 1976. Il s’agît d’une promenade collective dans le quartier de Soho à New York. Cette promenade est une parodie d’un groupe de touristes en ville. L’événement se déroule dans le quartier où ils habitent et les points d’intérêt sont les lieux qu’ils fréquentent quotidiennement. C’est une action à la fois satyrique et anti-institutionnelle car les lieux choisis sont totalement anodins. « La marche n’est pas rémunératrice ». On peut dire que Flux-Tours porte un regard neuf sur l’ordinaire, jusqu'à lors presque qu'invisible avec le temps.

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La marche comme discipline et comme pratique esthétique est un acte régénérateur. L’influence de l’approche du land art permet à l’architecte de remettre le monde à l’endroit, sur ses pieds, et de prendre conscience des réelles distances et des surfaces. Comme acte subversif ou pourvu d’intentions spirituelles, il s’agît d’une pratique de mise en mouvement et d’ouverture vers d’autres possibilités, ainsi que d’une invitation à exploiter ses potentialités et ses défaillances. « La différence entre le land art et l’architecture se base dans le type d’implication de ceux qui vont vivre ses espaces. L’architecture restreint les mouvements et organise les activités par la soumission à des règles de base. Bien au contraire, le land art ne poursuit pas des règles évidentes : il cherche un dialogue, se nourrit des actions et de la nature pour les transformer dans des interventions spatiales. L’objet n’est pas le protagoniste, mais l’espace dynamique qui fût créé pour les actions qui auront lieu autour de ces objets »47.

Comme nous l’avons vu jusque-là, l’influence de l’approche de la marche par les landartistes dans la pensée architecturale explique une double fonction de la marche. La première étant la relation avec le milieu, et la seconde étant une découverte par l’exploration de nouveaux territoires. Dans le chapitre suivant, nous allons regarder comment l’approche artistique influence le regard de l’architecte. Cette nouvelle manière d’appréhender la ville à travers la marche lui permet d’observer les usages et comportements d’un milieu. La marche urbaine invite l’architecte à développer deux nouveaux critères : retourner vers une vision nomade du monde et à s’adresser à d’autres acteurs qui travaillent sur la ville.

47

Galofaro, L., Op Cit., pp. 31.

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4. D’ÎLE EN VILLE

« Il faut traverser l’obscurité des mots usés pour en atteindre la racine ; pénétrer par effraction codes, tabous pour retrouver la motivation. Il faut aller vraiment au-delà. » Emile Ollivier

Nous sommes dans les années soixante-dix. Parallèlement aux Situationnistes, aux Land-artistes et architectes qui s'intéressent au paysage, une nouvelle forme de ville commence à se manifester. L'étalement urbain et la priorisation de l'usage de la voiture notamment, définissent les nouvelles problématiques de la ville contemporaine. Dans les villes et autour, le territoire se mute en une succession de fragments urbains conçus par (pour?) eux-mêmes. Ces grandes poches vides s'offrent comme des milieux propices à des interventions, mais la ville ignore leur existence. Il faudrait (s’)occuper (de) ces espaces, les connecter et les réintégrer à la ville et au système territorial. Les « terrains vagues » possèdent une vie et une autonomie parallèle. Ils sont soit entourés, soit enfermés entre des voies rapides. Ces terrains sont ouverts pour mener des activités parallèles, sont un raccourci et un terrain de jeu. L’occupation des terrains vagues répond à l’attente de Constant, « en regardant les grands espaces abandonnés qui se glissent dans les métropoles occidentales, on a l’impression que les Neo-babyloniens sont déjà au travail »48. On s’aperçoit que ce ne sont pas vraiment des espaces vides, ils fonctionnent « différemment ». Ce sont des morceaux de ville qui fonctionnent en autarcie à identité multifonctionnelle. Le groupe italien Stalker cherche à comprendre le fonctionnement de ces espaces à travers de la transurbance. Leur interprétation se représente à travers d’une carte, soulignant les archipels fractals. Les îles évoquent les fragments de ville ; l’eau, les interstices (les territoires actuels).Les territoires actuels n’attendent pas seulement d’être remplis de choses mais que 48

Careri F., Constant. New Babylon, una città nomade, Testo & Immagine, Rome, 2001. pp. 14.

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rassemblent des espaces vifs auxquels il faut assigner des significations49. Stalker énonce qu’il ne s’agit pas d’une non-ville qui doit se transformer mais d’une ville parallèle avec des dynamiques et des structures propres que n’ont pas encore été comprises. C’est par cette définition que Stalker signifie que la ville peut se décrire d’un point de vue esthétique-géographique et d’un point de vue esthétique-expérimental. La monotonie est le mal que Stalker cherche à effacer des villes, et ce sera possible grâce à la forme esthétique du parcours erratique. Pratique ouverte tant aux architectes comme aux habitants.

Figure 26 – Stalker – Routes à l’abandon à travers l’archipel milanais Source : http://liminaire.fr/lignesdedesir/index.php/inspiration/la-marche-a-pied-comme-pratique-artistique/

C’est dans la valeur de la dérive que se joue la puissance visuelle des explorations du groupe Stalker. Le choix de s’intéresser seulement aux territoires actuels situe leur travail à côté de la représentation sociale, politique et publique. Plus qu’un témoignage plat, il faut recevoir le travail de Stalker comme un discours détourné, construit sur l’imprécision acceptée de son mode opératoire. L’observation, la prise de notes, le dessin et les moyens

49

Careri, F., Op. Cit., pp. 184.

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audiovisuels sont à utiliser. En effet, se retrouver dans un espace non répertorié et sans identité définie demande un véritable travail d’observation et demande une attitude active. L’architecture se trouve face à une nouvelle manière de comprendre le territoire : par le déplacement. L’acte de marcher a un impact sur l’architecte, modifiant son statut de sédentaire dans son atelier. « D’espace où l’on est la scène urbaine, elle devient un espace où l’on déambule (da spatio dello stare in spazio dell’andare). La ville sédentaire fait place à la cité nomade livrée à la dérive sans fin »50.

Figure 27 – Stalker – Franchissements, 1998 Source : Extrait vidéo de la Transurbance de Rome de 1995.

L’exploration des terrains actuels permet de comprendre leur vie et leur vitesse d’évolution, indépendants par rapport à la volonté des architectes et des urbanistes. Ce que nous avons appelé jusque-là « vide » est en réalité un espace contenant plusieurs identités. De même, ces espaces, contrairement à la ville en dur du centre-ville, se transforment rapidement. Le territoire est toujours disponible.

50

Careri, F., Op Cit., pp. 28.

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L'errance urbaine stalkerienne conteste les structures modernes, l'architecture dominante, la planification urbaine. Elle cherche à suturer les fragments de ville et à créer des ponts entre l’homme et le parcours erratique. Stalker s’oppose à la fabrication du territoire et propose de se glisser dans la fluidité des territoires actuels. Néanmoins, pour que cela fonctionne, l’architecte doit travailler en équipe avec l’ensemble d’acteurs de la ville. La marche urbaine permet aux habitants de connaître et de s'identifier avec son contexte. La marche rend la ville à l’habitant. La maîtrise d’œuvre est dorénavant d’un processus partagé. Elle doit inviter l’homme à concevoir. La voix devienne plurielle. La marche, plutôt que construire, elle construit une identité urbaine.

4.1.

A la conquête de l’Espace Public Croire au monde, c’est ce qui nous manque le plus ; nous avons tout à fait perdu le monde, on nous en a dépossédé. Croire au monde, c’est aussi bien susciter des événements petits qui échappent au contrôle, ou faire naître de nouveaux espaces-temps, même de surface ou de volume réduits. C’est ce que vous appelez pietàs. C’est au niveau de chaque tentative que se jugent la capacité de résistance ou au contraire la soumission à un contrôle. Il faut à la fois création et peuple. Gilles Deleuze

Les « poches » entre l’urbain et le périurbain, les angles morts, les friches, entre autres, où l’intervention artistique et éphémère s’approprie de l'espace urbain. La marche, permet la rencontre de ces milieux et c’est un moyen de questionnement permettant d’intervenir et de réfléchir sur la ville. La marche peut être également vue comme un questionnement esthétique et politique de l’espace. Quels motifs conduisent les architectes à utiliser une des pratiques les plus naturelles pour l’homme ? D’un point de vue théorique, la marche se présente aujourd’hui comme un champ de recherches visant des disciplines variées : des spécialistes en art, architecture, sciences sociales, urbanisme entre autres. Ils sont le moteur de réflexion de la ville contemporaine. Parmi les acteurs de la ville, l’acte de marcher, un geste humble, se révèle comme un outil privilégié dans la conception des projets d’architecture, d’urbanisme et du territoire. La marche pour l’architecte exerce un rôle de « médiateur urbain » entre lui et l’habitant.

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L’errance sur un milieu révèle ces traces quotidiennes. La ville est un espace poreux où des actions, des plis, des accidents et des mouvements se déroulent. Nous analysons l’espace suivant une posture nomade, dans le sens où l’architecte se déplace constamment à travers les territoires et ses « frontières ». En effet, le nomadisme transgresse l'espace et va au-delà des limites, de la même manière dont les land-artistes l’ont fait sur le paysage et en ville. Par ce biais, l’architecture s’assouplit et vit en liberté. La marche urbaine peut être interprétée comme une attitude subversive, ainsi que l’énonce le critique d’art Martí Peran : « la marche au ralenti devient antagoniste ; elle sauve le potentiel labyrinthique de la ville comme un espace disponible pour la construction de sa propre expérience, sans obéissance aux dispositions »51. La marche urbaine est donc une arme politique et une action esthétique. Elle fait de la ville un terrain d’expérimentation. Chacun de nos mouvements définit notre intervention l’espace, des gestes éphémères qui ne laissent pas de traces.

Figure 28 – Marche urbaine / A-border la ville par les étudiants du MEP 2014/2015 Source : Journal de bord MEP - Wordpress 51

Peran M., « Andar productivo y andar ocioso (A dónde vamos) ». Revista de información y pensamiento urbanos [en ligne], disponible sur le site internet : http://w2.bcn.cat/bcnmetropolis/arxiu/es/page208d.html?id=21&ui=135&prevNode=33&tagId=77

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Je voudrais évoquer mon expérience personnelle lors de la première marche urbaine réalisée sous le cadre du Master Espace Public (MEP). Une posture active pendant la déambulation permet de capter un maximum de situations, d’ambiances, de bruits, de phénomènes. Nous étions en train d’apprendre à marcher. Aborder la ville dans la lenteur laisse le temps de s’interroger afin de comprendre ses composants et son évolution au fil du temps. L’appréhension de la ville à travers l’analyse des phénomènes, permet à l’architecte de la décortiquer pour comprendre ses composants. Seules la marche et le choix de s’arrêter rend les phénomènes visibles. « C’est à la faveur du hasard, inespéré, que nous trouvons ce que nous cherchions sans le savoir, et aussi longtemps qu’un endroit ne nous surprend pas, nous ne pouvons pas prétendre le connaître ». Rebecca Solnit- L’art de marcher, 2004.

L’errance en ville a permis aux architectes de découvrir des espaces qui vivent en parallèle de la ville. La marche urbaine est, de son côté, une pratique humble pour rencontrer l’habitant et permet de mener une approche sensible du milieu. Une marche avec les habitants d’un quartier quelconque, révèle de situations, raconte son histoire et établit un échange direct. Les habitants par leur présence participent du processus de réflexion sur la ville. Le lien avec l’homme est indéniable puisque sans sa présence, la marche urbaine perd son aspect collectif. L’approche phénoménologique de la marche apprend à l’architecte à identifier quelle est la bonne question au lieu d’imaginer la bonne réponse. Marcher devient un processus de conquête, l’architecte passe de l’idée à l’action.

4.2.

La marche comme vecteur d’analyse d’ambiances Décrire la banalité de l’espace urbain, les lieux communs de la vie de tous les jours et les routines de la perception ordinaire n’est pas une expérience qui va de soi. Qu’y a-t-il donc à dire de ce qui se donne comme insignifiant et anodin ? Quel intérêt peut-on trouver à observer les faits et gestes d’une rue qui n’a en apparence rien de surprenant, d’exceptionnel ou d’exemplaire ? Comment rendre compte de ce qui est tellement familier qu’on ne le voit ou ne le remarque pas ? Jean-Paul Thibaud, Nicolas Tixier, L’ordinaire du regard, 1998.

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Le vocabulaire en architecture qu’on utilise aujourd’hui (construire, concevoir, faire, déterminer, maîtriser) est en lien avec une approche phénoménologique du milieu. Un intérêt porté sur l’observation des gestes peut expliquer le (dis)fonctionnement d’un milieu. Afin d’accéder à cette « banque de données », l’architecte doit être sur place, s’armer de patience et observer les phénomènes du lieu. En tant que perception sensible de l’environnement architectural et urbain, l’ambiance est une expérience partagée pour l’homme, mais difficilement explicable et communicable. La notion d’ambiance établit une association entre l’environnement construit, l’ambiance générale et des phénomènes physiques ou sensibles (lumière, son, température, odorat, topographie).

Figure 29 – 30 – Observation - Détournements dans le quartier de la Cotonne et une possible réponse de la part de la ville Source : Photographies personnelles

La notion d’ambiance peut donc être considérée comme la manière dont on articule les phénomènes physiques, les interactions avec les espaces architecturaux et urbains, la perception de l’homme et son comportement. La captation d’ambiances se situe au-delà

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d’une simple collection de signaux, d’une évaluation des données physiques ou d’indicateurs objectifs. Elle est par essence un phénomène situé.52 L’analyse d’ambiances urbaines se centre sur une double optique philosophique : celle de la phénoménologie, par le biais de la perception et celle du pragmatisme, par les actions. L’architecte travaille dans le concret, faisant une articulation entre le pratique et le sensible. Pour cela, l’enquêteur doit réfléchir à des différentes approches, passant par une investigation in situ. C’est bien par la rencontre de l’habitant que, comme l’explique Jean Paul Thibaud, on peut se poser la question du « pourquoi » et du « comment »53 des évènements sur l’espace public. En introduisant la question du comment, on s’aperçoit que l’expérience in situ

Figure 31 – Observer les comportements in situ Source : J-P Thibaud – Cours d’ambiances urbaines.

52 Sous le cadre du MEP, nous avons réalisé des exercices sur l’analyse d’ambiances. Par l’écriture d’un texte à la première, deuxième et troisième personne du singulier, nous avons décrit les phénomènes et nos impressions sur le territoire. Voir annexe 2 53

Thibaud, J-P. Cours sur les Ambiances Urbaines, 31 octobre, 2013.

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implique aussi la notion du temps, donc on peut dire que tout phénomène sur l’espace public s’inscrit dans une rythmique avant – pendant – après. Et à travers la notion du temps on s’intéresse aux phénomènes inscrits dans une temporalité : variations, modulations, vitesses. L’analyse d’ambiances, par le biais de la marche, comme l’explique Gérard Hégron et Henry Torgue, permet également d’éclairer les méthodes et pratiques contemporaines du projet urbain en permettant par exemple : « - De différencier la part des approches objectives et physiques en regard des dimensions éthiques et esthétiques du projet urbain ; - De comprendre les variations qui interviennent dans la réhabilitation ou la requalification de milieux urbains existants (espaces marchands, grands ensembles, etc.) ; - D’identifier des invariants qui façonnent le développement des milieux urbains, en améliorant les conditions de vie des citadins par une maîtrise croissante des phénomènes ambiants ; - D’évaluer l’écart qui sépare certains projets de nature assez « utopique » des réalités techniques dans lesquelles elles viennent puiser leurs solutions ; - De discuter des approches contemporaines qui empruntent des voies simplificatrices légitimées par des situations d’urgence comme le réchauffement climatique ou la notion de développement durable »54.

54

Hégron, G., Torgue, H. 2010. « Ambiances architecturales et urbaines : de l’environnement urbain à la ville sensible. » dans : Coutard O., Lévy J-P., Ecologies urbaines. Paris, Economica, 2010, pp. 184-197.

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CONCLUSION

Ainsi, tout au long de cette étude, nous avons étudié le lien entre le nomadisme des premières civilisations et la marche urbaine, avec notamment le châtiment de Caïn, qui dévient un homme errant, lui donnant la liberté de découvrir le monde, et de modifier le paysage. Ce mythe nous a permis de soulever la question du lien entre l’errance et l’art du XX siècle. La marche opérée par quelques avant-gardistes du XXe siècle (dadaïstes, surréalistes, lettristes et situationnistes) crée une influence dans l’art contemporain et dans sa relation avec le paysage. La dérive, la déambulation, l’éloignement sont des moyens pour les artistes de manifester leur mécontentement contre la société de consommation. Avec l'urbanisme unitaire et la New Babylon de Constant nous avons pu regarder la ville d'un point de vue nomade. Également, nous avons montré la dissolution des limites entre l’art et l’architecture par le rôle exploratoire de la marche chez les land-artistes, ainsi que son influence dans la pensée architecturale. La relation de l’architecte avec le paysage se voit modifiée lui permettant d’adopter une approche phénoménologique du contexte. Enfin, la marche urbaine se révèle comme un élément permettant à l’architecte, et aux autres acteurs, de découvrir et de comprendre les composants des milieux « vivant autrement » et en parallèle du système traditionnel. Cela leur permet également de rencontrer l’habitant pour concevoir la ville ensemble. Une fois sur le terrain, ils se servent de la marche pour analyser les ambiances sensibles et observer usages et comportements. Quelle conclusion pouvons-nous tirer de l’influence de la marche sur l’architecte ? La Théorie de la Dérive de Debord va au-delà d’une simple expérience urbaine, elle nous montre que la dérive permet à l’architecte de réfléchir autrement en découvrant. Incitant l'architecte à se perdre dans le labyrinthe de la ville, elle offre un nouveau dynamisme collectif, une nouvelle spatialité grâce à l'expérience de la désorientation, ainsi qu'une prise de conscience de l'autre.

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Cette manière d'appréhender l'espace permet de sensibiliser la capacité de proposition de l'architecte. Amené à se questionner autrement, il va, par la rencontre, réfléchir à des processus communautaires et participatifs. La réflexion que l’architecte a pu avoir sur le territoire lui a permis de comprendre que c’est avec l’autre qu’il peut évoluer. L'outil « marche » l'a fait sortir de l'atelier et rencontrer le monde réel. Sa posture n'en sera que plus humaine et réaliste. Si la population, de la même manière que l'architecte, vient à marcher, on pourrait imaginer une ville plus vivante, plus égalitaire et démocratique. En effet, la marche donne la possibilité aux citoyens de se former une pensée par le corps, comme l’homo ludens dans la New Babylon. Se perdre et s’arrêter où l’on veut remet en cause la vision que l'on a de la ville (et de la vie ?). Prioriser la marche et la rencontre serait donc un levier majeur pour créer de meilleures villes. Dans ce monde d'aujourd'hui toujours plus rapide, plus individualisé, plus informatisé, l'amusement, la découverte et la lenteur deviennent exigeantes, cela demande de s'adapter. Toutefois, les artistes ont su le faire, les architectes le font, il faudrait que ce soit au tour des habitants. L'importance de transmettre le « savoir marcher » et le « savoir s'arrêter » est primordiale si l'on veut y parvenir. En poursuivant mon raisonnement, je trouve intéressant de questionner la relation entre l’acte de marcher et le choix de s’arrêter. Nous avons observé que l’errance comporte la marche. Mais ne comporte-elle pas aussi le temps d’arrêt ? N’est-ce donc pas ce temps qui permet à l’homme de se mettre en relation avec l’environnement ? Peut-être pouvons-nous nous interroger si c’est réellement la marche qui s’avère être l’outil de l’architecte, ou si le véritable outil c’est l’arrêt.

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BIBLIOGRAPHIE

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:


ANNEXES

ANNEXE 1 – TOUT LOGOS EST UN MYTHOS – JACQUES DERRIDA Les Warlpiri sont des aborigènes du Nord de l’Australie. Autrefois constitués de groupes nomades, ils se sédentarisent peu à peu tout en essayant de conserver les rites qui ont construit leurs territoires. Le désert d’Australie est traversé par des centaines de pistes invisibles qui s’entremêlent. L’une d’elle parcourt plus de mille kilomètres, balisée du nord au sud par quelques collines ; rochers et arbres isolés. Chaque itinéraire est celui d’un de leurs ancêtres mythiques vivant dans l’espace-temps du Rêve : le Rêve Opossum, le Rêve Homme Initié, le Rêve Etoiles. Toutes les formes du paysage ne surgissent qu’au passage de ce peuple ancestral. Sous terre ou au ciel ; les êtres de l’espace-temps du Rêve continuent à rêver. Ils rêvent l’existence des hommes et des femmes aborigènes qui depuis des millénaires parcourent le désert. En nommant les sites sacrés qu’ils avaient modelés, les ancêtres fabuleux léguèrent aux hommes une loi faite de danses, de chants et de peintures. Depuis ce temps, les Aborigènes dansent, chantent, et se peignent le corps avec des images sacrées. Pour les Warlpiri, ces Rêves constituent à la fois une religion et une Loi, un mode de connaissance les attachant charnellement et émotionnellement au cosmos régissant leur société. Le four en Warlpiri, « warunga », est un « désorienté ». La folie est perçue comme une perte des repérages qui balisent les chemins de la parole : une désorientation. Ainsi, sont considérés comme fous : les bébés, les personnes très âgées, ceux qui se perdent en brousse ou qui sont sourds-muets. « C’est l’absence de reconnaissance des mots et des lieux qui rend la vision et l’écoute, à l’éveil ou dans le sommeil, incompréhensible. Le discours devient « insensé » au sens propre comme au sens figuré » Rêver vient du vieux français desver qui dérive du latin esver qui donne errer. Or desver a donné également le mot endever, littéralement « devenir fou ». Rêve et folie sont liés par une certaine forme de désorientation. Pour habiter l’espace invivable du désert, invivable plus à cause de son homogénéité que de ses conditions climatiques, il semble que la première chose à faire est de le nommer. Le désert est une forme de labyrinthe ouvert où chaque point est toujours identique au précédent, ainsi, ce qui nous guète est plus la folie que la mort. Nommer, c’est alors différencier en distinguant un site d’un autre, par la forme d’un rocher ou d’un arbre. L’espace du désert devient alors hétérogène, donc habitable. Les Warlpiri doivent ainsi se transmettre les récits qui leur permettent d’habiter le désert ; cependant d’autres discours arrivent avec les Blancs : l’économie, le marché, les institutions administratives. Tous ces récits nouveaux se croisent aux Rêves : les aborigènes se sédentarisent, travaillent, touchent le chômage… mais ils continuent à nommer le désert. 69 | L’EXPLORATION DU MILIEU DANS LE PROCESSUS DE CONCEPTION DU PROJET


Quand un aborigène meurt, l’endroit de son dernier campement devient tabou, il est alors interdit de s’y rendre pendant la durée du deuil (deux ans). Aujourd’hui encore, ils déplacent le camp ou vident les maisons voisines de celle du mort. Les mots dont la sonorité est proche de celle du nom du mort deviennent kumanjayi : « sans nom ». On ne peut alors plus les prononcer, ceci pour ne pas retenir l’esprit du mort dans le monde des vivants. Par exemple, à la mort de Lawurppa, lawa, qui signifie « non » en warlpiri est alors retiré de langue et devient walku. La langue est mouvante devant le devenir des hommes. Le travail de deuil inscrit les morts dans la mémoire par des trous dans le langage et dans le territoire. Lieu et langue sous la mort sont l’objet du même interdit. Langue et territoire sont alors intimement liés. Autrefois, les Warlpiri vivaient en chasseur, ils dormaient à même le sol à ciel ouvert. Ils ne construisaient pas de maison, ils se réfugiaient sous des abris-sous-roche ou sous des huttes pour s’abriter du soleil. Ils ne construisaient pas de bâtiments pour s’abriter, ils ignoraient cependant pas l’architecture. Les esprits-enfants semés par les héros des Rêves résident près des trous d’eau, des rochers ou des arbres. Ils attrapent les femmes qui s’approchent d’eux, et de génération en génération, les pénètrent pour donner naissance aux filles et aux garçons gardiens de cette terre. Ainsi, chaque aborigène du désert reçoit un nom et un chant de Rêve qui lui donne la mémoire de la terre. La propriété de la terre n’existe pas pour les Warlpiri, chacun possède un morceau de l’itinéraire d’un héros des Rêves, qu’il doit chanter, peindre, parcourir, pour que la parole se transmette. Les anglais pour exploiter le sol du désert australien riche en or ont du se partager le territoire avec les aborigènes, et donc cartographier le désert. Ainsi, les archives possèdent trois cartes : -

Une carte des noms de site disposés sur l’espace vide du désert (« milliers de sites au noms étranges qui parsemaient un désert immense »),

-

Une carte des terres des clans,

-

Une carte des itinéraires des Rêves (Pluie, Emeu, Serpent…) qui correspondent aux ancêtres respectifs des clans qui se répartissent leur gardiennage. Le mot Kuruwarri, littéralement « image » recouvre plusieurs sens : il désigne toute peinture effectuée par les hommes ou par les femmes, les récits mythiques, et tout ce qui donnent son nom à un Rêve. Kuruwarri désigne également les marques laissées par les Héros des Rêves dans la terre : gravures rupestres dont l’origine leur est attribuée ; dépressions dans le sol qu’ils auraient 70 | L’EXPLORATION DU MILIEU DANS LE PROCESSUS DE CONCEPTION DU PROJET


formées en s’asseyant, lits de sable creusés sous leurs pas, sources surgies de leur urine, de leur sperme ou de leur lait, dépôts d’ocre émergés de leur sang coagulé.

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ANNEXE 2 – EXERCICES D’AMBIANCES

EXERCICE No 1 - ANALYSE DE AMBIANCES Je voudrais mettre en exergue le cours mené par Jean Paul Thibaud dans le cadre du MEP sur les ambiances urbaines. Cet enseignement propose l’analyse d’un territoire par la compréhension de ses multiples ambiances. Le domaine d’étude du cours se centre sur observation des phénomènes constitutifs du caractère urbain de la ville, fondé sur l’anonymat et suivant une démarche cherchant des nouvelles méthodes nous permettant de saisir les interactions fugitives, éphémères et occasionnelles tout en étant sur place. L’intérêt est donc sur l’ordinaire, les moments quelconques, ou de médiocre importance55. La démarche articule la connaissance des phénomènes physiques en présence, leurs interactions avec la forme construite, les usages et détournements des espaces architecturaux et urbains, la perception de l’usager et ses différentes représentations. Nous devions porter un spécial intérêt aux échelles spatiales et temporelles par l’annotation des : -

Données de base (heure, température, jour de la semaine, évènement particulier sur place ou non…) ;

-

Ajustements corporels (marcher vite dans un quartier inconnu la nuit) ;

-

Interactions sociales (les formes de civilité ou la transparence du piéton dans une place publique).

Cette approche ne veut être une simple description des situations, des qualités ou des espaces, elle propose une immersion de l’enquêteur dans le champ d’action. La réalisation de cet exercice, in situ nous a permis de varier les angles d’approche du milieu et de nous engager dans une expérience réelle du territoire que nous avons essayé de décrire. La marche, une compétence ordinaire, devient un outil d’enquête, une source d’informations fines des faits ordinaires et pratiques.

55

Thibaud, J-P., Cours d’Ambiances Urbaines, 31 octobre, 2013.

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Parcours à la première personne - Texte d’un étudiant du Master Espace Public A la sortie de mon appartement étudiant, puis sur Saint-Etienne, dans le quartier Jacquard, je suis confronté au stigmate complexe de la ville. Les rues s'entremêlent dans ma tête sans que je perçoive leurs directions. Encadrée de ses sept collines, les perspectives lointaines de ma ville me manquent. Dépourvue de repères, l'acquisition d'une carte m'est donc indispensable pour me retourner dans ce chaos urbain. Obsédée depuis toujours par les bouts de route, par ses extrémités qui en plus me mènent qu'a du néant, je repère donc sur le plan ces deux extrémités qui pour le moment restent mystérieuses. J'ai choisi comme point de repart le centre commercial Centre II et me dirige au hasard des rues en direction de la Métare. Mon bout de route choisie est le chemin de la Cottoncière, j'ai ressentie dès le début de ma promenade le relief qui faisait subir les jambes une douleur surmontable face à ma curiosité grandissante. La rue Boussingault est une rue pleine de surprises bordée de ses maisons pavillonnaires, elle offre des séquences de vue en direction de la vallée de Saint-Etienne. J'apprécie enfin ce relief vallonné. Arrivée à l'embranchement de la rue de l'université je suis ensuite dans un paysage xxx contraste. En effet, un parc arbore accueille les étudiants dans un espace beaucoup plus intimiste. J'ai du mal et j’ai mis beaucoup de temps à trouver le chemin que je convoite. Au détour d'un croisement sournoisement conçu, des maisons pavillonnaires ponctuent de part et d'autre le chemin voulu. Apres une centaine de mètres parcourus au travers de cette allée dans son habitation je me retrouve directement plongée dans une campagne improvisée, le chemin au cours de mon avancée devient de plus en plus périlleux, sa largeur se rétrécit et des champs s'offrent à moi. On pourrait presque oublier que nous sommes presque a dix minutes du centre-ville. Des moutons dans les champs, pâturent tranquillement sur ce haut de colline. Que pouvais-je espérer en ce bout de chemin ? Je fus surprise par mon arrivée face à une grille d'habitations, obligée de faire demi-tour arrivée au bout. De part et d'autre du chemin, des barbelés, mais tout de même une vue envoutante vers la ville. La ville de Saint-Etienne est tout de même pour moi une ville pleine d'intérêts et pleine d'émotions préservée par le changement et par la mondialisation des grandes villes et des mégalopoles. La forme d'une ville change plus vite, on le sait, que le cœur d'un mortel.

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EXERCICE No 2 - ORIENTER L’ANALYSE D’AMBIANCES « AUX TROIS PERSONNES »

Lors d’un travail pour le cours d’Ambiances Urbaines, nous avons dû mettre en œuvre le caractère pluriel, contextuel et dynamique de la marche au service d’une réflexion au-delà de l’architecture. L’analyse, utilisant la première, deuxième et troisième personne du singulier, nous invite à découvrir un milieu en utilisant ces différents points de vue. L’importance se centre dans la différence d’approche entre une marche individuelle, une autre avec un habitant ou usager et la dernière basée sur l’observation. Notre terrain d’études a été le quartier de La Cotonne/Montferré à Saint-Etienne). Je – Tu – Il Par une immersion directe, nous avons produit des textes d’analyse en utilisant ces trois formules. Nous nous sommes retrouvés dans une situation d’enquête en mouvement pour mettre en mots notre expérience in-situ.

Figure 32 – Dispositif pour orienter les enquêtes Source : J-P. Thibaud, M. Grosjean, L’espace urbain en méthodes

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Je : L’exploration du terrain se transcrit par une description en utilisant la première personne du singulier dans chaque observation. Nous (les enquêteurs) produisons un texte pour décrire les ambiances perçues et les situations, d’habitude anodines, qui nous ont interpellés pendant notre déambulation. Cette déambulation varie en fonction de l’enquêteur puisque son regard peut s’orienter vers des situations qu’attirent son attention, ou de choisir un parcours atypique. Les sensations varient si l’analyse a eu lieu le jour ou la nuit (sensation d’insécurité, d’accueil). Tu : Nous avons demandé à un passant dans la rue si nous pouvions l’accompagner dans sa marche tout en faisant un entretien avec lui. L’intérêt ici était de lui demander son expérience quotidienne en fonction de ses déplacements piétons, et de nous présenter rapidement l’histoire et l’évolution du quartier. En ayant abordé les personnes directement dans la rue, nous avons d’abord choisi ceux qui nous paraissaient ne pas être pressés ou occupés, puis grâce à cette interaction, nous avons mesuré leur degré de disponibilité et leur accueil envers nous, et nous avons pu comprendre qui venait du quartier et qui était un passant. Il : On a suivi les passants en faisant un récit de leurs déambulations. Ici, le rôle s’inverse puisque l’enquêteur ne se déplace pas, il observe le déplacement des autres. Les conduites particulières sont mises en relation avec le contexte : lieu, horaire, morphologie, afflux de personnes, visibilité, lisibilité, aménagements, etc. Nous nous trouvions dans une situation d’exposition, au regard des autres. Ce phénomène s’accentue quand on s’installe dans un espace peu animé (dans mon cas, la place Bobby Sands du quartier la Cotonne à SaintEtienne suffit largement comme exemple) mais néanmoins accessible à l’ensemble des habitants. Nous avons pu tester par nous-mêmes jusqu’à quel point nous étions anonymes dans un lieu étranger.

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Parcours à la deuxième personne. Entretien réalisé par Ttania Deborbe et Miguel Pinilla sous le cadre de la thématique « parcours commenté » Première partie - Boulevard A : là c’est au boulevard Raoul Duval T : ou ça la ? Z : ouais, y a des bâtiments-là, et y en a plus bas ce que vous voyez derrière T : et là-bas c’est le boulevard ? Z : ouais c’est la rue Raoul Duval M : c’est toute celle-là en fait ? Z : derrière après là-bas c’est toujours la rue Jean Giono ou on était M et T : ouais Z : vous voyez les bâtiments devant vous, avec le brouillard… Deuxième partie – La Cotonne et Logirel M : c’est toujours le même quartier ? Z : ouais c’est toujours le même quartier mais c’est différentes rues ; c’est pas les mêmes rues Z : là-bas c’est Logirel A : parce que la Cotonne on dit que c’est séparé en deux Z et A : on dit que… de ce côté la plus vers le terminus c’est toute la Cotonne et de ce côté-là c’est plus… on dit Logirel, une rue qu’on appelle Logiriel, parce qu’avant ça s’appelait Logirel et après c’est devenu la Cotonne Z : et la y a un city stade devant vous ! A : vous voulez y aller ? M et T : c’est vous les guides en fait A et Z : on vous fait d’abord la Cotonne et après… M et T : ça marche merci ! Z : donc là vous voyez l’école primaire de la Cotonne T demande à A et Z de prendre les lieux en photos, refus de leur part Z et A : en fait y en a deux ; y en a une primaire là-bas et une primaire là M : mais du tout Logirel et Montferré ? Z et A : c’est regroupé en fait… c’est tout là-bas ; y en a ils disent Logirel ils y en a ils disent Montferré ça dépends ; c’est par rapport au centre social qu’il y a parce que ça s’appelle centre social de Montferré A : c’est la rue qui s’appelle Montferré c’est pour ça M : du coup c’est la même zone ? A : c’est tout le temps la même zone en fait Z : là on est toujours dans la Cotonne sauf que c’est différente rue Troisième partie – Visite de l’école primaire M et T : ok Z : on continu encore ; donc là y a la primaire et là c’est la maternelle T : elle est super grande cette école ? Z et A : ouais parce que y a primaire et maternelle ; c’est tout regroupé ici M : et est ce qu’il y a un peu d’activité entre les gens dans le quartier ? A : ouais y a la fête du quartier, la fête des voisins… y a le centre de loisirs, y a la bibliothèque… Quatrième partie – Transport et Lycée 76 | L’EXPLORATION DU MILIEU DANS LE PROCESSUS DE CONCEPTION DU PROJET


A et Z : et on a deux bus à la Cotonne ; avant ça s’appelait le 18 maintenant quand on a changé toute les lignes ça s’appelle le 22 ; et la avant c’était le 10 et maintenant ça s’appelle le 3 Z : avant avant c’était le 3 et après c’est devenu le 10 et après c’est redevenu le 3 T : et donc ils passent ou les bus ? Z et A : alors lui il passe par la Chauvetière la Jamalière (Jomayère surement) aussi c’est vers… vous connaissez genre la Ric’ (pour Ricamarie) carrément derrière là-bas… ; et le 3 il passe par la ville, par ou par Le Clapier (une des gares ferrées de Saint-Etienne) après il va en ville et après il va jusqu’à Terrenoire, c’est un autre quartier Terrenoire ; et avant il faisait juste la Cotonne l’Hôtel de Ville, maintenant il fait la Cotonne, Terrenoire Z : il fait collège lycée, c’est ce que je vous disais tout à l’heure Cinquième partie – Vers l’arrêt de bus Z et A : donc là c’est la rue Raoul Follereau et là-bas c’est la place Bobby Sands, c’est justement où y a la bibliothèque, le centre social… Z : parce que y a 2 centres sociales en fait ; y en a un là-bas et un là ; là c’est le centre d’animation A : y a une petite épicerie, une boulangerie aussi… avant on avait un bureau de tabacs mais il a fermé Z et A : il a eu une kebaberie, un fast-food et il a fermé et là c’est fermé et il y a que l’épicerie d’ouverte avec la boulangerie M : et est ce qu’il y a d’autre endroit où il y a du commerce ? A et Z : non il y a que la ; justement on a pas de bureau de tabacs on a pas… Discussion entre T et A Z : c’est bien d’avoir plus de chose, faut descendre jusqu’à centre deux (mauvaise écoute vent) mais ça a tout fermé et les propriétaires c’est des racistes et voilà Z et A : tout ça va être rénové, vous voyez y a des travaux partout et ils ont pas terminé ; la fête du quartier elle se déroule al généralement carrément sur place au centre et là c’est la boulangerie dont je vous parlais ; la sauce gruyère c’était un snac et il a fermé y a bien longtemps… Vente écoute Discussion T et A Z : vous voyez ce petit truc là où c’est écrit relais et bien c’est la poste ! M : d’accord Z : et là c’est la maison d’animation dont on parlait ; vous voyez c’est écrits Cotonne/Montferré et la y a plein d’activité il propose plein de chose la comme là-bas ; ils font plein de chose, après les activités basiques bowling patinoire… vous voyez là c’est la poste et là la pharmacie, donc là c’est toujours les bâtiments de la cotonne ça reste la cotonne Sixième partie - Commerce et animation Z : là y a un cabinet médicale, on va s’approcher vous allez voir… M : c’est le seul médecin de la cotonne ? Z : ben justement avant le bureau de tabacs il était à cette place, et vu qu’il a fermé ben les docteurs ils ont repris le cabinet ; on avait un autre à coté ; avant… vous voyez le cabinet médical avant toute cette place c’était bar et bureau de tabacs et juste à côté il y a une allé et dans cette allé il y avait deux médecins docteurs Martin et docteur Garçon mais c’était une dame ; et du coup après ils ont fermé et docteur Martin après je crois qu’il est parti en retraite j’ai entendu dire ; et euhhhh ; mais c’était les deux seules médecins qu’on avait et y en avait deux aussi là-bas au fond mais il était pas encore connu à l’époque A : et l’autre il est parti… 77 | L’EXPLORATION DU MILIEU DANS LE PROCESSUS DE CONCEPTION DU PROJET


Z : il est parti en retraite docteur Martin A : et l’autre docteur c’était un dame et elle est partie parce qu’il y avait eu des soucis elle c’était cambrioler, ça c’était mal passé… Z : ouais je crois…. C’était dans cette allé et maintenant… avant c’était le bureau de tabacs et le bar et maintenant ils ont changé Septième partie – Histoire du médecin A : et c’est quoi à coté Z : le pimms ; il a toujours été la lui Z et A : j sais juste qu’on peut refaire notre titre de transport ; il y a plein d’éducateur ; c’est pour faire des papiers pour t’aider ; on vient pas trop ici en fait c’est pour Z : vous voyez la place dont je vous… la place bobby Sand, maintenant c’est la rue aussi Z et A : bon là c’est une galerie et avant y avait un petit passage ; vous voyez le mur devant vous… là c’est l’entrée de la poste ; et vous voyez y a un mur devant vous et avant il était pas ce mur on pouvait passer, ça nous faisait un passage directement, bon après c’est c’est…. Couvert et du coup y a plein de jeune qui squatte et du coup c’était trop le bordel et du coup ils ont fermé et maintenant c’est l’épicerie qui à cette partie et du coup il range ses chariots des cartons des trucs comme ça… Huitième partie - Le passage clôturé Non mais j’ai pas envie de passer dans la neige Z : là c’est la tour blanche de la Cotonne T : ah ouais ? Z : il l’appelle la tour blanche… parce que quand on est a centre deux on voit que ça ; on va dire que c’est un peu comme la truc… de Montreynaud… elle est plus petite mais à centre deux on la voit d’en bas Z et A: Bon ben on s’aventure ; c’est pas grave tes bottes elles prennent pas ; ou je vais tomber !!!!! Z : vous voyez comme je vous disais ils enlèvent même pas la neige ; on a plein de chômeur en France…. Z : ah rue René Cassin mais les gens ils disent pas rue René Cassin ils disent plutôt la tour blanche ; bon après ceux qui connaissent pas ils cherchent la rue René Cassin Neuvième partie – La tour blanche (Tour René Cassin) Z : et vous voyez on voit d’ici l’école primaire de la cotonne ; en fait c’est le trou ; là c’est leur cour Fin du parcours et prise de contact Z : non on a pas tout fait !

78 | L’EXPLORATION DU MILIEU DANS LE PROCESSUS DE CONCEPTION DU PROJET


RÉSUMÉ Quel est le rôle de la marche, un acte naturel chez l’homme, pour l’architecte ? Comment permet-elle l’exploration du milieu ? Ce travail de mémoire s’appuie sur l’importance de la marche et cherche à voir comment elle établit un lien entre l’homme et son paysage. Une forme d’art symbolique, devenant une pratique esthétique, avant d’être une manifestation urbaine, la marche se positionne comme un outil indispensable pour l’architecte afin de comprendre le monde. Cette étude se propose d’observer la participation de la marche (l’errance) à de différents moments et voir son impact sur l’architecture : du Nomadisme en passant par le Néolithique, du Ready-made au Surréalisme, de la Dérive Situationnisme aux marcheurs du Land Art, jusqu’à son application pour analyser l’Espace Public.

ABSTRACT/RESUMEN What is the role of walking, as natural as breathing, for the architect? How walking allows us to explore the territory? This thesis is based on the importance of walking and wants to observe how this movement establishes a link between the human and its landscape. A way of symbolic art, becoming an aesthetic practice, then an urban event, walking is positioned as an indispensable tool for the architect in order to understand the where he lives. This study aims to observe the involvement of walking (wandering) through different times and see its impact in architecture: starting from primitive Nomadism through the Neolithic, from the Ready-made to the Surrealism, from the Situationnist Dérive to the walking Land Artists, until its application to analyze the Public Space. ¿Cuál es el rol de la caminata, un acto natural en el hombre, para el arquitecto? ¿Cómo la caminata permite la exploración del territorio? Este trabajo de tesis se basa en la importancia del caminar y de estudiar cómo la caminata establece un vínculo entre el hombre y su paisaje. Una forma de arte simbólico, convirtiéndose en una práctica estética, para luego ser pasar a ser una manifestación urbana, el caminar se posiciona como una herramienta indispensable del arquitecto para comprender el mundo. Este estudio busca observar la participación de la caminata (y del vagabundeo) en diferentes momentos para luego ver qué impacto tiene en la arquitectura: comenzando por el Nomadismo a través del Neolítico, del Ready-made al Surrealismo, de la Deriva Situacionista a los caminantes del Land Art, hasta el momento en que se aplica para analizar el Espacio Público.

MOTS-CLÉS Marcher, Errance, Art, Ville, Paysage


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