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Apprendre : Confinement et télétravail : quelles différences ?
Aussi microscopique soit-il, le Covid-19 aura chamboulé nos modes de vie. Un des effets palpables a été le mélange, au sein du « chez soi », de fonctions multiples. C’est le cas du télétravail. Analyse ici avec trois acteurs attentifs à cette évolution pour mesurer les effets de cette hybridation de fonctions sur nos espaces intérieurs et extérieurs.
Texte : Karima Haoudy – Photo : Tiemen Aperloo
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Un salarié sur cinq pratique le télétravail. Cette tendance s’est accentuée avec le confinement planétaire que nous vivons bon an mal an depuis la mi-mars. Du moins pour une partie des travailleurs qui disposent et maitrisent des ressources technologiques (PC, connexion numérique, smartphone, etc.) pour embarquer leur « bureau à la maison ». Cadres, de formation universitaire, émargeant du secteur tertiaire forment le profil saillant de ces télétravailleurs. Le Covid-19 a fait rejaillir les différences entre toute une série de métiers, notamment pour les filières manuelles et de services (corps médical et soignant, agriculteurs, employés des grandes surfaces, agents d’entretien, éboueurs, transporteurs, etc.) qui ne peuvent se faire à distance et dont la crise sanitaire « nous oblige à en réévaluer l’utilité sociale », comme le souligne la sociologue française Dominique Méda. « Le travail à domicile est lié au développement de l’économie numérique et à notre société qui articule les échelles globales et locales (glocal), observe Pierre Vanderstraeten, urbaniste, vice-doyen de la Faculté d'architecture, d’ingénierie architecturale, d'urbanisme LOCI-UCLouvain. À la différence du paysan et de l’artisan qui autrefois travaillaient de leurs mains dans un espace défini au labeur, le salarié moderne n’est pas plus propriétaire qu’il n’est maitre de la régulation de son outil de travail ».
Travail en ligne et lignes (floues) de démarcation
Si le télétravail présente certains avantages, il peut - s'il n’est pas circonscrit par des balises claires (nombre limité de jours, horaires définis, etc.) - insidieusement démanteler la barrière qui sépare sphère privée et sphère professionnelle. L’absence de limites peut plonger le salarié dans un rythme de travail continu. Ce qui n’est pas sans provoquer des dysfonctionnements psychosociaux (stress, burn-out, isolement, etc.). Fortement prégnant dans la séquence Covid-19 pour une frange du moins de salariés, le télétravail doit en outre composer, non sans une laborieuse gymnastique organisationnelle, avec l’addition des tâches domestiques traditionnelles et inédites (faire la classe et la récré aux enfants) que le confinement a allègrement ajoutées. Peu de promoteurs et architectes ont anticipé cette hybridation des fonctions et leur bonne cohabitation au sein de la cellule nucléaire du foyer. Quand la lutte des espaces sème des frictions et tensions, particulièrement nocives au sein des ménages économiquement fragilisés : « Nous savons également que dans les grandes villes, l’accès à l’espace est un luxe, de nombreuses personnes sont forcées – surtout en ce moment de confinement – de télétravailler mais n’ont pas les moyens de s’aménager un espace adéquat pour se concentrer et se retirer de la vie domestique. Des études féministes montrent également qu’au sein des couples, l’accès à l’espace est le fruit de nombreuses négociations. Le besoin revendiqué dans Une chambre à soi par Virginia Woolf en 1929 est toujours d’actualité », explique Chloé Salembier, anthropologue et enseignante à LOCI-UCL.
Le commun pour compenser et composer ensemble
Mais justement, en parlant d’espace domestique, comment celui-ci s’adapte-t-il à cette hybridation ? Difficilement, quand on tient compte des standards de la taille de l’habitat moyen en Wallonie, qui s’amenuise. Des surfaces réduites alors que s’élargit l’internalisation des usages et fonctions, qui avaient lieu dehors. À la question de la taille se greffe la qualité d’adaptabilité et d’évolutivité de l’espace intérieur et du temps disponible pour le « modeler ». Face à ces contingences, émergent des solutions comme celle d’accoler aux unités de logement des espaces communs partagés, dévolus au télétravail et à d’autres usages (se divertir, se relaxer, se rencontrer, se documenter, etc.). Tant au niveau architectural que social, ces communs permettent de cultiver des liens réels (maintenant ainsi le rôle social du travail) et de pallier les dérives que peut semer l’entremêlement confus des fonctions au sein de la cellule nucléaire. Il existe dans ce registre des initiatives, avec des acteurs, des objectifs et des résultats, très différents. Des habitats groupés ou participatifs se développent un peu partout en Europe, généralement à l’initiative de groupes dotés de capitaux culturels et économiques. Même si on est loin des exemples innovants comme l’ensemble de Kalbreite (Zurich) au sein duquel les cellules individuelles sont fortement réduites (35m 2 par personne alors que la moyenne à Zurich est de 55m 2 ) pour offrir des espaces communautaires consacrés entre autres au travail, ces expériences de communs partagés sont des ateliers pour mettre en œuvre une hybridation fonctionnelle. Dans le champ de la promotion immobilière, on retrouve une évocation des « communs » sous la forme de services et espaces partagés, sujet de recherches de Constance Uyttebrouck, ingénieure-architecte, chercheuse au LEMA – ULiège. Émanant essentiellement de promoteurs privés, ces ensembles associent, aux unités de logement, d’autres services accessibles aux résidents. Quelques exemples se développent essentiellement à Bruxelles, pour une clientèle économiquement favorisée. De la privatisation à la privation de l’espace, ces ensembles peuvent contribuer à l’entre-soi. « Par le fait que ces ensembles mixtes s’adressent préférentiellement à un certain public, ils favorisent l’entre-soi et un marché du logement plus exclusif », note Constance Uyttebrouck. D’autre part, ces ensembles mixtes sont en Belgique assez limités. La raison ? Une frilosité de certains promoteurs à dévier de l’offre traditionnelle résidentielle, risquant de passer à côté d’une mue déterminante des pratiques professionnelles et de leur impact sur l’organisation du logement.
Leurres du télétravail ?
À l’heure de l’urgence écologique, le télétravail a souvent été utilisé comme un argument de poids pour contribuer à la réduction de notre empreinte carbone. La distance domicile-lieu de travail étant effacée par cette pratique. Mais cette réduction de l’empreinte est toute relative si l’on considère que près de 34% des télétravailleurs habitent à plus de 50 km de leur lieu de travail. L’impact du télétravail sur la réduction de l’étalement urbain et sa fidèle alliée, la voiture, serait à réévaluer. Le fait de pouvoir travailler de chez soi n’inciterait pas davantage à se rapprocher de son lieu de travail. Cette dimension doit être encore approfondie mais elle est un indice intéressant pour mesurer la contribution effective du télétravail dans la réduction de notre empreinte sur le territoire à de multiples échelles : de la mobilité à la consommation des sols. À l’aune de l’expérience du confinement et de cette crise dont nous n’entrevoyons, à ce stade, qu’une partie des conséquences, la remise en question du travail à distance plaide, plus que jamais, pour un urbanisme de proximité.
Chloé Salembier, anthropologue et enseignante à LOCI-UCL