Ymène Chetouane visual artist
Figures duelles Ismail Janvier , 2013 , Tunis . La céramiste Ymène Chetouane part de figures bien identifiées : humaines (bébés), animales (poissons), usuelles (poupées, robots), imaginaires (sirènes, monstres). Ces figures sont pourtant à peine identifiables. Le travail plastique consiste à pervertir le réel, à pétrir l’image, pour in fine hybrider la figure. La céramiste brouille ainsi cette identification par l’imaginaire collectif à travers un imaginaire non identifiables, à priori. Elle s’immisce dans l’interstice, elle se faufile dans la fêlure entre les choses et les images que l’on a d’elles, réinventant ainsi notre rapport aux choses et faisant résonner des images d’elles que l‘on n’aurait ni soupçonné ni deviné. Ces figures hybrides nous regardent de leurs visages pétrifiés. L’on ne sait pas trop devant elles, si elles ont plus peur de nous que nous d’elles. Cette dualité intrinsèque des figures, tiraillées entre plusieurs essences, ou plusieurs identités, est emblématique dans l’oeuvre « Me and me ». Le titre et la frange de cheveux blonde caractéristique de l’artiste et que l’on retrouve dans la céramique nous indique que le travail composé de deux figures debout l’une à côté de l’autre est un autoportrait. Comme bien des cas, l’exercice de l’autoportrait renseigne singulièrement sur les caractéristiques formelles et conceptuelles d’un artiste. Deux figures donc, aux visages de bébé, deux longues franges blondes de cheveux prennent racine au milieu des crânes paradoxalement chauves, des têtes surplombant directement des jambes aux écailles de poissons et des pieds avec cinq doigts chacun, mais cinq doigts pratiquement de même longueur. Tout est pratiquement pareil pour ces deux « moi » sauf une légère différence : l’un est un tout petit plus grand que l’autre (la taille et la longueur de la frange sont supérieures, la tête est plus volumineuse).
Tout l’art d’Ymène Chettouane est à l’image de cette légère différence dans « Me and me ». Si l’on pose qu’un autoportrait est l’identité corporelle de l’être à l’instant du geste créatif, cette identité est ici constituée de deux « moi », à la fois identiques et différents : des « moi » duels qui infusent de la tension. Une large partie des travaux de la céramiste est basée sur le dédoublement de la figure. Si ce dédoublement est sériel dans certaines pièces (le nombre peut atteindre la demi-douzaine), c’est bel et bien le double qui est à l’honneur. La tension étant créée par l’aspect infinitésimal des différences entre les deux figures constitutives des oeuvres. Pour le travail de cette artiste, le terme « figure » peut être employé dans deux sens. Le premier est celui de la locution latine « figura » (dont est issu le terme contemporain): «chose façonnée». Se sont en effet de curieuses choses façonnées que ces morphologies faites de visages et d’écailles, de mains et de cornes, surmontées de couronnes ou de perruques et pénétrées par des clefs ou des clous. Le second sens est celui le plus communément admis : « forme extérieure ». Formes extérieures déconstruites et recomposées, mélangées à même la matière et hybridées dans les fours de cuissons. Si la dualité des figures infuse de la tension, les figures de leur côté dégagent de l’étrangeté. Ce qui est troublant, c’est qu’il ne s’agit ici ni de surréalisme ni de fantaisie… La relative abstraction des figures reste malgré tout attachée à une représentation ou bien des visages ou alors des corps qui sont systématiquement ceux de bébés. La force de proposition des céramiques d’Ymène Chettouane tient dans cette indétermination. Ces figures duelles semblent hésiter elles-mêmes sur leur propre nature: sont-elles humaines ou sont-elles une autre entité ?
Ob-cène Arafat Sadallah Juin , 2014 , Paris. Offert à l’ingestion, voilà le destin ou le dessein du visible dans le monde contemporain. L’image n’arrive à paraître que pour être consommée. Elle ne fait plus face au regard qui la garderait dans son apparaître, mais exige d’être incluse dans une circulation incessante de valeurs. Elle s’incorpore presque spontanément dans la perspective d’une évaluation. Et dans ce processus d’intériorisation elle nous informe. Elle nous façonne à être politiquement, économiquement, psychologiquement, des sujets libres seulement à partir d’une consommation sans répit et sans repos. A l’instar du messie (c’est-à-dire la figure loi transcendante et la promesse de la justice) qui s’offre à l’intériorisation des fidèles dans la Cène, tout ce qui apparaît dans l’aire de l’information n’a de substance qu’à partir du moment où il s’incorpore dans les circuits digestifs de la valeur marchande. Dans une sor.te de fantasme de plus en plus puissant d’une digestion sans problèmes. Et nous voilant toujours de manière plus subtile et plus sophistiquée ce même acte d’ingestion vorace: béance qui se met entre nous et le visible. Ce qui nous rapporte à ce que nous consommons. Ymène Chetouane se faufile justement dans cet espace imperceptible, presque improbable, afin de nous montrer la violence inhérente à chaque processus d’appropriation perceptive ou consommatrice – esthétique ou politique –. Elles interrompent l’ingestion, et inscrivent, par une contreviolence créatrice (monstrueuse et inquiétante ; unheimlich), cette distance que chaque pouvoir politique ou subjectif, chaque pouvoir souverain, réduit pour s’affirmer en tant que tel. Réduction violente qui passe par un refoulement et une forclusion de toute étrangeté, de toute altérité, qui a constitué pourtant cette même souveraineté .Les monstres d’Ymène Chetouane ! Ce sont des chimères qui nous reflètent notre propre situation. Nous qui n’arrêtons pas d’ingérer lois et normes. De répéter en chacun de nos actes et attitudes la Cène ou l’incorporation d’une loi transcendante. Nous qui nous formons par cette même incorporation, et qui n’arrivons à voir le monde, à avoir une perspective et un point de vue, que par et à travers le dispositif de cette transcendance intériorisée. Les figures chimériques d’Ymène Chetouane, par un double effet (et à dimensions esthétiques et politiques multiples), nous font reculer devant cette condition. Elles déstabilisent notre souveraineté subjective (et par le même geste toute souveraineté politique) en nous montrant notre existence en tant qu’elle est composite et chimérique. Ces « créatures terriennes » façonnées par l’artiste rappellent à chaque spectateur qui se tient devant elles que tout sujet (le spectateur lui-même par exemple, tellement confiant dans la naturalité de son regard),
tout souverain, est un monstre (un Léviathan, composition chimérique, fantasmatique), issu d’une violence inclusive et exclusive à la fois. Inclusive, en ingérant l’autre, tout ce qui n’est pas moi. Et exclusive, en effaçant la trace de cette inclusion. Ainsi, les bandes noires sur les poules à têtes humaines ne renvoient qu’à notre propre aveuglement. La couronne excessivement allongée. Disproportionnée du coup par rapport à ce corps enfantin, pèse de tout son poids sur ce dernier comme pour le maîtriser et l’assigner à une position définie. Cette couronne qui élève « normalement » celui qui la porte au rang du pouvoir suprême, sur soi-même ou sur une communauté, se montre ici comme une oppression. Elle nous rappelle qu’un corps, propre ou politique, ne se dresse que par la contrainte qui pèse sur lui. Elle le rassemble comme le geste même d’Ymène Chetouane rassemblant les pièces de ses oeuvres. Nous posant devant la question inquiétante mais inévitable : Le maintien par le feu des différentes parties dans un corps monstrueux, n’est-ce pas la condition fondamentale et fondatrice de toute institution politique ? Des têtes entassées dans des sacs en plastique, les nez et les lèvres de certains écrasés, rendant les visages enfantins grimaçants et monstrueux. La forme humaine épouse l’utilité de l’emballage, et se porte au regard comme se porte un comestible le temps d’un retour du marché. Le temps d’une métaphore*. La contrainte spatiale d’un sac de plastique rassemble le matériel (presque humain), et donne forme à un sujet individuel et collectif inscrit dans la circulation marchande. Ainsi l’oeuvre de Ymène Chetouane nous regarde. En ce sens qu’elle concerne tout un chacun dans son existence propre. Elle interpelle cette angoisseintérieure qui veille dans toute identité singulière ou commune et l’ouvre à un vrai questionnement sur soi. Sur le soi, et la constitution d’un soi propre. Par ses défigurations monstrueuses, ces chimères, têtes écrasées, troncs sans membres, les « pièces » rassemblées font signe vers la condition profonde de notre situation historique. Époque ou l’humain ne se conçoit qu’à travers la notion de « matériel humain », « ressources humaines ». Époque où la consommation devient le paradigme du plaisir et de la jouissance. Époque où la distance diminue et disparaît presque. Époque où la « mondialisation » ne veut plus dire que l’absence de monde. Ou un monde nivelé et aplati. Époque où la volonté de puissance produit son propre nihilisme, là où sa perspective ne connaît que la mesure et la valeur comme moyen de vision.
Ces monstres viennent se mettre devant nous. Ou plutôt nous font reculer. Car on ne sait plus prendre du recul. Toutes les idéologies et les discours nous poussent à avancer dans le sens d’une dévoration continue. Une intériorisation de tout ce qui nous fait encontre, nous empêchant ainsi de faire rencontre. C’est-à-dire surtout de prendre cette distance respectueuse qui permet de voir l’autre et le laisser être dans son altérité irréductible. Mais ce recul ne peut se faire sans inquiétude, sans effroi peut-être. Il ne faut surtout pas réduire la dimension inquiétante dans le rapport à l’autre. Tolérer l’autre, le porter et le contenir, ne fait qu’entériner une violence qui dérive parfois vers un totalitarisme où tout se mesure, se calcule. Et où, en fin de compte, tout se vaut. Non ! Il ne s’agit pas de tolérer ! Plutôt de reculer. De prendre du recul. C’est-à-dire du scrupule. Un geste de respect ou de pudeur. Une autre économie de la violence qui inclut l’irréductibilité de l’autre. Et une autre éthique qui ne cherche plus à comprendre au sens d’une appropriation, domestication, internalisation, consommation. Mais plutôt qui suggère un regard qui garde dans la distance. Nous obligeant peut-être même à interrompre ici l’interprétation (la compréhension) de l’oeuvre d’Ymène Chetouane. Et la regarder.
Dans l'étrange laboratoire d'Ymène Chetouane Anastasia Rostan EastWestWestEast , magazine en ligne d’art et de culture ,Occident /orient . Juin , Paris , 2014. L’atelier d’Ymène Chetouane, où sont conçues ses étranges figures hybrides, a des airs de laboratoire monstrueux où têtes écrasées et percées jouxtent corps de poupées désarticulées ou gargouilles d’un genre nouveau. Les créatures de terre cuite sorties de l’imagination de la jeune céramiste tunisienne effraient et interrogent le spectateur. L’artiste s’est d’abord attachée à explorer notre monstruosité et notre identité à travers des pièces mêlant formes enfantines et animales (têtes d’ânes, corps de poulets ou encore écailles reptiliennes, cornes etc.), éléments de mécanique (roue, clefs, boulons, etc.). Ainsi les pièces « Je ne suis personne », « One » ou encore « Them » (exposées en janvier 2013 pour 24P, première exposition personnelle de l’artiste), nous présentent des visages poupins et cornus, des corps d’écailles. Certaines figurines s’apparentent à des larves rampantes dont le visage s’échappe d’une enveloppe squameuse (« Respire »)… Pas un corps qui ne soit incomplet ; les corps informes et serpentins suggèrent une forme d’inachèvement, une humanité aux marges de l’humain. La série de têtes aux longs cheveux blonds de « Don’t be afraid » tient de l’apparition fantomatique, tandis que les têtes trophées ou bustes sans bras (« Today »), dressent le portrait d’une humanité infirme, atrophiée, fragile comme la porcelaine des poupées. La figurine SOS dit toute cette détresse de sa bouche entrouverte de poupée, dans ce corps couché, écrasé, quasi liquéfié, ironiquement drapé de motifs fleuris roses, naïfs, proie aux bois de cerf sacrifié. Quelques pièces cependant font de cet inachèvement la base d’un élan. « Remember me » et ses putti à crêtes, vernis, sont d’une vitalité plus insolente, qui transcende leur condition de trophée, en étirant leur cou vissé au mur ; dans « Respire », les poupons emmaillotés d’écailles se hissent par une hélice vissée dans le crâne vers un ailleurs rêvé. Plusieurs pièces traduisent l’ambivalence par leur tête redoublée (« Fight », ou « Me and me », énigmatique autoportrait). « Cherchez l’erreur » est une mise en scène de cette incertitude et de cette mise à nu du monstrueux en nous. Deux bustes similaires portent une tête semblablement masquée par une décalcomanie de tissu Liberty qui épouse leurs traits comme un masque de catcheur, version poupée ; mais — « cherchez l’erreur » — les traits humains de l’un ne sont plus chez l’autre qu’une tête d’âne.
Enfants-cerfs, enfants reptiliens, têtes gémellaires, etc. sont autant de chimères nouvelles, d’autant plus fascinantes et inquiétantes qu’elles sont modelées sur des visages juvéniles de poupées fragiles. A la suite d’un Hans Bellmer[1], mais sans la charge éroticosadique de celui-ci, Ymène Chetouane « joue à la poupée d’une autre manière », selon ses propres mots. Moulées et modelées dans la matière délicate des poupées de porcelaine, les oeuvres de l’artiste malmènent cette image enfantine de l’innocence et de la fragilité, et créent le malaise. Les têtes isolées pourraient évoquer les putti renaissants, mais sont autant de têtes décapitées et exposées. Le regard sans yeux de ces poupées est alors pétrifiant. Et nous sommes ces jouets, dont le propre est d’être manipulés. Si l’artiste « joue à la poupée », elle met aussi en scène le citoyen comme jouet du pouvoir et le puissant comme pantin. L’oeuvre de la céramiste est travaillée par cette idée politique, qu’elle explore avec constance et profondeur.La représentation métaphorique du pouvoir est au coeur de sa recherche depuis plusieurs années. Ainsi plusieurs pièces se présentent comme des allégories du pouvoir. La simplicité même du procédé — couronne ou dorure comme métaphore — n’interdit pas la finesse et donne aux oeuvres une limpidité percutante. Par exemple, Realityaligne six têtes de poupées couronnées percées d’une clef mécanique, image d’un pouvoir capricieux, infantile. Dans le même temps, l’artiste aligne les trophées dont elle a eu la tête. L’homme de pouvoir est ramené au statut de poupée. « Big crown », mais sans bras, il est celui qui accorde plus d’importance à l’affirmation du pouvoir qu’au véritable exercice politique dont il est incapable. Nombre de figures couronnées sont ainsi privées de bras, à l’instar du gisant minuscule deLast round ou encore des statuettes de baby-foot traversées par un manche (« Baby-foot »). La céramiste y représente avec un humour glaçant la manipulation par des instances supérieures et invisibles. Joueurs rouges et bleus sont d’ailleurs totalement interchangeables ; à ce jeu, pas un pour racheter l’autre A la fois tyran et caduc, le chef[2] est représenté de façon ambivalente. Dans l’exposition 24 P, deux pièces peuvent être mises en regard. « Mr P », président avorton et aveugle — au sort de son peuple?-, mais à l’avidité dévorante, tout en dents, est représenté en gloire en dépit de sa faiblesse manifeste, comme un gisant royal sur un coussin. Le pouvoir organise sa propre célébration. Mais l’artiste dévoile le vrai visage du chef dans « Goodbye Mr P », où un avorton semblable gît, cette fois poignardé. Le couteau planté dans le coeur a révélé l’imposture première. Le roi n’a pas de visage et n’avait d’humain que l’apparence. Car sa tête dont la couronne est tombée n’est plus qu’un amas d’écailles. Autant de métaphores frappantes qui certes peuvent être lues comme des références au contexte tunisien. Mais par la distance symbolique, le propos d’Ymène Chetouane accède à l’universalité.
En aucun cas les oeuvres de l’artiste ne sauraient être réduites à des oeuvres de circonstance[3]. Les céramiques pourraient ainsi tout aussi bien faire écho à l’ancien texte de L’Ecclésiaste : « Malheur à toi, pays dont le roi est un enfant et dont les princes festoient dès le matin ». L’artiste réfléchit également aux rapports entre pouvoir et religion. Un chapelet surmonté d’une couronne égrène des crânes, victimes solidement ficelées. C’est sur des cadavres que se récitent les prières. Les Demoiselles d’Avignon d’Ymène Chetouane ont perdu toute humanité dans leur niqab, qui évoque plutôt la forme d’un obus. Là encore, la couronne dorée vient rappeler les enjeux de pouvoir dans cette représentation de la sujétion féminine. On la retrouve aussi dans la série Silence, où les têtes alignées sont enserrées et couronnées dans un émail noir qui peut rappeler le hijab. Par ailleurs, dans « Sur Commande », l’artiste expose la réalité des promesses faites aux fous d’Allah : têtes d’âne, sans bras, la clef dorée du Paradis promis, inutile, accrochée autour du cou, les martyrs autoproclamés ne sont plus que des cadavres alignés en séries, interchangeables. Et c’est bien la violence faite à l’humanité que les travaux récents d’Ymène Chetouane exposent. La violence n’est jamais représentée dans sa brutalité brusque, comme un phénomène rapide et spectaculaire, mais comme le résultat d’un processus d’oppression continue. Les crânes fragiles des poupées sont souvent perforés, percés de clefs, de boulons, de fil, de guidons, de tringles…. Le manche de baby-foot évoque un tournebroche… Le pouvoir qui fait fonctionner ces poupées et qui les manipule est aussi ce qui les transperce cruellement. Pour les ordonner, pour les diriger, on leur entre quelque chose dans le crâne ! Ils ne peuvent plus bouger. L’alignement obsessionnel est aussi en soi morbide : corps de martyrs en série, trophées de chasse, uniformisés… Dans l’univers de l’artiste, l’ordre est loin d’être rassurant, car il opprime et comprime. Ainsi les déformations imprimées par l’artiste aux visages malléables de « Pickpocket » traduisent cet écrasement par les cadres, au sens propre… L’usage de l’argile de porcelaine, par sa plasticité première puis sa fragilité après cuisson, est en lui-même terriblement signifiant. Il y a une rencontre nécessaire entre le moyen d’expression de l’artiste, et son propos, qui ne déploie tout son sens que dans cette matière. Si certaines oeuvres représentent cet assujettissement avec une ironie grinçante, comme « Baby-foot » ou encore « Brochette de cervelles » avec ses motifs de rideaux fleuris, les oeuvres les plus récentes de la céramiste, exposées entre autres dans le cadre de l’exposition Ob-cène[4], prolongent cette réflexion de manière effrayante. Le baby-foot et les tricycles (« Without wheels ») restent des jeux, mais le chapelet quant à lui évoque un charnier[5].
« Our chickens speak for themselves » expose aux regards d’hallucinantes gargouilles mo-dernes. Ces poulets de batterie, à tête de poupon vulnérable, ont des ailes, mais qui ne leur permettent aucun envol. On est à présent loin des poupons d’écailles propulsés par une hélice, dans « Respire ». Les ailes et les cuisses des corps plumés font penser à des membres atrophiés, nouvelle variation sur cette métaphore de l’impuissance très présente chez l’artiste. Comme sur les poupées tricycles de « Without wheels », les yeux des poupées-volailles sont masqués par un bandeau d’émail noir, qui évoque autant le marqueur de l’anonymat dans les médias que le bandeau des condamnés à mort. La métaphore de la condition du citoyen moderne, exposé sur le marché, interchangeable, aveugle, naïf, sujet devenu objet de consommation standardisé, est proprement glaçante. Ces « gargouilles » ouvrent une bouche enfantine et muette, prises au piège. Plus éprouvante encore est la confrontation avec les visages comprimés et déformés par des sacs plastiques de supermarché dans « All you can eat ». C’est la fin du processus ; l’homme-poupée devenu déchet, s’adonne à sa propre consommation[6]. Les pièces d’Ymène Chetouane interpellent car elles mettent à nu l’illusion de puissance, que symbolisaient les couronnes, clefs et autres dorures glorieuses. Ne reste que des « hommes sans bras », des têtes sans corps, victimes dérisoires d’un ordre invisible. C’est aussi l’extrême pureté, l’économie de moyens qui donne aux oeuvres leur puissance d’évocation. Leur apparence simple leur confère une immédiate force de frappe. Les formes travaillées sont immédiatement identifiables, appartenant au patrimoine artistique (gisants, gargouilles, chapelet ou putti) ou bien à un univers familier (jouets d’enfants, sacs plastiques) ; et pourtant les figures hybrides sont profondément déstabilisantes. Par ses titres abstraits et énigmatiques, l’artiste refuse de figer l’interprétation. A la fois conceptualisations et terriblement concrètes dans le traitement de la matière et des formes, les pièces, dans leur apparent dépouillement, proposent un propos politique complexe, dont la portée dépasse le contemporain. D’ailleurs, l’artiste est membre actif du collectif « Politiques » et son travail est emblématique du projet de ce jeune groupe d’artistes qui revendique un propos politique qui passe par la recherche sur les formes, et non par les moyens discursifs de la politique « politicienne ». Elle a également exposé avec le collectif féminin Khadra. En juin 2014, on a pu voir les oeuvres d’Ymène Chetouane à Paris à la galerie Talmart avec l’artiste Nadia Benbouta sous le titre Ob-cène, puis à la galerie Le Violon Bleu à Tunis, qui représente l’artiste.
Objets non maniables Arafat Sadallah Juillet, Paris , 2015.
Un sentiment étrange nous saisit souvent devant les œuvres d’Ymène Chetouane. Le décrire ferait trembler les formules logiques, lisses, et bien disposées des énonciations. Mais le taire ou garder le silence n’est pas possible non plus. En effet l’œuvre de l’artiste dérange : son geste désordonne le corps et l’espace dans un sens fondamental. C’est-à-dire qu’il déplace l’ordre de notre perception habituelle de nous-mêmes et du monde ambiant et quotidien. L’étrangeté qui surgit de ces objets, tout à fait banals par ailleurs, ne vient pas de leur nature, mais bien d’autres éléments parmi lesquels la disposition où ces choses se mettent en scène et apparaissent devant nous. Et ainsi ça nous parle tout à coup ! Ça nous interpelle et nous enjoint de répondre. Et comme si nous étions spectateurs d’une scène théâtrale, l’œuvre d’Ymène Chetouane déclenche par le déploiement d’affects forts et parfois contradictoires ce qui semble être une catharsis. Des poupées ou membres de poupées. Des outils de travail ou de beauté. Ce sont des « objets » que nous manipulons dans nos occupations de tous les jours. Chacun de nous a joué avec une poupée ou du baby-foot. Nous avons tous tenu un jour dans notre main un marteau ou un entonnoir… Et pourtant, là et à partir de l’espace ouvert par l’artiste, ces choses acquièrent une autre visibilité. Elles deviennent monstrueuses. Et justement leur monstruosité ne peut être que l’appel qui retentit de l’œuvre en direction de notre intimité. Les installations nous montrent notre propre compréhension du monde dans un sens unique : celui de la production. Chaque œuvre d’Ymene Chetouane dévoile ce que nous recouvrons par notre affairement quotidien : dans notre manipulation d’outils et de choses pour créer des richesses ou les dépenser, nous nous oublions dans un cercle de renvois utilitaires. Comme si on fuyait l’étrangeté de notre propre être et on se réfugiait dans la familiarité et les certitudes de la chaine de production. Ainsi la manipulation généralisée ne serait qu’une peur ou angoisse devant le dés-ordre créateur. L’art, dans cette reconfiguration étrangement inquiétante du monde, résiste à la frénétique et très efficace circulation du sens et de l’idée de la production. Et le geste poétique de l’artiste est authentiquement an-archique et créateur. Face à l’ordre établi, Ymène Chetouane cherche l’abîme qui soutient toute signification tranquillisante. Elle revient aux fondements de notre aliénation et les bouscule. Sans pour autant déployer des énoncés linguistiques ou des discours, mais bien en opérant sur la visibilité. Sur notre perception souvent anesthésiée de tout ce qui nous entoure.
La brillance de ces objets de productions, qui deviennent ici dans instruments de torture, nous signale leur présence par éblouissement. Elle déchire jusqu’à notre esprit le voile argenté de la manipulation quotidienne, physique et mentale, dont nous sommes à la fois sujets et objets. Nos corps et nos âmes tenus désormais comme « ressources » à exploiter ou stocker, ne peuvent plus distinguer entre jeu et travail : tout doit être productif. Du coup ils doivent obéir à des « modèles » et des régimes assez autoritaires, et l’on passe du « mode d’être » au « mode d’emploi », comme pièces d’un engrenage ou processus de production sans fin. Chose que les œuvres d’Ymène Chetouane suspendent pour donner lieu à la possibilité d’une jouissance créatrice, à chaque fois étrange parce que singulière et unique, qui fait plus peut-être le propre de l’être humain.
Sur la violence Icaro Ferraz Vidal Junior Mars , 2015 , Marseille.
Quel élan est à l’origine des séries en céramique d’Ymène Chetouane ? À partir de l’obsession de l’artiste pour l’association entre des poupées délicates et des objets qui portent un mal latent, on pourrait s’aventurer à faire une lecture de cette production basée sur l’hypothèse que de telles oeuvres « dénoncent » un état des choses dans lequel la violence se distribue partout d’une façon asymétrique et disproportionnée. On va éviter cette interprétation, non pas parce qu’elle est fausse (ce n’est pas sur le terrain du vrai ou du faux que Chetouane érige son travail), mais parce qu’elle n’est pas à la hauteur d’une compréhension juste des gestes, multiples et complexes, de l’artiste tunisienne. Donner forme au mal est, dans l’oeuvre de Chetouane, une tentative de le contrôler. Comme le naturaliste du XIXème siècle qui a compris le monde à partir de la décomposition et la recomposition structurelle de ses éléments, les pièces en céramique de l’artiste peuvent être lues comme des sédiments d’une relation très particulière de connaissance entre l’artiste et le monde. Marteau, bidon, entonnoir, ciseaux et scie sont des instruments que l’artiste a recueillis dans son quotidien et qui rentrent dans cette espèce d’inventaire des forces disruptives et latentes, desquelles les objets émergent comme des symptômes. La production de ces objets en céramique est, simultanément, épistémologique, poétique et politique. Épistémologiquement, la production en céramique des instruments qui organisent (l’entonnoir, le bidon) et interrompent (le marteau, les ciseaux et la scie) la matière permet à l’artiste de faire l’expérience du geste, toujours violent, de cristalliser les flous matériaux dans une certaine forme. La céramiste expérimente la violence de ces objets à travers le sacrifice d’un état malléable de la matière (la terre crue) pour créer des représentations solides et bien finalisées, en céramique dorée, de ces mêmes objets. Cette expérimentation avec la matière rend évident le fait que toute la création est, tout d’abord, une destruction. Si l’artiste semble vouloir purger l’angoisse créée par le potentiel destructeur de ces « armes blanches », son geste créateur semble partager certains traits avec cette même violence. Cela nous permet de revendiquer qu’une poétique de la violence s’opère dans la production de Chetouane, rendant les rapports entre destruction et création dans son oeuvre plus dynamiques et plus complexes.
La présence d’un autre groupe de signes dans l’oeuvre de Chetouane, les jouets, corrobore notre revendication. Sujet récurrent dans la recherche de l’artiste, l’imaginaire infantile est emblématisé par l’omniprésence des poupées en céramique. Dans le cadre de cette exposition, cet imaginaire réapparaît et met la lumière sur de nouvelles tensions : le lance-pierre renforce le sens d’une violence latente dans les objets triviaux à travers la disproportion qu’il représente entre sa simplicité technique et son pouvoir destructeur. La liberté créative/destructive de celui qui joue avec le lance-pierre s’oppose aux mouvements limités des joueurs du baby-foot et à la conséquente réduction du spectre de leurs actions possibles. S’agit-il peut-être d’une métaphore du monopole de l’État et du marché sur la gestion de la violence ? Le mal latent, présent dans la vie quotidienne en sa totalité, s’associe dans la production d’Ymène Chetouane aux craintes et aux jeux d’enfants menant à son troisième geste : une critique acerbe de la société de masse. Le baby-foot semble être la métaphore la plus efficiente pour communiquer ce que l’artiste croit être la plus dangereuse de toutes les violences : l’effacement des singularités et l’orchestration de tous les gestes par le marché capitaliste contemporain ou par l’État (distinction qui, en tout cas, aujourd’hui tend à s’estomper). Mais Chetouane n’arrête jamais de jouer avec ses poupées et d’exercer son droit à la violence, même devant le risque, de plus en plus fréquent, d’être confondue avec les poupées et, par conséquent, avec l’objet de manipulation. Peut-être que l’on devrait chercher l’élan créateur de Chetouane dans les ambiguïtés et les tensions qui émergent entre une poétique de la violence créatrice et notre politique de la violence totalitaire. Les frontières entre ces deux domaines sont ténues et parfois controversées, mais l’artiste, à l’instar d’un enfant intrépide, essaye d’établir des points à partir desquels la violence perd sa poésie et est réduit à un signe de la barbarie.
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