Yellowstone

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Plongée dans le noir Entretien avec L. Albar Mnémos : Quantex, ta première trilogie, s’inscrivait pleinement dans la fiction spéculative. Ici, le thriller prend le pas, et l’adrénaline n’est pas le seul moteur du roman : ce qui tient, ce sont les faits, l’engrenage et la crédibilité de leur mise en œuvre. Comment as-tu construit, pensé le fil rouge de Yellowstone ? L.A. : C'est une démarche très différente de Quantex, où tout était construit méthodiquement, calibré, soupesé pour tenir la distance et assurer une crédibilité minimale au déroulement d'un space opera sur trois volumes. Yellowstone a trouvé sa source dans une nouvelle policière que j'avais écrite il y a presque dix ans. Il n'y était pas question d'anticipation ou alors très peu ; c'était un exercice de style, je dirais, pour voir si j'étais capable de faire quelque chose dans le domaine du polar. Et puis j'ai repris ces quelques pages courant 2013, suite à des bouleversements personnels importants qui m'ont comme imposé de me remettre à l'écriture. Là, j'ai compris que « tirer les lignes » d'une nouvelle pour la transformer en roman, ça ne suffisait pas, c'était l'échec assuré. Il m'a donc fallu enquêter beaucoup, me renseigner auprès de proches, de la police à la médecine psychiatrique. Je suis même allé jusqu'à rencontrer quelques personnages incroyables du « monde de la nuit » parisien, qui m'ont d'ailleurs convaincu, à leur insu (rires), que la science-fiction se vit au quotidien. Ceux que l’on appelle « branchés » le sont pour avoir d’ores et déjà versé dans l'après, une société de l'hyperconnexion, de l'amusement systématique, mais aussi de l'indifférence, qu'ils ne perçoivent pas eux-mêmes. Le dernier tube du dernier DJ à la mode devient plus important que la somme des catastrophes survenues en une nuit sur la planète ! Le contraste est plus saisissant encore lorsque l’on est en mesure, aujourd’hui, de savoir tous, en permanence, quelle catastrophe est arrivée et où, quand, comment. Ces gens-là sont dans le futur : geeks, transhumanistes, pilotes virtuels de drones militaires... Et ce futur est inquiétant. Comment pourrait-il ne pas l'être ? J’ai donc travaillé à rendre une vérité au plus proche de celle qu’ils m’avaient confiée… Toutes ces rencontres ont apporté leurs lots d'anecdotes, de scènes, de dialogues qui n'ont fait qu'enrichir à la fois l'intrigue, mais aussi cet engrenage dont tu parles. Car il est assez surprenant de se rendre compte que, derrière un micro-événement isolé, restreint bien souvent à la seule personne qui l'a vécu et le raconte, une trame fantastique peut s’échafauder. Le reste est une affaire de croisements et de rencontres. Si l'on s'accroche à son idée première, si l'on ne perd pas de vue l'objectif qu'on s'est fixé, alors l'histoire se bâtit et le roman se noue. Le « fil rouge » s’est donc construit peu à peu, et souvent à l'instinct. Mnémos : On parle souvent d’un ouvrage « écrit avec les tripes » : justement, tes tripes, comment les as-tu gérées, canalisées ou au contraire, sublimées pour livrer ce texte puissant, comme rédigé à la matraque et au prozac® ? L. A. : Oh ça, mes tripes, je leur ai laissé toute la liberté possible ! Il fallait qu’elles puissent exprimer ce que je ressentais ou imaginais là, au plus profond. Bien sûr, après, il y avait le travail, la relecture, les choix douloureux, parfois, de la nécessaire correction. Mes tripes ont toujours été le moteur de mon écriture, de mes choix stylistiques. D'ailleurs, puisqu'on en parle, j’avais pensé écrire ce récit à la troisième personne, mais la distance qu’elle impliquait était par trop artificielle. Il y avait tant de récits vécus, de récits récoltés et qui m'avaient inspiré ! Le personnage principal, qui n’est pas un héros, devait dire « je », s'adresser directement au lecteur, parce que sa situation est tellement désespérée qu'il n'y a pas d’espace


et de temps pour la distanciation. C'est cash, c'est brutal. Il y a (très humblement) un peu des Tontons flingueurs là-dedans, des tontons dont les antidépresseurs n'étaient pas de bonne qualité et qui finissent par se prendre la réalité en pleine gueule ! Ça surprend, c'est douloureux, ça fait mal. Comme la vie. Mnémos : Faire de Yellowstone un brûlot anti-flic est tentant… L’état policier, la violence répressive, la fragilité d’une démocratie sécuritaire et désolidarisée : on touche au polar social là, le roman en a la virulence. Pourtant, tu refuses fermement l’amalgame. Yellowstone se situe donc au-delà de l’idéologie ? En quoi est-ce important pour le roman ? Pour toi ? L.A. : Des philosophes ont écrit que les idéologies étaient mortes. Je le crois. Comme je le disais tout à l'heure, l'effondrement est proche et le temps des « Barbares » arrive. Mais j'insiste, ces « Barbares » qui viennent du monde entier, ce sont pourtant aussi, avant tout, nous tous : notre inculture croissante, nos incivilités, notre égoïsme, notre consumérisme outrancier, nos réseaux sociaux qui sont l'antinomie d'une existence paisible au sein d'une société épanouie dans laquelle les gens se parleraient, se serreraient la main, s'embrasseraient, se côtoieraient. La seule « idéologie » qui reste, c’est peut-être celle de la défiance et de la méfiance. Et cette idéologie n'a plus besoin de leader, de chef, de Führer : nous sommes tous nos propres leaders en ce domaine ! Maintenant, si mon livre présente certains aspects d'un brûlot socialo-politique, s'il est perçu comme tel, eh bien c'est qu'il aura provoqué une réflexion. Car pour être franc, dans la nasse du divertissement ambiant (y compris via les chaines d'infos permanentes), il nous faut la provoquer. Bien sûr, on lit un polar ou un roman de SF pour vibrer, voyager, pleurer ou s'en prendre plein la gueule. Aussi pour espérer. Mais il n'est pas interdit de réfléchir, surtout pas interdit de se poser les questions indispensables : pourquoi suis-je mal à l'aise en parcourant ces lignes ? Pourquoi ces personnages me dérangent, leurs propos m'agressent ? Qu'ont-ils à dire de la société dans laquelle ils se débattent, et qui n'est que le prolongement du présent ? Qu'ont-ils à dire... de moi ? Moi face à la dictature ? Moi face à l'arbitraire et à l'obéissance aveugle qu'on lui consent pour être tranquille et croire au bonheur ? Le citoyen peut-il éternellement se détourner d'une réalité qui mène peut-être à la catastrophe sous prétexte qu'elle ne lui plaît pas ? Il y a des élections dans nos démocraties, et il n'y a jamais eu autant d'abstention et de mécontentement. On peut choisir de tourner la tête, on est tous libre. Lorsque la République s'effondrera, il sera trop tard. Et ce qui adviendra le sera dans le chaos et la violence. Sommes-nous prêts à cela ? Prenez ces flics, puisque ce livre parle beaucoup d'eux : croyez-moi, ceux que j'ai rencontrés sont des gens comme vous et moi. Qui souffrent au quotidien de cet effondrement qui arrive. En première ligne, ils tentent d'enrayer les conséquences de ce déchirement. Quelque part, ce sont eux, aussi, les résistants. Alors, en dépit de ces histoires de ripoux, de l'occupation nazie et de ses dérapages odieux parmi les forces de l’ordre, ayons aussi à l’esprit qu’ils seront ceux qui, demain, se dresseront pour protéger cette société moribonde, si d'aventure l'Histoire repartait dans le mauvais sens. Non, pour moi, Yellowstone est d'abord un hommage à ces femmes et à ces hommes dont la souffrance ne doit plus être ignorée.


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