Milo, enfant virtuel

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EDM-7606 groupe 10

Travail présenté à

Communication, science, culture & médias

Jean Pichette

Milo

Par Valentin Kravtchenko

Université du Québec à Montréal 29 novembre 2010


Le développement exponentiel des technologies actuelles semble s'accomplir à une vitesse supérieure à notre capacité de nous adapter ou de critiquer ces changements. L'industrie du jeu vidéo est un bon exemple de cette course prodigieuse. Un consommateur d'âge moyen a pu concrètement voir l'évolution de cette forme de divertissement, passant des systèmes électroniques rudimentaires à des produits qui nécessitent la collaboration de centaines de personnes qui travaillent avec acharnement sur des technologies en constantes évolutions. Il y a 8 ans, l'industrie du jeu vidéo a dépassé économiquement les revenues générés par l'industrie du cinéma. Cette même industrie à largement participé à réduire le cout de fabrication de pièces informatiques de haute technologie, au point ou une console de jeu comme la PlayStation 3 de Sony se retrouve dans le salon des consommateurs, alors qu'en même temps, le gouvernement américain en utilise également des milliers comme force de calcul pour ses serveurs les plus demandant. En plus de stimuler le développement du «hardware», l'industrie stimule l'innovation dans le software avec des jeux de plus en plus complexes qui requirent l'expertise de nombreux spécialistes, dont des scénaristes et des directeurs artistiques, des acteurs ou des musiciens qui viennent traditionnellement de l'industrie du cinéma afin d'ajouter une dimension artistique unique à l'interactivité qui se produit entre le jeu et le joueur. De plus, il y a une forte tendance, depuis quelques années à libérer le joueur de l'obligation d'utiliser une manette de jeu à fin de prioriser une interaction basée sur le mouvement ou même la reconnaissance vocale. L'industrie a été capable, au cours des ans, de proposer un éventail de jeux différents qui mettent l'accent sur l'action, la stratégie, les simulations ou l'aventure. Certains jeux ont un objectif très clair, comme résoudre une quête ou accumuler des points alors que d'autres, plus ouverts, laissent au joueur la totale liberté de mouvement. Milo and Kate est un mélange intéressant entre un jeu et une démonstration technique des nouvelles possibilités qu'offrent les consoles de jeu dans leurs


interactions avec le joueur. Ce dernier est invité à participer, de manière naturelle avec ses mouvements et sa voix, à la vie d'un enfant virtuel de 10 ans. Ce jeu est définitivement une tentative rendre l'intelligence artificielle accessible au grand public avec les moyens que possède actuellement l'industrie du jeu vidéo. Ces tentatives doivent certainement mériter notre attention. Bien que la sortie du Jeu Milo a été officiellement annulée, il n'y a pas de doute quant au fait que le développement de ce genre particulier d'interface se poursuivra et que des successeurs de Milo devraient apparaître dans le marché au courant des prochaines années. Le travail qui suit se base en grande partie sur deux démonstrations techniques que le créateur de Milo, Peter Molyneux, a présentées lors d'une conférence au E3 20091 et à TEDGlobal 20102; il est donc fortement recommandé de visionner une de ces vidéos afin de se faire une bonne idée de ce jeu bien particulier.

Ce travail

présentera d'abord Milo au niveau de l'expérience qu'il offre au joueur, puis un modèle d'analyse cybernétique sera utilisé afin de s'interroger sur les capacités de l'intelligence artificielle du programme Milo et surtout sur notre manière de définir cette intelligence. Ensuite sera présentée une analyse des moyens qu'utilise Milo afin compenser et camoufler les limites de son programme dans le cadre de son interaction avec le joueur et également les pistes de solutions envisagées. Enfin, une réflexion sera portée sur l'interface particulière utilisée pour concevoir ce jeu et, également, sur les implications psychologiques et éthiques de cette relation virtuelle pour le joueur.

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ALPHAPROTOCOL360. E3 2009 Milo Demo with Peter Molyneux. Youtube TEDTALKSDIRECTOR. Peter Molyneux demos Milo, the virtual boy. Youtube


Voici Milo, un petit garçon pas comme les autres Milo se présente comme un jeu vidéo unique en son genre où l'ensemble du «gameplay» mise sur la relation que le joueur peut entretenir avec un petit garçon virtuel nommé Milo (ou Millie si le joueur choisi un personnage féminin). Le projet était anciennement connu sous son nom de code Dimitri, dont le développement par Lionhead studios aurait commencé au début des années 2000 3. Le jeu reprend des principes de gestions propres à des jeux comme The Sims ou encore Black and White qui proposent de gérer la vie de personnages virtuels. Selon les termes de son propre créateur, Peter Molyneux, Milo s'apparente à un «Super Tamagochi» 4 dans lequel le joueur aura à participer à l'évolution psychologique du personnage. En 2008, le jeu Milo a commencé à intégrer des éléments de la technologie Kinect 5 (anciennement connue sous le nom de projet Natal), un périphérique de la console de jeu Xbox360 qui propose au joueur d'utiliser son propre corps comme manette de jeu, à travers un système de reconnaissance de mouvement et de reconnaissance vocale. Dans l'histoire du jeu, Milo est un petit garçon britannique de 10 ans qui vient d'aménager, avec ses parents, en Nouvelle-Angleterre. Ces derniers ne sont pas souvent à la maison à cause de vie professionnelle chargée, ce qui laisse Milo dans la solitude et mine son moral. Le joueur joue le rôle de l'ami imaginaire de Milo et l'encourage à aller jouer au jardin, à lancer des roches dans le lac, à faire le ménage de sa chambre ou à jouer à attraper des papillons ou même à écraser des escargots 6. Le joueur interagit avec Milo à travers un système de reconnaissance vocale qui lui permet de l'encourager ou de l'inciter à faire certaines actions. De même, le jeu peut apprendre à Milo à jouer au ricochet en mimant le mouvement approprié à l'écran. Ainsi, les types d'activités que l'on fait faire à Milo finissent par influencer la personnalité de Milo de manière dynamique afin de refléter les comportements du joueur.

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Milo and Kate. Wikipedia DUNHAM, Jeremy. E3 2009: I Have Met Milo. Xbox360 Kinect. Wikipedia UPBIN, Bruce. Milo and Kate Live Demo: Cool, Creepy. Forbes


Une des particularités du jeu est l'investissement émotionnel qui est requis de la part du joueur, car il suit les péripéties de Milo qui ne sont pas toujours agréables (problème à l'école, solitude, dispute des parents). Le joueur aide Milo à faire des choix qui peuvent être éthiques ou pas comme écraser les escargots ou écouter la chicane des parents. Intelligence... artificielle? Interagir sans comprendre Il semble juste de se questionner sur ce que comprend effectivement Milo lors de ses interactions avec le joueur. Ce n'est pas sans rappeler le modèle de la chambre chinoise7, conçu par John Searle dans les années 80, dans lequel un opérateur traite les messages, écrits en caractères chinois, qu'il reçoit selon un ensemble d'instructions prédéterminées afin de renvoyer la réponse appropriée. Cependant, le modèle précise que l'opérateur est seul dans une pièce fermée et qu'il n'est pas en mesure de comprendre ces sinogrammes. Ignorant ces faits, la personne qui envoie le message dans la pièce peut probablement déduire, à la lecture de la réponse, qu'il y a dans cette pièce une personne qui la comprend, ce qui n'est pas le cas. Malheureusement, il faut bien admettre que l'utilisation du modèle de Searle – ou plus exactement son principe d'interaction automatisée - s'est grandement répandu dans notre société (post)moderne. En effet, il est facilement possible de trouver, et ce même dans le contexte d'une langue de communication unique comprise par tous les maillons de la chaîne comprise entre l'émetteur et le récepteur, des cas où le message est automatiquement analysé, catégorisé et traité selon un modèle prévu d'avance, sans que les opérateurs impliqués dans cette communication n'ai eut le temps, la compétence ou la motivation de comprendre individuellement ces messages. Le fonctionnement du système bureaucratique et juridique illustre merveilleusement bien ce cas de figure où les instructions de traitement des messages semblent faire partie 7

Chinese Room. Wikipedia


d'un système si complexe qu'aucun individu ne peut le comprendre dans son entièreté... ce qui finit par donner l'impression que le système suit une logique qui lui est propre. Ainsi, l'énorme complexité requise pour créer un programme comme Milo serait en grande partie responsable, du moins en théorie, de l'impression d'intelligence artificielle du jeu... ou devrait-on plutôt parler d'astuce artificielle, car comme l'admet librement Peter Molyneux, en parlant du réalisme de Milo: «Most of it is just a trick - but it is a trick that actually works» 8. La capacité de ces trucs de bien fonctionner dépend directement de la qualité et de la quantité de l'information qui est fournie au programme Milo. Intelligence (humaine) artificielle Searle a élaboré, dans le contexte de son modèle de la chambre chinoise, le concept de Strong IA9, qui met l'accent sur la capacité de la machine à reproduire à la perfection l'esprit humain alors qu'inversement, le Weak IA définit une machine qui reproduit une simulation des facultés intellectuelles de l'homme. Le premier étant considéré comme une véritable intelligence artificielle alors que la seconde ne serait qu'un outil pouvant interagir et communiquer de manière similaire à un homme, mais sans avoir d'esprit ou de conscience10. La différence entre ces deux types d'intelligences semble très limitée, car, en pratique ils se comporteraient de manière identique - si l'on admet un point de vue computationnaliste où l'esprit humain est perçu comme un système de calcul de l'information. Il s'agit bien entendu d'une vision qui correspond au modèle cybernétique que nous décrit notamment Philippe Breton, dans son livre À l’image de l’homme 11, à travers le concept d’androgyne informationnel qui présuppose une vision fondamentalement 8 9 10 11

FILDES, Jonathan. 'Virtual human' Milo comes out to play. BBC New Technology Chinese Room. Wikipedia Idem BRETON, Philippe. À l'image de l'homme, page 101-115


différente où l'axe vivant/inanimé12 est remplacé par l'axe information/entropie13. En effet, ce changement important de paradigme a été institué par Norbert Wiener, le père de la cybernétique, dans le but de prioriser l'étude des systèmes d'information complexe, qu'ils soient vivants ou pas. C'est dans ce contexte qu'il importe d'étudier la capacité du programme Milo à gérer des informations complexes. En effet, non seulement. Milo dispose d'une immense base de données lui permettant de décoder les expressions humaines (input) et de pouvoir converser sur différents sujets (output), mais, en plus, il est en mesure d'apprendre et de s'adapter aux différentes situations (feed-back). Tout cela permet une complexité dans les comportements de Milo et pour être mis en lien avec Wiener qui croyait que «la différence entre un homme et une machine ne tiendrait plus qu’à la capacité pour celle-ci d’être dotée d’un système de rétroaction comparable, voir supérieure sur l’échelle de comportements».14 En ce sens, les systèmes

cybernétiques

suffisamment

complexes

et

qui

sont

mutuellement

interconnectés impliqueront – inévitablement – un principe gestaltiste selon lequel le tout est perçu avant les parties. Les parties étant des systèmes tellement spécialisés qu'ils ne sont pas en mesure de comprendre, individuellement, les stimulus auxquels ils sont exposés. Ainsi, dans le contexte rudimentaire du la chambre chinoise, l'opérateur, la pièce fermée et et le livre d'instruction ne sont pas en mesure de fournir individuellement un output appropriée à l'input, mais c'est ensemble que le système peut fonctionner. Il importe de noter qu'il existe toujours le danger de définir l'intelligence artificielle de manière tellement contraignante que seule l'intelligence de type strictement humaine ne puisse s'appliquer à la définition. Il serait pourtant possible d'imaginer une machine incapable de la même capacité d'abstraction que l'homme, mais pouvant compenser ce manque par d'autres capacités que l'homme ne maitrise pas. À titre d'exemple, Frank Herbert, dans l'Incident Jésus, une livre culte en science-fiction, met en scène la nef, un 12 13 14

BRETON, Philippe. À l'image de l'homme, page 112 Idem Idem. page 114


vaisseau spatial ayant acquis une intelligence artificielle et dont la puissance était intrinsèquement liée à sa capacité de capter et de traiter la plus grande quantité d'information possible. L'auteur pousse l'audace jusqu’à mettre en relation cette vision cybernétique avec le divin, qui serait alors l'exemple absolu de ce modèle computationnaliste. Ainsi, plus un élément (vivant ou pas) est, à son niveau systémique, riche en informations complexes qu'il peut traiter et plus ce dernier deviendrait apte à accéder à ce que l'on associe à l'intelligence (artificielle ou pas). Compenser les limites du programme – ou cloud is the limit. Évidemment, le programme Milo ne représente pas, à l'heure actuelle, un exemple complet et autonome d'intelligence artificielle. Pourtant, il est capable, dans certaines conditions bien spécifiques, de donner une impression d'intelligence ce qui s'avère

plutôt

impressionnant,

surtout

si

l'on

considère

qu'au

moment des

démonstrations techniques, Milo ne pouvait reconnaître qu'environs 500 mots 15 et ce sans nécessairement être en mesure de comprendre leurs contextes d'utilisation. Pour minimiser l'impact de ce manque de vocabulaire, le jeu limite les interactions parlées à des moments spécifiques de l'histoire qui sont clairement indiqués à travers une icône “Parler”.16 Ainsi, le joueur est invité à parler dans un contexte très précis où le sens de ces mots sera limité à une situation particulière relative à Milo. Cette technique s'inspire des idées d'Herbert Simon, un des pères de la recherche en intelligence artificielle 17, qui avait proposé le modèle de rationalité limitée et plus tard de l'intelligence des situations, dans lequel il étudie les contraintes qui affectent un choix en fonction des informations disponibles et de la perception que le sujet a de ces informations. 18 De plus, si le joueur se met à discuter d'un sujet que Milo n'est pas en mesure de comprendre, ce dernier finit par décrocher de la conversation et porte son attention

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GIBSON, Ellie. E3: Motyneux and Milo, Eurogamer Idem MÉNARD, Claude. Herbert Alexander Simons, Universalis Idem


ailleurs. Un message clair qui est envoyé à l'utilisateur à travers l'interface de jeu que ce dernier doit changer son approche envers Milo s'il désire conserver le contact. 19 Le programme Milo pourrait également être muni, selon Molyneux, de la capacité d'analyser l'usage que l'utilisateur fait de sa console de jeu afin d'en tirer des sujets de conversation pertinents pour le joueur 20. Ce modèle rappelle l'utilisation que fait Google des données de ses utilisateurs afin de proposer des résultats de recherche plus adaptés à chaque client, individuellement. Cette stratégie s'avère particulièrement efficace dans la mesure où la Xbox agit comme un centre multimédia qui est en mesure de faire converger, en plus des jeux vidéo, la consommation musicale, filmique, télévisuelle et sociale de ses utilisateurs. En plus des métadonnées gérées localement par la console de jeu, le concepteur de Milo affirme réfléchir à la possibilité d'utiliser la connexion Internet de la Xbox afin de mettre Milo à jour des grands événements culturels et ainsi compenser la limite initiale de sa bibliothèque de connaissance (base de données). Un cas de figure très probable serait celui d’un programme Milo qui accéderait au réseau social d’un utilisateur afin de pouvoir ajuster ses connaissances aux goûts et intérêts de l’utilisateur. Ainsi, si l'utilisateur parle régulièrement de la série télévisée Lost sur Facebook, Milo analysera plus en profondeur les informations qui traitent de Lost sur Wikipédia ou des revues spécialisées afin de pouvoir en faire un sujet de conversation avec le joueur. Cette technique pourra s'avérer très payante, car il est vrai que dans les interactions de tous les jours, les gens ont tendance à socialiser davantage avec ceux qui partagent les mêmes centres d'intérêt qu'eux. Évidemment, on parlerait ici d'une capacité qu'aurait Milo de comprendre la nature du contenue Internet auquel il est exposé, ce qui va dans le sens du Web sémantique

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,que prône depuis quelques années l'inventeur du World Wide Web, Tim

Berners-Lee : «I have a dream for the Web [in which computers] become capable of analyzing all the data on the Web – the content, links, and transactions between people and computers. A ‘Semantic Web’, which should make this possible, has yet to emerge, 19

DUNHAM, Jeremy. E3 2009: I Have Met Milo. Xbox360 CRECENTE, Brian. Milo Has The Lifespan Of A Fruit Fly. Kotaku 21 BERNERS-Lee, Tim et al. The Semantic Web, Scientific American 20


but when it does, the day-to-day mechanisms of trade, bureaucracy and our daily lives will be handled by machines talking to machines. » 22 Suivant cette logique, les éléments que Milo «apprend» de ses joueurs, à travers le principe de rétroaction, pourraient être partagés avec les autres Milo connectés au réseau Internet. Ce qui fait dire à Molyneux, en parlant du petit garçon virtuel : «His mind is based in the cloud[...] As millions of people use it, Milo will get smarter». 23 Encore une fois, Google a utilisé la même stratégie avec, entre autres, son service Google Translate24, qui tire profit de sa masse d'utilisateurs pour améliorer automatiquement l'efficacité de ses logarithmes de traduction. Wiener proposa également une vision intrinsèquement sociale de son modèle cybernétique en affirmant que dès qu'un organisme échange de l'information à un certain niveau de complexité, il devient un être social – et, en se sens, le fait qu'il soit vivant ou non importe peu. Ainsi, le principe de rétroaction qui représente un des aspects fondamentaux du programme Milo lui confère au final toute son illusion de réalisme. «His face is fully AIdriven with blush responses, his nostrils will dilate when he gets excited or agitated. You can say things to reassure Milo and make him feel better when he storms into his room, upset at being yelled at» 25. Il s'agit bien évidement de simples réactions de Milo aux actions du joueur et non de véritables interactions, mais la limite entre ces deux concepts semblent s'amincir à vue d'oeil avec le perfectionnement du principe de rétroaction de la machine.Molyneux souligne ce dernier point en affirmant que : «The child will be able to interact with an entire family or collection of people, forming varying degrees of faux emotional connection to them depending on the interactions.» 26

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Semantic Web. Wikipedia FILDES, Jonathan. 'Virtual human' Milo comes out to play. BBC New Technology GOOGLE. Inside Google Translate. Youtube UPBIN, Bruce. Milo and Kate Live Demo: Cool, Creepy. Forbes CRECENTE, Brian. Milo Has The Lifespan Of A Fruit Fly. Kotaku


Milo comme interface naturelle/humaine Dans le cadre de sa présentation du projet Milo, au E3 2009, Peter Molyneux affirme que le contrôleur de jeu vidéo traditionnel, la manette de jeu avec ses innombrables boutons, nous limite dans la qualité de l'interaction entre un joueur et son jeu. En se sens, il est à rappeler que Molyneux s'est démarqué dans sa carrière en proposant des jeux comme «Black and White» qui pouvaient être expérimentés uniquement avec l'utilisation de la souris – le clavier était superflu dans l'expérience de jeu – ce qui était anticonventionnel à l'époque et le demeure encore aujourd'hui. Afin de pousser plus loin cette interactivité, Molyneux s'est associé, en 2009, avec Microsoft qui développait alors le Kinect, un périphérique nouveau genre qui permet de jouer à des jeux uniquement à l'aide des mouvements et de la voix du joueur. Cet accessoire permet donc d'éliminer le recours systématique à des manettes de jeux et rend l'interaction plus naturelle avec le jeu Milo. Le Kinect permet également, à l'aide de sa caméra intégrée, d'analyser avec précision le mouvement du joueur et les expressions de son visage, ce qui permet à Milo d'avoir des informations supplémentaires sur l'humeur ou les intentions du joueur, à travers son langage non verbal. De plus, un microphone intégré à ce périphérique capte la voix, ce qui permet au programme Milo de non seulement faire de la reconnaissance vocale – même si le vocabulaire maîtrisé est plutôt faible –, mais également d'utiliser l'intonation de la voix pour aller extraire de l'information supplémentaire sur les intentions du joueur. Ainsi, durant une démonstration technique de Milo-and-Kate, un journaliste raconte une blague à Milo qui répond par un petit rire. 27 Bien évidement, Milo est loin d'être en mesure de comprendre tous les mots qui forment la blague et encore moins d'en tirer le sens humoristique, mais le programme a été en mesure de détecter un ton de voix particulier chez le journaliste qui a été associé à l'humour. Il est particulièrement amusant de voir cette astuce être appliqué par Milo, surtout quand on considère qu'il n'est pas rare que des gens, dans un contexte social, rient une blague sans la comprendre ou pour imiter les autres. 27

GIBSON, Ellie. E3: Motyneux and Milo, Eurogamer


Molyneux affirme même que le programme Milo serait en mesure d'utiliser les images de la caméra du Kinect afin de faire de la reconnaissance faciale et ainsi reconnaître les différents membres d'une famille ou, poussant la subtilité encore plus loin, être en mesure d'évaluer le niveau de fatigue du joueur en fonction de la taille de ces cernes. Dans le but de compenser les limites du programme, le fait de donner à Milo l'apparence d'un petit garçon est optimal, car son jeune âge est représentatif de l’avancement de l’intelligence artificielle, qui n’en est qu’à ses premier pas. Ainsi, les lacunes du programme pourraient être assimilées à la naïveté naturelle du jeune garçon, à son ignorance ou à son déficit d'attention. Sans oublier que l'aspect mignon du jeune Milo permet d'attirer une sorte particulière d'attachement émotionnel, proche de l'empathie, face aux aventures et mésaventures de ce dernier. Sans toujours pouvoir s'en rendre compte, le joueur est particulièrement limité dans ses interactions avec Milo, car son rôle consiste à jouer le rôle de son ami imaginaire – et donc de prendre soin de Milo à la manière d'un Tamagoshi. Milo étant un personnage dont l'aspect émotif est régulièrement mis en avant plan, le joueur est invité à le conseiller ou encore l'encourager dans diverses actions qui sont scriptées d'avance. Cette approche particulière contraste avec la norme établie dans l'industrie du jeu vidéo dans laquelle les objectifs d'un jeu sont généralement des éléments très complets, comme accumuler des points ou terminer un niveau. Par opposition, donner une telle liberté au joueur en l'incitant à communiquer naturellement avec Milo déboussole inévitablement le joueur au début, qui toutefois n'interagit avec Milo que selon une liberté apparente, car le contexte des interactions est scénarisé d'avance et les options du joueur sont relativement limitées. Bien que tout soit fait pour maintenir le joueur dans la logique du jeu, le développeur doit également admettre la possibilité que le joueur cherche une autre finalité, plus personnelle, qui ne sera pas toujours compatible avec les intentions initiales du jeu. La difficulté de ce genre d’entreprise est justement d’être en mesure de s’adapter au joueur tout en maintenant une certaine cohérence à l’ensemble qui continuerait de rendre le jeu intéressant pour le joueur.


Relation psychologique et éthique de l'interactivité avec le programme Milo On assiste donc ici à la création d'un type nouveau de jeu qui va tellement à l'encontre des conventions établies dans le genre qu'il est possible, au final, de se demander en quoi on peut parler de jeu vidéo dans le cas de Milo. En même temps que cette nouvelle expérience de jeu confond, a priori, les joueurs expérimentés, elle permet à ceux qui n'ont pas vraiment d'expérience avec les jeux vidéos d'expérimenter une interface de jeu qui leur semble plus intuitive. De même, le jeu Milo n'exige pas du joueur une habilité ou une rapidité particulière dans l'exécution de commandes sur une manette de jeu, mais fait plutôt appel à son bon sens et à ses capacités sociales «naturelles». Le jeu Milo repose essentiellement sur l'aspect émotif qui peut se développer entre le petit garçon et le joueur, même si cette relation est, a priori, purement artificielle. En fait, il semble approprié de comparer Milo non pas à une intelligence artificielle véritable, mais plutôt à l’équivalent postmoderne de ces machines particulièrement complexes qui jouaient des tours à des spectateurs à l'occasion d’évènements publics. On effet, si l'on considère l'attachement émotionnel que les tamagotchis ont suscité il y a 10 ans - au point où ils ont donné naissance à une véritable mode qui a poussé à la création de véritables cimetières pour les animaux virtuels morts – il semble logique de supposer que l'interaction du joueur avec un élément beaucoup plus complexe que représente Milo offre un potentiel extrêmement puissant d'attachement. Sans oublier, comme le rappelle Molyneux, que le choix de l'apparence physique de l'âge du jeune Milo joue un rôle important dans l'attachement qu'il peut susciter chez le joueur: «He's about 10, and that's before he's hit puberty. Part of the amazing impact of this is he can remind you of your childhood.» 28 Même si les utilisateurs potentiels de ces jeux ont pertinemment conscience du fait qu'ils sont en présence d'un programme artificiel, c'est-à-dire que Milo n'est pas un véritable garçon, mais plutôt une astuce, un truc virtuel, qui est programmé pour générer une impression 28

GIBSON, Ellie. E3: Motyneux and Milo, Eurogamer


de crédibilité, cela n'empêche pas les joueurs de s’émerveiller et, comme au cinéma ou au théâtre, d’accepter volontaire de se laisser duper, le temps du spectacle. Malgré tout, une interaction potentielle avec Milo demeure largement plus complexe qu'un simple tamagotchi, et les objectifs de ses créateurs, comme Peter Molyneux, semblent être plus complexes que le simple divertissement de premier degré. La complexité d’une interface telle que Milo permet de faire participer plus activement le joueur - si on peut réellement parler ici de joueur - et ultimement de donner à ce dernier, à travers l’interface Milo, un feed-back pratiquement instantané sur ses propres comportements. En effet, les activités que l'on fait avec Milo finissent par le transformer concrètement, dans ses comportements, mais aussi dans son apparence physique, comme le précise Molyneux: «There are three activities you can do, and the amount of time you spend on each activity sculpts your Milo in different ways - so everybody's Milo will be completely unique to them. If you do lots of work, your Milo will be very studious. His hair will have a side parting. He'll be quite worried about his appearance and he won't like to get dirty. Whereas if you do more of the play stuff with Milo, he'll be more of a kid who goes out and scratches his knees.» 29 Dans cette optique, les diverses aventures que Milo sera amené à expérimenter ne seront pas toujours heureuses 30, comme dans le cas de ses problèmes à l'école ou des relations conflictuelles avec ses parents. Le but étant d'aller chercher des expériences qui peuvent raisonne plus intimement avec le joueur afin de créer un attachement plus profond à Milo. C'est donc au joueur d'aller puiser dans sa propre expérience de vie afin de donner les conseils appropriés au jeune garçon, que ces conseils soient bons ou pas, d'un point de vue éthique, le but du jeu n’était pas tant de juger le joueur et de récompenser les décisions qui seraient jugées acceptables, que d'offrir la possibilité au joueur de prendre ces décisions. Ainsi, lors de la démonstration technique du jeu Milo, le joueur se voyait offrir la possibilité d'encourager ou pas le petit garçon à écraser les escargots du jardin; le joueur avait décidé d'opter pour la première possibilité, ce qui n'avait pas manqué de provoquer un malaise dans la salle pendant 29 30

GIBSON, Ellie. E3: Motyneux and Milo, Eurogamer FILDES, Jonathan. 'Virtual human' Milo comes out to play. BBC New Technology


que Milo s'attardait à écraser effectivement lesdits escargots. 31 La réaction du public est essentiellement causée par le fait qu'il s'agit d'une action violente qui n'est pas «performée» dans un contexte habituel, par exemple un jeu de tir à la première personne, mais plutôt par un petit garçon virtuel présenté comment étant naïf et innocent. De plus, ce malaise est le résultat direct de la capacité qu’a le public de ressentir de l’empathie, que ce soit pour le petit garçon ou les escargots – ou les deux – et ce qu'ils soient virtuel ou pas. D'un point de vue éthique, le développement de ces technologies qui permettrait la création d'une intelligence artificielle n'ont pas manqué de susciter des réactions négatives. L'opinion de Joseph Weizenbaum, en ce sens, est certainement à considérer, car il est l'auteur d'ELIZA 32, un des programmes qui simule une conversation entre un opérateur et sa machine. Il ne questionne pas notre capacité technique de créer une véritable intelligence artificielle mais plutôt la «légitimité morale»33 d'une telle entreprise. De son côté, la «loi de la variété» requise de Wiliam Ross Ashby s'applique à la cybernétique en reprenant le principe de la «dialectique du maître et de l’esclave» chez Hegel selon laquelle la compétence de l'esclave croit au fur et à mesure de ses interactions avec son maître, alors que ce dernier perd ses mêmes compétences, de manière inversement proportionnelle, à force de dépendre de l'esclave dans l'exécution des ses tâches 34. Un nouveau point d'équilibre serait donc atteint par une inversion des rôles entre le maître et l'esclave. Au vu du développement exponentiel des technologies modernes et à notre tendance à déléguer de plus en plus de responsabilités aux machines, il faut admettre que l'influence de ces derniers a déjà commencé à se faire sentir à travers notre adaptation et notre dépendance à celles-ci.

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FILDES, Jonathan. 'Virtual human' Milo comes out to play. BBC New Technology ABEILLÉ, Anne. Traitement automatique des langues. Encyclopaedia Universalis BRETON, Philippe, À l'image de l'homme, page 101-115 William Ross Ashby. Wikipedia


Conclusion La force de l'expérience qu'offre le jeu Milo réside avant tout dans son apparente simplicité et authenticité. En osant s'aventurer loin des sentiers battus, le créateur ce jeu, Peter Molyneux, permet un niveau d'interactivité émotionnelle que les médias traditionnels comme la télévision ou le cinéma peinent à offrir. 35 Bien entendu, ce niveau d'interactivité est permis par certains outils qu'offrent les nouveaux médias, mais repose encore en grande partie sur la capacité que propose le jeu à offrir une trame narrative qui a été scénarisé à l'avance, mais dont certains éléments bien précis peuvent être influencés par le joueur. Ce qui en définitive n'offre pas une liberté authentique entre le joueur et Milo, car cette interactivité est en quelque sorte truquée. Cette astuce peut être comparée à celle d'un magicien qui offre la possibilité au spectateur de choisir une carte de son choix dans le paquet, alors que cette apparence de choix n'est qu'une ruse qui renforce l'impression que le tour de magie est véritable. Milo est donc l'équivalent ce tour de magie particulièrement complexe, mais donc le semblant d'interactivité vaut peut-être déjà mieux que l'absence complète d'interactivité des médias traditionnels. Bien que la sortie jeu Milo a été officiellement annulée, il existe une forte probabilité de voir les technologies développées dans le contexte de Milo être utilisé au sein des diverses applications qui apparaîtront sur le marché dans les années à venir. Il s'agit certainement, d'un exemple très puissant d'un intérêt pour les technologies d'intelligence artificielle dans le cadre d'un modèle commercial qui s'adresse au grand public. Dans tous les cas, les progrès dans le domaine de l'intelligence artificielle sont l'occasion extraordinaire d'étudier, non pas la machine, mais plutôt l'homme lui-même afin d'essayer de comprendre en détails les modalités de fonctionnement. La question finale réside dans le fait de savoir ce qu'il adviendra à l'homme une fois que ce dernier aura commercé à percer, à l'aide des machines, ses propres secrets.

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UPBIN, Bruce. Milo and Kate Live Demo: Cool, Creepy. Forbes


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