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Apprendre|S'approprier l'espace public
Qu’ils y soient invités ou qu’ils l’occupent de façon spontanée, que cherchent à provoquer les artistes qui s’expriment dans l’espace public ? Un lien social peut-il naitre plus facilement dans la rue que dans des lieux d’expression classiques ?
Invitée lors d’un Midi de l’urbanisme à s’exprimer sur ce qu'est un « droit à la ville », Chloé Mercenier, architecte-urbaniste, précisait que celui-ci « ne se réduit pas à un droit d’accès individuel aux ressources incarnées par la ville : c’est un droit à nous changer nous-mêmes en changeant la ville de façon à la rendre plus conforme à nos désirs les plus fondamentaux. C’est aussi un droit plus collectif qu’individuel puisque, pour changer la ville, il faut nécessairement exercer un pouvoir collectif sur les processus d’urbanisation ».
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La chercheure au sein de l’unité Sasha (laboratoire architecture et sciences humaines de la Faculté d’architecture La Cambre Horta – ULB) soulignait aussi l’impact que des initiatives citoyennes peuvent avoir sur l'espace en transformant et en « détournant » le sens d’un lieu, voire en y générant de nouveaux usages. Elle évoquait des initiatives spontanées telles que l’appel du collectif « PicNic the Streets ! », lancé par le philosophe et économiste Philippe Van Parijs. Suivi par des citoyens bruxellois, l’appel a donné lieu à l’occupation temporaire des rues de Bruxelles par le biais d’un pique-nique désobéissant de plus de 2 000 personnes, pour interpeller les pouvoirs publics, dénoncer l’importance donnée à la voiture dans la ville et revendiquer plus d’espace pour la mobilité douce et des espaces verts et conviviaux. C’est cette initiative qui a donné naissance aux premières réflexions sur la création d’un piétonnier dans le centre de Bruxelles.
Spontané ou commandé
L’initiative d’occuper l’espace public, qu’il soit urbain ou rural, peut partir de citoyens réunis par une même préoccupation. Elle peut être aussi le fait d’artistes agissant spontanément et pratiquant des « attentats artistiques » ou un « art vandale »…, quand ils ne sont pas sollicités par une association, un collectif, un centre culturel, un comité de quartier, voire même par une autorité publique ayant lancé un appel à projets artistiques.
À Louvain-la-Neuve, dans le cadre du festival littéraire Les nuits d’encre, la MJ Chez Zelle organise chaque année une « Nuit de la sérigraphie » . En compagnie d'artistes, une quinzaine de jeunes participent à des workshops d’écriture, de dessin et de sérigraphie pour réaliser des affiches. Au petit matin, avant le lever du soleil, ils les essaiment ensuite sur les murs de la ville. « En général, quand on se balade dans la ville le lendemain, la moitié des affiches ont déjà disparu », note Hélène Rase, chargée de projets littérature et BD au Centre culturel du Brabant wallon. « Pour nous, l'important est de questionner avec les jeunes ce qui est en jeu lorsqu'on choisit de s'exprimer dans l'espace public ! Cela suppose par exemple que notre expression s'impose au passant, que l'on réfléchit peut-être différemment à la forme que va prendre notre message, etc. » Bien qu’elles soient relativement éphémères, il reste donc des traces de cet art mural.
L’art spontané côtoie parfois un art de commande ayant fait l’objet d’appels à projets. En Province de Namur, la commune d’Éghezée lançait récemment un appel à projets pour l’installation d’une œuvre d’art dans le quartier de la gare, au terme d’une réflexion menée avec les citoyens. L’œuvre devait embellir le quartier, le faire vivre, être interactive et éventuellement ludique, évolutive, voire associer les habitants dans sa réalisation, donner un sentiment d’appartenance à Éghezée dans sa globalité (avec ses 16 villages), faire référence au lien, au rassemblement… Chloé Coomans y a répondu en compagnie d’Elparo, plasticien autodidacte issu du milieu du graff (voir interview en page 23).
Apporter de la culture partout
Les arts vivants eux aussi s’imposent dans l’espace public. Par sa proximité avec le public, le théâtre de rue permet d’interpeller le passant, voire même de lui faire prendre une part active dans le spectacle. En 2018, pendant la tournée culturelle « Scène de villages », qui investit les espaces publics avec une programmation culturelle en allant à la rencontre des citoyens sur leur lieu de vie et met en valeur les liens patrimoniaux, Les Royales Marionnettes déplaçaient le castelet de La Porte du Diable, à vélo… et à l’huile de mollets. L’identité artistique de la compagnie repose sur l'appartenance à la rue et à la marionnette traditionnelle. Les Royales Marionnettes pratiquent « un théâtre forain qui exhorte la foule, fait monter la température, s'empare de l'espace et de la parole tout en bénéficiant d'un lieu propice à l'écoute ». Didier Balsaux, ayant repris la direction artistique de la compagnie il y a une petite trentaine d’années, explique que « avec nos tournées à bicyclette, nous jouons pour des comités dont l’objectif est de refédérer les habitants, de remettre de la vie dans les villages ». Didier Balsaux porte toutefois un regard critique sur l’évolution du théâtre de rue et regrette l’abandon progressif des formes contestataires adoptées dans la foulée de mai 68. « Avant, il brisait les codes de la bienséance et du théâtre bien-pensant. Au début des années 2000, sousprétexte de soutenir les compagnies financièrement, les politiques se permettent de les censurer. En France, notre spectacle Fraise au balcon, qui se place dans la lignée du mariage pour tous, a souvent été déprogrammé par des maires et des politiciens interpellés par des citoyens choqués. Les choix de programmation dans des festivals de rue sont de moins en moins engagés et certains spectacles ne peuvent être programmés qu’en salle. Aujourd’hui, dans les festivals de rue, on est devant un public de zappeurs, de consommateurs, une sorte de ‘Walibi des arts de la rue’, fort éloigné de la vocation première d’apporter de la culture partout. Je garde un souvenir ému des moments où je jouais comme semi-amateur. J’ai vécu des moments d’intense émotion avec des gens qui n’avaient jamais mis les pieds dans un théâtre. »
Chloé Coomans, artiste plasticienne.
QUELLES RÈGLES ET AUTORISATIONS ?
L’utilisation de l’espace public communal pour l’organisation de manifestations sportives, folkloriques ou culturelles est généralement régie par le règlement général de police administrative. Les communes y imposent une demande écrite d’autorisation, dans un délai qui peut varier d’une commune à l’autre.
Quand la mise en place de la tournée culturelle Scène de villages débute, ses organisateurs déterminent un calendrier d’occupation des différentes places de villages de l’Est du Brabant wallon et établissent une première note à destination du Collège des bourgmestre et échevins de chaque commune concernée. Cette note détaille le lieu, la date et les divers éléments de l’organisation. Le service de police traite les demandes nécessitant des mesures particulières en ce qui concerne la circulation.
Quant aux tags et graffitis sur le mobilier et l’immobilier (public ou privé), sauf autorisation du Collège communal ou du propriétaire d’un bien privé visible depuis la voie publique, ils sont géné ralement interdits et punissables d’une amende administrative dont le montant est variable d’une commune à l’autre. Certaines communes prévoient aussi que les propriétaires de biens mobiliers ou immobiliers se trouvant sur le domaine privé et visible depuis la voie publique ont l’obligation de maintenir lesdits biens dans un état exempt de tout tag, graffiti ou inscription quelconque. Une demande de dérogation peut cependant être introduite auprès du Collège communal.
INTERVIEW|Attentat artistique ou travail de commande
Chloé Coomans, artiste plasticienne, pratique la céramique ou la sérigraphie, mais est surtout connue comme sculptrice monumentale en espace public.
Propos recueillis par C. Du.
Comment vos sculptures trouvent-elles place dans l’espace public ?
Cela dépend d’un projet à l’autre. À l’origine, les sculptures qui sont désormais placées sur le rond-point des Droits de l’Homme à Ottignies avaient été installées de nuit sur un rond-point de la Nationale 4 à Louvain-la-Neuve. C’était un attentat artistique et je croyais qu’elles n’y resteraient que 24 heures. Régulièrement, les étudiants s’amusaient à les déplacer d’un endroit à un autre. Comme elles n’étaient pas traitées pour rester éternellement en extérieur, j’ai fini par les enlever, mais les gens m’appelaient pour regretter qu’elles n’y soient plus. J’ai contacté la commune qui m’a renvoyée vers le MET (NDLR : Ministère wallon de l’équipement et des transports, devenu Service public de Wallonie, SPW). C’est lui qui a trouvé l’endroit où elles ont été placées à l’occasion des 50 ans d’Amnesty international, après avoir été thermolaquées pour mieux résister. Le MET a payé les frais de production et la commune a géré l’installation.
Vous répondez aussi à des appels à projets ?
Oui, je passe énormément de temps à constituer des dossiers pour répondre à des appels à projets. Je préfère de loin ce type de commande que le travail pour des galeries d’art contemporain, qui s'adresse à une élite. J’aime pouvoir toucher des gens hors des musées et des galeries. Pour la première édition de Scène de villages, les organisateurs voulaient une œuvre mobile et interactive. J’ai donc créé Starship, une soucoupe volante animée par un ami comédien qui faisait passer le permis de (la) conduire aux gens et leur faisait vivre une aventure interstellaire. On touche les gens beaucoup plus profondément quand on les fait participer à l’œuvre.