l’épopée impériale
NAPOLÉON 1
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La Moskowa Texte Bernard CHEVALLIER et Benoît SOMMIER Illustrations Philippe MUNCH, Christophe SIMON et Philippe WERNER
Le Rubicon Éditeur
Remerciements Nous exprimons notre gratitude à Monsieur Jean-Pierre Osénat, commissaire priseur, et à son associé Monsieur Jean-Christophe Chataignier, qui nous ont permis de reproduire de nombreuses photographies figurant dans les catalogues de la maison Osénat, société de ventes aux enchères à Fontainebleau. Nous remercions les collectionneurs, directeurs et conservateurs de musées, qui nous ont accordé les mêmes permissions : Monsieur Amaury Lefébure, directeur du Musée national des châteaux de Malmaison et Bois Préau, Monsieur le Professeur Georgy Vilinbakhov, directeur du Musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg, Monsieur Philippe Amourette, conservation des Musées de la ville d’Auxerre, Monsieur Thierry de Maigret, commissaire priseur, Madame Patricia Paris, directrice adjointe des services à la Mairie de Rouffach, Monsieur Arnaud de Gouvion Saint Cyr, et Monsieur Philippe Martinetti, conservateur des cimetières d’Ajaccio.
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Nous n’oublions pas que nous sommes redevables envers toutes celles et ceux qui ont soit contribué à nous alimenter dans notre âpre quête documentaire, soit prodigué de judicieux conseils. Nous pensons tout particulièrement à Monsieur Habib Alouidji, Madame Geneviève de Broche des Combes, Monsieur Alexandre Bobrikoff, conservateur du Musée des Cosaques, Monsieur Gérard Gorokhoff, expert et trésorier du Musée des Cosaques, Monsieur Jean-Claude Lachnitt, secrétaire général du jury des prix et des bourses de la Fondation Napoléon, Monsieur Loup Odoevsky Maslov, historien et héraldiste, Monsieur Alain Pougetoux, conservateur en chef du Musée national des châteaux de Malmaison et Bois Préau, Madame Marthe Paoli, Monsieur Sylvain Simon, et Monsieur Igor Soloviev, conseiller culturel à l’Ambassade de Russie en France.
Note de l’éditeur La langue russe s’écrivant, comme on le sait, en alphabet cyrillique, toute translittération dans l’alphabet latin est arbitraire pour les phonèmes qui se transcrivent de plusieurs façons. Aussi les noms russes ont-ils une orthographe différente d’une langue étrangère à l’autre, et souvent même à l’intérieur d’une même langue. C’est ainsi que le nom de la bataille de la Moskowa se rencontre sous plusieurs formes différentes en français. Moscova serait la graphie la plus française et la plus cohérente. Moscowa se rencontre souvent au XIXème siècle, et c’est elle qu’on trouve sous le dôme des Invalides. Elle est tombée en désuétude au XXème siècle. Moskova est maintenant la graphie officielle, sanctionnée comme telle par les dictionnaires de référence. Moskowa reste la graphie la plus répandue. Nous nous sommes conformés à cet usage dominant.
Alexandre ORLOV Ambassadeur de la Fédération de Russie en France
Préface
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ans l’histoire de l’Europe, rares sont les événements qui ont suscité autant de passion que la campagne de Russie de Napoléon. Tout y est au superlatif : les distances, le nombre d’hommes engagés, le nombre de pertes aussi. Le combat de deux géants – Napoléon et Alexandre – qui se respectent et se haïssent en même temps, est le point culminant de la gloire et de la folie de l’empire napoléonien. Plus de 600 000 hommes ont franchi le Niémen le 24 juin 1812, à peine 60 000 d’entre eux ont retraversé la Bérézina fin novembre de la même année. Neuf hommes sur dix sont laissés pour morts, faits prisonniers ou ont déserté dans les plaines enneigées de la Russie. Quand Napoléon contemple l’autre rive du Niémen au petit matin du 24 juin 1812, peut-il deviner ce que cette aventure lui réserve ? La bataille de la Moskowa, appelée par les Russes bataille de Borodino (du nom de village qui se trouve près du champ de bataille), est le tournant décisif de la campagne. Près de 300 000 hommes durant 10 heures échangent 110 000 coups de canon et tirent 260 000 cartouches. Les Russes perdent plus du tiers des effectifs engagés, les Français plus d’un cinquième. Au bout de ces combats meurtriers, personne ne remporte une victoire décisive mais les pertes sont tellement lourdes que ni Napoléon, ni Koutouzov qui commande l’armée russe, ne veulent reprendre les hostilités le lendemain pour ne pas y risquer le reste de leurs armées. Deux siècles se sont écoulés depuis. En 2012 nos deux pays ont commémoré le bicentenaire de cette campagne meurtrière. Paradoxalement, cette épopée les a plus rapprochés qu’elle ne les a séparés. Aujourd’hui nous nous souvenons de cette page glorieuse de notre passé commun sans aucune rancune. L’amitié entre nos deux grands peuples s’est révélée plus forte que les vicissitudes de l’Histoire.
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La marche à la guerre
La marche à la guerre
« Celui qui m ’aurait évité cette guerre m ’aurait rendu un grand service. »
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Napoléon
Napoléon est au sommet de sa gloire. L’Europe entière, après avoir vu luire avec stupeur le soleil d’Austerlitz, ne cesse de contempler la course ascendante de cet astre flamboyant, cette bonne étoile en qui Napoléon a tant confiance et à qui il confie son destin et celui de ses peuples. En 1812, l’Empire français, qui s’étend bien au-delà des frontières de la France, fort de ses satellites, innombrables maillages d’états vassaux, occupés ou soumis, est au faîte de sa puissance. Jamais, depuis le mythique empire de Charlemagne, l’Europe n’avait connu une telle domination. C’est dans ce contexte de sur-puissance que va se dérouler l’un des actes les plus tragiques de l’histoire de l’éphémère empire. « Le commencement de la fin », tel que l’aurait dit Talleyrand. Napoléon, aveuglé par sa suprématie, va se lancer dans une entreprise formidable, toute à sa démesure, qui conduira ses armées au désastre et préludera à sa propre chute. Quelles raisons ont poussé l’Empereur à envahir la Russie ? Quel est l’objet de cette campagne extraordinaire qui débute au matin du 24 juin 1812, lors de la traversée du Niémen par la plus grande armée du monde, cette armée des Vingt Nations, rassemblée patiemment par Napoléon depuis près d’un an ? Personne, contemporains ou historiens, familiers de l’Empereur ou ennemis, ne parvient à l’expliquer complètement. Pourtant six cent mille hommes franchissent le fleuve en quatre jours, s’apprêtant à déferler sur la Russie. C’est en partie une surprise. Il n’y a pas eu de déclaration de guerre officielle, seulement une proclamation de l’Empereur à ses troupes, à Dresde. Le Tsar Alexandre n’y répond pas, et envoie un émissaire de paix dès qu’on l’informe de la traversée du Niémen. Il n’y a aucune animosité profonde entre les deux empereurs, leurs différends n’étant pas bien éloignés de ceux qu’ils connaissaient quatre ans auparavant, lorsqu’ils avaient réitéré à Erfurt leur serment d’alliance, fidèle à l’esprit de Tilsit. Leurs propos restent officiellement ouverts à la paix et tous les deux protestent de leur amitié. Aucun des deux ne revendique la déclaration de la guerre, chacun en attribuant l’initiative à l’autre, tous deux présentant cette guerre comme défensive. Napoléon Ier (1769-1821) empereur des Français Huile sur toile (1812) par Jacques-Louis David (1748-1825) Washington - National Gallery of Art
Alexandre Ier (1777-1825) tsar de toutes les Russies Huile sur toile (1824) par George Dawe (1781-1829) Musée de l’Ermitage
Pourtant de part et d’autre, on sait ce conflit depuis longtemps inévitable. La domination de la France sur le continent a pour conséquence naturelle de porter sa présence militaire jusqu’à la frontière russe. Cette nation qui, à Tilsit, n’avait aucune frontière naturelle avec la Russie, aucun conflit de territoire, en aura bientôt inévitablement en continuant sa marche triomphale vers l’est. Depuis 1807 et la cuisante défaite de la Russie à Friedland, une alliance est scellée entre les deux empereurs, permettant de maintenir un équilibre des forces sur le continent, favorable aux deux nations et tourné contre
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l’Angleterre. Avec Tilsit, ce fameux traité signé sur ce même Niémen, à bord d’un radeau au lendemain de la débâcle, la Russie adhère au Blocus continental, obtient la paix avec la France et a les mains libres pour étendre son empire au sud et dans les Balkans, face à la Sublime Porte. Sa conquête de la Finlande s’en trouve également consolidée. La position renforcée de la France vis à vis des deux puissances militaires frontalières que sont la Prusse et l’Autriche permet en sus de contenir leur velléités impérialistes qui pourraient s’étendre à son détriment, la Prusse en Pologne, l’Autriche dans les Balkans et le long du Danube. L’équilibre général des forces après Tilsit favorise la Russie et la France. Cependant cet équilibre est sans cesse bousculé par Napoléon, qui consolide sa position hégémonique sur le continent et dont la présence militaire de plus en plus marquée à l’est devient progressivement une menace pour la Russie. En outre, la France a travaillé à la renaissance d’un état polonais plus ou moins inféodé à elle, le Grand-Duché de Varsovie, rattaché à la couronne de Saxe, la Saxe étant alliée à l’Empire français. Ce nouvel état lève une armée nationale, dont les cadres sont largement pro-français et antirusses. L’occupation de Dantzig et la présence d’un corps permanent sous la houlette du maréchal Davout en font en pratique un protectorat français, frontalier de la Russie. La France elle-même déborde à l’est, de nouvelles annexions en Allemagne augmentant le nombre de ses départements, jusqu’au duché d’Oldenbourg, dont le duc est le beau-frère d’Alexandre. Napoléon du reste, sait que l’unité de l’Europe sous le drapeau français se heurtera immanquablement à une réaction russe. Il s’y prépare. Mais Alexandre ne semble pas décidé à franchir le pas. S’il se prépare également activement à la guerre, il y va à reculons. Surtout, il ne souhaite pas se lancer dans l’entreprise seul. Mais la relative soumission de l’Autriche et de la Prusse à l’Empereur, l’attitude de défiance des Polonais, ne lui permettent pas de construire une coalition. Son attitude est ambigüe : son discours est diplomatiquement de plus en plus ferme à l’égard de la France, mais il n’est suivi d’aucun effet sur le plan militaire ou politique. Il ouvre ses ports aux navires « neutres », qui cachent souvent des contreban-
Frédéric-Guillaume III (1770-1840) roi de Prusse Estampe (vers 1813) extraite de la série des Grands Aigles Musée national de Malmaison
diers anglais, ce qui en soi est un manquement au traité de Tilsit. Par ailleurs, il édicte un oukase sur les produits de luxe qui touche principalement les importations françaises, provoquant la colère de Napoléon. Ces mesures symboliques ne rallient pas pour autant au Tsar son aristocratie, qui en veut plus. Celle-ci se fait d’ailleurs de plus en plus menaçante et ourdit complots et cabales contre le Tsar. L’éviction du secrétaire Spéranski, figure emblématique du gouvernement d’Alexandre, en est le point culminant et sonne comme un avertissement. À ménager bien mal la chèvre et le chou, Alexandre joue un jeu dangereux qui peut lui coûter sa couronne et sa vie. Mais s’il a bien en tête l’assassinat de son père par sa noblesse, acte qui a inauguré son propre règne, il se remémore aussi les terribles défaites d’Austerlitz et de Friedland qui ont humilié l’armée qu’il commandait. Hanté par ces deux démons, il tergiverse. Et le temps passe : en 1810, les divisions que le Tsar massait sur le Niémen, la construction
Parterre de rois (18-29 juin) « Il avait souhaité que l’empereur d’Autriche, plusieurs rois, et une foule de princes, vinssent à Dresde sur son passage ; son désir fut satisfait. » Louis-Philippe de Ségur L’Empereur et l’Impératrice arrivent à Dresde le 18 mai. Frédéric-Auguste Ier, roi de Saxe depuis 1806 par la seule volonté impériale, a mis son magnifique palais du Zwinger à leur disposition. C’est dans ce cadre destiné aux détentes et festivités de la Cour que Napoléon reçoit bon nombre de souverains vassaux ou alliés. François Ier, empereur d’Autriche, Frédéric-Guillaume III, roi de Prusse et son fils le prince héritier, viennent faire allégeance au maître de l’Europe. Sans doute l’Empereur espère-t-il encore impressionner le Tsar par cette démonstration de sa toute puissance et ainsi éviter le conflit militaire. En vain, la réponse d’Alexandre à l’ultime tentative de médiation va le conduire à déclencher rapidement les hostilités.
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de nouvelles places fortes pouvaient lui donner un avantage sur l’armée française. Deux ans plus tard, Napoléon a mis sur pied une armée gigantesque qui résisterait à toute offensive russe. Alexandre ne peut plus prendre l’initiative. Soit il se soumet face à la démonstration de force de l’Empereur et ravive l’alliance, soit il doit se préparer à une guerre sur son propre sol. Napoléon le pousse à faire ce choix : il réunit à Dresde le gros de son armée et les principaux princes d’Europe. Il y fait une démonstration formidable de sa puissance. Tous, princes, rois, jusqu’à l’empereur d’Autriche, se pressent autour de lui avec déférence et soumission. Le message est très clair : la Russie est seule et Napoléon a le pouvoir de faire déferler l’Europe sur son empire. De Dresde, il envoie son aide de camp, le comte de Narbonne-Lara, à Vilna où se trouvent le Tsar et son armée. C’est la dernière tentative de conciliation. Narbonne-Lara revient avec un ultimatum proféré par le Tsar : celui-ci désire la paix mais n’accorde aucune concession sur l’application du blocus et surtout il réitère la demande d’évacuation de la Prusse et de la Pologne par les troupes françaises. Le Tsar a pris une décision à son image qui provoque la guerre sans la déclarer. Napoléon lui répond à la manière d’Alexandre : lui non plus ne souhaite pas la guerre mais ses troupes prennent bien le chemin du Niémen. Quelles sont les intentions de l’Empereur à ce moment-là ? Quels sont les buts de cette nouvelle campagne ? Nul ne le sait. Occuper la proche Lithuanie et créer un état polonais souverain qui empièterait sur l’Empire des Romanov ? Conduire une guerre éclair et contraindre Alexandre à signer la paix à Moscou ou à Saint-Pétersbourg ? Conquérir l’immensité russe ? Poursuivre et atteindre les Indes pour porter le coup de grâce à l’Angleterre ? Tout cela semble possible à la veille de l’invasion.
Alexandre Berthier (1753-1815) prince de Neuchâtel et Valangin, prince de Wagram, maréchal, en habit de cour de la Maison de l’Empereur Huile sur toile (vers 1810) par Andrea Appiani (1754-1817) Château de Fontainebleau Archives photographiques Osénat
Cette armée que l’Empereur se prépare à jeter de l’autre côté du Niémen, cette armée des Vingt Nations, est probablement la plus formidable de tout l’Empire. À l’instar du règne, 1812 marque pour la Grande Armée un zénith. Jamais la puissance militaire française n’a été si étendue, jamais autant d’hommes n’ont été réunis sous les drapeaux. L’Empereur est alors capable de faire face sur deux fronts, ceux d’Espagne et de Russie. Il estime être en mesure de prendre l’initiative. Les chiffres lui donnent raison. La formidable machine administrative qui couvre l’Europe, de la Vistule jusqu’au Tage, a permis de lever des troupes considérables. La maîtrise de l’ensemble des voies de communication continentales et des principales places fortes permet à cette masse d’hommes d’être très mobile et de se transporter d’un bout à l’autre d’une zone immense. On estime à six cent mille hommes la force qui s’apprête à déferler sur la Russie. Trois cent mille occupent l’Espagne : à la veille de l’invasion, Napoléon dispose d’une armée de près d’un million d’hommes. Quelle nation en Europe pourrait y résister ? Commander à une telle multitude, dans un champ d’opération aussi vaste que la Russie européenne, est un défi auquel l’Empereur n’a encore jamais été confronté. Il a conscience des écueils auxquels il peut se heurter. Dire que Napoléon jette ses hommes à l’aventure, que la Grande Armée, fidèle aux précédentes campagnes, ne compte que sur le pays pour se nourrir, fait partie des images d’Épinal. L’Empereur sait que le ravitaillement sera incertain et qu’il
convient de l’organiser au mieux depuis l’arrière. Il sait que l’hiver serait fatal à son projet. Il a lu le récit de l’invasion de la Russie par Charles XII de Suède et sait ce qui menace ses hommes. Il ne souhaite pas répéter les mêmes erreurs et prend à cet effet des mesures innovantes qui modifient l’organisation de la Grande Armée. Pour le ravitaillement, il transforme l’Europe orientale en une gigantesque machine de production agricole et d’approvisionnement au service de l’armée. Il commande des céréales en Allemagne, en Prusse et surtout en Pologne, terre riche et fertile que la démonstration de force face aux Russes a préservée d’un éventuel raid destructeur en 1810 et 1811, assurant ainsi la mise en œuvre de son projet. Les voies fluviales sont modifiées afin d’accélérer le réapprovisionnement de l’armée lorsque celle-ci sera en Lithuanie. Pour le transport terrestre, un nouveau type de tombereau a été créé, capable de transporter plus de nourriture. Les rations transportées par la troupe elle-même sont bien plus importantes qu’à l’ordinaire. Vingt jours de ration, à la demande de l’Empereur. La nourriture du fantassin est cependant privilégiée par rapport à celle des chevaux. Pour le fourrage, on compte bien sur le pays conquis. Ceci ne sera pas sans conséquences. Des dispositions sont également prises pour faire face à l’immensité du terrain d’opération. Afin de sauvegarder la liaison entre des corps qui peuvent se trouver à des distances importantes, l’effectif des officiers d’ordonnance est considérablement accru. Ceci va de pair avec une augmentation de la taille des états-majors de chaque corps. La Maison de l’Empereur, organisation très légère jusqu’en 1810, ne déroge pas non plus à cette règle. Pas moins de onze aides de camp et quinze officiers d’ordonnance sont rattachés directement à la personne de l’Empereur. Napoléon compte aussi sur les facultés d’initiative de ses hommes, pouvant venir compenser le manque de liaison. Il augmente le niveau de commandement de nombreux régiments, considérant ceux-ci comme des brigades, dirigés de ce fait par des géné-
L’empereur Napoléon Ier à cheval Sculpture (1860) par Gabriel Vital Dubray (1813-1892) Archives photographiques Osénat
raux et non par des colonels. Cette disposition touche principalement le corps de Davout composé de soldats français, véritable pierre angulaire de l’armée. Afin d’éviter l’hiver, qu’il sait être le danger principal de la campagne, l’Empereur décide de concentrer les opérations sur les mois de juin à octobre, période au cours de laquelle le temps lui sera favorable. À la veille de l’invasion, Napoléon a l’avantage numérique, il dispose de réserves en hommes et en nourriture à la mesure du défi dans lequel il se lance. On peut dire également que cette campagne est celle que l’Empereur a préparée le plus longuement et le plus minutieusement. Qui peut prédire, à cet instant, la tragédie qui frappera ces hommes ?
Smolensk, Polotsk, Valoutina
« Messieurs, rappelez-vous ce mot d ’un empereur romain : - Le corps d ’un ennemi mort sent toujours bon -. »
Smolensk, Polotsk, Valoutina
Napoléon
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D’aucuns, comme Ségur qui l’a relaté dans ses mémoires, pensent qu’arrivé à Vitbesk, après ces marches épuisantes à travers la Lithuanie, de plus en plus loin de ses bases, l’Empereur aurait décidé de mettre un terme à cette première phase de la campagne. « Je m’arrête ici, je veux m’y reconnaître, y rallier, y reposer mon armée. La campagne de 1812 est finie. Celle de 1813 fera le reste ! ». Il ne s’agit en réalité que d’un court repos, qui durera une semaine. Repos absolument nécessaire, la route depuis Vilna ayant mis les troupes dans un état de fatigue tel qu’il est impensable de les jeter à nouveau sur les chemins à la poursuite d’un Barclay toujours aussi insaisissable. Surtout, Napoléon n’a pas le choix, il lui faut continuer. Car le temps joue contre lui, il le sait. S’il est maître d’une large portion de territoire, au sein d’un heptagone dont les angles seraient Vilna, à l’ouest, Minsk et Mohilev au sud, Vitbesk à l’est et Polotsk au nord, la situation sur ses ailes peut être jugée menaçante. À sa gauche, c’est Wittgenstein qui a l’initiative et qui bouscule Oudinot. Il lui faut dégarnir son centre des Bavarois de Gouvion Saint-Cyr pour contenir les assauts du général russe. Sur sa droite et en arrière, la situation n’est guère meilleure. Tormassov, à la tête de l’armée de Galicie, surprend les Saxons du général Reynier à Kobrine, dans la zone du Pripet, et fait prisonnier l’ensemble de la brigade Klengel. Napoléon est contraint d’envoyer Schwarzenberg à la rencontre de Tormassov, alors qu’il destinait les troupes autrichiennes au garnissage de son dispositif central. S’il attend encore, il sait que la pression sur ses ailes se fera de plus en plus forte. Les renforts de Finlande et de SaintPétersbourg, l’arrière-ban des provinces éloignées, les troupes de l’amiral Chikov, tous ces corps que l’immensité du territoire n’avait pu réunir convergent en ce moment sur l’envahisseur français. S’il attend trop, non seulement Napoléon ne sera plus en mesure de battre Barclay et Bagration réunis, mais encore, il n’est pas certain qu’il Charles étienne Gudin (1768-1812) comte, général Huile sur toile - Anonyme École française Premier Empire Archives photographiques Thierry de Maigret
Bataille de Smolensk (16 et 17 août) Huile sur toile (vers 1820) par Albrecht Adam (1786-1862) Musée de l’Ermitage
puisse se maintenir. Se replier est impensable. Il n’y a que la marche en avant qui puisse lui garantir la victoire. De fait, s’il ignore exactement la taille des troupes de Barclay et de Bagration, et malgré le délitement de ses propres troupes, il peut néanmoins supposer qu’il conservera sur eux un avantage numérique certain. Il lui faut livrer au plus vite cette fameuse bataille ! Les Russes sont tout près d’exaucer les vœux de l’Empereur. Leur jonction faite à Smolensk est vécue comme un jour de liesse. Les armées réunies reprennent espoir. L’enthousiasme de la base se transmet à la tête, conduisant Bagration à oublier pour un temps ses amères récriminations à l’encontre de Barclay. Unis, ils feront enfin front. Mieux que ça, ils passeront à l’offensive. C’est la décision que prennent les états-majors réunis des deux armées. Barclay, s’il conserve une certaine circonspection quant à la capacité des Russes à vaincre la Grande Armée, n’a d’autre choix que de se rallier. Il conduira les opérations. Les mouvements sont lancés le 7 août. Il reste une question de taille : vers où conduire cette brillante contre-offensive ? Car les rapports des éclaireurs et des espions sont contradictoires. Il est difficile de l’imaginer, tant ces armées semblent formidables par leurs masses et leurs exigences logistiques, mais il est évident que Barclay ignore où sont les Français et que réciproquement, Napoléon ignore exactement où sont les Russes. Mais Barclay se trompe de beaucoup. Alors qu’il dirige son offensive sur Vitbesk
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et Rassasna, lieu probable de jonction de la Grande Armée avec les corps qui poursuivaient Bagration, une information complètement erronée lui parvient, le prévenant du débordement par sa droite du gros des troupes de Napoléon. Le dispositif initial, qui le conduisait effectivement à la rencontre des Français, est totalement bouleversé et tourné désormais vers Poreczié, tout au nord de Smolensk. Barclay est d’ailleurs conforté dans son idée lorsqu’il apprend que Platov a rencontré et battu les cavaliers de Sébastiani à Inkowo, au Nord-Ouest de Smolensk. Ce qu’il prend pour les contre-flancs de la Grande Armée et, en quelque sorte son aile droite, est en réalité son aile gauche ! Ce faisant, Napoléon est lui-même induit en erreur. La rencontre avec Platov et la vigueur de l’engagement lui laissent supposer que les Russes marchent sur lui en direction de Vitbesk et qu’ils sont déterminés à la bataille. Il prépare donc son propre dispositif sur l’axe Vitebsk Rassana. Mais il fait la même erreur que Barclay. Ce qu’il prend pour une avant-garde et le centre du dispositif ennemi est en réalité son aile gauche ! Bref, Barclay et Napoléon se manquent, alors que leur intention est de se rencontrer au plus vite. Cette erreur de jugement sur les positions et les intentions russes est des plus fâcheuses pour Napoléon. L’avancée de Barclay sur Poreczié se fait dans le désordre le plus affligeant. Ordre et contre-ordre, marche et contremarche, les commandants de Corps s’y perdent, la troupe se met à grogner. Le bel enthousiasme des retrouvailles qui avait galvanisé les hommes est retombé. Le mot de trahison est sur toutes les lèvres. Napoléon débouchant sur les Russes à ce moment-là n’aurait eu aucun mal à les culbuter. Au lieu de cela, l’avancée française se fait précautionneusement. Les premiers engagements ont peut-être échaudé les Français et la prudence est de mise. Napoléon pense que la clé du dispositif est Smolensk et il jette ses troupes sur cette ville où il suppose ne trouver qu’une partie de l’aile gauche afin de la prendre aux Russes. Ainsi, il se rendrait maître de la route de Moscou, un peu en arrière des troupes russes. Il imposerait alors une bataille en front renversé à Barclay, avec un appui fort des deux
Horace Sébastiani (1772-1851) comte, général Estampe (vers 1813) extraite de la série des Grands Aigles Musée national de Malmaison
côtés du Dniepr. En réalité il y trouvera toute l’armée russe. Celle-ci, en effet, n’a pas beaucoup avancé vers Poretzié depuis que Barclay l’a mise en marche. Il lui sera facile de s’y replier par le nord apprenant que Napoléon l’attaque par le sud. Le 13 août, l’essentiel des troupes françaises est massé à Rassasna et prend la route de part et d’autre du Dniepr. Au-devant chevauchent trois des quatre Corps de la cavalerie de réserve, ceux de Nansouty, Grouchy et Montbrun. Derrière marchent les Corps de Ney, Davout, qui a récupéré ses divisions « prêtées » à Murat durant les premières semaines de la campagne, les Italiens du vice-roi Eugène ainsi que la Garde, flanqués sur leur droite par les Corps de Poniatowski et de Junot. Naturellement, Murat conduit l’avant-garde, parade grandiose de cavalerie, aux uniformes chamarrés, aux cuirasses rutilantes, aux oriflammes et aux drapeaux colorés. Hussards, lanciers, dragons, cuirassiers étincellent sous le soleil d’août et suivent leur chef charismatique comme à la parade.
Carabiniers sur chevaux nains (juillet) « Du sublime au ridicule il n’y a qu’un pas. » Napoléon On estime à 150 000 le nombre de chevaux qui ont franchi le Niémen. En raison de violents orages, 10 000 chevaux disparaissent dès la première semaine. Chemins impraticables, fourrage détrempé, changements brusques de température sont autant de causes de cette hécatombe. De plus, le pays traversé est loin de suffire aux besoins quotidiens de fourrage, que le ravitaillement depuis la Pologne ne parvient jamais à combler. En outre, les premiers heurts sont essentiellement des combats de cavalerie. Le capital équin de la Grande Armée se délite donc rapidement. Certains cavaliers sont contraints de monter des chevaux du cru. Si elles sont plus robustes, ces bêtes sont aussi beaucoup plus petites, ce qui occasionne des scènes cocasses.
Smolensk, Polotsk, Valoutina 36
Comment blâmer Murat, probablement grisé d’un si beau spectacle, d’avoir comme seule idée de charger sabre au clair au son des clairons, lorsqu’il croise en couverture, vers Krasnoïé, la 27ème division d’infanterie russe du général Neverowski ? Idée magnifique et grandiose, à la mesure du héros légendaire d’Eylau. Idée ô combien plus chevaleresque que de faire donner les innombrables canons de l’artillerie légère qui l’accompagnent aussi. Hélas, contre des Russes résolus, protégés par des sous-bois et rangés dès les premiers échanges avec les Français en un inexpugnable carré, les brillantes charges de cavalerie s’épuisent. Trente charges ne parviennent pas enfoncer l’ennemi. Le carré russe parvient à contenir les assauts sans rompre, tout en se repliant de 20 kilomètres de Krasnoïé à Korytna. Le soir venu, Newerowski a sauvé sa division de l’anéantissement. Ses pertes sont cependant lourdes. Sa cavalerie, un régiment de dragons appuyé par des Cosaques, est détruite, deux mille hommes sont tombés ; elle a perdu toute son artillerie et sept canons ont été pris. Mais le reste de ses hommes parvient à regagner Smolensk et participera à d’autres batailles. Newerowski alignera encore quatre régiments à la Moskowa. Apprenant de Newerowski le mouvement de Napoléon sur Smolensk, Bagration prend l’initiative de renforcer les défenses de la ville et y envoie immédiatement la division Raiewski, qui n’était déployée qu’à douze kilomètres. Le 15 août, il occupe la ville, alors que les cavaliers de Murat arrivent sous ses murs. L’infanterie qui suit est trop loin
Laurent Gouvion Saint-Cyr (1764-1830) comte, maréchal Gravure (vers 1820) par Aubry Collection Arnaud Gouvion de Saint-Cyr
pour tenter de chasser les Russes. Le 16, Raiewski est renforcé par trois autres divisions, alors que le Corps de Ney arrive seulement. La manœuvre imaginée par Napoléon est éventée. La ville ne sera pas prise rapidement, les armées russes ne seront pas tournées, la bataille décisive ne se fera pas en front renversé. Les tergiversations de Barclay l’ont paradoxalement sauvé. Le 17 août, les deux armées russes ont également convergé vers Smolensk. Les troupes russes et françaises se font enfin face, mais de chaque côté du Dniepr. Devant cette situation inattendue, l’étatmajor russe, poussé par le parti du général Araktcheïev, le plus virulent partisan de l’attaque à outrance, souhaite que les deux armées traversent le Dniepr à Smolensk et se portent au-devant des Français. Mais Barclay ne souhaite pas s’engager dans une telle opération. Les troupes russes ne bougent donc pas. La ville est puissamment défendue, le La campagne de Russie Huile sur toile attribuée à Louis-François Lejeune (1775-1848) Archives photographiques Osénat
gros de l’armée à l’abri, derrière, sur l’autre côté du fleuve, surplombant la ville. Napoléon, comprenant que Barclay ne tentera pas d’offensive, ordonne l’assaut le 17 août à 14h. Il jette sur la ville, à l’est, Ney avec les divisions Ledru, Marchand et Razout, au sud Davout avec les divisions Gudin, Morand, Friant, Compans et Dessaix, à l’ouest Poniatowski avec ses deux divisions d’infanterie, Zayonchek et Kniazvitch. La réserve de cavalerie flanque Poniatowski sur sa droite. Face à ce formidable assaut, Barclay a fait disposer et fortifier dans les faubourgs de la ville le 6ème Corps de la première armée, celui de Dokthourov, avec les divisions Kaptzevitch et Likhatchev. Les restes de la division Newerowski font également partie des défenseurs. La bataille de Smolensk est en réalité une succession d’assauts infructueux mais opiniâtres de la part des Français. Au prix de lourdes pertes, estimées à 10 000 hommes, ils se rendent maîtres des faubourgs au soir du premier jour mais se heurtent aux remparts de la ville et ne peuvent les franchir. Smolensk, charmante bourgade moyenâgeuse, aux clochers blanchis et couronnés de vert, dispose en effet de remparts du XVIème siècle et même d’un fort, le Bastion Royal, datant du XVIIème siècle. Ces fortifications ne résisteraient pas longtemps à un siège en règle, avec travaux de génie et un
Hussard du 2e Régiment à la charge Aquarelle et gouache (1907) par Alphonse Lalauze (1872-1936) Archives photographiques Osénat
pilonnage d’artillerie lourde. Mais contre des fantassins sans échelles, des cavaliers et des canons de campagne, ses murs sont bien assez solides. Cependant, les projectiles incendiaires lancés par les obusiers mettent le feu aux maisons de bois, à l’intérieur des remparts. La cité s’embrase, le feu se propage et gagne progressivement tous les quartiers de la vieille ville. La fournaise continue toute la nuit. A tout hasard, quelques voltigeurs français tentent de rentrer dans la ville, pensant pouvoir faire un coup de force, ou surprendre l’ennemi aux prises avec les flammes. En réalité Smolensk est vide. Barclay a ordonné d’évacuer ! Face à cette décision d’abandonner une position stratégique jugée inexpugnable, l’état-major russe est atterré car Barclay, s’il livre une ville en flammes et quasiment détruite, n’est plus en mesure de contenir l’avancée de Napoléon. La conséquence est que les combats vont maintenant se porter au cœur même de la Russie, dans une région bien plus fertile et riche que ne l’était la Lithuanie. Surtout, ce repli menace Moscou, la capitale Dragon à pied de prof il Huile sur toile par Lielio École française du XIXe siècle Archives photographiques Osénat
Smolensk, Polotsk, Valoutina 38
historique, culturelle et religieuse de l’Empire des Romanov. Le tollé est général. Mais le sentiment d’obéissance l’emporte. Lorsque Barclay, une fois encore, ordonne la retraite, il est obéi. Les Français se rendent donc maîtres de la vieille-ville le 18 août et s’emparent en fin de journée du dernier faubourg de la ville encore aux mains des Russes sur la rive opposée du Dniepr. De là, le 19 août, commence la poursuite de l’armée russe. Celle-ci prend la route de Moscou. Trop ramassée, elle encombre rapidement les deux routes qui y mènent et reste dangereusement vulnérable car déployée en colonne de marche à proximité des Français. Ney, le premier, rejoint les traînards près du village de Valoutina, à quelques kilomètres de Smolensk. Il engage les divisions Ledru, Razout et la division allemande du prince de Wurtemberg. Il a face à lui le général Tchoutchov qui commande l’arrière-garde russe. Sous son commandement sont réunis le 4ème Corps d’Osterman-Tolstoï, le 3ème Corps, comprenant notamment la division de grenadiers de Stroganov et la cavalerie légère de Korff prélevée au 2ème Corps de Baggovout. Il s’agit, pour la plupart, des troupes qui ont vaillamment couvert la manœuvre de Vitbesk et retenu les Français pendant trois jours à Ostrowno. Leur mission n’est cette fois encore
pas très différente. Ils doivent tenir le plus possible pour permettre aux deux armées russes de se replier en bon ordre vers Moscou. Le dispositif est important, car, outre les forces avancées de Ney, Barclay sait qu’il risque de se faire déborder sur son flanc par Junot que Napoléon a envoyé dès le 17 août sur la gauche russe afin de couper une éventuelle retraite. La bataille fait rage et, à l’instar d’Ostrowno, Barclay envoie par bribes des troupes fraîches tenir celles engagées. Le général Gudin trouve la mort, Dessailly et Gérard sont blessés. Les cavaliers de Murat rejoignent bientôt Ney et Junot se rapproche. Les forces combinées des deux corps ne peuvent manquer d’écraser Tchoutchov et, par-là, menacer la retraite des armées russes, les contraignant peut-être à accepter une bataille rangée. Mais Junot ne bouge pas. Ney fait demander son soutien, il refuse. Murat insiste, lui faisant miroiter un bâton de maréchal, même refus, arguant que l’Empereur ne lui a pas donné d’ordre en ce sens. Ce n’est qu’en fin d’aprèsmidi qu’il engage timidement artillerie et cavalerie légère, sans aucun effet décisif sur la bataille. Le Corps de Ney, en première ligne, se voit contraint de tenter une charge désespérée contre l’ennemi qui lui permet de prendre le plateau sur lequel les Russes avaient pris pied et les mettre en fuite. Tchoutchov est fait prisonnier. Beau fait d’arme,
mais victoire trop tardive. Le soir tombe, les Français, épuisés, sont contraints de s’arrêter pour bivouaquer à même le champ de bataille. Demain, les Russes, une fois encore, auront filé. La colère de l’Empereur contre son vieux compagnon d’armes le pousse à vouloir dessaisir Junot du commandement du 8ème Corps. Dès cette époque on le considère comme presque fou, soit en raison d’un penchant excessif pour la boisson, soit à cause des effets d’une blessure à la tête reçue pendant la première campagne d’Italie, soit encore en raison d’une prétendue insolation dans les forêts lithuaniennes. Cependant, peut-être par égard pour le grand militaire qu’il fut, ou en hommage à son indéfectible loyauté, ou encore au nom de liens amicaux qui remontent bien avant l’épopée, l’Empereur renoncera à son projet de destitution. Junot conservera son commandement jusqu’à la fin de la campagne. Que n’a-t-il Vandamme sous la main ? L’impétuosité et l’initiative de ce dernier auraient été bienvenues. Seulement Vandamme a été renvoyé du 8ème Corps en début de campagne parce qu’il avait eu l’outrecuidance de critiquer le jeune roi Jérôme, le propre frère de l’Empereur… La conquête, l’étiquette, le choix est cornélien pour un César devenu monarque.
Charge de Murat (14 août) « Si du côté de la cavalerie jamais on ne vit autant d’intrépidité, on est forcé d’avouer qu’on ne vit jamais davantage de courage de la part de l’ennemi. » Joachim Murat Pensant réussir à tourner l’armée russe, la couper de ses lignes arrières et ainsi la contraindre à accepter une bataille décisive, Napoléon lance ses troupes regroupées à Rassana sur Smolensk, qu’il croit inoccupée. À l’avant-garde, chevauche presque toute la cavalerie, rassemblée sous les ordres du Roi de Naples. Vers 3 heures de l’après-midi, celle-ci se heurte à la 27ème division d’infanterie de Neverowski, soutenue par un régiment de dragons et de Cosaques. Les Russes se réunissent progressivement en un immense carré. Murat les fait charger plus de trente fois. Malgré la fougue et le brillant courage des cavaliers français, le gigantesque carré n’est pas enfoncé. Tout en combattant, les Russes franchissent les vingt kilomètres qui les séparent de Korytnia, où des chasseurs embusqués parviennent à stopper les Français épuisés. Plus de mille Russes ont péri mais Newerowski sauve sa division, qui combattra à la Moskowa.
La Moskowa
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« J’ai besoin d ’une grande bataille. »
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Les Russes ont enfin décidé d’accepter la bataille. Et ils s’y sont préparés. Surtout ils ont l’avantage du choix du site de la bataille. Il s’est porté sur le village de Borodino, au sommet d’une éminence sur la rive nord de la Kolozca, rivière qui se jette quelques kilomètres plus loin dans la Moscowa. Borodino se trouve sur la nouvelle route de Moscou, prétendument empruntée par les poursuivants français. Koutouzov met en place un dispositif autour de cette route. Son centre, composé de la première armée toujours commandée par Barclay, se déploie derrière Borodino. La droite, au nord, vaste zone à faible relief, est confiée à l’ataman Platov et à ses innombrables Cosaques. La gauche, au sud et au sud-ouest, soit trois collines, est occupée par la seconde armée commandée par Bagration. L’essentiel du travail de fortification est réalisé sur la gauche, où plusieurs redoutes sont construites. La plus avancée est celle de Schwardino, du nom du village qui se trouve sur la colline. Derrière et à l’extrême sud du dispositif, les trois Flèches, disposées sur une colline plus imposante, juste devant le village de Séménowskoié. La troisième se trouve face à Borodino, sur la rive sud de la Kolozca. Ces redoutes ont pour vocation de protéger les batteries d’artillerie commandant la grande route de Moscou. Leur emplacement sur des hauteurs et leur fortification en garantissent la sécurité. Elles sont larges et spacieuses, permettant également la présence de régiments d’infanterie en cas d’assaut. La Grande Redoute, la plus proche du centre, est celle qui est dotée des meilleures fortifications. Elle a été édifiée par les pionniers de Bogdanov. L’ouvrage consiste en une large accolade tournée en direction de la Kolozca, surplombant un fossé large de 10 mètres, creusé à
Napoléon
même le talus. La pente du talus est très abrupte. En aval du fossé sont creusés des trous de loup, sur environ 120 mètres de distance. Ils rendent quasiment impossible l’assaut de front par de la cavalerie lancée en charge. Vingt et un canons peuvent y servir de front. Les trois Flèches, quant à elles, sont de simples épaulements de terre. La Flèche du sud est orientée plein ouest, les deux autres sont orientées nord-ouest, couvrant en partie la Grande Redoute. Chaque Flèche permet le service d’au moins huit pièces de 12. La redoute de Chewardino, quant à elle, est la plus sommaire. Les Russes sont venus à bout des préparatifs de cette grande bataille grâce au temps laissé par leurs poursuivants.
Portrait du Roi de Rome (6 septembre) « Mon fils est le plus bel enfant de France. » Napoléon Le 5 septembre, les Français se sont rendus maîtres de la redoute défendue par la division Raïewski. Napoléon est content : il sait que les Russes ne se déroberont pas cette fois et que la grande bataille qu’il ambitionne de mener et de gagner depuis le début de la campagne va avoir lieu. La journée du 6, durant laquelle la Grande Armée se rassemble, est passée dans la bonne humeur. En fin de journée, de retour de reconnaissance, l’Empereur trouve le préfet Bausset porteur du courrier des Tuileries et d’un portrait du Roi de Rome par Gérard. Napoléon fait admirer à l’envi le portrait du bel enfant dont il est si fier. En hommage, les grenadiers de la Garde organiseront un défilé et lui présenteront les armes.
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Ceux-ci, en effet, et malgré les formidables efforts de Murat, ont avancé moins rapidement. Ceci est imputable à la logistique, les Français devant transporter leurs vivres, à l’incertitude des mouvements russes, les fausses pistes ayant été abondamment suivies par les avant-gardes françaises, et à l’action de sape des Cosaques laissés en arrièregarde. Ce n’est qu’à Ghjat que l’Empereur sait avec certitude où se trouvent les Russes. Des Cosaques capturés révèlent le lieu de Borodino. Et surtout ils apprennent à l’Empereur que Barclay n’est plus le généralissime et qu’il a été remplacé par Koutouzov. Napoléon exulte. Il sait que cette nomination implique une bataille décisive et que les Russes se battront autrement qu’à Smolensk pour sauver Moscou. Il se porte alors lui-même à l’avant-garde et avance sur Borodino. La Grande Armée débouche sur le dispositif russe le 5 septembre au matin. D’abord l’avant-garde de Murat, épaulée depuis Wiasma par la division Compans, sur sa droite le Corps des Polonais de Poniatowski, et sur sa gauche, le 4ème Corps du prince Eugène. L’arrière-garde russe, commandée par Konownitzyne, est rapidement repoussée et se replie vers Borodino. Contrairement aux attentes russes, la Grande Armée arrive non pas par la grande route de Moscou mais plus au sud. L’Empereur reconnaît le terrain lui-même et ordonne de balayer la redoute de Schwardino protégeant l’armée de Bagration. C’est Compans qui conduira l’assaut, aidé sur sa droite par Poniatowski et sur sa gauche par Murat. L’assaut débute en fin de journée, vers 17 heures. La Redoute est défendue par la Division Neverowski, commandée par le prince Gortchakov, le propre neveu du célèbre général Souvarov. Rappelons-le, c’est cette fameuse division qui a résisté à de nombreux assauts de cavalerie à Krasnoïé, peu avant Smolensk. De ce fait elle est réduite à deux bataillons et a perdu son artillerie. S’y trouvent les régiLouis Pierre de Montbrun (1770-1812) comte, général Estampe (vers 1813) extraite de la série des Grands Aigles Musée national de Malmaison
Jean-Ambroise Baston de Lariboisière (1759-1812) comte, général Estampe (vers 1813) extraite de la série des Grands Aigles Musée national de Malmaison
ments de Vilna, Simbirsk, Odessa et Tarnapol, ainsi que deux régiments de chasseurs, disposés en tirailleurs devant la Redoute. On estime qu’environ 11 000 hommes sont alignés. Compans lance l’assaut avec sa cinquième division d’infanterie. Pour faire jeu égal avec les tirailleurs russes, il constitue deux bataillons de voltigeurs réunis, composés des compagnies de voltigeurs de l’ensemble de ses régiments d’infanterie, qu’il lance également en tirailleurs, préparant l’offensive de ses troupes de choc. Ses régiments arrivent en bon ordre face aux rangs russes déployés de part et d’autre de la redoute. Les Russes soutiennent le feu français, presque à bout portant, sans rompre. Une première attaque est lancée contre la Redoute par une colonne du 61ème et un bataillon de voltigeurs. Mais ils se heurtent à une infranchissable muraille humaine qui les repousse, causant de fortes pertes. Compans fait alors avancer, derrière le deuxième bataillon du 57ème mis en rideau, quatre pièces d’artillerie. Le rideau s’ouvrant, elles crachent sur l’ennemi un feu meurtrier de mitraille qui décime les défenseurs. La brèche est ouverte. Le 57ème, appuyé par les soldats de la première vague d’assaut, occupe la Redoute. Il s’ensuit un formidable désordre : les défenseurs sont massacrés, huit pièces de 12 sont prises à l’ennemi et la Redoute tombe, mais la contre-attaque russe est violente. Elle a lieu surtout sur les ailes. Le 111ème, qui flanquait la gauche avec le soutien de la division Morand du 1er Corps subit l’assaut des dragons de Karkov et de Tchernigov, venus en soutien. Le Corps de Poniatowski, qui flanquait la droite, est quant à lui aux prises avec les Hussards d’Achtyrca, les dragons de Kiev et les Cosaques de Karpov. Ces combats, où la cavalerie russe prend souvent le dessus, se poursuivent une bonne partie de la nuit. Il n’en demeure pas moins que la Redoute est prise. Les Russes, qui l’ont
défendue avec ténacité, ont perdu beaucoup d’hommes, trop peut-être au regard de l’intérêt relativement pauvre de la position qu’ils ont fini par abandonner. 4 000 à 7 000 Russes sont mis hors de combat, contre seulement 1 500 à 3 000 Français. L’Empereur est content de ce premier heurt. Demain, sa grande bataille doit avoir lieu. En réalité, elle n’aura lieu que le surlendemain, cette journée du 6 septembre étant mise à profit, côté français, pour permettre au reste de l’armée de rejoindre l’Empereur. Les Français organisent leurs lignes face à l’aile gauche de Bagration. Côté russe on ne bouge pas, on attend. Koutouzov, qui doit pourtant comprendre que son dispositif est décalé par rapport à celui des Français, ne donne aucun ordre pour le modifier. Il reste vissé sur son pliant, dans un renflement du terrain qui ne lui permet pas de jauger de visu le champ d’opération. Le seul ordre majeur qu’il donnera afin de conforter son statut de défenseur de la Russie millénaire et mystique, sera de faire adorer par ses troupes une icône de la Vierge de Smolensk. La procession solennelle traverse le camp où des milliers de soldats, tout à leur Pierre Bagration (1765-1812) prince, général Huile sur toile (vers 1825) par George Dawe (1781-1829) Musée de l’Ermitage
Plan de la bataille de La Moskowa
dévotion, s’agenouillent avec humilité, prêts à mourir pour Dieu, le Tsar et la Sainte Russie. Autre camp, autre icône : le préfet de Bausset, arrivant de Paris, apporte un joli portrait du roi de Rome que l’Empereur fait admirer à l’envi à son entourage. D’autres nouvelles, hélas, accompagnent
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le bel enfant, celles de la guerre en Borodino et tenter de progresser Espagne et de la désastreuse défaite sur les bords de la Kolozca ou s’ils de Marmont aux Arapiles. Napoléon vont forcer le passage par la Grande n’a plus le choix. Il lui faut finir vite Redoute et les Flèches. cette campagne de Russie, afin de Davout fait avancer la grande ne pas se laisser déborder sur cet batterie hors de ses retrancheautre et lointain front, qui menace ments, celle-ci ayant été placée bien plus directement le cœur de trop loin. L’adresse des artilleurs son Empire. français, en particulier ceux de Le 7 septembre l’Empereur est Pernety, permet aux hommes du 1er Corps de venir rapidement à bout malade. Depuis la veille, il souffre de la première flèche. Le 57ème de d’une forte grippe couronnée ligne y pénètre au prix de pertes d’une insupportable migraine. importantes. L’assaut se poursuit Malgré le mal, apprenant que les sur les autres Flèches et se heurte à Russes, cette fois, n’ont pas dispaAlexander Tuchkov (1777-1812) la résistance farouche des hommes ru, il reçoit ses commandants pour Général de Bagration. Le général Compans y leur donner ses derniers ordres Huile sur toile (vers 1825) est blessé. Il est remplacé par Rapp, et rejoint à cheval la redoute de par George Dawe (1781-1829) blessé lui-même à quatre reprises, Schwardino. Harangue et ordre du Musée de l’Ermitage puis par Dessaix... qui sera égalejour sont accueillis par un tonnerre de « Vive l’Empereur ». Il est trois heures du matin, chacun ment blessé ! Davout est renversé par un boulet et, trop rejoint son poste, confiant dans le plan pensé par le « petit commotionné, ne peut reprendre son poste. L’Empereur Tondu ». Ce plan consiste dans ses grandes lignes à fixer les envoie Murat pour prendre le commandement. La bataille fait rage depuis une heure. Les Russes luttent forces de Koutouzov sur la vieille route de Moscou, mission confiée à l’aile gauche commandée par le prince Eugène, pied à pied et ne cèdent que peu de terrain face à la furie pendant que l’aile droite, l’aile marchante, commandée française. C’est alors que les trois divisions de Ney entrent par Poniatowski, menacera le flanc gauche de l’ennemi, manœuvre qui devrait permettre d’enfoncer le dispositif Vierge de Smolensk (6 septembre) fortifié des Flèches et de la Grande Redoute. À 5 heures du matin, tout le monde est en place. Le jour « Sauve, Mère de Dieu, tes serviteurs, car tous en se lève, mais le soleil peine à percer un brouillard épais. Dieu avons recours à Toi, muraille inébranlable. » Russes et Français se font face, s’observent, attendent, Chant liturgique orthodoxe quand trois coups de canons résonnent : l’artillerie de la Garde donne le signal, la bataille commence. Dès cet insLa veille de la bataille, Koutouzov reste relativement tant, les cent-vingt pièces de la grande batterie située sur inactif. L’un des rares ordres qu’il donne est de faire défiler en procession l’icône de la Vierge de Smolensk, apportée la droite française entrent en action et prennent pour cible depuis Moscou. Le cortège, escorté d’un détachement les Flèches et la Grande Redoute. Cette action d’artillerie a d’infanterie, flanqué de prêtres, de diacres et de servants, pour but de préparer l’offensive combinée des Corps d’inparcourt toutes les lignes russes. Cette longue marche, fanterie et de cavalerie. Sur la gauche, le prince Eugène se entrecoupée de chants liturgiques et ponctuée de plus lance vigoureusement à l’attaque de Borodino. Les Italiens d’une vingtaine d’offices, exalte le patriotisme russe. de la division Delzons prennent le village, malgré une Tous, miliciens, soldats, officiers, généraux se découvrent résistance acharnée des chasseurs de la Garde Russe. Le et se signent devant l’icône miraculeuse, unis dans général Plauzonne qui conduit l’assaut du 106ème de Ligne une ferveur et une émotion communes. Koutouzov, tombe mortellement blessé. À ce moment, Koutouzov ne malgré sa corpulence, s’agenouille devant l’icône avant de se redresser humblement pour la baiser. peut savoir si les Français vont concentrer leurs efforts sur
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en action. Il les dispose en colonnes d’attaque et monte en soutien du 57ème qui peine à conserver la Flèche conquise. Cette manœuvre dévoile le plan de Napoléon. Koutouzov comprend que l’objectif principal est de faire sauter les ouvrages défensifs de sa gauche et de son centre. Il redéploie donc son armée, dégarnissant la vallée de la Kolozca du Corps de Boggowout, ramenant le Corps de Touchkov depuis son extrême gauche en renforçant l’ensemble d’une partie de la Garde et de la réserve de cavalerie. « L’audacieux et l’invulnérable Ney » qui gagnera ce jour le titre de prince de la Moskowa, est parvenu à s’emparer de la Flèche Nord. Mais il la conserve peu de temps. La contre-attaque russe est aussi violente que l’attaque française et Ney, culbuté, est contraint d’abandonner sa conquête. Les Français seraient même poussés à abandonner le plateau et revenir à leur point de départ sans l’intervention énergique de Murat. La cavalerie légère de Bruyère fait merveille, bouscule les Russes et reprend les ouvrages cédés. Mieux, le 1er Corps de cavalerie de Nansouty, appelé en soutien, permet de les conserver et d’attaquer deux régiments de la Garde Russe qui forment le carré. La percée est faite. Conjointement, les hommes du 1er Corps et ceux du 3ème Corps sous la conduite du « brave des braves » font Nikolaï Mikhaïlovitch Borozdin (1777-1830) prince, général Huile sur toile (vers 1825) par George Dawe (1781-1829) Musée de l’Ermitage
Bataille de La Moskowa (7 septembre) Huile sur toile (1843) par Peter von Hess (1792-1871) Musée de l’Ermitage
tomber la troisième Flèche. Dans l’esprit de l’Empereur, la prise des Flèches, dont il n’aurait pu douter et l’arrivée de son aile marchante conduite par Poniatowski devaient être concomitantes. Créant un inattendu surnombre, l’arrivée des Polonais devait permettre de faire reculer les Russes, de se rendre
rapidement maître de la Grande Redoute et de coincer puis écraser l’ennemi dans le ravin de la Kolozka. Or, les Polonais ne sont pas au rendez-vous. Outre un bois dense qu’il a fallu traverser, Poniatowski s’est heurté près d’Outsita au Corps de Touckhov. La division Stroganov notamment, occupant un monticule et disposant d’une batterie de dix-huit canons, résistera longtemps avant de devoir se replier pour renforcer le centre. Des renforts prélevés sur la droite russe ralentissent encore la progression polonaise. L’âpreté des combats n’épargne pas cette partie du front. Ne disposant pas du surnombre escompté, les Français souffrent. Bagration, qui se sait bientôt abondamment renforcé, conduit des assauts de cavalerie féroces, tandis que les canons de la Grande Redoute, qui surplombe les Flèches, causent de lourdes pertes dans les rangs de leurs assaillants. Pourtant, dans un acte de bravoure sidérant, la division Morand monte à l’assaut de la Grande Redoute… et s’en empare. Les 1 800 hommes du 30ème de ligne emmenés par le général Bonnamy délogent la division Paskievitch. Le moment est décisif. Ney et Murat le sentent et réclament à grands cris des renforts leur permettant de pousser leur avantage et de faire la trouée dans le dispositif de Koutouzov. La victoire est à une portée de baïonnette. Mais l’Empereur ne les entend pas. En arrière, de sa redoute de Schwardino, gêné par le soleil de midi devenu aveuglant et par la fumée des combats, il ne peut s’en rendre compte. Il dépêche seulement la division Friant et les Wurtembergeois de Marchand alors que c’est sa réserve, sa Garde, que ses Maréchaux demandaient. L’instant de grâce n’a pas été saisi, les Russes se reprennent et tout est bientôt à refaire. C’est l’heure d’Ermolov. Le Chef d’État-major de Barclay parvient à rallier les divisions Likatchev et Raiewski mises en déroute, et reprend l’offensive. Les Français de Bonnamy sont malmenés, leur général tombe percé de vingt coups de baïonnette… dont il réchappera miraculeusement. Le 30ème recule et ses pertes sont immenses. Les deux tiers de ses hommes sont hors de combat. Gérard vient les soutenir et stoppe l’offensive russe. Friant et Marchand, envoyés par l’Empereur, ne peuvent qu’aider leurs compagnons à se maintenir définitivement dans les Flèches. La Grande Redoute a été reprise. Il est près de 13 heures. Les Français résistent avec opiniâtreté mais leur avancée est stoppée. Cependant, les offensives russes perdent peu à peu de leur vigueur. La contre-attaque à outrance que conduisait Bagration semble
Mikhaïl Koutouzov (1745-1813) prince, feld-maréchal Huile sur toile (1829) par George Dawe (1781-1829) Musée de l’Ermitage
s’être enrayée. Et pour cause, ce dernier gît à terre, mortellement blessé, ainsi que son chef d’état-major et le général Borosdin. Par ailleurs, Poniatowski, qui est parvenu à prendre les hauteurs d’Outsita, débouche sur le plateau et menace la gauche russe. Une nouvelle fois Murat et Ney sentent que le moment de la victoire a sonné et ils réclament à l’Empereur sa Garde pour en finir. C’est Belliard, le chef d’état-major de Murat, qui présente la requête et cette fois avec succès. Napoléon consent à faire donner la Jeune
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Garde commandée par Mortier. Celle-ci entame sa marche… et s’arrête. Contre-ordre de l’Empereur lui-même, il craint un débordement de sa gauche : la cavalerie d’Ouvarov et les Cosaques de Platov franchissent la Kolozca et sèment la panique dans les bagages de la Grande Armée. Le temps que l’ordre soit ramené par Delzons et d’Ornano, l’occasion est passée, au grand dam des Maréchaux. Pis, Koutouzov, constatant également la faiblesse de son centre, le renforce par le Corps d’Osterman. Il n’hésite pas non plus à faire avancer la Garde Russe. « Puisqu’il ne fait plus la guerre par luimême (…), qu’il retourne aux Tuileries et nous laisse être généraux pour lui » lâche Ney, en colère, à l’adresse de son empereur resté en arrière. Mais Napoléon, qui a peut-être manqué une seconde fois l’occasion, ne la manquera pas une troisième. Constatant le renforcement du centre russe, sachant que ses hommes, fortement éprouvés, ne pourront plus le percer, il décide une manœuvre brillante combinant artillerie et cavalerie. Bonaparte était artilleur. De Toulon à Wagram, cette arme lui a porté chance. Ce sera le cas une nouvelle fois. Il fait constituer une gigantesque batterie de trois cents pièces, incorporant les quatre-vingt pièces de l’artillerie de sa Garde. Il compte écraser l’ennemi sous un feu d’enfer et lancer sa cavalerie de part et d’autre de la Grande Redoute. Isolée dans une déferlante de cavaliers, la Grande Redoute ne manquera pas d’être submergée par l’assaut des hommes de Ney sur sa gauche et son centre et du prince Eugène sur sa droite. Et le plan fonctionne à merveille. Après une heure de bombardements intensifs les vingt-et-une pièces de la Grande Redoute sont hors d’usage et les rangs de leurs défenseurs, qui ne bronchent ni ne bougent, clairsemés. A 15 heures, l’ordre est donné de lancer l’assaut. Montbrun venant d’être tué, c’est le général Caulaincourt qui conduit la charge. Suivi du 5ème et 8ème Régiment de cuirassiers et des 1er et 2ème carabiniers, il disperse les restes de la très éprouvée division Raiewski, défait les cavaliers de Kreuz et de Korv et dépasse la Grande Redoute. Constatant sa position, il donne l’ordre de se retourner et de charger l’infanterie de Likatchev qui en protège la gorge. Le prince Eugène, apercevant des cavaliers français derrière la Redoute, donne alors l’ordre de l’assaut à ses hommes, imités par ceux de
Emmanuel de Grouchy (1768-1847) comte, général Estampe (vers 1813) extraite de la série des Grands Aigles Musée national de Malmaison
Ney. Le 9ème léger italien est le premier à franchir les parapets. Pris en tenaille, les défenseurs ne peuvent rien faire. Les hommes de Likatchev sont proprement anéantis. La charge héroïque de Caulaincourt a permis de remporter l’ouvrage au prix de sa vie. Le général meurt à la tête de ses cuirassiers au moment où il pénètre dans la Redoute. L’orage de cavalerie française continue de gronder et déferle sur l’infanterie de Kaptsievich et les éléments du 4ème Corps russe venant de Gorki. Dokthourov, qui a remplacé Bagration à la tête de la 2me armée, constate l’impuissance de ses hommes. Les carrés sont enfoncés, on se couche, on se débande ou on périt. Pour endiguer ce flot ravageur, Dokthourov fait donner la cavalerie de la Garde et celle des Corps de Korf et de Pahlen. Mais c’est insuffisant.
Prise de la Grande Redoute (7 septembre) « Ces Russes se font tuer comme des machines ; on n’en prend pas. Cela n’avance pas nos affaires. Ce sont des citadelles qu’il faut démolir au canon. » Napoléon Clé du dispositif russe, la Grande Redoute résiste à de nombreux assauts français. En milieu de journée, après un intense bombardement, elle est bientôt submergée par un mouvement combiné de cavalerie et d’infanterie. Auguste de Caulaincourt, frère du Grand Écuyer, qui remplace Montbrun tué par un boulet, charge à la tête de ses cuirassiers et dégage la gorge de la Redoute âprement défendue par la division Likhatchev. Apercevant des cavaliers français derrière la Redoute, le Prince Eugène donne l’ordre à l’infanterie de la prendre d’assaut. Les divisions Broussier et Morand, commandées par Lanabère et Gérard escaladent les murs de terre alors que les cuirassiers bousculent les occupants. Caulaincourt et Lanabère meurent lors de la prise de la Grande Redoute qui deviendra un des symboles de la bataille de la Moskowa.
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Les vagues françaises se succèdent sans cesse. Les cuirassiers du 2ème Corps sont remplacés par les carabiniers dans leur cuirasse dorée caractéristique, suivis des cavaliers légers de Pajol. Ce sont ensuite les régiments de Grouchy qui montent au front, balayent les carrés russes et sabrent les ChevaliersGardes. Grouchy sera blessé par un biscaïen. Cette charge héroïque rejoint bientôt la cavalerie de Latour-Maubourg qui a dégagé, avec ses Gardes du Corps saxons et les cuirassiers de Zastrow, les alentours de Séménovskoïé. Friant profite des succès de cette formidable poussée pour se lancer à l’assaut de Séménovskoïé et enlever le village à ses défenseurs. Il est 16 heures, les Français sont sur le plateau, l’ensemble des ouvrages a été pris à l’ennemi et les deux villages clés de Borodino et de Séménovskoïé sont tenus. Les Russes, hébétés, ne bougent plus, n’avancent plus, forment les carrés et attendent. Ils n’ont plus les forces pour attaquer, leur cavalerie est décimée, ils n’ont plus de réserve. Le coup de boutoir permettant de remporter la victoire totale peut être donné. La Garde se prépare. Son général, Mouton, fait avancer la Vieille Garde vers le champ de bataille comme si de rien n’était. Elle est prête et attend son heure. Mais pour la troisième fois, l’Empereur refuse de la faire donner. « À huit cent lieues de la France, on ne risque pas sa dernière réserve ». Les Corps de Ney et Murat trop épuisés pour reprendre la lutte, c’est l’artillerie qui devra donner le coup de grâce. Les quatre-cents pièces de l’artillerie française se positionnent le long du front stabilisé et tirent sur les Russes. Ceux-ci reçoivent, stoïques, cette grêle meurtrière. Koutouzov a fait manœuvrer ses troupes de façon à ne pas être coupé de sa ligne de retraite. Il fait donner également son artillerie. Et la bataille finit ainsi, par deux heures ininterrompues de canonnades. La nuit tombe et met un terme au « massacre de Borodino », à ce moment la plus meurtrière des batailles livrées par l’Empereur. Victoire ou défaite ? Pour Koutouzov - qui en douterait ? - c’est une victoire. Il dépêche sans vergogne un bulletin ou il annonce que la Grande Armée a été taillée en pièce, la Garde Impériale détruite, revendique la prise de cent
Eugène de Beauharnais (1781-1824) prince, vice-roi d’Italie Huile sur toile (vers 1830) par Johann Heinrich Richter (1803-1845) Musée de l’Ermitage
pièces d’artillerie et de 16 000 prisonniers parmi lesquels le prince Eugène, Davout, Ney… Le Tsar, reconnaissant, fait donner un Te Deum dans toutes les églises de Moscou et Saint-Pétersbourg, nomme Koutouzov Feld Maréchal Général et lui verse 100 000 roubles de récompense. Napoléon dépêche également un bulletin officiel, peut-être un peu moins fantaisiste, où il parle de la « victoire de la Moskowa », de la destruction de la plus grande partie de l’armée russe et souligne que cet exploit a été accompli sans que la Garde ait eu à donner. Tout cela n’est pas faux, mais il ne mentionne pas le principal : cette armée, effectivement fortement diminuée, s’est retirée en bon ordre pendant la nuit. Elle n’est pas détruite et constitue toujours une menace, mais cette victoire n’est assurément pas un deuxième Austerlitz. La bataille se résume en un choc violent. C’est surtout la bravoure et l’héroïsme de l’infanterie, l’audace
et le panache de la cavalerie, la haute valeur technique de l’artillerie qui l’ont emporté. Il n’y a pas eu la fulgurance et le génie manœuvrier de l’Empereur. Son état de santé, qui l’a cloué loin des combats, l’explique peut-être. La ferveur de l’adversaire est une autre cause. Aucun régiment russe ne s’est débandé. Les hommes préféraient mourir que se rendre : 50 000 morts, seulement 800 prisonniers… Lorsqu’on tue un Russe, il faut encore le pousser pour qu’il tombe. C’est qu’ils défendent leur patrie. Ils livrent ce qu’en Russie on appellera plus tard la « Guerre Patriotique ». Suite à la Moskowa, le moral des Français est au plus bas. Les Maréchaux grognent. La visite du champ de bataille le lendemain a dévoilé l’ampleur du carnage. La marche sur Moscou est pénible, l’ennemi, poursuivi par Murat, se montre à nouveau insaisissable. Et puis les coupoles de la ville apparaissent, sans que Koutouzov ait tenté quoi que ce soit. Et la joie et la liesse submergent tout le monde. Elle est là, cette ville promise, cette ville dorée aux milles coupoles, ce carrefour étincelant de l’Orient et de l’Occident, offerte, pleine de promesses. L’Empereur arrive à cheval, acclamé par tous, dans un élan indescriptible. « La voilà donc cette ville fameuse ». Et d’ajouter : « Il était temps ».
Aux environs de Moscou le 14 septembre 1812 Huile sur toile (vers 1820) par Albrecht Adam (1786-1862) Musée de l’Ermitage
Napoléon devant Moscou Illustration (1921) par Jacques Onfroy de bréville dit Job (1858-1931) Collection Philippe Martinetti
l’épopée impériale NAPOLÉON
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Une jeunesse Corse La Moskowa À paraître
La Bérézina Leipzig Montereau
NAPOLÉON IV Un héritier À paraître
Un Prétendant