Extrait enfants de l'eternité

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JUAN MIGUEL AGUILERA & JAVIER REDAL LES ENFANTS DE L’ÉTERNITÉ


Comme la lentille fait découvrir des mondes Dans l’abîme insondable de l’espace, Ainsi les yeux des Immortels Contemplent les obscures visions de Los et la sphère chatoyante de vie et de sang. William Blake


GUIDE DES PERSONNAGES LA UTSARPINI Jonás Chandragupta : scientifique de l’Université de Kunthaloka. Chait Rai : mercenaire ksatrya. Ozmán Nasser : soldat de l’Infanterie de marine. Job Isvaradeva : commandant du Vajra. Gwalior : adjudant-chef du Vajra. Bana Jalandhar : sergent de l’Infanterie de Marine. Khan Kharole : leader de la Utsarpini. L’EMPIRE Lilith Firishta : biologiste. Ab Yusuf Rhon : exobiologiste. Aria Prhuna : commandant du Kalpa. Ban Cha : analyste systèmes du Kalpa. Jai Shing : chef de l’expédition impériale. Kot Dohin : physicien. Hanna Sudara : officier sur le Kalpa. LA FRATERNITÉ Hari Pramha : aumônier sur le Vajra. Habel Swami : conseiller adhyát. Srila : Jagad-Gourou.



PROLOGUE Les amas globulaires se révèlent pauvres en métaux et en éléments lourds. Leurs soleils sont en effet très anciens. Ils appartiennent à la « première génération » d’étoiles. Ils contiennent trop peu d’hydrogène et de glace pour maintenir la vie, compte tenu de la complexité chimique qu’elle requiert… Mais la Galaxie n’est pas non plus capable d’héberger la vie. Son noyau est inondé de radiations mortelles par un énorme trou noir. Ses bras en spirales, bien qu’ils soient épargnés par les radiations et possèdent en abondance les précieux éléments lourds, ne peuvent abriter la vie intelligente. Les étoiles de ces bras sont séparées par des annéeslumière, ce qui empêche la parole de Dyaus Pitar de se répandre d’un système à l’autre. Pensez-y, des années-lumière… Même l’Empire, malgré sa puissance technologique, n’est jamais parvenu à construire des vaisseaux capables de parcourir des distances aussi énormes en un temps raisonnable. Par conséquent, quel sens y aurait-il à ce que Dyaus Pitar crée la vie sur des planètes qui, de par leur nature propre et celle de leur environnement, sont irrésistiblement condamnées à l’ignorance des Textes Saints ? Akasa-puspa constitue une exception parce que Dyaus Pitar l’a décrété ainsi. On y trouve des soleils entourés de planètes habitées, des soleils riches en éléments lourds qui rendent possible la présence de planètes solides. 7


Les scientifiques s’empêtrent dans des discussions interminables et absurdes sur l’origine des éléments lourds d’Akasa-puspa. Ils refusent la réponse la plus évidente : notre Univers a tout simplement été configuré ainsi par Dyaus Pitar afin de favoriser la diffusion de Sa Parole. Et c’est précisément pour satisfaire notre désir ardent de l’apporter jusqu’aux points les plus reculés d’Akasa-puspa que Dyaus Pitar nous a donné les babels, les Portes Saintes de l’Espace, et qu’il en a confié la garde exclusive et inaliénable à la Grande Fraternité. Discours de Srila devant les diplômés de l’Université de Krishnaloka, 4.975 DFI


CHAPITRE 1 Le jeune homme passa une main tremblante dans ses cheveux noirs en désordre et regarda autour de lui, désespéré. Sur sa joue, le tatouage de deux serpents enroulés – symbolisant la double spirale de l’ADN – révélait son appartenance à la caste des biologistes. Dans ses yeux, se reflétait la peur. Une table en bois et deux chaises constituaient l’unique mobilier de la salle d’interrogatoire. Il déambulait d’un pas gauche dans la pièce étroite. Ses jambes, estropiées par la polio après son quatrième anniversaire, étaient renforcées par une armature de métal articulée au niveau du genou. Jusqu’à l’âge de vingt ans, il avait marché avec des béquilles. Il ne s’en était libéré qu’au prix d’un effort de volonté dont peu l’auraient cru capable. Parce que Jonás n’était pas un homme fort. Tout le monde savait qu’il n’avait pas une volonté de fer. Il fondrait comme du beurre devant les interrogateurs. À cette pensée, un mélange de douleur et de rage lui fit monter les larmes aux yeux. Malgré la conviction morbide que son destin était scellé, une partie de lui-même se dressait et se hérissait, indignée. Pour qui se prenaient ces militaires ? Pourquoi faisaient-ils irruption sur une planète parfaitement sereine et démolissaient-ils le cours de sa vie ? 9


La porte s’ouvrit et un homme à l’air sévère entra dans la pièce. Il était petit, avec les cheveux coupés en brosse, et portait un uniforme bleu décoré de l’emblème de la Utsarpini : l’épée et la paume croisées, couleur or. Jonás fut surpris. Il croyait avoir été conduit directement devant les inquisiteurs de la Fraternité. Il se rappela que la petite taille était une caractéristique commune aux hommes de la Marine. Que pouvaient bien attendre de lui les militaires de la Utsarpini en un moment pareil ? L’homme s’assit en face de lui. D’un maigre porte-documents, il sortit un formulaire qu’il feuilleta. — Docteur Jonás… Jonás Chandragupta, commença-t-il. Natif de Martyaloka ? — Oui. — Depuis combien de temps vivez-vous à Kunthaloka ? — Cinq ans. — Dites-moi, pourquoi avez-vous abandonné une planète appartenant à la Utsarpini pour vous établir sur une autre conduisant une politique totalement hostile à celle-ci ? — Je ne peux pas vous donner de raison précise… hésita Jonás sans savoir quoi répondre. Il ne voulait pas se compromettre davantage ; il souhaitait juste se sortir de là et rester en vie. — Vous n’êtes pas sympathisant de la Utsarpini ? Vous ne croyez pas aux principes de notre croisade ? — En fait, je… Jonás avala sa salive avant de poursuivre : — Je ne suis pas opposant, si c’est ce que vous voulez dire. Son interrogateur l’observait comme le ferait un joueur d’échecs confronté à une attaque maladroite de son adversaire. Il consulta de nouveau le formulaire. — D’après ce document, vous avez décroché un doctorat de biologie à l’Université de Martyaloka. Exact ? — D’archéobiologie… — Pardon ? 10


— D’archéobiologie. C’est ma spécialité, répondit Jonás. Il ajouta, sans pouvoir masquer le tremblement de sa voix : — Que comptez-vous faire de moi ? — Tranquillisez-vous, docteur. Bien que vous n’ayez pas l’air de le croire, ici nous sommes entre amis. Mais dehors… Je dois vous dire que la Fraternité s’intéresse beaucoup à vous. Nous avons reçu de nombreuses pressions de leur part. Ils tiennent à vous récupérer. — Je comprends, soupira Jonás, abattu. — Mais comme je le dis… Reconnaissez-vous cet insigne ? demanda l’interrogateur en désignant son emblème. L’épée et la paume. Je ne suis pas un de leurs interrogateurs. La Marine de la Utsarpini n’a pas la moindre intention de vous livrer aux religieux. — Qu’attendez-vous de moi, alors ? Ça vous amuse de jouer au chat et à la souris ? — Je fais simplement mon travail, Docteur Jonás. Je tente de savoir si la Utsarpini peut vous faire confiance. Le biologiste lança un regard étonné à son interrogateur. — Vous plaisantez ? Pourquoi la Utsarpini aurait-elle besoin de me faire confiance ? — La Utsarpini cherche des scientifiques et des techniciens pour ses vaisseaux de guerre. En ces temps difficiles, tout bon spécialiste rencontré sur une planète nouvellement intégrée est intéressant pour notre armée. — Je suis une prise de guerre ? — Appelez ça comme vous voudrez… L’officier poursuivit sa lecture en silence pendant quelques instants. Puis il leva les yeux et reprit : — À première vue, vos théories sur le… thème des Origines vous ont valu votre inscription sur la liste noire de la Fraternité. Vous affirmez que la race humaine n’est pas originaire d’Akasa-puspa, qu’elle est apparue en un autre point de l’Univers, et vous avez publié plusieurs ouvrages sur le sujet. C’est en opposition directe avec leurs doctrines. — Vous avez lu un de mes livres ? 11


— Je crains que non. Ce sont des lectures « peu recommandables » dans le milieu de la Utsarpini. D’autre part, je ne suis pas spécialiste. — Je vois. Si vous m’aviez lu, vous sauriez qu’au sein de l’Empire de nombreux biologistes soutiennent cette théorie dont je n’ai pas l’exclusivité. J’ai simplement tenté de la diffuser au sein de la Utsarpini. — Et ils prétendent la même chose que vous ? Que la race humaine est née en dehors d’Akasa-puspa ? — Exactement. — Quelles preuves pouvez-vous avancer ? Comment en êtes-vous si sûrs ? Il n’existe pas de registres antérieurs à l’Hégémonie de Alikasudara-Maha, il y a cinq mille ans. — Nous avons des preuves génétiques que les humains ont colonisé Akasa-puspa dans un passé beaucoup plus ancien, il y a des millions d’années, peut-être. — Alors quel est notre monde d’origine ? Est-il loin d’Akasa-puspa ? Où se trouve-t-il ? — Personne ne le sait. Certains archéobiologistes impériaux affirment qu’il s’agirait d’une planète située dans les bras en spirale de la Galaxie. — De la Galaxie ? Mais nous en sommes à des milliers d’années-lumière ! J’ai beau ne rien comprendre à l’archéobiologie, je m’y connais en navigation spatiale. Rien ne peut voyager plus vite que la lumière… — Effectivement… — Comment avons-nous traversé, dans ces conditions, le vide qui nous sépare de la Galaxie ? Comment nos ancêtres ont-ils voyagé jusqu’ici malgré cette limitation imposée par la vitesse de la lumière ? Jonás regarda l’interrogateur droit dans les yeux. — À quoi rime cet interrogatoire ? Que cherchez-vous à savoir sur moi ? Pourquoi ne pas poser des questions directes ? — Je vous l’ai déjà dit : je tente de vérifier si vous êtes utile à notre cause. 12


— La cause de la destruction, de l’obscurantisme, de la suppression des livres par le feu ? L’interrogateur secoua lentement la tête de droite à gauche. — Vous avez une fausse idée du travail que nous réalisons. Tant que nous resterons dans un « État de poissons », nous ne pourrons pas faire face aux attaques continuelles menées de l’extérieur. Nous gaspillons nos forces en des guerres continuelles et inutiles. Tant que nous ne connaîtrons pas la paix, nous n’aurons pas de temps à consacrer au progrès. — Qui tentez-vous de convaincre ? Vous êtes alliés de la Fraternité. Vous avez envahi cette planète en luttant coude à coude auprès des religieux. L’officier nia une fois de plus. — C’est sans importance. Le travail des politiciens est de conclure des alliances. Celui des militaires est d’obéir aux ordres et de lutter pour un idéal. Le mien, Docteur Jonás, est très similaire au vôtre : la culture et le progrès. Il désigna de la main l’insigne de l’épée et de la paume, puis poursuivit : — La paix sous protection armée. — Sur Kunthaloka, nous avions une société avancée et libre. Nous vivions en démocratie. Vous avez mis fin à tout cela. La Fraternité a déjà appliqué la censure sur tous les médias… C’est ça, votre travail de culture ? — Libre et démocratique ? Qui essaie de tromper qui, à présent ? Votre société était organisée dans l’unique but de maintenir les Paysans au pouvoir. Et vous, les scientifiques, de mèche avec les administrateurs et les commerçants, vous collaboriez effrontément avec eux. — Mais il s’agissait juste d’une première étape ! Quelles possibilités restera-t-il avec la Fraternité et son pouvoir implacable ? L’officier sourit. — Comme vous l’avez dit vous-même, il s’agit d’une première étape. 13


— Ce n’est pas pareil, insista Jonás. — De toute façon, continua l’officier, cette discussion est inutile puisque je viens de prendre une décision… Il se leva. Jonás l’imita, déconcerté. — Je peux savoir laquelle ? — Vous venez d’être admis dans la Marine de la Utsarpini. Jonás le dévisagea, abasourdi. — Vous plaisantez ? Vous avez vu mes jambes ? — Ça ne sera pas un problème en gravité 0. — Mais c’est ridicule ! — Bien sûr, vous êtes en droit de refuser… — Et qu’est-ce qui m’arrivera, dans ce cas ? — Vous serez remis à la Fraternité. Nous n’avons pas d’autre alternative. — En gros, je suis libre de refuser et de mourir. — Voyez les choses de cette façon : la Fraternité est à vos trousses et votre seule manière de quitter ce monde est à bord d’un vaisseau militaire. Vous avez le choix. Soit vous voyagez dans une cabine confortable en tant qu’officier scientifique, soit on vous transporte dans la soute, en compagnie de mille autres prisonniers, jusqu’à une prison oubliée sur Nirgunaloka… Que ça vous plaise ou non, nous sommes pour vous ce qui ressemble le plus à un ami sur cette planète. La décision vous appartient, Jonás. Réfléchissez-y.


CHAPITRE 2 L’immense salle des banquets était à peine chauffée par la cheminée centrale en briques dans laquelle brûlait un feu. Les murs de pierre étaient vides de toute décoration, à l’exception de quelques tenues de combat spatiales accrochées çà et là. De longs étendards aux couleurs des clans fidèles à Kharole pendaient du plafond voûté, à quinze mètres au-dessus de la tête des invités. Près de la cheminée, se trouvait une large table de chêne autour de laquelle un petit bataillon de valets s’affairait à transporter d’innombrables assiettes et plats remplis des mets les plus variés. Le groupe bruyant de convives était dominé par la silhouette spectaculaire de Khan Kharole. Un couple de molosses énormes à l’air menaçant déambulait autour de lui, ramassant les os qu’il jetait par terre. Pour la réception officielle, Khan avait choisi de porter l’inconfortable uniforme d’apparat des cuirassiers. Ses auxiliaires l’avaient aidé à ajuster sur son plastron le totem de son clan, le Lion, gravé en or sur sa poitrine, ainsi que l’épée et la paume de la Utsarpini sur son épaule. Il avait chaussé ses bottes douces en peau de chien, couvrant les jambes larges de son pantalon écarlate, puis complété sa tenue par les fourragères et les écussons des quatre corps d’armées de la Utsarpini. Avant de sortir, Khan s’était regardé dans un miroir, se tapotant l’abdomen d’un air satisfait. C’était un homme 15


corpulent de cinquante ans standard, d’un mètre quatrevingt-cinq, au cou épais. Il avait toujours eu une santé de fer, et malgré une pratique assidue de sports tels que la chasse et la lutte à basse gravité, son grand appétit l’avait doté d’une volumineuse bedaine qui commençait à poser problème aux techniciens chargés de dessiner ses combinaisons spatiales. Comment allait-il maigrir si l’étiquette l’obligeait à multiplier des ripailles comme celle d’aujourd’hui ? Il fallait sans doute célébrer sa récente victoire sur Kunthaloka. Mais Kharole se demandait s’il y avait vraiment quelque chose à fêter. Ce soir, je ne suis pas d’humeur, se dit-il. Peut-être à cause des ordres d’exil qu’il venait de signer. Et pourtant, lorsqu’il avait annoncé sa décision aux Chefs de Clans qui allaient être déportés, de nombreux visages avaient souri. Sans doute pensaient-ils se forger une bonne situation sur une autre planète avec les capitaux qu’ils envisageaient d’emporter. S’ils imaginent qu’on les laissera agir à leur guise… L’Empire tentait habituellement de décourager les rébellions dans les provinces conquises en pratiquant une terreur brutale basée sur la tuerie de masse et la mutilation. Khan Kharole, pour sa part, avait recours à une méthode plus subtile : la déportation. Il exilait une grande partie de l’aristocratie d’une province et l’établissait en territoire étranger, tandis qu’il faisait occuper par des immigrés les territoires qu’il venait de vider. Il en résultait un affaiblissement de la conscience nationale et une franche hostilité envers les nouveaux arrivants. Cette agressivité consumait des énergies qui autrement auraient été dirigées contre la Utsarpini. Peut-être aurait-il dû couper quelques têtes, mais Kharole en avait assez du sang. Il s’était trop souvent comporté comme un bourreau. Il soupira et reporta son attention sur le banquet. Autour de la table, étaient assis les représentants des clans locaux qui 16


avaient été assez astucieux pour retourner leur veste avant le débarquement de la Utsarpini. Kharole savait que, tôt ou tard, ils poseraient des problèmes. Ils reprendraient la lutte dès que la politique du Trône favoriserait leurs intérêts, tentant de récupérer une partie de leurs privilèges perdus. Certains avaient accepté de collaborer juste après leur incarcération et avaient ainsi échappé de peu à l’exil. « Les riches gagnent toujours la guerre, disait son conseiller, le sage Kautalya. Même quand ils la perdent ». Il réalisa qu’on lui posait une question. C’était Khatia Prubada, l’élégante épouse de Sri Prubada, leader de l’un des premiers clans vaikhuntains à se rapprocher de la Utsarpini. — Chattrapati, pensez-vous que les combats vont bientôt cesser ? — Cela semble difficile à dire, Madame. Mais le pire est passé ; il nous reste les opérations de nettoyage. Qui coûteront presque autant de vies, mais cela se remarquera moins, pensa Kharole. — Avec la prise de la babel, poursuivit-il, nous pouvons faire acheminer des renforts et les rebelles seront isolés. Mais il nous reste à capturer leurs places fortes une par une, ce qui prendra dix fois plus de temps. Si vous vous inquiétez pour vos affaires, soyez tranquille, les choses rentreront bientôt dans la normalité. Kharole esquissa un sourire rassurant. Des impôts élevés, une dévaluation de la monnaie, une économie de guerre. Prenez-le avec calme, pensa-t-il. Les principaux clans de l’hémisphère sud de la planète semblaient avoir conclu une alliance. Mais sans appui économique, les rebelles ne tiendraient pas longtemps. C’était son principal but en désorganisant l’économie de la planète. Kharole remarqua que toute l’assistance, autour de la table, était suspendue à ses paroles. — Oui, mes amis, reprit-il, aujourd’hui plus que jamais, nous devons être patients. Mon père disait toujours que 17


gouverner, c’est s’asseoir tranquillement sur quelque chose : les rois s’asseyent sur des trônes, les ministres sur des fauteuils. Gouverner n’est pas affaire de muscles, mais de cerveau… et d’hôtesses. Les invités le gratifièrent d’un rire aimable, tandis que certaines dames prenaient un air faussement scandalisé. Après le repas, tous furent conduits vers un salon adjacent où des majordomes servirent un thé aromatisé aux épices à la mode kunthalokienne. Rapidement, de petits groupes de conversations se formèrent. Khan s’approcha de Kautalya, un vieil homme aux lèvres fines arborant une incroyable touffe de cheveux grisonnants. Il était devenu son conseiller personnel après avoir été celui de son père. Sa fidélité aux « Kharole » ne pouvait être mise en doute. — Chattrapati, déclara Kautalya à voix basse, le jeune commandant Isvaradeva vous attend dans l’entrée. — Kamsa ! s’exclama Kharole. Avec toute cette agitation stupide, je l’avais presque oublié. Que ferais-je sans toi ? Je vais le recevoir de suite. On ne doit pas faire attendre un jeune homme si précieux pour la Utsarpini. *** L’un des majordomes du palais conduisit Kharole et Kautalya jusqu’à l’antichambre où patientait Job Isvaradeva. Kharole approcha de l’homme jeune, trop jeune pour son rang élevé, qui tentait de se vieillir en ornant son visage fin d’une moustache peu fournie. La délicatesse de son physique et la ligne douce de ses lèvres montraient l’appartenance d’Isvaradeva aux Clans Supérieurs. — À vos ordres, Chattrapati, fit Isvaradeva avec un salut militaire. — J’espère que tu voudras bien m’excuser, commandant, répondit Kharole en rendant le salut. On sait toujours quand 18


commencent ces maudites cérémonies, mais on ne peut jamais dire à quelle heure elles vont finir. Tu as sans doute attendu. — À peine quelques minutes, Chattrapati. — Bien. Je regrette que tu n’aies pu arriver plus tôt pour nous tenir compagnie. As-tu faim ou soif, commandant ? Les cuisiniers, par excès de zèle, ont préparé de quoi nourrir un régiment. — Euh… Je vous remercie, Chattrapati, mais j’ai mangé il y a une heure à bord du vaisseau. — Le Vajra ? Dans quel état est-il ? — Quasiment remis de son dernier combat. Il sera bientôt prêt à reprendre du service. — J’en suis certain. Bien. Bien… Nous avons à parler, sais-tu ? Viens avec nous. Kautalya, trouvons un endroit plus tranquille. Kautalya les conduisit à travers plusieurs salles jusqu’à la bibliothèque. Ils y parvinrent après un long trajet à travers de tortueux passages qui paraissaient opulents, en comparaison de la salle à manger dépouillée. De lourdes tentures couvraient les murs. Un épais tapis était posé sur les dalles de marbre froides. Des tableaux représentant des villes et des paysages des mondes les plus pittoresques de l’Empire étaient accrochés à intervalles réguliers. Dans l’air ambiant flottait l’odeur vague, pas désagréable, de fleurs invisibles. Ils arrivèrent finalement à la bibliothèque. Après leur entrée, Kautalya ferma les deux vantaux de la porte. Isvaradeva étudia, admiratif, l’énorme quantité de livres accumulés sur les étagères. Nombre d’entre eux appartenaient probablement à la collection du château, mais il savait que Kharole voyageait toujours avec une bibliothèque personnelle dans ses bagages. — Tu fumes ? demanda celui-ci en ouvrant une boîte de cigares qu’il lui tendit. — Non merci, Chattrapati. 19


— Gosser, mon médecin, veut que j’arrête. Merde… si je ne peux plus profiter des petits plaisirs ! s’exclama-t-il en allumant un cigare. Il lâcha un rond de fumée avec satisfaction. — Il me fatigue aussi avec son refrain sur les conséquences si je continue… Il expulsa la fumée et pointa son cigare en direction des livres. — Ces amis sont le petit refuge privé qui me suit partout. Parfois, j’étudie très tard, les nuits où je n’arrive pas à dormir. Je sais cependant que c’est une bataille perdue d’avance. J’ai commencé trop vieux et je ne parviendrai jamais à dominer totalement ces sciences. Mais quand j’étais jeune, j’avais d’autres problèmes en tête. Et l’étude n’était pas bien vue en ces temps d’obscurantisme. — Nous savons tous comment le Chattrapati a lutté pour changer cet état de choses. — Ce sont des hommes comme toi, commandant, qui rendent mon rêve possible. L’un des serveurs apporta du thé. Comme Kharole n’aimait pas le boire seul, le serveur avait posé sur le plateau une théière, des gâteaux, des fruits secs, un petit pot de lait et deux assiettes de crème. — Ah, j’oubliais. Un cognac ou autre chose… ? — Euh… non merci, Chattrapati. Je n’ai pas l’habitude. — C’est bien. Moi non plus. Manger beaucoup et boire peu, c’est ma règle. Mais je ne prétends pas l’imposer à tout le monde, conclut-t-il en faisant un geste vague de son cigare. La main de Kharole se tendit jusqu’à un dossier posé sur une petite table proche. Il le feuilleta nonchalamment de sa main libre. Isvaradeva contempla la couverture, envahi par un vague désir de tendre la main pour en découvrir le contenu. Au lieu de céder à sa pulsion, il but une gorgée de thé. Ce dernier était délicieux. Rien à voir avec la lavasse servie sur les vaisseaux de guerre. 20


— Hummm, fit Kharole tout en lisant… Pas mal. L’Amirauté semble avoir une très haute opinion de toi. Ils m’ont fait parvenir une douzaine de demandes te proposant pour tous les honneurs, excepté la déification. Mais tu sais quoi ? Je n’ai pas besoin de héros. Les héros sont bons pour les défaites. Pour que la foule les adule et oublie les pertes. En revanche, j’ai besoin d’hommes avec un sens du devoir comme le tien. Les sourcils gris de Kharole se levèrent et son regard pénétrant se reporta sur le visage d’Isvaradeva. — J’ai rencontré ton père. Tu l’ignorais ? Connaissant sa façon de penser, il est clair qu’une amitié comme la mienne n’était pas évidente, là-bas. Tu ne crois pas ? — Eh bien… — Allez, ne te gêne pas. Je suppose qu’il devait me traiter de « sauvage puant », « yavana déprédateur », « pilleur de tombes » ou d’autres noms du même style. Bien qu’on l’ait prévenu, Isvaradeva se sentait embarrassé par la déconcertante franchise de Kharole. En tout cas, la position de son père paraissait logique. Le pouvoir de son clan s’appuyait sur la possession de la plus importante et la plus riche région agricole de Kimhaloka. Lorsque l’Empire s’était retiré de la zone, suivi par quelques-uns des clans les plus influents, ses ancêtres avaient choisi de rester et avaient profité du pouvoir et de l’indépendance jusqu’à l’arrivée des Kharole. Khan tira une longue bouffée de son cigare, exhalant un nuage de fumée avec un soupir de nostalgie. — Quelle époque c’était ! Aujourd’hui, j’aurais du mal à me fourrer dans une capsule d’atterrissage, ajouta-t-il en tapotant son ventre. Isvaradeva, ton père était un homme juste. Nous avions nos désaccords, mais il remplissait le rôle de tampon entre les Clans Supérieurs et la Utsarpini. Il a certainement épargné de nombreuses vies par ses talents de négociateur. Il se tut un instant, absorbé dans ses souvenirs. Finalement, il lâcha : 21


— Mais oublions le sujet, commandant Job Isvaradeva. Nous parlions de toi. J’ai besoin d’un bon officier. Un type qui sache utiliser ses yeux, ses oreilles et son cerveau avant ses muscles. Un soldat loyal. Il quitta soudain son siège et se dirigea vers l’autre bout de la pièce. Isvaradeva, pris par surprise, posa sa tasse et se leva. Répondant à un geste d’invite de Kharole, il s’approcha de l’endroit où celui-ci se tenait. Le vieux Kautalya les suivit plus lentement. Kharole contemplait un objet énorme et étrange qui ressemblait à un gros bloc de verre ou de plastique transparent, de forme approximativement cubique, d’un mètre cinquante d’arête. Celui-ci reposait sur une base métallique d’environ trente centimètres d’épaisseur et aussi large que le cube lui-même. — Tu as une idée de ce que c’est, mon garçon ? demanda Kharole. Isvaradeva examina soigneusement le cube. Au fond, on distinguait quelque chose. Mais c’était difficile à identifier. Des lentilles ? Des projecteurs ? Des caméras ? — On dirait un artefact de fabrication impériale. — C’en est un. Un cadeau d’anniversaire, offert par l’ambassadeur Sidartani de la part de l’Empereur. Ils appellent cet objet un « holotank ». Oui, j’ai le panneau de contrôle. Kharole tenait une plaque de plastique noir brillant, du double de la taille d’un livre. Il actionna un interrupteur sur le côté. La surface de la plaque s’illumina aussitôt de rangées de lettres et de chiffres. — Incroyable, non ? Ça communique avec l’autre partie par ultrasons, ou infrarouges, ou par télépathie, va savoir. Kautalya, tu veux bien tirer les rideaux, s’il te plaît ? Le conseiller obéit. Dans le même temps, l’holotank donna des signes de vie. Un vrombissement doux de ventilateur montait de sa base. L’intérieur de l’holotank parut se remplir de points lumineux. Soudain, Job comprit. C’était une reproduction, incroyablement détaillée, d’Akasa-puspa. 22


— Un prodige de la science impériale, commenta Kharole. J’aimerais savoir comment il fonctionne. Mes informaticiens auraient bien voulu l’ouvrir, mais ils n’ont pas osé. Je ne les aurais pas laissés essayer. Ils m’ont dit que l’un de nos ordinateurs effectuant le même travail occuperait la taille de tout ce bâtiment… Et aussi que, d’après leurs déductions, la majeure partie du volume de cette chose est occupée par le groupe de projecteurs. Isvaradeva écoutait distraitement, fasciné par la sphère de points lumineux qui tournait lentement au centre du cube. Chaque étoile se mouvait en une danse compliquée, influencée par ses voisines. Mais, vues dans leur ensemble, elles tournaient toutes dans le même sens autour du noyau d’Akasapuspa. — Ceci va me servir pour te montrer le problème, comme l’a fait Lord Sidartani avec moi. Isvaradeva se retourna. Le visage de Kharole était illuminé par les lumières du tableau de contrôle qu’il tenait toujours à la main. — Voyons si je me souviens… Là, je diminue la luminosité. Et l’éclat d’Akasa-puspa s’atténua un peu. — Bien, poursuivit-il. Et maintenant… À l’intérieur de l’holotank, une fine ligne de lumière bleue se dessina, formant un arc presque parfait. Elle traversait les étoiles, dans une zone intermédiaire entre le Noyau et la Limite. Rapidement, la ligne se ferma en un cercle entourant Akasa-puspa. Une autre commença alors à se former. Et une autre. Et encore une autre. Le Système Chaîne, comprit Isvaradeva. L’Ancien Empire avait créé ce réseau de gigantesques véhicules cargos sans équipage, circulant à un quart de la vitesse de la lumière, qui parcouraient en cercles la zone habitable d’Akasa-puspa. Ils évoluaient autour du Noyau, utilisant son intense champ magnétique pour tourner, comme des 23


électrons à l’intérieur d’un cyclotron. Le Système Chaîne était la grande œuvre des impériaux. Un moyen de transport conçu pour développer les liens à travers des distances énormes. Une fois accélérés à l’aide de canons laser jusqu’à atteindre leur vitesse de croisière, ils se maintenaient sur leur trajectoire sans consommer d’énergie, excepté pour les ordinateurs. Un enchevêtrement complexe de lignes bleues entourait Akasa-puspa, formé par de grands cercles qui se coupaient à proximité d’une étoile : la Capitale de l’Empire. Kharole actionna un commutateur sur le tableau. Un segment d’une des lignes bleues devint soudain rouge. — L’un des rickshaws de ce circuit a été détruit. Juste au moment où il traversait ce secteur, près de nous, dit-il. Sidartani m’a remis cet enregistrement… Kharole actionna une nouvelle commande et l’image d’un rickshaw miniature se forma à l’intérieur du cube, près du centre de l’écran, découpé comme une tache sombre sur le fond brillant d’Akasa-puspa. Le corps cylindrique était parsemé d’innombrables conteneurs de chargement, de minuscules écoutilles et des crochets fins comme des épines. La bande son du film s’éleva dans la pièce : « Le rickshaw que l’on croyait disparu il y a un an a été retrouvé, dérivant à un quart de la vitesse lumière à 0,7 années-lumière de Kunthaloka. Il a été détecté par une sonde de l’Empire, pointée en direction de l’espace profond… » — Une de leurs sondes espion, déclara depuis la pénombre Kautalya qui jusqu’à présent était resté silencieux. Kharole fit une moue ironique et continua de regarder l’enregistrement. « … et dont le programme de mission a été redéfini pour localiser le rickshaw, partant de l’idée qu’une avarie l’empêchait de manœuvrer… » Combien de temps mettait un rickshaw à boucler son circuit ? se demanda Isvaradeva. Il sortit une sorte de règle à calcul de 24


poche. Bien, pensa-t-il. L’Amas fait cent cinquante années-lumière de diamètre. La zone habitable se situe à une moyenne de cinquante années-lumière du noyau… À un quart de la vitesse de la lumière… Cela représentait six cents ans. Depuis la fin de l’Ancien Empire, ce rickshaw avait parcouru un peu moins de la moitié de sa trajectoire ! Un zoom élargit l’image, permettant d’apprécier les véritables dimensions. Le rickshaw était un vrai monde artificiel transportant les richesses d’une douzaine de planètes. Les écoutilles, qui de loin ressemblaient à des boîtes d’allumettes, étaient en fait d’énormes portails de cinquante mètres de haut et les « épines » de formidables bras de grues de plus de cent mètres de longueur. Les rickshaws étaient immenses. Et pourtant, celui-ci avait été victime d’une attaque dévastatrice. Il était pratiquement détruit, la coque couverte de milliards de perforations inexplicables. — Une bombe à fusion aurait réduit ce rickshaw en poussière radioactive, déclara Kharole sans détourner le regard de l’enregistrement. Un laser ou un rayon de particules l’aurait sectionné en deux proprement. Qu’est-ce qui a pu causer un tel désastre ? « De même, conclut la voix enregistrée, les modules d’exploration ont découvert que toute la matière organique de ses conteneurs a disparu. » L’image de l’holotank s’arrêta et Kharole demanda à son conseiller d’ouvrir les rideaux. — Bien, poursuivit Kharole, comme tu l’as constaté, un véhicule de l’Empire capable de se mouvoir au quart de la vitesse de la lumière a été intercepté et rendu inutilisable. Et à ma connaissance, la Utsarpini ne possède aucun engin qui en ait la capacité. D’un autre côté, la disparition du chargement organique m’intrigue… Des pillards ? Le rickshaw a été détruit dans une zone où les incursions angriffs sont fréquentes. Commandant, tu as déjà rencontré ces aliens dans le passé… 25


— Oui, Chattrapati. — Tu penses que les angriffs pourraient être derrière cette attaque ? — Je ne crois pas, Chattrapati. Leur technologie est encore plus primitive que la nôtre. Je ne crois pas qu’ils disposent de moteurs capables d’accélérer un vaisseau pour atteindre la vitesse d’un rickshaw… Mais avec les angriffs tout est possible. Ce que nous savons d’eux tient à peine sur la moitié d’une page. La seule certitude est qu’ils sont agressifs et sanguinaires. Leurs cibles préférées sont les stations sans protection, mais ils s’attaquent également de temps en temps à une planète pour la saccager et fuir tranquillement en utilisant sa babel. Quant à la rumeur suivant laquelle ils dévoreraient les êtres humains… eh bien… quand on les a combattus… — On abaisse son seuil de crédulité ? demanda Kharole. Le commandant acquiesça. — Mais anthropophages ou non, notre ignorance à leur propos reste importante, n’est-ce pas ? ajouta Kharole. Nous ne connaissons même pas leur monde d’origine. — Leur planète se situe peut-être dans ce secteur, répondit le jeune commandant. Un vagabond à l’orbite erratique entre plusieurs étoiles, la lune d’une naine brune… Un tel objet serait quasi impossible à détecter. Mais ils n’ont pas de vaisseaux à fusion ou à technologie similaire. S’ils en disposaient, ils feraient bien pire que de s’attaquer aux vieux rickshaws. — Nous devons nous en assurer, commandant, soupira Kharole. C’est pourquoi je n’ai pu rejeter l’offre de l’Empire. Ils proposaient d’envoyer sur place un de leurs vaisseaux d’investigation. Un vaisseau à fusion, de portée illimitée. Ils ne le feraient pas sans un motif sérieux. Tu peux imaginer ce qui se passerait si un tel vaisseau tombait en de mauvaises mains ? Mais je n’ai pas pu refuser. Aucun voilier solaire ne pourrait rattraper ce rickshaw à un quart de C. Le vaisseau à fusion de l’Empire est notre seule possibilité. Si bien que ta mission, commandant, va consister à… 26


— J’ai compris, Chattrapati. À être votre… observateur sur le vaisseau impérial. — Voilà. Avoir les yeux et les oreilles bien ouverts, et l’esprit en alerte. Observer ce qui se passe sur ce fichu rickshaw. Vérifier si les gens de l’Empire se consacrent réellement à l’enquête sur le naufrage… Pour cela, tu seras accompagné par un scientifique. J’ai demandé à la Marine qu’ils nous en envoient un. Kharole actionna une commande sur la console et Isvaradeva cligna des yeux lorsque les lumières s’allumèrent. — Voilà tout ce que nous savons. Kautalya donna une chemise à Kharole, qui à son tour la tendit à Isvaradeva. — Examine le contenu en détail, reprit Khan. Et maintenant, à moins que tu aies des questions, jeune guerrier, laissenous. J’ai encore une montagne de papiers à traiter. Isvaradeva salua et se retira. Mais tandis qu’il quittait le palais, il ne put chasser de son esprit l’image terrible des féroces angriffs s’emparant d’un vaisseau à fusion impérial.



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