premier extrait de Kesh, le guide de la vallée de l'éternel retour d'Ursula Le guin

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KESH, GUIDE DE LA VALLÉE DE L’ÉTERNEL RETOUR 2


Urs u la L e G u i n

Kesh Le Guide de la vallée de l’éternel retour Traduit de l’américain par Isabelle Reinharez

Illustré par Diego Tripodi Illustrations de l’édition américaine par Margaret Chodos Géomancien, George Hersh Cartes établies par l’auteur Merci à Noé Weil pour son Boso Pic des Glands

Ouvrage publié sous la direction de Frédéric Weil & Sébastien Guillot La collection Ourobores est animée par Raphaël Granier de Cassagnac

Titre original : Always Coming Home Harper & Row Publishing, NewYork (c) Ursula Le Guin, 1985 (c) Margaret Chodos pour les illustrations de l’éditions américaine (c) Mnémos, 2011 pour la traduction française ISBN : 978-2-35408-130-0 KESH , GUIDE DE LA VALLÉE DE L’ÉTERNEL RETOUR Crédits

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Conception & réalisation graphique

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le guide de la vallée de l’éternel retour mode d’emploi

KESH , GUIDE DE LA VALLÉE DE L’ÉTERNEL RETOUR

Mode d’emploi

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Mode d’emploi

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Les chemins de lecture Par l’éditeur

Il y a bien des manières différentes de parcourir le Pays des Kesh. Vous pouvez tout naturellement commencer par le début et suivre les indications de lectures qu'Ursula Le Guin propose non sans une certaine malice dans le texte Une première note : lire le livre de manière continue puis avec la dernière partie appelée l'Arrière du Livre, une sorte d'encyclopédie ethnographique, répondre aux questions restées en suspens lors de la lecture linéaire. Nous appelons cette lecture la lecture du Chêne. À l'inverse, vous pouvez adopter une lecture discontinue, ouvrir le livre et piocher dedans une image, un titre, des mots qui vous touchent puis utiliser les renvois et les références pour explorer petit à petit au gré de votre humeur, de votre feuilletage et de vos découvertes le livre de cette façon. Nous appelons cette lecture, que nous aimons bien, la lecture du Clown. Nous vous proposons aussi de suivre cinq grands « chemins » de lecture à travers une oeuvre qui est tout sauf linéaire. Ces chemins permettent une approche variée, selon les sensibilités et les intérêts et, nous l'espérons, de ressentir cet étrange sentiment d’immersion que prodigue l'auteur en nous faisant découvrir la vallée des Kesh. Ces chemins de lecture peuvent être aussi vus comme des tables des matières thématiques. Vous trouverez donc le numéro de page de la première étape de chaque chemin après sa brève description. Puis tout au long de l’ouvrage les différentes étapes des chemins seront indiquées par des renvois aux pages idoines. Bien sûr certains textes, parties, passages sont communs à plusieurs chemins qui s'y croisent alors. Vous trouverez autrement un glossaire kesh, une table des matières générale ainsi que les tables de chaque chemins à la fin du livre. Le chemin de Roche Qui Raconte Il s'agit du chemin le plus évident. Kesh, le guide de la vallée de l’éternel retour s'articule autour d'un récit de vie raconté à la première personne par Roche Qui Raconte. Séparé en trois parties au sein du guide, le récit constitue une première approche de la vallée des Kesh vue par les yeux de l'une de ses habitantes.

Pour commencer le chemin de Roche Qui Raconte, aller à la p. xxx

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Mode d’emploi

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Le chemin de Pandora Voici le chemin de l'exploration des Kesh. Il s'agit de l'ensemble des textes qui adoptent une approche plus ethnologique de la culture kesh. Comment naissent les Kesh ? Comment vivent-ils ? Qu'est-ce la richesse chez les Kesh ? Comment aiment-ils ? Comment meurent-ils ? Que mange un Kesh ? Quels vêtements porte-t-il ? Etc. Ce chemin permet de découvrir les aspects les plus importants comme les plus anodins en apparence des Kesh, de leur rapport au monde et de leur mode de vie. Sa découverte, certes plus ardue, dote toutefois le lecteur des informations pour mieux comprendre les différents récits, extraits de romans et pièces littéraires qui émaillent ce roman pas comme les autres.

Pour découvrir le chemin de Pandora, aller à la p. xxx

Le chemin de la Charnière C'est le chemin du mystère, de la connaissance des secrets des Kesh. On y découvrira leurs croyances, leurs origines, leur rapport avec notre monde ainsi que le secret de la technologie qui les environne. Cette voie étroite permet d'avoir une vision d'ensemble de la culture kesh.

Pour débuter le chemin de la Charnière, aller à la p. xxx

Le Sentier du Poète Le chemin escarpé de l'école buissonnière ! Vous y trouverez l'ensemble du matériau poétique, romanesque et théâtral de la culture kesh réuni par Ursula Le Guin. Au travers de poèmes, chansons, pièces de théâtre et extraits de roman, vous pourrez atteindre une harmonie plus profonde avec les Kesh.

Pour arpenter le sentier du Poète, aller à la p. xxx

La voie du Conteur L'auteur a rassemblé toute une série d'histoires, de biographies, de légendes et de contes qui souvent lui a été donnée par les Kesh eux-mêmes. Ce chemin complète bien le chemin de Roche Qui Raconte.

Pour se promener sur la voie du Conteur, aller à la p. xxx

Toutefois, nous ne conseillerons pas d'ordre de lecture pour emprunter ces cinq chemins de lecture. À vous de l'établir en fonction de vos goûts si vous nous faites le plaisir de les emprunter. KESH, GUIDE DE LA VALLÉE DE L’ÉTERNEL RETOUR

Mode d’emploi

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Une première note

Après cette première note, le Chemin de Pandora débute p.xxx

Qui sait si les personnes qui peuplent ce livre n’auront pas pu avoir vécu dans fort longtemps en Californie du Nord ? La partie principale de l’ouvrage se compose de leurs voix qui s’expriment par le truchement de récits et de mémoires, de pièces de théâtre, de poèmes et de chansons. Et pourvu que le lecteur veuille bien accepter quelques termes inconnus, ils lui seront dévoilés à la fin. Dans une optique de romancière, j’ai considéré qu’il valait mieux placer nombre des éléments explicatifs et descriptifs dans une partie intitulée “L’arrière du livre”, où ceux qui veulent du récit pur sont libres de les ignorer et ceux qui apprécient les explications, libres de les y trouver. Le glossaire peut aussi se révéler utile ou amusant. Traduire un langage qui n’existe pas encore présente d’énormes difficultés, mais n’exagérons rien. Le passé, après tout, peut s’avérer tout aussi impénétrable que le futur. Le Tao-tê ching, cet ouvrage chinois qui date de la Chine ancienne, a été traduit des douzaines de fois, les Chinois doivent encore le retraduire en chinois à chaque cycle de Cathay, et pourtant aucune traduction ne peut nous donner le livre que Lao Tseu (qui peut-être n’a jamais existé) a écrit. Tout ce dont nous disposons est le Tao-tê ching qui est ici, maintenant. Il en va de même pour des traductions d’une littérature du (ou d’un) futur. Qu’elle n’ait pas encore été écrite, la simple absence d’un texte à traduire, ne fait pas tant de différence. Ce qui fut, et ce qui pourrait être, repose, tels des enfants dont nous ne pouvons voir les visages, dans les bras du silence. Nous n’avons jamais rien d’autre qu’ici, et maintenant.

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Une première note

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Pour continuer le sentier du Poète, faire d’abord un détour par le tableau des Neuf Maisons et le calendrier kesh, aller à la p. xxx KESH, GUIDE DE LA VALLÉE DE L’ÉTERNEL RETOUR

La chanson de la caille

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Vers une archéologie du futur

Pour ceux qui souhaitent apprendre les mystères et les secrets des Kesh, continuer par la vision du tableau des Neuf maisons p. xxx et du calendrier Kesh p. xxx

Que ressent donc le savant obstiné lorsque les touffes d’herbe informes et les fossés imprécis sous les chardons et les broussailles commencent à prendre forme et à se dessiner : ici, c’était le rempart extérieur – ici la porte – là, le grenier à blé ! Nous allons creuser ici, puis ici, et ensuite je veux jeter un coup d’œil à cette protubérance au flanc de la colline… Quelle gloire intense ils savourent quand glisse entre leurs doigts, avec la terre tamisée, un disque mince qui, nettoyé d’un coup de pouce, révèle, frappé dans le bronze fragile, le dieu cornu ! Comme je leur envie leurs pelles, leurs tamis et leurs mètres à ruban, tous leurs outils et leurs mains savantes et expertes qui se ferment sur leur trouvaille ! Pas pour longtemps ; ils la donneront au musée, bien sûr ; mais ils l’ont tenue un instant entre leurs doigts. J’ai découvert, enfin, le bourg que j’ai cherché partout. Après avoir creusé plus d’un an en plusieurs endroits erronés et avoir persisté dans des convictions imbéciles – qu’il devait être ceint de remparts, avec une porte, entre autres – j’étudiais une fois encore les courbes de ma carte de la région, quand m’apparut, avec la lenteur et la majesté de l’astre solaire, l’idée que la ville était là, entre les ruisseaux, sous mes pieds depuis le début. Et qu’il n’y avait jamais eu de rempart ; pourquoi diable leur faudrait-il un rempart ? Ce que j’avais pris pour la porte était le pont qui enjambait la confluence des ruisseaux. Et les bâtiments sacrés et le lieu de danse non pas au centre du bourg, car le centre est la Charnière, mais au-delà, dans le bras de la double spirale, le bras droit, évidemment – là dans le pré sous la grange. Et c’est ainsi, et c’est ainsi. Mais je ne peux pas aller creuser là-bas et espérer trouver le fragment arrondi d’une tuile, le pied irisé d’une coupe à vin, le couvercle de céramique d’une batterie solaire, ou une petite pièce d’or de Californie, la même, car l’or ne rouille pas, qui fut pesée à Placerville et dépensée chez les putains ou dans l’immobilier à Frisco, puis devint peut-être alliance avant d’être dissimulée dans une chambre forte plus profonde que la mine dont elle provenait jusqu’à ce que toutes mesures de sécurité s’avèrent sans fondement, et qu’elle soit désormais refaçonnée, ronde cette fois-ci, en un soleil aux rayons bouclés, et offerte en hommage à un habile artisan : non, je ne trouverai pas ça. Elle n’est pas ici. Ce petit soleil d’or n’habite pas, comme on dit, les Maisons de la Terre. Il est en plein ciel, dans les immensités qui s’étirent au-delà de ce jour et de cette nuit, les Maisons du Ciel. Mon or est dans les tessons du pot brisé au bout de l’arc-en-ciel. Creusez là-bas ! Que trouverez-vous ? Des graines. Les graines de la folle avoine. Je peux marcher dans la folle avoine et les chardons, entre les maisons du petit bourg que je cherchais, Sinshan. Je peux traverser la Charnière et déboucher sur le lieu de danse. Là, non loin de l’endroit

où se dresse maintenant ce chêne de la vallée, se trouvera l’Obsidienne, au nord-est ; l’Argile bleue tout près, creusée dans le flanc de la colline, au nord-ouest ; plus près de moi, vers le centre, Serpentine des Quatre Directions ; puis les deux Adobes dans une courbe en bas vers le ruisseau, sud-est, sud-ouest. Il leur faudra assécher ce champ, si comme je le pense ils bâtissent les heyimas en soussol, seuls les toits pyramidaux et leurs étages à claire-voie en hauteur, et les extrémités décorées de l’échelle d’entrée dépassant du sommet. Je vois cela assez bien. Toutes sortes de visions en imagination me sont permises ici. Je peux me tenir ici dans le vieux pré où il n’y a rien d’autre que le soleil et la pluie, de la folle avoine, des chardons et d’incroyables salsifis, pas de bétail qui broute, rien que des cerfs, me tenir ici, fermer les yeux et voir : le lieu de danse, les toits en pyramides à degrés, une lune de cuivre martelé fixée sur une haute perche au-dessus de l’Obsidienne. Si j’écoute, puis-je entendre des voix avec mon oreille interne ? Pouviez-vous, Schliemann, entendre des voix dans les rues de Troie ? Si oui, vous étiez fou vous aussi. Les Troyens étaient tous morts depuis trois mille ans. Qui est plus loin de nous, plus hors d’atteinte, plus silencieux – les morts, ou ceux qui ne sont pas nés ? Ceux dont les os reposent sous les chardons, la poussière et les pierres tombales du passé, ou ceux qui glissent, légers, parmi les molécules, demeurent là où un siècle passe en un jour, parmi le peuple au teint clair, sous la colline du Possible aux rondeurs de cloche ? On ne peut atteindre ces gens-là en creusant. Ils n’ont pas de squelette. Les seuls ossements humains dans ce pré seraient ceux des premiers arrivants, et ils n’ont pas été enterrés ici, ils n’ont laissé ni tombes, ni tuiles, ni tessons, ni remparts ni pièces de monnaie derrière eux. S’ils ont fondé un bourg ici, il était fait de ce dont les bois et les champs sont faits, et il a disparu. On peut toujours tendre l’oreille, tous les mots de leur langue ont disparu, disparu jusqu’au dernier. Ils travaillaient l’obsidienne et ceci demeure ; en bas, en bordure de l’aéroport du riche, il y avait un atelier, et l’on peut ramasser des quantités d’éclats, quoique personne n’ait trouvé une pointe terminée depuis des années. Il ne subsiste pas d’autres traces. Ils possédaient leur vallée sans insistance, d’une main souple. Ils marchaient ici d’un pas léger. Tout comme le feront les autres, ceux que je cherche. La seule façon que je puisse imaginer pour les trouver, la seule archéologie qui risque de convenir est celle-ci : Il faut prendre son enfant ou son petit-enfant dans ses bras, un nouveau-né qui n’a pas encore un an, et descendre dans la folle avoine du champ sous la grange. Se tenir sous le chêne sur la dernière pente de la colline, face au ruisseau. Rester là sans bouger. Qui sait si le bébé ne verra pas quelque chose, n’entendra pas une voix, ne parlera pas à quelqu’un, là-bas, quelqu’un de chez lui.

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Vers une archéologie du futur

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LE PAYS DES KESH, GUIDE DE LA VALLÉE DE L’ÉTERNEL RETOUR 12


LE PAYS DES KESH , GUIDE DE LA VALLÉE DE L’ÉTERNEL RETOUR 13


Note de l’éditeur Voici la couverture d’un

ouvrage étrangement

similaire au présent

livre, trouvé par l’archi-

viste de la bibliothèque

de la Loge du Madrone

à Wakwaha-na. Ce livre,

paru aux éditions

Mnémos, viendrait du

temps d’avant des

gensTêtes-à-l’envers.

Nous donnons les pre-

mières pages de la pre-

mière partie de Roche Qui Raconte de cette

édition perdue. La suite

étant impossible à

reproduire du fait du

très mauvais état de

conservation de l’objet,

il a été choisi de propo-

ser une nouvelle mise en

page de cette partie de

l’ouvrage.

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Roche Qui Raconte

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ROCHE QUI RACONTE Première partie

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Roche Qui Raconte

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Roche Qui Raconte, c’est mon dernier nom. Il m’est venu de mon plein gré, car il me faut raconter où j’ai été dans ma jeunesse ; à présent je ne vais nulle part, assise tel un roc, ici, dans ce sol, dans cette vallée. Je suis arrivée là où j’allais. Ma Maison est l’Argile bleue, ma maisonnée le Haut Porche de Sinshan. Ma mère se nommait Towhee, Saule, puis Cendres. Le nom de mon père, Abhao, dans la vallée signifie Tue. À Sinshan les noms des bébés s’inspirent souvent de ceux des oiseaux, car ce sont des messagers. Le mois qui précéda la grossesse de ma mère, une chouette se percha chaque nuit dans les chênes que l’on appelle Gairga, devant les fenêtres de la Maison du Haut Porche, du côté nord, et y chanta le chant de la chouette ; ainsi Chouette du Nord fut mon premier nom. Le Haut Porche est une vieille demeure, aux vastes pièces, bien bâtie. Les poutres et la charpente sont en séquoia, les murs en briques de pisé et en plâtre, le plancher en chêne, les fenêtres en verre clair découpé en petits carreaux. Les balcons du Haut Porche sont profonds et fort beaux. L’arrièregrand-mère de ma grand-mère fut la première à vivre dans notre appartement, au premier étage, sous le toit. Quand la famille s’agrandit, il lui fallut tout l’étage, mais ma grand-mère était la seule de sa génération et nous avons vécu simplement dans les deux pièces à l’ouest. Nous n’avions pas grand-chose à donner. Nous avions la jouissance de dix oliviers sauvages, de quelques arbres fruitiers sur les coteaux de Sinshan, et d’une clairière à cultiver sur le versant est de Wakyahum. Nous plantions aussi des pommes de terre, du maïs et des légumes sur l’un des lopins du ruisseau, au sud-est de la colline de l’Adobe, mais nous prenions dans les greniers beaucoup plus de maïs et de haricots que nous n’en donnions. Ma grandmère, Vaillante, était tisserande. Quand j’étais petite, elle n’avait pas de mouton dans la famille et donnait presque tout ce qu’elle tissait en échange de laine pour tisser encore. Mon tout premier souvenir, ce sont les doigts de ma grand-mère sur la chaîne du métier à tisser, qui vont et viennent?; un bracelet d’argent en forme de croissant brille à son poignet sous la manche rouge. Mon second souvenir est d’être montée dans la brume à la source de notre ruisseau, en hiver, au petit matin. C’était la première fois que je devais, enfant argile bleue, puiser de l’eau pour la wakwa de la nouvelle lune. J’avais si froid que je pleurais. Les autres enfants se sont moqués de moi et ont prétendu que j’avais gâté l’eau en y versant mes larmes. Je les ai crus et me suis mise à brailler d’avoir ainsi gâté l’eau. Ma grand-mère, qui officiait, m’a promis que l’eau était parfaite et m’a laissé porter la jarre-lune jusqu’au bourg?; mais j’ai braillé et pleurniché tout du long, parce que j’avais froid, honte, et que la jarre d’eau de source était glacée et lourde. J’en sens encore le froid et l’humidité, toute vieille que je suis, et je vois les branches mortes de manzanita noires dans le brouillard ; j’entends les voix joyeuses devant et derrière moi sur le sentier escarpé le long du ruisseau.

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Roche Qui Raconte

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1. J’y vais... Excepté le

passé simple “allai”, les

verbes de ce vers et d’au-

tres de la même forme sont dans un temps présent

employé pour raconter les mythes, narrer les songes, parler des morts, et dans

les récitations cérémonielles. L’infinitif français tra-

duit assez bien ce “présent éternel” :

Aller là, aller là,

Aller là où j’allai

Pleurer au bord de l’eau.

Aller là, aller là,

La brume au long de l’eau.

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J’y vais, j’y vais1. Je vais où j’allais Pleurant auprès de l’eau. Il y va, il y va, Le brouillard au long de l’eau.

Je n’ai pas passé beaucoup de temps à pleurer. Peut-être pas assez. Le père de ma mère disait, “Ris d’abord, pleure ensuite?; pleure d’abord, ris ensuite.” C’était un Serpentine de Chumo. Il était retourné dans ce bourg vivre avec la famille de sa mère. Ma grand-mère n’y voyait pas d’inconvénient. Elle lança un jour, “Vivre avec mon mari, c’est tout comme manger des glands crus.” Mais elle allait le voir à Chumo de temps à autre, et lui venait passer l’été avec nous dans les collines, lorsque Chumo grillait comme un biscuit au fond de la vallée. Sa soeur, Tambour Vert, était une danseuse de l’Été de grande renommée, mais sa famille ne donnait jamais rien. Ils étaient pauvres, assurait-il, car sa mère et sa grand-mère avaient tout donné les années précédentes pour organiser les danses de l’Été à Chumo. Ma grand-mère soutenait qu’ils étaient pauvres parce qu’ils n’aimaient pas travailler. Qui sait s’ils n’avaient pas tous deux raison. Les seuls autres humains de ma famille proche habitaient Madidinou. La soeur de ma grand-mère était partie y vivre, et son fils y avait épousé une femme adobe rouge. Nous leur rendions souvent visite et je jouais avec mes cousins issus de germains, une fille et un garçon, Pélican et Houblon. Quand j’étais petite, les animaux de notre famille étaient des himpi, des volailles et une chatte. Notre chatte était noire sans un seul poil blanc, belle, bien élevée et grande chasseuse. Nous échangions ses chatons contre des himpi, si bien qu’un moment nous en avons eu un grand enclos. Je m’occupais d’eux et des poulets, et tenais les chats à distance des enclos sous les balcons du bas. Lorsque j’ai commencé à passer du temps avec les animaux, j’étais encore si petite que le coq à queue verte me terrorisait. Il le savait et se jetait sur moi en agitant le cou et en braillant, et moi, pour lui échapper, je me hissais tant bien que mal par-dessus la séparation et je passais dans l’endos des himpi. Les himpi sortaient, s’asseyaient sur leur derrière et sifflaient. Ils me réconfortaient, plus encore que des chatons. J’ai appris à ne pas leur donner de noms et à ne pas les troquer vivants pour être mangés, mais à tuer rapidement ceux que je troquais, car certaines personnes tuent les animaux sans précaution ni adresse et leur occasionnent peur et souffrance. J’ai pleuré suffisamment pour satisfaire mon grand-père après la nuit où un chien de berger, pris de folie, a pénétré dans l’enclos et massacré tous nos himpi sauf quelques petits. Ensuite, des mois durant je n’ai pas pu parler à un chien. Mais l’affaire a bien tourné pour ma famille?; pour compenser la perte de nos himpi, les maîtres du chien nous ont donné une brebis pleine. La brebis a mis bas deux agnelles, ma mère est redevenue bergère et ma grand-mère a eu de la laine familiale à filer et tisser. KESH, GUIDE DE LA VALLÉE DE L’ÉTERNEL RETOUR

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Je ne me souviens pas avoir appris à lire et à danser ; ma grand-mère m’éduquait déjà avant que j’apprenne à parler et marcher. Quand j’ai eu cinq ans, j’ai commencé à me rendre aux heyimas, le matin,

avec les autres enfants argile bleue, et plus tard j’ai étudié avec des professeurs à la heyimas et dans les Loges du Sang, du Chêne et de la Taupe ; j’ai appris le voyage du Sel ; j’ai étudié un peu avec le poète Ire, et longtemps avec le potier Soleil d’argile. Je n’apprenais pas vite et n’ai jamais envisagé de fréquenter l’école d’un des gros bourgs, à l’exemple de plusieurs enfants de Sinshan. J’aimais étudier à la heyimas, participer à une structure plus vaste que ma connaissance, où je pouvais trouver le soulagement à ma peur et ma colère que je ne réussissais ni à comprendre ni à dépasser sans aide. Pourtant je n’ai pas appris autant que j’aurais pu, j’étais toujours à la traîne et je répétais, “Je n’y arrive pas.” Certains enfants, par méchanceté ou ignorance, m’appelaient Hwikmas, “demi-Maison”. J’ai aussi entendu des gens dire de moi, “C’est une demi-personne.” Je comprenais ça à ma façon, de travers, car chez moi on se taisait. Je n’avais pas le courage de poser des questions à la heyimas, ni de partir ailleurs où j’aurais pu apprendre à connaître le monde en dehors de Sinshan, et apprendre à voir la vallée à la fois comme un tout et une partie d’un tout plus vaste. Ni ma mère ni sa mère ne parlaient de mon père, et les premières années de ma vie je n’ai rien su de lui sinon qu’il était venu de l’extérieur de la vallée, puis qu’il était reparti. Pour moi cela signifiait simplement que je n’avais pas de mère de mon père, de Maison paternelle, et que j’étais donc une demi-personne. Je n’avais même pas entendu parler du peuple condor. J’avais vécu huit années avant que nous nous rendions aux sources chaudes de Kastoha-na pour soigner les rhumatismes de ma grand-mère, et là, sur le lieu commun, j’ai vu des hommes du Condor. Je vais raconter ce voyage. Un court voyage, il y a bien longtemps. Un voyage de l’Air calme. Nous nous sommes levées dans l’obscurité d’un matin, un mois environ après la Danse du Monde. J’ai donné un peu de viande que j’avais mise de côté à Sidi, la chatte noire, qui se faisait vieille. J’avais pensé qu’elle aurait faim pendant notre absence, et cette idée m’avait préoccupée des jours entiers. Ma mère me répétait, “Mange donc. La chatte attrapera ce qu’il lui faut !” Ma mère était sévère et raisonnable. KESH, GUIDE DE LA VALLÉE DE L’ÉTERNEL RETOUR

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“Cette enfant nourrit son âme. Laisse donc”, a plaidé ma grandmère. Nous avons éteint le feu de cheminée et laissé la porte entrouverte pour la chatte et le vent. Nous avons descendu l’escalier sous les dernières étoiles. Les maisons, obscures dans l’obscurité, ressemblaient à des collines. Dehors, sur le lieu commun, la nuit semblait plus claire. Nous avons traversé la Charnière, nous sommes allées à la heyimas argile bleue. Coquillage nous y attendait ; elle était membre de la Loge des Docteurs, elle avait soulagé les souffrances de ma grand-mère, c’étaient de vieilles amies. Elles ont rempli la vasque d’eau et chanté ensemble le Retour. Quand nous avons débouché sur le lieu de danse, l’aube pointait. Coquillage a retraversé la Charnière et le bourg avec nous, et après avoir passé le pont du ruisseau de Sinshan nous nous sommes toutes accroupies sous les chênes, nous avons fait pipi et lancé en riant, “Bonne Route ! Portezvous bien !” Les gens de la vallée d’En Bas accomplissaient ce rite lorsqu’ils partaient en voyage, mais aujourd’hui il n’y a que les vieux pour s’en souvenir. Ensuite Coquillage est repartie et nous sommes passées devant les granges, entre les ruisseaux, à travers les champs de Sinshan. Le ciel, au-dessus des collines, par-delà la vallée, s’est coloré de jaune et de rouge ; là où nous étions, au milieu, les collines et les bois étaient verts ; derrière nous la montagne de Sinshan se profilait, bleue et sombre. Et nous avons marché dans le bras de la vie2. Des oiseaux chantaient, chacun son chant, dans le ciel, les

arbres et les champs. Quand nous sommes arrivées au chemin d’Amiou et que nous avons pris au nord-ouest face au mont GrandMère, les montagnes du sud-est ont laissé passer le bord du soleil, blanc. Je marche maintenant dans cette direction et dans cette lumière. Ma grand-mère, Vaillante, qui ce matin-là se sentait bien et marchait avec aisance, proposa : “Passons voir notre famille à Madidinou.” Alors nous avons pris par là, vers le soleil, et sommes

2. Et nous avons marché

dans le bras de la vie. Le

Manuscrit serpentine peut aider à éclaircir une partie de cette imagerie. Dans le bras gauche du heyiya-if, le symbole du Tout, les

cinq couleurs, noir, bleu, vert, rouge, jaune,

entraient ou sortaient du centre. Le bras droit du symbole était blanc. Le

bras gauche représentait la condition mortelle, le bras droit, l’éternité.


arrivées au bord du ruisseau de Sinshan où une foule d’oies et de canards sauvages et domestiques picoraient et cancanaient dans les marais. J’avais été à Madidinou bien souvent, évidemment, mais cette fois-ci le bourg semblait fort différent, puisque j’étais en voyage pour aller plus loin. Je me sentais grave, gonflée d’importance, et j’ai refusé de jouer avec mes cousins adobe rouge. C’étaient pourtant les enfants que je préférais. Ma grand-mère a rendu une petite visite à sa belle-fille – son fils était mort avant ma naissance – et au beaupère de ses petits-enfants, et puis nous avons continué notre chemin, à travers les vergers de pruniers et d’abricotiers jusqu’à l’Ancienne Voie droite.

J’avais longé et traversé l’Ancienne Voie droite avec mes cousins de Madidinou, mais cette fois-ci j’allais la parcourir. Je me sentais pleine d’importance mais intimidée, et j’ai murmuré heya pendant les neuf premiers pas. On racontait que c’était le plus vieil ouvrage humain de toute la vallée, que personne ne savait depuis combien de temps il existait une route en ce lieu. Certains tronçons étaient droits, il est vrai, mais d’autres obliquaient vers le fleuve puis revenaient à la ligne droite. Dans la poussière on distinguait des traces de pas, de sabots de moutons, de sabots d’ânes, de pattes de chiens, de pieds chaussés, de pieds nus, tant d’empreintes de pieds qu’il m’a semblé que ce devaient être toutes les empreintes de tous les gens qui avaient marché sur la route depuis cinquante mille ans. Des chênes de la Grande Vallée bordaient la route des deux côtés pour l’abriter du vent et du soleil, et par endroits c’étaient des ormes, des peupliers, ou d’immenses eucalyptus blancs tellement grands et tordus qu’ils paraissaient plus vieux que la voie elle-même ; elle était pourtant si large que les ombres matinales ne la traversaient pas. Je me suis dit qu’elle était si vieille, il fallait bien qu’elle soit si large ; mais

ma mère m’a expliqué qu’elle était large parce que de grands troupeaux de la vallée d’En Haut, dont certains comptaient mille moutons ou plus, l’empruntaient après le Monde pour descendre aux pâturages de pré-salé aux bouches du Na, puis remontaient dans la vallée après l’Herbe. Ils étaient déjà tous passés et nous n’avons croisé qu’une ou deux carrioles à fumier qui fermaient la marche, avec un groupe d’adolescents de Telina, sales et bruyants, qui ramassaient le fumier pour les champs. Ils nous ont lancé tout plein de blagues et ma mère a répondu en riant, mais moi j’ai enfoui mon visage dans mes mains. Nous avons croisé d’autres voyageurs sur la route, et lorsqu’ils nous ont saluées, chaque fois j’ai caché mon visage ; pourtant, une fois passés, je les regardais avec des yeux ronds et posais tant et tant de questions à leur sujet – qui sont-ils ? d’où viennentils ? où vont-ils ? – que Vaillante a commencé à se moquer de moi et à me répondre par des plaisanteries. Elle boitait, alors nous avancions lentement, et comme tout était nouveau pour moi le chemin me semblait affreusement long. Pourtant, vers le milieu de la matinée nous avons traversé les vignes de Telina-na. J’ai vu ce bourg se dresser au bord du Na, les hautes granges, les murs et les fenêtres de ses maisons parmi les chênes, les toits des heyimas, aux marches hautes, rouges et jaunes autour du lieu de danse pavoisé, un bourg pareil à une grappe de raisin, pareil à un faisan, riche, compliqué, stupéfiant, magnifique. Le fils de la demi-sœur de ma grand-mère vivait à Telina-na dans une maisonnée adobe rouge, et cette famille nous avait fait dire de nous arrêter chez elle en chemin. Telina était tellement plus grand que Sinshan que j’ai cru qu’il n’avait pas de fin, et cette maisonnée était tellement plus nombreuse que la nôtre que j’ai cru qu’à tous ces gens il n’y avait pas de fin. En vérité ils n’étaient que sept ou huit, vivant au rez-de-chaussée de la Maison Durecendre, mais d’autres parents et amis ne cessaient d’entrer et sortir, et on y travaillait, discutait, cuisinait, apportait et emportait tant et tant, que j’ai cru que cette maisonnée devait être la plus riche du monde. Ils m’ont entendue chuchoter à ma grand-mère, “Regarde ! Il y a sept marmites !” Et ils ont tous ri. D’abord j’ai eu honte, mais ils n’ont cessé de répéter mon propos en riant de si bon cœur que j’ai commencé à dire des choses pour les faire rire encore. Après j’ai remarqué, “Elle est énorme, cette maisonnée, comme une montagne !” La femme de mon demi-oncle, Vigne, a lancé, “Viens donc vivre avec nous quelque temps dans cette montagne, Chouette du Nord. Nous avons sept marmites mais pas de fille. Il nous en faut une !” Elle ne plaisantait pas. Elle était le centre de toute cette activité, une femme généreuse. Mais ma mère n’a pas laissé ces mots venir à elle, et ma grand-mère a souri mais n’a rien répondu. Ce soir-là, mes cousins adobe rouge, les deux fils de Vigne et quelques autres enfants de la maisonnée, m’ont promenée dans tout Telina. La Maison Durecendre est une des vieilles maisons du lieu commun de gauche. Sur le lieu central se déroulait une course de chevaux, un prodige pour moi qui n’avais jamais rêvé d’un lieu commun assez grand pour accueillir une course de chevaux. Mais pour KESH, GUIDE DE LA VALLÉE DE L’ÉTERNEL RETOUR

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cette raison je n’avais pas vu beaucoup de chevaux. À Sinshan il y avait des courses d’ânes dans un pré à vaches. Le parcours tournait autour du lieu par la gauche, puis repartait en sens inverse, et faisait un dernier tour par la droite pour atteindre le heyiya-if. Les gens, debout sur les balcons et sur les toits, munis de lampes à huile et à piles, pariaient, buvaient et hurlaient, les chevaux galopaient à travers ombre et lumières éclatantes, virant aussi vite que des hirondelles, les cavaliers poussaient des cris et des hourras. Plus loin, sur certains balcons du lieu de droite, des gens chantaient et se préparaient pour la danse d’Été. Deux cailles détalent, Deux cailles s’envolent… Plus loin sur le lieu de danse on chantait aussi au cœur de la heyimas serpentine, mais nous ne nous sommes pas arrêtées en descendant au fleuve. Entre les saules, là où les lumières du bourg jetaient quelques lueurs parmi les ombres, des couples étaient venus profiter d’un peu d’intimité. Nous, les enfants, nous nous glissions à leur recherche dans les bosquets de saules, et à chaque fois que nous trouvions un couple mes cousins braillaient, “Sapristi, y a du sable dans le nid !” ou faisaient des bruits horribles, et le couple se levait en pestant, nous coursait, et nous nous dispersions ventre à terre. Si mes cousins s’amusaient ainsi par toutes les chaudes nuits, il n’y avait pas grand besoin de contraceptifs à Telina. Une fois fatigués, nous sommes rentrés à la maison où nous avons mangé des haricots froids puis sommes allés dormir sur les balcons et les porches. Toute la nuit nous les avons entendus chanter le Chant de la caille de l’autre côté du chemin. Le lendemain matin nous sommes parties tôt toutes les trois, mais pas avant d’avoir vu l’aube et pris un solide petit déjeuner. Quand nous avons traversé le Na sur le pont de pierre en berceau, ma mère m’a pris la main. Ça ne lui arrivait pas souvent. J’ai cru que c’était parce que traverser le fleuve était sacré. Je pense à présent qu’elle craignait de me perdre. Elle pensait qu’elle aurait dû me laisser vivre KESH, GUIDE DE LA VALLÉE DE L’ÉTERNEL RETOUR

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dans ce bourg riche, chez mes riches parents. Une fois loin de Telina-na, sa mère lui a dit : — Pour l’hiver, peut-être, Saule ? Ma mère n’a soufflé mot. Moi je n’en pensais rien du tout. J’étais heureuse et j’ai parlé jusqu’à Chumo des merveilles que j’avais vues, entendues et faites à Telina-na. Et tout le temps que j’ai parlé ma mère m’a tenu la main. Nous sommes entrées dans Chumo sans presque nous en apercevoir, tant les maisons y sont dispersées et cachées parmi les arbres. Nous devions passer la nuit dans notre heyimas, mais nous sommes d’abord allées rendre visite au mari de ma grand-mère, le père de ma mère. Il occupait seul une pièce chez des parents adobe jaune, dans une maison d’un seul étage à l’ombre des chênes, d’où l’on apercevait le ruisseau – un endroit ravissant. Sa pièce, qui lui servait d’atelier, était vaste et humide. Jusque-là j’avais toujours connu mon grand-père par son nom du milieu, Potier, mais il avait changé de nom : il nous demanda de l’appeler Corruption. J’ai pensé que c’était un nom idiot et, stimulée par les rires de la famille de Telina en réponse à mes plaisanteries, j’ai demandé tout fort à ma mère, “Parce qu’il pue ?” Ma grand-mère m’a entendue et a lancé, “Tais-toi. Il n’y a pas de quoi rire.” Je me suis sentie gênée et bête, mais ma grand-mère ne paraissait pas en colère. Quand les autres habitants de la maison sont retournés dans leurs appartements, nous laissant avec mon grandpère, chez lui, elle lui a demandé : — Quel est ce nom que tu as laissé venir à toi ? — Un nom vrai, a-t-il répondu. Il n’était plus le même que l’été précédent à Sinshan. Il avait toujours été morose et récriminateur. Rien n’était jamais comme il fallait, et personne sinon lui ne faisait jamais rien comme il fallait, même si pour sa part il ne faisait jamais grand-chose, parce que le moment n’était jamais le bon. Il avait toujours l’air sinistre et revêche, mais désormais il jouait les importants. — Inutile d’aller aux sources chaudes entreprendre une cure. Tu ferais mieux de rester à la maison et d’apprendre à réfléchir, a-t-il lancé à Vaillante. — Et comment cela s’apprend-il ? a-t-elle rétorqué. — Il faut apprendre que tes douleurs et tes maux ne sont qu’une erreur de la pensée. Ton corps n’existe pas. — Moi, je crois qu’il existe, a répliqué Vaillante, qui a ri et s’est tapé sur les hanches. — Comme ça ? a demandé Corruption. Il brandissait la grande palette en bois dont il se servait pour lisser la panse des grosses jarres en argile qu’il fabriquait. La palette était taillée dans du bois d’olivier, aussi longue que mon bras et large comme une main. Il l’a élevée dans sa main droite, a approché sa main gauche, et puis a passé l’outil à travers cette main. La palette a traversé les muscles et l’os comme un couteau s’enfonce dans l’eau. Vaillante et Saule, les yeux ronds, ont regardé la palette et la main. Il leur a fait signe de le laisser tenter l’expérience sur elles. Elles n’ont


pas levé les mains ; mais moi j’étais curieuse, et je voulais que l’on continue à s’occuper de moi, alors j’ai levé le bras droit. Corruption a avancé la palette et l’a passée à travers mon bras, entre le poignet et le coude. J’ai senti son doux mouvement, pareil à la flamme d’une bougie lorsqu’on passe un doigt à travers. La surprise m’a fait rire. Mon grand-père m’a regardée et a constaté : — Cette Chouette du Nord pourrait bien entrer chez les guerriers. Jamais encore je n’avais entendu ce mot-là. — Certainement pas, a répondu Vaillante, et j’ai deviné qu’elle était en colère. Tes guerriers sont tous des hommes. — Elle peut en épouser un, a insisté mon grand-père. Quand viendra le moment, elle pourra épouser le fils de Mouton Mort. — Va donc, toi et ton mouton mort ! a lancé Vaillante, ce qui m’a encore fait rire, mais Saule lui a effleuré le bras pour la calmer. Je ne sais pas si ma mère était effrayée par le pouvoir dont son père venait de faire preuve, ou par la dispute entre son père et sa mère ; toujours est-il qu’elle a ramené la paix entre eux. Nous avons bu un verre de vin avec mon grand-père, et puis nous sommes allées avec lui sur le lieu de danse de Chumo et à la heyimas argile bleue. Nous y avons dormi dans la chambre d’amis, la première nuit que j’aie jamais passée sous terre. J’ai apprécié le silence et l’immobilité de l’air, mais je n’y étais pas habituée et je n’ai cessé de me réveiller, de tendre l’oreille, et je ne pouvais me rendormir que si j’entendais la respiration de mes mères. Vaillante voulait voir quelques personnes à Chumo. Elle y avait vécu au temps où elle avait appris à tisser des tapis : nous n’avons quitté ce bourg qu’un peu avant midi. Alors que nous longions la rive nord-est du fleuve, la vallée s’est rétrécie et la route a traversé des oliveraies, des vergers de pruniers et de nectariniers, filé entre des collines en terrasses plantées de vignes. Je n’étais jamais venue si près de la montagne et j’en avais plein les yeux. En me retournant, je n’ai

pas vu la montagne de Sinshan : sa forme avait changé, ou d’autres montagnes du versant sud-ouest la masquaient. L’angoisse m’a saisie. J’ai fini par me confier à ma mère, qui a compris ma peur et m’a rassurée ; à notre retour à Sinshan, notre montagne serait à sa place. Après avoir traversé le ruisseau du Mouton, nous avons aperçu le bourg de Chukulmas perché dans les collines de l’autre côté de la vallée, sa tour du Feu dressée toute seule, en pierres colorées, rouges, orange et crème, formant un motif fin comme celui d’un panier ou d’une peau de serpent. Du bétail broutait dans les pâturages jaunis au pied des collines, entre les bras des bois. Dans la vallée plate et désormais étroite se trouvaient de nombreuses caves vinicoles, des hangars pour sécher les fruits, et les cultivateurs de fruits de Chukulmas installaient des pavillons d’été. À côté du Na, les sombres moulins se dressaient parmi les chênes ; le bruit de leurs roues s’entendait de loin. Des cailles lançaient leur appel sur trois notes, des alouettes montaient au-dessus des champs et les buses tournaient très haut dans le ciel. Le soleil brillait, l’air était calme. — C’est un jour de la Neuvième Maison, a remarqué ma mère. Ma grand-mère s’est contentée de répondre : — Je serai bien contente d’arriver à Kastoha. Depuis que nous avions quitté Chumo, elle était restée silencieuse et boitillait. Sur le chemin, aux pieds de ma mère, traînait une plume, la plume bleue barrée de gris de l’aile d’un geai. C’était la réponse à sa remarque. Elle l’a ramassée et l’a gardée à la main tout en marchant. C’était une petite femme au visage rond, aux mains et aux pieds fins,

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sans souliers ce jour-là, vêtue d’un vieux pantalon de daim et d’une chemise sans manches, portant un petit sac à dos, les cheveux nattés et roulés, une plume bleue à la main. C’est ainsi qu’elle marche dans le Soleil et l’Air calme. Des ombres, tombant des collines à l’ouest, s’étiraient sur la vallée quand nous sommes arrivées à Kastoha-na. Vaillante a vu les toits au-dessus des vergers et a annoncé : — Ah ah, voilà le Con de Grand-mère ! C’est ainsi que les vieux appelaient Kastoha, parce qu’il se trouve entre les jambes écartées de la montagne. À l’entendre appeler ainsi, j’avais imaginé la bourgade posée parmi les sapins et les séquoias, une grotte, sombre et mystérieuse, d’où jaillissait le fleuve. Quand nous avons traversé le pont du Na et que j’ai vu qu’il s’agissait d’un gros bourg semblable à Telina mais en plus grand, avec des centaines de maisons et plus de gens que je n’en croyais exister dans le monde entier, j’ai fondu en larmes. C’était peut-être la honte qui provoquait mes larmes, parce que j’ai vu combien j’avais été stupide de penser qu’un bourg pouvait être une grotte ; ou alors j’étais effrayée ou fatiguée par tout ce que j’avais vu pendant les jours et les nuits de notre voyage. Vaillante a pris mon bras droit dans ses mains, l’a tâté et l’a examiné. Elle ne l’avait pas fait après que Corruption avait passé la palette au travers. On n’avait pas reparlé de tout ça. — C’est un vieux fou, a-t-elle alors observé, et je ne vaux guère mieux. Elle a ôté le bracelet en forme de croissant qu’elle ne quittait jamais, et me l’a passé au bras droit. Voilà, a-t-elle ajouté. Il ne tombera pas, Chouette du Nord. Elle était si mince que le croissant était à peine un peu large pour mon bras d’enfant. Pourtant ce n’était pas ce qu’elle voulait dire. J’ai séché mes larmes. À la pension près des sources chaudes, cette nuitlà, j’ai dormi, mais tout en dormant, tout au long de la nuit, je savais

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que la lune était à mon bras, sous ma tête. Le lendemain j’ai vu les Condor pour la première fois. Tout, à Kastoha-na, m’était inconnu, tout était nouveau, tout était différent de chez moi. Pourtant dès que j’ai vu ces hommes, j’ai su que Sinshan et Kastoha n’était qu’une seule et même chose, mais que ça c’était différent. On aurait dit un chat qui flaire un serpent à sonnettes, ou un chien qui voit un fantôme. Mes jambes se sont raidies, j’ai senti l’air passer sur ma tête parce que mes cheveux tentaient de se dresser. Je me suis arrêtée net et j’ai demandé dans un souffle : — Qui sont-ils ? — Des hommes du Condor. Des hommes sans maison, a répondu ma grand-mère. Ma mère se tenait à côté de moi. Elle s’est avancée tout à coup et s’est adressée aux quatre hommes de haute taille. Ils se sont tournés vers elle, tout en becs et en ailes, et l’ont regardée. Mes jambes ont flageolé et j’ai eu envie de faire pipi. J’ai vu des vautours noirs se pencher vers ma mère, tendre leur cou rouge, leur bec pointu, l’observer avec des yeux cerclés de blanc. Ils ont tiré des choses de sa bouche et de son ventre. Elle est revenue vers nous et nous avons continué vers les sources chaudes. — Il a été au nord, au pays des Volcans, a-t-elle rapporté. Selon ces hommes, les Condor reviennent. Ils connaissaient son nom quand je l’ai prononcé, ils disent que c’est un grand personnage. Tu as vu comme ils m’écoutaient quand j’ai prononcé son nom ? Ma mère a ri. Je ne l’avais jamais entendue rire ainsi. — Le nom de qui ? a grogné Vaillante. — Le nom de mon mari, a répondu Saule. Elles s’étaient encore arrêtées, face à face.


3. Le serpent de cuivre… le

puma... Il se peut que le

serpent de cuivre ait été un traitement rituel pour les

rhumatisants. La montagne

– Ama Kulkun, mont

Grand-Mère – les sources

du fleuve Na et la ville bâtie sur ce site, Wakwaha-na,

étaient les lieux sacrés les plus centraux pour les

habitants de la vallée.

Gravir les sommets de la

montagne “sur les traces

du puma” ou “par la voie

de l’aigle” était une excursion spirituelle solitaire

entreprise tôt ou tard, une ou plusieurs fois, par la

plupart des habitants des neuf bourgs.

Ma grand-mère a haussé les épaules et s’est détournée. — Je te dis qu’il revient, a insisté ma mère. J’ai vu des étincelles blanches se presser autour de son visage, comme des mouches de lumière. J’ai poussé un cri, et puis, accroupie, je me suis mise à vomir. Je répétais sans cesse “Je ne veux pas qu’il te mange !” Ma mère m’a ramenée à la pension dans ses bras. J’ai dormi un moment, et dans l’après-midi j’ai été aux sources chaudes avec Vaillante. Nous sommes restées allongées longtemps dans l’eau chaude. Elle était d’un bleu brunâtre, boueuse, elle sentait le soufre, très déplaisante d’abord, mais une fois dedans on commençait à avoir envie d’y flotter pour toujours. Le bassin était peu profond, large et long, dallé de carreaux vernissés bleu-vert. Il n’y avait pas de murs, mais un haut toit en bois. On pouvait disposer des paravents pour s’abriter du vent. C’était un endroit ravissant. Tout le monde était venu là pour guérir, on parlait à voix basse, on restait allongé dans l’eau en chantant de doux chants de guérison. L’eau, d’un bleu brunâtre, dissimulait les corps, et en regardant le long bassin on ne voyait que des têtes posées sur l’eau, appuyées contre le carrelage, certaines les yeux fermés, d’autres qui chantaient, dans la buée suspendue au-dessus des sources chaudes. Je suis couchée là, je suis couchée là Je suis couchée où je suis étendue Flottant dans l’eau peu profonde. Je flotte là, elle flotte là, La buée au-dessus de l’eau. La pension des sources chaudes de Kastoha-na a été notre maisonnée pendant un mois. Chaque jour Vaillante se baignait dans les eaux et se rendait à la Loge des Docteurs pour apprendre le serpent de cuivre3. Ma mère montait seule sur la montagne, aux sources du

fleuve, à Wakwaha, et jusqu’au sommet sur les traces du puma. Un enfant ne pouvait passer toute la journée dans le bassin chaud et la Loge des Docteurs, mais j’avais peur des lieux communs grouillant de monde de la grosse bourgade, et nous n’avions pas de parents dans les maisons, alors je restais la plupart du temps aux sources chaudes et rendais quelques menus services. Quand j’ai appris où jaillissait le geyser, j’y suis allée souvent. Un vieillard qui vivait sur place et guidait les visiteurs en ce lieu heya et chantait l’histoire des fleuves Souterrains, me parlait et acceptait mon aide. Il m’a enseigné une wakwa de la boue, le premier chant que j’aie jamais reçu rien que pour moi. Peu de gens, même alors, connaissaient ce chant, qui doit être très vieux. Il se présente sous une forme ancienne, chanté seul avec un tambour de bois à deux notes, et la plupart des mots sont matrices, donc il ne vaut rien à écrire. — Peut-être que les gens des Maisons du Ciel la chantent lorsqu’ils viennent ici se baigner aux bains de boue, disait le vieillard. Dans la matrice, il y a un passage du chant où les autres mots surviennent. Ils disent : Des bords à l’intérieur jusqu’au milieu, Vers le bas, vers le haut jusqu’au milieu, Tous ceux-là sont entrés ici, Ils entrent tous ici. Je crois que le vieil homme avait raison, c’est un chant de la Terre. Ça a été mon premier cadeau et je l’ai donné à bien des gens. En restant ainsi hors de la ville, je n’ai plus vu d’hommes du Condor et je les ai oubliés. Au bout d’un mois nous sommes rentrées chez nous à Sinshan, juste à temps pour danser les danses de l’Été. Vaillante se sentait bien et nous avons redescendu la vallée jusqu’à Telina en une matinée, puis atteint Sinshan dans l’après-midi. Quand KESH , GUIDE DE LA VALLÉE DE L’ÉTERNEL RETOUR

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nous sommes arrivées au pont qui enjambe le ruisseau de Sinshan je voyais tout à l’envers. Les collines au nord se dressaient là où les collines du sud auraient dû être, les maisons de droite se trouvaient là où auraient dû être les maisons de gauche. Jusqu’à l’intérieur de notre maison, il en était ainsi. J’ai fait le tour de tous les coins que je connaissais, et j’y ai tout trouvé retourné. C’était bizarre, mais cette bizarrerie me plaisait, même si j’espérais qu’elle ne durerait pas. Au matin, lorsque je me suis réveillée avec Sidi qui ronronnait à mon oreille, tout était à sa place, le nord au nord, la gauche à gauche, et je n’ai jamais plus revu le monde à l’envers, ou bien rien qu’un instant. Après qu’on eut dansé la fin de l’Été nous sommes montées à notre pavillon d’été, et là, Vaillante m’a déclaré : — Chouette du Nord, dans quelques années tu commenceras à

Un pavillon d’été à cinq poteaux

être une femme, ton sang de femme coulera, toi qui l’année dernière n’étais qu’une sauterelle, mais te voici parvenue au milieu, un lieu propice, tes années d’eau claire. Que désires-tu y entreprendre ? J’y ai réfléchi une journée, puis je lui ai répondu : — Je veux monter sur les traces du puma. — Bon. Ma mère n’a ni posé de question ni donné de réponse. Depuis que nous étions revenues de Kastoha-na, elle semblait toujours tendre l’oreille pour saisir un mot, écouter au loin, immobile. Ma grand-mère m’a donc préparée au départ. Pendant neuf jours je n’ai pas mangé de viande, et pendant les quatre derniers de ces neuf jours, je n’ai mangé que des aliments crus, une fois par jour, à midi, et bu de l’eau quatre fois par jour en quatre longues rasades. Et puis je me suis réveillée tôt, avant le jour, je me suis levée et j’ai pris la sacoche contenant les cadeaux. Vaillante dormait, mais j’ai pensé que ma mère était réveillée sur sa couche. Je leur ai murmuré heya, et à la maison aussi, puis je suis sortie. Notre pavillon d’été se trouvait dans un pré, dans les collines audelà du ruisseau de Dur Canyon, à un mille environ en amont de Sinshan. Nous y avions passé tous les étés de ma vie avec une famille obsidienne de la Maison de Chimbam, et nous mêlions nos moutons. Ils trouvaient de bonnes pâtures dans les collines, et le ruisseau y coulait jusqu’aux pluies presque tous les ans. Le pré s’appelait KESH, GUIDE DE LA VALLÉE DE L’ÉTERNEL RETOUR

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Gahheya, à cause du gros rocher heyiya serpentine bleu dans sa partie nord-ouest. En partant, je suis passée devant ce rocher Gahheya. J’allais m’arrêter, lui parler, mais c’était lui qui me parlait. — Ne t’arrête pas, continue, monte haut, avant le soleil. Alors j’ai continué à gravir les hautes collines, j’ai marché pendant qu’il faisait encore nuit, couru quand le jour a commencé à poindre, et j’étais sur la crête de la montagne de Sinshan quand la courbe de la terre et la courbe du soleil se sont séparées. J’ai vu la lumière tomber sur la face sud-est du monde, et l’obscurité s’en retourner par-delà la mer. Après avoir chanté heya en ce lieu, j’ai longé du nord-ouest au sud-est la crête de la montagne, en suivant les sentes des cerfs à travers le chaparral et en dirigeant mes pas là où les broussailles étaient moins denses dans les forêts de sapins et de pins, sans aller vite mais, au contraire, très lentement, en m’arrêtant tout le temps, en écoutant et en cherchant des yeux des passages et des signes. Toute la journée je me suis inquiétée de l’endroit où je dormirais la nuit. J’ai traversé et retraversé les crêtes en pensant toujours, “Il faut que je trouve un bon endroit, il faut que j’arrive dans un bon endroit.” Aucun ne me semblait approprié. Je me suis dit, “Il faudrait que ce soit un endroit heya. Tu le sentiras quand tu y arriveras.” Mais ce qu’en vérité j’avais en tête, sans y penser, c’étaient le puma et l’ours, les chiens sauvages, les hommes de la côte, les étrangers du pays des plages. Je cherchais une cachette. Alors j’ai marché toute la journée, et dès que je m’arrêtais quelque part, je tremblais. J’étais montée au-dessus des sources, et quand la nuit est tombée j’avais soif. J’ai englouti les quatre boulettes de pollen de ma sacoche à cadeaux, mais après avoir mangé j’avais encore plus soif et un peu mal au cœur. Le crépuscule avait envahi la montagne avant que j’aie trouvé l’endroit que je n’arrivais pas à trouver, alors je suis restée là où j’étais, dans un creux sous des manzanita. Le creux semblait m’abriter, et les manzanita sont de purs heyiya. Je suis restée assise là longtemps. J’ai essayé de chanter heya mais je n’aimais pas le son de ma voix, toute seule, là-haut. J’ai fini par m’allonger. Dès que je remuais un tout petit peu, les feuilles sèches des manzanita hurlaient, “Écoute ! Elle bouge !” J’ai essayé de rester étendue immobile, mais le froid m’incitait sans cesse à me recroqueviller. Il faisait froid là-haut, le vent poussait une brume marine sur la montagne. La brume et la nuit m’empêchaient de voir quoi que ce soit, et pourtant je scrutais l’obscurité. Tout ce que je voyais, c’était que j’avais voulu monter sur la montagne et que je m’étais attendu à tout réussir, à marcher sur les traces du puma, mais je n’étais arrivée à rien, et les pumas, j’avais passé la journée à les fuir. Tout ça parce que je n’étais pas montée ici pour être le puma mais pour prouver aux enfants qui me traitaient de demi-personne que je valais mieux qu’eux, que j’étais une courageuse et sainte fillette de huit ans. Je me suis mise à pleurer. J’ai enfoui mon visage dans le sol parmi les feuilles et j’ai pleuré dans la terre, la mère de mes mères. Ainsi, avec mes larmes, j’ai fait un petit coin de boue salée, là-haut sur cette montagne glaciale. Et puis j’ai pensé au chant qui m’était venu du vieillard


aux geysers, la wakwa de la boue, et je l’ai chanté dans ma tête. Ça m’a bien aidée. Et la nuit a passé. La soif et le froid m’ont empêchée de dormir et la lassitude m’a empêchée de veiller. Dès que le jour a commencé à poindre, je suis descendue de la crête à travers d’épais taillis pour trouver de l’eau à l’entrée de l’un des canyons. J’ai parcouru un long chemin avant qu’une source me laisse la trouver. Perdue dans un dédale de canyons, j’ai été renvoyée dans le sens inverse, et quand de nouveau je suis arrivée sur les crêtes, je me trouvais entre la montagne de Sinshan et Elle Surveille. J’ai continué à monter jusqu’à ce que j’atteigne un gros contrefort dénudé d’où je pouvais regarder derrière moi. J’ai vu la montagne de Sinshan, qui se dressait face à moi, du mauvais côté, du côté externe. J’avais quitté la vallée. J’ai continué à marcher toute cette journée comme le jour d’avant, lentement et en m’arrêtant, mais mon humeur avait changé. Ce n’était pas une pensée, et pourtant c’était clair. Je me disais simplement, “Essaie de prendre un chemin qui contourne cette montagne – Elle Surveille – sans trop descendre ni monter, et reviens ainsi à cet endroit dénudé.” Je m’étais sentie bien sur cette colline, où la folle avoine, d’un jaune pâle, brillait dans le soleil. J’ai pensé que je la retrouverais. Et j’ai poursuivi ma route. Tout ce qui venait à moi je l’appelais par son nom ou lui disais heya, les arbres, sapin et pin

gris, marronnier et séquoia, manzanita, madrone et chêne, les oiseaux, geai bleu, mésange, pic, phoebus et aigle, les feuilles de chamise, de chêne de garrigue, d’arbres à poison et d’aubépine fleurie, les graminées, un crâne de cerf, les crottes d’un lapin, le vent qui soufflait de la mer. Là-bas du côté de la chasse, il n’y avait pas beaucoup de cerfs prêts à s’approcher d’un être humain. Des cerfs se sont présentés à mes yeux cinq fois, et une fois la femelle coyote est venue. Aux cerfs j’ai dit : — Je vous donne la bénédiction que je peux, Êtres silencieux, donnez-moi la bénédiction que vous pouvez ! La femelle coyote, je l’ai appelée Chanteuse. Je l’avais vue toute ma vie rôder au temps de l’agnelage, voler dans le pavillon d’été, et puis morte, un petit tas de fourrure sale, mais je ne l’avais pas vue dans sa Maison. Elle se tenait entre deux pins gris, à une vingtaine de pas, et elle s’est avancée pour mieux me voir. Elle s’est assise, la queue roulée autour des pattes, et m’a dévisagée. Je crois qu’elle n’arrivait pas à comprendre ce que j’étais. Peut-être n’avait-elle jamais vu d’enfant. Peut-être était-ce une jeune coyote, qui n’avait jamais vu d’être humain. Son aspect m’a plu, svelte et propre, couleur de la folle avoine en hiver, les yeux clairs. — Chanteuse ! ai-je lancé, je vais te suivre ! KESH , GUIDE DE LA VALLÉE DE L’ÉTERNEL RETOUR

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Elle est restée là à me regarder, avec l’air de sourire, car la bouche du coyote dessine un sourire. Et puis elle s’est levée, étirée un peu, et a disparu telle une ombre. Je n’ai pas pu la voir partir, alors je n’ai pas pu la suivre. Mais cette nuit-là, avec sa famille, elle a chanté la wakwa des coyotes près de moi, la moitié de la nuit. Cette nuit-là, la brume n’est pas venue ; l’obscurité est restée douce et limpide, et toutes les étoiles sont apparues. Je me suis sentie légère, étendue sous de vieux lauriers à l’orée d’une petite clairière, les yeux levés vers les étoiles et les motifs qu’elles dessinent dans le ciel. J’ai commencé à flotter, à faire partie du ciel. Et Coyote m’a laissée entrer dans sa Maison. Le lendemain, je suis revenue à la colline de la folle avoine qui m’a dévoilé le mauvais versant de la montagne de Sinshan, et là j’ai vidé ma sacoche et j’ai offert mes cadeaux à ce lieu. Sans franchir la colline pour boucler la boucle, je suis redescendue dans les canyons entre les montagnes, avec l’intention de contourner la montagne de Sinshan par le sud-est et d’achever ainsi le heyiya-if. Dans les canyons je me suis encore perdue. Un ruisseau a guidé mes pas car la marche était aisée le long de sa rive, et toutes les faces de sa ravine étaient escarpées et couvertes d’arbres à poison. J’ai continué à descendre son cours, et j’ignore où je suis arrivée. Ces canyons s’appellent les trous du Vieux Renard, mais aucun de ceux à qui je l’ai demandé plus tard, chasseurs ou membres de la Loge du Laurier, n’avait jamais vu l’endroit où je suis arrivée le long de ce ruisseau. C’était une longue mare sombre où l’eau paraissait arrêtée. Autour de la mare poussaient des arbres que je n’ai jamais vus nulle part ailleurs, aux troncs et aux branches lisses, aux feuilles triangulaires à peine teintées de jaune. Ces feuilles tachetaient l’eau de la mare où elles s’amoncelaient. J’ai plongé la main dans l’eau et lui ai demandé mon chemin. J’ai senti son pouvoir, et cela m’a fait peur. Elle était sombre et immobile. Ce n’était pas l’eau que je connaissais, pas l’eau que je recherchais. Elle était lourde, comme du sang, et noire. Je n’en ai pas bu. Je me suis accroupie, là, au bord de la mare, dans l’ombre brûlante de ces arbres, et j’ai cherché un signe ou un mot, en essayant de comprendre. À la surface de l’eau quelque chose s’est approché de moi : l’aselle aquatique. Un gros insecte qui avançait vite sur ses pattes brillantes à fleur d’eau. KESH, GUIDE DE LA VALLÉE DE L’ÉTERNEL RETOUR

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— Je te donne la bénédiction que je peux, Être silencieux, donne-moi la bénédiction que tu peux ! ai-je lancé. L’insecte est resté immobile un instant, entre air et eau, au point où ils se touchent, à sa place, et puis il est parti en glissant dans l’ombre des berges du bassin. Ça a été tout, là-bas. Je me suis levée en chantant heya-na-no, et j’ai trouvé un chemin qui montait au-delà des arbres à poison vers le sommet de la ravine. Puis j’ai quitté les trous du Vieux Renard, marché jusqu’au canyon de Derrière et atteint ma montagne dans la chaleur de fin d’après-midi du plein été, les criquets lançaient leur plainte comme mille cloches, et dans les bois, tout au long du chemin, les geais bleus et les geais à crête noire ont pesté et crié contre moi. Cette nuit-là, j’ai dormi à poings fermés sous des chênes verts sur le flanc de ma montagne. Le lendemain, le quatrième, j’ai confectionné des baguettes emplumées avec les plumes qui étaient venues à moi sur ma route et des branchettes de chêne vert, puis, devant une petite source suintante parmi les rochers et les racines, à l’entrée d’un canyon, j’ai accompli tout ce que je connaissais de la wakwa des sources. Ensuite j’ai pris le chemin du retour. À la tombée du jour j’ai atteint Gahheya, puis le pavillon d’été fermé sur trois côtés. Saule n’était pas là. Vaillante filait devant la maison, à côté du foyer. — Eh bien ! a-t-elle lancé. Tu devrais aller prendre un bon bain, non ? Je savais qu’elle se réjouissait de me voir saine et sauve, mais elle riait car, pressée que j’étais d’arriver à la maison et de manger, j’avais oublié de me laver après avoir accompli la wakwa. Je n’étais que sueur et boue. En descendant vers le ruisseau de Dur Canyon je me suis sentie vieillie, comme si j’étais partie plus que quatre jours, plus que le


mois passé à Kastoha-na, plus que les huit ans de ma vie. Je me suis lavée au ruisseau et je suis revenue par le pré dans le crépuscule. Le roc Gahheya s’y dressait, et je m’en suis approchée. — Touche-moi maintenant, a-t-il dit. J’ai obéi, puis je suis rentrée chez moi. Je savais que de ce lieu mystérieux, de la mare et de l’aselle aquatique, m’était venue une chose que je ne comprenais pas, et dont peut-être je ne voulais pas. Mais la charnière de ma randonnée avait été la colline dorée. La femelle coyote m’avait chanté sa chanson, et tant que ma main et le rocher se toucheraient, je savais que je ne m’étais pas trompée, même si je n’étais arrivée à rien.

Comme je n’avais qu’une grand-mère et un grand-père dans la vallée, un homme argile bleue nommé Neufpoint avait demandé à être mon grand-père en second. À la veille de mes neuf ans, il est arrivé du pavillon d’été de sa famille, au canyon du ruisseau de l’Ours, pour m’enseigner les chants des pères. Peu après nous sommes rentrées avec lui à Sinshan pour nous préparer à danser l’Eau, tandis que la famille obsidienne à Gahheya gardait nos moutons. C’était la première fois que je rentrais au bourg l’été. À part des gens argile bleue, il n’y avait presque personne. À chanter et faire heyiya du matin au soir dans le bourg vide et ouvert à tous vents, j’ai commencé à sentir mon âme s’ouvrir et s’épanouir avec les âmes des danseurs pour emplir ce vide. L’eau coulait du bol d’argile bleue, les chants étaient ruisseaux et mares dans la grande chaleur de l’été. Les autres Maisons sont arrivées de l’estivage, et nous avons dansé l’Eau. À Tachas Touchas le ruisseau s’était asséché, alors les villageois sont montés danser avec nous, ceux qui en avaient allaient chez des parents, les autres campaient dans les champs de Sinshan ou dormaient sur les balcons. Nous étions si nombreux que les danses ne s’arrêtaient jamais, et la heyimas argile bleue bourdonnait de tant de chansons et il émanait d’elle tant de pouvoir que toucher son toit c’était toucher un puma. Quelle belle wakwa. Arrivé le troisième ou le quatrième jour, à Madidinou et Telina on avait entendu parler de l’Eau à Sinshan, et leurs habitants arrivaient pour se joindre à la fête. La dernière nuit les balcons grouillaient de monde, et le heyiya-if remplissait tout le lieu de danse. Dans le ciel les éclairs de chaleur dansaient au sud-est et au nord-ouest, on ne distinguait plus les tambours du tonnerre, et nous avons dansé la Pluie en descendant jusqu’à la mer et remontant jusqu’aux nuages. Entre l’Eau et le Vin, un jour j’ai retrouvé mes cousins adobe rouge de Madidinou pour cueillir des mûres au rocher de Couvecaille. Les bons coins avaient tous été ratissés et il ne restait pas beaucoup de fruits pour nous, alors Pélican et moi étions les chiens sauvages et Houblon le chasseur, et nous nous poursuivions à travers ces étroits sentiers envahis d’aubépine, entre les mûriers sauvages.

J’ai attendu que Houblon passe devant ma cachette, et je lui ai sauté dessus par-derrière, en aboyant bien fort, puis je l’ai jeté à terre. Il est resté le souffle coupé, furieux un petit moment, jusqu’à ce que je gémisse et lui lèche la main. Et puis nous nous sommes assis tous les trois et nous avons parlé longtemps. — Hier, des gens à têtes d’oiseaux ont traversé notre bourg, a-til rapporté. — Des ramasseurs de plumes ? ai-je demandé. — Non, des hommes avec des têtes d’oiseaux – de buses ou de vautours – noir et rouge. — Il ne les a pas vus, moi je les ai vus, a alors hurlé Pélican. La nausée et la peur m’ont saisie. — Je dois rentrer maintenant, ai-je bafouillé, et j’ai filé. Mes cousins ont dû me courir après avec mon panier de mûres. Ils sont retournés à Madidinou et j’ai traversé les champs de Sinshan et franchi le ruisseau de Hechu. J’étais près des caves vinicoles quand j’ai levé les yeux et vu un oiseau dans le ciel au sud-ouest, qui tournoyait. J’ai pensé que c’était une buse, mais j’ai remarqué qu’il était plus gros qu’une buse, que c’était le condor. Neuf fois il a viré dans le ciel au-dessus de mon bourg, et puis, achevant le heyiya-if, il a plané lentement vers le nord-est, au-dessus de ma tête. Ses ailes, chacune plus longue qu’une personne est haute, ne bougeaient jamais. Seuls les longs doigts de plumes au bout des ailes s’inclinaient dans le vent. Quand il a disparu au-dessus de la colline de la Vache rousse, j’ai couru à toutes jambes vers Sinshan. Les balcons étaient noirs de monde, et sur le lieu commun des gens de l’Obsidienne exaltaient leur courage au son du tambour. Je suis allée à la Maison du Haut Porche, dans notre seconde pièce, et je me suis cachée dans le coin sombre, derrière les lits roulés. C’était moi que le condor cherchait, j’en étais sûre. Ma mère et ma grand-mère sont entrées, ignorant ma présence. — Je t’avais bien dit qu’il venait ! s’est écriée ma mère. Il va venir et nous trouvera ici ! Cette colère et cette joie mêlées, je ne les avais jamais entendues dans sa voix. — Pourvu que non ! a répliqué ma grand-mère, avec colère et KESH , GUIDE DE LA VALLÉE DE L’ÉTERNEL RETOUR

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sans joie. À ces mots j’ai quitté le coin sombre et me suis élancée vers ma grand-mère. — Empêche-le de venir ! Empêche-le de venir nous trouver ! ai-je hurlé. — Viens près de moi, Fille du Condor, a dit ma mère. Je me suis avancée à mi-chemin et me suis arrêtée. Plantée là entre elles deux, j’ai dit : — Ce n’est pas mon nom. Ma mère s’est figée le temps de deux respirations. — N’aie pas peur. Tu verras, a-t-elle dit. Elle s’est absorbée dans les préparatifs du souper, comme si de rien n’était. Vaillante a pris son tambour de bois puis est descendue à notre heyimas. Ce soir-là, on battait le tambour dans toutes les heyimas. C’était pendant la dernière grande chaleur de l’année. Après la tombée de la nuit, on s’installait sur les balcons pour prendre le frais. J’ai entendu des gens discuter du Condor. Agate, le bibliothécaire du Madrone, s’est mis à conter une histoire intitulée le Vol du Grand Être, qu’il avait composée en s’inspirant du récit ancien d’un découvreur déposé à la bibliothèque. Son histoire racontait la mer Intérieure et la chaîne de Lumière, la mer d’Omorn et la chaîne des Cieux, les déserts de sauge et les prairies herbeuses, la montagne du Nord et la montagne du Sud, tout comme le Condor les verrait en plein vol. La voix d’Agate était magnifique, et quand il lisait ou racontait on écoutait et pénétrait dans l’espace et le calme. J’aurais voulu qu’il parle toute la nuit. Quand le récit a été terminé, le silence a plané un moment, et puis les gens ont recommencé à bavarder. Ni Vaillante ni Saule n’étaient là. Personne ne m’a remarquée, et ils ont parlé du Condor comme ils ne l’auraient pas fait en présence de ma famille. Coquillage attendait que ma grand-mère sorte de la heyimas. — Si ces gens reviennent, a-t-elle dit, cette fois-ci nous ne devrions pas les accueillir dans la vallée. — Dans la vallée, ils y sont déjà, a rétorqué Chien. Ils ne partiront pas. Ils sont ici pour faire la guerre. — Sottises, a assuré Coquillage, ne parle pas comme un enfant, à ton âge. Chien, comme Agate, était un homme cultivé, qui se rendait souvent à Kastoha-na et à Wakwaha pour lire et discuter avec d’autres érudits. — Femme argile bleue, a-t-il insisté, si je parle ainsi c’est que je me suis entretenu avec des hommes de la Loge des Guerriers dans la vallée d’En Haut, or des guerriers ce sont des gens qui font la guerre et rien d’autre, non ? Et ceux-là, ces guerriers, appartiennent à notre peuple, ce sont des Cinq Maisons de la vallée du Na. Dans ces bourgs-là, pourtant, ils ont parlé et prêté leur esprit à ceux du Condor, depuis dix ans déjà. — Chien, tu veux dire que ces Condor sont malades, qu’ils ont la tête mal vissée ? a demandé Femme des Grottes, une vieille dont KESH, GUIDE DE LA VALLÉE DE L’ÉTERNEL RETOUR

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le dernier nom lui était venu lorsqu’elle avait perdu la vue. — Oui, c’est ça, a-t-il répondu. — Sont-ils tous des hommes, ainsi qu’on le raconte ? a demandé quelqu’un assis un peu plus loin sur le balcon. — Tous ceux qui viennent ici sont des hommes. Armés, a précisé Chien. — Mais enfin, a coupé Coquillage, ils ne peuvent pas passer leur temps à fumer du tabac à longueur de journée, à longueur d’année, c’est idiot ! Si une poignée d’hommes dans ces gros bourgs d’en haut veulent agir comme des gamins de quinze ans et cavaler en jouant à la guerre, en quoi ça nous regarde ? Nous, il nous suffit de dire aux étrangers de passer leur chemin. — Ils ne peuvent pas nous faire de mal. Nous parcourons la gyre, est intervenu Danse de la Souris, qui à l’époque était orateur de ma heyimas. — Et eux la roue, et le pouvoir s’accroît ! a souligné Chien. — Tenons-nous-en à la gyre, a conseillé Danse de la Souris. C’était un homme fort et bon. C’était lui que je voulais écouter, pas Chien. J’étais assise adossée au mur de la maison, car j’avais envie de rester sous les avant-toits, à l’abri du ciel. Quelque chose traînait entre mes pieds sur le sol du balcon ; à la lueur des étoiles ça ressemblait à un bout de bois ou de ficelle. Je l’ai ramassé. C’était sombre, rigide, mince et long. Je savais ce que c’était : c’était le mot que je devais apprendre à prononcer. Je me suis levée, je l’ai apporté à Femme des Grottes et le lui ai fourré dans la main. — Tiens, prends ça, s’il te plaît, c’est pour toi, ai-je marmonné, car je voulais m’en débarrasser et Femme des Grottes était très vieille, sage et faible.


Elle l’a tâté et puis l’a tendu dans ma direction. — Chouette du Nord, a-t-elle répondu, garde-le. C’est à toi qu’il a été dit. Ses yeux passaient à travers mon corps et regardaient la lueur des étoiles, semblable pour elle à l’intérieur d’une grotte. J’ai dû reprendre la plume. Puis son ton s’est adouci. — N’aie pas peur, a-t-elle ajouté. Tes mains sont les mains d’une enfant, elles font passer l’eau à travers la roue. Elles ne retiennent pas, elles laissent aller, elles purifient. Puis elle a commencé à se balancer, elle a fermé ses yeux aveugles et elle a psalmodié : — Heya, Fille du Condor, dans la contrée sèche, pense aux ruisseaux qui coulent ! Heya, Fille du Condor, dans la maison obscure, pense au bol d’argile bleue ! — Je ne suis pas Fille du Condor ! ai-je protesté. La vieille femme s’est contentée d’ouvrir les yeux, elle a ri et a lancé : — Il semble que le Condor assure que si. J’ai tourné les talons pour rentrer dans la maison, contrariée et honteuse. — Garde la plume, fillette, jusqu’à ce que tu puisses la rendre, a conseillé Femme des Grottes. Je suis entrée dans nos appartements et j’ai déposé la plume noire dans le panier à couvercle que Saule avait tressé à mon intention pour y ranger des hehole, des reliques, des souvenirs. Quand je l’ai vue à la lumière de la lampe, noire d’encre, plus longue qu’une plume d’aigle, j’ai commencé à me sentir toute fière qu’elle me soit venue. Si je devais être différente des autres, alors que ma différence crève les yeux, ai-je pensé. Ma mère était à la Loge du Sang, ma grand-mère à la heyimas. Par les fenêtres du sud-ouest, j’ai entendu le crépitement d’averse des tambours. Par les fenêtres du nord-est, j’ai entendu la petite chouette discourir dans les chênes : ou-ou-ou-ou-ou-ou-ou. J’ai été dormir toute seule, en pensant au condor et en écoutant la chouette. Le premier jour du Vin, des habitants de Madidinou sont arrivés et ont raconté qu’une foule d’hommes condor descendaient du lac Clair dans la vallée, par la montagne. Neufpoint venait avec sa famille vendanger les vignes du Grand Shipa, au fond de la vallée, et je suis partie travailler avec eux. Alors que nous vendangions, des gens sont passés et ont annoncé que les Condor arrivaient sur l’Ancienne Voie droite. Nous y sommes allés aussitôt. Cette image dans ma tête doit être un souvenir, pourtant elle ressemble à une fresque, éclatante, grouillante de monde, et figée : des têtes de condors noir et rouge alignées, des jambes et des sabots de solides chevaux, des fusils, des roues. Dans l’image que j’en ai, les roues ne tournent pas. Quand nous sommes rentrés à Sinshan, la wakwa commençait,

et, au coucher du soleil, la beuverie allait bon train. Des gens adobe jaune riaient et dansaient sur le lieu commun, et se lançaient dans des farandoles heyiya-if. Ceux des autres Maisons buvaient pour se mettre à l’unisson. Quelques enfants sont entrés dans les farandoles, mais elles ont vite dégénéré en bagarre. Alors la plupart d’entre nous, des enfants avec un premier nom, sont montés sur les balcons regarder les adultes se déchaîner. Dada de Vieille Maison rouge, un adulte, mais qui ne savait pas penser droit, nous a suivis. Je n’avais encore jamais regardé le Vin très longtemps ; ça m’avait effrayée et ennuyée. Maintenant, à neuf ans, j’étais prête à y assister. Et j’ai vu le Renversement. Tous ceux que je connaissais s’étaient mués en personnes que je ne connaissais pas. Le clair de lune, les feux de joie, les projecteurs inondaient de blancheur le lieu commun. Il était encombré par les danseurs, les farandoles et les gens qui faisaient les pitres. Une foule d’adolescents juchés sur des échelles, des escaliers, sur tous les toits et les balcons, dans les arbres, pareils à des ombres, riait, criait et jouait à lancer la perche. Pic, un docteur obsidienne, un homme timide et grave, était allé à sa heyimas et en avait rapporté un des gros pénis que les Clowns du Sang utilisent dans les danses de la Lune. Il se l’était attaché et courait en tous sens ainsi accoutré, en taquinant les femmes par-derrière. Il en flanqua un grand coup à Grain de Maïs, qui serra les jambes et bondit en avant : l’attache cassa, Pic tomba face contre terre et Grain de Maïs détala avec le gros pénis. — Je tiens le remède du docteur ! hurlait-elle. J’ai vu Agate discourir à tue-tête, et la digne Coquillage lâcher le bout d’une farandole et se relever chancelante, couverte de poussière. Et puis aussi Vaillante, ma grand-mère, danser avec une bouteille de vin. Ensuite le premier des Doumiadu ohwe est sorti de la heyimas adobe jaune, a traversé la Charnière, en se déroulant encore et encore à mesure qu’il avançait, jusqu’à ce que sa tête ailée soit trois fois de la taille d’une personne et se balance au-dessus des lampes et des feux. Tout le monde s’est figé sur place quand il a commencé à tisser le motif, et puis les tambours se sont mis à battre et les farandoles ont entonné des chants tandis qu’il serpentait par les chemins, de maison en maison. J’avais bu beaucoup plus de vin ce soir-là que je n’en avais jamais bu auparavant, et je sentais que je devais m’accrocher à la rambarde du balcon pour ne pas partir en flottant dans les airs. Le Domiadu ohwe est descendu en serpentant entre les arbres de la Maison d’En Haut de la Colline et a continué à s’approcher de la Maison du Haut Porche. Sa tête jaune a marqué un temps d’arrêt à notre balcon et a viré lentement, les yeux fixés sur chacun de nous : à l’intérieur du gros œil, un petit œil brillant et profond. Puis il a continué son chemin, en ondulant et en tanguant au rythme des tambours. Dada s’était accroupi et cachait son visage au Doumiadu ohwe. Un petit garçon de notre maison, Alouette du Matin, pleurait de frayeur, et je le consolais, quand un autre enfant a lancé : — Et ça, qui c’est ? Une poignée d’individus avait traversé le pont et se tenait près des KESH , GUIDE DE LA VALLÉE DE L’ÉTERNEL RETOUR

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chênes Gairga. Ils étaient vêtus de noir et restaient plantés là, élancés, immobiles, pareils à des vautours perchés dans un arbre qui observent le sol. Les danseurs les ont regardés et puis ont continué à fêter le Vin. Le Doumiadu ohwe revenait vers le lieu de danse, et des joueurs de flûte menaient une bourrée sur le lieu commun. Une femme adobe jaune s’est approchée de ces gens de haute taille et leur a parlé, en agitant les bras, puis elle les a amenés sur le lieu commun où les tonneaux de vin étaient posés sur des tréteaux. Quatre d’entre eux sont restés là à boire, mais le cinquième a retraversé la place, est passé devant les lampes, a fendu la foule des danseurs jusqu’à la Maison du Haut Porche. Du haut du balcon j’ai vu ma mère, Saule, arriver de la Charnière. Au pied des marches de notre maisonnée, ils se sont rejoints. J’ai couru dans notre seconde pièce. Bientôt j’ai entendu des pas gravir l’escalier et entrer dans la pièce de l’âtre. Ma mère m’a appelée. Je suis entrée dans la pièce. Il était là. Ses ailes noires pendaient et sa tête rouge pourvue d’un bec touchait le plafond. — Chouette du Nord, a lancé ma mère, ton père a faim. Y a-til quelque chose qui puisse se manger à la maison ? KESH, GUIDE DE LA VALLÉE DE L’ÉTERNEL RETOUR

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C’était l’expression consacrée à Sinshan quand des visiteurs passaient, et ceux-ci répondaient invariablement, “Seul mon cœur a faim de vous voir”, et puis nous sortions de la nourriture et mangions ensemble. Mais mon père restait coi. Il était planté là, les yeux posés sur moi. Ma mère m’a ordonné de réchauffer du maïs et des haricots sur le fourneau. Tout en m’exécutant, du coin de l’œil j’ai observé cet homme et constaté qu’il avait un visage d’homme. Je m’étais demandé si sa tête de condor et son bec étaient sa coiffure ou sa tête. Lorsqu’il a ôté son casque, je l’ai encore observé en catimini. C’était un homme superbe, avec un long nez, de larges pommettes et des yeux fendus en amande. Il regardait Saule, ma mère. Elle allumait la lampe à huile que nous utilisions à table. Tant de beauté lui était venue qu’en cet instant je n’ai pas su que je regardais ma mère, j’ai vu une inconnue, une Quatre Maisons, debout, là, de la clarté au creux des mains. Ils conversaient tant bien que mal. De notre langue, mon père ne connaissait que des bribes. Peu d’étrangers à la vallée étaient passés à Sinshan depuis ma naissance, mais j’avais entendu des marchands des côtes septentrionales et un homme amaranth de la mer Intérieure parler à sa manière – essayer de verser de l’eau dans une cruche brisée, comme on dit. Sa façon de chercher à tâtons les bribes de langage dont il avait besoin était drôle, et j’ai compris qu’il était un être humain, si étrange fût-il. Saule nous a versé du vin à tous les trois, et nous nous sommes assis. Mon père était si grand, ses jambes étaient si longues, qu’en sa présence la table devenait beaucoup trop petite et trop basse. Il a englouti tout le maïs et les haricots que j’avais réchauffés. — Excellent ! Bonne cuisinière ! m’a-t-il dit. — Chouette du Nord est une bonne cuisinière, une bonne bergère et une bonne lectrice. Et puis elle a marché une fois sur la montagne, a dit ma mère. Elle chantait si rarement mes louanges que j’eus l’impression d’avoir bu toute la cruche de vin. — Si tu as assez mangé pour le moment, mon époux, sortons boire. Nous dansons tous le Vin, ce soir. Je veux que tous les habitants de ce bourg te voient ! a-t-elle ajouté en riant. Il l’a regardée, peut-être sans comprendre grand-chose à ses paroles, mais avec tant d’affection et d’admiration que j’ai commencé à me prendre de sympathie pour lui. Ma mère s’est retournée vers lui en souriant. — Pendant que tu étais parti, des tas de gens n’ont cessé de me répéter que tu étais parti. Maintenant que tu es ici, je voudrais leur dire que tu es ici ! — Je suis ici, a-t-il dit. — Alors viens, a-t-elle insisté. Et toi aussi, Chouette du Nord.


était fière, elle était imposante. Elle a bu, mais ce n’était pas le vin qui la rendait imposante, c’était le pouvoir qui pendant neuf ans avait été emprisonné en elle, et qui maintenant était libéré. Elle danse là, elle danse là, Elle danse là où elle a été Riant parmi les gens. Elle étincelle, elle disparaît, La lueur du feu au fil de l’eau.

— Comment toi appeler bébé ? s’est enquis mon père. Ma mère a répété mon nom. — Je ne suis pas un bébé, ai-je protesté. — Fille, a précisé ma mère. — Fille, a-t-il répété, et nous avons tous ri. — Qu’est-ce que c’est chouette ? a-t-il demandé. J’ai lancé le cri de la petite chouette : ou-ou-ou-ou-ou-ou-ou. — Ah ! s’est-il exclamé. Chouette. Viens, Chouette. Il m’a tendu la main. C’était la plus grande main que j’aie jamais vue ou touchée. Je l’ai prise et nous avons suivi ma mère au cœur de la danse. Saule rayonnait de beauté cette nuit-là, rayonnait de pouvoir. Elle

Ma grand-mère s’est soûlée, débauchée, et a passé la nuit dans les granges, à parier. Lorsque je suis montée me coucher, j’ai emporté ma literie sur le balcon pour laisser l’appartement à ma mère et à mon père. J’étais heureuse de penser à ça tout en m’endormant, et le tintamarre du bourg ne m’a pas gênée du tout. Les enfants dormaient souvent sur le balcon ou dans une autre maisonnée quand leurs parents désiraient rester seuls. Désormais j’étais semblable à ces enfants. Tel un chaton qui imite en tout les autres chatons, un enfant tient à imiter les autres enfants avec une volonté aussi tenace que sotte. Et à la façon dont nous autres, êtres humains, devons tout apprendre de a à z, il faut bien que nous débutions ainsi. Pourtant l’intelligence humaine commence là où le désir de ressembler aux autres s’arrête. Un an avant le jour d’aujourd’hui où j’écris ces lignes, après que des membres de la Loge du Madrone m’eurent demandé de rédiger cette histoire de ma vie, j’ai été voir Don, l’écrivain, la fille d’Ire, et lui ai demandé si elle pouvait m’apprendre à écrire une histoire, car je ne savais comment m’en sortir. Parmi une foule de conseils, Don m’a suggéré qu’en écrivant mon histoire j’essaie d’être telle que j’étais au temps que j’évoque. Ceci s’est avéré bien plus facile que je ne le croyais, jusqu’à ce point, là où mon père est entré dans la maison. J’ai du mal à me souvenir combien j’étais ignorante. Et pourtant le conseil de Don est judicieux. Car à présent que je sais qui était mon père, pourquoi il était là et comment il était venu, qui étaient les Condor et ce qu’ils faisaient, maintenant que je suis instruite de ces questions, c’est mon ancienne ignorance, en soi sans valeur, qui s’avère précieuse, utile et efficace. Nous devons apprendre ce que nous pouvons, mais veiller à ce que notre connaissance ne ferme pas le cercle, éliminant le vide, au point de nous faire oublier que ce que nous ne savons pas reste sans fin, sans limite ni fond, et que cette connaissance ne doit pas méconnaître l’ignorance qui va de pair avec elle. Ce que l’on voit d’un seul œil manque de perspective. Le chagrin, dans la vie de mes parents, c’est qu’ils ne voyaient que d’un œil. Tout ce qui me peinait – être la moitié d’une chose et la moitié d’une autre, rien de complet – a affligé mon enfance, mais donné force et sens à ma vie lorsque j’ai grandi. D’un œil je vois Saule de l’Argile bleue de Sinshan, la fille de Vaillante, qui épousa un homme sans maison, eut une fille et huit moutons dans la famille, la jouissance de quelques arbres fruitiers et KESH , GUIDE DE LA VALLÉE DE L’ÉTERNEL RETOUR

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d’un lopin de terre. Avec les bras d’un homme pour les aider, ma mère et ma grand-mère auraient pu cultiver plus, produire plus et donner peut-être plus qu’elles ne prenaient, ce qui est un plaisir. Vivre ainsi respectées, sans honte. De l’autre œil je vois Terter Abhao, Vrai Condor, commandant de l’armée du Sud, qui avait quartier libre avec ses troupes pour l’automne et l’hiver, et attendait des ordres pour la campagne de printemps. Il avait ramené ses trois cents soldats dans la vallée du Na car il savait que ses habitants, riches et accommodants, hébergeraient et nourriraient bien ses hommes. Et aussi parce que neuf ans plus tôt, au cours de la première exploration du Sud, il était venu dans l’un de ces bourgs à la tête de cinquante hommes, qu’il y avait connu une fille et ne l’avait pas oubliée. Neuf ans c’est long, nul doute qu’elle avait dû épousé un fermier de sa tribu et lui avait donné une portée de marmots. Pourtant il passerait par le bourg pour la voir. C’est ainsi qu’il est venu, a trouvé son feu de cheminée allumé, son dîner prêt, sa femme et sa fille pour l’accueillir. Voilà ce qu’il ne savait pas qu’il ne savait pas. Dès cette première nuit du Vin, il a vécu dans notre maisonnée. La plupart des habitants du bourg ne lui en voulaient pas, puisqu’il était le mari de Saule et avait fini par revenir, mais aucune des Maisons de la Terre ne l’a accueilli. Même à Sinshan vivait une personne née hors de la vallée : trente ans plus tôt, Marcheur de la Maison aux Murs bleus était arrivé avec des marchands des côtes septentrionales, il s’était fixé dans la vallée et avait épousé Toyon de l’Adobe jaune. La heyimas serpentine l’avait accueilli. Dans les grosses bourgades, bien sûr, il y a beaucoup de personnes comme lui, et à Tachas Touchas on raconte qu’ils sont tous des gens sans maison, venus du nord, il y a on ne sait combien de centaines d’années. KESH, GUIDE DE LA VALLÉE DE L’ÉTERNEL RETOUR

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J’ignore pourquoi pas une des Maisons n’a accueilli mon père, mais j’imagine que leurs conseils ont jugé que ça ne marcherait pas. Il aurait dû étudier, apprendre ce que chaque enfant dans les heyimas savait déjà, et il ne l’aurait pas supporté puisqu’il croyait savoir tout ce qu’il avait besoin de savoir. Une porte s’ouvre rarement à l’homme qui la clôt. Peut-être ignorait-il jusqu’à l’existence de cette porte. Il avait bien d’autres choses en tête. Grâce aux conseils des Maisons et aux Loges des Plantations de quatre bourgs de la vallée d’En Bas, il organisa le séjour de ses trois cents hommes. On leur affecta les prés aux Eucalyptus, en dessous d’Ounmalin, sur la rive nord-est du fleuve, pour y monter leur campement et mettre à paître leurs chevaux. Les quatre bourgs acceptèrent de leur fournir du maïs, des pommes de terre et des haricots, de les laisser chasser dans les mamelons au pied des collines du nord-est jusqu’aux marais salants, pêcher dans le fleuve en aval du confluent du ruisseau de Kimi, et ramasser des crustacés partout à l’est de la bouche orientale du Na. C’était beaucoup, mais, comme on disait alors, dépenser est la seule richesse. Et s’il était vrai que trois cents hommes mangeraient beaucoup, il était entendu qu’ils quitteraient la vallée après le Soleil, avant le Monde. L’idée que mon père partirait avec eux ne m’a jamais effleurée. Il était à la maison, il était ici, notre famille était complète ; à présent tout était comme il faut, équilibré, complet, et ne changerait plus. Et puis il ne ressemblait pas du tout aux hommes du campement. Il parlait kesh, vivait dans une maisonnée, était le père d’une fille. Quand, pour la première fois, il m’a emmenée avec lui aux prés aux Eucalyptus, je n’étais pas sûre que ses hommes fussent des êtres humains. Tous habillés à l’identique, ils paraissaient tous semblables, à la façon d’un troupeau d’animaux, et ils ne parlaient pas un mot que je connus. Dès qu’ils s’approchaient de mon père ils se frappaient le front, ou parfois s’agenouillaient devant lui comme pour regarder ses orteils. J’ai pensé qu’ils étaient fous, complètement idiots, et que mon père était la seule vraie personne parmi eux. Chez les habitants de Sinshan, c’était lui parfois qui semblait plutôt stupide, même si je n’aimais pas le reconnaître. Il ne savait ni lire, ni écrire, ni cuisiner, ni danser, et quand il connaissait des chants, personne n’en comprenait les paroles. Il ne travaillait dans aucun des ateliers, ni à la cave vinicole, ni aux granges, et ne marchait même jamais à travers champs. Bien qu’il eût voulu se joindre aux parties de chasse, seuls les chasseurs les plus négligents avaient accepté qu’il les accompagne, car il ne chantait pas pour le cerf et ne parlait pas à la mort. Ils mirent d’abord cela sur le compte de l’ignorance et s’en chargèrent à sa place, puis comme il n’apprenait toujours pas à bien se comporter, ils ne voulurent plus chasser avec lui. Une seule fois il se montra particulièrement utile, lorsque la heyimas adobe rouge dut être creusée de nouveau et reconstruite. Son orateur, qui était très strict, n’aimait pas que les membres des autres Maisons se mêlent de donner un coup de main, mais puisque mon père, dont la main était vigoureuse, était un homme sans maison, ces restrictions ne le concernaient pas. Son aide ne lui valut pourtant pas beaucoup de gratitude,


car lorsque les habitants du bourg le virent abattre un tel travail, ils se demandèrent aussitôt pourquoi ça ne lui arrivait pas plus souvent. Ma grand-mère tenait sa langue, mais elle ne pouvait cacher son mépris pour un homme qui ne s’occupait ni du bétail, ni des cultures, ni même du bois à couper. Lui, qui méprisait les bergers, les fermiers et les bûcherons, le supportait mal. — Ta mère souffre de rhumatismes, déclara-t-il un jour à Saule. Elle ne devrait pas travailler là-bas dans cette boue et cette pluie, à arracher des pommes de terre. Qu’elle reste donc à la maison et tisse bien au chaud. Je paierai un jeune homme pour travailler votre lopin de terre à votre place. Ma mère a ri. Moi aussi. C’était une drôle d’idée, un renversement. — Vous utilisez de l’argent comme celui-ci, j’en ai vu au bourg, a-t-il poursuivi, en tendant une poignée de piécettes de différentes monnaies venues des deux côtes. — Mais oui, nous utilisons de l’argent. Pour offrir aux comédiens, aux danseurs, aux poètes, aux artisans, tu sais ! Qu’as-tu donc fait pour qu’on t’en donne ? a demandé ma mère, dans un nouvel éclat de rire. Il est resté penaud. — L’argent est un signe, un honneur, il prouve que l’on est riche, a-t-elle essayé d’expliquer, mais il n’a pas compris, alors elle a ajouté : En tout cas, pour le jardin, notre lopin est beaucoup trop petit pour que quiconque trouve intérêt à partager le travail avec nous. J’aurais honte de demander. — Alors j’amènerai un de mes hommes, a-t-il décrété. — Pour travailler notre lopin ? s’est écrié ma mère. Mais c’est une terre argile bleue. Mon père a juré. Il avait appris les jurons avant tout le reste et jurait bien. — Argile bleue, Argile rouge, quelle importance ! a-t-il grogné. N’importe quel idiot peut retourner de la boue noire ! Ma mère est restée à filer un moment sans mot dire. — C’est stupide, a-t-elle fini par remarquer en riant encore. Si n’importe quel idiot peut le faire, pourquoi pas toi, mon cher ? — Je ne suis pas un tyon, a rétorqué mon père d’un ton sec. — Qu’est-ce donc ?

— Un homme qui remue la terre. — Un fermier ? — Je ne suis pas un fermier, Saule. Je suis le commandant de trois cents hommes, responsable d’une armée, je suis… il y a des choses qu’un homme peut faire et d’autres non. Tu dois certainement le comprendre ! — Certainement, a reconnu ma mère, avec des yeux emplis d’admiration pour sa dignité. Tout passait ainsi sans qu’aucun des deux ne comprenne ce que disait l’autre, et pourtant sans colère ni chagrin, puisque leur amour et leur amitié empêchaient la violence de s’accumuler, l’évacuaient sans cesse, comme l’eau passe dans la roue du moulin. Pendant qu’ils bâtissaient le pont sur le Na, mon père m’emmenait tous les jours aux prés aux Eucalyptus. Son hongre louvet faisait deux fois le poids et une demi-fois la taille de la plupart des chevaux de la vallée. Juchée sur ce cheval, sur la selle à haut pommeau, devant le grand homme au casque de condor, j’avais le sentiment de ne pas être une enfant mais quelque chose de très différent, quelque chose de plus rare qu’un être humain. Je voyais et j’entendais mon père parler aux hommes du campement condor : la moindre de ses paroles était un ordre, une instruction qui devait être obéie sans retard ni discussion. Ils ne discutaient jamais. Mon père lançait un ordre, et l’homme auquel il s’adressait se frappait le front et courait l’exécuter. Ça me plaisait de voir ça. Les Condor continuaient à m’effrayer. Tous des hommes, tous grands, portant d’étranges vêtements, exhalant une étrange odeur, armés, ne parlant pas ma langue. Quand ils me souriaient ou s’adressaient à moi, je me recroquevillais et baissais les yeux, sans répondre. Un jour, alors que les hommes commençaient à travailler au pont, mon père m’apprit un mot de sa langue, pyez, maintenant : à son signal je devais crier “Pyez !” à pleins poumons, et les hommes au travail laisseraient tomber la sonnette, une grosse pierre dans un pilon. J’ai entendu ma voix grêle et haut perchée, puis vu dix hommes forts y obéir, encore et encore. C’est ainsi que j’ai ressenti pour la première fois la grande énergie de la puissance qui naît du déséquilibre, du déséquilibre d’un pilon lesté, ou d’une société. Moi qui étais à la place de la sonnette et non du pieu, j’ai trouvé cela parfait. Ce pont, toutefois, causait des problèmes. Depuis que les soldats condor avaient établi leur campement dans les prés aux Eucalyptus, des bandes d’hommes de la vallée d’En Haut ne cessaient de descendre et de passer devant le campement, ou restaient dans les collines au-dessus des vignobles d’Ounmalin, sans même chasser, juste à traîner. Tous étaient membres de la Loge du guerrier. Les habitants de Sinshan parlaient d’eux avec gêne, et une sorte de fascination – les guerriers fumaient du tabac tous les jours, chacun d’eux possédait un fusil… Mon cousin, Houblon, qui était devenu membre du Laurier, ne nous laissait plus, Pélican et moi, jouer à être des chiens sauvages. Nous devions être des Condor et lui un guerrier. Pélican, aije remarqué, ne pouvait être un condor puisqu’elle n’était pas Condor, tandis que moi si – à moitié. Pélican a décrété qu’elle ne voulait être ni l’un ni l’autre, que c’était un jeu idiot, et elle est rentrée chez elle. KESH , GUIDE DE LA VALLÉE DE L’ÉTERNEL RETOUR

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Houblon et moi nous nous sommes pourchassés du haut en bas de la Colline Adobe tout l’après-midi, avec des bâtons en guise de fusils, en criant “Kak ! T’es mort !” dès que nous nous apercevions. C’était à ce jeu-là que voulaient jouer les hommes qui traînaient autour des prés aux Eucalyptus. Houblon et moi en étions fous, nous y jouions tous les jours, à la tête d’une ribambelle d’enfants, jusqu’à ce que Vaillante nous surprenne. Elle entra alors dans une terrible colère. Elle ne dit pas un mot du jeu, mais me mit à écaler des noix et des amandes jusqu’à ce que mes mains en tombent ou presque, et me promit que si je manquais encore les leçons à la heyimas, avant l’Herbe, je deviendrais une fille superstitieuse, désagréable, stupide, repoussante et lâche. Mais bien sûr, si tel était mon désir, grand bien me fasse. Je savais qu’elle désapprouvait notre jeu, et j’ai cessé d’y jouer. Il ne m’est pas venu à l’idée qu’elle souhaitait aussi que je ne descende pas aux prés aux Eucalyptus avec mon père, voir bâtir le pont. La fois suivante, quand il m’y a emmenée, les soldats ne travaillaient pas : un groupe de guerriers de Chumo et Kastoha-na avait installé son campement juste entre les piles, sur la berge du fleuve. Certains des hommes condor étaient en colère, je l’ai compris. Ils réclamaient à mon père la permission de chasser les hommes de la vallée. Il a répondu non et il est descendu parler aux guerriers. Je lui ai emboîté le pas mais il m’a renvoyée l’attendre à côté de son cheval, alors je ne sais pas ce que les guerriers lui ont raconté, mais il est remonté aux prés, l’air furieux, et a parlé longtemps à ses officiers. Cette nuit-là les guerriers sont partis, le travail s’est poursuivi pendant deux ou trois jours, dans le calme, et mon père a accepté de m’emmener avec lui aux prés quand je le lui ai demandé. Pourtant quand nous y sommes arrivés, cet après-midi-là, un groupe d’habitants de la vallée attendait sous le dernier de la double rangée de gommiers qui ont donné son nom à cet endroit. Certains se sont approchés et ont commencé à discuter avec mon père. Ils ont déclaré KESH, GUIDE DE LA VALLÉE DE L’ÉTERNEL RETOUR

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qu’ils regrettaient que quelques jeunes hommes se soient montrés grossiers ou querelleurs, et qu’ils espéraient que ça ne se reproduirait plus. Pourtant, tout bien pesé, la plupart des habitants de la vallée, après mûre réflexion, avait décidé que c’était une erreur de bâtir un pont sur le fleuve sans consulter ni le fleuve ni ceux qui vivaient sur ses rives. Mon père a répondu que ses hommes avaient besoin du pont pour passer leur approvisionnement d’une berge à l’autre. — Des ponts, il y en a à Madidinou et Ounmalin, et des bacs à roc Bleu et chêne Rond, a observé un habitant de la vallée. — Ils ne supporteront pas le poids de nos chariots. — Il y a des ponts de pierre à Telina et Kastoha. — C’est un trop grand détour. — Vos hommes peuvent transporter tout ça par traversiez a suggéré Tisserand du Soleil de Kastoha-na. — Des soldats ne portent pas de chargements sur leurs dos, a répondu mon père. Tisserand du Soleil y a réfléchi un instant et puis a lancé : — Eh bien, s’ils veulent de la nourriture, ils apprendront peutêtre à la charrier. — Ici mes soldats se reposent. Les chariots servent au transport. Si nos chariots ne peuvent traverser le fleuve, votre peuple devra nous apporter de quoi manger. — Jamais de la vie, a lancé un homme de Tachas Touchas. Tisserand du Soleil et d’autres l’ont dévisagé. Il y a eu un silence. — Nous avons bâti des ponts dans beaucoup d’endroits. Les hommes du Condor ne sont pas que de vaillants combattants, ce sont aussi d’excellents ingénieurs. Les routes et les ponts des contrées qui entourent la cité du Condor sont le prodige de notre époque. — Si un pont à cet endroit était opportun, il y en aurait un, a déclaré Pêche Blanche d’Ounmalin. Mon père n’aimait pas s’adresser aux femmes devant des hommes condor, alors il n’a rien dit et un autre silence pensif est tombé. — À notre avis, est intervenu très poliment Tisserand du Soleil, ce pont ne serait pas bien placé. — Tout ce que vous avez pour aller au sud, c’est votre train et ses six wagons de bois ! a lancé mon père. Un pont ici ouvrira une voie vers… Il a marqué une pause. Tisserand du Soleil a hoché la tête. Mon père a réfléchi un bon moment. — Écoutez, a-t-il repris, mon armée n’est pas là pour nuire à la vallée. Nous ne vous faisons pas la guerre. Tout en parlant et en s’efforçant de trouver les mots nécessaires, il a jeté un ou deux coups d’œil dans ma direction et m’a vue avec une moitié de son esprit. Mais vous devez comprendre que le Condor gouverne tout le Nord et que vous vivez désormais à l’ombre de Son aile. Je ne vous apporte pas la guerre. Je ne viens que pour élargir vos routes et vous construire un seul et unique pont qu’un peu plus qu’une grosse femme puisse traverser ! Vous voyez, je le construis ici, loin de vos


bourgs, où il ne risque pas de vous déranger. Mais vous ne devez pas nous mettre de bâtons dans les roues. Vous devez nous suivre. — Nous sommes des sédentaires, pas des voyageurs, a souligné Mineur de Telina-na, l’orateur de l’Argile bleue, un homme fort connu, silencieux, mais l’un de nos grands orateurs. On n’a pas besoin de routes et de ponts pour passer d’une pièce à l’autre de sa maison. Cette vallée est notre maison, nous y vivons. Nous y accueillons des invités en voyage, dont la maison se trouve ailleurs. Mon père a préparé sa réponse dans sa tête un moment, et puis il a lancé d’une voix forte : — Mon désir est d’être votre invité. Vous savez que cette vallée est aussi ma maison ! Mais je suis au service du Condor. Il a donné ses ordres. La décision ne dépend ni de moi ni de vous. Vous devez le comprendre. À ces mots, l’homme de Tachas Touchas, le sourire aux lèvres, a tortillé la tête sur son cou. Puis il s’est écarté du groupe, pour signifier qu’il ne jugeait pas bon de poursuivre la conversation. Deux autres l’ont imité. Mais Obsidienne d’Ounmalin s’est avancée pour parler. À cette époque, c’était la seule personne des neuf bourgs à porter le nom de sa Maison, la plus célèbre de toutes les danseuses

de la Lune et du Sang, non mariée, invertie, une femme dotée d’un grand pouvoir. — Écoute, mon enfant, a-t-elle dit, je crois que tu ne sais pas de quoi tu parles. Peut-être pourrais-tu commencer à apprendre, si tu apprenais à lire. Cela, devant ses hommes, il ne pouvait l’accepter. La plupart ne comprenait pas les paroles d’Obsidienne, mais saisissait le mépris et l’autorité de sa voix. — Silence, femme ! a-t-il aboyé. Puis, s’adressant à Tisserand du Soleil par-dessus la tête d’Obsidienne, il a déclaré, Je vais donner l’ordre de stopper les travaux, parce que je ne vous veux pas de mal. Nous fabriquerons un pont en planches pour les chariots, que nous démonterons quand nous partirons. Mais nous reviendrons. Il se peut qu’une armée immense, de mille hommes, traverse la vallée. On élargira des routes, on construira des ponts. Ne provoquez pas la colère des Condor ! Laissez-les… laissez-les s’écouler à travers la vallée, comme l’eau passe à travers la roue du moulin. Mon père n’avait pas la tête vissée à l’envers. Ces quelques mois lui avaient suffi pour commencer à comprendre l’image de l’eau. S’il avait pu naître dans la vallée, s’il avait pu rester et vivre dans la vallée ! Mais ça, comme on dit, c’est comme l’eau sous le pont.

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Obsidienne s’est éloignée, furieuse, et tous ceux d’Ounmalin l’ont suivie, sauf Pêche Blanche qui, avec un immense courage, s’est redressée et a déclaré : — Alors je pense que les habitants des bourgs devraient aider ces gens à porter la nourriture que nous leur fournissons. Poser des conditions à un don est détestable. — Je suis d’accord, a lancé Mineur, soutenu par plusieurs habitants de Madidinou, et un de Tachas Touchas. Le pont s’écroule, le fleuve coule… a ajouté Mineur, citant les chants de l’Eau. Puis en souriant il a ouvert ses paumes à l’adresse de mon père et a reculé. Ceux de son groupe l’ont imité. — C’est bon, a conclu mon père, et lui aussi a tourné les talons. Je suis restée plantée là sans savoir qui suivre, mon père ou mon peuple. Car je savais que malgré leur retenue il y avait de la colère des deux côtés, qu’ils ne s’étaient pas entendus. Le faible met ses pas dans ceux de la faiblesse, et j’étais une enfant. J’ai suivi mon père, mais j’ai fermé les yeux pour que personne ne me voie. L’affaire du pont réglée tant bien que mal, les soldats fabriquèrent un pont de planches pour supporter leurs chariots, les habitants de la vallée apportèrent des provisions, quelques sacs ou paniers à la fois, et les laissèrent dans un séchoir, à Atsamye, où les chariots condor pouvaient venir les prendre. Toutefois les guerriers continuèrent à traîner dans les environs et à surveiller le campement condor. Beaucoup d’habitants d’Ounmalin refusèrent de donner quoi que ce fût aux Condor, de leur parler, de croiser leur regard, et commencèrent à assister à des réunions de la Loge du Guerrier. Obsidienne de l’Obsidienne d’Ounmalin était du genre rancunier. À Tachas Touchas, une fille obsidienne s’était liée avec un des hommes condor, et voulait rentrer dans les terres avec lui. Pourtant, comme elle n’avait que dix-sept ans et que certaines histoires qu’on lui avait racontées l’effrayaient, elle demanda l’assentiment de sa heyimas – ce que ma mère avait négligé en son temps. L’Obsidienne de Tachas Touchas envoya des gens à Ounmalin pour en discuter, et Obsidienne de l’Obsidienne déclara : — Pourquoi ces Condor sont-ils tous des hommes ? Où sont les femmes condor ? Sont-ils ginkgos4 ? Qu’ils se marient donc entre eux et donnent naissance à ce qui leur plaira. Et que cette fille de notre Maison ne prenne pas un homme sans maison ! J’entendis parler de cette histoire, mais la fille de Tachas Touchas suivit-elle ce conseil ou continua-t-elle à fréquenter ce jeune Condor, je l’ignore. À coup sûr, elle ne l’a pas épousé. Entre l’Herbe et le Soleil, les guerriers du haut et du bas de la vallée ont tenu plusieurs wakwa le long de l’Ancienne Voie droite et sur les rives du fleuve, qu’ils nommaient des Purifications. Dans tous les bourgs, pendant le séjour des Condor dans la vallée, des hommes avaient rejoint la Loge du Guerrier. Le fils et le petit-fils de mon grand-père en second, Neufpoint, s’y joignirent, et toute cette famille s’affaira pendant un moment à tisser les vêtements spéciaux qu’ils portaient à leur wakwa, une tunique et une grande cape à capuchon en laine sombre, un costume assez semblable à celui des KESH, GUIDE DE LA VALLÉE DE L’ÉTERNEL RETOUR

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soldats condor. La Loge du Guerrier ne comptait pas de clowns. Quand quelques Clowns du Sang de Madidinou vinrent à l’une de leurs Purifications, au lieu de jouter avec eux ou de les ignorer, les guerriers commencèrent à les bousculer et il s’ensuivit des bagarres et beaucoup d’animosité. Il y avait toujours des problèmes sexuels et des tensions autour des guerriers. Certaines femmes dont les maris s’étaient joints à cette loge s’étaient plaintes de ses règles d’abstinence sexuelle, mais d’autres femmes leur avaient ri au nez. En hiver il y a tant d’abstinences rituelles pour ceux qui dansent le Soleil ou le Monde qu’une autre série n’y changeait pas grand-chose, quoique ça puisse être l’aiguille qui fait braire l’âne, comme on dit. Ma grand-mère a dansé le Soleil intérieur cette année-là, j’ai jeûné les Vingt et Un Jours pour la première fois, et écouté chaque nuit les chants de transe dans notre heyimas. Ce fut un curieux Soleil. Chaque matin de cet hiver-là il y eut du brouillard, et bien souvent l’astre ne monta jamais plus haut que les contreforts de la montagne de Sinshan, si bien que nous vivions sous un plafond bas. Le soir, le brouillard redescendait jusqu’au fond de la vallée. Il y eut plus de Clowns blancs que jamais, chez nous, cette année-là. Certains d’entre eux arrivaient d’autres bourgs, mais il y en avait quand même trop. Certains avaient dû venir des Quatre Maisons, de la Maison du Puma, à travers ce brouillard humide et blanc qui enveloppait le monde. Les enfants n’osaient pas s’éloigner des maisons. Même les balcons étaient effrayants au crépuscule. Jusque dans la pièce de l’âtre, un enfant risquait de lever les yeux et de voir un visage blanc l’observer, collé à la fenêtre, et d’entendre son bégaiement. J’avais soigné mes jeunes arbres fort loin, dans un coin des bois, au-delà de la seconde crête, au nord du bourg, car je voulais que la surprise soit totale quand je les offrirais. J’en avais vu de toutes les couleurs pour y aller seule et les soigner pendant les Vingt et Un Jours, tant j’avais peur des Clowns blancs. Dès que les petits oiseaux ou les écureuils pépiaient ou lançaient leur tsk tsk je me figeais, pensant que c’était le bégaiement. Le matin du solstice, je suis montée chercher mes plants dans un brouillard si épais que je ne voyais pas à cinq pas devant moi. Chaque arbre dans ces bois était un Clown blanc qui m’attendait et me cherchait à tâtons, sans bruit. Tout était silencieux. Rien ne parlait. Rien ne bougeait sauf moi, sur toutes ces crêtes blanches. J’étais gelée jusqu’aux os et gelée jusqu’à l’âme. J’étais entrée dans la Septième Maison et ne savais comment en ressortir. Mais j’ai continué, malgré les bois qui disparaissaient dans le brouillard au point qu’à aucun moment je n’étais sûre de savoir où je me trouvais. Je suis enfin arrivée devant mes petits arbres. J’ai chanté le heyiya du Soleil, la bouche presque fermée, tant le moindre son était affreux, j’ai déterré les plants et les ai replantés dans les pots que j’avais confectionnés pour eux, tremblante des pieds à la tête, pressée et maladroite. J’ai dû tordre quelques racines. Ensuite il fallait les rapporter à Sinshan. Chose étrange, quand je suis arrivée dans les vignes du coteau de la Houppe et que j’ai su que j’étais rendue, au fond je n’étais pas tellement contente. Une partie de moi désirait être

4. Sont-ils ginkgos ? Le

ginkgo est un arbre sexuellement dimorphe. En général, les arbres femelles ne sont pas plantés auprès des arbres mâles, de

crainte qu’ils ne soient fertilisés, car le fruit exhale une terrible puanteur.

Dans la littérature kesh, le ginkgo est associé à l’ho-

mosexualité, à la fois dans la satire et l’éloge.


glacée, terrifiée et perdue dans le brouillard, une partie de moi se sentait mieux dans la Septième Maison que dans la Maison du Haut Porche. Alors j’ai gravi notre escalier et réveillé ma famille avec le Soleil. À Saule j’ai offert un plant de marronnier, à Vaillante un rosier sauvage, et à Tue un plant du chêne de la vallée. Le chêne se dresse toujours là où nous l’avons planté, du côté ouest de la chênaie Gairga, c’est un bel arbre épanoui, au tronc encore mince. Le marronnier et le rosier ont disparu. Avant et après que l’on eut dansé le Soleil, mon père était avec nous chaque soir et chaque matin dans la Maison du Haut Porche. Vaillante, qui cette année-là dansa à la fois le Soleil et le Monde, passa le plus clair de ses jours et toutes ses nuits à la heyimas. Saule, pour sa part, ne dansa pas. Quant à Tue, il n’était bien sûr tenu ni de jeûner ni de festoyer. À cette époque-là, ignorant tout de son peuple, je pensais qu’il n’avait ni observances ni wakwa aucunes, et n’était apparenté à rien dans le monde, sinon aux soldats à qui il donnait des ordres, et à ma mère et moi.

5. Nous devons partir avant

votre Danse du Monde.

Avec une connaissance

imparfaite des nuances des formes verbales kesh,

Terter Abhao a utilisé le

pronom “nous” qui inclut la

personne à qui l’on

s’adresse, et une forme du verbe “partir” qui signifie s’éloigner à peu de distance, pour un court

moment. Saule a donc

compris : “Toi et moi pourrions aller nous promener

un jour avant la Danse du

Monde.”

Cet hiver-là, Saule et lui restèrent ensemble dans la maison tant qu’ils purent. Après le Soleil, les brouillards rampants laissèrent place à la pluie et à une période froide, accompagnée de neige sur la montagne de Sinshan, une neige pareille à de la poussière de farine sur les cheveux d’un meunier, et à certains matins de gelée blanche dans les prés. Mon père avait de beaux tapis de laine rouge qu’il emportait en campagne pour meubler sa tente. Il nous les avait confiés et notre pièce de l’âtre en était embellie. J’aimais m’étendre dessus. Ils sentaient la sauge douce et d’autres odeurs pour lesquelles je n’avais pas de nom, l’odeur de l’endroit dont venait mon père, loin au nordest. Nous avions beaucoup de bois de chauffage, du pommier, car le bourg avait replanté deux des vieux vergers. Une grande paix régnait près du feu pendant ces longues soirées. Je pense à ma mère dans toute sa beauté, devant ce feu, à l’orée des années de chagrin. On croirait regarder brûler un feu sous la pluie. Des messagers condor franchirent la montagne et vinrent trouver le commandant de l’armée du Condor. Ce soir-là, une fois le dîner terminé, Tue annonça : — Saule, nous devons partir avant votre Danse du Monde5. — Je ne vais nulle part par ce temps, a répondu ma mère. — Non, a-t-il dit. Il ne vaut mieux pas. Il y eut un silence. Le feu a parlé. — Qu’est-ce qu’il ne vaut mieux pas ? a demandé ma mère. — Lorsque nous rentrerons – je viendrai te chercher. — Mais de quoi parles-tu ? Ils ont discuté à l’envers un moment, lui parlait de l’armée condor de retour d’une guerre sur la côte Amaranth, elle n’avouait pas qu’elle avait commencé à le comprendre. — C’est donc vrai : tu m’annonces que tu quittes la vallée ? a-telle fini par dire. — Oui. Quelque temps. Pour combattre les habitants de la côte de la mer Intérieure. C’est le plan du Condor.

Elle n’a soufflé mot. — Un an – pas plus d’un an, a-t-il dit. À moins que l’on ne m’envoie à Sai. Au maximum deux ans, pas plus. Elle n’a soufflé mot. — Si je pouvais t’emmener avec moi, je le ferais, mais ce serait dangereux et ridicule. Si je pouvais rester – mais non, je ne peux pas. Tu m’attendras ici. Elle a quitté le coin de la cheminée. La douce lueur du feu l’a abandonnée et dessinée tout en ombres. — Si tu ne restes pas, va-t’en, a-t-elle dit. — Écoute donc, Saule. Écoute-moi ! Est-il injuste de te demander d’attendre ? Si je partais en voyage pour chasser ou faire du commerce, ne m’attendrais-tu pas ? Chez vous, les habitants de la vallée, certains s’en vont ! Et reviennent – et leurs femmes les attendent – je reviendrai. Je te le promets. Je suis ton mari, Saule. Elle est restée plantée là un moment, entre flammes et ombre, avant de parler. — Une fois, a-t-elle laissé tomber. Il n’a pas compris. — Une fois, pendant neuf ans, a-t-elle dit. Pas deux fois. Tu es mon mari ; tu ne l’es pas. Ma maison te retient ; et ne te retient pas. Choisis. — Je ne peux pas rester. — Le choix t’appartient, a-t-elle dit, d’une voix toujours douce et claire. — Je suis le commandant de l’armée du Condor. Je donne des ordres, et j’obéis aux ordres. Dans ce domaine je n’ai pas le choix, Saule. Elle s’est éloignée du feu et a traversé la pièce. — Tu dois comprendre, a-t-il insisté. — Je comprends que tu choisis de ne pas choisir. — Tu ne comprends pas. Je ne peux que te demander, m’attendras-tu ? Elle n’a pas répondu.

KESH , GUIDE DE LA VALLÉE DE L’ÉTERNEL RETOUR

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— Je reviendrai, Saule. Mon cœur est ici, avec toi et la petite, pour toujours ! Elle s’appuyait au chambranle de la porte de notre seconde pièce. Mon lit se trouvait juste de l’autre côté, je les voyais tous les deux, je sentais le tiraillement dans le corps de ma mère. — Tu dois m’attendre, a-t-il dit. — Tu es déjà parti, a-t-elle répondu. Elle est entrée dans la seconde pièce et a fermé la porte, demeurée ouverte pour laisser circuler la chaleur. Elle est restée debout dans le noir. Étendue sur mon lit, je n’ai pas bougé. — Saule, reviens ! a lancé mon père. Il s’est avancé jusqu’à la porte et a répété son nom, furieux, et terriblement malheureux. Elle n’a pas répondu. Aucune de nous deux n’a bougé. Pendant un long moment il ne s’est rien passé, et puis nous l’avons entendu tourner les talons, traverser la pièce de l’âtre à grandes enjambées et descendre l’escalier. Ma mère s’est allongée à côté de moi. Elle n’a rien dit, elle est restée étendue tout à fait immobile, et moi aussi. Je ne voulais pas réfléchir aux paroles qui avaient été prononcées. J’ai essayé de m’endormir, et le sommeil n’a pas tardé. Le lendemain matin quand je me suis levée, ma mère avait roulé les tapis rouges et les avait déposés avec les vêtements de mon père en haut de l’escalier, sur le balcon, devant notre porte. Vers midi mon père est monté, il est passé devant les tapis et les vêtements. Il est entré. Ma mère était à la maison. Elle ne l’a pas regardé et ne lui a pas répondu lorsqu’il lui a parlé, puis dès qu’il s’est écarté de la porte elle a couru à notre heyimas. Il l’a suivie. Des gens de l’Argile bleue sont aussitôt sortis et l’ont empêché de descendre dans la heyimas. Il a d’abord réagi avec violence, mais ils l’ont calmé et Neufpoint lui a expliqué que si un homme peut aller et venir à sa guise, et une femme, à sa guise, le reprendre ou non, la maison toutefois est à elle : si elle ferme la porte, il ne peut pas l’ouvrir. Ses cris avaient provoqué un attroupement, et certains pensaient que c’était drôle d’avoir à expliquer ce genre de choses à un homme adulte. Force, une oratrice de la Loge du Sang, s’est moquée de lui. Lorsqu’il a crié, “Mais elle m’appartient – l’enfant m’appartient”, elle a lancé le glouglou du dindon du Clown du Sang, en criant, “Le marteau m’a ses menstrues ! Ils la plissent de courage !” et un chapelet de mots-à-l’envers de ce style6. Certains, dans notre bourg, se réjouissaient de voir le Condor ainsi humilié. J’ai assisté à la scène du haut du balcon de notre maison. Mon père est remonté chez nous. En passant il a lancé un coup de pied rageur au rouleau de tapis et de vêtements, et puis il est resté planté dans l’embrasure de la porte. J’étais retournée à la table de la cuisine où KESH, GUIDE DE LA VALLÉE DE L’ÉTERNEL RETOUR

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je préparais du pain de maïs. Je suis restée à travailler, le dos tourné. Je ne savais pas quoi faire, ni comment réagir, et je détestais mon père de me plonger dans cette incertitude et cette tristesse. J’étais contente que Force se soit moquée de lui, je voulais me moquer de lui moi aussi, à cause de sa bêtise. — Chouette, a-t-il demandé. M’attendras-tu ? Brusquement, j’ai fondu en larmes. — Si je reste en vie je reviendrai te retrouver ici, a-t-il promis. Il n’est pas entré et je ne suis pas allée vers lui. Je me suis retournée et j’ai hoché la tête. Quand j’ai levé les yeux vers lui, il coiffait le casque condor qui lui cachait le visage. Il a tourné les talons et il est parti. Vaillante tissait. Son métier était installé près des fenêtres dans la seconde pièce. — Eh bien, le voilà parti, Saule, a-t-elle lancé lorsque ma mère est rentrée à la maison. Le visage de ma mère était pâle et creusé. — J’ai quitté ce nom. Je vais retourner à mon premier nom, at-elle déclaré. — Towhee, a soufflé ma grand-mère, avec la voix d’une mère qui prononce le nom de son bébé. Elle a secoué la tête.

6. … de mots-à-l’envers de

ce style... Dans les

impromptus du Clown, la

langue était volontairement disloquée pour causer un effet subversif (à l’instar

de la poésie et de l’imagerie surréalistes). Abhao a, par mégarde, produit ce genre de dislocation en

déclarant que sa femme et son enfant lui “apparte-

naient”. La grammaire kesh ne prévoit pas de relation de possession entre des

êtres humains. Une langue où le verbe “avoir” est

intransitif et “être riche” se dit avec le même mot que

“donner” est susceptible de changer bien souvent

en clowns l’interlocuteur et le traducteur étranger.

Pour ceux cheminant sur le chemin de Roche Qui Raconte, la seconde partie de son histoire commence p. xxx Vous pouvez néanmoins faire un détour par “Ou c’est” p.xxx et les Cartes p.xxx afin de mieux vous repérer dans la vallée et ailleurs puis reprendre le Chemin de Roche Qui Raconte p.xxx



Le manuscrit serpentine Les Neuf Maisons des vivants et des morts sont l’Obsidienne,

l’Argile bleue, la Serpentine, l’Adobe jaune, l’Adobe rouge, la Pluie, le Nuage, le Vent, l’Air calme. Les couleurs des Quatre

Maisons des morts sont le blanc et l’arc-en-ciel. Les peuples qui

partagent la vie des humains habitent les Maisons de la Terre.

Les peuples sauvages habitent les Maisons du Ciel. Les oiseaux

font partie des Maisons du Ciel, ils viennent de la main droite, peuvent parler pour les morts et leur porter des messages, leurs plumes sont les paroles prononcées par les morts. Quand un

enfant qui naît arrive des Quatre Maisons, il vient habiter la Maison de sa mère. Les Maisons du Ciel dansent la Danse de la Terre, et les Maisons de la Terre dansent la Danse du Ciel. La Maison de l’Argile bleue danse l’Eau, la Maison de l’Adobe jaune danse le Vin, la Maison de la Serpentine danse l’Été, la Maison de l’Adobe rouge danse l’Herbe, la Maison de l’Obsidienne danse la Lune. Toutes les Maisons de la Terre et du Ciel dansent le Soleil. Le Soleil et les étoiles dansent le motif du Retour. Le heyiya-if est le motif de ce motif et la Maison des Neuf Maisons.

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Le manuscrit serpentine

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Ce texte, calligraphié à

l’ancienne, est l’unique

élément oral

d’un livre de symboles

picturaux, plié en accor-

déon, de la

bibliothèque de

Wakwaha.


...Tous les membres

humains d’une Maison

étaient considérés comme des parents au premier

degré, avec qui les relations sexuelles étaient

inopportunes... (voir la

La famille” page section “L

xxx).

...Le climat à deux sai-

sons ne se prêtant pas à la

datation par saison, dans la

conversation

on

faisait

habituellement référence

aux événements en relation

avec les wakwa : avant

l’Herbe, entre l’Eau et le

Vin, après la Lune. (La sec-

Le temps et la cité” tion “L

page xxx reprend la notion du temps dans la vallée.)

Ce texte fournit un condensé de la structure de la société, de l’année et de l’univers, tels qu’ils sont perçus par les habitants de la vallée. Les êtres ou créatures dont on dit qu’elles vivent dans les Cinq Maisons de la Terre et sont appelés peuple de la Terre comprennent la planète, les rochers, la terre et les formations géologiques, la lune, toutes les sources et les lacs d’eau douce, toute la gent humaine en vie, le gibier, les animaux domestiques, les animaux pris un par un, les oiseaux domestiques et ceux qui vivent au sol, ainsi que toutes les plantes ramassées, plantées ou utilisées par des êtres humains. Ceux du Ciel, nommés peuple des Quatre Maisons, peuple du Ciel, peuple de l’Arc-en-Ciel, comptent le soleil et les étoiles, les océans, les animaux sauvages qui ne sont pas du gibier, tous les animaux, les plantes, les personnes en tant qu’espèce plutôt qu’individu, la gent humaine en tant que tribu, population ou espèce, tous les êtres des rêves, des visions et des histoires, presque toutes les espèces d’oiseaux, les morts et les êtres à naître. Le tableau pages suivantes présente les Neuf Maisons, la couleur et l’orientation associées à chacune, la fête annuelle dont chacune est responsable, les loges, sociétés et arts qui leur sont rattachés. Ce tableau est schématique et les commentaires qui suivent simplistes. Il peut servir de glossaire pour certains mots, expressions et hypothèses non formulées dans les textes de la vallée présents dans cet ouvrage, et d’introduction à la pensée de ses habitants et aux thèmes de leurs arts. Mais il est important de savoir qu’il n’existe pas, dans la vallée, d’original de ce tableau ni rien d’approchant. Quoique les nombres quatre, cinq et neuf, la représentation des Neuf Maisons, leur disposition dans le heyiya-if ou spirale à charnière, les couleurs, orientations, saisons, créatures associées aux Maisons soient des motifs constants de l’art et de la pensée de la vallée, et que la division entre Terre et Ciel, mortalité et non-mortalité soit rattachée à un procédé grammatical fondamental de la langue (modes de la Terre et du Ciel), cette énumération et disposition en tableau des neuf divisions, de leurs divers membres et fonctions paraîtraient quelque peu enfantines à l’esprit de la vallée et – en fixant et “verrouillant” l’information – dangereuses et inopportunes.

Les Cinq Maisons de la Terre constituaient les divisions de base de la société, l’équivalent kesh du clan. Les non-Kesh étaient appelés des Sans Maison. Les Maisons étaient matrilinéaires et exogames. Tous les membres humains d’une Maison étaient considérés comme des parents au premier degré, avec qui les relations sexuelles étaient inopportunes. Les Maisons n’étaient pas organisées en hiérarchie de pouvoir, valeur, etc. et il n’existait pas non plus de rivalité de statut entre elles. Elles étaient appelées Première, Seconde… Maison, mais l’ordre numérique n’entraînait aucune implication de rang, de classement, ni d’importance. Une certaine rivalité s’attachait par contre aux fêtes organisées annuellement par chaque Maison – pas tant entre les Cinq Maisons, qu’à l’intérieur de chacune dans les neuf bourgs. Le mot que je traduis en général par danse – wakwa – peut aussi signifier rite, mystère, cérémonie, célébration. La série annuelle des wakwa constelle l’année de la vallée : En novembre, lorsque les collines commencent à verdir l’Adobe rouge danse l’Herbe. Au solstice d’hiver, les Neuf Maisons dansent le Soleil. À l’équinoxe de printemps, les Cinq Maisons dansent le Ciel et les Quatre Maisons dansent la Terre, la danse tout entière se nomme le Monde. À la seconde pleine lune suivante, l’Obsidienne danse la Lune. Au solstice d’été et ensuite, la Serpentine danse l’Été. Au début ou à la mi-août, l’Argile bleue danse l’Eau aux lieux des sources, mares et ruisseaux. À l’équinoxe d’automne, l’Adobe jaune danse le Vin ou S’enivrer. On peut trouver ces sept grandes wakwa disposées visuellement en heyiya-if, avec le Monde au centre (la Charnière), flanqué du Soleil et de la Lune immédiatement à gauche et à droite, l’Herbe et l’Été juste à l’extérieur, et le Vin et l’Eau aux extrémités gauche et droite du dessin. Une représentation à ce point non séquentielle de l’année est caractéristique de la chronographie de la vallée. Le climat à deux saisons ne se prêtant pas à la datation par saison, dans la conversation on faisait habituellement référence aux événements en relation avec les wakwa : avant l’Herbe, entre l’Eau et le Vin, après la Lune.

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KESH, GUIDE DE LA VALLÉE DE L’ÉTERNEL RETOUR

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Pour les arpenteurs du Sentier du Poète, les découvreurs du Chemin de la Charnière, passer au calendrier kesh p. xxx Le Chemin de Pandora parcourt dorénavant les subtilités de la société kesh, aller p. xxx

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La manifestation concrète de chacune des Cinq Maisons dans chacun des neuf bourgs étaient les heyimas. Toutes les traductions telles qu’église, temple, lieu saint ou loge me paraissant trompeuses, dans ce livre j’utilise le mot kesh. Il est formé des éléments heya, heyiya – dont les connotations comprennent caractère sacré, charnière, lien, spirale, centre, éloge, et changement – et ma, maison. Le heyiya-if, deux spirales centrées sur le même espace (vide), était la représentation matérielle ou visuelle de l’idée de heyiya. Objet de mille variations, le heyiya-if était un élément chorégraphique et gestuel dans la danse. Au théâtre, la forme de la scène et le déroulement de la mise en scène se basaient sur lui. C’était une formule d’organisation en urbanisme, dans les formes graphiques et sculpturales, en décoration et dans la conception des instruments de musique. Il servait de sujet de méditation et d’inépuisable métaphore. C’était la forme visuelle d’une idée qui imprégnait la pensée et la culture de la vallée. Dans un bourg de la vallée chacun avait deux maisons : la maison lieu d’habitation, dans le bras gauche du bourg en forme de double spirale, et dans le bras droit, la Maison, la heyimas. Dans la maisonnée, on vivait avec ses parents par le sang ou par mariage. Dans la heyimas on retrouvait sa famille élargie, permanente. La heyimas était un centre de culte, d’enseignement, de formation et d’étude, un lieu de réunion, un forum politique, un atelier, une bibliothèque, des archives et un musée, un bureau central, un orphelinat, une auberge, un hospice, un refuge, un centre de documentation et le principal centre de contrôle et de gestion économique pour la communauté, concernant la vie interne mais aussi le commerce avec les autres bourgs kesh ou l’extérieur de la vallée. Dans les bourgs les plus petits, la heyimas était une vaste pièce souterraine pentagonale, subdivisée par des cloisons, avec un toit pyramidal bas à quatre pentes pointant au-dessus du sol. À chacun des angles, un escalier menait au sommet du toit, et l’entrée se faisait par une lucarne et une échelle. À Telina et Kastoha les pièces souterraines et les toits ornementés étaient beaucoup plus grands, et à Wakwaha, sur la Montagne, les cinq heyimas étaient de vastes complexes souterrains avec de splendides toits pyramidaux entourés de bâtiments secondaires et de plazas. L’espace public enserré par la courbe de maisons d’habitation s’appelait le lieu commun ; celui que cernait la courbe des cinq heyimas s’appelait le lieu de danse. Le plan du bourg de Sinshan page xxx montre la disposition d’un bourg kesh. De plus amples commentaires sur l’affiliation des Loges et des Arts avec les Maisons se trouvent dans la section “Loges, sociétés, arts”, page xxx. Ainsi que le montre le tableau, les Meuniers, dont les professions comportaient la responsabilité des moulins à eau, moulins à vent et générateurs, différentes sortes d’ingénierie, la construction, la mise en service et l’entretien des machines, occupaient une position importante et pourtant anormale, puisqu’ils n’avaient pas chez les vivants de Maison qui soit responsable d’eux. KESH, GUIDE DE LA VALLÉE DE L’ÉTERNEL RETOUR

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D’autres anomalies apparentes émanent de la mise en tableau et de la traduction. En français, si l’on peut dire qu’une caille vit dans la Seconde Maison, il devient assez bizarre de dire qu’un plant de tomate vit dans la Cinquième Maison, et franchement incongru de dire que les morts et ceux qui sont à naître vivent dans les Maisons du Ciel. Les Kesh répondraient que c’est parce que nous ne vivons pas dans les Maisons, mais que nous restons en dehors. Les bâtiments des heyimas sont, si vous préférez, les Cinq Maisons, leurs manifestations concrètes ou leurs représentations. Des Quatre Maisons, les principales manifestations concrètes sont météorologiques : pluie pour la Sixième Maison, nuages, brouillard, et brume pour la Septième, vent pour la Huitième, et pour la Neuvième Maison l’air calme, l’air pur, que l’on appelle aussi le souffle. Les autres grands symboles des Quatre Maisons, l’ours, le puma, le coyote, l’aigle, peuvent être considérés comme des formules mythologiques, des configurations de l’imagination, à ne pas prendre au pied de la lettre. Pourtant on ne peut négliger l’aspect littéral. Entrer dans la Maison du Coyote, c’est être transformé. En outre, les Quatre Maisons sont les Maisons de la Mort, du Rêve, du Désert, de l’Éternité. Tous ces aspects sont intimement liés, si bien que la pluie, l’ours et la mort peuvent chacun symboliser n’importe lequel des deux autres. La symbolique orale et iconographique se développe grâce à ces liens. Tout le système est profondément métaphorique. Le limiter à un autre mode, quel qu’il soit, serait, de l’avis des habitants de la vallée, pure superstition. Voilà pourquoi je n’appelle pas le système des Neuf Maisons une religion, ni les heyimas des temples, malgré la relation évidente et continue de la vie et de la pensée de la vallée avec le sacré. Ils n’avaient ni Dieu, ni dieux ; ils n’avaient pas de foi. Ce qu’ils semblent avoir eu, c’est une métaphore qui fonctionnait. L’idée qui s’approche le plus du centre de la vision est la Maison ; le signe est la spirale à charnière ou heyiya-if ; le mot est la parole de louange et de changement, le mot situé au centre, heya !


La Société de l’Agneau

La Loge d’Adobe noire

La Loge du Madrone

La Loge du sang

La Loge des Chasseurs

La Loge des Docteurs

La Loge des Plantations

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C’est ici que se conclut le long Chemin de Pandora


Le Sentier des poètes reprend à la p. xxx Reprenez les mystères du Chemin de la Charnière p. xxx


OÙ C’EST Les monts des chaînes parallèles qui encadrent la vallée ne sont pas élevés. Même la Grand-Mère, Ama Kulkun, le vieux volcan où les chaînes viennent se croiser en un nœud enchevêtré, ne dépasse pas de beaucoup les quatre mille pieds. Le fond de la vallée est une plaine fluviale plate d’où les coteaux s’élèvent de façon abrupte. Les chaînes sont accidentées, profondément creusées par les canyons des petits cours d’eau. Sur les pentes orientées à l’est, abritées du vent marin, arbres et taillis poussent très serrés : pins gris, sapins, séquoias, madrone, et manzanita ; chêne de garrigue, chêne vert, roux, blanc et noir et grand chêne de la vallée ; marronnier d’Amérique, laurier, saule, frêne, aulne. Dans les endroits plus secs, le chaparral : des broussailles denses de céanothe ou de lilas sauvage qui fleurit tout en bleu tendre et violet à la fin des pluies, le chamise à fleur blanche, le pois de chaparral, le toyon, le café, le buisson de coyote, le chêne de garrigue, et toujours l’arbre à poison. Le long des ruisseaux poussent l’arbuste odorant, l’holodiscus et l’azalée jaune, la rose sauvage et la vigne de Californie_; face à l’ouest, sur les coteaux venteux et les collines de serpentine rondes, des graminées sauvages et des fleurs des champs, rien d’autre. Cette terre a toujours été austère, généreuse mais non luxuriante, ni douce, ni aimable. Il n’y a jamais eu que deux saisons : l’une humide, l’autre sèche. Les pluies et la chaleur peuvent être violentes, effrayantes. La végétation suit, comme partout, le cycle lent, régulier et sans heurt, floraison, mûrissement, repos, mais le passage d’une saison à l’autre s’avère moins transition que renversement. Quelques jours gris et sombres où il pleut à verse lorsque les coteaux brûlés et bruns détrempés par la pluie s’avivent soudain du vert douloureux et strident de l’herbe nouvelle… Quelques journées radieuses affolées de nuées quand les coquelicots orange, les lupins bleus, la vesce, le trèfle, le lilas sauvage, le brodiaea, le pâturin des champs, les marguerites, les lis sont tous en fleurs, des coteaux entiers blanc et pourpre et KESH, GUIDE DE LA VALLÉE DE L’ÉTERNEL RETOUR

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blanc et or, mais en même temps l’herbe sèche et pâlit, la folle avoine a déjà semé ses graines. Ce sont les moments de changement : le verdoiement, l’entrée dans l’hiver, la mort, l’entrée dans l’été. Le brouillard arrive. Il monte des vastes et plates terres boueuses, des marais salants et des bancs de roseaux, des estuaires et des étendues de quenouilles infinies au sud-est, des plages au-delà de la chaîne du sud-ouest. Autour de la montagne de Sinshan, d’Elle Surveille et de la montagne aux Sources, silhouettes rigides, sombres, sans épaisseur contre le ciel sec, le brouillard arrive mouillant, brouillant et effaçant toute chose. Les montagnes s’en vont toutes en silence. Sous un toit bas les coteaux sont indistincts. Chaque feuille perle et goutte. Les petits oiseaux bruns du chaparral volettent, hésitants, et lancent des tsp, tkk, quelque part, tout près, mais sans qu’on les voie jamais. Un chêne de la vallée se dresse imposant, immense, on ne voit pas jusqu’où s’élèvent ses branches. Si l’on montait de Wakwaha par un matin pareil à celui-ci, on sortirait du brouillard quelque part sur la voie, on sortirait tout à coup de ce toit, et, en se retournant, on contemplerait un océan de brouillard blanc se brisant sur les coteaux en un silence rayonnant. Il l’a toujours fait. Ce sont de vieux coteaux, mais le brouillard est plus vieux encore. La terre de la vallée est formée d’argile d’adobe noir ou brun ou encore de terre rouge, striée de filets de cendre volcanique, que produisent en s’effritant les rochers de serpentine bleu-vert. Pas un sol riche, à l’esprit ouvert, docile, mais une terre pauvre, butée, revêche. Le blé, elle le crache. Ses paroles au fermier ce sont la vigne, l’olive, la rose, le citron, la prune. Des denrées rudes, à l’odeur douce, au goût fort, des vivaces. Et du maïs, des haricots, des courges, des melons, des pommes de terre, des carottes, des légumes verts, tout ce que l’on veut, si l’on travaille assez dur, que l’on bêche lorsqu’elle a la consistance du ciment frais, et que l’on arrose quand elle a celle du ciment sec. Une terre difficile. À notre époque, pendant une année de sécheresse, le fleuve de la


Pour ceux parcourant le chemin de Roche Qui Raconte faisant ce détour, vous pouvez le prolonger en allant lire les Cartes p.xxx ou reprendre la seconde partie de son histoire à la p. xxx Le Chemin de Pandora, quant à lui, se poursuit par les Cartes p.xxx

vallée s’écoule en un mince filet. Lorsque arrivé septembre tout, sauf les plus grands cours d’eau, est à sec. Mais le Na aura été un cours d’eau plus abondant, quoique plus bref. Quand la Grande Vallée tout entière s’affaissera, les fissures le long des lignes de faille et probablement certaines poches de magma sous Ama Kulkun augmenteront l’altitude de la vallée. Le niveau hydrostatique souterrain pourrait bien monter aussi. Et quand les chauds étés de la Grande Vallée seront bien tempérés par la mer Intérieure et les vastes marécages, les brouillards marins s’étirant au-dessus des courants à travers une porte beaucoup plus large, le climat aura été modifié. La saison sèche plus si sèche ; les ruisseaux plus abondants_; le fleuve plus majestueux, plus imposant, plus vénérable. Mais toujours moins de trente milles de la source à la mer. Trente milles, un trajet court ou long. Tout dépend de la façon dont on les parcourt. La wakwaha dans la langue des Kesh. Solennellement, avec des formules de politesse et d’apaisement, ils empruntaient les eaux du fleuve et de ses petits confluents pour boire, se laver et irriguer leurs terres. L’eau, ils l’utilisaient avec précaution, avec soin. Ils vivaient dans une contrée qui répond à l’avidité par la sécheresse et la mort. Une contrée difficile : distante et pourtant sensible. À la manière du cerf qui vit en ces lieux, vole votre

nourriture et sera votre nourriture, le petit cerf fluet, voleur et proie, voisin, guetteur et guetté, curieux, ni peureux ni confiant, qui ne s’apprivoise pas. Sauvage, et jamais rien d’autre. Sauvages, les racines et les sources de la vallée l’ont toujours été. Le dessin des tuteurs du vignoble et des vignes taillées, les rangées d’oliviers gris et la splendeur formelle des champs d’amandiers en fleur, les moutons aux sabots pointus et le bétail aux yeux noirs, les caves vinicoles en pierre, les vieilles granges, les moulins en contrebas au bord de l’eau, les petits bourgs ombreux, tout cela est beau, humain, attachant, mais les racines de la vallée sont les racines du pin d’Australie, du chêne de garrigue, des graminées sauvages désordonnées et à l’abandon, et les sources de ces ruisseaux jaillissent parmi les crevasses ouvertes par les séismes, parmi les rochers venus du fond des mers plus anciens que l’humanité et des brasiers brûlant au cœur de la terre. Les racines de la vallée sont dans la sauvagerie, le rêve, la mort, l’éternité. Là-bas les sentes des cerfs, les petits chemins, les pistes des chariots contournent les racines des choses. Ils ne vont pas en ligne droite. Cela peut prendre une vie entière de parcourir trente milles, aller et retour.

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Le manuscrit serpentine

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PANDORA S’INQUIÈTE DE CE QU’ELLE FAIT : LE MOTIF

Pandora ne veut pas regarder par le gros bout du télescope et voir, scintillante tel un joyau, nette, minuscule et entière, la vallée. Elle ferme les yeux, elle ne veut pas voir, elle sait ce qu’elle verra : Tout En Ordre. La maison de poupée. Le pays de poupée. Pandora se précipite hors de l’observatoire, les yeux clos, les mains en avant pour attraper. Que ramène-t-elle, sinon des mains écorchées ? Des morceaux, des bouts, des fragments. Des éclats. Des morceaux de la vallée, grandeur nature. Non pas de loin, mais dans la main, pour être tâtés, tenus et entendus. Non pas intellectuels, mais mentaux. Non pas spirituels, mais lourds. Un morceau de bois de madrone, un morceau d’obsidienne. Un morceau d’argile bleue. Même si le bol est cassé (et le bol est cassé), à partir de l’argile, de la facture, de la cuisson au feu et du motif, même si le motif est incomplet (et le motif est incomplet), que l’esprit tire son énergie. Que le cœur complète le motif.

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Pandora

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Quelques histoires racontées à haute voix un soir de la saison sèche

dans une maison d’été

au-dessus de Sinshan

Coyote, qui se promenait dans le monde, rencontra le vieil Ours. — Je t’accompagne, déclara Coyote. — Non, je t’en prie, répondit Ours, ne viens pas avec moi. Je ne veux pas de toi. Je vais réunir tous les ours et déclarer la guerre aux êtres humains. Je ne veux pas de toi dans mes pattes. — Mais c’est affreux, s’écria Coyote, vraiment affreux. Vous allez tous vous détruire. Vous serez tués, et ils seront tués. Ne faites pas la guerre, je vous en prie, ne faites pas la guerre ! Nous devrions tous vivre en paix et nous aimer les uns les autres ! Tout en parlant, Coyote volait les couilles d’Ours. Elle les détachait avec un couteau d’obsidienne qu’elle avait dérobé à la Loge des Docteurs, un couteau si affûté qu’Ours ne sentait rien. Quand elle eut terminé, elle fila avec les couilles d’Ours dans un sac. Elle se rendit chez les êtres humains. Ils fumaient du tabac, chantaient, fabriquaient de la poudre à canon et des balles, nettoyaient leurs fusils et se préparaient à la guerre contre les ours. Coyote s’approcha de leur général d’armée. — Oh, lança-t-elle, que vous êtes courageux, vous hommes de valeur, vous véritables guerriers ! Quel courage vous avez, de partir en guerre contre les ours sans autres armes que vos fusils ! — Quel genre d’armes ont-ils ? demanda l’homme, préoccupé. KESH, GUIDE DE LA VALLÉE DE L’ÉTERNEL RETOUR

Quelques histoires...

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— Des armes secrètes, répondit Coyote. Foi d’animal. Le voyant terriblement préoccupé, elle ajouta : Ils ont d’énormes fusils. Ils lancent des balles magiques qui transforment les humains en ours. Je t’en ai apporté deux. Et elle lui montra les testicules de l’ours. Tous les guerriers s’assemblèrent et les examinèrent. — Que pouvons-nous faire ? demandèrent-ils. — Voilà ce que vous devriez faire, répondit Coyote. Que votre général tire ses balles magiques sur les ours et les transforme en humains. — Pas question, hurla le général. Fichez-moi dehors ce coyote qui sème le désordre et rien d’autre ! Tout le monde tira sur Coyote, qui s’enfuit. La guerre commença. Les ours avaient leur cœur et leurs griffes, les humains la fumée de tabac et les fusils. Les humains tirèrent et tuèrent tous les ours les uns après les autres, tous sauf quelques-uns, juste quatre ou cinq qui étaient arrivés en retard à la guerre et réussirent à s’enfuir. Ils filèrent se cacher dans les bois. Là, ils rencontrèrent Coyote. — Pourquoi as-tu agi ainsi, Coyote ? demandèrent-ils. Pourquoi ne nous as-tu pas aidés ? Tu t’es contentée de voler les couilles de notre meilleur guerrier, voilà tout ! — Si j’avais pu prendre les couilles de cet homme, rétorqua


Note de la traductrice L’histoire originale de la guerre contre les ours était de toute évidence connue des adultes présents. Leurs murmures ou leurs rires

d’approbation étaient destinés aux tournures ou aux expressions bien trouvées. L’histoire de Chien semblait aussi une version abré-

gée d’un récit fort connu. L’histoire racontée après que les jeunes enfants étaient allés se coucher était-elle une variation sur un

thème familier, une improvisation, ou un peu les deux, je l’ignore. Les auditeurs me semblèrent découvrir l’histoire au fur et à mesure,

mais aussi participer à son élaboration et au spectacle par leurs réactions et leurs rires.

Coyote, tout se serait bien passé. Écoutez. Ces gens baisent trop souvent et pensent trop vite. Vos ours ne baisent qu’une fois par an et dorment trop. Vous n’avez pas la moindre chance contre eux. Restez ici avec moi. Je ne crois pas qu’être en guerre soit la meilleure façon de vivre avec ces gens. Alors les ours restèrent dans les bois. La plupart des animaux restèrent dans les bois avec Coyote. Mais pas les fourmis. Elles avaient décidé de faire la guerre aux humains, et cette guerre dure toujours.

(Un troisième orateur) : C’est ça, oui. Alors, vous savez, il y a eu la fois aussi, dans le monde, où Coyote dit à Chien : — Je suis furieuse contre ces humains qui ont gagné la guerre contre les ours. Va dans leur bourg et tue-le donc, leur général. Et Chien accepta. Il se rendit au bourg des humains. Mais les femmes, là-bas, dans la maisonnée où habitaient ce guerrier, lui donnèrent de la viande, au chien, elles lui arrachèrent les tiques des oreilles, elles lui caressèrent la tête et l’apprivoisèrent. Quand elles disaient “couché” il se couchait, quand elles disaient “viens” il venait. Ce chien fit faux-bond à Coyote. Il s’associa à la gent humaine. (La conversation dérive un moment, et les jeunes enfants commencent à tomber de sommeil. Une fois qu’ils sont couchés sur le porche du pavillon d’été un vieil homme chante un chant à deux notes pendant quelques instants. Puis suivent le silence et le chant des criquets. Ensuite le premier orateur reprend.)

déposa chacune d’elles dans une boîte de cuivre qu’il avait fabriquée, une sphère divisée en deux moitiés filetées pour se visser l’une à l’autre. Puis il en donna une à chacun de ses deux fils. — Même si vous n’êtes que la moitié de l’homme que j’étais, déclara-t-il, c’est bien suffisant. Vous serez intrépides, conquérants, vous tuerez vos ennemis. Mais les fils n’y crurent pas. Chacun d’eux pensa qu’il lui fallait les deux couilles. Un soir, l’un d’eux se rendit dans la maison de l’autre armé d’un couteau. L’autre l’attendait, un couteau à la main. Ils se battirent sans trêve, et se lacérèrent jusqu’à ce que mort s’ensuive. Au matin tous deux avaient péri. Le vieil homme sortit de chez lui, il vit du sang dans les allées, du sang sur les marches, des gens qui pleuraient ses fils recroquevillés, raides, morts. Enragé, furieux, il hurla : — Rendez-moi mes couilles ! Mais les épouses des fils les avaient emportées. Elles les avaient déposées sur la colline des buses avec les reliefs de boucherie, parce qu’elles avaient commencé à puer. Alors, entendant les cris du vieil homme, elles se demandèrent : “Qu’allons-nous donc faire ?” Elles nettoyèrent les coffrets en cuivre qu’il avait fabriqués, les soudèrent ou peut-être les collèrent avec de la colle, et puis elles les remirent au vieil homme. — Voici vos précieuses couilles, beau-père, dirent-elles. Vous devriez les recoudre à leur place. Les enfants de vos fils sont des filles, elles n’en veulent pas. Alors le vieil homme se cousit les couilles en cuivre entre les jambes et se balada avec. Elles cliquetaient à chaque pas. — Quand naîtra dans ce bourg un véritable général de guerre, déclara-t-il, je les lui donnerai. Mais elles n’étaient rien, elles étaient vides. Quand le vieil homme mourut, on enterra ces couilles de cuivre avec ses cendres.

Cet homme, vous savez, ce général de guerre qui tua les ours, eh bien, il voulait que ses fils soient des généraux de guerre comme lui, des héros. Il pensait que son âme de héros résidait dans ses couilles. Peut-être avait-il pris cette idée chez Coyote. Alors il se les coupa, et

(Le troisième orateur) : C’est ça, c’est ça, et Coyote vint et les déterra. (Le second orateur) : C’est ça, c’est ça, et elle les porta en boucles d’oreilles à la Danse de la Lune.

(Un autre orateur) : C’est ça, c’est ça. Et Dame Puce, c’est une vieille amie de Coyote, savez-vous, elles vivent ensemble. Elle envoie tous ses petits faire des descentes dans les maisons des humains. — Allez donc, et qu’ça les démange, dit-elle, allez et que les enfants ça les grattouille, que ça les grattouille ! (Un enfant qui écoute est chatouillé par l’orateur, et glapit.)

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Shahugoten

Telle que l’a racontée Femme Ourson de Sinshan

à la rédactrice.

Il y avait une famille argile bleue à Ounmalin qui avait un enfant poisson. C’était une fille et c’était un poisson. Parfois elle était plus humaine, et parfois plus poisson. Elle respirait à la fois l’air et l’eau, car elle avait des poumons et des branchies. Pendant longtemps ils la tinrent loin de l’eau, en pensant qu’elle deviendrait plus humaine si elle restait dans l’air. Elle ne marchait pas bien. Ses jambes étaient faibles et elle ne pouvait faire que des petits pas. Mais un jour quand elle était bébé et qu’ils travaillaient dans les champs, ils la laissèrent endormie à l’ombre, et elle s’éveilla et rampa jusqu’au réservoir voisin. Lorsqu’ils revinrent, le panier était vide. Les grands-parents, les parents, tout le monde se mit à courir et à la chercher partout. Son frère gravit la berge du réservoir et entendit des grands bruits d’eau. Il se pencha et vit sa sœur sauter comme une truite. Quand les autres arrivèrent, elle plongea et resta sous la surface. Ils pensèrent qu’elle s’était noyée. Ils entrèrent tous dans l’eau et remuèrent la vase. Elle se cacha tout au fond, dans la boue et la vase, mais ils finirent par la trouver, ils virent sa peau miroiter. Quand ils la sortirent de l’eau elle hoqueta, se tortilla, puis recommença enfin à respirer de l’air. Ensuite ils la gardèrent enfermée à la maison, ou dehors restèrent auprès d’elle. Son frère aîné la portait dans ses bras. C’était lui qui restait toujours avec elle. Elle ne grandit pas beaucoup, elle était encore fort petite pour une fille quand elle devint une adolescente, et son frère pouvait toujours la porter. Elle lui demandait de l’emmener au fleuve, et il répondait : — Attends un peu, Kekoshbi, attends encore un peu. Il aidait à garder le bétail d’Ounmalin et emmenait sa sœur dans les petits ruisseaux et les mares peu profondes, où elle nageait et jouait. Il restait debout sur la rive, à la surveiller. Puis, quand elle KESH, GUIDE DE LA VALLÉE DE L’ÉTERNEL RETOUR

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fut plus vigoureuse, quand elle atteignit l’adolescence et qu’elle apprenait les chants de la Loge du Sang, il l’emmenait à la heyimas obsidienne, la retrouvait à la sortie et, le soir il l’accompagnait au fleuve, en aval du bourg, là où il contourne le coteau d’Ounmalin en formant des mares profondes. Elle nageait loin, et il l’attendait. Chaque soir elle nageait plus loin, et il l’attendait plus longtemps. — Kekoshbi, Kekoshbinye, disait-il, on me demande où nous allons le soir, pourquoi nous restons si tard dehors avec le troupeau. — Takoshbi, matakoshbi, répondait-elle, je n’aime pas les chants qu’on chante sous la terre dans la Première Maison, les chants du sang. J’aime les chants de l’eau que l’on chante dans notre Maison. Je ne veux pas revenir dans l’air, dans la terre. — Ne nage pas au loin ! disait-il. — J’essaierai. Mais un soir elle nagea si loin en aval qu’à travers sa peau, dans l’eau, elle goûta la mer. Elle revint, elle revint à la nage vers son frère qui l’attendait au bord de la mare profonde au pied du coteau. — Matakoshbi, dit-elle, il faut que je m’en aille. J’ai goûté le sang dans le fleuve. Il faut que j’aille plus loin maintenant. Ils collèrent leurs joues l’une contre l’autre. Elle se laissa de nouveau glisser dans l’eau et s’éloigna. Le garçon rentra chez lui.


— Elle est partie, annonça-t-il, elle a nagé jusqu’à la mer. Les gens crurent qu’il l’avait laissée dans le fleuve, qu’il était las de la porter et de s’occuper d’elle. Ils le grondèrent. — Pourquoi l’as-tu laissée s’approcher du fleuve ? Pourquoi ne l’as-tu pas gardée sur la terre ? Pourquoi n’es-tu pas resté avec elle ? crièrent-ils. Il avait honte et beaucoup de chagrin. Avec son troupeau, dans les champs et les granges, il pleurait de honte et de solitude. Il parlait aux poissons dans le fleuve et aux mouettes, qui par temps humide remontaient dans la vallée : — Si vous voyez ma sœur, dites-lui de rentrer chez nous ! Mais beaucoup de temps passa avant qu’elle ne revienne. Le soir, il continuait à marcher le long du fleuve. C’était le début de la saison des pluies, il pleuvait, juste avant la nuit : il aperçut une tache blanche dans l’eau sous la rive de la mare. Il entendit un bruit – shh, sshhh – pareil aux vagues de la mer. Il descendit parmi

les saules. Elle était là dans l’eau, dans les hauts-fonds près de la rive, très blanche, elle appelait, “Takoshbi ! Matakoshbi !” Il essaya de la sortir de l’eau, mais elle protesta, “Non ! Non !” Elle était blanche et boursouflée. Elle accoucha là, dans l’eau, dans les hauts-fonds sous la rive : d’un enfant, un enfant blanc, pas un poisson mais un garçon tout blanc. Le frère le tira de l’eau et l’enveloppa dans sa chemise. Elle le vit faire, puis se cambra et mourut dans l’eau peu profonde. Des gens passèrent par là ; ils ramenèrent le nouveau-né et son oncle. Ils chantèrent les chants pour la mort, et incinérèrent la morte le lendemain à Sebbe, au lieu de crémation. Ils mêlèrent les cendres au fleuve, pas à la terre. Shahugoten, Né des Flots, c’est ainsi que l’on appela l’enfant. Certaines personnes de l’Obsidienne qui habitent Ounmalin, des gens à la peau blanchâtre, sont les petits-enfants de la fille de Shahugoten.

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La Gardienne

Récité par Fabricant de Flèches, bibliothécaire de la

Serpentine d’Ounmalin. Ceci est un exemple d’une récitation

dans les règles, la représentation d’une histoire, différente du

récit simple ou improvisé. Il s’agit de toute évidence d’une his-

toire pédagogique. Elle est tenue pour véridique, ou basée

sur des faits, bien qu’une version chumo de la même histoire

commence par, “Là-bas en bas, à l’autre bout de la vallée à

Tachas Touchas… ”

Là-bas en haut, à l’autre bout de la vallée, au bourg de Chumo, il y avait une jeune femme qui vivait dans la Troisième Maison, une érudite, portant encore les vêtements non teints. Elle était gardienne là-bas, c’était elle qui s’occupait des objets, les rentrait et les sortait, tous les objets des heyimas pour les danses et les chants, l’enseignement et les dons. Il y avait les vestes, les costumes pour les danseuses de l’Été, les pierres, les peintures sur papier, tissu et bois, les rangs de plumes, les coiffes, les instruments de musique, les tambours-à-langue et le grand tambour de wakwa, les crécelles de danse en calebasse et coquillage, sabot de cerf et argile, les écritures, les livres, les herbes douces et amères et les fleurs sèches, les sculptures et hehole-no en tout genre, les huiles, les outils et instruments de fabrication et réparation, et toutes ces choses vénérables et précieuses, les boîtes et leurs papiers d’emballage, les étagères, placards et endroits particuliers où on les gardait en ordre, propres, nettes et belles. C’était elle qui les gardait. C’était là son don, elle s’en acquittait bien et y prenait plaisir. Lorsqu’on avait besoin d’un objet, elle l’apportait, prêt à l’emploi. Lorsqu’on donnait un objet, elle le déposait à l’endroit adéquat. Lorsqu’un objet était sale ou abîmé, elle le nettoyait et le réparait, et quand une chose s’usait, elle l’affectait à un autre usage. Elle KESH, GUIDE DE LA VALLÉE DE L’ÉTERNEL RETOUR

Quelques histoires...

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poursuivit cette tâche lorsqu’elle rentra dans les terres, quand elle se maria et devint mère. C’était son travail et personne d’autre, sinon elle, ne l’accomplissait pour cette heyimas. Un jour, un homme exécuta une sculpture en bois de madrone, une merveille, un hehole-no qu’il donna à la Maison où pousse le madrone. Il la déposa en cadeau dans le cinquième angle de la grande salle. La gardienne la vit après que tout le monde fût rentré chez soi. Elle la ramassa. Elle lui plut, elle ne la lâcha pas, ne cessa de la regarder et pensa, “Elle me convient. On dirait qu’elle a été créée pour moi. C’est pour moi. Je vais la garder un petit peu.” Elle la rapporta dans sa maisonnée, dans sa chambre, et la déposa dans son panier à couvercle, sous d’autres objets. Elle y resta. Elle ne la regardait pas souvent, et ne s’en servait pas. Une autre fois, un homme confectionna pour la Serpentine une veste de danse en peau de daim rebrodée de feuilles, ornementée de longs glands montés sur cuivre. La gardienne, qui l’emportait dans les placards et les coffres de la heyimas, pensa : “On dirait bien qu’elle doit m’aller.” Elle l’essaya, la garda sur le dos tout en travaillant et pensa, “Ça me va. Ça me convient. Ça a été fait pour moi. Je danserai peut-être avec, l’Été prochain. Quelqu’un d’autre risquerait de la choisir avant moi. Je vais la garder jusqu’à la danse de l’Été.” Elle l’emporta chez elle et la rangea au fond de son coffre à


vêtements. Elle y resta. Elle ne la porta pas à la danse de l’Été. Une autre fois, une famille offrit à la heyimas une grosse quantité de poudre de baies de manzanita. La gardienne en déposa un peu dans le cinquième angle. Le reste elle l’emporta chez elle, en pensant, “La gorge de mon fils se dessèche avec la poussière de la saison sèche, et il tousse tant, il lui faudra du cidre de manzanita. Je vais la conserver et l’utiliser quand il en aura besoin.” Elle mit la poudre dans un bocal en verre bouché dans la cave de sa maison. Elle y resta. Elle n’en fit pas du cidre pendant la saison sèche. Une autre fois, une femme offrit une flûte en tibia de cerf, très ancienne, qui était restée longtemps dans la Seconde Maison. Elle avait joué bien des fois la heya sur quatre notes. La gardienne la mit avec les autres flûtes de la Troisième Maison, puis ne cessa de revenir et de la sortir de sa boîte, de la déplacer sur l’étagère, en pensant, “Ce n’est pas là sa place. Elle est trop vieille pour qu’on en joue. Des gens négligents soufflent dans ces flûtes – des enfants, des musiciens. Celle-ci est trop ancienne et trop belle pour être traitée en flûte ordinaire.” Elle l’emporta chez elle et la mit dans son panier à couvercle. Elle y resta. Personne n’en joua. Une autre fois encore, un homme apporta un morceau de pain de maïs. C’était un vieillard, il avait les idées confuses et le morceau de pain était très vieux lui aussi, dur et sec. Il ne pouvait pas le mâcher. Il cassa le morceau qu’il avait essayé de mordre, le laissa tomber et déposa le reste dans le cinquième angle. — Peut-être qu’une jeune personne aux mâchoires vigoureuses pourra le manger, dit-il. La gardienne le trouva là. Elle le laissa tomber par terre et quand elle balaya la grande salle de la heyimas, elle ramena le pain avec la poussière, emporta les balayures en haut de l’échelle et les laissa tomber par terre au pied du toit de la heyimas. Cet après-midi-là, ce soir-là, elle tomba malade. Le lendemain,

elle était au plus mal. Elle souffrait de terribles douleurs à l’estomac, aux mains, à l’anus, aux dents. On organisa une rentrée pour elle, mais elle ne se joignit pas aux chanteurs. Les docteurs la soignèrent mais rien n’y fit. Elle souffrait de plus en plus, elle enflait, ses mains et ses pieds enflaient, son ventre et son visage enflaient. Un cousin de sa Maison, un docteur chanteur, vint la soigner et chanter pour elle. Tout en chantant, il l’observa avec attention. Elle gémissait et n’écoutait pas. Lorsque le chant fut terminé, son cousin remarqua : — Cousine, un chant c’est chanter. Il rentra chez lui. Elle réfléchit à ses paroles. Ça, elle l’avait entendu. Elle ne cessa d’y songer. Désormais elle faisait pitié à voir, elle était enflée et cassée en deux par ses douleurs abdominales. Elle voulait vomir et n’y parvenait pas, elle voulait déféquer et n’y parvenait pas. Elle pensa, “Pourquoi est-ce que je meurs ?” Elle pensa à tout ce qu’elle avait gardé. Elle rampa jusqu’à son panier à couvercle et y chercha la flûte en tibia de cerf et la sculpture en bois de madrone. Il n’y avait rien au fond du panier, sinon quelques mottes de terre. Elle chercha la veste brodée dans son coffre à vêtements. Il n’y avait rien sous les autres habits, sinon un chiffon sale. Elle descendit à la cave chercher la poudre de cidre sur les étagères. Le bocal contenait de la terre, de la poussière. Elle se rendit à la heyimas, en se traînant, en rampant, en hurlant, “Où est-ce ? Où est-ce ?” Elle rampa dans la poussière autour de la heyimas, en raclant la poussière avec ses ongles, en criant, “Où est-ce ?” Les gens pensèrent qu’elle était devenue folle. Elle trouva un morceau de pain de maïs, une miette. Peut-être n’était-ce qu’une miette de terre et pensa-t-elle que c’était du pain de maïs. Elle la mangea. Puis elle resta étendue immobile. On la ramena chez elle, on chanta pour elle et elle écouta les chants. Son état s’améliora, elle guérit. Ensuite d’autres gens s’occupèrent des objets à la heyimas.

Flûte à anche de roseau

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Souris séchée

Une histoire racontée à un groupe d’enfants par un jour de

pluie dans la heyimas serpentine de Sinshan, par Grand

Serpent, un septuagénaire.

Coyote avait un enfant qu’elle avait trouvé quelque part, pas son enfant. C’était un bébé humain qu’elle avait volé quelque part. Peut-être vit-elle un jour un bébé dont personne ne s’occupait et pensa, “Je vais amener ce bébé chez moi.” Aussitôt dit, aussitôt fait. Ses propres enfants jouaient avec. Elle l’allaitait. Nourri au lait de coyote, il grossit. Il grossit plus que les jeunes coyotes, qui étaient tout en côtes et en queue. Mais ça leur était égal. Ils jouaient avec l’enfant humain, ils lui sautaient dessus et il leur sautait dessus, ils le mordillaient et il les mordillait, ils dormaient tous ensemble dans la couche de Coyote, dans la maison de Coyote. Mais l’enfant, sans fourrure, y avait toujours froid. Il ne cessait de gémir et de trembler. — Qu’y a-t-il ? finit par demander Coyote. — J’ai froid. — Laisse-toi pousser la fourrure ! — Je ne peux pas. — Alors, que puis-je faire ? — Tu devrais allumer un feu, c’est ce que font les gens quand ils ont froid. — Oh, bon ! dit Coyote, et elle alla tout droit en un lieu où vivaient les humains. Elle attendit qu’ils allument un feu, puis se précipita dans la maison, saisit un brandon et courut avec dans les KESH, GUIDE DE LA VALLÉE DE L’ÉTERNEL RETOUR

Quelques histoires...

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collines. Les étincelles volèrent derrière elle, le feu prit à l’herbe sèche. Un incendie démarra derrière Coyote, un feu d’herbe. Le temps qu’elle arrive chez elle, le feu ronflait sur dix collines. Sa famille, tout le monde dut filer, filer comme des fous et sauter dans le fleuve ! Ils étaient là, tous, dans le fleuve, le nez à fleur d’eau. — Hé, lança Coyote, tu as chaud maintenant ? Ils sortirent enfin du fleuve. Sur une rive tout avait brûlé. La pluie vint et le temps fraîchit, l’hiver fut glacial. Ils vécurent dans une nouvelle tanière sur l’autre rive du fleuve. L’enfant y avait encore plus froid, mais il n’osait pas demander à Coyote d’allumer un autre feu. “Je ne resterai pas plus longtemps ici avec ces coyotes dans cette maison glaciale. Je vais aller où sont ceux de ma race et vivre à leur manière”, pensait-il. Alors en plein jour, à midi, il se leva pendant que les coyotes dormaient, il prit un peu de venaison boucanée et un peu de souris séchée7, c’était ce qu’il y avait à manger dans cette maison, et se mit en route. Tout le jour il marcha, et marcha tout le jour, et parfois courut, pour s’éloigner de Coyote, fuir cette maison. À la fin de la journée, après le coucher du soleil, l’enfant chercha un endroit où se cacher et dormir. Il trouva une saillie de rocher, se confectionna un lit de brindilles de sapin, s’y coucha et s’endormit. Voilà Coyote qui s’éveille. Elle s’étire et bâille.

7. Un peu de souris

séchée : túpúde útí gosútí.


— Hé ! Où est Deux-Jambes ? demandèrent ses petits. Elle regarda autour d’elle. Elle jeta un coup d’œil dans le coin de sa maison et vit l’enfant endormi sur l’étagère où elle rangeait ses affaires. — Là-bas, sur l’étagère, répondit-elle. Va savoir pourquoi cet enfant dort dans un endroit pareil ? Ils sortirent tous chasser. Le lendemain matin l’enfant se leva, et toute la journée, toute la journée, il courut et marcha, il alla loin, très loin, et la nuit se cacha dans une grotte pour dormir. Les coyotes s’éveillèrent. — Hé, où est Deux-Jambes ? Elle chercha dans sa maison. — Là, dans mon panier, mon panier à couture. Va savoir pourquoi cet enfant dort dans un endroit pareil ? Et ils s’en furent chasser. Le lendemain, l’enfant arriva devant un bourg d’êtres humains. D’abord ils restèrent tous à distance parce qu’il leur parut étrange, certains lui lancèrent des pierres pour le chasser, mais il resta là. Il se cacha sous le porche d’une maison, et à la nuit tombée il monta et dormit sur le porche, près de la porte. Lorsque les habitants de la maison le découvrirent là, il leur fit de la peine et ils le portèrent à l’intérieur, près du feu. Dans leur maison voilà les coyotes qui s’éveillent. Les jeunes coyotes regardent autour d’eux. — Où est Deux-Jambes ?

— Oh ! mon enfant a disparu ! Mon enfant est parti dans une autre maison ! Coyote sortit, cria et hurla toute la nuit. — Rends-moi ma souris séchée ! Paraît-il. Voilà ce qu’elle a dit quand elle s’est approchée du bourg au clair de lune, elle a dit : — Rends-moi ma souris séchée ! Paraît-il.

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Dira

Raconté par le mari d’Ire, Bœuf Rouge, à un groupe d’en-

fants et de jeunes adolescents dans la heyimas obsidienne.

Heya hey heya, hey heya heya, à cette époque en ce lieu, à l’époque sombre et froide, en ce lieu sombre et froid, elle avançait, cette femme, une femme humaine, marchant dans les collines, cherchant de quoi manger. Elle cherchait des bulbes de brodiaea et de calochortus avant qu’ils ne fleurissent, posait des collets au lapin de garenne, et ramassait tout ce qui se mangeait, parce que sa famille avait faim et elle aussi. C’était au temps où les gens devaient travailler tout le jour pour se nourrir, au temps où même ainsi ils ne mangeaient pas assez et tous mouraient de faim, humains et animaux, ils mouraient de faim et de froid, raconte-t-on. Elle chassait et allait à la cueillette dans les collines, donc, et commença à descendre dans un canyon où elle croyait avoir vu des roseaux au bord du ruisseau. Elle s’enfonça dans les céanothe, les chênes de garrigue et les aubépines. Il n’y avait pas la moindre sente de cerfs, ni même une piste de lapins. Elle se fraya un chemin à travers les broussailles, en essayant de descendre dans le canyon. Il faisait très sombre, on aurait dit qu’il s’apprêtait à pleuvoir. Elle songea, “Oh, avant de sortir de ces broussailles, à cette époque de l’année, je serai couverte de tiques !” Elle ne cessait de se frictionner le cou et les bras et de se tâter les cheveux pour y trouver les tiques et essayer de les empêcher de se coller à elle. Elle ne trouva pas de joncs. En KESH, GUIDE DE LA VALLÉE DE L’ÉTERNEL RETOUR

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bas, dans le canyon, il n’y avait rien à manger. Elle se mit à suivre le cours du ruisseau, en se frayant un chemin à travers ces épaisses broussailles, déchirant sa chemise et s’égratignant la peau au céanothe et à l’aubépine. Elle arriva dans un endroit où le genêt poussait très haut et très serré. Rien d’autre ne poussait. Le genêt était à demi mort et paraissait gris, encore sans fleurs. Elle se fraya un chemin à travers le taillis de genêt, et devant elle, là, au beau milieu, elle vit une personne, debout. C’était une personne plate, mince, à la peau sombre, avec une petite tête et une main sans doigts, juste deux dents, comme des pinces ou des tenailles. Elle était plantée là à attendre. Elle n’avait pas d’yeux, à ce qu’on raconte. La femme s’arrêta, resta immobile. Puis elle essaya de reculer aussi silencieusement qu’elle était venue. Mais le taillis de genêt s’était refermé derrière elle et il fit beaucoup de bruit quand elle essaya de rebrousser chemin. Elle ne put qu’avancer en silence. La personne se tenait immobile, le regard vide, si immobile qu’elle commença à douter qu’elle fût vivante. Elle pensa, “Je peux peut-être passer devant.” Elle avança sans bruit, à petits pas pressés, sans à-coups. La personne qui attendait ne bougea pas. Elle la vit si mince et plate, l’air sec, et pensa qu’il devait s’agir d’une chose qui n’avait jamais été vivante. La femme passa devant. À côté. La dépassa, lui tourna le dos. C’est alors que la chose sauta. Elle sauta et l’attrapa par la peau


du cou avec sa main en forme de pince. — Emmène-moi chez toi ! dit-elle. La femme se débattit. — Lâche-moi ! cria-t-elle. Elle essaya de se libérer mais la chose ne la lâchait pas. Elle s’étrangla. La chose serrait de plus en plus. Bon, je vais t’emmener chez moi ! dit la femme. — Parfait, grinça la personne, qui lâcha prise. Lorsque la femme put se retourner, elle vit que la personne ressemblait à un homme, un être humain, noir et mince, avec une petite tête et de petits yeux, mais pourvu de deux bras et deux mains avec pouce et doigts, semblable en tout à un être humain. — Avance, ordonna l’homme, et je te suivrai. Alors elle avança et l’homme la suivit. Elle arriva là où elle habitait, un petit bourg, juste quelques maisons, quelques familles, quelque part dans cette sombre et froide vallée. Elle y arriva, l’homme sur ses talons. — Qui est là avec toi ? demanda sa famille. — Un homme qui a faim, répondit-elle. — Sûr qu’il est maigre, convinrent-ils. Il peut partager notre pitance. — Non ! Chassez-le ! essaya-t-elle de crier – mais quand elle se mit à parler sa gorge se noua et elle s’étouffa, comme s’il la tenait toujours par le cou. Elle ne put rien dire contre lui. Ils demandèrent à l’homme comment il s’appelait. — Dira, répondit-il. La femme dut ouvrir sa porte à Dira. Il entra et s’assit devant son feu. Elle dut partager avec lui les aliments qu’elle avait rapportés pour ses enfants et sa mère. Il n’y avait pas grand-chose : quelques oignons et quelques légumes, elle n’avait rien trouvé de plus. Quand ils eurent mangé, aucun d’eux n’était rassasié. — Ah, c’était bon ! C’était parfait ! déclara Dira, qui déjà ne semblait plus si maigre. Où est ton mari ? demanda-t-il encore à la femme. — Il est mort l’an passé, répondit-elle. — Je vais prendre sa place, décréta Dira. Elle essaya de dire, “Non !” mais en vain : sa gorge se serra, sa

tête lui parut éclater, elle ne put pas respirer jusqu’à ce qu’elle dise, “Oui.” Ainsi Dira devint son mari, et elle s’en accommoda du mieux qu’elle put. — Ce mari que tu as trouvé dans les bois, il ne travaille pas, observa sa mère au bout de quelque temps. — Il est encore faible d’avoir souffert de la faim si longtemps, répondit-elle. — Pourquoi Dira ne travaille-t-il pas la terre, ne chasse-t-il pas, ne va-t-il pas à la cueillette ? Pourquoi reste-t-il à la maison jour et nuit s’enquirent les habitants du bourg. — Il est malade, répondit-elle. — Il était peut-être malade quand il est arrivé ici, mais regardele à présent ! s’exclamèrent-ils. Car il était devenu bien gros – chaque jour il devenait plus gros, et sa peau était rougeaude et non plus sombre. — Il est gros, et toi et ta famille vous êtes plus maigres que jamais – comment est-ce possible ? insistèrent-ils. Mais elle ne sut pas répondre. Lorsqu’elle essayait de dire du mal de Dira, même lorsqu’il n’était pas auprès d’elle, elle s’étranglait. — Je ne sais pas, répondit-elle, les larmes aux yeux. Ils avaient planté des potagers, mais l’été était gris et froid. Les graines pourrissaient dans le sol. Il n’y avait pas grand-chose à chasser : les animaux argile bleue étaient affamés et malades. Il y avait peu d’animaux obsidienne. Personne n’avait de quoi manger. Les enfants de la femme devinrent faibles et malades, leur ventre enfla. Elle pleurait, mais son mari riait. — Tu vois, ils sont comme moi ! disait-il. Nous avons tous de gros ventres ! Il mangeait tout : il devenait chaque jour plus gros, plus épais, plus rougeaud. La famille possédait une vache, et il y avait assez d’herbe pour la nourrir. C’était son lait qui maintenait les enfants en vie. Dira se rendit un jour dans les champs. — Voilà, dit la femme, vous voyez, mon mari va travailler ! Il alla dans le pré où paissait la vache. — Il va s’occuper de notre sœur là-bas, poursuivit-elle. Mais en vérité il but le sang de la vache, il suça tout son sang. Il

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recommençait chaque jour, et la vache ne pouvait pas donner de lait. Il continua, et elle se coucha et mourut. Il la découpa, là, dans le pré, et rentra à la maison les bras chargés de viande. Il dut faire l’aller et retour plusieurs fois. — Vous voyez comme il travaille dur, mon mari ! dit la femme. Des larmes lui coulaient sur le visage. Et ça ils le virent, les habitants de son bourg. Privés de lait, les enfants s’étaient encore affaiblis. Le mari, Dira, leur parlait toujours avec douceur, mais il ne leur donna pas de viande. Il mangea tout. Parfois il disait, aux enfants, à leur mère, à leur grand-mère : — Tenez, vous ne voulez pas de cette viande ? Vous ne voulez pas manger ? Mais quand il disait cela, leur gorge se serrait, se bloquait, ils ne pouvaient que secouer la tête. Et lui mangeait la viande, en souriant et en plaisantant. L’un des enfants mourut. L’autre, l’aîné, commença à mourir lui aussi. Dira était si gros qu’il ne pouvait plus se lever. Il restait assis au coin du feu toute la journée et toute la nuit. Son ventre était énorme, une énorme boule. Sa peau était tendue et rouge pâle de la tête aux pieds. Ses yeux étaient couverts de graisse. Ses bras et ses jambes étaient des moignons pointant de cette grosse boule de graisse. La femme et la mère veillaient l’enfant mourant. Les habitants du bourg se concertèrent. Ils discutèrent un moment et décidèrent de tuer Dira. — Un couteau en travers de cette gorge, une balle dans ce ventre ! — Pas ainsi, pas ainsi. Ce n’est pas un homme ! intervint une boiteuse, une visionnaire. — Nous allons le tuer, insistèrent-ils.

— Si vous le tuez ainsi, sa femme et sa famille mourront avec lui. Vous ne devez pas répandre tout ce sang en lui. Cette chose est leur sang, assura-t-elle. — Alors nous l’étoufferons, déclara un des hommes. — C’est la solution, reconnut la boiteuse. Ils se rendirent tous ensemble à la maison. La porte était fermée. Ils l’ouvrirent à la volée et entrèrent. La grand-mère, la mère et l’enfant gisaient comme des bouts de bois, comme de vieux os sur le sol, trop faibles pour s’asseoir, moribonds. Le mari était assis au coin du feu, une grosse boule de peau rouge. Lorsqu’il vit les villageois, il reprit sa forme et brandit sa main en forme de pince, mais il était trop gros pour bouger, il ne put pas les attraper. Ils avaient apporté une bassine d’huile d’eucalyptus. Ils s’emparèrent de Dira, lui plongèrent la tête dans l’huile et l’y maintinrent longtemps. Il se débattit longtemps et ne mourut pas, mais ils continuèrent à lui maintenir la tête dans l’huile, et enfin son grand corps large et gras se raidit et commença à rétrécir. Il rétrécit, rétrécit, et l’épouse, sa mère et l’enfant se dressèrent sur leur séant. Il rétrécit encore, et ils se levèrent. Il rétrécit jusqu’à n’être pas plus gros qu’un poing, et ils purent parler de nouveau. Il rétrécit jusqu’à n’être pas plus gros qu’une noix, et ils purent bouger librement et raconter ce qui s’était passé. Il rétrécit jusqu’à n’être pas plus gros que l’ongle du pouce, plat, sec et noir, et les villageois, qui se réjouissaient et consolaient l’épouse et sa famille, relâchèrent leur attention. Il rétrécit jusqu’à la taille de quelque chose de pas plus gros qu’une lentille, et puis sortit tant bien que mal de la bassine d’huile, de la maison, remonta dans les collines, pour attendre quelque part que passe quelqu’un d’autre. Il attend toujours là-bas, dit-on.

Afin de poursuivre la Voie du Conteur, aller écouter Quatre Contes romantiques à la p.

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Poèmes Première section Ainsi qu’il est expliqué dans “Littérature orale et écrite” dans “L’arrière du livre”, une partie de la poésie de la vallée était écrite et une autre non, mais qu’elle fût improvisée, récitée de mémoire ou lue dans des écrits, elle était toujours jouée à haute voix. Cette section comprend plusieurs improvisations, certaines chansons très connues qui, comme toutes les chansons populaires, ne portent plus le nom de l’auteur et appartiennent à tout le monde (ce n’était pas le cas de toute la poésie de la vallée dont une certaine partie était donnée et une autre devait être gagnée), certaines rondes enfantines et quelques œuvres “publiques” – des poèmes dits dans des concours ou rédigés sur des places publiques.

LE

PAYS DES

KESH,

GUIDE DE LA

VALLÉE

DE L’ÉTERNEL RETOUR

Poèmes - première section

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Le Sentier du Poète continue à la p. xxx




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