Télévision et problématiques esthétiques

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Télévision et problématiques esthétiques

TV Buddha - Nam June Paik

Travail réalisé par: Valentin Kravtchenko

Université du Québec à Montréal (UQAM) Le mercredi 11 mars 2009


Bien que l'origine du mot esthétique remonte jusqu'au grec Aisthèsis, le sens conceptuel de ce mot varie en fonction de l'époque, du lieu, et de la discipline qui tente de la définir. Globalement, le mot est associé à ce qui est beau, qui exprime une émotion, un certain pathos. En ce sens, le champ de recherche de l'esthétique a souvent l'art comme objet. Toutefois, dans le contexte des médias modernes, l'esthétique est confrontée à de nouveaux éléments qui la pousse à se redéfinir. La télévision est un bon exemple de média qui est particulièrement problématique du point de vue de l'analyse esthétique et c'est pourquoi il convient d'examiner ce dernier plus attentivement. Pour ce faire, il importe en premier lieu de définir l'esthétique, puis de présenter les problèmes soulevés par son analyse de la télévision à travers des exemples tirés de textes et d'émissions télévisuelles.

En 1750, Alexander Baumgarder met au goût du jour le néologisme esthétique qu'il définit à travers la qualité qu'ont certains objets de s'exprimer «à la fois au sens et à l'esprit 1» à travers le concept de beauté. Cependant, le concept de beauté lui-même est connoté par les divers facteurs occidentaux transmis entre autres par l'éducation et la culture. 2 Ainsi, la définition même de la beauté n'est pas une expérience perceptive universellement identique.3 Cependant, l'esthétique est invariablement expérimentée à travers la sensibilité de chacun, comme l'exprime Mondrian: «Par l'émotion constante du beau, les sensations se sont épurées et approfondies; l'homme atteint alors une vision beaucoup plus profonde de la réalité sensible.»4 Ces expériences se font généralement par l'entremise d'un objet conçu à cette fin : une oeuvre d'art. Celle-ci est elle-même crée dans le but de véhiculer une expression (intelligible), mais est indubitablement influencée par des facteurs historiques, culturels, économiques (sensible). Selon cette conception, il existe deux champs d'étude esthétique: la première a l'analyse des conditions des créations de l'objet esthétique/artistique et la seconde se concentre sur l'objet une fois que ce dernier a été produit.

L'esthétique subjectiviste utilise une approche psychologique qui se concentre sur réponse empathique (Einfühlung5) que produit le récepteur face à objet esthétique produit par le créateur. 1 2 3 4 5

Dufrenne, M. Esthétique, p. 557 Idem Idem Idem p.558 Idem p.559


L'artiste est également le sujet d'une analyse - souvent psychanalytique. L'œuvre est donc crée deux fois6: une fois par l'artiste et ensuite par le spectateur qui l'analyse et lui donnent un sens. D'ailleurs, l'art contemporain prône cette idée d'un public créateur. En contrepartie, l'esthétique objectiviste propose une analyse plus méthodique qui ne s'attarde pas au contexte de création, mais plutôt aux structures de l'œuvre – considérant que les «arts constituent des systèmes de significations [et] ces systèmes ont chacun leur autonomie: il y a une essence du pictural, du sculptural, du poétique, toujours visée par l'artiste»7 Il y a donc transposition des outils sémantiques au domaine artistique figuratif et l'œuvre est observé comme un produit complet en soi et où les éléments de sa composition suffisent à sa compréhension.

L'approche subjectiviste et objectiviste se heurte tous les deux au même problème: quelle importance faut-il accorder à l'aspect historique et culturel d'une œuvre d'art? Ce problème est d'autant plus important que dans le contexte post-moderne actuel, les œuvres voyagent beaucoup – sous différentes formes - et les genres artistiques s'hybrident de plus en plus. L'un des éléments déclencheurs de ces changements peut être attribué au design industriel, car «c'est a son instigation que sont née les courants artistiques récents, op'art et pop'art.»8 La question n'est naturellement pas de valoir si l'on peut apparenter la télévision – comme objet et média – au design industriel, mais plutôt de rendre compte qu'elle en a subi les influences au point de représenté une difficulté d'analyse pour les esthéticiens.

La télévision présente une dynamique différente des arts traditionnels au sens où elle est à la fois un objet et un média, le contenant et le contenu. Une fois que le consommateur à fait l'achat d'une boite à images, il espère rentabiliser l'investissement à travers un accès au contenu gratuit – oublions pour l'instant l'idée du câble. Donc, le modèle économique est similaire à la radio et implique initialement une distribution de masse – autant du contenu que du contenant. La différence de l'approche entre la télévision et la peinture, par exemple, est très importante à plusieurs niveaux.

Premièrement, la télévision, de par son modèle économique, existe initialement pour être consommée et donc être œuvre populaire – ou ne pas être du tout. Par opposition, une œuvre d'art traditionnelle est généralement produite en peu d'exemplaire, faiblement distribuée – à travers des 6 Idem 7 Idem p.560 8 Idem p.557


musées ou des collectionneurs privés – et cherche généralement à exprimer une émotion (esthétique subjectiviste) qu'elle codifie (esthétique objectiviste). En ce sens revient le débat contemporain entre la légitimité d'une œuvre populaire versus une œuvre artistique. Cependant, sans rentré dans la définition d'une œuvre d'art, il est pertinent d'examiner les critères utilisés pour la juger: 1) la perfection, sa manière de maximiser la forme; 2) l'innovation, renouvellement de la forme; 2) l'adéquation à la réalité qu'elle dépeint; 4) l'effet sur les récepteurs.9 Ces critères s'appliquent différemment en fonction d’émission diffusée. Ainsi, Roots (1977) n'innovait ne perfectionnait ou innovait un style, mais représentait une réalité qui avait beaucoup d'impact sur son public. Est-ce que Roots est une œuvre d'art au sens traditionnel – comme la peinture? Pas nécessairement, mais il est certain que les critères et définitions d'une œuvre esthétique n'avaient pas anticipé la création des nouveaux médias et les nouveaux éléments que ces derniers allaient apporter. Il ne faut pas oublier la vision esthétisante et idéaliste que les arts traditionnels s'appliquent eux-mêmes : une partie substantielle de cet art était des œuvres de commande (aspect économique) dont le but n'était pas nécessairement d'exprimer une émotion authentique (effet ?) et dont la méthode consistait à proposer des variations sur un même thème (innovation ?), variations réalisées en atelier sous une forme similaire au travail à la chaine (perfection ?), le tout en accord avec les standards et codes de l'aristocratie et/ou bourgeoisie de l'époque (adéquation à la réalité ?). Ainsi, il faut pardonner à la télévision de diffuser du contenu orienté vers une forme plus informative ou ludique. Malgré tout, il semble plus simple d'associer la télévision à un certain art contemporain, tant les règles d'analyse y sont différentes et moins contraignantes.

Cependant, il demeure clair que même populaire, une œuvre télévisuelle peut demeurer artistique de plusieurs façons. Premièrement, elle peut exercer son aspect artistique en parallèle aux formes traditionnelles. Ainsi, elle peut transposer littéralement certaines œuvres classiques au petit écran. Puis, elle peut innover la forme. Si l'on reprend l'exemple du câble qui avait été laissé de côté plus tôt, ce dernier permis l'éclosion et la diffusion du vidéo art. Enfin, les codes esthétiques traditionnels – ou leurs versions adaptées - peuvent transparaitre avec un certain retard à la télévision, le temps que le public s'adapte à la forme. Ainsi, il serait intéressant de comparer les exigences du public d'aujourd'hui pour l'art «populaire« télévisuel qu'il consomme versus les standards de qualité et de complexité du média il y a 10, 20 ou 30 ans. La qualité populaire, à de nombreux égards, doit surement s'être complexifiée et améliorée. Sans oublier que la télévision est un média relativement jeune comparativement aux arts dits traditionnels. 9 Notes de cours


La télévision non seulement s'adresse aux masses, mais est aussi le fruit d'un groupe d'individu. L'analyse esthétique surtout subjectiviste analyse l'aspect psychanalytique d'une œuvre selon l'idée d'un créateur unique. Cependant, au niveau d'une production télévisuelle, ce genre d'analyse est problématique et implique une approche davantage sociologique. En se sens, Siegfried Kracauer explique dans son livre De Caligari à Hitler rappelle qu'un film est profondément influencé non seulement par son directeur technique, mais également par les membres de l'équipe: «Dans la mesure où chaque unité de production incarne un mélange d'intérêts et d'inclinations hétérogènes, le travail d'équipe dans ce domaine tend à exclure le maniement arbritraire du matériel cinématographique en supprimant les particularités individuelles en faveur de traits communs à de nombreuses personnes» 10. De plus, les œuvres dont le but est d'être diffusé largement comme le cinéma - ou la télévision - sont obligées «de s'aligner le plus près possible sur les modifications du climat mental [des spectateurs]» 11. Puisque la masse de techniciens et de producteurs produisant l'oeuvre influence et est influencé - selon le principe de rétroaction – l'analyste subjectiviste se retrouve submerger de travail et de facteur à considérer, rendant la tâche extrêmement ardue.

La télévision en tant que média n'est pas un objet au sens physique du terme, elle existe sous forme analogue ou digitale – laissons de côté les méthodes d'archives de la télévision comme la pellicule. Cela implique plusieurs problématiques très intéressantes dans le contexte moderne actuel. Premièrement, et il en déjà été discuté, la télévision est relativement jeune. De plus, son manque d'archivage dans ses balbutiements fait souffrir les historiens de la télévision. Cette forme non physique permet une flexibilité, une instantanéité et une reproductibilité importante à la télévision.

Premièrement, la flexibilité permet à la télévision de s'adapter à leurs spectateurs de manières dont l'art traditionnel, fixé dans sa forme, ne peut concevoir. Ainsi, les émissions sont ajustées aux goûts et disponibilités des spectateurs (diffusion AM, PM, Prime Time), à leurs langues (sous-titres, doublages) et même à leurs emplacements géographiques (les décalages horaires n'empêchent pas les mêmes nouvelles nationales d'être diffusées partout à 6 heures - heure locale – et les nouvelles régionales varient en fonction des lieux).

10 Kracauer. S, De Caligari à Hitler, p.5-6 11 Idem, p.6


Deuxièmement, l'instantanéité est un fait propre à la télévision – et aux nouveaux médias – qui est problématique pour les esthéticiens qui n'y voyaient aucune intention de l'auteur. Cependant, tout comme la représentation d'une nature morte en art, le créateur doit choisir son cadre, ce qu'il va montrer à l'écran, comment il va le montrer et combien de temps. Le créateur ou le présentateur dépasse donc une monstration fixe et non interactive, ses choix se font en temps réel, en fonction de l'action, afin de construire la réalité au fur et à mesure. Ainsi, la prise de vue en direct n'est pas contradictoire avec l'art, mais au contraire impose d'autres défis. D'autre part, certaines émissions, dont les réality show, bien qu'ils suivent un canevas de base, laisse plus place importante au public. Il s'agit d'un début d'interactivité – suite logique de l'instantanéité – qui ne fera que prendre plus d'importance dans le paysage télévisuel, surtout avec la montée en puissance des médias interactifs (ordinateurs, consoles de jeu, internet) et de sa relation filiale avec la télévision.

Troisièmement, la reproductibilité du contenu télévisuel implique un regard différent de la part des artistes et esthéticiens, mais aussi de la part du public. Le média peut être à la fois actif dans le sens ou il interpelle l'attention du spectateur et passif au sens ou il est commun de voir les gens laisser la télévision allumer sans lui prêter une attention particulière. La télévision est un flux d'information où il n'est pas rare de voir des rediffusions d'émissions ou même des adaptations télévisuelles. La reproduction mécanisée est élément qui bouleverse l'analyse de l'art. Walter Benjamin, dans son article l'œuvre d'art à l'époque de sa reproduction mécanisée (1936) affirme que l'aura d'une œuvre dépérit dans le contexte d'une reproduction mécanisé. 12 L'aura qu'il définit comme «une singulière trame de temps et de l'espace: apparition unique d'un lointain, si proche soit-il» 13, comme une expérience unique intégrée dans la tradition.14 Plus loin, il précise que la «technique de reproduction […] détache la chose reproduite du domaine de la tradition. En multipliant sa production, elle met à la place de son unique existence son existence en série et, en en permettant à la reproduction de s'offrir en n'importe quelle situation au spectateur ou l'auditeur, elle actualise la chose reproduite» 15. Ainsi, l'art traditionnel véhicule un concept d'authenticité presque rituel que la reproduction mécanisée détruit au profit de l'éducation des masses. Les idées de Walter Benjamin expliquent bien la réticence instinctive des esthéticiens traditionnels à estimer l'œuvre télévisuelle, elle qui est à la fois flexible, instantané et reproductible. 12 13 14 15

Benjamin, W. L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproduction mécanisée, p. 142 Idem, p.144 Idem, p.145 Idem, p.143


Enfin, il paraît clair que les méthodes et outils de l'analyse esthétique peinent à s'adapter au développement exponentiel de la télévision et des nouveaux médias. Les critères de jugement de l'art contemporain semblent être solution intéressante à court terme. Cependant, avec les répercussions importantes du design industriel sur le quotidien de l'art, il est probable que la façon traditionnelle de comprendre l'art se transforme radicalement. En se sens, les problématiques que pose la télévision n'est que la pointe de l'iceberg. Les tendances de la reproduction mécanisée et de l'instantanéité, des adaptations, des hybridations des arts n'en sont certainement qu'à leur début. À quoi ressemblera exactement le future de l'art? Il faut, à mon avis le demander aux enfants, ceux qui sont nés dans ce monde en changement, les digital natives pour qui la technologie n'est pas une nouveauté, mais un fait aquit. À mon avis, le design industriel va devenir le nouveau standard, le monde va consommer plus d'art que jamais auparavant dans l'histoire et à travers la collectivité l'art se développera à de nouveaux sommets.

BIBLIOGRAPHIE

DUFRENNE, Mikel, Esthétique, Encyclopedia Universalis KRACAUER, Siegfried. De Caligari à Hitler, Editions L’Age D’Homme, Lausanne, 1973. BENJAMIN, Walter, L'oevre d'art à l'époque de sa reproduction mécanisée,(1936) dans Écris Français, Paris, Galliamrd, 1991, 389p.


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