Punctum

Page 1

En 1865, le jeune Lewis Payne tenta d’assassiner le secrétaire d’Etat américain, W.H.Seward. Alexander Gardner l’a photographié dans sa cellule : il attend sa pendaison. La photo est belle, le garçon aussi : c’est le studium. Mais le punctum c’est : il va mourir. Je lis en même temps : cela sera et cela a été ; j’observe avec horreur un futur antérieur dont la mort est l’enjeu (...) la photographie me dit la mort au futur. Ce qui me point, c’est la découverte de cette équivalence. Roland Barthes 1915 - 1980



J’ai envoyé mon âme à travers l’invisible déchiffrer quelque élément de cet au-delà et mon âme finit par me revenir et rapporta que je suis moi-même le ciel et l’enfer. Omar Khayyam 1048 - 1131


STUDIUM De quand dater ces photos ? Faut-il une date ? Elles portent en elles un raccourci fulgurant du temps. C’est une usure, des points d’humidité qui auraient pu apparaître dans des années. Celle-ci s’est formée en moins d’une année. Je me revois, il y a dix ans, lavant soigneusement les tirages. C’était la première fois que je prenais autant de soin à conserver des images. Il faut dire…


Il faut dire que j’avais tellement eu peur de me perdre que conserver trace de mon visage, trace de mon chemin, me semblait être indispensable. Je ne pense pas que c’était de la vanité ou une admiration de mon image sinon j’aurais fait des choix plus flatteurs. Non ; je voulais conserver ces photos car elles témoignaient d’un moment déterminant dans ma vie ainsi que la décision entière d’être enfin photographe. Avoir de beaux et durables tirages me rassurait. Alors, de quand les dater ?


Juin – juillet 2001 ? Je traverse une crise majeure qui vient heurter toutes les strates de ma vie sociale et affective. Je ne sais plus vivre. Je n’ai plus d’endroit où vivre. Je marche dans Paris mais je tourne en rond. Il faut un chemin plus long. Je pars prendre le départ d’un chemin qui commence en Auvergne, chez moi. Un chemin long : la via Podiensis en direction de Saint Jacques de Compostelle. Je marche vite, je dors peu, il fait très chaud. J’ai pris un appareil photographique léger et trois pellicules.


Un mécanisme s’installe, inconsciemment. Lorsque je m’arrête pour boire, je sors d’abord l’appareil, le tend à bout de bras et je déclenche en direction de mon visage. Puis je bois. Je ne fais aucune autre photo. Est ce que je dois dater ces images de ces jours ? Je n’ai même pas regardé l’“objet saisi”. C’est le ciel qui fait la photo. Ce n’est pas moi. Je vis automatiquement, enserrée dans une chape de douleur. Je suis inconsciente de ce qui s’inscrit sur les films. Je n’ai pas d’intention.


Septembre 2001 ? Retour à Paris. Un ami me prête son laboratoire. Je vois les trois planche-contact et suis stupéfiée par ces images. C’est bien ce chemin que j’ai vécu. Il est là, comme une topographie précise. Je passe trois jours dans le noir, à développer. Trois jours durant lesquels il me semble regarder pour la première fois mon visage, en-visager le jour suivant, seulement. C’est un temps où je dois bien admettre ce qui a été, là, devant moi. Alors, selon Barthes, c’est bien une photographie. C’est peut-être cette date que je dois retenir. Avant de développer les images, si elles demeurent dans l’appareil, dans la bobine, existent elles ? Si elles ne sont pas vues, regardées, disent elles “ça a été” ?


Entre septembre 2001 et septembre 2011, j’ai déménagé trois fois et ai stocké au hasard de locaux de fortune. J’avais un jeu de tirages de cette série « Santiago de Compostella » dans mes affaires. J’en avais préparé un pour une exposition. Les marie-louise étaient prêtes. Je ne le retrouvais plus. En aout 2011, j’ai l’opportunité d’exposer des peintures. Je descends dans la cave de l’immeuble dans lequel je vis depuis 4 ans. Une amie m’aide à remonter les cartons de dessins. Deux sont attaqués par de l’eau et sentent la pourriture. Je découvre le jeu de photos perdu. Mon amie me regarde, atterrée. J’exulte. Une joie indicible s’empare de moi. Le temps a œuvré, de façon magistrale : l’humidité accidentelle de la cave a abimé ce visage qui n’est plus moi. Je me réjouis. Ce n’est pas un portrait de Dorian Gray qui témoignerait de mes méfaits. C’est un écrasement, une compression du temps qui secoue mon être.


Je me sens bien, solide, beaucoup plus jeune qu’il y a dix ans et ce “moi” est mort. Barthes, en regardant la photo de ce jeune condamné à mort dans sa cellule écrit : “il est mort et il va mourir”. C’est cette simultanéité des constats en une seule image qui donne le vertige. En passant par les profondeurs de la cave, comme un travail intérieur profond, je ressens “voilà qui je suis et qui je ne suis pas”. Alors je re-photographie ces images, pour une mise en abyme, sans y penser, par nécessité encore, comme en 2001. Mais cette fois, je regarde dans le viseur. “Je me regarde et je ne me regarde pas..” Roland Barthes ajoute : “Le second élément vient casser (ou fendre) le studium. Cette fois ce n’est pas moi qui vais le chercher (comme j’investis de ma conscience souveraine le champ du studium c’est lui qui part de la scène, comme une flèche, et vient


me percer ; (..) Ce second élément qui vient déranger le studium, le j’appellerais donc le punctum ; car punctum c’est aussi : piqûre, petit trou, petite tache, petite coupure- et aussi coup de dés. Le punctum d’une photo, c’est ce hasard qui, en elle, me point.” Allez, il faut se décider. Dater, Nommer. Les piqures du temps sont là. PUNCTUM Septembre 2001 – 2011
















Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.