WWW.EMPLOIS-ESPACES.COM PLATE-FORME DE L’EMPLOI DES CADRES DU TOURISME ET DES LOISIRS WWW.MARCHES-ESPACES.COM PLATE-FORME DES MAPA ET DSP DU TOURISME, DES LOISIRS ET DE LA CULTURE
NATURE & RÉCRÉATION
RÉCRÉATION
WWW.REVUE-ESPACES.COM PLATE-FORME DE VENTE ESPACES, NATURE & RÉCRÉATION, MONDES DU TOURISME)
MAI 2014 SEMESTRIELLE
nature &
WWW.MONDESDUTOURISME.COM SITE DE PRÉSENTATION DE LA REVUE MONDES DU TOURISME
DOSSIER : LA NATURALITÉ EN MOUVEMENT
WWW.NATURE-ET-RECREATION.COM SITE DE PRÉSENTATION DE LA REVUE NATURE & RÉCRÉATION
N°1 • MAI 2014
LES SERVICES EN LIGNE DES ÉDITIONS ESPACES
N°1
DOSSIER
LA NATURALITÉ EN MOUVEMENT Introduction au dossier La naturalité en mouvement : environnement et usages récréatifs en nature. Le sauvage est-il une dimension forte des pratiques récréatives actuelles et à venir ? Jean Corneloup Chroniques scientifiques Natura natura semper (La nature sera toujours à naître). Un point de vue mésologique Augustin Berque Une “cosmotique” immersive. Pour une écologie corporelle en première personne Bernard Andrieu Recherche Les formes de la naturalité forestière Pierre Le Quéau Construire la nostalgie de la forêt : tourisme chamanique en Amazonie Sébastien Baud Le nouveau sauvage dans la modernité réflexive Jacques Lolive L’essor des centres naturistes en France (du XIXe au milieu du siècle). Vers une redéfinition sportive d’une nature sauvage ? Sylvain Villaret
XXe
NATURE & RÉCRÉATION • revue pluridisciplinaire de recherche en sciences sociales sur les pratiques récréatives en nature
SOMMAIRE
ÉDITORIAL
ACTUALITÉ
Nature & Récréation, revue pluridisciplinaire de
Comptes rendus de thèse
recherche en sciences sociales sur les pratiques récréaLes loisirs motorisés hors route. Conflits, controverse
tives en nature Le comité de rédaction
2
et réseaux d’actants Lisa Haye
81
Dossier
LA NATURALITÉ EN MOUVEMENT
Territoires en construction. De la géographie sociale à l’acteur-réseau : Une lecture des dynamiques sportives
Introduction au dossier
de nature dans les Grands Causses
La naturalité en mouvement : environnement et usages
Olivier Obin
85
récréatifs en nature. Le sauvage est-il une dimension Bien gérer les “espaces de nature”, une éthique du
forte des pratiques récréatives actuelles et à venir ? Jean Corneloup
7
faire avec. Propositions pour une géographie des associations hétérogènes
Chroniques scientifiques
Claire Tollis
Natura natura semper (La nature sera toujours à
Lectures critiques
90
naître). Un point de vue mésologique Augustin Berque
11
Fin (?) et confins du tourisme. Interroger le statut et les pratiques de la récréation contemporaine, de Hugues
Une “cosmotique” immersive. Pour une écologie cor-
François, Philippe Bourdeau et Liliane Perrin-Bensahel
porelle en première personne
(dir.) (L’Harmattan, 2013)
Bernard Andrieu
20
Ludovic Falaix
94
Pour une sociologie de l’environnement, de Bernard
Recherche
Kalaora et Chloé Vlassopoulos (Champ Vallon, 2013) Les formes de la naturalité forestière
Jean Corneloup
Pierre Le Quéau
98
25 Appel à contributions
Construire la nostalgie de la forêt : tourisme chamanique Natures buissonnières : défoulement, contestation ou
en Amazonie Sébastien Baud
39
transition vers un autre habiter récréatif ? (Nature & Récréation, n° 2)
Le nouveau sauvage dans la modernité réflexive Jacques Lolive L’essor des centres naturistes en France (du milieu du
XX
Barbara Évrard et Philippe Bourdeau (dir.)
101
53
e
XIXe
au
siècle). Vers une redéfinition sportive
d’une nature sauvage ? Sylvain Villaret
67
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
1
COMITÉ DE RÉDACTION
NATURE & RÉCRÉATION REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE RECHERCHE EN SCIENCES SOCIALES SUR LES PRATIQUES RÉCRÉATIVES EN NATURE
L
2
es sports de nature consti-
leur projet, saisir les enjeux à venir
publiés, ouvrages diffusés, théma-
tuent aujourd’hui une
et affiner leurs analyses. Bref, la
tiques de recherche, recensions…)
filière importante dans le
constitution d’un champ de connais-
participe à la constitution d’un cor-
monde du loisir et du tourisme ;
sances sur les pratiques récréatives
pus de connaissances. De même,
nombreux sont les individus qui
de nature, dans une période marquée
l’organisation de colloques scienti-
consacrent leur vie et leur temps à
par un éclatement des usages socio-
fiques, des Rencontres du Pradel et
ces pratiques. Au-delà de la perti-
sportifs et des référencements scien-
de différents séminaires permet d’ali-
nence sociale, économique, juridique
tifiques, semble nécessaire.
menter la production d’ouvrages
ou encore scolaire des sports de
Le réseau Sportsnature.org, qui
scientifiques au sein d’une collection
nature, une dynamique de recherche
regroupe une cinquantaine de
spécifique, “Sportsnature.org”, aux
importante existe au sein de cette
membres, œuvre depuis plus de dix
éditions du Fournel. L’objectif est de
filière depuis les années 1980. Il
ans au développement de la connais-
dynamiser la recherche dans ce secteur
convient d’ajouter la présence de
sance liée à la filière des sports de
et de renforcer les liens entre spécia-
nombreuses formations universitaires
nature. Il contribue à la production
listes, ainsi qu’entre tous les acteurs
ou professionnelles diffusant des
d’un champ scientifique spécifique
intéressés par ce domaine d’investi-
contenus d’enseignement qui néces-
au sein de la communauté des cher-
gation. Le réseau Sportsnature.org a
sitent un adossement à des produc-
cheurs en sciences sociales. Il a créé
aussi vocation à faire circuler la
tions scientifiques de qualité afin
un site internet, sportsnature.org,
connaissance entre les différents obser-
d’alimenter la connaissance transmise
qui répertorie les chercheurs tra-
vateurs du développement des sports
et de s’adapter à l’évolution des sec-
vaillant dans ce champ de recherche
de nature, qu’ils soient profession-
teurs, des produits et des pratiques.
et les experts engagés dans la pro-
nels, experts, chercheurs ou encore
De même, les institutionnels, les ter-
duction de rapports, études et exper-
décideurs. L’organisation de mani-
ritoriaux et les entrepreneurs s’ap-
tises portant sur les pratiques récréa-
festations scientifiques et la volonté
puient sur la recherche et la vulga-
tives de nature. Un ensemble de
de disposer de “traces” traduisent
risation scientifique pour éclairer
rubriques (articles en ligne, rapports
le souhait d’inscrire la recherche
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
ÉDITORIAL
dans un champ mémoriel de la
artistique, compétitive ou ludique.
tion de connaissances, à l’émergence
connaissance, plutôt que dans une
Les articles pourront privilégier une
d’une société de transition choisie
temporalité éphémère et sans histoire.
orientation tant théorique, métho-
et réfléchie.
Le lien entre le passé et le présent,
dologique que réflexive. Une priorité
Culture sportive et pratiques récréa-
entre les communautés de chercheurs
sera accordée aux recherches qui
tives de nature. L’orientation autour
investis dans ce domaine, entre les
valorisent l’étude des changements,
des sports et des pratiques récréatives
laboratoires engagés dans l’étude de
des innovations et des transitions.
est une manière de créer un lien entre
la gestion et du développement des
Il s’agit de mieux comprendre la
les pratiques de loisir et de tourisme,
pratiques, des territoires et des ins-
manière dont l’action se construit
et entre le sport et les multiples
titutions est au fondement du projet
dans le quotidien des pratiques
connexions culturelles en mouve-
de la revue Nature & Récréation.
récréatives : saisir les pratiques cul-
ment (musique, théâtre, gastronomie,
Dans ce champ de la recherche
turelles situées, telles que celles-ci se
religion, écologie…). En effet, les
en sciences sociales sur les pratiques
vivent dans les espaces de la nature ;
sports de nature ne peuvent se
récréatives en nature, qui est arrivé
analyser les logiques d’action et les
réduire à un positionnement exclusif
à maturité sans perdre de sa vitalité,
pratiques professionnelles engagées
autour de la compétition, de la forme
la création d’une revue nous semble
dans la fabrique de prestations tou-
et de la technique. Depuis le
constituer une étape incontournable
ristiques ; aborder la manière dont
siècle, et plus encore depuis la fin
pour renforcer le partage des
les territoires produisent des conven-
du XXe siècle, des connexions existent
connaissances et développer une
tions acceptables entre différents
entre ces différents univers, ce qui
XIX
e
intelligence collective entre toutes
acteurs, positionnés dans des scènes
nécessite de combiner les objets d’in-
les parties prenantes de ce secteur :
d’action spécifiques… Les sciences
vestigation et de croiser les regards
chercheurs, étudiants, formateurs,
sociales peuvent apporter leur contri-
scientifiques. D’où cet appel vers la
journalistes, cadres sportifs, élus et
bution à la connaissance des pra-
production de connaissances qui
professionnels. Tout en étant par-
tiques récréatives de nature, impli-
sache combiner les éclairages et les
ticulièrement attentive à l’émergence
quées qu’elles sont dans la construc-
approches scientifiques pour saisir
de nouveaux objets et thèmes de
tion d’espaces et de situations
l’historicité et la dynamique des pra-
recherche, la revue Nature &
d’action, qu’ils soient sociaux, pro-
tiques actuelles. Cela en privilégiant
Récréation se propose de publier
fessionnels ou politiques. Nous sou-
l’appropriation de la culture sportive
des textes portant sur la diversité
haitons aussi positionner la revue
et des pratiques récréatives de nature
des manières d’analyser les liens, les
dans l’univers de la transition comme
sans en diluer l’approche par des
tensions et les recompositions des
volonté d’interroger l’émergence de
thématiques périphériques à notre
pratiques, des usages et des organi-
pratiques alternatives, de territoires
objet (hébergements, infrastructures,
sations qui tissent des échanges entre
créatifs, de projets solidaires et res-
médias, technologie…). Le corps,
la nature et la récréation.
ponsables ou, inversement, de cri-
les émotions, les symboliques, les
tiquer les formes canoniques du tou-
techniques corporelles, les formes
risme de masse (ou fordiste) allant
sociales et géographiques de pratique
à l’encontre des principes du déve-
ou encore les effets du droit sur la
L’objet d’étude concerne toutes
loppement durable. L’enjeu est de
pratique sportive de nature sont au
les formes de pratiques récréatives
participer à la constitution d’une
cœur de nos préoccupations. Les
en lien avec la nature, qu’elles soient
science responsable et citoyenne
sciences et les disciplines de recherche
de loisir ou touristique, sportive ou
capable d’intervenir, via la produc-
convoquées ne le sont pas seulement
LE PROJET ÉDITORIAL
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
3
COMITÉ DE RÉDACTION
4
pour alimenter la connaissance de
proche de cet objet dans une pers-
sociales peuvent contribuer à saisir
ces disciplines, elles le sont pour
pective créative et novatrice, en consi-
les enjeux en émergence, les lignes
contribuer à améliorer notre connais-
dérant que les changements et les
de tensions culturelles en mouvement
sance sur la manière dont les pra-
transformations des produits, des
ou encore les modifications des rap-
tiques sportives et récréatives sont
services et des pratiques sont large-
ports aux risques et à l’engagement
façonnées, modelées, fabriquées,
ment attachés à la disposition qu’ont
corporel. Un champ remarquable
déclinées et vécues actuellement.
pratiquants et usagers à s’engager
d’investigation scientifique est à déve-
Ce positionnement et cette réha-
dans une recomposition des codes,
lopper pour saisir les liens entre les
bilitation de la culture sportive et
des formes culturelles et géogra-
objets techniques, l’économie, les
récréative dans la manière de parler
phiques de pratique. Les enjeux sont
institutions et les pratiques récréatives
de tourisme, de loisir institutionnel,
considérables, sur un plan tant scien-
de nature.
de produits “marketés”, d’événe-
tifique que professionnel, pour ne
ments ou encore de médias nous
pas réduire ce champ de pratique à
Sur un autre plan, la revue invite les
semblent indispensables, tant sur un
des dimensions commerciales, mana-
chercheurs à proposer des articles
plan scientifique que sur un plan
gériales ou technologiques. C’est
qui interrogent l’histoire des mou-
politique, institutionnel ou commer-
dans cette perspective que la revue
vements culturels autour des pra-
cial. Si, jusqu’aux années 1980, la
souhaite accueillir des contributions
tiques sportives de nature. Quels
culture sportive était au cœur des
s’intéressant à des études de cas et
que soient les paradigmes scienti-
approches théoriques (dans les for-
des conceptualisations portant sur
fiques de référence et les méthodo-
mations et la gestion des pratiques),
des dissidences et hétérotopies récréa-
logies convoquées, il s’agira de pro-
la vague marketing, technologique
tives.
poser des cadres culturels de pratique
Histoire des mouvements culturels.
et managériale qui a suivi a large-
Logiques culturelles des acteurs.
en référence aux formes culturelles
ment supplanté cette centralité dans
L’orientation autour des cultures
emblématiques (modernité, hyper-
la manière de théoriser et de produire
sportives et des pratiques récréatives
modernité, post-modernité, trans-
de la connaissance scientifique et
de nature n’induit pas une exclusion
modernité, mouvement alternatif,
professionnelle. Aujourd’hui, la
des approches par les marques, les
dissidence récréative…) ou à d’autres
volonté de créer une revue s’inscrit
stations sportives, les distributeurs,
mouvements culturels (gentrification,
dans la perspective de redonner de
les fabricants, les prestataires, les
cultural studies, romantisme, “sur-
la présence à des travaux qui inter-
villages de vacances, les événe-
vivalisme”…) par lesquels se
rogent le rapport à la nature, au
ments… Là encore, la démarche
construit le rapport à la pratique, à
corps, aux imaginaires, à l’ordre
consiste à interroger les logiques cul-
l’espace ou encore aux institutions.
social, à la marge ou encore à l’ins-
turelles engagées par ces acteurs dans
Plus globalement, les articles pro-
titution, tout comme elle souhaite
la manière de proposer des pratiques
posés auront à se situer dans le
interroger la manière dont les tech-
à leur client ou dans la déclinaison
champ scientifique de cet objet en
nologies, les médias, les labels, les
de leur marque, via les réseaux
discutant et en se positionnant par
normes environnementales ou encore
sociaux par exemple. Les médiations
rapport à l’histoire et à la dynamique
les événements interfèrent, recom-
technologiques en mouvement (web
de recherche dans ce secteur. Les
posent, dynamisent et transforment
2.0, géolocalisation, artefacts
sciences sociales et humaines appli-
les cultures sportives et récréatives
ludiques, objets techniques…) recom-
quées à notre domaine d’investiga-
de nature. La référence récréative
posent les pratiques et les usages
tion sont productrices de connais-
est aussi une manière de situer l’ap-
sociaux du corps. Les sciences
sances. Elles doivent donner lieu à
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
ÉDITORIAL
des échanges et des débats au sein
à la définition d’un esprit des lieux.
peuvent apporter leur contribution
de cette revue qui se présente, en
L’habiter récréatif, en référence aux
pour mieux comprendre la manière
plus de nos colloques et de nos
approches phénoménologiques et
dont s’organisent les débats, se gèrent
ouvrages collectifs, comme un lieu
compréhensives, considère que le
les conflits et se mettent en place les
d’activation et d’évaluation de la
territoire se construit dans les inter-
procédures dialogiques pour tendre
recherche produite.
actions de proximité par lesquelles
vers des gestions concertées des pra-
Gestion des territoires de pratique.
les habitants s’approprient les usages
tiques récréatives de nature. Derrière
Dans une autre perspective, la revue
du lieu. Dans cette perspective, les
toutes ces procédures, parfois très
souhaite interroger la manière dont
textes proposés chercheront à rendre
normatives, la question du politique
les lieux produisent du sens, élabo-
compte de ce processus de façonnage
et de l’action publique est centrale
rent leur système culturel territoria-
géographique des lieux dans le vécu
pour rendre compte des processus
lisé, développent une économie des
local des pratiques récréatives. Cette
décisionnel et organisationnel par
pratiques et organisent les liens entre
lecture est d’autant plus stimulante
lesquels se construit un espace de
acteurs. Les interfaces entre les clients
que la question des migrations
gestion acceptable par les différentes
et les prestataires ou entre les usagers
d’agrément interroge la “récréativité”
parties prenantes. En filigrane, les
et les acteurs constituent un objet
des territoires dans leur capacité à
formes de gouvernance des sites, des
d’étude pour saisir le cadre social,
accueillir des populations en
espaces et des itinéraires observés
juridique ou géographique qui inter-
demande de bien vivre. Les écrits
se présentent comme des objets de
vient dans la gestion territorialisée
proposés pourront ainsi interroger
recherche qui permettent d’apporter
des pratiques. Le détour par les
les pratiques professionnelles et ter-
des connaissances sur les évolutions
sciences sociales permet d’interroger
ritoriales en mouvement souhaitant
des rapports politiques, géogra-
la rationalité des pratiques profes-
repenser le rapport au lieu, à la pra-
phiques ou sociologiques à la nature.
sionnelles pour observer l’effet des
tique et à l’économie.
Gestion des risques sportifs. De
territoires et du social dans le déve-
On ne peut aborder la question
même, la gestion des risques sportifs
loppement des activités. Tout un
de ces pratiques de nature sans dis-
fait l’objet de nombreux travaux de
champ de recherche peut ainsi être
cuter de rapport à l’engagement et
recherche, que ce soit dans les stations
activé en référence aux sciences de
à la gestion des risques environne-
sportives de nature, dans les insti-
gestion, à l’économie, à la géographie
mentaux. Jamais autant que ces der-
tutions, dans la pratique individuelle
économique ou encore à la sociologie
nières années, les questions d’envi-
ou lors de manifestations. Ce champ
rurale pour observer les logiques
ronnement, de vulnérabilité, de
de recherche demande aujourd’hui
professionnelles, étudier les formes
milieu sensible et de gouvernance
la poursuite des engagements et inves-
de développement actives sur un ter-
n’ont été abordées, discutées et trai-
tigations initiaux pour apporter
ritoire ou pour comprendre comment
tées scientifiquement. Face aux direc-
d’autres éclairages sur la manière
les pratiques récréatives peuvent se
tives européennes concernant Natura
dont le rapport aux dangers, aux
constituer en ressources spécifiques
2000 et aux mesures ayant suivi, en
milieux extrêmes ou encore à la sécu-
pour créer une valeur et une rente
France, le Grenelle Environnement,
rité se construit et s’organise. Les
territoriales. Interroger les territoires,
la montée des procédures et préoc-
sciences sociales peuvent apporter
c’est aussi étudier la façon dont les
cupations environnementalistes est
leur contribution pour montrer la
pratiques récréatives participent à
observable. Que ce soit dans un
forte liaison entre les formes de ges-
la production d’un art de vivre local,
cadre sociologique, politique ou
tion et les formes de culture sportive.
à un marquage culturel ou encore
encore juridique, les sciences sociales
Au-delà des aspects logistiques, éco-
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
5
COMITÉ DE RÉDACTION
nomiques, technologiques ou mana-
elle qu’un support à la pratique ou
gériaux, l’analyse des pratiques de
une invitation à entrer dans une rela-
gestion engage la recherche sur la
tion intime avec elle ? Les symbo-
compréhension des systèmes concep-
liques de la nature sembleraient s’ou-
tuels, cognitifs et culturels qui sont
vrir vers de nouvelles correspon-
sollicités dans cette procédure. Dans
dances, retrouvant des relations avec
le cadre des pratiques de nature, la
les ontologies indigènes. D’autres
question du rapport à l’engagement,
évoquent la montée d’un “éco-bio-
à la mort ou à l’accident n’est pas
centrisme” qui viendrait prendre le
neutre. Au-delà de l’efficience et de
relais de l’anthropocentrisme qui a
l’efficacité des procédures sécuritaires,
dominé durant toute la modernité.
les sciences sociales, en interrogeant
Comment les pratiques récréatives
la logique de précaution, ont à dis-
déclinent leurs relations à la nature ?
cuter de la place de l’incertitude dans
L’émergence d’une écologie du sen-
la vision politique et humaine des
sible est-elle ou non pertinente ? Et
sports de nature.
quel effet l’écologie peut-elle avoir
Relation à la nature. Enfin, il
dans les relations à la ville, aux habi-
semble difficile de clore cette pré-
tats de vacances ou à la pratique en
sentation du projet éditorial sans
tant que telle ? Bien des questions
porter une forte attention à la vision
que la revue ne manquera pas d’évo-
et à la relation à la nature. Les pra-
quer dans ses différents numéros, à
tiques récréatives entretiennent un
commencer par le premier qui
échange en surface ou en profondeur
aborde celle de la naturalité des pra-
avec la nature. Mais ce marquage
tiques récréatives.
induit-il le même échange symbolique et corporel ? La nature n’est-
6
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
LE COMITÉ DE RÉDACTION
INTRODUCTION AU DOSSIER
LA NATURALITÉ EN MOUVEMENT : ENVIRONNEMENT ET USAGES RÉCRÉATIFS EN NATURE LE SAUVAGE EST-IL UNE DIMENSION FORTE DES PRATIQUES RÉCRÉATIVES ACTUELLES ET À VENIR ?
JEAN CORNELOUP
l’observation, le sport, les jeux, la
MAÎTRE DE CONFÉRENCES, UMR PACTE-TERRITOIRES (GRENOBLE) UFR STAPS (CLERMONT-FERRAND)
découverte patrimoniale ou la méditation. Dans cette construction sociogéographique des relations spatiales
[j.corneloup@libertysurf.fr]
aux lieux de pratique, le rôle du système technicien ne doit pas être sousestimé : celui-ci participe grandement
L
es pratiques récréatives
parlent que de jeux “liftés” avec les
à façonner la nature, en fonction
de nature ont toujours
vagues, les ascendances ou la neige.
d’environnements d’action construits
été l’expression d’un rap-
On observe ainsi une variété d’usages
pour une pratique socialement accep-
port historique à soi, aux autres, à
de la nature, attachés à des repré-
table et en lien avec les dispositions
la société et aux environnements de
sentations sociales qui puisent leurs
culturelles des pratiquants et
pratique. Derrière cet appel à la
références dans des constellations
consommateurs. Au fur et à mesure
grande aventure et cette demande
symboliques diverses.
des années, les médiations techno-
de contact avec les éléments se
La nature ne se présente jamais
logiques, logistiques et marketing
construit une relation singulière avec
comme un tout indifférencié et uni-
n’ont fait qu’augmenter la présence
les espaces de pratique. Certains
voque. Les marquages géogra-
de ces environnements d’action,
aiment s’immerger dans les profon-
phiques attachés aux régions de
allant parfois jusqu’à supprimer la
deurs des forêts, d’autres déambuler
montagne, de campagne ou de mer
place de la nature. Une tendance
dans des lieux propices à la rêverie
lui donnent des spécificités, offrant
forte consiste à augmenter la
et à la contemplation, pendant que
ainsi le champ d’action à des pra-
fabrique d’artefacts au sein d’envi-
les “accros” à la pratique fun ne
tiques culturellement référencées :
ronnements normalisés pour per-
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
7
JEAN CORNELOUP
mettre une gestion totale des espaces
d’une agriculture paysanne) et des
sauvage. Considérant que “la nature
récréatifs. Les normes montantes
produits “bio” ; le goût du grand
est à naître”, on serait aujourd’hui
qui quadrillent les logiques “amé-
public pour des festivals sur les car-
dans une période de transition pour
nagistes” sont juridiques, marketing
nets de voyage et l’aventure ; le mou-
ceux qui souhaitent repenser la place
et écologiques. Au nom de la pro-
vement des randonnées par des mar-
du sauvage dans le devenir de la
tection de la nature, de la sauvegarde
cheurs nus ou pieds nus ; le déve-
société contemporaine. C’est aussi
de la biodiversité et du respect des
loppement des stages de bien-être
sur ce registre que se situe le texte
patrimoines, la logique environne-
ou encore la montée des migrations
de Jacque Lolive lorsqu’il évoque
mentale semble s’imposer. On gère
d’agrément vers la ruralité (néo-
la nécessité de réintroduire l’esthé-
la nature, on évalue les impacts, on
ruraux). Ces mouvements sont peut-
tique écologique dans la manière de
définit des quotas. De la même
être le signe d’une envie de repenser
penser le politique actuellement. Là
façon, on améliore les services à la
la place de la nature dans les pra-
où la modernité a souhaité éradiquer
clientèle pour limiter les désagré-
tiques contemporaines. Le colloque
le sauvage, l’exemple du fleuve Var,
ments possibles, qu’ils soient sociaux
que nous avons organisé en mars
à Nice, invite les politiques et les
(accueil, esthétisme, bruit, qualité)
2013 au Pradel, en Ardèche, a sou-
habitants, par ses turbulences pas-
ou naturels (odeurs, caprices de la
haité aborder ces questions et pré-
sagères, à composer avec lui pour
météo, passage dangereux).
senter différentes contributions
une coopération soutenable. D’où
La nature est-elle en train de dis-
autour de ce sujet. Ce numéro thé-
la référence à une “cosmopolitique”
paraître des environnements de pra-
matique donne un aperçu des éclai-
comme procédure dynamique et glo-
tique récréative ? Quelle place
rages proposés dans la perspective
bale pour gérer les aspects multiples
occupe-t-elle aujourd’hui et qu’at-
de mieux saisir la place de la nature
et contradictoires des territoires en
tendons-nous d’elle ? La notion de
sauvage dans nos sociétés contem-
équilibre instable.
naturalité a-t-elle encore un sens
poraines.
dans la recherche d’une relation primitive, sauvage et biologique ? Est-
APPORTS SCIENTIFIQUES
elle un “actant” qui a des droits
8
Le texte de Pierre le Quéau analyse les usages récréatifs de la forêt en puisant dans la sociologie simmelienne, via sa notion de forme,
dans une perspective environnemen-
En guise d’introduction, les textes
ses références dans l’étude des rela-
tale et quelle place occupe-t-elle dans
d’Augustin Berque et de Bernard
tions qui se construisent entre les
la
Andrieu sont une invitation à dis-
individus et ce milieu. La naturalité,
définition
des
politiques
publiques ? On peut, sans aucun
cuter du sens à donner à la nature
abordée par le prisme de la forme,
doute, observer des mouvements
dans nos sociétés contemporaines.
interviendrait dans la fabrique de
qui annoncent l’envie de retrouver
En référence à l’écoumène et à l’éco-
liens et de préférence pour un type
des liens en profondeur avec la
logie corporelle, une vision relative
forestier en fonction d’un gradient
nature : le goût pour les itinérances
de la nature est proposée qui ne peut
de sauvagerie identifié. Elle devient
au long cours de la part de voyageurs
se comprendre qu’en relation entre
l’objet de débats et de controverses
qui partent sur les chemins du
l’individu et son milieu. Le concept
dans la manière de définir la forêt
monde ; l’attrait pour le camping
de “trajection” introduit la subjectivé
acceptable et légitime, en fonction
sauvage et les hébergements dans
comme condition de cette relation,
des sensibilités et des rapports cor-
la nature (yourtes, habitats en hau-
tout comme l’immersion corporelle
porels et symboliques à ce milieu.
teur, éco-camping) ; le succès des
permet l’émergence d’une écologie
Ces relations, ancrées dans les habi-
Amap (associations pour le maintien
du sensible au contact d’une nature
tus culturels (au sens de Mauss),
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
INTRODUCTION AU DOSSIER
contribuent à la définition des pré-
tiques sur son authenticité), serait
siècle illustrent remarquablement
férences forestières et, en filigrane,
l’expression d’une volonté de repen-
la croyance aux vertus de la méde-
des formes (sociales) de la naturalité
ser nos ontologies occidentales. En
cine et des pratiques naturistes pour
forestière affectionnées par les usa-
lien avec les ontologies indigènes et
penser l’homme moderne. Le natu-
gers. L’approche méthodologique
animistes, l’immersion dans la natu-
risme (en lien avec la médecine néo-
préconisée permet d’explorer les
ralité forestière, via la médiation de
hippocratique) se présente alors
dimensions de la naturalité (paysa-
l’ayahuasca (plante hallucinogène)
comme une pratique et un mouve-
gères, écosystémiques et paysannes)
et d’un chaman, favoriserait une
ment qui prennent leur distance avec
retenues par les mondes sociaux des
communication animiste entre le
la médecine scientifique allopa-
individus pour qualifier positivement
monde de la nature et ses représen-
thique. Dès lors, les vertus théra-
les formes forestières. Cette approche
tants, ainsi que les différentes expres-
peutiques et sanitaires de l’eau, des
sociale de la naturalité forestière
sions naturantes de la personne.
plantes, de l’air pur ou encore du
complète celle présentée par Jacques
L’enjeu est de comprendre comment
soleil sont valorisées et plébiscités,
Lolive dans la deuxième partie de
des touristes s’approprient un monde
tout comme, par la suite, les exer-
son texte, qui porte sur les chasseurs
de transfiguration via les rituels cha-
cices physiques en lien avec diffé-
de palombe. Son propos consiste à
maniques pour dépasser la coupure
rentes méthodes d’éducation natu-
explorer les nouvelles naturalités
nature-culture ancrée dans l’onto-
relle. Une idéologie se construit,
contemporaines en émergence. La
logie occidentale. L’immersion dans
opposée au modernisme et aux
subjectivité de ces chasseurs, engagés
l’écologie des profondeurs ne produit
méfaits de la société urbaine sur la
dans un ensauvagement récréatif,
pas en elle-même une métamor-
santé, qui revendique le rôle central
compose avec le milieu biophysique
phose. Une “trajection” (Berque)
accordé à la naturalité pour penser
pour fabriquer un monde social par-
serait nécessaire pour favoriser ce
autrement l’homme moderne. Si les
ticulier. Dès lors, une habitabilité
passage d’un monde à l’autre. La
principes idéologiques historiques
se définit pour faire corps avec le
naturalité n’est donc pas tant un
de ce mouvement imprègnent tou-
milieu d’action et ainsi fabriquer
état qu’un processus culturel, néces-
jours les mentalités, la modernité,
l’ensauvagement récréatif du chas-
sairement construit, permettant de
via le sport et les pratiques hédo-
seur. Jacques Lolive nous invite,
s’approprier les effets et les corres-
nistes, a largement supplanté le
dans la continuité des écrits
pondances bio-symboliques de la
contenu de ce projet initial. Au cours
d’Augustin Berque, à évoquer la
nature. Ce que confirment les écrits
du XXe siècle, le corps “performance”
nécessaire “recosmisation” de nos
de Jacques Lolive dans son étude
ou le corps “plaisir” deviennent la
sociétés, en tant que désir d’un
portant sur l’ensauvagement des
référence, ce qui modifie en profon-
monde commun façonné par l’es-
chasseurs de palombe.
deur la relation à la nature et qui
Pour terminer, le texte de Sylvain
produit un discours et un ensemble
Avec le texte de Sébastien Baud,
Villaret sur le naturisme interroge
de techniques et d’aménagements
thétique et l’habiter. l’écologie corporelle d’Andrieu est
la manière dont les pratiques phy-
qui s’inscrivent dans la fabrique de
interrogée dans la manière dont l’ex-
siques utilisent la naturalité. Le
ce néo-système naturaliste. Un autre
périence immersive se construit en
détour historique proposé permet
monde bio-social a ainsi émergé, ce
lien avec la forêt amazonienne. Le
de suivre l’évolution des relations
qui montre combien la relation à
tourisme chamanique, au-delà des
que les acteurs du mouvement natu-
l’environnement est encastrée dans
recompositions contemporaines
riste ont eu avec la nature. Le XIXe
des univers culturels qui en fabri-
dont il est l’objet (induisant des cri-
siècle et la première partie du
quent les relations. La relation à la
e
XX
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
9
JEAN CORNELOUP
naturalité en est modifiée, passant,
matique illustrent remarquablement
dans la déclinaison de son cadre de
cette pensée de Tim Ingold, issue
référence, d’une relation en profon-
de son ouvrage Marcher avec les
deur à une relation en surface.
dragons. Cet anthropologue sou-
Si l’on considère “l’environne-
ligne que toute société qui se coupe
ment comme une zone d’interpé-
d’une relation avec la naturalité (et
nétration à l’intérieur de laquelle
la grotte de Pan de Berque) est
nos vies et celles des autres s’en-
condamnée à voir se flétrir son ima-
tremêlent en un ensemble homo-
ginaire ; alors que celui-ci est fon-
gène” (Ingold, 2013), alors on peut
damental pour repenser nos liens
considérer que, selon le degré et les
entre l’être et la connaissance et
formes de naturalité convoquées,
éviter que les dragons, attachés à
ce ne sont pas les mêmes mondes
la seconde nature (Lolive), conti-
bio-sociaux qui sont activés, fabri-
nuent de dévaster le monde et don-
qués et appropriés par les individus
nent raison à Christian Godin et à
et les institutions. Les différents
son livre, La Haine de la nature
textes proposés dans ce dossier thé-
(2011).
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Christian GODIN, La Haine de la nature, Champ wallon, “L’esprit libre”, 2011. Tim INGOLD Marcher avec les dragons, Zones sensibles, 2013
10
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
n
DOSSIER • CHRONIQUE SCIENTIFIQUE
NATURA NATURA SEMPER (LA NATURE SERA TOUJOURS À NAÎTRE) UN POINT DE VUE MÉSOLOGIQUE AUGUSTIN BERQUE
DIRECTEUR D’ÉTUDES À L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES [berque@ehess.fr]
RÉSUMÉ. LA NOTION DE NATURE A UNE HISTOIRE. ELLE APPARAÎT EN GRÈCE COMME EN CHINE AU VIE SIÈCLE AV. J-C. LA PHUSIS DES GRECS SIGNIFIE À L’ORIGINE LA PUISSANCE DE LA POUSSÉE VÉGÉTALE. DANS L’ODYSSÉE, LE MOT A ENCORE LE SENS DE VERTU D’UNE PLANTE MÉDICINALE. POUR INVENTER LA NATURE COMME TELLE, IL FAUDRA NON PAS DES PAYSANS ET ENCORE MOINS DES SAUVAGES, MAIS AU CONTRAIRE L’ATTICISME LE PLUS RAFFINÉ, CELUI DES ATHÉNIENS QUI, APRÈS MARATHON, INSTALLERONT LA STATUE DE PAN DANS UNE GROTTE SOUS L’ACROPOLE. C’EST LE “PRINCIPE DE GROTTE DE PAN” : LA CULTURE URBAINE INVENTE LA NOTION DE NATURE, COMME PLUS TARD ELLE INVENTERA LA NOTION DE PAYSAGE, EN CHINE AU IVE SIÈCLE AP. J-C. C’EST LA VILLE, CE FOYER DE LA CULTURE, QUI HIER COMME AUJOURD’HUI TIRE EN AVANT NOTRE RAPPORT À LA NATURE, INVENTANT AU FUR ET À MESURE LES NOUVEAUX PRÉDICATS SELON LESQUELS LA NATURE EXISTE POUR NOUS. EN CE SENS, LA NATURE SERA TOUJOURS À NAÎTRE.
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
11
AUGUSTIN BERQUE
D
epuis
quand
la
Le hic, toutefois, c’est que ce hapax
“nature” existe-t-
n’a pas encore le sens de “nature”,
elle ? La nature, en
mais de “ce qu’est une certaine
principe, existe depuis que le monde
On a beaucoup écrit – Heidegger
plante” :
existe. La tradition chrétienne nous
— Hôs ara phônêsas pore phar-
notamment – sur le sens originaire
a laissé penser que celui-ci fut créé
makon Argeiphontês
de phusis, mais ce n’est pas le lieu
par un être absolu, Dieu, à un cer-
Ek gaiês erusas, kai moi phusin
d’entrer dans cette longue histoire.
tain moment. Quand cela exacte-
autou edeixe.
Rappelons simplement son étymo-
ment ? Selon des calculs effectués
Rhizê men melan eske, galakti
logie. Phusis, par le verbe phuein
d’après les Écritures en 1654 par
de eikelon anthos Môlu de min
(croître, pousser), a pour racine indo-
John Lightfoot, vice-chancelier de
kaleousi theoi, chalepon de
européenne bheu-, qui signifie croître,
l’université de Cambridge, ce fut
t’orussein
mais également être. C’est par
le septième jour, le 26 octobre 4004
Andrasi ge thnêtoisi ; theoi de
exemple de cette racine que provien-
avant Jésus-Christ, à neuf heures
panta dunantai.
nent l’anglais (to) be, le français (je)
du matin, que Dieu couronna la
— Ayant ainsi parlé, le dieu aux
fus, l’allemand (ich) bin, etc. Mais
Création en créant l’Homme ; après
rayons clairs
avant l’être de quelque chose, phusis
quoi, il se reposa(1). La nature aurait
Tirait du sol une herbe, qu’avant
évoque d’abord la poussée du végétal,
donc existé une semaine avant cette
de me donner, il m’apprit à
phuton (d’où en français l’élément
date. La science moderne, après de
connaître.
phyte, comme dans épiphyte, phy-
durs combats contre l’Église, a
La racine en est noire, et la fleur,
toplancton, etc.) ; d’où par la suite
reculé la date de 13,7 milliards
blanc de lait.
l’idée de devenir, de s’accomplir,
d’années, plus ou moins 700 mil-
Les dieux l’appellent môlu. Il est
comme la nature qui réalise son être
lions, mais cela ne change pas le
difficile de la déraciner
propre : “la nature(4)”.
principe : la nature existe depuis
Aux mortels humains ; mais les
qu’existe l’univers. C’est l’idée com-
dieux peuvent tout .
de “la nature”, j’ajouterai seulement
mune à la science et à l’opinion
Et c’est ainsi, parce qu’Hermès
une petite pierre du point de vue de
lui avait “montré ce qu’était”
la mésologie – cette branche du savoir
ordinaire.
12
QU’ÉTAIT-CE DONC QUE LA PHUSIS ?
(2)
À ces vingt-cinq siècles d’histoire
Puis des iconoclastes, influencés
(“phusin autou edeixe”) cette plante
qui étudie les milieux en tant que
par la phénoménologie, ont fait
médicinale (pharmakon), qu’Ulysse
relation des sociétés humaines à la
remarquer que la notion de nature
put échapper au charme versé par
nature, et de la nature à elle-même.
n’existe pas depuis toujours, ni par-
Circé, qui l’eût transformé en porc
Pourquoi donc l’”être propre” de
tout sur la Terre. Elle serait histo-
comme ses compagnons. Le pouvoir
cet “elle-même” ? Sans doute pour
rique, plutôt que naturelle. En
de cette plante est ambivalent, com-
cette même raison qu’en Chine (où
Grèce par exemple, elle remonte
mente-t-on aujourd’hui: comme
l’on inventa la notion de nature en
aux présocratiques, aux environs
pharmakon, elle a les deux sens de
même temps qu’en Ionie), le nom
du VIe siècle avant Jésus-Christ. Ces
“poison” et de “remède” ; et elle
qui lui a été donné le plus générale-
premiers philosophes utilisèrent
est blanche par la fleur, comme elle
ment, mais plus particulièrement par
pour cette conception le mot phusis.
est noire par la racine. Comment
les taoïstes, c’est ziran, “de soi-même
Ils ne l’ont pas inventé, car sa pre-
la dire ? Seuls les dieux connaissent
(zi) ainsi (ran)”.
mière apparition, du reste un
son nom, môlu, et seuls ou presque
hapax, a été relevée dans l’Odyssée.
ils peuvent la tirer du sol(3).
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
La mésologie, donc, s’attache à ladite relation, ce qui entraîne une
DOSSIER • CHRONIQUE SCIENTIFIQUE
parenté avec la géographie, avec la
mais quelquefois aussi d’Apollon.
Cet “exister en tant que” nous
phénoménologie herméneutique, et
En l’occurrence, les rayons clairs
laisse entrevoir l’essence de la relation
donc avec l’ontologie, car cette rela-
conviennent à ce que fait ici Hermès,
mésologique. J’y reviendrai un peu
tion n’a de sens que pour un être
à savoir éclairer Ulysse. Il l’éclaire
plus loin, mais auparavant, exploi-
quelconque, lequel est loin de se
en tirant de la terre une plante mer-
tons un peu plus cette plante bizarre
limiter au sujet individuel moderne,
veilleuse, dont il lui enseigne les pou-
que les dieux appellent môlu.
celui qu’emblématise le cogito car-
voirs.
tésien. La mésologie considère en
Mais pourquoi donc Hermès,
effet que, pout tout être vivant, son
puisque l’Argeiphontês pourrait aussi
LE PRINCIPE DE LA GROTTE DE PAN
milieu a du sens. “Pour tout être
être Apollon ? Parce que la scène
vivant” : c’est-à-dire pour la nature
s’accorde à ce qu’il représente : c’est
Le môlu a généralement été inter-
elle-même. Le problème, c’est évi-
le dieu aux pouvoirs magiques, “le
prété comme une sorte d’ail. Dans
demment d’accéder à ce sens. Peut-
dieu de l’hermétisme et de l’hermé-
l’édition 2002 de l’Odyssée
être est-il, en fin de compte, hors
neutique, du mystère et de l’art de
d’Homère (op. cit.) annotée par
de notre portée ? C’est, par exemple,
le déchiffrer ”. (6)
Sylvia Milanezi, celle-ci précise que
ce que peut laisser penser le taoïsme,
Son caducée, en particulier, avec
“selon Théophraste, Histoire des
quand Laozi écrit : “L’Humain se
les deux serpents dont l’un monte
plantes, IX, 15, 7, le môlu, que l’on
règle sur la Terre, la Terre se règle
et l’autre descend, symbolise l’équi-
utilisait à son époque comme contre-
sur le Ciel, le Ciel se règle sur le
libre des contraires, ce que l’on
poison et dans les opérations
Dao, le Dao se règle de lui-même”
retrouve ici dans le pharmakon (soit
magiques, poussait autour de Phénée
(“Ren fa Di, Di fa Tian, Tian fa
remède, soit poison) et dans le môlu,
et de Cyllène(8)”.
Dao, Dao fa ziran”(5)). Le Dao ne
plante à la fois blanche et noire. Bien
Où sont Phénée et Cyllène ? En
se règle sur rien d’autre que lui-
renseigné, Ulysse bénéficiera de son
Arcadie. Or l’Arcadie, c’est cette
même, “de soi-même ainsi”; et c’est
aspect bienveillant, ce qui, au lieu
région du Péloponnèse que notre
ce “de soi-même ainsi” qui, petit à
d’être transformé en cochon, lui vau-
histoire associe à l’idée de nature,
petit, a pris le sens de “nature”.
dra l’amour de Circé.
parce que c’est là qu’est né le culte
Comment le saisir, alors ?
Tous ces symboles nous laissent
Autrement dit, comment saisir le
un large éventail d’interprétations
célèbre comme la plus grande divinité
sens de la nature ?
possibles. J’en tirerai celle-ci : Hermès
de la nature(9). Pan, le dieu aux pieds
de Pan, que le monde gréco-romain
Revenons à Homère. L’Odyssée
étant le Lug celtique(7), le dieu poly-
de chèvre, était en effet d’origine
nous dit que le dieu qui aide Ulysse
technicien, son intelligence indus-
arcadienne, ce que corrobore cet
est Hermès, l’Argeiphontês. Cette
trieuse est capable de “tirer de la
autre nom de l’Arcadie, Pania, “Terre
épithète est obscure. Elle est popu-
terre” (orussein) certaines ressources.
de Pan”, ainsi que le fait d’avoir
lairement interprétée comme “le
À partir de la terre, autrement dit
retrouvé dans cette région reculée
meurtrier d’Argos” (Argos est le
de la nature brute, une certaine rela-
du Péloponnèse les traces les plus
géant aux cent yeux, qu’Hermès tua
tion fait accéder quelque chose à
anciennes de son culte(10). Avant de
pour délivrer Io). Mais Victor Bérard
l’existence. Ce quelque chose, c’est
symboliser la nature pour l’ensemble
a ici choisi une autre des interpré-
ici la phusis d’une plante sauvage,
du monde gréco-romain, il fut ici
tations possibles, “(le dieu) aux
qui accède à l’intelligence humaine,
pendant longtemps un simple dieu
rayons clairs”, ce qui est effective-
laquelle justement la fait exister en
des pasteurs, protecteur des trou-
ment une des épithètes d’Hermès,
tant que quelque chose : un remède.
peaux. Comment s’est opéré son
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
13
AUGUSTIN BERQUE
changement de statut ? Et d’abord,
talière, l’Arcadie fixe en son espace
fonction symbolique particulière ;
qu’était l’Arcadie ?
agreste le temps primordial des
[...] hors d’Arcadie on doit admettre
“Pays montagneux, d’accès dif-
plus lointaines origines : antérieurs
que la grotte, comme habitat propre
ficile, l’Arcadie constituait un véri-
à la lune, ses habitants ne se nour-
de Pan, signifie l’Arcadie même”.
table conservatoire d’archaïsmes
rissent-ils pas des glands de leurs
Et le commentant, Nicole Loraux
politiques, linguistiques et reli-
chênes, ces chênes ancestraux dont
précise : “Inséparable du paysage
gieux. On y parlait, à l’époque
ils seraient nés ? C’est du moins
montagneux de l’Arcadie est Pan,
classique, le dialecte le plus proche
ce qui se dit, dans l’imaginaire
et c’est pourquoi, une fois naturalisé
du grec mycénien et l’on y véné-
grec où l’Arcadie incarne la régres-
Athénien, il se voit attribuer un
rait, à côté de Pan, d’étranges divi-
sion toujours possible vers les
emplacement de nature sauvage au
nités aux noms parfois secrets, à
temps originels de la sauvagerie.(12)”
sein même de la ville : (…) dans une
l’aspect thériomorphe (…). Tout
Or en 490 avant Jésus-Christ(13),
grotte [… alors que] les Arcadiens,
à la fois chasseur et protecteur du
quelques jours avant la bataille de
eux, ne lui consacrent jamais que
gibier, chevrier et fécondateur des
Marathon, selon Hérodote, le héraut
des temples en bonne et due forme.
petits troupeaux, Pan semble avoir
Philippidès(14), au sortir de Tégée (en
[…] En effet, en Arcadie une grotte
eu, dans ce pays à économie essen-
Arcadie), est hélé par le dieu Pan.
est une grotte, mais hors d’Arcadie
tiellement pastorale, et où la chasse
Celui-ci lui promet d’assister les
la grotte abrite Pan, parce qu’elle
n’était pas reléguée au statut d’un
Athéniens dans leur lutte contre les
‘signifie l’Arcadie’(16).”
sport, une fonction proche de celle
Perses. Effectivement, Pan sèmera
d’un Maître des animaux, figure
la panique dans les rangs des Mèdes,
interprétation, je la poursuivrai dans
bien connue chez les peuples chas-
assurant la victoire grecque. Sur le
un sens mésologique en remarquant
seurs et proto-éleveurs. […].
champ, Miltiade l’en remerciera par
ceci : dans son principe, l’installation
L’Arcadie des poètes, l’Arcadie
une offrande ; mais surtout, les
de Pan dans une grotte au pied de
heureuse, libre, caressée du zéphyr
Athéniens marqueront leur recon-
l’Acropole revient à instaurer l’érème
et traversée par les chants amou-
naissance en instituant le culte de
(l’espace sauvage) au foyer de l’écou-
reux des chevriers, est une inven-
Pan dans leur cité même. Ils l’ins-
mène (l’espace humanisé). Il ne s’agit
tion romaine solidaire d’une rêve-
talleront dans une grotte au flanc
pas de la transposition pure et simple,
rie sur le thème des origines de
nord-ouest de l’Acropole, au-dessous
au milieu de la ville, d’un en-soi qui
Rome. Le paysage bucolique de
des Propylées(15). Les autres cités
serait étranger à la ville, car il n’y a
Virgile, situé en Arcadie, est un
grecques imiteront Athènes, et, assez
pas d’érème en soi, mais en fonction
décor.
rapidement, le culte de Pan se répan-
seulement de l’écoumène. Autrement
dra dans tout le monde hellène.
dit, la grotte de Pan est athénienne.
[…]
[Théocrite
et
Callimaque] restent fidèles à une
14
Tout en m’appuyant sur cette
autre tradition, grecque celle-ci,
Fait curieux, les Arcadiens quant
Loin d’être purement sauvage, elle
pour laquelle l’Arcadie, loin d’être
à eux consacraient à Pan des temples
est issue de l’atticisme le plus raffiné de la culture grecque.
un lieu idyllique, est une terre
construits, tout comme aux autres
aride et inhospitalière, qui abrite
dieux. Ce n’est qu’à Athènes, et à
Mais ce n’est pas tout (car si ce
une population rude, primitive,
son instar dans les autres cités non
n’était que cela, on en resterait au
quasi sauvage, et chez qui la
arcadiennes, que Pan sera logé dans
simple constat que ladite grotte est
musique a pour fonction, d’abord,
une grotte. Borgeaud remarque à ce
effectivement localisée à Athènes) :
d’adoucir les mœurs.(11)”
sujet que “rattachée à Pan, la grotte
avec cette grotte, Pan change de
“Lieu idyllique ou terre inhospi-
a donc dans le reste de l’Hellade une
statut et d’appartenance. Il n’est plus
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
DOSSIER • CHRONIQUE SCIENTIFIQUE
seulement le “chèvre-pied”, dieu des
en tant que” est l’essence de la rela-
tiel, à savoir le sujet, celui qui se
pâtres arcadiens ; il se met à sym-
tion mésologique, laquelle vaut aussi
sert des moyens (das sich der
boliser l’inverse de l’urbanité
bien dans les milieux humains que
Hilfsmittel bedient), perçoit avec
d’Athènes : la nature sauvage, et
dans les milieux animaux et même
eux et agit avec eux (mit ihnen
cette vision échappe aux Arcadiens,
végétaux, c’est-à-dire pour la nature
merkt und mit ihnen wirkt). [...]
pour devenir propre à Athènes puis,
elle-même. Effectivement, ce principe
Mais qui considère encore que
de là, se répandre dans tout le monde
a été entrevu d’abord par un natu-
nos organes sensoriels servent
gréco-romain.
raliste, Jakob von Uexküll (1864-
notre perception, et nos organes
Cette subtilisation, par la ville, de
1944), dont les travaux ont ouvert
moteurs notre action, ne verra
quelque chose qui au départ lui était
la voie de l’éthologie et de la biosé-
dans les bêtes pas seulement un
extérieur (relevant du monde pay-
miotique en montrant que chaque
appareillage mécanique, mais en
san), et qu’elle s’approprie pour le
espèce donne un sens particulier à
découvrira aussi le machiniste
réinterpréter en quelque chose qui
son environnement. Celui-ci n’est
(den Maschinisten), lequel est
est son inverse propre, la nature,
donc pas le donné environnemental
incarné dans les organes tout
mais qu’elle diffusera ensuite à partir
en soi (ce qu’Uexküll appelle
comme nous-mêmes le sommes
d’elle-même et pour elle-même (donc
l’Umgebung), mais cet environne-
dans notre corps. Alors il ne
hors de portée des paysans), c’est ce
ment interprété par l’animal dans
s’adressera plus aux animaux
que j’appelle le principe de la grotte
un certain sens, sens qui en fait son
comme à de simples objets, mais
de Pan. C’est un principe paradoxal,
milieu propre (ce qu’Uexküll appelle
comme à des sujets (als Subjekte),
où “la nature” (l’idée de nature et
l’Umwelt).
dont l’activité essentielle consiste
sa représentation sensible, telle une
Cette opération produit ce qui est
grotte) tient lieu de la nature (les
la réalité pour l’animal en question.
à percevoir et agir(17).” La suite du livre apporte une mois-
écosystèmes non anthropisés, et ce
Elle suppose que l’animal n’est pas
son de preuves issues de l’expéri-
dans la mesure même où la ville (soit
une machine, mais un machiniste
mentation scientifique à l’appui de
ce qu’il y a de plus artificiel sur Terre)
capable d’interprétation, c’est-à-dire
cette thèse, aussi renversante que le
est à l’opposé de la nature.
un sujet. Dans Streifzüge durch die
furent en leur temps celles de
C’est là suggérer que “la nature”
Umwelten von Tieren und Menschen
Copernic ou de Darwin : le vivant
n’est pas un en-soi, mais qu’elle existe
(Incursions dans les milieux d’ani-
est doué de “subjectité” (c’est-à-dire
en tant que telle – en tant que “la
maux et d’humains, 1934), où il
qu’il est sujet, souverain de lui-
nature” – seulement pour une cer-
reprend les apports essentiels de sa
même). Comme tel, il fait du donné
taine société (urbaine, justement pas
longue recherche, Uexküll écrit d’em-
environnemental son milieu propre,
sauvage ni même paysanne), et seu-
blée dans l’introduction :
spécifiquement adapté à son espèce,
lement à partir d’un certain moment
“Quiconque veut s’en tenir à la
et aux termes duquel il s’adapte lui-
de l’histoire.
conviction que les êtres vivants
même, de façon créative, dans un
EXISTER EN TANT QUE
ne sont que des machines, aban-
cercle vertueux de son propre
donne l’espoir de jamais entrevoir
monde. Ainsi, dans le même envi-
leurs milieux (ihre Umwelten).
ronnement, le milieu de telle espèce
Pour Ulysse, Hermès a tiré de la
[…] Les animaux sont ainsi épin-
n’est pas celui de telle autre. Pour
terre le môlu en tant que remède. Il
glés comme de purs objets (reinen
la même raison, tel environnement
l’a fait exister en tant que tel, c’est-
Objekten). On oublie alors que
invivable pour la plupart peut être
à-dire comme remède. Cet “exister
l’on a d’emblée supprimé l’essen-
le milieu optimal de certaines espèces,
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
15
AUGUSTIN BERQUE
dites extrémophiles, comme les avan-
leur rouge. Elle existe en tant que
cation, et il peut être représenté par
cées ultérieures de la biologie n’ont
rouge. Dans l’espèce Bos taurus (la
la même formule : “S en tant que
cessé d’en découvrir, tel ce Pyrolobus
vache), cette même longueur d’onde
P”, soit S/P. Par exemple : “λ = 700
fumarii qui est à l’aise en eau hyper-
n’est pas perçue comme une couleur.
nm (S) en tant que rouge (P)”,
thermale (il se reproduit encore à
Pour un taureau, le rouge n’existe
“rouge (S) en tant que stop (P)” ;
113°C), ou ce Thermococcus gam-
pas. Il ne peut donc pas entrer en
etc. Ou pour l’animal, par exemple
matolerans qui est non seulement
relation avec le rouge, comme dirait
un guépard : “antilope en tant que
thermophile, mais supporte en outre
Uexküll. Ce qui l’excite, ce n’est pas
proie”. Ou pour une feuille de
de fortes radiations. Cela concerne
la couleur de la muleta, ce sont les
chêne : “lumière du soleil en tant
même des organismes pluricellulaires,
gesticulations du matador. De même,
qu’énergie pour la photosynthèse” ;
comme le ver Alvinella pompejana,
l’œil humain ne perçoit pas les infra-
etc. Ou, pour en revenir à Homère :
qui vit à plus de 80°C dans des che-
rouges, que perçoit l’œil du serpent.
“môlu en tant que pharmakon”.
minées hydrothermales .
Il ne perçoit pas les ultraviolets, que
(18)
Ainsi n’a cessé de se confirmer la
perçoit l’œil du papillon(21). Etc. En
règle qu’Uexküll a découverte : l’en-
outre, à cette spécification des choses
vironnement serait-il pessimal, le
caractéristiquesde l’espèce humaine,
milieu est optimal pour l’être
se greffe une spécification supplé-
Le principe de la trajection ne fait
concerné car il y a une adéquation
mentaire, propre à chaque culture.
pas seulement accéder un en-soi brut
mutuelle, un accord entre le milieu
Le rouge, par exemple, n’est pas la
à une réalité pleine de sens, il le fait
et l’espèce. Parler de “réalité objec-
couleur des robes de mariées en
exister en tant que quelque chose,
tive” en l’affaire n’est qu’une abs-
Europe mais l’est au Japon. Il est le
à partir d’un simple potentiel. Pour
traction : il est prouvé par l’expéri-
signal de l’arrêt pour l’automobiliste
nous le rouge existe, mais son “sujet”
mentation, selon les termes
moyen, mais pour les gardes rouges
(λ = 700 nm) n’a existé qu’à partir
d’Uexküll, “qu’un animal puisse
de la Révolution culturelle, il voulait
du moment où la science moderne
jamais entrer en relation avec un
dire “en avant”! Etc.
l’a découvert en tant qu’onde élec-
(19)
objet, cette hypothèse tacite [celle
Le principe de cette institution de
tromagnétique. Autrement dit, la
du béhaviorisme] est fausse .” Ce
la réalité, c’est ce que la mésologie
réalité est trajective. Elle est S/P, tan-
avec quoi il entre en relation, c’est-
(22)
appelle trajection . Cette opération
dis que S n’est qu’un potentiel qui,
à-dire ce qui est pour lui la réalité,
s’apparente à une prédication, dans
dans un certain monde, n’accède à
ce sont les choses propres à son
laquelle le sujet logique S (ce dont
l’existence qu’à tel ou tel moment
milieu, pas les objets universels de
il s’agit) est interprété en tant que
de l’histoire ou de l’évolution. Certes,
l’environnement, tels qu’ils peuvent
prédicat P (ce que l’on dit à propos
le dualisme moderne nous laisse pen-
exister pour la science écologique.
(20)
du sujet) ; mais elle est évidemment
ser que la réalité objective, c’est S,
Cela vaut évidemment aussi pour
beaucoup plus générale que la pré-
et que le reste n’est que subjectif.
les êtres humains. Donnons-en un
dication, qui relève du seul verbal.
C’est là une illusion. La réalité que
tromagnétique de λ = 700 nano-
Dans la réalité d’un milieu humain,
nous saisissons ne peut qu’être tra-
la trajection est opérée sur quatre
jective, qu’il s’agisse de l’opinion
mètres (nm) est une donnée physique
modes complémentaires : par les
commune ou de la science. Aussi
universelle. Dans notre espèce, Homo
sens, par l’action, par la parole et
objective en effet que soit la science,
sapiens, cette longueur d’onde est
par la pensée. Le principe est cepen-
elle ne peut jamais saisir S qu’en tant
perçue (interprétée) en tant que cou-
dant le même que celui de la prédi-
que quelque chose, c’est-à-dire S/P.
exemple précis. Une radiation élec-
16
DU MESNAGE DES CHAMPS À LA FEMELLE OBSCURE
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
DOSSIER • CHRONIQUE SCIENTIFIQUE
La physique elle-même en administre la preuve : le rayonnement lumineux n’est pas saisissable en lui-même (S), mais soit en tant qu’onde (P), soit en tant que corpuscule (P). Ce n’est pas là une histoire d’objectivité ou de subjectivité ; c’est la réalité (S/P), qui est donc trajective dès le niveau quantique. Mais laissons le quantique de côté, pour en revenir à notre échelle. La trajectivité des choses implique non seulement S (l’en-soi de la chose) et P (ce comme quoi elle apparaît), mais nécessairement aussi un tiers terme : l’interprète de S en tant que P, c’est-à-dire l’instance pour laquelle S existe en tant que P. Il y a donc là
L’Antre de la Femelle obscure, au Kunlun (détail), Augustin Berque, encre sur papier, 1970.
un rapport ternaire entre S, P, et I, l’interprète, ce qui s’apparente au principe de la sémiotique de Peirce
sujet, c’est ce qu’on appelle une hypo-
qui ont hypostasié le paysage – à
et qui a été repris dans la biosémio-
stase : la substantialisation d’une
l’origine, une simple manière de per-
tique de Jesper Hoffmeyer . Et
insubstance . La trajection est donc
cevoir la nature – en réalités géogra-
comme le processus de la sémiose
une suite d’assomptions et d’hypo-
phiques on ne peut plus palpables,
peircienne, la trajection peut indé-
stases de ces assomptions. Donnons-
sujet à leur tour de nouvelles assomp-
finiment se poursuivre. Par exemple,
en un exemple concret.
tions, et ainsi de suite.
(23)
(24)
le rouge, qui est une réalité S/P, peut
Vers le IV siècle de notre ère, en
Dans ces suites trajectives, la diver-
e
être surprédiqué en une nouvelle réa-
Chine du sud, pour la première fois
sité virtuellement infinie des assomp-
lité en tant que “stop !”, ce qui est
dans l’histoire de l’humanité, la
tions de S en tant que P se ramène
donc (S/P)/P’. Et ainsi de suite :
nature (S) a été perçue en tant que
à quatre grandes catégories : res-
(((S/P)/P’)/P’’)/P’’’…
paysage (P)(25). Puis le paysage est
sources, contraintes, risques et agré-
devenu le sujet (S’) de représentations
ments. Dans l’exemple de l’Odyssée,
somption de S en tant que P, engen-
jardinières, à savoir le jardin paysager
le môlu est assumé en tant que phar-
drant la réalité S/P, donne lieu à l’as-
(P’). Le même phénomène s’est repro-
makon positif : un remède, c’est-à-
somption ultérieure de S/P en tant
duit plus tard en Europe, respecti-
dire une ressource ; mais il y a là
que P’, soit (S/P)/P’, etc. C’est-à-dire
vement à la Renaissance et au XVIIIe
aussi un risque potentiel, car le mésu-
en fin de compte que P, ou P’ etc.,
siècle. Il y a donc eu hypostase du
sage d’un pharmakon en fait un poi-
se trouve indéfiniment placé en posi-
paysage (P) dans la matérialité des
son. Quand le seigneur du Pradel,
tion de S, puis de S’ etc. vis-à-vis
jardins. Ou encore, au
siècle,
Olivier de Serres (1539-1619), écri-
Dans cette suite trajective, l’as-
XX
e
d’un prédicat ultérieur P’, P’’ etc. Ce
dans les aménagements touristiques,
vait son Théâtre d’agriculture et mes-
processus, où un prédicat devient
les routes et les résidences secondaires
nage des champs, il assumait essen-
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
17
AUGUSTIN BERQUE
tiellement la nature en tant que res-
“La nature”, en somme, sera tou-
source permettant de se nourrir,
jours à naître, comme le dit si bien
mais aussi en tant que risque de
le choix que les Romains ont fait
(1) Andrew Dickson WHITE, A History of the
gelée, de sécheresse, etc. :
pour traduire phusis : prendre le par-
Warfare of Science with Theology and
“Deux espèces de thym y a-t-il,
ticipe futur du verbe naître (nasci)
Christendom, Braziller, 1955, p. 9.
qu’on discerne à la fleur, la plus
au féminin (natura). Pourquoi au
(2) HOMÈRE, Odyssée, traduction Victor
blanche estant la meilleure. Les
féminin ? Parce que phusis est fémi-
Bérard (un peu modifiée), Les Belles
deux viennent naturellement ès
nin, certes, mais surtout parce que
Lettres, 2002, p. 302-306.
coustaux secs et arides, dont ils
donner l’existence, par la naissance
(3) Barbara CASSIN, “Nature”, dans Barbara
ont la racine fort dure. Par plant
(genesis), est une puissance féminine.
CASSIN (dir.), Vocabulaire européen des philo-
enraciné et par bouteures l’on se
On dit la même chose à l’autre bout
sophies, Seuil/Le Robert, 2004.
meuble de thym. (…) Les abeilles
du monde, en Chine, à propos de la
(4) Je tire ces notations philologiques de :
et les connins aiment fort la fleur
puissance d’engendrement de la
Robert GRANDSAIGNES D’HAUTERIVE,
de thym, aussi leur acquiert-elle
nature, bien qu’il n’y ait en chinois
Dictionnaire des racines des langues
bonté de miel et de chair, accom-
ni masculin ni féminin :
européennes (Larousse, 1948) et du
pagnée d’odorante senteur (…).
— Gu shen bu si
Dictionnaire historique de la langue française
Estant chose très-asseurée, que
Shi wei Xuanpin
(Le Robert, 1998).
peu de saules se sauvent qu’on
Xuanpin zhi men
(5) Laozi – 25, OGAWA Kanju (édité par),
esbranche en sève, ou ès grandes
Shi wei tian di gen
Chuôkôron, 1973, p. 53.
froidures. Les plus robustes de
Mianmian ruo cun
(6) Jean CHEVALIER et Alain GHERBRANT
ces arbres, seront choisis pour
Yong zhi bu jin
(dir.), Dictionnaire des symboles, Laffont,
estre couppés devant l’hyver, afin
— Le génie de la vallée ne meurt
1982, p. 500.
de mieux résister aux injures pro-
pas
(7) Ce dieu que l’on révérait à Lugdunum
chaines, que les jeunes et minces.
On l’appelle la Femelle obscure
(“citadelle de Lug”), toponyme qui est
A quoi aidera l’advancer en telle
La porte de la Femelle obscure
devenu Lyon.
action, c’est-à-dire, n’attendre que
S’appelle la racine du ciel et de la
(8) HOMÈRE, op. cit., 2002, p. 113.
le mauvais temps presse, ains le
terre
(9) Pour ce qui suit, je reprends un passage
prévenant, y mettre la main en la
Comme file un fil elle dure
de mon Histoire de l’habitat idéal. De l’Orient
bonnasse des restes des jours de
En user ne l’épuise(27).
vers l’Occident (Le Félin, 2010) p. 89 et sui-
La porte de cette “Femelle obs-
vantes.
l’automne (…)(26)” siècle, cette
cure”, Xuanpin, n’est pas autre chose
(10) Philippe BORGEAUD, Recherches sur le
même nature est assumée surtout
que ce qu’a représenté Courbet dans
dieu Pan, Droz, 1979, p. 73 et p. 15.
en tant qu’agrément, pour un “usage
L’Origine du monde. Et c’est là bien
(11) Ibid., p.16, 18, 19.
récréatif”. Telle est en effet aujour-
davantage qu’une simple représen-
(12) Nicole LORAUX, Né de la terre. Mythe
d’hui, pour la plupart d’entre nous,
tation, bien davantage que la seule
et politique à Athènes, “La librairie du
la réalité de la nature. Mais, comme
histoire humaine de notre relation
siècle”, Le Seuil, 1996, p. 67-68.
toute réalité, c’est une réalité tra-
à la nature
En ce début de
18
NOTES
e
XXI
(28)
: l’histoire naturelle
XXe
(13) Sur ce qui suit, voir BORGEAUD,
jective : elle est vouée à ce qu’on
tout entière, indéfiniment, est à naître
Recherches sur le Dieu Pan, op. cit., p. 195 et
l’assume un jour en tant qu’autre
d’elle-même. Ziran, de soi-même
suivantes : “Pan à Athènes”.
chose, donc à devenir une autre réa-
ainsi, la nature sera toujours à naître :
(14) Athènes l’avait envoyé porter un mes-
lité.
natura natura semper.
n
sage à Sparte, et il était là sur le chemin du
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
DOSSIER • CHRONIQUE SCIENTIFIQUE
retour. C’est ce même Philippidès (ou
Introduction à l’étude des milieux humains
(*) NOTE
Phidippidès) qui, après la victoire de
(Belin, 2000). Sur l’origine du terme de tra-
connexes peuvent être consultés sur le site
COMPLÉMENTAIRE
: des textes
Marathon, courra d’une traite annoncer la
jection, voir mon ouvrage Le Sauvage et
Mésologiques [http://ecoumene.blogspot.fr],
nouvelle à Athènes ; exploit que commé-
l’artifice. Les Japonais devant la nature
et notamment : “Mésologie” ; “Cette
more aujourd’hui, depuis la réinstitution
(Gallimard, 1986).
femelle obscure qui règne à l’occident : la
des jeux olympiques, la course du mara-
(23) Jesper HOFFMEYER, Signs of Meaning in
nostalgie de l’origine en Asie orientale” ;
thon.
the Universe, Indiana University Press, 1996
”Le rural, le sauvage, l’urbain” et “La nais-
(15) Cf. BORGEAUD, op. cit., 1979, p. 222.
(1993).
sance du paysage en Chine”.
(16) LORAUX, op. cit., 1996, p. 67.
(24) Pour Aristote, le prédicat
Augustin Berque vient de publier Poétique
(17) Jacob
UEXKÜLL, Incursions dans les
(kategorêma) est insubstantiel. La substance
de la Terre. Histoire naturelle et histoire
milieux d’animaux et d’humains, 1934 (dans
(ousia, hupostasis), c’est le sujet (hupokeime-
humaine, essai de mésologie, Belin, 2014 ;
l’édition. Rowohlt, 1965), p. 21-22.
non).
et, La Mésologie, pourquoi et pour quoi faire,
(18) Wikipédia, “Extrémophile”, consulté
(25) Sur ce thème, voir mon Histoire de
Presses universitaires de Paris Ouest, à
en ligne. Cet article substantiel donne une
l’habitat idéal de l’Orient vers l’Occident (Le
paraître (mai 2014).
bonne bibliographie
Félin, 2010) et aussi, plus spécialement,
[http://fr.wikipedia.org/wiki/Extr%C3%AAm
mon Thinking through Landscape (Routledge,
ophile].
2013).
VON
(19) UEXKÜLL, op. cit., p. 29 : “Optimale, d. h.
(26) Olivier
denkbare günstige Umwelt und pessimale
ture et mesnage des champs, Actes Sud,
DE SERREs,
Le Théâtre d’agricul-
Umgebung wird als allgemeine Regel gelten
1996 (1600), p. 876 et 1192.
können”. La traduction de Philippe Muller
(27) Laozi – 6, op. cit., p.16.
(Mondes animaux et monde humain, Denoël,
(28) Ce n’est pas le lieu d’aborder la ques-
1965) donne ici : “Un milieu optimal associé
tion, mais ce postulat ne se résout pas en un
à un entourage pessimal, voilà la règle géné-
simple constructivisme. Pour la mésologie en
rale”. Celle de Charles Martin-Freville
effet, il y a trajection dès l’origine de la vie sur
(Milieu animal et milieu humain, Payot &
Terre, tout vivant assumant l’environnement
Rivages, 2010) : “Un milieu optimal, c’est-à-
brut en tant que quelque chose qui lui est
dire le plus favorable qu’on puisse imaginer, et
propre et le transformant ainsi en un milieu
un environnement pessimal peuvent valoir
qui, en retour, le transforme lui-même. La
comme une règle générale”.
trajection est en somme le principe de l’évo-
(20) Ibidem, “[…] die stillschweigende
lution : une suite d’assomptions et d’hypo-
Voraussetzung, ein Tier könne jemals mit
stases, autrement dit un métabolisme. On ne
einem Gegenstand in Beziehung treten, falsch
peut nullement la réduire à une simple repré-
ist ”, p. 105.
sentation de la réalité : elle produit la réalité,
(21) Données glanées dans HIDAKA
physiologie comprise.
Toshitaka, “Dôbutsu to ningen no sekai ninshiki. Iryûjon nashi ni sekai wa mienai” (La cognition du monde chez l’animal et chez l’humain. Sans l’illusion, le monde est invisible), Chikuma, 2003. (22) Sur ce thème, voir mon Écoumène.
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
19
BERNARD ANDRIEU
UNE “COSMOTIQUE” IMMERSIVE POUR UNE ÉCOLOGIE CORPORELLE EN PREMIÈRE PERSONNE BERNARD ANDRIEU
PHILOSOPHE PROFESSEUR À LA FACULTÉ DU SPORT, EA 4360 APEMAC/ EPSAMETZ, USR 3261 MSH LORRAINE AXE 5, UNIVERSITÉ DE LORRAINE - ASSOCIÉ À ADES/EFS (UMR CNRS 7268)
F
aute d’être “écologisé” par la nature, le corps est submergé par l’élé-
ment dont il n’a pas élaboré, par incorporation, une connaissance par le corps. Il ne sait pas adapter
[bandrieu59@orange.fr]
son corps à la modification que lui présente ou qu’impose son envi-
“Le triomphe de la végétation est total.”
ronnement, au point de s’y blesser
Michel Houellebecq, La Carte et le Territoire, 2010
ou pire d’y mourir. La souplesse et la plasticité du corps sont déplacées aujourd’hui dans la spécialisation urbaine, en réduisant les
RÉSUMÉ. SE FONDRE DANS LA NATURE EST UNE EXPÉRIENCE
capacités dans la délégation aux technologies pour agir et commu-
RECHERCHÉE MOINS PAR ROMANTISME OU PAR AMOUR DE LA
niquer. La thèse de l’arraisonne-
NATURE QUE PAR LE DÉSIR DE VIVRE UNE EXPÉRIENCE IMMERSIVE.
déshumanisante trouverait ici à la
PLUS QU’UNE SIMPLE ÉVASION VERS LA NATURE ET UNE AVENTURE
nage urbain du corps inadapté à
ment de la nature par la technique fois sa confirmation dans le façonla nature et un échec dans cet arrai-
CORPORELLE, LA RE-CRÉATIVITÉ IMMERSIVE DANS LA NATURE
sonnement impossible face aux tremblements de terre, aux intem-
EST UN MOYEN POUR LE SUJET DE FAIRE ÉMERGER EN LUI DE
péries et autres tsunamis. Bien des personnes peuvent réa-
NOUVELLES COORDONNÉES SENSORIELLES. LA NATURE N’EST
liser pourtant une acculturation
PAS SEULEMENT UN LOISIR MAIS UNE ÉCOLE EXPÉRIENTIELLE
lière dans les milieux naturels en
écologique par l’immersion régunageant dans des rivières plutôt
DES CORPS INCORPORÉS DANS LA NATURE.
20
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
que dans des piscines ou en mar-
DOSSIER • CHRONIQUE SCIENTIFIQUE
LES CONDITIONS DE CETTE IMMERSION DANS LA NATURE
chant dans les forêts plutôt que
du corps comme le végétarisme de
dans des chemins pédestres. Face
Paul Carton a pu le définir dans
aux “proliférantes natures” (Sirost
l’alimentation (Ouédraogo, 1998,
et Claeys, 2010), on distingue les
p. 59-76). Se fortifier et s’améliorer
Les écologues actuels de la récréa-
natures jardinées, les natures cul-
en développant l’image de soi par
tion de soi dans la nature ont déjà
turalisées et les natures recensées.
la culture physique comme chez
pu interroger les conditions de cette
L’impossible sortie d’une nature
Desbonnet (Andrieu et Sirost, 2014)
immersion dans la nature. Olivier
par
est à l’opposé du partage de vie,
Sirost, soucieux de lier l’imaginaire
l’homme et le refus de la nature
de l’immersion des membres des
naturiste avec les pratiques réelles,
“environnementalisée”
sauvage viendraient contenir le
communautés anarchistes dans
a pu décrire combien l’évasion vers
désir d’immersion. La recherche
une modification intérieure comme
la nature nécessitait la mise en aven-
de l’émotion pure qui serait pro-
à Monte Verita (Noschis, 2011).
ture du corps. Notamment dans la
duite par les éléments naturels
L’écologie immersive repose sur
vie au grand air qui décline, selon
reste en deçà de la “véritable”
des expériences d’immersion incor-
lui, les “fonctions récréatives et
essence de la Nature à laquelle
porative, au sens de Gordon
fonctions paysagères, étayées par
nous croyons comme à un idéal
Calleja, pour qui l’incorporation
l’horizon mythique du jardin
perdu tel que dans le mythe de
dans l’immersion est comprise à
d’Eden” (Sirost, 2009, p. 43).
l’Eden.
la fois comme une assimilation de
Mais aller vers ou vouloir revenir
l’esprit dans l’immersion corporelle
à l’état de nature n’est pas la même
Une nouvelle écologie corporelle, manière d’habiter le monde
et comme un “embodiment”
expérience que de s’enfoncer dans
corporel et le “corps cosmos” cher
(Calleja, 2011, p. 169). L’absorption
la nature ou d’enfoncer la nature
à Michel Collot qui souligne “une
dans la nature, au sens de nouvelle
dans son corps. Gilles Raveneau
nouvelle alliance entre le corps et
habitation du corps, n’est plus seu-
dans son analyse de l’apnée, a pu
le cosmos” (Collot, 2008, p. 19),
lement une métaphore mais une
décrire comment le risque se
doit être comprise à partir des déri-
synthèse dynamique entre le mou-
conjugue avec une exploration de
vations mythiques de la nature
vement kinesthésique, l’espace
soi dans l’eau, d’un soi qui voudrait
édénique (le rural, l’environne-
habitable, les relations avec les
entièrement devenir aquatique
ment, le sauvage et le paysage) et
éléments et les interactions avec
(Raveneau, 2006). Olivier Bessy dans
des utopies de retour à la nature.
les autres. Si l’immersion peut être
une ethnographie des raids aventure
La méthode naturelle d’Hébert
ainsi vécue comme une absorption
(Bessy, 2012), retrouve ce que
(Philippe-Meden, 2012) reste encore
(au sens d’osmose et d’extase), elle
Marianne Barthelemy (2008) avait
dans un naturisme plutôt que dans
peut aussi se concevoir comme
mis à jour avec le marathon des
une écologie corporelle : le natu-
une “transportation” (Calleja, 2011,
sables, la constitution d’un savoir
risme utilise le milieu extérieur
p. 27) au sens d’écologisation et
expérientiel en s’immergeant dans
pour que le corps y réagisse en
de vertige. Mais si l’absorption
des milieux qui extrémisent les
s’adaptant dans le cours de l’ex-
contient le corps dans le milieu en
limites connues de son corps. Bastien
périence ; l’écologie corporelle
l’incorporant à travers les sensa-
Soulé et Jean Corneloup ont étudié
incorpore les éléments du milieu
tions, dans la “transportation”,
l’engagement corporel par l’étude
pour modifier le vivant et le vécu
le corps y est débordé dans ses
des “motivations de ceux qui s’ex-
corporel. L’écologie corporelle
limites au risque d’être englobé
posent au-delà du raisonnable, à la
n’est pas une purification interne
par la puissance du milieu.
fois pour eux-mêmes (surentraîne-
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
21
BERNARD ANDRIEU
ment, prises de risque excessives),
nous déplacer régulièrement. Il n’y
première personne, le corps vivant
pour la collectivité (coût des opé-
aura donc pas de programme. Un
prend le pas sur sa conscience envi-
rations de secours, questions de
itinéraire proposé et une multitude
ronnementale en tant que corps
santé publique) et par rapport à
de gestes premiers à voir : allumage
vécu en s’imprégnant immédiate-
l’éthique sportive (dopage)” (Soulé
du feu par friction ou par percus-
ment des éléments dans le milieu.
et Corneloup, 2007). Gaspard Lion
sion, collecte de fibres et confection
Cette impression s’effectue en des-
décrit, à travers une enquête de ter-
de corde, abris, nœuds...(1)”
sous du seuil de conscience (450
rain entre 2010 et 2012 intitulée
Ces immersions volontaires ou
“Des hommes, des bois. Déboires
involontaires en pleine nature par
sonne de manière involontaire.
et débrouilles. Ethnographie des
la mise en corps des gestes premiers
Cette “cosmotique”, dans l’im-
habitants du bois de Vincennes”,
transforment le vécu. Pour Jean
mersion du corps vivant de l’indi-
comment vivre dans les bois n’est
Corneloup, se fondre dans la nature
vidu dans les milieux naturels, pro-
pas seulement une immersion
relève d’une naturalité par “tout ce
duit des impressions en lui : leur
romantique à la Thoreau dans
qui peut accroître l’immersion dans
intensité ne trouve pas toujours de
Walden (Lion, 2013). Même dans la
la profondeur de la nature”
correspondant suffisant dans l’écri-
nature du bois de Vincennes, chacun
(Corneloup, 2010, p. 82). Le paradoxe
ture ou la parole. Le corps se trouve
cherche un abri qui ne soit pas “de
est bien là : comment consentir à
dès lors traversé par des sensations
loisir” (Raveneau et Sirost, 2011) dans
s’approfondir dans une nature sans
internes et intimes dont il ignore
un ensauvagement récréatif mais
fond ? Le corps se construit dans
l’origine et ne contrôle ni la direction
une autonomie libertaire et précaire
sa sensorialité par un étayage cul-
ni les effets en lui et dans le monde.
(Rolland, 2013).
turel en essayant de délimiter son
La différence entre l’interprétation
fond dans ce qui serait le corps
du chercheur qui, à travers son corps
Le recours aux techniques de vie, sinon de survie, en pleine nature,
propre.
selon Kim Pasche et Bernard Bertrand (2013), favorise “une immersion primitive et une auto-
(Andrieu, 2011), croit parvenir à une compréhension du vécu de l’autre
LE CORPS EN PREMIÈRE PERSONNE
nomie sauvage” à travers des stages
22
millisecondes) et incorpore la per-
personne immergée, et le récit de la personne elle-même est à maintenir :
immersifs, comme en juillet 2013
L’osmose dans la nature fait
dans les montagnes suisses : “Une
émerger dans le corps des sensations
(en troisième personne) ;
– le corps observé dans la nature
semaine à vivre au plus sauvage des
inédites jusque-là. C’est la nature
– le récit du corps émergeant de la
montagnes suisses en mode ‘primi-
qui entre dans le corps et non plus
nature (en première personne) ;
tif’. Nous n’aurons avec nous que
le corps qui est dans la nature.
– le corps vivant dans la nature
l’essentiel pour vivre et la plupart
L’incorporation n’est pas ici pro-
(dans la première personne).
de notre nourriture sera collectée
gressive comme une technique du
Le récit du corps émergeant de
le long du chemin : grâce aux plantes
corps peut l’être par la vertu de
la nature reste un dédoublement
sauvages nous nous nourrirons ! Il
l’exercice dans la formation d’un
entre ce que le corps vivant aura
nous faudra (ré)apprendre à écouter
habitus. Marcel Mauss décrit en
traversé dans son immersion dans
la nature et savoir s’adapter à notre
1934 le lent apprentissage qui trans-
la première personne et ce que le
environnement ; que ce soit les
forme ses perceptions sensori-
sujet, qui l’a vécu, peut en dire dans
conditions météorologiques ou les
motrices de la brasse au crawl
une distance méthodologique, donc
lieux de cueillettes, nous devrons
(Mauss, 1936). Avec l’immersion en
en première personne. L’expert,
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
DOSSIER • CHRONIQUE SCIENTIFIQUE
malgré les précautions méthodolo-
à l’immersion dans le milieu jusqu’à
l’individu dans son corps favorisera
giques prises, observe en troisième
une conscience plus vive de l’extase
une immersion incorporative dont
personne ce corps dans la nature
et de la fusion dans la nature comme
les effets involontaires recompose-
dans la mesure où il n’y participe
exprimée chez Rousseau ou
ront la cartographie subjective.
pas entièrement. La difficulté à
Thoreau (Rousseau, 1776, 1782 ;
Ainsi, “s’immonder” est différent
décrire l’immersion du corps vivant
Thoreau, 1840). L’écho de la nature
du fait de transformer son corps
dans la nature tient à ce que le pra-
dans le corps éveille en nous des
pour habiter la nature et ses élé-
tiquant vit dans la première per-
possibilités d’action. La ré-créativité
ments par l’agilité, la force et l’adap-
sonne ce que nous ne saisissons
peut être une re-création du soi si
tation. L’immersion de la nature
qu’après coup dans la perception
l’habitus est suffisamment entamé
dans le corps implique une non-
en première personne que celui-ci
au cours de l’écologisation par l’im-
domination de la nature par une
nous fait par l’analyse phénomé-
mersion dans la nature.
écologisation de ses techniques,
nologique ou le récit participatif.
Cette immersion dans la nature
habitus et matières. Une plasticité
La naturalité du corps humain
est à la fois extérieure, par l’inclusion
en émerge où il s’agit moins de par-
n’est pas un basic-instinct qui se
de notre corps dans le milieu ou
venir à une maitrise complète des
déclencherait par réaction aux milieux
dans l’élément, et intérieure, par
éléments qu’à une connaissance
ou face aux éléments. Cela suppo-
l’émersion en nous de sensations
relationnelle entre eux et notre
serait que nous aurions conservé
inédites. Ce double mouvement n’est
corps.
intact des programmes d’adaptation
pas sous le contrôle de l’“immer-
Au contraire de cette “immon-
qui même dans l’apnée de Guillaume
seur” (le pratiquant). Celui-ci se
dation”, “s’amonder” (c’est-à-dire
Nery, recordman et champion du
place dans des situations inédites
se priver de la relation d’immersion
monde d’apnée profonde, lui ont
qui produisent un renouvellement
dans la nature) consiste à se couper
demandé un long entraînement pour
sensoriel, plutôt qu’un étonnement
de la naturalité de la nature en déve-
développer un volume d’air pulmo-
qui s’oppose à la volonté de
loppant un style colonial et conqué-
naire plus grand que la moyenne
contrôle. Le vécu en première per-
rant. De même, en s’amondant, le
humaine. L’immersion régulière dans
sonne perçoit l’immersion à partir
loisir des parcs spécialisés voudrait,
des milieux nous transforme de
des sensations qui émergent dans
par l’artifice, atteindre la même
manière insensible là où la mise entre
le corps vivant, au cours des expé-
intensité, mais sans prendre le risque
parenthèses provisoire se limite à
riences. La méthode de recueil qua-
de la profondeur de l’expérience
nous plonger, le temps d’un court
litatif des données à travers des
corporelle.
séjour, dans ce qui serait un autre
entretiens peut être utilement com-
monde.
plétée par le récit à la première per-
La “récréativité” immersive est
sonne des agents eux-mêmes comme
une re-créativité qui recrée le soi
en témoigne les journaux de terrain,
par son écologisation. Nicolas Penin
les photographies et autres films en
le montre bien à partir du vécu en
caméra subjective qui vont se déve-
première personne, renouvelant en
lopper avec la caméra Gopro.
nous les qualia (Penin, 2012). Nos
nnn
dispositions sensorielles s’activent
En allant de l’extase au vertige,
dès l’empathie et la résonance
en passant par l’écologisation et par
NOTE
interne des réseaux neuronaux due
l’osmose, l’approfondissement de
(1) [http://www.gensdesbois.org].
n
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
23
BERNARD ANDRIEU
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Bernard ANDRIEU, L’Écologie corporelle, 4 tomes, Atlantica, 20092011.
la Nature au fil de l’éducation physique, la revue sportive, scientifique,
Bernard ANDRIEU et Olivier SIROST, Desbonnet par lui-même,
pédagogique, d’enseignement et de critique (1902-1940), thèse de
L’Harmattan, 2014 (à paraître).
doctorat de l’Université Paris 8, 2012.
Marianne BARTHELEMY, “Le risque dans les raids-aventure : réalité ou
Gilles RAVENEAU, “La plongée sous-marine, entre neutralisation du
fantasme ?”, dans Gilles FERRÉOL et Gilles VIEILLE-MARCHISET (dir.),
risque et affirmation de la sécurité”, Ethnologie française, vol. 36, n° 4,
Loisirs, sports et sociétés. Regards croisés, Presses universitaires de
2006.
Franche-Comté, 2008.
Gilles RAVENEAU, “Prises de risque sportives : Représentations et
Olivier BESSY, The North Face. Ultra-Trail du mont Blanc. Un mythe, un
constructions sociales”, Ethnologie française, vol. 36, n° 4, 2006.
territoire, des hommes, le Petit Montagnard, 2012.
Gilles RAVENEAU et Olivier SIROST (dir.), Anthropologie des abris de
Gordon CALLEJA, In-Game. From Immersion to Incorporation, MIT
loisirs, Presse Universitaires de Paris Ouest, 2011.
Press, 2011.
Noé ROLLAND, “La pratique de la cabane : entre robinsonnade,
Michel COLLOT, Le Corps cosmos, La Lettre volée, 2008.
recours aux forêts et ensauvagement récréatif ?”, Atelier Scientifique,
Jean CORNELOUP, “Innover par la forme transmoderne”, dans Jean
Colloque La Naturalité en mouvement : environnement et usages
CORNELOUP et Pascal MAO (dir.), Créativité et innovation dans les loisirs
recréatifs en nature, Le Pradel, 2013.
sportifs de nature, Éditions du Fournel, 2010.
Jean-Jacques ROUSSEAU, Lettres à Malesherbes, Le livre de poche,
Gaspard LION, “Des hommes, des bois. Déboires et Débrouilles.
2010. (Il s’agit plus particulièrement de la troisième lettre, datant du
Ethnographie des habitants du bois de Vincennes”, Dossier d’études
26 janvier 1776).
Cnaf, n° 159, 2013.
Jean-Jacques ROUSSEAU, Les Rêveries du promeneur solitaire, Le livre
Marcel MAUSS, “Les techniques du corps”, Journal de psychologie,
de poche, “Classiques”, 1978 (1re publication en 1782).
XXXII, ne, 3-4, 1936 [communication présentée à la Société de
Olivier SIROST, “La vie au grand air ou l’invention occidentale des
psychologie le 17 mai 1934, rééditée dans Bernard ANDRIEU (dir.),
milieux récréatifs”, dans Olivier SIROST (dir.), La vie au grand air.
Philosophie du corps. Expériences, interaction et écologie corporelle,
Aventure du corps et évasions vers la nature, Presses universitaires de
Vrin., 2010].
Nancy, 2009.
Kaj NOSCHIS, Monte Verità. Ascona et le génie du lieu, Presses poly-
Olivier SIROST et Cécile CLAEYS, “Profilérantes natures”, Études
techniques et universitaires romandes, “Le savoir suisse”, 2011.
rurales, n° 185, 2010.
Arouna OUÉDRAOGO, “Assainir la société, les enjeux du végétarisme”,
Bastien SOULÉ et Jean CORNELOUP, Sociologie de l’engagement corpo-
Terrain, n° 31, 1998.
rel. Risques sportifs et pratiques “extrêmes” dans la société contempo-
Kim PASCHE et Bernard BERTRAND, Arts de vie sauvage et gestes pre-
raine, Armand Colin, “Cursus”, 2007.
miers, Terran, 2013.
Henry THOREAU, Journal, tome 1 (22 oct. 1837-31 décembre 1840),
Nicolas PENIN, Les Sports à risque : sociologie du risque, de l’engage-
Éditions Finitude.
ment et du genre, Artois Presses Université, 2012.
24
Pierre PHILIPPE-MEDEN, Georges Hébert et le théâtre, une esthétique de
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
DOSSIER • RECHERCHE
LES FORMES DE LA NATURALITÉ FORESTIÈRE PIERRE LE QUÉAU
MAÎTRE DE CONFÉRENCES, DÉPARTEMENT DE SOCIOLOGIE, PACTE UNIVERSITÉ GRENOBLE-ALPES (UFR SHS) [pierre.le-queau@upmf-grenoble.fr]
A
ppréhender la naturalité comme une forme revient à l’envisager
sous un angle double. Il s’agit d’abord de dire, sinon ce qu’elle est, du moins à quoi elle réfère dans le
RÉSUMÉ. EN PROPOSANT QUELQUES PISTES THÉORIQUES PER-
réel : ce qu’elle essaie de désigner, comme un index pointé vers quelque
METTANT D’APPROCHER LA NATURALITÉ COMME UNE “FORME”,
chose dans le “for extérieur”, et qui existe indépendamment de la
L’ARTICLE VISE À MONTRER QUE L’ENJEU DE SON ÉMERGENCE
connaissance qu’on en peut avoir. Mais, au risque qu’on se méprenne
TIENT SURTOUT DANS LA TRANSFORMATION DE LA RELATION
sur le sens du geste consistant à regarder celui dont l’index est ainsi
QUE LES HUMAINS ENTRETIENNENT À L’ÉGARD DE LA NATURE
pointé, cette perspective invite également à considérer le cadre de
ET DES MONDES DONT ELLE DEVIENT LE PIVOT. APRÈS AVOIR
connaissance à partir duquel elle opère ou comment, en d’autres
RAPPELÉ QUELQUES-UNS DES ÉLÉMENTS LES PLUS STRUC-
termes, elle révèle aussi quelque chose de son “for intérieur”.
TURANTS DE LA NOTION, IL S’AGIRA D’ABORDER LES DEUX
Cette tentative revient donc à considérer la naturalité comme un
VERSANTS DE LA FORME : SON OBJECTIVITÉ, PUIS LES RETEN-
de ces objets techniques qui sont l’instrument d’une socialisation visant
TISSEMENTS SUBJECTIFS QU’ELLE PRODUIT ET À PARTIR
quelque chose qui nous échappe dans la nature et comme cet obscur
DESQUELS DIFFÉRENTS COLLECTIFS SE CONSTITUENT. PLU-
retentissement par lequel elle nous lie. L’un des outils qui participent
SIEURS ENQUÊTES DE TERRAIN PORTANT SUR LA FORÊT
à l’édification d’un “monde” sera défini provisoirement comme un
FOURNISSENT LA MATIÈRE EMPIRIQUE À CET ARTICLE.
espace de compréhension relatif et
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
25
PIERRE LE QUÉAU
suspendu entre deux incertitudes :
cette forme s’inscrit encore pleine-
et collectivement. La naturalité
celle qui vient du réel et celle qui
ment dans ce que Philippe Descola
regarde donc aussi une “intériorité” :
vient de l’imaginaire. On pourrait
(2005) désigne comme le régime de
un mode d’existence qui devient le
alors se limiter à l’aborder comme
réalité caractéristique de l’Occident
pivot, sinon d’un monde, du moins d’un écoumène (Berque, 2000).
une catégorie sociale (Durkheim,
moderne et qui repose notamment
1991) : une sorte de concept qui ne
sur une opposition entre le sujet
serait pas parvenu à une complète
humain et l’objet naturel. Il s’agit
élucidation… Ou bien, a contrario,
pourtant de ne pas confondre la
qu’un excès d’usages et de définitions
représentation que les dispositifs
a fini par rendre équivoque. Mais
scientifiques donnent de cette relation
L’hypothèse objective de la forme
la forme dépasse la seule activité
avec ce qui est fondamentalement
tient dans le fait qu’existent bien,
intellectuelle caractéristique du juge-
à l’œuvre dans le processus d’ap-
dans le réel, des systèmes de relations
ment prédicatif puisqu’elle englobe,
préhension du réel. En dépit du
qui ont une certaine unité et qui
et veut surtout mettre en évidence,
“divorce” dont parle Ernst Cassirer
manifestent même toutes les pro-
en réalité, une inclination pratique
(1972), il n’est en effet toujours ques-
priétés de ce qu’on appelle habituel-
et concrète. C’est en tout cas ce que
tion que de la façon dont le sujet,
lement une “chose”, même si la déli-
soutient Simmel qui fait de la forme
individu ou collectif, se construit
mitation précise de leurs contours
l’objet même de la sociologie, étant
avec/contre les objets qui l’environ-
peut faire l’objet de discussions. La
entendu qu’il s’agit avant tout, pour
nent. Il n’y a de solution de continuité
forêt peut apparaître comme un “
lui, d’un système de relations réci-
ni effective ni définitive entre le sujet
complexe ” ou un “collectif” (végé-
proques dans lequel se déterminent
et l’objet, et la naturalité ne saurait
tal, animal, éventuellement humain)
le sujet et l’objet (Simmel, 1999). Une
apparaître comme moyen de ne gérer
dont les limites ne sont pas toujours
forme, en ce sens, décrit donc aussi
qu’une “externalité”. Sous cet angle,
bien tracées ou ne correspondent
une manière d’être ou de se com-
elle apparaît comme un concept limi-
pas aux frontières de sa lisière phy-
porter et cette perspective n’est pas
nal : une médiation possible (un
sique, dont la définition peut elle-
très éloignée de ce que Marcel Mauss
hybride peut-être) entre les aspects
même varier et être l’enjeu de débats,
thématisera plus tard par le concept
biophysiques de la nature et ses
voire de controverses. Il n’en reste
d’habitus : une technique du corps
dimensions socio-anthropologiques.
pas moins que, nonobstant certaines
(1983). Quoiqu’il en soit, la forme
À bien des égards, la multiplication
divergences de points de vue relatifs,
permet de penser solidairement le
contemporaine des notions de wild-
la forêt est bien une sorte de chose
mode d’existence des choses (exis)
ness, wilderness, sauvageté, natura-
indépendante du nom et des pro-
et le nôtre : dans quelles dispositions
lité, etc. vient précisément signaler
priétés que, d’un monde l’autre, on
cognitives, certes, mais aussi émo-
que quelque chose, d’invisible encore,
peut lui attribuer. C’est en ce sens
tionnelles et conatives nous sommes,
change dans notre relation au réel
que, depuis Aristote jusqu’à des
non seulement à leur endroit, mais
et qui, pour devenir visible et s’ac-
approches scientifiques plus contem-
aussi entre nous.
complir tout à fait, se cherche encore,
poraines, en passant par les vues de
au-delà du mot et de l’expression,
Turing sur la morphogénèse, la
alors de revenir sur quelques aspects
une manière d’être. La redescription
forme désigne d’abord des “quasi-
du dualisme par lequel on peut être
de cette relation ne concerne pas
objets” (Noël, 1994). C’est également
tenté d’appréhender la naturalité. Il
que le réel mais qui et comment nous
dans cette suite que s’inscrivent les
est bien entendu que l’émergence de
sommes face à lui, individuellement
vues de Gilbert Simondon sur l’in-
L’enjeu de cette perspective est
26
L’OBJECTIVITÉ DE LA NATURALITÉ FORESTIÈRE
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
DOSSIER • RECHERCHE
dividuation étant entendu qu’un
TABLEAU 1
individu, être ou chose (comme la
INDICATEURS DE NATURALITÉ
forêt), est la forme concrète que prend un système de relations
Grille Du Bus de Warnaffe et Devillez
Enquête Chartreuse
(Simondon, 2005). La forêt serait ainsi, en premier lieu, quelque chose appartenant au
NATURALITÉ DE COMPOSITION Nombre d’espèces d’oiseaux cavernicoles…
Nombre d’animaux, variété et rareté
“réel” et sa naturalité en serait une
Nombre d’espèces de xylobiontes
des espèces
des qualités propres, perceptibles et
Nombre d’espèces épiphytiques
Présence de mousses et de lianes Nombre et rareté des essences
reconnaissables en deçà des valori-
Pourcentage de recouvrement de la strate
sations dont elle fait l’objet. À la
arborescente
suite de divers travaux portant sur
Nombre d’espèces ligneuses, en regard du
les représentations sociales de la
potentiel régional
forêt, une expérience a été tentée
Intégrité phytocoenotique de la flore vasculaire
pour évaluer cette hypothèse : il
NATURALITÉ DE STRUCTURE
s’agissait d’interroger des randon-
Taille de l’unité
Clarté, gros arbres, grands arbres
neurs dans deux forêts présumées
Hétérogénéité verticale (pourcentage de stade
Densité, espacement, broussailles
différentes du massif de la Chartreuse
pionnier, de stage de compétition, de maturité)
Bois mort au sol ou debout
pour vérifier s’ils voyaient ou non
Hétérogénéité horizontale
Forme des troncs
la même “chose” (Le Quéau, Dodelin
Nécromasse ligneuse par hectare
et Paillet, 2010). La première, située
NATURALITÉ DE FONCTIONNEMENT
au col de Porte, est une forêt (une
Naturalité de fonctionnement
Traces d’exploitation
toute petite portion de celle qui
Régime sylvicole
Éloignement des accès
couvre le massif en réalité) située en
Production ligneuse (diamètre maximal /
Signalisation, fréquentation
zone périurbaine, assez fréquentée
diamètre longévité)
et visiblement exploitée en ce sens :
Taux de régénération naturelle
les arbres sont assez espacés, il y a
Densité du réseau de voirie
peu de bois mort au sol. Outre les
Interventions diverses et pression touristique
parkings aménagés à ses abords immédiats, des voies de promenade confortables ont été tracées. La
partir de la grille mise au point par
note de 1 à 5 à ces critères dans cha-
seconde, située dans la combe de
Guy du Bus de Warnaffe et François
cune des deux forêts, selon la
l’If, est un “espace naturel sensible ”
Devillez (2002). Il s’agit d’évaluer le
méthode d’échantillonnage par “pla-
infiniment moins accessible : pour
degré de naturalité de la forêt en
cettes”, les experts ont ainsi établi
l’atteindre, il faut s’écarter du chemin
tenant de compte de sa “composi-
que la forêt de la combe de l’If avait
qui passe à proximité et traverser
tion” (nombre d’espèces animales
un gradient de naturalité supérieur
un dense couvert arboré en suivant
et végétales, épiphytes, etc.), de sa
(note moyenne = 3,2) à celle du col
un petit sentier.
(1)
“structure” (hétérogénéité verticale,
de Porte (note moyenne = 2,4) (cf.
Chacune des deux forêts a ensuite
horizontale, etc.) et de son fonction-
tableau 1).
fait l’objet d’une description plus
nement (traces d’exploitation, fré-
Il s’est ensuite agi de traduire ces
fine par une équipe du Cemagref à
quentation, etc.). En donnant une
indicateurs en termes compréhen-
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
27
PIERRE LE QUÉAU
FIGURE 1
légitimement être discutée, aussi bien
PRÉFÉRENCE EXPRIMÉE SUR LE TYPE DE NATURALITÉ FORESTIÈRE
sur le versant scientifique, d’ailleurs, que sur son versant profane, elle tend effectivement vers la désignation
60 %
d’un état – une “manière d’être” –
50 % 40 % 30 %
60 %
54 % 40 %
46 %
de la forêt qui n’est ni arbitraire, ni aléatoire. La forme d’une forêt ayant
20 %
un fort gradient de naturalité suppose
10 %
qu’elle soit exempte de traces humaines, sombre – parce qu’elle
0% Combe de l’If
Col de Porte
abrite de nombreux grands (et gros) arbres parvenus à maturité – et que
Préfèrent une forêt plutôt naturelle
Préfèrent une forêt plutôt entretenue
l’espace entre les arbres soit difficilement praticable compte tenu du bois mort au sol et des espèces végé-
sibles pour les non-spécialistes de
nature” des visiteurs de la forêt de
tales broussailleuses qui l’occupent,
telle sorte que, au lieu d’évaluer la
la combe de l’If est supérieur (note
etc. C’est si vrai d’ailleurs que cette
proportion des arbres parvenus au
moyenne = 3,2) à celui des prome-
naturalité de la forêt est un des élé-
stade de leur maturité, par exemple,
neurs dans la forêt du col de Porte
ments qui détermine le choix que
il leur serait demandé si la forêt com-
(note moyenne = 2,8). Cette conver-
l’on fait de se promener dans l’une
prend plus ou moins (sur une échelle
gence est observée aussi bien sur la
plutôt que dans l’autre. C’est bien
de 1 à 5) de “grands arbres”, de
note globale que sur les trois registres
parce qu’ils partagent la même
“gros arbres”, etc. Il est évident que
descriptifs : composition, structure
“idée” de la naturalité forestière que,
ce travail de traduction pose encore
et fonctionnement. Les tests appli-
d’une part, les visiteurs du col de
de nombreuses questions et s’est
qués sur chacun des indicateurs font
Porte préfèrent en général se pro-
d’ailleurs révélé impossible pour cer-
même apparaître que, du point de
mener dans une forêt plutôt “entre-
tains indicateurs : le recouvrement
vue scientifique aussi bien que du
tenue” (54 %) et que, d’autre part,
de la strate arboricole, par exemple,
point de vue profane, les forêts se
ceux de la combe de l’If préfèrent
ou l’intégrité phytocoenotique. Quoi
distinguent significativement par la
une forêt plutôt “naturelle” (60 %) (cf. figure 1).
qu’il en soit de ces discussions, qui
présence de gros arbres, leur clarté
restent ouvertes, la grille a été sou-
et leur obscurité, des signes d’ex-
Tout en pouvant être caractérisée
mise à un échantillon de trente per-
ploitation, etc. Les visiteurs se mon-
d’une façon relativement univoque,
sonnes dans la forêt qu’elles étaient
trent en revanche plus sensibles à la
pour le plus grand nombre en tout
en train de visiter : au total, ce sont
présence animale que les scienti-
cas, la naturalité forestière renvoie
donc soixante individus qui ont été
fiques, et ces derniers accordent au
à des valeurs et des significations
interrogés entre le 15 juillet et le 15
bois mort un intérêt qui, manifes-
tout à fait différentes qui “discrimi-
août 2007.
tement, échappe au simple prome-
nent” ses publics potentiels. À cet
neur.
égard, il faut souligner combien les
Il apparaît alors que la perception que les usagers ont de leur forêt
28
La naturalité n’est donc pas
échantillons interrogés dans chacune
converge assez nettement vers celle
qu’une affaire de perception subjec-
des deux forêts (aux mêmes jours
des scientifiques : le “sentiment de
tive et, même si la grille utilisée peut
et heures, pendant la même période)
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
DOSSIER • RECHERCHE
présentent des caractéristiques dif-
Sise en bordure de la zone de pro-
phase incluait notamment une ques-
férentes : les visiteurs de la combe
tection du parc, mais sur le territoire
tion “ouverte” par laquelle il était
de l’If apparaissent ainsi beaucoup
de la commune de Villarodin-
demandé aux personnes interrogées
plus jeunes, plus diplômés, et appar-
Bourget, les habitants avaient
de dire ce qu’était, pour elles, la forêt
tiennent à des catégories plus élevées
réclamé – et dans un premier temps
de l’Orgère. Le texte des réponses,
dans la hiérarchie sociale que ceux
obtenu – la permission d’y effectuer
recueilli aussi fidèlement que possible,
du col de Porte. Ce sont là des obser-
une coupe. Opposé à cette autori-
a été saisi pour faire l’objet d’une
vations qui rejoignent d’autres faites
sation, la forêt de l’Orgère étant
analyse lexicométrique.
depuis longtemps sur la forêt comme
réputée “subnaturelle”, son conseil
Ce type d’analyse consiste à
“bien symbolique” dans le sens où
scientifique avait finalement obtenu
“compter” les mots et à les regrouper
elle est aussi devenue l’instrument
du parc qu’il porte l’affaire devant
selon la fréquence de leur association.
d’une “distinction sociale” (Kalaora,
les tribunaux pour en obtenir l’ar-
Il s’agit, en d’autres termes, d’iden-
1993). Sans doute y a-t-il aussi
bitrage. Cette enquête montre par-
tifier des classes de vocabulaire en
quelque raison pratique guidant ces
ticulièrement bien comment, tout
se passant, aussi longtemps que pos-
préférences, notamment en raison
en étant d’accord sur la naturalité
sible, de toute interprétation. En l’es-
du fait que les espaces les mieux pré-
objective de la forêt, pouvaient varier
pèce, cette analyse fait apparaître
servés sont aussi les moins acces-
(et s’opposer) les manières de la “sai-
six classes de mots (cf. tableau 2)
sibles, en particulier aux personnes
sir”.
que l’on peut regrouper, après coup,
les moins agiles et les moins aguer-
et suivant l’indication donnée par le
ries. Mais la naturalité de la forêt,
Du discours à l’action
dendrogramme de la classification
“parce qu’elle est ce qu’elle est”,
Le dispositif mis en place com-
en trois “univers de sens”(cf.
génère aussi des états subjectifs extrê-
prenait une longue phase de prépa-
figure 2).
mement différents – des manières
ration effectuée au cours de l’été
Voir la forêt. Les classes 1 et 4
d’être – allant du bonheur proche
2001 : elle comportait des observa-
ont en commun de contenir un cer-
de l’extase au malaise le plus sombre.
tions ethnographiques et des entre-
tain nombre de termes qui tentent
tiens non directifs de recherche réa-
de décrire la forêt “telle qu’elle est” :
lisés auprès de promeneurs venus la
les essences d’arbre qu’elle contient,
LES DISPOSITIONS SUBJECTIVES DE LA NATURALITÉ FORESTIÈRE
visiter (une trentaine), d’habitants
les espèces animales qui y vivent et
du village impliqué dans la contro-
d’autres caractéristiques se rappor-
verse (une trentaine), et d’experts et
tant à sa situation environnementale
Un autre travail, de plus longue
professionnels concernés à divers
(climat, exposition, etc.). Cette classe
haleine, a été l’occasion d’explorer
titres par la gestion de la forêt (une
comporte aussi de façon tout à fait
davantage cette réception subjective
douzaine). Une enquête par ques-
“spécifique” (dans la mesure où ces
(Le Quéau, 2009). Il s’agit d’une étude
tionnaire a été menée au cours de
termes sont absents des autres classes
réalisée dans le cadre d’un observa-
l’été suivant : elle portait également
de vocabulaire) des notions issues
toire pluridisciplinaire mis en place
sur les visiteurs interrogés aux abords
d’un registre de vocabulaire
par le parc national de la Vanoise
de la forêt (175 individus) et sur les
(quasi)scientifique : “C’est un biotope
en vue de déterminer les valeurs,
habitants du village (145 individus,
particulier, très riche, qui donne son
tant écologiques qu’humaines, d’une
sur les quelque 300 que comptait
importance à la forêt” (réponse spé-
forêt à propos de laquelle une contro-
alors sa population). Le questionnaire
cifique de la classe 1) ; “C’est là que
verse est née à la fin des années 1990.
soumis au cours de cette seconde
j’ai découvert le casse-noix et son
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
29
PIERRE LE QUÉAU
TABLEAU 2 • CLASSES DE VOCABULAIRE
écologie liée au pin cembro. Il faut
de différentes sources dont le parc
que ces arbres ne soient pas coupés
national de la Vanoise, mais aussi
juste à cause de cet oiseau” (classe 4).
diverses associations de protection
Voir. (9)
39,72
Incidemment, il apparaît que
de la nature. Aussi ont-ils un
Forêt+ (14)
21,04
nombre des personnes interrogées
“regard” observateur, scrutateur, et
Magnifique+ (4)
16,32
dont le discours est ainsi caractérisé
attentif aussi bien aux “parties”
Belle+ (8)
13,03
étaient au courant de la controverse
qu’au “tout” de la forêt : “La clarté
Mélèze+ (6)
11,78
Classe 1
Classe 2
alors en cours au sujet de la gestion
de cette forêt : elle n’est jamais très
de cette forêt. Il s’agit en tout cas
sombre à cause des mélèzes. Mais il
Travail< (9)
36,65
d’un vocabulaire, sinon de spécia-
y a une grande variété dans cette
Bois (13)
22,76
listes, du moins de personnes pensant
forêt : des rochers, un relief, plusieurs
Champignon+ (11)
22,73
être suffisamment averties pour tenter
essences… En général, les forêts sont
Chasse (6)
22,17
de nommer les différents éléments
sombres, on y voit peu, alors qu’à
Promeneur (7)
19,03
composant ce qu’elles appréhendent
l’Orgère, il existe un éclairage spécial
comme un “milieu”, un “biotope”,
à cause de l’exposition” (classe 1).
Flore+ (10)
39,68
voire un “écosystème”.
Faune+ (6)
21,08
Accès (4) Découverte+ (4) Rhododendron+ (5) Facile+ (6) Varié+ (3)
Classe 3
Une nuance distingue ces deux
Un autre terme tout à fait spéci-
classes entre elles dans la mesure où
17,38
fique est le verbe “voir”, éventuel-
l’une (classe 1) compte aussi plusieurs
17,38
lement conjugué. Il permet de rendre
adjectifs permettant de qualifier l’im-
16,67
compte, d’une part, de la raison pour
pression reçue par la “vision” de
14,02
laquelle ces personnes sont venues
cette forêt (“magnifique”, “belle”,
12,94
et, d’autre part, de leur disposition-
etc.) tandis que l’autre (classe 4) est
type. Il s’agit de promeneurs ayant
plus strictement dénotative.
Cembro (10)
67,56
fait le choix de venir visiter la forêt
Pin+ (13)
62,69
de l’Orgère sur la base d’une infor-
“travailler” qui représente spécifi-
Mélèze+ (6)
19,48
mation recherchée et obtenue auprès
quement la classe 2 : conjugué ou
Humid+e (3)
16,58
bien substantivé. Très caractéristique
Oiseau+ (4)
16,58
en est également la forme “bois”.
Epicéa+ (2)
9,32
Alors que, dans toutes les autres
Côte+ (2)
9,32
Classe 4
Classe 5
Travailler le bois. C’est le verbe
GUIDE DE LECTURE. Le logiciel Alceste effectue des comptages à
classes, il est toujours question de la
partir des formes réduites à leur radical. Le point après un verbe
“forêt” et des “arbres” vivants, c’est le matériau qu’ils produisent et que
Beauté+ (8)
72,90
(comme “voir”, classe 1) signale que sont comprises toutes ses
Calm+e (10)
49,44
conjugaisons. Le signe + (comme dans “humid+e”, classe 4)
l’on “travaille” qui est ici évoqué.
Paysage+ (4)
31,03
indique que les substantifs ou adjectifs sont considérés avec
D’ailleurs, parmi les segments répétés
toutes leurs terminaisons possibles (humide, humides,
(locutions fréquentes) significatifs de
Sentier+ (16)
26,65
humidité…). Enfin, le signe < (comme dans “travail< ”,
cette classe, on trouve ainsi toutes
Agréable+ (11)
21,99
classe 2) souligne que la forme est aussi bien un substantif
les déclinaisons possibles de l’expres-
Sentir. (7)
20,70
qu’un verbe, considérant toutes leurs terminaisons. Le chiffre
sion : “travail< bois” : “Avant on y
Marmotte+ (7)
20,70
qui figure dans la colonne de droite est un indicateur de
montait pour le travail du bois.” ;
Nature+ (14)
15,39
significativité (χ2), celui qui est entre parenthèses représente le
“Travailler le bois, les affouages. Les
Fait (6)
10,42
nombre d’occurrences du mot dans la classe.
champignons : les bolets…”
Classe 6
30
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
DOSSIER • RECHERCHE
FIGURE 2 • CLASSIFICATION DESCENDANTE HIÉRARCHIQUE
Classe 6 : 26 %
Classe 5 : 9 %
Classe 3 : 19 % 140 UCE classées Classe 2 : 18 %
Classe 4 : 11 % GUIDE DE LECTURE. Le logiciel classe des propositions, au sens grammatical du terme, ou “unités de contexte élémentaire” (UCE) qui, en l’occurrence,
Classe 1 : 16 %
et compte tenu du format imposé par une question ouverte posée à travers un questionnaire, correspond le plus souvent à une réponse.
Le thème qu’évoquent ces deux
montait avec les vaches. La chasse,
beauté de la nature. Les odeurs de
formes est ensuite surdéterminé par
les coupes de bois, les champi-
pin. Le paysage” (classe 5) ; “Elle
un certain nombre d’équivalents
gnons…” ; “On ramassait le bois,
est jolie, ça sent bon... C’est frais,
sémantiques. Au lieu de “travailler”,
les
beau, ça sent la résine” (classe 6).
on peut trouver d’autres verbes qui
Normalement, on y allait pour le
Sur un mode réflexif, le verbe ren-
traduisent le même genre d’activités :
travail, pour aller au bois, rarement
voie davantage à un certain état de
“couper”, “ramasser”, “aller” (dans
pour la promenade.”
calme et de bien-être : “On s’y sent
myrtilles,
les
pignons.
l’expression “aller au bois”). Enfin,
Sentir la forêt. Les classes 3, 5 et
bien” (classe 6) ; “J’aime regarder
la notion de travail s’élargit puis-
6 réunissent des termes dénotant
les animaux, les fleurs… Ce qui se
qu’elle peut éventuellement englober
une approche “esthétique” de la
présente. Le calme” (classe 3) ; “Le
les différentes activités agricoles aux-
forêt, au sens étymologique du terme.
calme, la beauté du paysage. Ça me
quelles on pouvait autrefois se livrer
Le verbe “sentir” est en effet parmi
plaît…” (classe 5) ; “Elle est calme,
dans le vallon (la coupe des foins,
les mots les plus caractéristiques de
silencieuse, ça sent bon les pins”
le pastoralisme, etc.) ou la cueillette
cet univers étant entendu que, dans
(classe 6).
d’autres produits de la forêt (cham-
une acception transitive, il est associé
pignon, myrtille, framboise, pigne,
à la perception du parfum des fleurs
de visiteurs (classes 1 et 4), ceux-ci
etc.). Sans parler de la chasse qui est
ou de la résine :“Elle est variée, odo-
ne sont pas spécialement venus
Contrairement au premier type
un terme que l’on ne retrouve dans
rante… La flore… Elle n’est pas
“voir” la forêt, mais faire une pro-
aucune autre classe : “Avant on
hostile” (classe 3) ; “Le calme et la
menade ou une randonnée à travers
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
31
PIERRE LE QUÉAU
FIGURE 3 • ANALYSE FACTORIELLE
L’ÉCOSYSTÈME Centre classe 1
Centre classe 4 Oiseau Mélèze 45-59 ans Cembro Pin Tranquil+ Grand
Différent+
Forêt
Voir Elle 60 ans et plus
Arbre Anima+
habitant Villarodin Sentir30-44 ans Rhododendron
Mont+er habitant Le Bourget Faire Bois Travail< PCS employé Aller PCS ouvrier Champignon+
LE PAYS
PCS intermédiaire Chemin randonneur PCS supérieure Odeur Beau
Flore Faune
Centre classe 6
Joli+ Fleur+ Beauté
Sentier Nature
LE PAYSAGE
Calm+ Chasse moins de 30 ans Centre classe 5
Centre classe 2 Centre classe 3
le parc : ils la découvrent le plus sou-
classes tient dans une différence de
Formes (sociales)
vent au hasard d’une halte qu’ils
cadrage effectué par le discours sur
de la naturalité forestière
font dans le vallon, profitant de la
l’expérience de la forêt : du plus
Il est tout à fait remarquable que,
vue offerte sur la forêt depuis la ter-
large, dans la mesure où il considère
parmi les termes caractéristiques de
rasse du refuge installé sur le versant
la forêt comme un “paysage”
chaque groupe de classes, apparaisse
opposé. Certains, suivant l’invitation
contemplé de l’extérieur et de loin
un verbe (“voir”, “travail”, “sentir”)
que font souvent les gérants du chalet
(classe 5), au plus resserré, en ce sens
qui traduit assez explicitement une
aux visiteurs, vont même suivre le
qu’il met l’accent sur le “sentier
disposition pratique nourrie à l’en-
parcours (“sentier nature”) tracé
nature qui traverse la forêt”
droit de la forêt, nonobstant d’autres
dans la forêt qui propose un certain
(classe 3) ; la classe 6 occupant une
éléments qui viennent préciser le
nombre d’informations sur les arbres,
sorte de position intermédiaire, dans
type d’activité à laquelle on s’y livre.
les espèces animales qui y vivent. La nuance entre ces trois dernières
32
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
ce schéma, puisqu’il est surtout ques-
En d’autres termes, l’énonciation
tion des abords immédiats de la forêt.
des propriétés d’une chose – ce
DOSSIER • RECHERCHE
qu’elle “est” d’un certain point de
humaine. Certains des habitants du
tants du village de Saint- Gervais,
vue – contient aussi des éléments se
village de Villarodin-Bourget seule-
sur le territoire duquel elle est située,
rapportant à l’attitude concrète adop-
ment portent ce type de discours
percevant mal qu’on puisse désor-
tée envers elle. Les différents univers
(classe 2) et parlent en réalité moins
mais leur interdire d’y ramasser du
de signification identifiés à partir de
de la forêt que d’eux-mêmes et de
bois, de cueillir des champignons
l’analyse du discours décrivent donc
(ce qu’ils imaginent de) leur passé.
ou des myrtilles, etc. (Le Quéau,
aussi des schèmes d’action.
Aussi ce discours paraît-il empreint
2007). Dans une enquête plus récente
d’une évidente nostalgie.
(Le Quéau, 2011), conduite auprès
relation entre la conception de la
Pour mieux faire apparaître cette
– Le paysage. Le “paysage” occupe
de gestionnaires de forêts seulement,
forêt (représentation de sa nature et
une sorte de position intermédiaire
on voit encore apparaître la référence
de ses propriétés) et l’attitude pra-
entre ces deux extrémités en ce sens
au pays, au paysage et à l’écosystème
tique entretenue envers elle, nous
que c’est bien un “écart” qui carac-
dans la définition de leur plan d’ex-
avons proposé une typologie de ses
térise cette forme – elle est manifes-
ploitation et les arbitrages qu’ils pro-
formes ou manières d’être :
tement le fait de personnes habitant
noncent entre production de bois,
– L’écosystème. Cette forme décrit
la ville – bien qu’il soit comblé par
aménagement de la forêt-loisir et
l’univers de sens identifié par les
des impressions subjectives énoncées
préservation de la biodiversité. Enfin,
classes 1 et 4 et rend compte de
à partir de souvenirs personnels (tirés
on reconnaîtra certaines similitudes
cette tentative faite par un certain
de l’enfance) ou d’éléments emprun-
entre cette typologie et d’autres
nombre de visiteurs d’objectiver la
tés à la culture (peinture, poésie, lit-
comme celle proposée par Catherine
forêt : de dire ce qu’elle est “en
térature, cinéma…) (cf. figure 3).
soi”… Même si quelques qualificatifs modèrent l’objectivité de cette
et Raphaël Larrère (1997) qui distinguent trois “regards” portés sur
FORMES ET MONDES SOCIAUX
aperception. L’attitude typique qui
la forêt : un regard “initié”, un regard “informé”, un regard “esthétique”.
correspond à cette conception serait
Au-delà du fait qu’elles rendent
La régularité observée entre les
en tout cas celle de la “réserve res-
compte d’une interaction typique et
formes de relation à la forêt et cer-
pectueuse”: le terme désignant
locale entre des humains et une forêt,
taines des variables socio-démogra-
moins l’accord, pourtant explicite-
ces différentes formes renvoient à
phiques décrivant ceux qui les actua-
ment formulé par ces personnes,
des dispositions élaborées sociale-
lisent renvoie en dernier lieu aux
sur le principe de la préservation
ment et historiquement, c’est pour-
éléments caractéristiques de différents
du milieu, qu’une disposition “en
quoi chacune d’elles contient-elle
mondes.
retrait” par rapport à lui puisqu’il
aussi une certaine “généralité”.
s’agit en quelque sorte d’observer
C’est ce qui explique qu’on en
la forêt en interférant le moins pos-
retrouve certains aspects, au moins,
Le monde social le plus évident
sible avec ce qui est perçu comme
dans les autres études réalisées.
à faire apparaître est celui qui se
Le monde du pays(an)
son fonctionnement “naturel”.
L’enquête effectuée sur la forêt des
dégage de l’univers de sens repéré
– Le pays. Cette forme renvoie au
Écouges située dans le massif du
par la classe 2 puisqu’il ne corres-
contraire à une subjectivation – ou
Vercors, après son acquisition en
pond, sur le plan statistique aussi
appropriation – maximale de la forêt
2003 par le conseil général de
bien que sociologique, qu’avec les
en ce sens qu’elle n’est conçue qu’à
l’Isère(2), avait clairement fait appa-
habitants les plus anciens du hameau
travers le souvenir des activités aux-
raître une certaine opposition entre
du Bourget à l’histoire duquel appar-
quelles s’y livrait une communauté
le pays et le paysage, certains habi-
tient le vallon de l’Orgère. Ceux qui
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
33
PIERRE LE QUÉAU
TABLEAU 3 •
COMPARAISON DES ÉCHANTILLONS “HABITANTS”
très fortement perçu, n’est pas com-
SELON LE HAMEAU DE RÉSIDENCE
plètement étranger au “regain” de l’hostilité de ses habitants à l’endroit du parc : on peut même penser que
Le Bourget
Villarodin
Agriculteurs
2%
–
sa forme intelligible à un trouble
Commerçants, artisans
4%
18 %
obscurément ressenti. S’il n’est pas
c’est le conflit qui permet de donner
Profession et catégorie sociale (PCS)
–
12 %
tout à fait envisagé comme sa
Professions intermédiaires
10 %
23 %
“cause” directe, le parc est clairement
Employés
41 %
37 %
associé à l’ensauvagement des abords
Ouvriers
43 %
10 %
du village. On lui impute assez sou-
Cadres supérieurs
vent la pâture, plus fréquente, des
Durée de l’installation 10 ans au plus
11 %
29 %
animaux “sauvages” dans les jardins
Entre 10 et 20 ans
16 %
25 %
qui entourent les maisons et même
Au moins 20 ans
73 %
46 %
la “descente” de la lisière de la forêt : des arbres ont en effet commencé
73 personnes ont été interrogées au Bourget et 72 à Villarodin.
de “coloniser” les prairies autrefois fauchées et maintenues par des terrasses qui, aujourd’hui, s’écroulent.
y avaient une activité agricole, jusque
ture socio-démographique très dif-
C’est dire si, dans ce contexte, la
dans les années 1960 du XXe siècle,
férente de celle du Bourget, puisque
naturalité est perçue négativement :
y habitaient… Et y habitent encore
sa population comprend une part
elle désigne un abandon, un laisser-
parfois, au moins pendant l’été. Tous
importante de techniciens et de
aller, et est envisagée comme le signe
les chalets d’alpage construits dans
cadres employés par l’Office national
avant-coureur d’une disparition.
le vallon, dont la plupart ont été res-
d’études et recherches aérospatiales
Ce sentiment partagé permet de
taurés depuis le début des années
(Onera) dont un établissement est
comprendre une certaine “crispation
1990 (restauration contemporaine
implanté entre le hameau et la proche
identitaire” de ce collectif manifestée,
du déclenchement de la controverse
commune d’Avrieux (située en
notamment, par la revendication du
sur la gestion de la forêt), appar-
amont de la rivière). Ils se sont ins-
droit à (ré)occcuper le vallon de
tiennent encore à des habitants du
tallés plus récemment dans la com-
l’Orgère (et la forêt qui le borde)
hameau ou à leurs descendants.
mune, sont en moyenne moins âgés
devenu le symbole d’un “âge d’or”
et de milieux socio-économiques
de cette communauté. C’est donc
Les résidents de l’autre hameau, situé sur la rive sud de l’Arc qui
plus aisés que les habitants du
aussi autour d’une utopie que se
coupe le village, tiennent en général
Bourget. Bien que résidant dans la
forme un monde. En l’occurrence,
un discours assez comparable à celui
même commune, les habitants de
cette utopie est l’imaginaire d’une
des autres promeneurs (classes 3, 5
Villarodin et ceux du Bourget n’ap-
communauté humaine plus vivante
et 6) venant des centres urbains de
partiennent pas tous au même
et plus solidaire qui se nourrit de la
la région, voire de plus loin encore.
“monde” (cf. tableau 3).
réinterprétation de pratiques sup-
Outre que son histoire est attachée
34
Souligné par les éléments de carac-
posées traditionnelles… ; les
à l’autre versant des montagnes,
térisation socio-démographique, le
“veillées” et les “corvées” d’entretien
Villarodin a aujourd’hui une struc-
“déclin” du hameau du Bourget,
de l’espace agricole étant les deux
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
DOSSIER • RECHERCHE
topiques le plus souvent évoquées
un lieu de visite et de rencontre pour
rogène au sein duquel il faudrait
par l’ensemble des habitants.
tout ce que la protection de la nature
reconnaître des “publics” assez dif-
L’engagement pris par la direction
compte de scientifiques, d’experts,
férents, ne serait-ce que du point de
du parc, en 2005, de prendre en
de sympathisants et de militants,
vue de leur pratique de visite. On
compte le patrimoine humain associé
notamment dans la région Rhône-
pourrait ainsi distinguer la “prome-
à la forêt de l’Orgère (son “histoire”)
Alpes.
nade dominicale”, qui, en général,
a, de ce fait, largement contribué à
Il s’agit donc bien d’un autre
est le fait de groupes résidant dans
apaiser les tensions avec les habitants
“monde social” qui s’est ainsi formé
les environs de Villarodin-Bourget
du hameau du Bourget.
autour de la forêt à partir des dif-
qui limitent leur déambulation au
férents dispositifs d’information et
vallon de l’Orgère ; la “randonnée”,
Le monde de l’écosystème
de mobilisation mis en place par les
également pratiquée en groupe, dans
La controverse sur la gestion de
associations membres de la
le cadre de laquelle le vallon n’est
la forêt est née de l’opposition de
Conform, même si ses frontières
qu’une étape dans un parcours plus
membres du conseil scientifique du
paraissent moins nettes que le pré-
long ; la “course”, enfin, à laquelle
parc et de certaines associations de
cédent. Outre un langage qui les
on se livre seul ou en tout petit
protection de la nature. Cette oppo-
rend reconnaissables parmi l’en-
groupe, qui vise l’un des sommets
sition s’est notamment traduite par
semble des “visiteurs” de la forêt,
des alentours et dans le contexte de
une série d’actions en justice et de
ceux qui forment ce monde partagent
laquelle le vallon est le lieu d’une
pressions exercées par les associations
encore un ensemble de valeurs, d’at-
brève traversée.
de protection de la nature sur les
titudes et de comportements carac-
Ces visiteurs ont pourtant en com-
autorités nationales (ministères de
téristiques. Si ces langages et dispo-
mun plusieurs traits socio-démogra-
l’Agriculture et de l’Environnement,
sitions renvoient, en première ana-
phiques et culturels les plaçant dans
(3)
préfectures…) et locales (com-
lyse, à une formation “scientifique”
la situation d’une double “étrangeté”
munes…). Pour la circonstance, les
(bien qu’elle ait pu également être
par rapport à la forêt. Résidents des
associations ont d’ailleurs formé un
acquise dans le cadre d’une activité
villes, pour la très grande majorité
collectif – la Coordination nationale
militante), ils ne sont pas non plus
d’entre eux, ils ne fréquentent une
pour la conservation de la forêt de
toujours exempts de “teintes” sub-
forêt qu’à l’occasion de leurs temps
l’Orgère en Maurienne (Conform)
jectives : les entretiens non directifs
“libres” et, “amateurs” de belles
– qui a ainsi représenté le nœud prin-
réalisés ont été l’occasion de recueillir,
“impressions”, ils possèdent rare-
cipal d’un vaste réseau ouvert sur
souvent, les éléments d’une “rêverie”,
ment le lexique permettant de recon-
l’ensemble des adhérents et des sym-
comme le dirait Gaston Bachelard
naître et de nommer précisément les
pathisants des associations qui le for-
(1960), de la nature sinon “vierge”,
essences ou espèces végétales ou ani-
maient : la Fédération Rhône-Alpes
du moins encore un peu “sauvage”.
males qui font la forêt. La notion
de protection de la nature (Frapna),
La naturalité, dans ce contexte, est
de “visiteur” réfère alors à l’expres-
France Nature Environnement (FNE),
bien entendu valorisée d’une façon
sion de Bernard Kalaora, qui a par-
WWF-France, Greenpeace-France,
extrêmement positive.
faitement décrit l’émergence du “musée vert” (Kalaora, 1993), mais
la Ligue de protection des oiseaux (LPO), etc. Très vite, en raison de la
Le monde du paysage
également à tous les auteurs qui ont
publicité donnée à cette “affaire”
Le monde du paysage, enfin, est
déjà parfaitement documenté la pro-
par l’ensemble des associations enga-
essentiellement formé par un
duction du schème culturel du pay-
gées, la forêt de l’Orgère est devenue
ensemble apparemment assez hété-
sage, que ce soit en ce qui concerne
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
35
PIERRE LE QUÉAU
sa construction historique en général
culturelles : de l’univers des contes
matérialité) et la disposition pratique
(Cauquelin, 2000 ; Roger, 1995, 1997)
initiatiques traditionnels (La Belle
(manière d’être) du sujet qui les consi-
ou la situation particulière des Alpes
au bois dormant, Blanche-Neige, le
dère, étant entendu que le “réglage”
et de la montagne (Reichler, 2002).
Petit Poucet…) au cinéma contem-
de cette interaction locale (la partie)
Ce qui fait encore de cet ensemble
porain (Le Seigneur des anneaux,
dépend de la possibilité d’avoir fait
d’individus et de groupes un
Harry Potter…). Quelques-uns nour-
converger différents points de vue
“monde” tient dans le fait qu’il se
rissent cependant à son endroit une
vers un monde commun (le tout).
forme autour du réseau matériel des
certaine méfiance, voire une appré-
En tant qu’outil technique, la
parcs, nationaux ou régionaux, ou
hension. L’obscurité de la forêt, en
notion de naturalité est l’élément
d’autres sites “remarquables”, tant
particulier, peut encore inquiéter ;
d’un ensemble plus vaste, matériel
en France qu’en Europe, d’ailleurs,
la privation relative du sens de la
et immatériel, humain et non humain
qu’ils fréquentent régulièrement.
vue (effective, en l’occurrence) fait
– un “dispositif”, autrement dit –
Quand ils ont été interrogés, les visi-
redouter un risque de désorientation
qui assume cette fonction de déli-
teurs “faisaient” ainsi le parc national
; le fait qu’elle soit abandonnée laisse
mitation d’un espace de compréhen-
de la Vanoise, comme les années
craindre la possibilité d’une chute,
sion partagé et de socialisation. Son
précédentes ils avaient pu “faire”
aux plus âgés en tout cas, tandis que
efficacité s’apprécie d’au moins
ceux du Mercantour ou des
le bois mort et sec au sol évoque le
quatre façons complémentaires
Cévennes, en France, par exemple,
risque d’incendie, etc. Reste une
(Foucault, 1994 ; Deleuze, 1989).
ceux du Grand Paradis ou des
“inquiétante étrangeté” dans l’ex-
Opérateur de visibilité, le dispositif
Dolomites, en Italie, etc. Ces sites
périence que l’on peut faire de la
donne à “voir”, la forêt en l’occur-
forment donc les “lieux communs”
forêt. La naturalité s’apprécie alors
rence, d’une façon tout à fait spéci-
où se rassemble et se croise une
d’autant mieux que la forêt est “visi-
fique. Opérateur d’énonciation, il
population utilisant le même genre
table” dans de bonnes conditions
supporte un langage caractéristique
de dispositifs d’information (revues,
de confort et de sécurité.
qui permet de “dire” non seulement
site d’information des parcs ou d’associations de randonnée, de nature)
ce qu’elle est, mais également ce
CONCLUSION
et fréquentant les mêmes enseignes
36
qu’elle fait naître comme affects, émotions, souvenirs, etc. Instrument
et réseaux commerciaux spécialisés
S’il existe une difficulté dans le
d’objectivation, le dispositif impose
où elle se documente et s’équipe et
concept de forme, c’est qu’il désigne
indéniablement une contrainte (une
dont elle constitue d’ailleurs une des
avant tout un ensemble de relations :
“détermination”), sur le sujet comme
“cibles” privilégiées.
c’est peut-être là un problème que
sur l’objet, mais c’est ce par quoi il
La naturalité est perçue de façon
les développements contemporains
est cependant le support d’une sub-
assez variable selon les caractéris-
du pragmatisme ou de la théorie de
jectivation ou individuation, étant
tiques des promeneurs. Le plus grand
l’“acteur-réseau”, dans la sociologie
entendu qu’il n’y a de devenir individuel que dans un collectif.
nombre la recherche comme un au-
notamment, ont en partie résolu.
delà aux désagréments de la “civi-
L’intérêt du concept de forme tient
À proprement parler, la forme
lisation”. La rêverie du promeneur
alors dans le fait qu’il permet de
désigne donc une sorte d’accord,
le renvoie ici à des souvenirs d’en-
penser, dans le même mouvement,
relativement stable, émergeant d’un
fance et de jeunesse entretenus par
la relation de dépendance réciproque
flux continu d’échanges et de ren-
un prolifique imaginaire de la forêt
entre le mode d’existence des choses
contres, éventuellement conflictuels.
et diffusé par diverses productions
(ce qu’elles sont, jusque dans leur
Elle vient ainsi résoudre, ne serait-
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
DOSSIER • RECHERCHE
ce que momentanément, une incer-
sation de la conscience de soi induite
titude portant à la fois sur ce que
par une modification du système
sont les choses et sur qui nous
relationnel qui constitue un envi-
sommes face à elles, entre “nous”,
ronnement. C’est là tout l’enjeu de
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
envers d’“autres”. C’est pourquoi,
l’approche de la naturalité, de la
incidemment, l’engagement subjectif
forêt en l’occurrence : comment elle
est si important dans ce genre de
devient le support de l’émergence
Gaston BACHELARD, La Poétique de la rêve-
controverse : l’individuation d’une
ou de la transformation de mondes
rie, Puf, 1960.
“chose” – le mouvement par lequel
sociaux dans lesquels coïncident nos
Walter BENJAMIN, Origine du drame baroque
elle réalise certaines de ses propriétés
états subjectifs et certaines des pos-
allemand, Flammarion, 1985.
intrinsèques – entretient un rapport
sibilités de la réalité objective.
n
Augustin BERQUE, Écoumène, Belin, 2000.
intime avec celle d’un sujet et celle
Guy
du monde dans lequel il se situe
DEVILLEZ, “Quantifier la valeur écologique
(Simondon, 2005).
des milieux pour intégrer la conservation de
Cette dépendance réciproque
DU
BUS DE WARNAFFE, François
la nature dans l’aménagement des forêts :
apparaît très clairement dans la réfé-
une démarche multicritères”, Annals of Forest
rence explicite qui est faite dans cha-
Sciences, vol. 59, 2002.
cun des trois mondes, bien qu’avec
Ernst CASSIRER, La Philosophie des formes
des significations très différentes, à
symboliques, Minuit, 1972.
l’“origine”: celle d’une communauté
Anne CAUQUELIN, L’Invention du paysage,
(le “pays”), celle d’un monde anté-
Puf, 2000.
rieur à la civilisation (l’ “écosys-
Gilles DELEUZE, “Qu’est-ce qu’un dispositif”,
tème”) ou celle de l’enfance (le “pay-
NOTES
sage”). Il faut toutefois comprendre
dans Collectif, Michel Foucault philosophe. Rencontre internationale. Paris 9, 10 11 janvier
l’origine, comme Walter Benjamin
(1) Classement effectué par le conseil
1988, Seuil, 1989.
le suggère, non pas comme quelque
général de l’Isère dans le cadre de sa poli-
Philippe DESCOLA, Par delà nature et culture,
événement qui aurait eu lieu in illo
tique d’acquisition d’espaces de préserva-
Gallimard, 2005.
tempore, mais comme un événement
tion de biodiversités caractéristiques
Émile DURKHEIM, Les Formes élémentaires de
qui est en train de se produire. Bien
[http://www.isere-environnement.fr].
la vie religieuse, Livre de Poche, 1991.
qu’étant une catégorie tout à fait
(2) Le conseil général de l’Isère s’est porté
Michel FOUCAULT, “Le jeu de Michel
historique, écrit-il, l’origine n’a rien
acquéreur de cet ancien domaine privé en
Foucault”, dans Dits et écrits, T. III, Gallimard,
à voir avec “ce qui est né”, mais
2003, dans le cadre de la mise en place de
1994.
bien “ce qui est en train de naître,
son réseau d’“espaces naturels sensibles”.
Bernard KALAORA, Le Musée vert.
dans le devenir et le déclin” :
(3) Si les parties opposées s’entendent
Radiographie du loisir en forêt, L’Harmattan,
“L’origine est un tourbillon dans le
finalement pour préserver la forêt en 2006,
1993.
fleuve du devenir, et elle entraîne
le dernier volet juridique de l’affaire n’est
Catherine LARRÈRE et Raphaël LARRÈRE,
dans son rythme la matière de ce
clos qu’en 2010 par la décision de la cour
Du Bon Usage de la nature, Aubier, 1997.
qui est en train d’apparaître”
d’appel de Lyon annulant le protocole de
(Benjamin, 1985, p. 45). La formulation
1999 passé entre la direction du parc,
d’une question sur l’origine manifeste
l’ONF et la mairie de Villarodin-Bourget
en ce sens un moment de cristalli-
autorisant une coupe de ses “gros bois”.
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
37
PIERRE LE QUÉAU
Pierre LE QUÉAU, Perception des espaces naturels sensibles, enquête réalisée pour le service environnement du conseil général de l’Isère, 2007. Pierre LE QUÉAU, “Les mondes de la forêt de l’Orgère”, Travaux scientifiques du parc national de la Vanoise, Tome XXIV, 2009. Pierre LE QUÉAU, “Adaptation des territoires alpins à la recrudescence des sécheresses dans un contexte de changement global”, Recherche pluridisciplinaire pilotée par le Cemagref dans le cadre du programme “Gestion et impacts du changement climatique (Gicc)” du ministère de l’Écologie et du Développement durable, 2011. Pierre LE QUÉAU, Benoît DODELIN et Yoan PAILLET, “Convergences écologiques et sociologiques sur la naturalité forestière”, dans Daniel Vallauri, Jean André, Jean-Claude Génot, Jean-Pierre de Palma, Richard EynardMachet (coord.), Biodiversité, Naturalité, Humanité, Lavoisier, 2010. Marcel MAUSS, “Les techniques du corps”, Sociologie et anthropologie, Puf, 1980. Émile NOËL (dir.), Les Sciences de la forme aujourd’hui, Seuil, 1994. Claude REICHLER, La Découverte des Alpes et la question du paysage, Georg, 2002. Alain ROGER (dir.), La Théorie du paysage en France, Champ Vallon, 1995. Alain ROGER, Court Traité du paysage, Gallimard, 1997. Georg SIMMEL, Sociologie, Puf, 1999. Gilbert SIMONDON, L’Individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Jérôme Million éd., 2005.
38
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
DOSSIER • RECHERCHE
CONSTRUIRE LA NOSTALGIE DE LA FORÊT : TOURISME CHAMANIQUE EN AMAZONIE SÉBASTIEN BAUD
ETHNOLOGUE, UNIVERSITÉ DE STRASBOURG [sbaud@unistra.fr]
RÉSUMÉ. CET ARTICLE TRAITE DES MOTIVATIONS ET REPRÉSENTATIONS PROPRES AU TOURISME CHAMANIQUE À DESTINATION DE L’AMAZONIE ET, PLUS PRÉCISÉMENT, DE CELLES LIÉES À L’INGESTION D’UN BREUVAGE PSYCHOTROPE APPELÉ AYAHUASCA. CES MOTIVATIONS ET REPRÉSENTATIONS ONT EN COMMUN DE MOBILISER LA FORÊT COMME FIGURE DE L’ALTÉRITÉ DANS UN PROCESSUS THÉRAPEUTIQUE OU INITIATIQUE, NON SANS LIEN AVEC UN IMAGINAIRE OCCIDENTAL. EN EFFET, ET CELA EST PARTICULIER AU TOURISME CHAMANIQUE, LES PERSONNES JOIGNENT AU VOYAGE ÉPROUVÉ PHYSIQUEMENT UN VOYAGE “EN ESPRIT” DANS UN “MONDE AUTRE” INTERPRÉTÉ DIFFÉREMMENT SELON LES UNS ET LES AUTRES. DÈS LORS, LE VOYAGE EST VÉCU COMME UNE ÉPREUVE DONT LES SCÉNARIOS PRENNENT ACTE DE LEUR DÉROULEMENT DANS UNE NATURALITÉ AMAZONIENNE PERÇUE COMME “SAUVAGE” ET “HABITÉE” PAR DES “ÉTANTS” QUI APPARTIENNENT AUSSI AU COLLECTIF ET AU DISCOURS. EN CE SENS, LE TOURISME CHAMANIQUE S’EMPLOIE, PAR LA CONSTRUCTION D’UNE NOSTALGIE DE LA FORÊT, À FAIRE DE CELLE-CI UN “ACTANT” QUI VIENT SATURER LA TOTALITÉ DE L’EXPÉRIENCE INDIVIDUELLE LORS DE L’EXTASE PSYCHOTROPE. L’AUTHENTICITÉ AINSI CONVOQUÉE, “RÉFÉRENT CENTRAL” DE LA PRAXIS TOURISTIQUE, PARTICIPE DÈS LORS DU SENS DE SOI.
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
39
SÉBASTIEN BAUD
L
e tourisme à destination
habité par […] des personnes non
appartenant au thème de la diversité
de l’Amazonie est mul-
humaines” (Sahlins, 2009, p. 40).
culturelle, ne sont pas sans rapport
tiple. Écotourisme, eth-
L’autre qui serait “moderne”. Cette
avec celui de la biodiversité. C’est
notourisme(1) et tourisme “chama-
position épistémologique est toutefois
pourquoi la grande majorité des
nique” s’y côtoient, voire s’ordon-
remise en question par un nombre
études sur l’ethnotourisme et les cha-
nent les uns aux autres selon un
croissant de chercheurs à la suite de
manismes qui lui sont associés ont
gradient d’immersion ou de confron-
Marshall Sahlins et de Bruno Latour
abordé ces pratiques en soulignant
tation au “réel” (tel qu’il est pensé
pour lesquels aucune “nature-cul-
ce qui, de prime abord, pose ques-
dans la démarche touristique). Les
ture” ne vit dans un monde de signes
tion. Toutefois, bien qu’une analyse
représentations communes qui sin-
ou de symboles arbitrairement impo-
en termes de “représentations pri-
gularisent ces formes de voyage
sés à une “nature extérieure” connue
mitivistes” à l’œuvre dans les pra-
apparaissent déterminées par une
du seul Occident (Latour, 1991, p. 143).
tiques touristiques puisse être per-
figure de l’altérité – celle du “sau-
De même, aucune ne vit dans un
tinente, elle ne saurait en épuiser les
vage” –, laquelle est convoquée dans
monde de “choses” ou, pour le dire
interprétations. Cet article est pour
la construction du sens de soi. Bien
autrement, toutes construisent les
nous l’occasion de faire le pari d’une
qu’elle désigne aussi cet autre que
collectifs humains et non humains
autre lecture, laquelle donne une
soi – le sauvage serait ce qui est
qui les entourent. Dès lors, natures
place de choix à la forêt amazo-
propre aux “hommes primitifs” –,
et sociétés, humains et non humains
nienne. Plus précisément, notre ana-
cette figure évoque d’abord une
sont à entendre comme des expres-
lyse porte sur un cheminement guidé
nature non domestiquée, plus pré-
sions instituées de relations entre
par la notion de “sauvage”, présente
cisément la forêt par une altération
des étants dont le statut ontologique
dans les motivations et associations
vocalique du latin silvaticus (salva-
et la capacité d’action varient selon
discursives propres au tourisme en
ticus). “Sauvage” donc, la forêt ama-
les positions qu’ils occupent les uns
Amazonie en général, et à celui que
zonienne est également dite “pri-
par rapport aux autres (Descola,
nous qualifions de “tourisme cha-
maire”(2), “originelle”, “vierge” et
2005).
manique”, en particulier.
“naturelle”, autant de qualificatifs
Dans cet article, nous mettons ces
Le “tourisme chamanique” est à
qui, s’ils évoquent la densité impé-
notions à l’épreuve du tourisme à
entendre comme la juxtaposition de
nétrable de la végétation et le carac-
destination de l’Amazonie, où se
deux voyages, l’un que nous quali-
tère dangereux de quelques animaux,
rencontre l’ontologie animique dont
fions de voyage en “chair et en os”
témoignent aussi d’une asymétrie
la formule, selon Philippe Descola
vers la forêt tropicale, l’autre de
exprimée entre forêt et contempo-
(2005), est inverse à celle du natu-
voyage “en esprit” dans un “monde
ranéité, espaces sauvage et domes-
ralisme propre à l’Occident. De fait,
autre”. En accord avec le discours
c’est la dimension exotique – au sens
emic, l’expression employée définit
d’une altérité comme condition de
la psyché humaine, parfois qualifiée
discutés en anthropologie, sont d’or-
l’existence de l’être – qui va princi-
de “profonde”, voire, dans un pro-
dinaire mobilisés pour opposer deux
palement déterminer l’attrait tou-
cessus de conformation/différencia-
conceptions de l’humanité. L’une,
ristique de cette région, celui des
tion, la réalité objectivée, “habitée”
qui serait partagée par l’ensemble
paysages ne le disputant en rien à
par des esprits (de la nature)(3). La
des peuples à l’exception de
l’“étrangeté” des sociétés. Autrement
personne éprouve une telle expé-
l’Occident, conçoit un “monde
dit, des notions comme celles
rience par sa participation à un ou
imprégné de subjectivité, un univers
d’“autochtone” ou d’“Amérindien”,
des rituels centrés sur l’absorption
tique, nature(s) et société(s). Ces derniers concepts, longuement
40
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
DOSSIER • RECHERCHE
de plantes purgatives, psychotropes
dimension dialogique, que cette
tiens informels réalisés avec ceux-ci
et dites “de diètes”, toutes plantes
“nature sauvage” y est convoquée
en marge de leur séjour ou à leur
“enseignantes”. Parler d’un tourisme
dans un processus thérapeutique ou
retour (en France et en Suisse) témoi-
chamanique à destination de
initiatique qui n’est pas sans rappeler
gnent d’une appartenance commune
l’Amazonie, c’est donc faire état de
la trame des contes européens,
à une classe sociale aisée ou moyen-
la rencontre d’une double altérité
laquelle participe de la construction
nement aisée, payant un forfait tout
trouvant son expression dans ces
du sens de soi. Une telle perspective
compris, parfois déraisonné, incluant
au-delà du familier ou du domestique
nous permet in fine d’interroger la
tout le confort attendu des voyageurs
que sont la forêt et le “monde autre”.
réalité du glissement vers une onto-
(électricité, douches, moustiquaires
En ce sens, le voyage est vécu comme
logie animiste présent dans les dis-
aux fenêtres, transport de l’aéroport
une épreuve initiatique dont les scé-
cours des adeptes du tourisme cha-
au lodge, repas riches et variés...)(5)
narios prennent acte de leur dérou-
manique.
ou, à l’inverse, s’embarquant dans
lement dans une naturalité ama-
ce voyage en “routard” (backpac-
(4)
zonienne perçue comme “sauvage” et “habitée” par des étants qui appar-
L’AMAZONIE CHAMANIQUE ET SES TOURISTES
ker), dormant chez le chaman, de préférence peu connu (valorisé dans
tiennent à la fois à la nature, au collectif et au discours (Latour, 1991).
le discours comme “traditionnel”), L’analyse du tourisme chama-
pour un prix relativement modique.
Les quatre parties structurant
nique proposée dans cet article s’est
Ces entretiens attestent également
notre argumentaire nous permettent
construite sur une connaissance déri-
de la diversité des motivations : expé-
dès lors de proposer une analyse des
vée de ce phénomène, au cours de
rimentation à caractère ludique,
raisons et motivations pour lesquelles
séjours en Amazonie péruvienne
expérience exotique (“un plus à ajou-
des Occidentaux partent en
(depuis 1998) et dans le cadre de
ter au voyage”), espoir thérapeutique
Amazonie boire un breuvage psy-
recherches menées au sein des socié-
(en cas de cancer, maladie de
chotrope appelé ayahuasca – un
tés lamista (ou llacuash), awajún et
Parkinson, etc.) ou pratique s’ins-
étant. Après la présentation de notre
métisses sur les pratiques botaniques
crivant dans une démarche spiri-
terrain d’enquête, puis des études
et thérapeutiques (départements de
tuelle.
sur la question de l’ethnotourisme
San Martín, Loreto et Amazonas).
à travers les notions de “primitivité”
Ces séjours ont été l’occasion
dernière finalité, qui est celle le plus
et d’”authenticité”, nous abordons
d’échanger avec plusieurs chamans
fréquemment citée dans les entre-
Deux exemples illustreront cette
les logiques qui sous-tendent le tou-
et responsables de “centres chama-
tiens. Le premier souligne ce souci
risme chamanique proprement dit,
niques”, métis et français principa-
partagé d’un “travail”(6) dans un
à savoir son inscription dans un
lement (à Iquitos, Tarapoto et
temps long avec la “plante”. Ces
réseau d’échanges des savoirs qui
Cuzco), se disant parfois “chamans”
propos ont été tenus par une fran-
lui est antérieur. Cette position nous
et déléguant le plus souvent la
çaise, trentenaire, éducatrice spécia-
permet d’envisager, dans une qua-
conduite
des
lisée, à la suite à d’un “travail sur
trième et dernière partie, la place
Amérindiens : “leur(s) chaman(s)”.
soi” avec une hypnothérapeute : “Ce
qu’occupe la forêt amazonienne dans
Installés en milieu urbain et péri-
fut une expérience magnifique et
les représentations et pratiques liées
urbain, ces centres accueillent des
remarquable pour moi. J’ai revécu
à cette forme de voyage. Nous mon-
touristes venus d’Europe, des États-
une sorte de cérémonie à l’ayahuasca
trons ainsi, au détour d’une analyse
Unis, d’Australie et des pays
(accomplie en Amazonie péruvienne
des pratiques touristiques dans leur
d’Amérique latine. Plusieurs entre-
six mois avant, avec Juan Flores,
des
rituels
à
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
41
SÉBASTIEN BAUD
Ashaninca, Pucallpa), mais sans prise
tée au regard d’autres régions
d’ayahuasca. La plante était encore
d’Amérique du Sud, est le lieu d’un
très présente dans mon corps. Cette
écotourisme. Celui-ci est surtout
séance m’a permis de vivre la plante
centré sur la découverte de la faune
Sur la page de l’émission “Mon
avec une profonde intimité et une
et de la flore lors de séjours à l’in-
Œil, Un autre voyage”, présentée
conscience toute autre. C’est difficile
térieur de parcs et réserves nationales
par Anne Pastor (France Inter), un
à décrire mais le ressenti était fort
(à l’exemple de Manu et Tambopata,
sujet sur l’ethnotourisme, “Chez les
et merveilleux. Nous ne faisions plus
département de Madre de Dios,
indiens d’Amazonie”, est introduit
qu’un, tout en restant pleinement
Pérou), voire de randonnées vers
par ces mots : “Aujourd’hui je vous
consciente de ce qui se déroulait
quelques sites préhispaniques
invite à rencontrer les Shiwars, une
dans mon être. Je pouvais le vivre
(Choquequirao et Machu Picchu,
tribu légendaire protégée pendant
et en parler en direct. Cela m’a trans-
situés tous deux à la limite de la
des siècles de l’incursion des blancs…
portée de joie et de paix.”
haute Amazonie). Ces excursions
par son inquiétante réputation de
Le second évoque plus précisément
sont l’occasion de prendre conscience
réducteurs de têtes. Grâce à elle, ils
cette nature, interrogée dans l’article.
de la grande richesse des paysages,
sont encore quelques centaines, fiers
Nous le devons à une française, plus
depuis les Basses Terres jusqu’aux
de leurs traditions et farouchement
jeune, travaillant pour des associa-
forêts de nuages. Des nombreuses
attachés à leur mode de vie ancestral.
tions et organisations sociales et syn-
épithètes associées à l’Amazonie
Mais devant l’appétit de plus en plus
dicales, qui est “partie pour participer
dans les brochures touristiques et
vorace des compagnies pétrolières
à un rituel chamanique” : “La seule
les blogs de voyageurs, les plus com-
et des multinationales […] ils doivent
vision claire (induite par l’ayahuasca,
munes évoquent un sentiment
s’ouvrir [au] monde extérieur, [ils]
rituel conduit par Adela Navas de
d’“exubérance” et de “démesure” :
cherchent des alternatives. Le tou-
Garcia, métisse, Iquitos) dont je me
“gigantesque poumon vert”, forêt
risme communautaire est devenu
souviens, en rapport avec le début
tropicale où serpentent des “fleuves
une des armes de ces indiens
de cette ivresse, est celle d’un félin
puissants” et “vivent des arbres
d’Amazonie qui viennent d’obtenir
d’apparence sympathique entouré
géants qui luttent pour gagner leur
la protection de la Cour internatio-
de motifs colorés. Cette vision était
paradis : la lumière” (page web de
nale des Droits de L’Homme et
accompagnée de la pensée ‘ah, mais
Voyageurs du monde ). À l’exemple
demandent aujourd’hui que leur ter-
ces personnes communiquent réel-
de ces héros sylvicoles, le voyage en
ritoire soit déclaré sacré.(8)”
lement avec la nature, c’est magni-
Amazonie y est présenté comme une
Profondément caricatural, ce texte
fique. Là ce sont les plantes qui nous
“aventure” et un “rêve d’absolu”,
est une bonne illustration des cri-
parlent’. […] J’étais ultra-sensible
auxquels les dimensions d’épreuve
tiques dont l’ethnotourisme fait l’ob-
aux vibrations et aux bruits. Je crois
et de souffrance ne sont pas étran-
jet. Les anthropologues ont tour à
que c’est là qu’est née ma peur de
gères. Mieux, selon les touristes ren-
tour dénoncé ses effets négatifs sur
voir les esprits de manière claire et
contrés dans les grandes villes ama-
les sociétés hôtes, une marchandi-
précise car quand bien même j’avais
zoniennes ou à Cuzco, point de
sation culturelle destructrice, la diver-
du mal à croire qu’ils existaient je
départ de nombreux périples vers
sité des réinterprétations et réappro-
sentais pourtant ‘leur’ présence
les Basses Terres, la forêt amazo-
priations par les différents acteurs,
autour de nous.”
nienne fait naître chez le voyageur
en lien avec l’affirmation d’un
le sentiment d’un monde auquel il
“renouveau identitaire ethnique”
n’appartient plus.
(Géraud, 2002) figé dans les frontières
D’une
manière
générale,
l’Amazonie, destination peu fréquen-
42
LES AMÉRINDIENS, SAUVAGES ET AUTHENTIQUES
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
(7)
DOSSIER • RECHERCHE
culturelles d’un “Amérindien authen-
sont aujourd’hui un passage obligé
logique, et bien que leur existence
tique” (de la Torre, 2011) et, plus
des circuits touristiques en quête de
en tant que telle soit menacée par
récemment, les malentendus propres
(9)
“cartes postales ”. Bien qu’ils se
la mondialisation et ses différentes
à la rencontre (Chabloz, 2007 ; Leclerc,
disent descendants d’émigrants incas
expressions (déforestation, exploi-
2010). Au-delà des différences de
venus s’établir sur ces terres il y a
tations minières et pétrolières, exten-
lecture, l’ethnotourisme est présenté
plusieurs centaines d’années, leur
sion de l’élevage, etc.), les populations
comme l’interaction entre deux
origine remonterait à la répartition
amérindiennes d’Amazonie sont et
populations d’origine culturelle dif-
au XVI siècle des populations amé-
se mettent elles-mêmes en scène
férente, voire deux catégories emblé-
rindiennes locales en encomienda
depuis une vingtaine d’années de
matiques, celle d’“Amérindien”,
(territoire soumis à l’autorité d’un
façon à “exhiber une primitivité”
rarement au pluriel, et celle
conquistador) autour du village de
éminemment vendable sur les mar-
d’“Occidental”. S’inscrivant dans
Lamas, alors appelé Santa Cruz de
chés éditorial, touristique ou huma-
e
une opposition binaire, celles-ci sont
los Motilones de Lamas. Par la suite,
nitaire (Amselle, 2012). Autrement
avant tout construites et décrites du
ils auraient adopté le quechua (dia-
dit, à la suite de l’anthropologie (ou
point de vue d’intérêts (scientifiques,
lecte Chachapoyas-Lamas), qui fut
d’une certaine anthropologie), États,
économiques, politiques) occiden-
introduit au XVIIIe siècle comme len-
organisations non gouvernementales
taux – ce qui inclut les “élites”
gua franca, “langue générale”, par
et ethnotourisme participent à la
métisses des pays d’Amérique du
les Franciscains afin de faciliter leur
“production de l’Amérindien(10)”,
Sud.
travail d’évangélisation.
figure du “primitif” propre à susciter
Parler d’“Amérindien(s)” en se
Cet exemple montre combien les
les projections les plus contradic-
référant à des populations (également
appartenances culturelles sur les-
toires. Au Pérou qualifiés de “sau-
qualifiées d’“autochtones”, d’”indi-
quelles sont fondés les mouvements
vages” (chuncho) et “naturels”
gènes” ou de “premières”) qui reven-
identitaires et leurs revendications
(nativo) – termes connotés négati-
diquent en partie ou en totalité une
peuvent être des héritages de l’époque
vement
origine amérindienne pose toutefois
coloniale et, d’une manière plus géné-
d’Amazonie sont considérés comme
la question de savoir ce qui fonde,
rale, des influences subies par ces
des “citoyens qui ne sont pas de pre-
de façon légitime ou non, cette “amé-
sociétés au cours de l’histoire. La
mière classe” et “qui conduisent le
–,
les
Amérindiens
rindianité”. De fait, il existe “des
période présente n’est d’ailleurs pas
pays tout entier vers une irrationalité
ethnies amérindiennes dont l’exis-
en reste, puisque l’“amérindianité”,
et une régression primitive héritées
tence est attestée par des ethnonymes
à la fois somme d’interactions com-
du passé(11)”.
sans que l’on s’interroge un seul ins-
plexes entre l’individuel et le collectif
À l’opposé et bien qu’ils s’atta-
tant sur le mode d’existence de ces
et abstraction perméable et labile,
chent également à se rendre dans
catégories ethniques, leur mode d’ap-
s’inscrit dans un paysage national
des univers “vierges” (à conquérir ?),
parition, leur historicité, leur champ
et international marqué par des poli-
les acteurs de l’ethnotourisme consi-
sémantique, leur performativité, etc.”
tiques de valorisation des identités
dèrent ces mêmes populations
(Amselle, 2010, p. 132). Les Llacuash,
locales et de la “diversité culturelle”.
comme les gardiennes et dépositaires
habitant le long du fleuve Huallaga
Ces dernières, amorcées dans les
de savoirs étroitement articulés à la
et de ses affluents, en sont l’illustra-
années 1920, sont consécutives d’une
protection d’une nature “sauvage”,
tion. Du fait de leur proximité avec
époque où la “primitivité” cessa
“saine
quelques centres chamaniques
d’être répugnante pour devenir “dési-
Pachamama. Selon les études déjà
urbains proposant l’ayahuasca, ils
rable” (Deliège, 2008). Dans cette
mentionnées, une telle perception
et
généreuse”
–
la
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
43
SÉBASTIEN BAUD
s’enracine dans un essentialisme,
la modernité aliénante. Bien que
fiques herbivores obéissant à
celui des sociétés amérindiennes,
l’exemple ci-dessous illustre combien
l’homme” (Servier, 1964, p. 333). Ce
entités discrètes et délimitées dans
l’opposition tradition/ modernité
“paradis perdu”, les Tupi-Guarani
l’espace (Amselle, 2008), fixées dans
n’est pas sans poser quelques pro-
– qui constituent l’une des plus
des frontières autarciques (de la Torre,
blèmes épistémologiques, l’“authen-
grandes familles linguistiques ama-
2011), et dans un primitivisme sur
ticité culturelle” ou la supposée “pri-
zoniennes – en parlent comme de la
lequel il nous faut revenir. Selon
mitivité” des sociétés amérindiennes
“terre sans mal”, lieu d’abondance
celui-ci, les sociétés censées être
(et ses corrélats, “liberté”, “loisirs
où le maïs croît de lui-même et où
proches de l’origine, et avant tout
infinis”…), voire un exotisme teinté
les flèches s’en vont seules à la chasse,
celles des forêts tropicales à l’exemple
de “sauvagerie”, sont dans les bro-
lieu d’opulence et de loisirs infinis
de l’Amazonie, “ce recoin du monde
chures touristiques et les blogs de
où danses et beuveries sont les occu-
qui abrite les traditions les plus
voyageurs le gage d’un “séjour
pations exclusives, enfin, lieu d’im-
anciennes”, sont perçues comme
authentique ”.
mortalité, quand, ici-bas, les hommes
possédant les solutions aptes à calmer
44
(13)
Cette dernière association, lon-
un mal-être occidental. L’idée s’inscrit
guement reprise par les intéressés
dans une conception, et une vision
dans un souci légitime d’être perçus
à son tour caricaturale, qui récuse
de façon positive par les sociétés
l’idée même de progrès scientifique
non indigènes dominantes, est à
(Amselle, 2010) : le “primitif” a des
mettre en relation avec l’un des faits
naissent et meurent (Clastres, 1975).
CHAMANISME(S) ET SPIRITUALITÉS ALTERNATIVES Les mythes amazoniens sont le
qualités que l’on regrette de voir dis-
culturels les mieux partagés : la “nos-
récit du passage, perpétuellement
paraître chez soi (Deliège, 2008).
talgie des origines” (Eliade, 1969).
en devenir, d’un temps caractérisé
L’idée est d’ailleurs partagée par les
C’est là le triste sentiment de la perte
par une transparence – quand la
Kogis (Colombie, voir la page web
de quelque chose de précieux et une
dimension corporelle n’occultait pas
de l’association Tchendukua(12)) et
aspiration à retrouver un état de
encore la dimension spirituelle – à
les Shipibo (Pérou), lesquels disent
béatitude et de bien-être, un “paradis
la contemporanéité. Ils parlent de
être les “représentants de la nature
perdu” dont l’antichambre est consti-
la laborieuse mise en place du
et des esprits des plantes”, “gardiens
tué des espaces rituels (Navet, 1992).
monde, laquelle n’apparaît possible
des traditions ancestrales et de l’ordre
C’est le constat que fait aussi Jean
qu’au prix de ruptures successives
écologique du monde” (Leclerc, 2010)
Servier lorsqu’il écrit que “toutes les
et d’une “dynamique classificatoire”
voire, pour les premiers, “nos grands
civilisations traditionnelles sont
(Karsenti, 1997) : divorce entre
frères”. Ces derniers propos mon-
conscientes d’avoir perdu un ‘ para-
l’homme et l’animal, qui fait du pre-
trent combien la notion d’ancestralité
dis ’ primordial, toutes se considèrent
mier un chasseur ; perte de l’immor-
est, dans les discours des uns et des
en état de chute. Les termes du mythe
talité ; différenciation des sexes ;
autres, synonyme d’une proximité
varient d’une civilisation à l’autre
spéciation ; diversification des socié-
avec la nature et de relations har-
mais cependant, quelques traits com-
tés et des langues ; instauration du
monieusement entretenues avec elle.
muns reviennent avec insistance :
cycle nycthéméral, du rythme des
Ayant pour corollaire une “authen-
l’homme était immortel ; il ne tra-
saisons, etc. Or celle-ci ne saurait se
ticité” questionnable, l’“amérindia-
vaillait pas pour se nourrir, les
faire sans l’apparition d’un person-
nité” qu’elle définit est en ce sens
arbres pourvoyaient à sa subsistance
nage, communément appelé “cha-
l’incarnation d’une forme structurelle
; le ciel était proche de la terre et
man”, dont l’activité consiste pré-
logiquement première, à l’écart de
tous les animaux étaient de paci-
cisément à établir des traductions
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
DOSSIER • RECHERCHE
entre les êtres vivants par l’habilité
nomade, ce voyageur – mieux armé
donc l’Amérindien), c’est, pour le
qu’il a à opérer des métamorphoses :
sans doute que le commun des mor-
voyageur, recueillir une parole “à
à se transformer “en animal pour
tels pour affronter l’étrange et l’in-
la source”.
pouvoir transformer l’animal en
connu – est à l’origine des emprunts
humain et réciproquement” (Viveiros
culturels et innovations. Singulière,
tourisme, le tourisme chamanique
de Castro, 2009, p. 122). À sa façon,
car tout chaman utilise des tech-
s’appuie sur des représentations et
une certaine littérature s’est approprié
niques qu’il a élaborées au gré de
motivations “spirituelles”, l’idée qui
Modalité particulière de l’ethno-
cette figure et les systèmes symbo-
ses rencontres et propose des expli-
anime cette démarche étant de cher-
liques et culturels au sein desquels
cations personnelles aux événements.
cher dans le “chamanisme” des tech-
elle est agissante. Toutefois, les ayant
De fait, si, en tant que systèmes sym-
niques (Harner, 1982) perçues comme
expurgés de leurs dimensions guer-
boliques et culturels, les chamanismes
“anciennes” pour favoriser un déve-
rières et d’agression magique ou sor-
ne dérivent pas d’une logique de la
loppement de soi, associé à un sens
cellerie (Baud, 2006), déterritorialisés
personnalité, ils sont portés et enri-
du sacré (Ghasarian, 2010). Celui-ci
et, comme Mircea Eliade (1983), les
chis par l’expérience originale des
peut être ponctuel. Il participe alors
ayant ancrés conceptuellement dans
chamans dont on attend qu’ils soient
d’une démarche spirituelle et/ou thé-
une atemporalité propre aux origines
capables de voyager dans un “monde
rapeutique papillonnante (sans qu’il
de l’humanité (Losonczy et Mesturini,
autre”, c’est-à-dire de traverser les
y ait de connotation négative associée
2011), elle en a gommé la pluralité.
barrières corporelles qui distinguent
à ce terme, puisqu’elle accompagne
D’autres, dans une logique portée
les êtres vivants les uns des autres,
un processus d’unification intérieure)
à son faîte et à l’exemple de Terence
de faire en sorte que les esprits et
ou en marque une étape, à savoir
McKenna (1998), vont jusqu’à pro-
tout ce qui est transparence devien-
l’ouverture (exprimée en termes de
duire un chamanisme universel, igno-
nent visibles, alors que l’opacité des
“visions”, “contacts”, etc.) sur le
rant du contexte social dans lequel
corps devient transparence. Ces “pas-
“merveilleux” (Ghasarian, 2010). Il
ses déclinaisons locales sont mises
seurs de culture” doivent cette capa-
peut aussi s’inscrire dans un proces-
en œuvre. Cela dit, les discours des
cité à une expérience initiatrice, inti-
sus long d’aller-retour, dit processus
voyageurs rencontrés ne sont pas
mement désirée par le voyageur.
initiatique. C’est surtout dans ce
aussi catégoriques. En effet, les dif-
Trouvant son origine dans un présent
cadre que la figure de l’Amérindien
férences culturelles entre sociétés n’y
censé être affecté par l’homogénéi-
occupe une place de choix, en lien
sont pas absentes pour laisser place
sation et la diminution de la diversité
avec une plus grande connaissance
à l’image d’une “amérindianité”
culturelle (Amselle, 2008), le tourisme
des sociétés amazoniennes. Dès lors,
générique, originelle et porteuse
chamanique peut dès lors se com-
avant d’être représentationnelle, l’au-
d’une sagesse universelle que serait
prendre comme étant ce besoin impé-
thenticité déjà évoquée se mesure,
en opposition à
ratif et exigeant de décentrement et
dans la logique propre à cette forme
un Occident moderne, industriel et
de métamorphose. C’est la possibilité
de tourisme, à la capacité du chaman
coupé d’une nature “sauvage” et de
d’une quête spirituelle et d’une expé-
à induire, par des chants originaux
lui-même.
rience intérieure comme ouverture
et “performatifs”, un contact direct
dans des horizons naturels et cultu-
avec la nature, visible et invisible.
le chamanisme
(14),
Mieux, le tourisme chamanique se fonde sur une diversité des pra-
rels reniés ou distancés par la moder-
Autrement dit, la notion d’authen-
tiques et sur la rencontre de cette
nité (de la Torre, 2011). En d’autres
ticité porte sur le récit initiatique
figure emblématique et singulière :
termes, se confronter à la naturalité
que le chaman propose au voyageur,
le chaman. Emblématique, car ce
amazonienne (à laquelle participe
et notamment sur son degré d’im-
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
45
SÉBASTIEN BAUD
mersion dans la forêt, entendu ici
existantes qu’un processus d’affir-
sur la production d’“expériences
comme un signifiant caractérisé par
mation d’altérités qui se construisent
personnelles” décrites à la fois
sa polysémie (durée de la retraite ou
dans une logique d’invention per-
comme les plus intimes et les plus
“diète” suivie en forêt, connaissance
manente. Elle participe à la consti-
universelles. Au sein des représen-
des plantes , familiarisation avec
tution de “routes préférentielles”
tations qui circulent sur le web et
les esprits, etc.).
vers des lieux rituels emblématiques,
sous-tendent ces nouvelles formes
En ce sens, la notion d’authenticité
“épicentres d’un champ dont le bali-
ritualisées de mise en scène (Baud,
(15)
46
relève d’une négociation entre acteurs
sage et la localisation se jouent et
2011), la spécificité des chamanismes
et participe de la construction d’un
se diffusent grâce à un va-et-vient
amazoniens – ce pour quoi les per-
chamanisme situé à la croisée des
constant entre infrastructures d’ac-
sonnes s’y confrontent – est le recours
représentations et pratiques amé-
cueil, usagers, spécialistes, et leur
à des végétaux préparés de manière
rindiennes et occidentales. Notre
présentation dans le cyberespace du
à être ingérés. Parmi ces derniers, la
réflexion est ainsi à mettre en balance
web” (Losonczy et Mesturini, 2011,
plante la plus connue et, d’une cer-
avec deux types d’approche du tou-
p. 93).
taine façon, la plus “en vogue” est
risme chamanique : d’une part, l’in-
Précisons que la perception des
l’ayahuasca, mot quechua traduit
terprétation, en termes de “primi-
différences entre sociétés trouve éga-
communément par “liane des morts”
tivité”, des représentations en jeu
lement à s’exprimer dans le choix
(Baud, 2008). Objet anthropologique
(production d’une “amérindianité”,
d’aborder ces pratiques, soit à travers
témoignant de la circulation des pra-
opposition tradition/modernité, asso-
le modèle métis, surtout hier, davan-
tiques spirituelles et thérapeutiques
ciation ancestralité/authenticité) ;
tage accessible (matériellement et
d’origine amazonienne, l’ayahuasca
d’autre part, la critique, en raison
conceptuellement), soit à travers
et ses usages sont ainsi hissés au rang
des incompréhensions et malenten-
celui d’Occidentaux déjà initiés,
de spiritualité, au même titre que
dus causés par les réappropriations
auteurs à succès, propriétaires de
les pratiques des Indiens des plaines
simplificatrices dont font l’objet les
centres chamaniques ou organisa-
nord-américaines, dont les Lakota
chamanismes amérindiens (Deshayes,
teurs de séjours (auxquels nous asso-
sont les plus illustres représentants
2002). Bien qu’ayant nous-même
cions quelques Amérindiens, rares,
dans la littérature New Age.
souscrit à ces idées (Baud, 2006), les
connus au-delà des frontières locales),
L’ayahuasca doit sa place au sein
données recueillies montrent aussi
ce qui témoigne de l’ancienneté du
des représentations occidentales des
que le tourisme chamanique s’inscrit
phénomène. Ces figures (médiatrices)
moyens d’accès au voyage intérieur
dans une logique d’échanges, qu’il
jouent un rôle d’intermédiaire, voire
à sa maniabilité et aux images pro-
met en lumière, voire amplifie par
de graduation dans l’expérience cha-
duites, décrites comme “mystiques”
les technologies dont il se sert. Or,
manique entre les savoirs amérin-
et “habitées”(16).
c’est précisément cette idée de savoirs
diens inaccessibles et leur traduction
et savoir-faire construits au fil des
en des termes et notions propres aux
INCORPORER LA NATURE
itinérances de chaman en chaman,
spiritualités New Age. Celles-ci, dans
“La toile noire [due aux paupières
dans un souci d’apprentissage – ce
lesquelles s’inscrit le tourisme cha-
closes] s’est d’abord déchirée, elle
capital symbolique nomade –, qui
manique, se définissent comme une
s’est fragmentée et dans chaque inter-
fonde le tourisme chamanique. Dès
matrice de sens traduisant des pra-
valle des couleurs sont apparues
lors, la rencontre touristique est bien
tiques culturelles singulières en pra-
pour former des dessins en mouve-
moins un processus d’homogénéi-
tiques holistiques (de la Torre, 2011)
ment. Puis la forêt s’est refermée sur
sation de différences culturelles pré-
en accord avec un processus centré
moi, juste avant que des serpents
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
DOSSIER • RECHERCHE
sortent de mon corps, assis là. Mes
d’un rapport intime à la nature envi-
tudes construites au cours des pro-
doigts, mes membres se sont étirés
ronnante, dès lors appréhendée
cessus de socialisation. Dès lors, ne
pour devenir des serpents qui se sont
comme un “actant”. Elle permet (ou
peut-on envisager le tourisme cha-
enroulés autour de mon corps et
donne l’illusion, selon le point de
manique comme une pratique de
sont entrés par ma bouche… pour
vue de l’observateur) de franchir
déconstruction de ces dernières ?
devenir ma chair […]. Caché derrière
une frontière, laquelle, dans son
Pour répondre à cette question, nous
les feuilles des arbres, un visage me
principe même, matérialise l’altérité
aimerions partir de l’association,
regardait. Il semblait attendre.
et participe du processus de confor-
faite par plusieurs voyageurs ren-
Quoi ? Peut-être ce jaguar sur lequel
mation/différenciation caractérisant
contrés, entre la forêt et leur incons-
je suis alors monté pour qu’il me
le sens de soi (Amilhat-Szary, 2011).
cient. Celle-ci n’est pas sans rappeler
conduise dans une belle maloca
En d’autres termes, aller à la ren-
les contes “pour enfants” où la forêt,
[maison cérémonielle] où étaient
contre des chamanismes amazoniens
espace en marge de la société, abrite
assis des Amérindiens [qui savaient
est motivé par la “recherche d’ex-
une maison d’initiation, située au
parler avec les esprits des plantes].
périences spirituelles ‘directes’”
bout d’un chemin. Là, vit un per-
Je me suis assis avec eux. Ils parlaient
(Ghasarian, 2010, p. 289) propre à
sonnage étrange et s’y passent des
de leurs villages, de la chasse et des
nourrir une quête de soi. Au voyage
choses inhabituelles : pourquoi pas
difficultés pour trouver du gibier,
“en chair et en os”, les personnes
un chaman qui parle aux esprits ?
de la prochaine fête… De nom-
joignent ainsi ce qu’elles considèrent
Là aussi, la porte ne s’ouvre que si
breuses choses. Puis il a été l’heure
être un voyage “en esprit” dans le
on se sert d’un “code” : pourquoi
de repartir, je l’ai compris sans mot
dessein d’être confrontées à une
pas l’ayahuasca donnée à boire par
dire. Je suis remonté sur le dos du
“altérité intérieure” (Ghasarian, à
ce dernier ? Effectivement, la forêt
jaguar et nous sommes redescendus.”
paraître), comme si une alliance évi-
est très souvent perçue par le voya-
(Loïc, 26 ans, étudiant, routard, avec
dente se réalisait entre elles et
geur tout à la fois comme le lieu où
l’ayahuasquero métis Solon Tello,
l’Amazonie.
s’opère l’initiation, comme l’initia-
Tarapoto, Pérou).
L’expérience rapportée a la forme
trice et la gardienne d’un savoir à
La participation aux rituels
d’un dévoilement d’une réalité
acquérir, à condition d’en incorporer
autours de plantes dites “ensei-
insoupçonnée présente sous celle,
l’essence corporelle… manière de
gnantes”, “sacrées”, de “pouvoir”,
empirique, rencontrée dans l’exis-
s’“ensauvager”.
à “propriétaire” (dotée d’un esprit),
tence quotidienne. Pour cause, elle
En ce sens, le vécu psychotrope,
plantes psychotropes pour certaines
est marquée par l’intensité du sen-
sommet de l’expérience touristico-
– un ensemble qui ne se résume pas
timent d’être présent au monde, lui-
chamanique, n’est pas dénué d’une
à la seule ayahuasca, bien qu’elle en
même intensément existant, un
frayeur propre à toute forme de
soit le signifiant premier –, est à
monde dont la forêt, à la fois luxu-
dépaysement (Baud, 2013) un tant
mettre en parallèle avec l’expérience
riante et sombre, donne un aperçu
soit peu extraordinaire. D’ailleurs,
des dimensions esthétiques (qui relè-
autant qu’elle en est la porte d’entrée.
celle-ci est interprétée par les prati-
vent des sens) de la naturalité ama-
En ce sens, il s’agit d’une expérience
ciens locaux comme une épreuve :
zonienne propre au tourisme cha-
“brute”, davantage déterminée par
supporter la frayeur et la perte de
manique. De fait, si l’ayahuasca
l’environnement dans lequel elle
contrôle de soi (liées à “l’apparition
favorise l’émergence d’images et
s’inscrit – un “sacré sauvage” (Bastide,
des serpents” ou à celle d’une réalité
leurs interprétations symboliques,
1974) pour le voyageur étranger –
qui n’est plus l’objet d’une perception
boire le breuvage amer participe
que par les représentations et certi-
libre de prendre du recul par rapport
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
47
SÉBASTIEN BAUD
à elle) permet selon eux la rencontre
mais sur un principe d’interrelations,
chotropes dans les sociétés occiden-
avec l’esprit, la “mère de la liane”,
n’est pas sans évoquer l’idée ama-
tales (Baud et Ghasarian, 2010) – n’im-
qui apprendra ses chants à la per-
zonienne selon laquelle les rapports
plique pas celui d’un seuil. Au
sonne (Dobkin de Rios, 1997). En
entre nature et culture ne sont pas
contraire, ce dernier est fait d’em-
d’autres termes, l’ivresse végétale,
pensés en termes de rupture mais
prunts réciproques, rendant illusoire
ce “temps de marge” selon l’expres-
de continuité, continuité métaphy-
toute quête d’une authenticité si elle
sion consacrée d’Arnold Van
sique des êtres ou “humanité”
ne devait être que perdue. Ce seuil
Gennep, lieu de toutes les poten-
comme condition commune aux
est bien le lieu d’une rencontre, d’où
tialités, suppose une certaine disci-
êtres vivants. En ce sens, le touriste
les malentendus mentionnés, d’où
pline de la frayeur (Clément, 2011)
s’inscrit pleinement dans la vision
aussi une expérience innovante et
et s’accompagne finalement de l’ap-
qu’il a des chamanismes, celui d’une
féconde, tant pour les hôtes que pour
prentissage de nouveaux savoirs.
religiosité immanente. Peu importe
les voyageurs. Il est enfin celui d’une
Mieux, pour rebondir sur le récit
donc si le chaman est métis, le rituel
redistribution de sens et de légitimité,
de Loïc, loin d’être singulier, le tou-
urbain et l’ayahuasca sans vision.
qui recompose les rapports entre
risme chamanique à destination de
La forêt est là et bien là, à l’arrière-
acteurs du tourisme chamanique et
l’Amazonie, où poussent ces plantes
plan, étendant son ombre protectrice
participe de processus interactifs
à boire, trouve sa pleine expression
et ses mystères. L’Amazonie sauvage
capables d’engendrer de “nouvelles
dans l’idée d’incorporation à même
joue ainsi un rôle d’appel pour celui
séquences rituelles et agencements
de produire décentrement et méta-
qui cherche à se déprendre un temps,
représentationnels” (Losonczy et Mesturini, 2011).
(17)
morphose. Le fait d’incorporer a
celui du voyage, de ses habitudes de
pour finalité de voir avec les “yeux
voir. D’ailleurs, c’est elle qui sera
Dès lors, et à l’encontre d’une
de l’esprit” ou, pour le dire plus pré-
mobilisée lorsqu’il s’agira, au retour,
analyse en termes d’“archaïsme”,
cisément, de devenir le temps du
de donner du sens au voyage.
de “retour” (du refoulé, à un mode
rituel “comme un esprit” pour vivre la rencontre avec une altérité végétale
d’être et de penser “traditionnel”
DIALOGISME ET ADAPTABILITÉ
donnant accès à un monde “enchanté”.
48
idéalisé, etc.) ou de “représentations primitivistes” pour décrire des résur-
Si les ethnologues s’accordent sur
gences devant lesquelles les
Dès lors, l’expérience se définit à
le fait que les Amérindiens puissent
Occidentaux qui pensent avoir
travers un sentiment de co-appar-
être porteurs de réponses à la
rompu définitivement avec leur passé
tenance, voire par la capacité expri-
demande occidentale d’altérité, il ne
disent leur incompréhension (Latour,
mée comme telle de communiquer
s’agit pas, pour les touristes, de
1991), pourquoi ne pas aborder dans
avec la forêt, de ressentir une identité
“jouer à l’indien”, ni d’ailleurs de
une dimension dialogique ces pra-
de nature avec les non-humains (caté-
basculer définitivement du côté d’un
tiques touristiques de déconstruction
gorie assez vague englobant les végé-
“sauvage”, synonyme d’authenticité
et leurs conséquences sur les trans-
taux, les animaux ou les “esprits”).
ou de liberté. Le passage par une
formations du rapport que les socié-
Un processus dont les chamans, à
déconstruction des repères sociétaux
tés hôtes entretiennent à elles-
la pensée “moderne” (Hell, 2005),
et d’une norme pouvant être perçu
mêmes ? Cette position épistémolo-
ont les clefs. Cette expérience de la
comme étouffante et aliénante – à
gique a l’avantage de questionner
métamorphose, à l’origine d’une
l’exemple des législations prohibi-
l’idée d’un chamanisme comme sys-
connaissance fondée non sur la dis-
tives
mises en place à la suite d’un
tème clos de représentations et de
tanciation avec l’objet à connaître,
usage croissant des substances psy-
pratiques, métonymie d’une pensée
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
(18)
DOSSIER • RECHERCHE
indigène “ontologisée”. Mieux, elle
plus précisément la forêt, à la fois
forêt, motif de dépaysement et de
appréhende les chamanismes ama-
réelle, sociale et narrée. Appréhendée
réenchantement, le tourisme cha-
zoniens comme des signifiants flot-
au travers d’un sentiment touchant
manique s’emploie ainsi à faire de
tants dont la nature performative
au religieux, celle-ci renvoie à un
cette dernière un “actant” venant
leur permet d’être réappropriés aussi
imaginaire où sont présents les
saturer la totalité de l’expérience
bien par les Amérindiens que par
schèmes des scénarios initiatiques
individuelle lors de l’extase psycho-
les Occidentaux. De fait, à côté des
(celui des contes ou des œuvres
trope.
pratiques ayahuasqueras amérin-
d’Hayao Miyazaki, par exemple).
diennes (shipibo, awajún…), métisses
Définie par l’aspect diffus des non-
l’Amérindien soit mobilisé en tant
Dans
ce
contexte,
que
ou propres aux églises brésiliennes
humains qui y habitent, la forêt est
que figure anthropomorphe de l’idéal
(Santo Daime, Uñao do Vegetal…)
un monde où se mêlent divinités,
écologique ou propre à renouveler
étudiées par l’anthropologie, il est
esprits et ancêtres : par contraste,
des formes symboliques considérées,
approprié de parler d’un savoir occi-
l’Occident apparaît désenchanté,
à tort ou à raison, comme essoufflées,
dental sur l’ayahuasca. Se construi-
vidé de ses mystères. Entrer dans la
il est perçu comme un médiateur
sant via le web, celui-ci est un
forêt, située du côté d’un “sauvage”,
privilégié entre le voyageur et la
mélange d’emprunts réalisés au cours
à la fois menace et recours, disent
forêt. Dans cette logique, l’authen-
de voyages en Amérique du Sud, de
les voyageurs, c’est comme franchir
ticité, “référent central” de la praxis
techniques issues des nouvelles thé-
cet autre seuil : celui d’un moi
touristique, renvoie au besoin d’al-
rapies en usage en Europe et aux
enfermé dans ses propres limites à
térité pour se réaliser dans l’aper-
États-Unis, et de recherches en neu-
la rencontre des forces inépuisables
ception “de ce que je ne suis pas”.
robiologie. Une telle existence n’est
de la psyché dans une “logique
En ce sens, le tourisme chamanique
en soi pas si étonnante, tant les cha-
introspective” (Ghasarian, à paraître)
à destination de l’Amazonie, ce
manismes amérindiens témoignent
et une quête d’authenticité intérieure ;
“voyage initiatique”, selon l’accep-
d’un processus permanent de
celui aussi d’un corps à la rencontre
tion partagée par ses adeptes, peut
construction au gré des rencontres
du monde perçu dans sa globalité
analytiquement être compris comme
et échanges. L’exemple de l’aya-
et comme “habité” par des étants
producteur de rituels et d’authenti-
huasca, dont les noms vernaculaires
dotés d’une capacité d’entendement
cité. Il est, pour ces voyageurs, une
témoignent des migrations au sein
et de communication qu’ils partagent
quête d’interlocuteurs, s’inscrivant
des sociétés amazoniennes, en est
avec les êtres humains (qu’il soit ou
dans l’idée que la nature humaine
l’illustration même.
non fait référence aux “esprits”).
est un devenir, fondé sur la capacité
Cependant, cette liane psycho-
Décrite dans les discours des voya-
à comprendre un système culturel
trope, objet à la fois fascinant et ter-
geurs comme sombre ou luxuriante,
et à agir conformément à lui, un
rifiant, ne suffit pas à elle seule à
caverneuse ou habitée, la forêt peut
devenir plutôt qu’un être toujours
expliquer l’attrait qu’exercent les
dès lors être convoquée dans un pro-
là (Sahlins, 2009). Dès lors, s’il peut
chamanismes amazoniens. En effet,
cessus thérapeutique ou initiatique.
être vécu comme un échec, voire un
si la possibilité qu’elle offre de vivre
Autrement dit, favorisant l’intros-
traumatisme, il peut aussi être à l’ori-
une expérience originale, voire mys-
pection et/ou appréhendée comme
gine d’une expérience ontologique,
tique, est récurrente dans les moti-
dépositaire des savoirs mobilisés
car l’absorption de ces plantes “ensei-
vations des personnes qui font le
dans les chamanismes, la naturalité
gnantes” modifie parfois profondé-
voyage, les représentations implicites
amazonienne fait sens. Par la
ment la façon dont les personnes
mettent en jeu une nature “sauvage”,
construction d’une nostalgie de la
qui les ingurgitent pensent le monde
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
49
SÉBASTIEN BAUD
et s’y inscrivent. Ainsi, à l’encontre
souci d’expérimenter son désir (Chabloz,
quiere llevarnos a la irracionalidad y al retroceso
d’une interprétation en termes de
2009).
primitivo en el pasado.” Propos d’Alan García,
jeu qui convoquerait les représen-
(6) La présence du terme “travail” dans les
ancien président du Pérou, juin 2009.
tations d’un “sauvage” appliqué à
discours des participants occidentaux aux
(12) [www.tchendukua.com/les-kogis/le-mes-
la naturalité amazonienne et à ses
rituels a été interrogée par Christian
sage-des-kogis, consultée en janvier 2013].
chamans, peut-être est-il davantage
Ghasarian (2009 et 2010). Sur une catégori-
(13) [www.route-voyages.com/destination-
pertinent de voir, dans ce glissement
sation des touristes en fonction de leurs
fiche/tourisme-communautaire-amazonie-
vers une ontologie animiste (Descola,
motivations, voir aussi Rama Leclerc (2010)
equateur-724.html, consultée en janvier
2005), le temps du rituel et de sa
et Janine Tatjana Schmid (2010) qui distingue
2013].
dimension psychotrope, un réamé-
“seven user types : event, spiritual, therapy, hea-
(14) L’emploi de l’expression “néo-chama-
nagement du modèle culturel d’in-
ler, seeker, alternative and substance abuser
nisme” pour décrire ces pratiques nouvelles
tégration des connaissances qui
types”. Précisons cependant que les frontières
témoigne d’un rejet des formes urbaines et
aboutirait à doter les personnes d’une
entre ces catégories sont perméables,
contemporaines par comparaison avec un
grille ontologique distincte de celle
puisqu’une personne peut appartenir à plu-
chamanisme “traditionnel” préservé de la
en vigueur dans leur entourage.
n
NOTES
50
sieurs d’entre elles, concomitamment ou suc-
modernité, authentique donc, et objet légi-
cessivement.
time de l’ethnologie (Ghasarian, 2009).
(7) [www.voyageursdumonde.fr/voyage-sur-
(15) Précisons que le chaman, spécialiste
mesure/recherche-voyage/voyage-
d’une cure “magique”, ne possède pas néces-
amazonie/bresil, consulté en janvier 2013].
sairement un réel savoir botanique.
(1) Il s’agit là d’une forme de tourisme dont
(8) [www.franceinter.fr/emission-mon-oeil-du-
(16) “Habitées”, c’est-à-dire que les images,
les modalités, appelées tourisme “ethnique”,
tourisme-communautaire-chez-les-indiens-d-
comme les expériences que l’ayahuasca pro-
“communautaire”, etc., témoignent d’implica-
amazonie, consulté en décembre 2012].
cure, contrairement à d’autres substances
tions multiples, de la consommation à la
(9) C’est-à-dire d’une estampille
psychotropes comme le LSD, se caractérisent
construction d’une “capacité des communau-
“amérindienne” des rituels autour de l’aya-
par la présence de personnages, allant des
tés locales […] à organiser elles-mêmes l’ac-
huasca, et par une contextualisation spatiale
esprits de la forêt aux elfes-machines (pré-
cueil des touristes” (Dumoulin et Velut, 2010,
et culturelle (par le chaman), et par une jux-
sents dans la littérature américaine sur la
p. 228).
taposition artificielle des photographies
diméthyltryptamine de synthèse).
(2) Lorsque cela n’est pas précisé, les guille-
“témoignages” (par le touriste à son retour
(17) Plus que celui de purge, propre aux pra-
mets renvoient au discours des voyageurs qui
dans son pays de résidence).
tiques métisses autour de l’ayahuasca, sauf à
se sont rendus en Amazonie avec l’intention
(10) La prégnance grandissante de la
voir celle-ci comme un préalable, par l’espace
de participer à des rituels dits “chamaniques”.
Pachamama (la “Terre Mère” andine) dans
ainsi créé, à l’acquisition d’une substance-
(3) Dans le propos de cet article, ces défini-
les discours des différents acteurs, des guéris-
savoir dont la définition est mouvante.
tions sont entendues toutes deux comme
seurs amazoniens aux présidents péruvien et
(18) En France, l’ayahuasca (en 2003 pour le
relevant du registre de l’imaginaire.
bolivien (Galinier et Molinié, 2006), en pas-
DMT et en 2005 pour la plante et la boisson
(4) Le terme est entendu au sens d’une
sant par les “enseignants” de la mouvance
homonyme) a été classée comme stupéfiant
nature comme espace de jeu et de récréa-
New Age, est à cet égard emblématique.
par le ministère de la Santé).
tion ou, pour le dire autrement, comme une
(11) “Estas personas no son ciudadanos de
esthétique de la “nature sauvage”.
primera clase que puedan decir 400 mil nativos
(5) En ce sens, le tourisme chamanique reste
a 28 millones de peruanos: ‘tu no tienes el
un phénomène paradoxal : il y a toujours
derecho de venir por aquí’ de ninguna manera.
négociation entre nécessités pragmatiques et
Este es un error gravísimo y quien piensa así
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
DOSSIER • RECHERCHE
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Philippe DESCOLA, Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005. Patrick DESHAYES, “L’ayawaska n’est pas un hallucinogène”,
Anne-Laure AMILHAT-SZARY, “Identités collectives à la frontière,
Psychotropes, vol. 8, 2002.
Héritage et échange, idéologie et innovation”,, Civilisations, vol. 60,
Marlene DOBKIN DE RIOS, “Guérir avec l’ayahuasca dans un bidon-
n° 1, 2011.
ville”, dans Michael J. HARNER (dir.), Hallucinogènes et Chamanisme,
Jean-Loup AMSELLE, “Retour sur ‘l’invention de la tradition’”,
Georg, 1997.
L’Homme, n° 185-186, 2008.
David DUMOULIN KERVRAN et Sébastien VELUT, “Évaluer les modali-
Jean-Loup AMSELLE, “Le Retour de l’indigène”, L’Homme, n° 194,
tés émergentes d’un tourisme responsable en Amérique Latine”, dans
2010.
Géraldine FROGER (dir.), Tourisme durable dans les Suds, Peter Lang,
Jean-Loup AMSELLE, “Au nom des peuples : primitivismes et postcolo-
2010.
nialismes”, Critique, n° 776-777, 2012.
Mircea ELIADE, Le Mythe de l’éternel retour, Gallimard, 1969.
Roger BASTIDE, “Le sacré sauvage”, Sociologies, Découvertes /
Mircea ELIADE, Le Chamanisme et les techniques archaïques de l’ex-
Redécouvertes, 1974 [http://sociologies.revues.org/3238].
tase, Payot, 1983 (1951).
Sébastien BAUD, “Homogénéisation des pratiques dites chamaniques
Jacques GALINIER et Antoinette MOLINIÉ, Les néo-Indiens, Une religion
au Pérou”, dans Jean-Paul BARBICHE et Stéphane VALTER (dir.), Sociétés
du IIIe millénaire, Odile Jacob, 2006.
coloniales et Sociétés modernes, Le Manuscrit, 2006.
Marie-Odile GÉRAUD, “Esthétiques de l’authenticité. Tourisme et tou-
Sébastien BAUD, “L’ingestion d’ayahuasca parmi les populations indi-
ristes chez les Hmong de Guyane française”, Ethnologie française,
gènes et métisses de l’actuel Pérou. Une définition du chamanisme
vol. 32, n° 3, 2002.
amazonien”, Ethnographiques.org, n° 15, 2008.
Christian GHASARIAN, “Explorations (néo-)shamaniques en terra
Sébastien BAUD, Faire parler les montagnes : initiation chamanique
incognita de l’anthropologie”, dans Sébastien BAUD et Nancy MIDOL
dans les Andes Péruviennes, Armand Colin, 2011.
(dir.), La conscience dans tous ses états. Approche anthropologique et
Sébastien BAUD, “Ayahuasca, entre visions et effroi”, dans Pierre
psychiatrique, cultures et thérapies, Elsevier Masson, 2009.
LIEUTAGHI et Danielle MUSSET (dir.), Les Plantes et l’effroi, C’est-à-dire
Christian GHASARIAN, “Introspections néo-shamaniques au travers du
éditions, 2013.
san pedro”, dans Sébastien BAUD et Christian GHASARIAN (dir.), Des
Sébastien BAUD et Christian GHASARIAN, “Retours sur les compré-
plantes psychotropes, Imago, 2010.
hensions et usages des substances psychotropes et leurs inductions”,
Christian GHASARIAN, “Altérités liminales. À propos de quelques
dans Sébastien BAUD et Christian GHASARIAN (dir.), Des plantes psy-
usages contemporains de plantes psychotropes” (à paraître).
chotropes, Imago, 2010.
Michael HARNER, Chamane. Les secrets d’un sorcier indien d’Amérique
Nadège CHABLOZ, “Le Malentendu. Les Rencontres paradoxales du
du Nord, Albin Michel, 1982.
‘tourisme solidaire’”, Les Actes de la recherche en sciences sociales,
Bertrand HELL, Émission “Le Rendez-vous”, France Culture, 10 mai
n° 170, 2007.
2005.
Nadège CHABLOZ, “Tourisme et primitivisme, Initiations au bwiti et à
Bruno KARSENTI, L’Homme total. Sociologie, anthropologie et philoso-
l’iboga (Gabon)”, Cahiers d’études africaines, n° 193-194, 2009.
phie chez Marcel Mauss, Presses universitaires de France, 1997.
Hélène CLASTRES, La Terre sans mal. Le prophétisme tupi-guarani,
Bruno LATOUR, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropolo-
Seuil, 1975.
gie symétrique, La Découverte, 1991.
Catherine CLÉMENT, L’Appel de la transe, Stock, 2011.
Rama LECLERC, “Curanderos shipibo (Amazonie péruvienne) et aya-
Robert DELIÈGE, “Des catégories coloniales à l’indigénisme. Heurs et
huasqueros occidentaux”, dans Sébastien BAUD et Christian
malheurs d’un parcours ethnologique”, L’Homme, n° 187-188, 2008.
GHASARIAN (dir.), Des plantes psychotropes, Imago, 2010.
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
51
SÉBASTIEN BAUD
Anne-Marie LOSONCZY et Silvia MESTURINI CAPPO, “Pourquoi l’ayahuasca ? De l’internationalisation d’une pratique rituelle amérindienne”, Archives de sciences sociales des religions, n° 153, 2011. Terence MCKENNA, La Nourriture des dieux. En quête de l’arbre de la connaissance originelle, coll. “Terra Magna”, Georg, 1998. Éric NAVET, “Les sources mythiques de la fonction chamanique chez les Indiens Émérillon de Guyane française”, Cahiers ethnologiques, n° 14, 1992. Marshall SAHLINS, La Nature humaine, une illusion occidentale, coll. “Terra Cognita”, Éditions de l’Éclat, 2009. Jean SERVIER, L’Homme et l’invisible, Robert Laffont, 1964. Janine Tatjana SCHMID, Henrik JUNGABERLE et Rolf VERRES, “Subjective theories about (self)treatment with Ayahuasca”, Anthropology of Consciousness, vol. 21, n° 2, 2010. Renée
DE LA
TORRE, “Les rendez-vous manqués de l’anthropologie et
du chamanisme”, Archives de sciences sociales des religions, n° 153, 2011. Eduardo VIVEIROS DE CASTRO, Métaphysiques cannibales, coll. “Métaphysiques”, Puf, 2009.
52
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
DOSSIER • RECHERCHE
LE NOUVEAU SAUVAGE DANS LA MODERNITÉ RÉFLEXIVE JACQUES LOLIVE
DIRECTEUR DE RECHERCHE AU CNRS, SCIENCE POLITIQUE ET AMÉNAGEMENT, PACTE (UMR5194) [jacques.lolive@ujf-grenoble.fr]
RÉSUMÉ. LA NATURE CONTEMPORAINE PEUT S’ÉTUDIER COMME LE PRODUIT D’UNE ACTIVITÉ DE COMPOSITION QUI ASSOCIE LES FONCTIONNEMENTS ÉCOLOGIQUES, SOCIAUX, SYMBOLIQUES ET ESTHÉTIQUES. TERME DE
LE
“SAUVAGE” COMME UNE PERSPECTIVE D’ANALYSE POUR PENSER CETTE NATURE À VENIR INQUIÉTANTE,
QUI DÉBORDE LES ACTIONS HUMAINES. SAUVAGE.
NOUS ADOPTERONS
D’ABORD, LES
DANS CET ARTICLE, NOUS ANALYSERONS DEUX FACETTES DE CE “NOUVEAU”
NOUVELLES NATURALITÉS
NATURE MAIS LE PRODUIT DE CETTE MAÎTRISE,
: NOUS
“LA
NATURE SECONDE”, PROFONDÉMENT TRANSFORMÉE PAR
L’ACTION MODERNISATRICE, ÉCHAPPE À NOTRE CONTRÔLE. ÉLÉMENTS DE CETTE NATURE SECONDE SONT DES
SOMMES DEVENUS MAÎTRES ET POSSESSEURS DE LA
COMME LE DÉMONTRE L’EXEMPLE DU VAR EN CRUE, LES
“HYBRIDES SAUVAGES” DIFFICILES À MAÎTRISER. ENSUITE, LES
NOUVELLES SUBJECTIVITÉS QUI POURRAIENT RÉINCARNER CES NOUVELLES NATURALITÉS
:
NOUS ANALYSERONS
“L’ENSAUVAGEMENT” DES CHASSEURS DE PALOMBES, QUI TÉMOIGNE DE LA CAPACITÉ HUMAINE DE S’APPROPRIER UN ENVIRONNEMENT BIOPHYSIQUE POUR EN FAIRE UN PETIT MONDE SENSIBLE QUI PARTICIPE DE LA CONSTITUTION DU SUJET.
C’EST
DANS LA PALOMBIÈRE, UN BOSQUET AMÉNAGÉ TRUFFÉ D’OBSERVATOIRES, DE TRANCHÉES, DE
LEURRES, AU MILIEU DES CHAMPS DE MAÏS DE L’AGRICULTURE INTENSIVE QUE LE PAYSAN S’ENSAUVAGE, QU’IL DEVIENT UN CHASSEUR CAPABLE DE TUER DES ANIMAUX SAUVAGES. POUR CONCLURE, NOUS ÉBAUCHERONS QUELQUES PISTES POUR INTÉGRER CES DEUX MANIFESTATIONS D’UN SAUVAGE CONTEMPORAIN DANS NOTRE MONDE COMMUN.
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
53
JACQUES LOLIVE
P
our analyser la naturalité
seurs de palombes. Pour conclure,
une préhension par les humains. “La
en mouvement, nous
nous ébaucherons quelques pistes
nature est une prédication : c’est le
pensons qu’il convient
pour intégrer ces deux manifestations
monde biophysique en tant qu’il
de dépasser l’opposition, binaire et
d’un sauvage contemporain dans
concerne la société” (Berque, 2000)
stéréotypée, entre, d’un côté, l’arti-
notre monde commun et imagine-
et les différents collectifs humains.
ficialisation (la fabrication de la
rons quelle relation pourrait se tisser
C’est pourquoi nous entourons l’ex-
nature considérée comme un artefact
entre elles.
pression “non-humain” de guille-
maîtrisable) et, de l’autre, le naturalisme qui fige la nature dans une définition essentialiste. Cette conception dualiste ignore la nature “en
mets. Le régime de relations légitimes
LES NOUVELLES NATURALITÉS : LE FLEUVE ARTIFICIALISÉ EN CRUE, UN HYBRIDE “SAUVAGE”
train de se faire”, la nature inatten-
appelle une “constitution”. Dans un de ses ouvrages, il avait proposé l’analyse de la “constitution
due qui se transforme sans cesse.
Nous partirons d’une définition
moderne” (Latour, 1991). Elle per-
Elle nous empêche de déchiffrer la
de la nature comme distribution légi-
mettait de garantir la coupure entre
nature contemporaine comme un
time entre ce qui est humain et ce
nature et société, d’unifier préma-
hybride étrange, le produit d’une
qui est “non-humain”, caractéris-
turément les existants (“la” Nature)
activité de composition politique
tique de la modernité occidentale,
et de favoriser le discours politique
qui associe les fonctionnements éco-
pour présenter les évolutions récentes
de la science. “Le discours sur la
logiques, sociaux, symboliques et
dont elle a fait l’objet : ce que nous
Science n’entretient aucun rapport
esthétiques.
appellerons “le nouveau régime de
direct avec la vie des sciences. La
Nous adopterons le terme de
naturalité”, c’est-à-dire les nouveaux
Science c’est la politisation des
“sauvage” comme une perspective
états de nature à l’ère de la modernité
sciences afin de rendre impuissante
d’analyse pour penser cette nature
réflexive. Enfin nous présenterons
la vie politique ordinaire en faisant
à venir inquiétante, qui déborde les
un exemple de ces nouvelles natu-
peser sur elle la menace d’une Nature
actions humaines. Dans cet article,
ralités, le fleuve artificialisé en crue.
indiscutable : elle légitime les poli-
nous analyserons deux facettes de
54
correspond à ce que Bruno Latour
tiques technocratiques et tous les
ce “nouveau” sauvage. D’abord, les
Définir la nature
recours à l’expertise pour fonder
nouvelles naturalités : nous sommes
dans la constitution moderne
l’action politique.”
devenus maîtres et possesseurs de
Cette définition de la nature est
Le fleuve Var, qui coule à l’ouest
la nature mais le produit de cette
proposée par un géographe, Michel
de la ville de Nice, illustre bien ce
maîtrise, “la nature seconde”, pro-
Lussault : “Chaque société construit
régime moderne de la naturalité. Le
fondément transformée par l’action
ses états de nature qui assurent une
Var est un fleuve moderne, une réa-
modernisatrice, échappe à notre
partition, une distribution, et un
lité unitaire, objective, stabilisée et
contrôle. Comme le démontre
régime de relations légitimes (accep-
maîtrisable dans le monde cartésien
l’exemple du Var en crue, les élé-
tées par le plus grand nombre) entre
des aménageurs et de l’expertise.
ments de cette nature seconde sont
l’humain et le non-humain” (Lussault,
Depuis un siècle et demi, le Var a
des “hybrides sauvages” difficiles à
2003). La nature n’est pas un donné
été sans cesse approprié par les
maîtriser. Ensuite, les nouvelles sub-
biophysique. Nous sommes toujours
hommes : construction de digues de
jectivités qui pourraient réincarner
en présence des états de nature, des
protection, pompages dans la nappe,
ces nouvelles naturalités : nous ana-
naturalités des différentes sociétés
extraction de granulats, exploitation
lyserons “l’ensauvagement” des chas-
qui sont déjà le produit d’une saisie,
hydroélectrique, construction de
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
DOSSIER • RECHERCHE
grands équipements jusque dans le
lit a ainsi modifié les relations entre
à la fois indépendant et instrumen-
lit mineur. La conséquence des ces
la nappe et la rivière.
talisée. Qu’est-ce qu’un objet ? Le
aménagements, c’est l’artificialisation
Le fleuve Var parle le langage de
terme, issu du latin scolastique objec-
du Var. Le fleuve moderne est un
l’expertise hydrologique. Le collectif
tum, désigne “ce qui possède une
fleuve artificialisé qui absorbe (ou
de “nature” (c’est-à-dire la fabrica-
existence en soi indépendante de la
qui incorpore) toutes les redéfinitions
tion collective de la “nature”) ins-
connaissance ou de l’idée que les
suscitées par les aménagements. Le
tauré par les différentes appropria-
sujets pensants peuvent en avoir”
fleuve tressé qui se partageait entre
tions du fleuve est à son tour pro-
(Dictionnaire historique de la langue fran-
une multitude de chenaux constam-
fondément reformaté par l’expertise
çaise, Le Robert, 1992). L’objet se
ment remaniés laisse désormais place
hydrologique. Il s’inscrit désormais
caractérise alors par des contours
à un chenal unique et stabilisé. Le
dans “une chaîne de référence” de
nets, des propriétés stables et une
Var, qui s’écoulait autrefois dans
type scientifique. C’est un réseau
existence indépendante du monde
une vallée large d’un kilomètre, se
d’instruments (pluviomètres, stations
social et politique. C’est pourquoi,
trouve désormais enserré dans un
de jaugeage pour mesurer le débit
dans la définition classique de l’ob-
corset de 200 à 300 mètres de large
d’un cours d’eau) et de formalismes
jectivité, l’objet nous met d’accord
en aval. Son embouchure a été endi-
(formules et modélisations pluie-
par convergence des points de vue.
guée, puis de plus en plus resserrée
débit) qui produit à ses extrémités
Cependant l’étymologie fournit
avec la construction de l’autoroute
un sujet connaissant, l’hydrologue
d’autres indications intéressantes :
A8 et l’extension de l’aéroport en
de la Sogreah (Société grenobloise
objectum signifie également “ce qui
1978 : au lieu d’un delta, le fleuve
d’aménagement hydraulique), et un
est placé devant ou jeté devant”
s’y rétrécit. Les extractions massives
objet connu, le Var, devenu une réa-
(idem) ; le préverbe et préposition
de graviers dans le lit mineur ont
lité objective “moderne”. Le Var ne
ob signifiant “devant, en devant de”
abaissé la ligne d’eau du fleuve et la
ressemble aucunement à la modéli-
mais aussi “en vue de”. Du coup,
nappe alluviale. Pour y remédier,
sation pluie-débit qui permet sa
la signification du terme s’enrichit
des seuils sont été construits. Ces
connaissance, mais la chaîne de réfé-
d’une visée pragmatique et instru-
seuils ont redessiné la ligne d’eau
rence qui les associe maintient, par
mentale. L’objet est “une chose de
du Var en la décomposant en biefs
une suite continue de transforma-
dimension limitée et destinée à un
séparés par des chutes de l’ordre de
tions, un tout petit nombre de
certain usage”(idem) ; les objets com-
cinq mètres. Comme les seuils sont
constantes concernant pour l’essentiel
posent un monde défini par de
proches les uns des autres, espacés
un rapport entre les précipitations
strictes lois de causalité et d’efficacité,
tous les kilomètres, le profil en travers
et le débit du fleuve. Cette chaîne
qui rend possible une philosophie
(la coupe longitudinale) de cours
de référence associe les aménageurs,
de la maîtrise et de la possession.
d’eau se présente en escalier. Ces
les urbanistes et les hydrologues.
Ainsi le Var n’a cessé, de 1850 à nos
aménagements ont efficacement
Elle fonctionne au service des amé-
jours, de faire l’objet d’appropria-
régularisé la ligne d’eau du Var, qui
nagements modernes : les modéli-
tions et de modifications diverses.
a été relativement stable depuis 1980.
sations hydrologiques fondent les
Les aménageurs ont développé un
Mais, la réduction des vitesses a éga-
projets qui artificialiseront davantage
ensemble de technologies pour le
lement entraîné un remblaiement
le fleuve.
rendre docile. Ils sont parvenus pro-
des fosses par des particules fines et
Le fleuve moderne est un hybride
gressivement à “harnacher” le fleuve
favorisé le colmatage du lit du Var.
paradoxal. Le paradoxe réside dans
et leur maîtrise croissante les a
Cette transformation physique du
la notion de réalité objective qui est
conduits à faire “comme si” le fleuve
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
55
JACQUES LOLIVE
n’avait pas de réalité spécifique ni
cessus industriel et à la civilisation.
hybrides des mélanges inextricables
d’existence propre. Ce n’est plus
Nous sommes entrés dans une
d’éléments naturels et d’éléments
qu’un simple moyen, un intermé-
seconde modernité, réflexive, c’est-
sociaux : nuage de Tchernobyl,
diaire docile qui se prête à toute les
à-dire que l’essor des sciences et des
fleuve artificialisé, changement cli-
visées humaines, devenant tour à
techniques se poursuit, mais que ce
matique. Ces hybrides sont une
tour une réserve de granulats, un
processus ne peut plus être naïf. Il
manifestation du sauvage dans la
support d’urbanisation, un grand
nous demande de nous interroger,
mesure où ils sont difficiles à maî-
collecteur à ciel ouvert, le cadre des
tant au niveau individuel que col-
triser, comme l’illustre l’exemple de
projections aménagistes, etc.
lectif, sur ce que nous sommes en
la crue du fleuve Var dont nous
train de faire, d’expérimenter.
allons parler à présent.
Ce fleuve des modernes est le produit d’une fétichisation (au sens
Une des caractéristiques essen-
marxiste). Le régime moderne de la
tielles de cette modernité réflexive,
Le fleuve artificialisé : un hybride
naturalité occulte la relation de pré-
essentielle pour la compréhension
difficilement contrôlable
hension constitutive des éléments
de la nouvelle sauvagerie, c’est le
La crue spectaculaire du Var, le
naturels. En d’autres termes, la réalité
fait que nous devons “gérer les
5 novembre 1994, à Nice, provoque
médiale du fleuve, cette préhension
risques inhérents à notre maîtrise”
l’inondation de l’aéroport, de la cité
d’un donné biophysique par les
(Beck, 1994) – comme le montre la
administrative(1), du marché d’intérêt
humains, est gommée. Le milieu flu-
problématique cruciale du réchauf-
national, du quartier de Nice-Ouest,
vial subit une abstraction fallacieuse
fement climatique, par exemple.
la rupture de la voie sur berge d’accès
qui le réduit en une série d’objets
Nous sommes devenus maîtres et
à l’aéroport, etc. Par chance, l’acci-
manipulables (ou simplement
possesseurs de la nature, comme le
dent culmine en soirée, il n’y a pas
“construits par les acteurs”).
prévoyait Descartes, mais le produit
eu de victimes. Le débit de la crue a
L’artificialisation du Var, c’est-à-
de cette maîtrise, “la nature seconde”
atteint les 3800 m3/s en aval du
dire sa réduction à quelques prédicats
profondément hybridée, transformée
fleuve. Il a largement dépassé la limite
(tels que, par exemple, “réserve de
par l’action modernisatrice, nous
de 3 000 m3/s que les experts attri-
granulats”) abstraits de leur milieu
échappe. C’est le diagnostic de
buent à la crue millénale dont la pro-
s’apparente à une telle fétichisation.
Michel Serres : “Nous commençons
babilité d’apparition est très faible.
Les nouvelles naturalités
56
à dépendre nous-mêmes de choses
Le fleuve artificialisé est si pro-
qui dépendent des actes que nous
fondément transformé par l’action
de la modernité réflexive
entreprenons, suscités, déchaînés,
des aménageurs qu’il en est devenu
Les nouvelles naturalités corres-
en tout cas, nés de nos actions,
méconnaissable et presque incon-
pondent à l’émergence d’un nouveau
comme une nouvelle nature...
trôlable. Le fleuve ne fonctionne plus
régime qui émerge et s’oppose à la
Victimes de nos victoires, nous deve-
comme avant, les modèles de pré-
constitution moderne. Il est soutenu
nons, en effet, les objets passifs de
vision des crues deviennent caducs.
par la “modernité réflexive” théo-
nos actions en tant que sujets” (Serres,
Nous sommes confrontés aux consé-
risée par des sociologues contem-
2001, pp. 181-184). La modernité
quences imprévues, non intention-
porains (Beck, Giddens et Lash, 1994)
réflexive procède du succès de la
nelles de nos actions (Soubeyran, 2000)
qui montrent que le triomphe du
modernité. En prétendant que nature
qui nous reviennent sous la forme
système industriel brouille les limites
et société sont deux domaines sépa-
méconnaissable du risque. La notion
entre nature et société, jusqu’à l’in-
rés, la constitution moderne a fait
de métamorphose fluviale illustre
ternalisation de la nature au pro-
proliférer à grande échelle des
cette évolution.
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
DOSSIER • RECHERCHE
Tout cours d’eau dispose d’une gamme assez large de variables de réponse, pour modeler sa morphologie en fonction des fluctuations des débits liquides et solides et des évolutions éventuelles des autres variables de contrôle. Parmi ces variables de réponse, on trouve notamment : la largeur du lit, la profondeur moyenne, la pente moyenne du lit, la sinuosité, etc. On dit alors que les rivières naturelles sont en équilibre dynamique ou en quasiéquilibre (selon l’échelle de temps choisie pour analyser ce phénomène) et qu’elles ajustent continuellement leur largeur, leur pente, leur sinuosité…, au gré des fluctuations à court
La crue du Var de septembre 1994
terme des variables de contrôle. Ces fluctuations peuvent avoir différentes causes (climatiques, anthropiques, etc.). Ainsi, le fleuve réagit toujours
et stable des aménagements : il ouvre
que cause cette réalité proliférante
aux perturbations anthropiques, et
un monde incertain et controversé.
et mal contrôlée. Il se compose des
souvent de façon imprévue. Des
Le Var n’est plus la réalité objective,
riverains et de ceux qui sont affectés
aménagements successifs (endigue-
unitaire, stabilisée et maîtrisable du
à des titres divers par les consé-
ments, extractions, construction des
“fleuve moderne” que nous avons
quences inattendues des actions des
seuils et des microcentrales, etc.) ont
analysée dans la première partie. Il
aménageurs. Les incertitudes sur le
artificialisé le lit du Var, avec pour
déborde les actions humaines de
comportement de cette recomposi-
conséquences les réponses du fleuve
manière inattendue, parce qu’il est
tion collective du Var, de ce “collectif
dont nous avons déjà parlé (baisse
lui-même composé d’une multitude
Var”, et les inquiétudes du public
de la nappe, chenalisation du lit,
d’éléments actifs en interaction. La
alimentent une controverse où les
développement de la végétation,
situation de risque révèle les nouvelles
débats qui se croisent concernent
débordements en crue, enfoncement
composantes de ce collectif Var qui
l’aménagement des Alpes-Maritimes,
à l’aval, érosion, engravement des
le fragilisent : les transports solides
la gestion de l’hydrosystème, le deve-
seuils amont, remontée du lit, risques
dont les variations modifient la géo-
nir de l’agriculture dans la vallée du
d’inondation accrus).
métrie du fleuve, les bassins versants
Var, les exclus de la protection, etc.
Cette crue ouvre une situation où
qui collectent et concentrent leurs
Comment distinguer le Var du
le risque d’inondation devient un
événements sur le fleuve, les amé-
Var en crue, le fleuve moderne du
arrière-plan permanent dans la vallée
nagements passés auxquels le fleuve
“collectif risque” ? Comment dis-
(2)
du Var. Le risque déstabilise l’ex-
s’adapte en se transformant… Un
tinguer la modalité d’existence “ris-
pertise, il sape le cadre prédictible
public se constitue autour du souci
quée” de la modalité objective ?
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
57
JACQUES LOLIVE
Nous partirons de la distinction entre
p. 417-418). Il en va de même en alle-
satrice, nous échappe. Comme le
“objet” et “chose” . La crue de
mand, puisque le terme de vieille
démontre les exemples du fleuve Var
(3)
58
1994 s’apparente à une dé-fétichi-
langue germanique thing désigne
en crue ou du nuage de Tchernobyl,
sation : le fleuve n’est plus un objet,
l’assemblée réunie pour délibérer
les éléments de cette nature seconde
il redevient une chose. Autrement
d’une affaire en question, d’un litige.
sont des hybrides sauvages, parce
dit, la réalité objective, abstraite, du
Ainsi, la chose s’oppose à l’objet
qu’ils sont difficiles à maîtriser. Ainsi,
fleuve est réinsérée dans son milieu.
puisque cette objectivité singulière
le sauvage se porte bien dans notre
C’est une re-concrétisation, mais elle
n’apparaît qu’avec un collectif, un
modernité tardive. C’est une carac-
est subie et non maîtrisée, donc “sau-
groupe, qui la constitue à travers
téristique essentielle des nouveaux
vage”. Nous avons précédemment
une controverse. Donc, les choses
états de nature. Le changement cli-
défini l’identité paradoxale de l’objet,
et les objets ne se distinguent pas
matique, devenu la manière contem-
à la fois indépendant et instrumen-
par leur essence, mais par leur moda-
poraine d’aborder la crise de l’en-
talisé. Les objets composent un
lité d’existence : l’objet est une chose
vironnement, en constitue sans doute
monde, défini par de strictes lois de
stabilisée, dont on peut négliger les
l’aboutissement.
causalité et d’efficacité, qui rend pos-
conditions de fabrication et le tissu
sible une philosophie de la maîtrise
relationnel qui le socialise, mais cette
et de la possession. Il en va tout
stabilisation n’est que provisoire. Il
autrement de la “chose”. Le terme
suffit d’un événement, une crue de
est issu du latin causa qui au contact
rivière par exemple, pour qu’émerge,
LES NOUVELLES SUBJECTIVITÉS : L’ENSAUVAGEMENT DES CHASSEURS DE PALOMBES DU GERS
de res, avec lequel il était souvent
en lieu et place du monde cartésien
Après avoir présenté une première
employé dans le langage juridique,
stabilisé par des objets maîtrisables,
modalité de “sauvagerie” des socio-
a reçu le sens d’“affaire”, c’est-à-
une réalité proliférante et mal contrô-
natures contemporaines, ancrée dans
dire l’enjeu d’un procès ou le procès
lée. La situation de risque se carac-
la causalité circulaire qui leur a donné
lui-même. Le premier sens attesté
térise par l’entrée en scène (ou le
naissance, nous allons à présent en
en français est celui de “réalité plus
retour) des choses récalcitrantes, et
présenter une seconde, l’ensauvage-
ou moins déterminée par un
le déploiement, derrière elles, de col-
ment. Nos réflexions s’appuient sur
contexte” (Dictionnaire historique de la
lectifs instables, dont les éléments
un petit travail de recherche mené
langue française, Le Robert, 1992). Les
cohabitent difficilement et dont l’ex-
en 2003 sur les chasseurs de
juristes nous précisent également
tension est imprévisible. En d’autres
palombes, les “paloumayres” du
que “lorsqu’elle apparaît [la res]
termes, pour reprendre la formule
Sud-Ouest, avec un collègue politiste
dans cette fonction, ce n’est pas
de la géographe Valérie November :
et économiste, Didier Taverne. Nous
comme siège où s’exerce la maîtrise
“Le risque apparaît lors de la mise
analyserons les modalités de fabri-
unilatérale d’un sujet […]. Si la res
en danger d’un assemblage”
cation d’un sujet étonnant, le chas-
est objet, elle l’est avant tout d’un
(November, 2000).
seur sauvage (Hell, 1994), qui renoue
débat ou d’un différend, objet com-
Pour conclure cette première par-
des liens avec la forêt (“sauvage”
mun qui oppose et réunit deux pro-
tie, nous sommes, comme le pré-
vient de salvaticus, de sylva, la forêt)
tagonistes à l’intérieur d’une même
voyait Descartes, devenus maîtres
pour devenir le sauvage autorisé à
relation. Son objectivité est assurée
et possesseurs de la nature, mais le
tuer des animaux sauvages. Les
par ce commun accord dont la
produit de cette maîtrise, “la nature
entretiens avec un groupe de chas-
controverse et le débat judiciaire
seconde” profondément hybridée,
seurs de palombes de la commune
sont le lieu d’origine” (Thomas, 1980,
transformée par l’action moderni-
d’Aignan, dans le Gers, nous ont
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
DOSSIER • RECHERCHE
permis d’étudier cette co-production du sujet chasseur et des îlots de nature dite sauvage. C’est dans un bosquet aménagé truffé d’observatoires, de tranchées, de leurres, au milieu des champs de maïs semences de l’agriculture intensive, que le paysan s’ensauvage et qu’il devient chasseur. L’ensauvagement, c’est la co-fabrication d’un espace sauvage qui constitue une sorte de matrice où s’effectue la gestation du “nouveau sauvage”. Pour étudier ce phénomène, nous avons adopté deux perspectives complémentaires : la fabrication pragmatique d’un petit monde habitable, d’une part, et une perspective symbolique et cosmologique
Les chasseurs de palombes dans le Gers
pour explorer la subjectivité du chasseur, d’autre part. La fabrication pragmatique
(Sloterdijk, 2002) qui fonctionne
la composition de son monde, le
d’un petit monde habitable
comme un prolongement de moi-
sujet incorpore des éléments (choses,
Les chasseurs de palombes témoi-
même et nous sert de camp de base
paysages, animaux, humains, lieux)
gnent de la capacité humaine de
pour explorer l’exosphère, le monde
qui ont leur logique propre (plutôt,
s’approprier un environnement bio-
extérieur, incertain, inconnu, mer-
leur vie propre), qui le dépassent et
physique pour en faire un petit
veilleux et parfois hostile dans lequel
sont rebelles et récalcitrants. La fabri-
monde sensible qui participe de la
je suis jeté. Ces territoires existen-
cation du monde est une tentative
constitution du sujet. Fabriquer un
tiels(4), véritables localités protectrices,
pragmatique qui peut échouer.
monde est une opération complexe ;
“îlotopies”, permettent aux sujets
L’homme configure son monde
la première piste d’élucidation que
de construire leur autonomie, c’est-
comme un projet, non pas un projet
nous suivrons concerne l’habiter.
à-dire de s’inscrire dans la totalité
purement rationnel et cognitif, mais
Fabriquer le monde, c’est l’habiter.
en préservant leur différence (Roux,
un projet baigné dans une tonalité
Habiter le monde, c’est donc le par-
2002).
affective et imaginaire : les chasseurs
tager entre un chez-soi et un exté-
La deuxième piste pour explorer
de palombes transforment l’existant,
rieur ; c’est découper dans l’espace
le monde, c’est la notion de dépas-
ils organisent un monde finalisé par
indifférent, un monde domestique,
sement. Comment penser la fabri-
leur projet prédateur dont la pièce
un lieu aménagé et approprié qui
cation d’un monde ? Comment pen-
maîtresse est la fabrication de palom-
nous protège. Mon monde, c’est
ser une fabrication sans maîtrise
bières, de dispositifs de capture par-
“l’endosphère”, une sorte de “bulle”
dont le produit nous dépasse ? Dans
ticulièrement sophistiqués. Les rédac-
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
59
JACQUES LOLIVE
teurs de la revue Palombe et tradi-
vidu délimité par son enveloppe cor-
au symbolique, voire au surréel. Pour
tion nous informent : “Le principe
porelle qui s’oppose aux objets. C’est
connaître le monde des chasseurs de
de cette chasse est immuable. Il s’agit,
qu’il existe la part manquante : les
palombes, il faut en tracer “la constel-
en manœuvrant des appeaux, d’at-
sujets envisagés sous l’angle cosmo-
lation” : les “astres” visibles et les
tirer les vols de passage pour les faire
logique portent et participent du
figures que ceux-ci composent (celle
se poser d’abord sur les arbres de
monde. Notre être s’étend aux
d’une palombe ?). Par exemple,
la palombière et ensuite de faire des-
choses qui nous concernent, par-
considérer la palombe comme une
(5)
(6)
cendre au sol les oiseaux pour les
delà notre limite corporelle. La saisie
chose, ce n’est pas analyser le com-
capturer vivants au filet”. Un monde
des choses par l’homme, la “prédi-
portement d’un oiseau, mais étudier
est ainsi défini comme une totalité
cation” (Berque, 2000) est sélective,
les conséquences de la saisie humaine
d’objets instrumentaux, d’une part,
partielle, finalisée, sensible et sym-
de cet animal. La palombe chose
et par la familiarité avec une totalité
bolique à la fois. C’est pourquoi, plu-
n’est pas un oiseau, c’est l’agrégation
de significations, d’autre part (Dardel,
tôt que de s’inscrire dans un anthro-
autour de cet oiseau : la palombière,
1990). Pour être réalisé, le projet de
posystème, la prédication des choses
l’homme sauvage, le droit de tuer,
monde concerne ceux qui ont les
ouvre un monde. L’ensauvagement
l’appeau, le repas en commun, la
mêmes attaches que le sujet. Il doit
constitue une forme de couplage d’un
virilité, etc. Ainsi les “palombes”
aussi intéresser des alliés (Latour,
humain borné par son enveloppe ci-
rassemblent le collectif des chasseurs.
1992) : concernés et alliés constitue-
corporelle avec son humanité élargie,
On ne comprendrait pas la forme
ront la matière humaine d’un espace
son milieu. Il pointe l’unité d’un corps
palombe sans la relation d’amour
communautaire, par exemple les
animal, celui du chasseur avec son
des chasseurs avec les palombes et
“paloumayres” au cœur des espaces
corps médial, la palombière élargie.
la liberté qu’ils acquièrent en les
ruraux du Sud-Ouest. Comme tout projet, il peut échouer. Pour que le
Vers une subjectivité
nent-ils leurs vacances au mois d’oc-
monde “prenne”, il faut produire
cosmologique ?
tobre pour capturer une cinquantaine
du concret, une “concrescence”
Pourquoi faut-il prolonger ces
d’oiseaux qu’ils trouveraient facile-
(Whitehead, 1995), un nouvel ‘“être
analyses d’un monde habitable par
ment dans les rayons surgelés des
ensemble”, une co-évolution, une
une perspective cosmologique ? C’est
grandes surfaces en provenance
transformation conjointe du sujet
que le monde n’est pas qu’un, c’est
directe de Grande-Bretagne ? Leur
et des composants essentiels du
un “kosmos”, de cet antique mot
vie tourne autour d’elles : ils passent
monde, un processus “d’entre-cap-
grec dont l’étymologie signifie à la
leurs week-ends à la palombière, ils
ture” : la palombe doit se poser sur
fois ordre, monde et parure (Berque,
réparent et préparent la palombière
la palombière, le chasseur doit “s’en-
2004). Les liens qui rattachent les
pendant les vacances, etc. C’est l’état
sauvager” (Hell, 1994), devenir un
collectifs humains dont nous parlons
d’esprit des “paloumayres”. Les
homme “sauvage” qui aura le droit
avec leurs petits mondes ont un
palombes sont le sens de leur vie, ce
de capturer, de tuer et aussi l’habileté
caractère multidimensionnel (sen-
autour de quoi tourne leur vie. Leur
nécessaire… Ainsi, le monde produit
soriel, sensible, imaginatif et signi-
rôle est si important qu’il suffirait
dépasse et étonne. Il s’oppose au
fiant, ce que nous qualifions d’“esthé-
sans doute de suivre les palombes
tique”, au sens d’aisthesis (perception
dans leur migration – et les menaces
par les sens). Les attachements à la
qui pèsent sur elles – pour connaître
procédé, à la maîtrise, au dominé. Cette relation intime du sujet avec
60
tuant. Pourquoi ces hommes pren-
son monde redéfinit la notion même
palombe ne sont pas uniquement
les limites du monde des chasseurs
de sujet. Le sujet n’est plus cet indi-
physiques, ils font place au sensible,
concernés, sa configuration (la col-
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
DOSSIER • RECHERCHE
lection d’entités qui le constitue) et
fécondité profuse des êtres de la
l’inattendu, la capacité de commencer
sa composition (l’articulation de ces
brousse (Nathan, 1999). La subjectivité
(Sloterdijk, 2001). Ce faisant, les clô-
entités). Les palombes seraient les
émerge du monde. Elle se dédouble
tures cosmologiques entretiennent
“grands” de ce monde, dont elles
presque tant elle est tiraillée entre le
et renforcent l’incommensurabilité
tracent les relations. Elles sortent
proche et le lointain. Les configura-
entre nos mondes et l’impossibilité
grandies pour une autre raison : elles
tions mondaines combinent la proxi-
du consensus par échange d’argu-
circulent dans différents mondes
mité, les attaches physiques, et le
ments. L’ouverture des mondes sin-
pour devenir la palombe des chas-
lointain, les attaches symboliques.
guliers ne va pas de soi. Les attaches
seurs, celle des écologistes et celle
Les sujets du proche et du lointain
à la nature et au proche (lieux, pays,
des gourmands.
partagent une même capacité à la
etc.), ces attachements de proximité,
Cette capacité qu’a l’homme de
connaissance imaginative et à la
soutiennent des implications per-
se couler dans les choses qu’il saisit
représentation des affects impliqués
sonnelles fortes et leur mise en péril
permet de mieux comprendre les
dans la formation du monde com-
suscite une émotion intense. Il en
subjectivités, les modes de subjecti-
mun. C’est sans doute une richesse
résulte parfois une violence réactive
vation cosmopolitiques : l’efficacité
dans la mesure où nous pensons pos-
qui sanctionne les atteintes au monde
productive du monde procède du
sible de tracer les liens entre le monde
et aux relations avec lui. Une partie
brassage d’hétérogène. La subjectivité
sus-décrit (où les liens dépendent
des excès du mouvement des chas-
est décollée du sujet individuel. Il
d’affections subjectives et de réseaux
seurs lui est peut-être imputable.
faut lui tracer une cartographie qui
d’interconnaissance) et un monde
Malgré les apparences, cette
déborde les limites de l’individu .
où les capacités à se figurer et à se
modalité de naturalité appartient
Ainsi, pour fabriquer un chasseur
représenter l’avenir sous forme sym-
comme la précédente, l’hybride sau-
de palombes, il ne suffit pas d’un
bolique figurent comme un enjeu
vage, à la modernité réflexive. Des
homme ou d’une femme. Il faut éga-
majeur.
agriculteurs pratiquant une agricul-
(7)
lement des palombes, un bosquet
Quels sont à présent les travers,
ture intensive (maïs hybrides et maïs
très aménagé situé sur un axe de
les imperfections propres aux mondes
semence), pris dans des réseaux mon-
passage favorable à la pose des
microcosmiques que nous venons
dialisés, se ménagent un champ de
palombes, des champs de céréales
de définir ? Hannah Arendt a cerné
subjectivation-naturalisation “à l’an-
attractifs à l’entour, une communauté
les pathologies de l’idée avec sa
cienne” ; mais, à y regarder de plus
des “paloumayres”, un monde rural
notion d’idéologie, la logique d’une
près, cette modalité de naturalité est
encore structuré par l’activité agri-
idée à laquelle la réalité est censée
elle aussi hybride : elle est “naturelle”
cole, “l’amour de la chasse” (qui ne
se plier (Arendt, 1951). Ce modèle
parce que totalement artificielle.
touche que certains individus) et,
permet de cerner les pathologies des
enfin, des subventions européennes
petits mondes en redéfinissant la
(qui donnent un coup de pouce). On
notion de “cosmologie” (Stengers,
QUELQUES PISTES POUR UNE INTÉGRATION DU SAUVAGE DANS LE MONDE COMMUN
n’est pas si loin des mythes de fon-
1997) comme la logique d’un monde
dation africains. Pour fabriquer un
microcosmique à laquelle le monde
enfant, il suffit d’un homme et d’une
commun est censé se plier(8). Le micro-
femme, mais pour fabriquer un
cosme protège une communauté du
velles facettes d’un sauvage contem-
enfant qui soit membre de la tribu
changement en stabilisant l’environ-
porain : un exemple de nouvelle
mandenka du Sénégal, il faut éga-
nement ; il tend ainsi à l’immuniser
naturalité avec le fleuve artificialisé
lement l’alliance renouvelée avec la
contre l’événement, l’intrusion de
en crue, hybride sauvage car difficile
Nous venons d’analyser deux nou-
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
61
JACQUES LOLIVE
à contrôler, et un exemple de nou-
écocentrées” qui ne soient plus de
une causalité circulaire, puisque nos
velle subjectivité avec le chasseur de
simples politiques d’accompagne-
actions nous reviendront amplifiées
palombes, sujet ensauvagé qui se
ment des politiques équipementières
métamorphosées par l’effet de ce
“naturalise” dans les bois. Comment
structurantes. Les cosmopolitiques
fleuve, d’autre part. La troisième
intégrer dans notre monde commun
repensées par Isabelle Stengers (1997)
piste consiste à utiliser le savoir-faire
ces deux manifestations du sauvage ?
et Bruno Latour (1999) s’appuient
des artistes pour concevoir des dis-
Nous ébaucherons quelques pistes.
sur ce constat pour ouvrir la politique
positifs esthétiques qui restituent les
aux “non-humains”, c’est-à-dire à
attaches sensorielles, sensibles, ima-
tous ceux qui constituent l’humanité
ginatives et signifiantes des habitants
partenaire cosmopolitique
élargie, afin d’intégrer la question
avec le fleuve. C’est cette piste que
La crue de novembre 1994 rap-
environnementale contemporaine.
nous voudrions détailler à présent.
pelle la présence dans l’aggloméra-
Le fleuve artificiel n’est pas tota-
Constituer le fleuve en
62
tion niçoise d’un fleuve dont le
lement maîtrisable, mais il peut deve-
Restituer les attaches habitantes
régime climatique montagnard et
nir le “partenaire” d’une cosmopo-
Comment (re)penser des méthodes
méditerranéen présente de sérieux
litique tant il est tissé d’humanité,
qui mettent en forme la parole habi-
risques pour l’urbanisation. Le fleuve
profondément transformé par les
tante, qui rendent plus appréhen-
Var avait été externalisé dans l’amé-
projets humains et leurs consé-
dable et légitime l’expression du sen-
nagement urbain de Nice. Il se mani-
quences imprévues, par les relations
sible, qui incitent les habitants à
feste à la faveur de la crue et “exige”
de riveraineté, les désirs et les craintes
s’exprimer au nom de la collectivité
d’être pris en considération.
des habitants. Trois pistes se dessi-
et non plus à titre individuel ? Cette
Comment internaliser ces hybrides
nent pour ce partenariat : (1) décrire
démarche est nécessairement expé-
sauvages, ces “produits dérivés” de
plus finement le fleuve (registre obser-
rimentale. Dans le cadre d’une
notre modernité ? L’internalisation
vation-mesure) ; (2) agir avec le
recherche sur la basse vallée du Var,
des éléments de la “nature seconde”
fleuve (registre partenarial) ; (3) vivre
nous avons expérimenté deux
n’est pas seulement une question
avec le fleuve (registre culturel).
méthodes de ce type, les ateliers
économique et politique, elle pourrait
La première piste consiste en une
d’écriture et les ateliers “photogra-
comporter une dimension quasi
approche interdisciplinaire articulant
phie aérienne”. Nous nous limitons
éthique. La prise en compte de ces
sciences humaines et sociales et
ici à donner quelques indications
entités environnementales exprime
hydrosciences, par exemple mor-
générales sur ce travail en cours.
une exigence : il ne faut ne plus les
phologie fluviale et sociologie prag-
L’atelier d’écriture s’adresse à tous
traiter uniquement comme des
matiste, pour une meilleure descrip-
types de public ; il est un cadre, un
moyens. Ainsi, l’histoire du Var est
tion du fleuve. La seconde piste
outil pour déclencher l’écriture et
assez significative d’une éviction du
consiste en une logique d’action pré-
trouver un espace d’expression. Les
milieu naturel hors de la ville où la
cautionneuse. Elle parviendrait, nous
quatre séances organisées par Martin
gestion d’un fleuve est considérée
semble-t-il, à restituer la logique
Guillé, animateur d’ateliers d’écriture,
comme une ressource corvéable ou
comportementale d’un hybride sau-
nous ont permis de recueillir un
une contrainte à contourner. Les
vage comme le Var. Elle permettrait
matériau riche et complexe composé
entités environnementales ne peuvent
de prendre en compte cette dimen-
des récits de trente-neuf participants.
plus être évacuées du monde com-
sion du fleuve redevenu “le sauvage
Leur exploitation a permis de déga-
mun, elles “réclament” donc des
aux portes de la cité”, d’une part,
ger une typologie des façons d’ha-
politiques spécifiques, des “politiques
et du fait que nous sommes pris dans
biter la basse vallée du Var. Cette
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
DOSSIER • RECHERCHE
typologie se caractérise par le poids de la composante imaginaire et sensible de l’habiter. Certains récits sont marqués par la poésie, le merveilleux, le surréel, tandis que d’autres témoignent d’une immersion polysensorielle de l’habitant et expriment une forte sensualité corporelle. La typologie témoigne également de l’importance prise par le risque d’inondation dans les modes d’habiter.
Enquête de type “carte de Gulliver”
Parfois, le récit de l’habitant exprime même une réticence à vivre dans cet grande photographie aérienne de la
révélé une mémoire élargie (qui ne
gnant. Pour d’autres participants,
basse vallée du Var, de huit mètres
se limite pas au visuel) de l’expérience
la basse vallée du Var est un territoire
sur trois (reproduction à grande
vécue de l’inondation qui permet de
sans qualités ou, du moins, ce n’est
échelle 1/3000), plastifiée, qui est
restituer son ambiance si particulière.
pas un territoire attachant dont les
déposée au sol.
environnement dangereux et contrai-
qualités, les attraits se révéleraient
Les participants sont invités à dépo-
Par ailleurs, les “cartes de Gulliver” confirment une des informations des
d’emblée. Plusieurs récits témoignent
ser des Post-it (ou à tracer à la craie
ateliers d’écriture : pour la majorité
d’une réelle difficulté à habiter un
des indications) sur la photo aérienne
des participants, la basse vallée du
territoire aussi banalisé et fonction-
pour exprimer leurs réactions et leurs
Var ne constitue souvent qu’un ter-
nel. La difficulté d’appropriation
commentaires autour de trois ques-
ritoire fonctionnel, lieu de passage
s’exprime notamment par l’insuffi-
tions principales : quels sont les lieux
ou zone commerciale. C’est un lieu
sance des pratiques récréatives, asso-
de la basse vallée du Var qu’ils appré-
de passage, un axe de communica-
ciée au manque d’équipements de
cient ? quelles sont les transformations
tion pour aller de Nice vers le haut
loisirs dans la basse vallée du Var.
actuelles de la basse vallée du Var ?
pays, vers les montagnes. C’est éga-
Les loisirs des habitants se pratiquent
pensent-ils que le fleuve est dange-
lement un ensemble de zones com-
donc ailleurs : à Nice, pour les loisirs
reux ? L’exploitation des quatre-vingt
merciales (Carrefour, Métro, Leroy-
culturels, tandis que les loisirs de
entretiens recueillis nous a fourni des
Merlin…). Dans ces conditions, la
nature s’exercent dans la moyenne
nombreuses informations sur la per-
basse vallée du Var n’est qu’une voie
et haute vallée du Var, c’est-à-dire
ception des habitants. Nous avons
de communication sans autres déter-
dans l’arrière-pays ou dans la mon-
recueilli notamment des informations
minations. Par une sorte d’effet tun-
tagne.
sur les mémoires du risque permettant
nel, elle apparaît comme un territoire
L’atelier “photographie aérienne”
de distinguer ceux qui ont entendu
sans qualités. Ce territoire sans qua-
est un dispositif d’enquête partici-
parler de l’inondation du Var de 1994
lités singulières, sans attaches fortes,
pative de type “carte de Gulliver ”
et ceux qui l’on vécu réellement. Chez
est disponible pour les transforma-
permettant de recueillir la parole
les habitants exposés, elle a mis en
tions à venir. Comme l’indique un
habitante dans des conditions dif-
évidence des postures de déni du
des participants qui travaille à la
férentes de l’enquête classique par
risque et de vigilance (une attention
Métropole Nice-Côte d’Azur : “Le
questionnaire. Il s’appuie sur une
aux phénomènes à bas bruit). Elle a
Var était une friche qui a été rattra-
(9)
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
63
JACQUES LOLIVE
pée par l’urbanisation… La basse
recueillies permettront de critiquer
sensible de l’écologie qui exprime
vallée du Var, c’est notre terrain de
des perspectives trop fonctionnalistes
un engagement corporel imaginatif
jeu. C’est le devenir de Nice”. Un
qui contrarient l’appropriation du
et participatif avec la nature. Faire
grand projet d’aménagement de la
territoire par ses habitants et de sen-
ainsi l’apprentissage et l’expérience
basse plaine du Var, considéré
sibiliser les aménageurs à l’importance
de notre insertion dans un environ-
comme structurant pour la métro-
du symbolique dans les projets.
nement local avec nos capacités d’ac-
pole, est en cours à travers la mise en place d’une opération d’intérêt
Politiser les subjectivités
plication des habitants dans les poli-
national (OIN) qualifiant désormais
cosmologiques
tiques de durabilité. Il est urgent, en
cet espace d’“éco-vallée”.
64
tion et d’implication favorise l’im-
Ces premières analyses permettent
effet, de développer des structures
Cependant, il semble que les amé-
aussi de mettre en évidence certains
consacrées à l’éducation environne-
nageurs aient une connaissance insuf-
enjeux politiques spécifiques qu’il
mentale s’appuyant sur la compré-
fisante des attentes des habitants,
faudra satisfaire pour parvenir à une
hension multiscalaire de l’environ-
qu’ils confondent avec les usagers
politisation des subjectivités cosmo-
nement (niveaux local, bio-régional et écosystémique global).
ou les représentants associatifs. Ils
logiques – c’est-à-dire des humains
méconnaissent la diversité des modes
couplés avec leur microcosme – qui
d’habiter et particulièrement les
soit démocratique.
Enfin, un enjeu proprement cosmopolitique. Quels sont les argu-
dimensions sensibles, imaginaires et
D’abord, un enjeu concernant les
ments qui légitiment la “cosmodi-
esthétiques des relations que les habi-
aménageurs. Ils doivent renouveler
versité”, et donc le fait que ces
tants entretiennent avec leurs terri-
les analyses des logiques habitantes
mondes singuliers soient dignes d’être
toires de proximité. Ils manquent
et riveraines pour saisir l’importance
sauvegardés ? Chaque monde sin-
de critères pour apprécier les préju-
des connexions que les sujets éta-
gulier peut être comparées à une
dices symboliques subis lors de la
blissent avec leurs petits mondes, en
“serre anthropique” (Sloterdijk, 2005),
mise en œuvre d’un grand aména-
d’autres termes leurs territoires exis-
dans laquelle on cultive des sujets
gement. Ainsi, les projets d’aména-
tentiels, afin de désamorcer le risque
humains originaux. Ainsi, dans les
gement privilégient la fonctionnalité
de violences de la part des habitants,
palombières du Gers, on cultive un
sur toute autre considération, ren-
notamment ruraux, auxquels on
étrange sujet humain, le chasseur de
forçant la banalisation de la plaine
applique sans précaution le modèle
palombes avec ses émotions, sa sau-
du Var, au grand dam des partici-
de l’aménagement rationnel moder-
vagerie et sa cosmologie qui échappe
pants à nos ateliers dont beaucoup
niste qui externalise à la fois l’envi-
à la justification. Pourtant, à notre
la jugent peu habitable, car sans qua-
ronnement (sur le versant aména-
avis, deux arguments militent en
lités ni attaches. L’expérimentation
geur) et les producteurs d’écosystème
faveur de sa sauvegarde. Le premier
des ateliers d’écritures et des “cartes
comme les paysans (sur le versant
est d’ordre esthétique : le chasseur
de Gulliver” tentée dans la cadre de
écologiste).
de palombes témoigne de la diversité
cette recherche démontre ainsi la
Ensuite, un enjeu concernant les
des sujets, d’une réalité humaine
nécessité d’utiliser des méthodologies
politiques de durabilité. La perspec-
riche et bigarrée. Le second, plus
novatrices pour analyser les dimen-
tive cosmopolitique nous conduit à
politique, est que la “durabilité” des
sions sensibles, imaginaires et esthé-
ne plus penser le sujet comme séparé
chasseurs repose sur la “durabilité”
tiques des relations que les habitants
des processus organiques et des
des palombes. Les cosmopolitiques
entretiennent avec leurs territoires
rythmes du monde naturel. Elle per-
appellent ainsi des valeurs de soin,
de proximité. Les informations
met ainsi de réactiver une conception
d’attention et de prudence. Elles
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
DOSSIER • RECHERCHE
favoriseraient un retour de l’huma-
Thomas (Thomas, 1980) cité par Bruno
nisme, mais d’un certain humanisme
Latour (Latour, 1999). Nous reprenons dans
qui est plus esthétique, plus topo-
l’article ces analyses étonnamment conver-
écocentrique qu’anthropocentrique.
gentes.
Les deux modalités du sauvage
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
(4) Différents auteurs, notamment des géo-
Hannah ARENDT, Les Origines du totalitarisme,
que nous venons d’étudier témoi-
graphes (Vincent Berdoulay, Augustin Berque,
tome 3, Seuil, 1951.
gnent d’un même enjeu, celui de la
Nicholas Entrikin, Michel Roux, Serge
Ulrich BECK, Antony GIDDENS et Scott LASH,
“recosmisation” (Berque, 2008).
Schmitz, etc.) étudient des phénomènes de
Reflexive Modernization. Politics, Tradition and
Comment concevoir un lien cosmo-
ce type, qu’ils désignent sous des noms variés
Aesthetics in the Modern Social Order, Polity Press,
logique entre l’ordre abstrait de l’uni-
: lieux, écoumènes, clairières, mondes,
1994.
vers physique et l’ordre concret des
sphères, environnements pertinents, socioto-
Vincent BERDOULAY et J. Nicholas ENTRIKIN,
choses de la vie humaine ? La
pies, etc. Les notions de lieu et de milieu
“Lieu et sujet : perspectives théoriques”, L’Espace
réflexion sur le nouveau sauvage
humain, en particulier, permettent des ana-
géographique, n° 2, 1998.
redéfinit cette notion de “recosmi-
lyses très voisines de celles que nous mobili-
Augustin BERQUE, Écoumène : introduction à
sation” comme le désir d’un monde
sons, Didier Taverne et nous-même
l’étude des milieux humains, Belin, 2000.
commun façonné par l’esthétique et
(Berdoulay et Entrikin, 1998 ; Berque, 2000).
Augustin BERQUE, “Ce qui fonde l’éthique envi-
(5) [http://www.palombe.com/shop/Palombe-
ronnementale”, Diogène, n° 207, 2004.
Tradition-N-16-AUTOMNE-
Augustin BERQUE, “De Terre en Monde. La
2007.html?article=PT16].
poétique de l’écoumène”, dans Augustin BERQUE,
l’habiter.
n
(6) Sur la distinction entre objet et chose,
Alessia DE BIASE et Philippe BONNIN (dir.),
cf. supra, note 3.
L’Habiter dans sa poétique première. Actes du
(1) La crue envahit la cité administrative, et
(7) D’après Félix Guattari cité par Nicolas
colloque de Cerisy-la-Salle, édition Donner Lieu,
notamment le centre de lutte contre les
Bourriaud (2001).
2008.
inondations dont le matériel informatique est
(8) La comparaison avec la notion d’Arendt
Nicolas BOURRIAUD, Esthétique relationnelle, Les
NOTES
endommagé.
s’arrête là, car les mouvements totalitaires ont
Presses du réel, 2001.
(2) Ainsi, les incendies de forêt de l’été 1994
jeté leur dévolu sur les idéologies au xxe
Éric DARDEL, L’Homme et la Terre. Nature de la
ont dénudé les collines du bassin versant de
siècle. Mais il n’y a aucune fatalité de ce type
réalité géographique, réédition avec
l’Estéron et favorisé le ruissellement rapide
concernant les cosmologies.
commentaires de Pierre Pinchemel et Jean-Marc
des précipitations de l’automne. C’est un des
(9) Ainsi nommées parce que les participants
Besse, Paris, CTHS, 1990 (1re édition 1952).
facteurs ayant aggravé la crue de novembre
marchent sur une représentation “à grande
Martin HEIDEGGER, Être et Temps, coll.
1994.
échelle” de leurs territoires, tel Gulliver sem-
“Bibliothèque de philosophie”, Gallimard, 1986
(3) Cf., par exemple, les articles “Chose” et
blant un géant sur l’île de Lilliput.
(1re édition, 1927).
“Objet” dans le Dictionnaire historique de la
Martin HEIDEGGER, “La chose”, Essais et confé-
langue française (Rey, 1992). Elle a été reprise
rences, Gallimard, 1958.
par quelques philosophes, aux premiers rangs
Bertrand HELL, Le Sang noir. Chasse et mythe du
desquels Martin Heidegger, qui analyse “l’ob-
sauvage en Europe, Flammarion, 1994.
jet-outil” (Heidegger, 1986) et la “chose”
Bruno LATOUR, Nous n’avons jamais été
(Heidegger, 1958). Plus récemment, on
modernes. Essai d’anthropologie symétrique, La
trouve Michel Serres (Serres, 1989, 2001) et
Découverte, 1991.
Bruno Latour (Latour, 1999). Concernant les
Bruno LATOUR, Aramis, ou l’amour des
analyses juridiques de la chose, CF. Yann
techniques, La Découverte, 1992.
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
65
JACQUES LOLIVE
Bruno LATOUR, Politiques de la nature. Comment
Yann THOMAS, “Res, chose et patrimoine. Note
faire entrer les sciences en démocratie, La
sur le rapport sujet-objet en droit romain”, dans
Découverte, 1999.
Archives de la philosophie du droit, 1980.
Michel LUSSAULT, “Nature”, EspacesTemps.net
Alfred North WHITEHEAD, Procès et Réalité.
(rubrique Livres), 2003
Essai de cosmologie (traduction de Daniel
[http://www.espacestemps.net/articles/lsquonatu-
Charles, Maurice Elie, Michels Fuchs, Jean-Luc
rersquo].
Gautero, Dominique Janicaud, Robert Sasso et
Tobie NATHAN, “La fabrication culturelle des
Arnaud Villani), coll. “NRF”, Gallimard 1995 (1re
humains”, 1999
édition 1929).
[http://www.ethnopsychiatrie.net/fabr.htm ]. Valérie NOVEMBER, Les Territoires du risque le risque comme objet de réflexion géographique, thèse de géographie, Faculté des sciences économiques et sociales, Université de Genève, 2000. Alain REY (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, éd. Le Robert, 1992. Michel ROUX, Inventer un nouvel art d’habiter. Le ré-enchantement de l’espace, L’Harmattan, 2002. Michel SERRES, Statues. Le Second livre des fondations, coll. “Champs”, Flammarion, 1989. Michel SERRES, Hominescence, Le Pommier, 2001. Peter SLOTERDIJK, “Finitude et ouverture, vers une éthique de l’espace”, dans Yves MICHAUD (dir.), Qu’est-ce que la culture ? (Université de tous les savoirs, vol. 6), Odile Jacob, 2001. Peter SLOTERDIJK, Bulles. Sphères I, Pauvert, 2002. Peter SLOTERDIJK, Écumes. Sphères III, Maren Sell Éditeurs, 2005. Olivier SOUBEYRAN, “Définir les politiques. L’étude d’impact, de l’aménagement à l’environnement ”, dans Didier RENARD, Jacques CAILLOSSE et Denys dE BECHILLON (dir.), L’Analyse des politiques publiques aux prises avec le droit, LGDJ, 2000. Isabelle STENGERS, Cosmopolitiques, 7 : pour en finir avec la tolérance, La Découverte, 1997.
66
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
DOSSIER • RECHERCHE
L’ESSOR DES CENTRES NATURISTES EN FRANCE (DU XIXE AU MILIEU DU XXE SIÈCLE). VERS UNE REDÉFINITION SPORTIVE D’UNE NATURE SAUVAGE ? SYLVAIN VILLARET
UNIVERSITÉ DU MAINE, LABORATOIRE VIPS EA 4636 [sylvain.villaret@univ-lemans.fr]
RÉSUMÉ. INVENTÉ
AU XVIIIE SIÈCLE, LE NATURISME SE DÉVELOPPE EN RÉACTION AUX BOULEVERSEMENTS QUI TRAVERSE
L’EUROPE DU PREMIER XIXE SIÈCLE. FONDÉ SUR LE MYTHE D’UN RETOUR SALVATEUR À LA NATURE, IL INCARNE UNE PHILOSOPHIE DE SOINS AVANT DE S’AFFIRMER EN TANT QUE THÉRAPEUTIQUE ET HYGIÈNE DE VIE.
EN ALLEMAGNE, LES PREMIERS CENTRES
NATURISTES SONT DES LIEUX DE CURE OÙ L’ON VIENT RECOUVRER LA SANTÉ AU CONTACT D’UNE NATURE SAUVAGE. ILS ÉVOLUENT RAPIDEMENT EN SUIVANT LE MODÈLE DES STATIONS THERMALES ET CLIMATIQUES. AU DÉBUT DU XXE SIÈCLE, LE NATURISME SE RECONFIGURE AUTOUR DE CENTRES DE LOISIRS IMPLANTÉS EN PLEINE NATURE OU EN ZONE PÉRIURBAINE.
ON
OBSERVE LA
PLACE ET L’IMPORTANCE CROISSANTES ACCORDÉES AUX SPORTS DANS CES STRUCTURES, COMME DANS LES PROJETS NATURISTES DONT ELLES SONT ISSUES. TRANSPOSÉES EN MILIEU NATUREL, CES PRATIQUES PHYSIQUES RÉVÈLENT, IN FINE, L’AMBIGUÏTÉ DE LA DÉMARCHE DES PIONNIERS DU NATURISME. ESTHÉTIQUE PROPRES À LA MODERNITÉ.
LA
EN
EFFET, LE RETOUR À LA NATURE S’OPÈRE SELON UNE RATIONALITÉ, UNE
NATURE SAUVAGE CÈDE PROGRESSIVEMENT LA PLACE À UNE NATURE CIVILISÉE,
DOMESTIQUÉE, AFIN D’EN MAXIMISER LES EFFETS “VITALISANTS”.
CE PROCESSUS FAVORISE SA DÉCLINAISON SPORTIVE, SON
INSCRIPTION DANS UN IMAGINAIRE SPORTIF OÙ LA DIMENSION LUDIQUE, HÉDONISTE, CÔTOIE LA QUÊTE DE PERFORMANCE.
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
67
SYLVAIN VILLARET
I
nventé en France au XVIIIe siècle,
lors, la promotion et l’essor du natu-
nécessaire que de la construction
le naturisme incarne tout
risme reposent sur la création de
d’une légitimité face à la suspicion,
d’abord une philosophie de
centres de loisir en pleine nature où
voire à la condamnation, suscitée
traitement reposant sur l’idée d’une
la vie s’organise en grande partie
par le dévêtissement lors de cette
natura medicatrix (“nature médecin
autour de la pratique d’activités
période.
des maladies”) avant de se décliner,
sportives et ludiques et de types de
sous l’influence des pays germa-
gymnastique les plus divers (euro-
niques, en thérapeutique puis en
péens comme orientaux).
hygiène de vie. Au début du
68
XX
e
À partir de l’étude des principaux
UN DÉTOUR PAR L’ALLEMAGNE : L’ESSOR D’UNE HYGIÈNE NATURISTE OUTRE-RHIN
siècle, il est érigé en mode de vie et
centres naturistes ouverts dans la
ses tenants prônent une réforme
période considérée et de l’analyse
sociale et politique radicale (Villaret,
des projets de réforme qui les sous-
France du concept de naturisme,
2005). Fondé sur le mythe d’un
tendent – dans le cadre d’une histoire
sous
retour salvateur à la nature (Baubérot,
culturelle et sociale –, il s’agira de
Dr Théophile de Bordeu, est à resituer
Au
XVIII
la
e
siècle, la création en plume
du
célèbre
2004), il se développe en réaction
montrer comment le sport moderne
dans un affrontement opposant clas-
aux bouleversements sociaux, poli-
se trouve intégré dans une démarche
siques et modernes, sur fond de redé-
tiques et industriels qui traversent
de retour à la nature. Outre l’en-
couverte du corps et de la nature.
l’Europe et déstructurent les identités
gouement porté aux activités spor-
On trouve d’un côté ceux qui plai-
collectives “traditionnelles”. En
tives de pleine nature, le sport et la
dent en faveur du respect de la tra-
Allemagne comme en France, les
gymnastique se voient d’ailleurs
dition hippocratique et, plus large-
premiers centres naturistes sont ainsi
transposés en milieu naturel. Nous
ment, d’un retour à l’héritage antique
des lieux de cure implantés en bord
considérons ainsi que l’usage massif
caractérisé par l’idée d’une natura
de mer ou en altitude, où l’on vient
du sport, même s’il aboutit à une
medicatrix. Inscrite dans la tradition
recouvrer une santé altérée par les
reconfiguration voire à une redéfi-
médicale, la médecine naturiste relève
conditions de vie moderne artifi-
nition de sa pratique, révèle, in fine,
alors d’une philosophie de traitement
cielles, au contact d’une nature sau-
l’ambiguïté de la démarche des pion-
qui ne donne pas lieu à l’ouverture
vage, rustique. Avec le temps et le
niers du naturisme, caractéristique
d’établissements spécifiques. De l’autre
succès, ils évoluent en suivant le
d’une des dimensions de la “natu-
côté se rassemblent les prosélytes
modèle que constituent les stations
ralité” contemporaine. En effet, le
d’une approche interventionniste,
thermales et climatiques qui leur
retour à la nature s’opère selon une
allopathique, adossée à la science et
sont contemporaines, oscillant entre
rationalité caractéristique de la
visant à combattre les manifestations
l’ascétisme d’une clinique de soins
modernité (Charle, 2011). La nature
de la maladie au moyen d’une phar-
et l’hédonisme des villégiatures aris-
est ainsi reconstruite selon des pro-
macopée chimique toujours plus
tocratiques. Il faut attendre l’entre-
cédés rationnels en fonction d’une
sophistiquée. Cependant, avec l’essor
deux-guerres pour que le naturisme
image mythique, fantasmatique, et
du positivisme, les nouvelles décou-
français s’émancipe de son ancrage
d’une certaine esthétique. Dans le
vertes scientifiques, la médecine néo-
médical et s’organise en mouvements
détail, le recours à un large éventail
hippocratique est en voie de margi-
de réforme de la vie, suivant de
de pratiques physiques, et tout par-
nalisation, recroquevillée au sein de
quelques décennies son homologue
ticulièrement au sport, relève tout
certaines spécialités médicales et de
allemand. De fait, une nouvelle géné-
autant d’une stratégie de discipline
rares
ration de centres sort de terre. Depuis
des corps et des sens perçue comme
(Montpellier, Paris). Rien ne semble
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
facultés
de
médecine
DOSSIER • RECHERCHE
alors pouvoir arrêter cette spirale
mations de fond. La conviction lar-
sa réussite financière fait des émules
du déclin conduisant à la relégation
gement partagée d’un affaiblissement
dans toute l’Europe. Sous son
du naturisme au rang des médica-
des populations, d’une décadence,
influence, la cure d’eau s’affirme dès
tions passées et dépassées.
avec en contrepoint le fantasme d’un
lors comme la matrice des traitements naturels.
C’est d’outre-Rhin que vient son
âge d’or marqué par la force et la
salut, son renouveau. L’histoire du
puissance d’un peuple germanique,
naturisme s’inscrit en effet dans une
en est l’expression probante. Les
dimension européenne. Elle rend
écrits de Friedrich Nietzsche tout
compte de la circulation des
comme l’œuvre de Richard Wagner
DU SPORT À LA CURE… NATURISTE (XIXE SIÈCLE) : LE MODÈLE ALLEMAND
hommes, des idées, dont l’impor-
en sont empreints (Astor, 2011 ;
tance a été soulignée par Daniel
Wagner, 2012). Les textes de
La nouveauté qui se dessine en
Roche à propos notamment du siècle
Rousseau apportent ainsi une
Silésie ne réside pas tant dans les
des Lumières (Roche, 1993). En effet,
réponse – suivre la nature, retourner
traitements proposés. La présence
il nous faut considérer ici l’influence
à elle – aux interrogations existen-
de guérisseurs est d’ailleurs attestée
qu’ont eue les ouvrages de Jean-
tielles, aux angoisses de cette époque
de longue date, tout comme le
Jacques Rousseau non seulement en
tout comme ils créent une attente,
recours aux vertus curatrices,
France mais dans les pays germa-
une demande, un désir de réalisation.
magiques de l’eau, fruit d’un ima-
niques, et, en retour, l’exemple
Si l’on suit Marc Boyer, ils ont clai-
ginaire mêlant empirisme, croyances
majeur qu’ont constitué les réalisa-
rement “modifié les sensibilités”
païennes et religion chrétienne. Cette
tions naturistes d’outre-Rhin.
(Boyer, 2000, p. 130), déterminé
rupture se cristallise tant autour des
Témoignage d’une bascule concer-
notamment la progressive redécou-
significations que ces pratiques thé-
nant les représentations de la nature,
verte d’une nature jusqu’alors dédai-
rapeutiques revêtent, avec le rejet
les écrits rousseauistes se diffusent
gnée par des voyageurs préférant les
revendiqué de la médecine moderne,
largement au sein des élites intellec-
étapes urbaines ou patrimoniales.
allopathique, que de l’engouement
tuelles de toute l’Europe, et en par-
Sans pouvoir apprécier précisément
qu’elles suscitent au sein de la popu-
ticulier au cœur des États allemands
leur impact, on est légitimement
lation. On assiste en effet à l’insti-
et de l’Autriche-Hongrie. Leur pro-
porté à considérer qu’ils ont favorisé
tutionnalisation rapide du mouve-
pagation illustre tout comme elle
l’essor de “cures naturelles” inventées
ment en faveur des traitements natu-
conforte un sentiment exacerbé
par des guérisseurs à l’aube du XIXe
ristes. Concurremment à l’érection
d’éloignement de la nature avec
siècle. Vinzenz Priessnitz en est le
d’établissements de cure naturelle
comme corollaire une “urbaphobie”
personnage emblématique. Simple
dans la plupart des États allemands
prononcée (Baubérot et Bourillon,
paysan, il soigne à l’occasion ses
se constituent des sociétés visant à
2009). Elle nourrit et, dans une cer-
congénères de Gräfenberg, petit vil-
populariser les traitements naturistes.
taine mesure, catalyse l’évolution
lage de Silésie autrichienne, au moyen
Ce processus favorise l’appropriation
du naturisme à la faveur d’un
de sa Wasserkur (“cure d’eau”). La
des cures naturistes par une partie
contexte marqué par la succession
notoriété de ses traitements à base
croissante du corps médical. Il induit
rapide de bouleversements touchant
de bains et d’enveloppements
également une complexification et
à la sphère tant sociale et culturelle
humides grandissant, il se voit bientôt
une formalisation toujours plus pré-
que politique. On ne saurait en effet
sollicité par une clientèle aisée en
cises de la thérapeutique. Sous l’in-
négliger l’impact de la perte de
provenance de toutes les cours
fluence notamment de Theodor
repères que suscitent ces transfor-
d’Europe. À partir des années 1830,
Hahn, d’Eduard Baltzer ou de
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
69
SYLVAIN VILLARET
Maximilian Bicher-Benner (Garden,
la force vitale de tout un chacun, de
très certainement un rôle moteur
2008), le modèle thérapeutique qui
délasser les esprits et d’endurcir les
dans ces évolutions. On peut aussi
tend à s’imposer dans la seconde
corps. Reste que ces atermoiements
discerner l’influence du modèle que
siècle articule un
rendent compte, fort probablement,
constituent stations balnéaires, ther-
moitié du
XIX
e
ensemble de pratiques visant à tirer
de l’inexpérience et de l’inculture
males et climatiques alors en pleine
profit des forces vitales contenues
des pionniers concernant les systèmes
expansion (Gerbod, 1983). De fait,
dans les différents adjuvants naturels
de gymnastique qui leur sont
la sobriété des premières installations
afin de stimuler la réaction naturelle
contemporains. Avec le temps et
naturistes cède souvent la place au
curatrice. Cures d’eau, d’air et de
l’élévation du niveau socioculturel
raffinement, voire au luxe ostenta-
soleil, alimentation rustique à domi-
des concepteurs comme celui de leurs
toire. La rudesse des traitements est
nante végétarienne, traitements à
disciples, les activités physiques
édulcorée ; la nature sauvage, civi-
base d’extraits de plantes fondent
deviennent des adjuvants thérapeu-
lisée, esthétisée, réifiée.
ainsi un retour thérapeutique à la
tiques naturels de premier plan,
Cet essor de la gymnastique et,
nature qui se prolonge à travers une
même si leur usage reste souvent
dans une moindre mesure, du sport
hygiène de vie stricte. Et pour cause,
peu formalisé. À ce propos, on se
s’observe aussi au niveau des centres
située dans des espaces reculés, mon-
doit de relever l’éclectisme des pra-
naturistes de moindre envergure. En
tagnards, comme à Gräfenberg, à
tiques. La gymnastique de Friedrich
effet, il existe un deuxième prototype
Wörishofen (Bavière) avec Sebastian
Ludwig Jahn et ses succédanés
de structures qui se développe dès
Kneipp, ou à Veldes (Slovénie autri-
côtoient les exercices analytiques de
les années 1830 : celui constitué par
chienne) avec Arnold Rikli, la cure
Pehr Henrik Ling, les massages ainsi
les Naturheilvereine (“sociétés pour
se conçoit avant tout comme l’an-
que divers jeux et sports mondains.
les traitements naturels”). Fondées
siècle, la
à l’origine par des partisans des thèses
tithèse de la vie moderne dans les
70
Au crépuscule du
e
XIX
grands centres urbains. L’ascétisme
cure de mouvement vient finalement
de Priessnitz, ces structures visent à
des conditions de vie, la rusticité
s’adjoindre aux autres thérapeutiques
enseigner à leurs membres comment
tant des installations que du cou-
naturistes afin de ne former qu’un
prendre soin de leur santé en menant
chage, des vêtements ou de l’alimen-
tout. Outre les bassins de natation,
une vie naturelle et, plus largement,
tation en sont un des versants
trapèzes, barres parallèles, barres
à populariser la thérapeutique sans
notables. L’individu se trouve
fixes, tourniquets, haltères, ballons
médicaments. Après la création, en
confronté à la rudesse de la nature
et balles et autre matériel gymnique
1872, d’une première fédération
et, en retour, bénéficie de sa force
et sportif parsèment ainsi les centres
pour la santé naturelle en Saxe, c’est
curatrice brute, de ses vertus vitali-
naturistes de renom. Les établisse-
tout le Reich qui est concerné avec
santes.
ments ouverts par le Dr Heinrich
la transformation, en 1883, de cette
Négligés au commencement, obli-
Lahmann à Weisser Hirsch (1887)
fédération en “association allemande
térés au profit de l’usage d’un agent
ou encore par Friedrich Eduard Bilz
pour la médecine naturiste et l’hy-
naturel privilégié (air, eau), la gym-
à Radebeul (1895), tous deux situés
giène populaire”. En 1888, elle
nastique et le sport font progressi-
près de Dresde, incarnent cette nou-
devient l’“union des sociétés alle-
vement leur chemin dans ces lieux
velle génération de structures pres-
mandes pour une manière de vivre
de cure alternatifs. Ils sont considérés
tigieuses incluant des aménagements
et de se soigner conformément à la
bientôt comme des activités com-
sportifs et ludiques importants. La
nature(1)” et compte déjà 19 000
plémentaires, logiques, dans la
fréquentation d’une clientèle toujours
adhérents en 1889. En 1913, ce ne
mesure où ils permettent de stimuler
plus raffinée, et aussi féminine, joue
sont pas moins de 885 sociétés qui
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
DOSSIER • RECHERCHE
lui sont affiliées pour un total de
cures naturelles et de la gymnastique
la prétention de leurs promoteurs à
148 000 membres (Krüger, 1991,
n’est pas une coïncidence. Ces deux
les ériger respectivement en pratique
p. 143). Ces structures, dénuées de
phénomènes s’enracinent dans le
unificatrice, synthétique, relevant
finalités mercantiles, se dotent vers
même terreau fertile des boulever-
non seulement de l’hygiène, mais,
la fin du XIXe siècle de terrains pour
sements identitaires. Ils représentent
de plus en plus, d’un mode de vie.
la pratique des bains atmosphériques
deux stratégies de construction iden-
La porosité du champ de l’éducation
prônés par Rikli et y aménagent des
titaire parmi d’autres, issus de la
physique et des sports au naturisme,
installations gymnastiques et spor-
même centration des sociétés sur le
que ce soient dans les pays germa-
tives. Il n’en demeure pas moins vrai
corps, dans le cadre de la montée
niques ou en France, nous le verrons
que la pratique de la gymnastique
de l’individu (Gauchet, 2005). S’y
plus loin, y trouve une de ses expli-
l’emporte alors largement sur le sport
entremêlent problématique person-
cations.
dans les diverses structures naturistes.
nelle et constitution des États-nations
De ce point de vue, il semble en effet
(Thiesse, 1999).
que le naturisme n’échappe pas à la
De fait, la figure du naturiste peut paraître, à la fin du XIXe siècle, rela-
Ces deux phénomènes s’articulent
tivement proche de celle du gym-
règle générale, tout du moins à celle
alors autour d’un culte de la nature,
naste, du sportif, ou encore de
prévalant dans les États allemands.
mais pas seulement. Ils se nourrissent
l’adepte de la culture physique, tels
C’est d’ailleurs dans les lieux de cure
aussi de la référence à un passé idéa-
que les entendent leurs ardents pro-
fréquentés par une aristocratie dont
lisé, à un temps mythique, originel,
pagandistes. Nombre de sociétés de
le regard se porte à l’ouest, du côté
où l’homme brillait par sa force phy-
gymnastique s’apparentent d’ailleurs
de l’Angleterre, que les sports mon-
sique et morale, où s’affirmaient les
à de véritables centres naturistes et
dains font leur chemin.
peuples souverains. Le haut Moyen
inversement, comme le révèlent les
Quoi qu’il en soit, cette accultu-
Âge et ses récits de conquêtes,
portraits qu’en dressent les obser-
ration sportive grandissante est à
l’Antiquité gréco-latine et sa statuaire
vateurs français à l’aube du XXe siècle
lire également à l’aune de l’institu-
focalisent ces fantasmes, stimulant
(Doyen, 1907, p. 446). Très au fait de
tionnalisation de la gymnastique et
les premières recherches archéolo-
ce qui se passe en Allemagne, le
du mouvement sportif. De pratique
giques et la création des musées
célèbre promoteur de gymnastique
élitiste, marginale, la gymnastique
modernes dans un mouvement cen-
Jørgen Peter Müller popularise dans
devient, sous l’influence de Friedrich
trifuge mêlant histoire mémorielle
les pays nordiques, à travers ouvrages
Ludwig Jahn et de son Turnen, une
et œuvre de patrimonialisation tous
et réalisations, cette alliance étroite
pratique de masse. Elle est popula-
azimuts. Redessinées, reconstruites,
entre naturisme et éducation phy-
risée dans tous les États allemands
comme dans le cas des Jeux olym-
sique (Müller, 1909 et 1912).
et soutenue par les autorités dès le
piques modernes, des musiques
siècle. Et ce ne sont
populaires dont Johann Gottfried
pas moins d’un million cent mille
Herder se fait le dépositaire ou de
mitan du
e
XIX
UNE DÉCLINAISON FRANÇAISE (1870-1918)
personnes qui fréquentent les sociétés
l’imposture des poèmes d’Ossian
de gymnastique en 1911. Le champ
(barde écossais du
siècle)
Bien que les cures naturistes soient
de l’éducation physique et du sport
(Gumplowicz, 2012), ces deux périodes
rapidement connues en France – dès
ne manque donc pas d’irriguer par
en viennent à incarner les exemples
les années 1830 en ce qui concerne
différents canaux celui du naturisme.
tangibles d’un possible renouveau.
celle de Priessnitz –, elles tardent à
Pour aller plus loin, on est porté
Ces traits communs au naturisme,
être imitées. Face à ces traitements
à penser que l’essor simultané des
à la gymnastique et au sport éclairent
empiriques, les praticiens français,
III
e
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
71
SYLVAIN VILLARET
acquis pour une grande majorité au
ciale circonscrite au champ médical.
sphériques. Son avant-gardisme sur
positivisme et forts de leurs préro-
Après une première dissémination
le plan national se traduit à travers
gatives juridiques, jouent le rôle
de la Wasserkur de Priessnitz dans
son usage des exercices physiques.
sinon de barrage impénétrable du
les stations thermales et balnéaires,
Il leur réserve une place essentielle
moins de filtre efficace. La cure de
des instituts kneippistes sont implan-
dans ses traitements. De fait,
l’autodidacte de Gräfenberg se voit
tés dans les grandes villes françaises
influencé notamment par les pro-
ainsi “récupérée”, détournée, trans-
dès les années 1890 : Paris et Lyon,
positions du Dr Fernand Lagrange
posée dans les stations thermales et
en premier. Au même moment, plu-
et du Danois Jørgen Peter Müller,
balnéaires, notamment sous la forme
sieurs stations, comme celle de Sail-
il prône une “gymnastique natu-
d’une hydrothérapie scientifique.
les-Bains (Loire) ou celle de Valentin
relle”, censée provoquer “un bain
Elle devient une forme de traitement
(à Monaco), cèdent également à la
intérieur” (Monteuuis, 1903, p. 228)
parmi d’autres, intégrée dans un
mode de l’hydrothérapie kneippiste.
en sollicitant les muscles de la poi-
large éventail de pratiques auxquelles
Les régions frontalières avec
trine, de l’abdomen et de la ceinture
sont soumis les curistes.
l’Allemagne ou temporairement
lombaire. Cette gymnastique natu-
Par suite, les réalisations naturistes
occupées par ses troupes sont des
relle est systématiquement associée
françaises, et revendiquées comme
lieux propices à l’enracinement du
aux bains extérieurs d’air et d’eau.
telles, accusent un temps de retard
naturisme allemand. En Alsace, par
Sa “triple gymnastique respiratoire,
sur celles de leurs voisines d’outre-
exemple, le prêtre Nicolas Neuens
abdominale et cutanée” (Monteuuis,
Rhin. En effet, il faut attendre la fin
dirige successivement deux maisons
1911, p. 227), esquissée dès 1903,
siècle et la formalisation
de cure hydrothérapique à Diekirch
devient la base du traitement que
d’une “version française” mêlant
et à Echternach à la fin du XIXe siècle.
reçoivent ses patients à Nice. Outre
tradition hippocratique, démarche
Cela étant, la pratique des exercices
les exercices gymnastiques, les jeux,
scientifique et cures naturelles alle-
physiques, des sports, est limitée
le Dr Monteuuis n’hésite pas à recom-
mandes pour que le naturisme accède
sinon inexistante dans ces structures
mander la pratique des sports pour
à une certaine légitimité et que fleu-
arc-boutées sur la cure d’eau.
tous, les femmes devant, toutefois,
du
XIX
e
rissent les premiers établissements
Il appartient dès lors au Dr Albert
exercer cette activité de façon modé-
de cure naturiste dans l’Hexagone.
Monteuuis d’avoir fondée, en 1905,
rée et raisonnable. Il n’en reste pas
Par ailleurs, forte de son succès, cette
à Nice, un des tous premiers éta-
moins que la natation, le tennis, le
médecine alternative ne peut être
blissements naturistes dans la lignée
canotage et, surtout, la bicyclette
traitée par la communauté médicale
directe de celui de Rikli ou de Bilz :
sont préconisés pour ces dernières.
avec la même désinvolture qu’en
la Sylvabelle. En 1910, il récidive
En 1909, l’abbé Neuens l’imite en
1840 .
en ouvrant sur les hauteurs de la
lançant un dernier établissement natu-
(2)
72
Comme en Allemagne, la diffusion
Baie des Anges la villa Saint-Antoine,
riste à Weilerbach (Luxembourg)
des traitements s’opère à la faveur
une maison de repos naturiste. Le
qu’il baptise Héliar.
de l’âge d’or du thermalisme, mais
D Monteuuis incarne cette nouvelle
Au début du XXe siècle, le champ
aussi dans un contexte difficile, mar-
génération de médecins qui inscrivent
de l’éducation physique et des sports,
qué, entre autres, par la crise éco-
le naturisme allemand dans la
qui se structure autour de la lutte
r
nomique des années 1870 et la
modernité scientifique sans se couper
contre la dégénérescence de la race,
défaite cuisante lors de la guerre
de l’héritage hippocratique. Pour
est en passe de devenir en France
franco-prussienne. Elle procède en
preuve, il aménage dans les centres
un lieu d’élection pour les thèses et
premier lieu d’une logique commer-
qu’il dirige des parcs de bains atmo-
les pratiques naturistes. Réunis par
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
DOSSIER • RECHERCHE
des préoccupations communes, des
Le sport, malgré son ancrage crois-
Quoi qu’il en soit, cette beauté,
constats similaires quant aux méfaits
sant dans la modernité, tant du point
cette puissance physique et intellec-
de la civilisation moderne, propa-
de vue des valeurs, avec la sanctifi-
tuelle attribuées aux Grecs et aux
gandistes de l’éducation physique
cation du record, que de sa techno-
Romains sont perçues comme le fruit
et médecins naturistes nouent
logie, est, une fois de plus, associé
d’une vie respectueuse de la nature
d’étroites relations, s’influencent
à la nature. Pour aller plus loin, on
dont fait partie le sport. Dès lors, la
réciproquement. Que ce soit Philippe
observe qu’il en porte les valeurs,
filiation entre le sport antique et son
Tissié (à propos du traitement de la
l’incarne même. À ce propos, il nous
homologue moderne est jugée évi-
fatigue ou de la prévention du sur-
faut revenir plus en profondeur sur
dente, revendiquée comme telle tant
menage intellectuel des élèves) ou
la piste explicative ayant trait à
par les naturistes que par Pierre de
Pierre de Coubertin (concernant la
l’Antiquité et à la “grécophilie”. Il
Coubertin et les prosélytes des sports
santé des populations et les perfor-
convient d’insister sur le fait que
en quête de légitimité. Elle sert aussi
mances des athlètes), les principaux
nature et sport sont réunis en France,
de caution morale au dévêtissement
promoteurs de méthodes d’éducation
et au-delà, par un imaginaire com-
des adeptes des cures naturistes.
physique sont favorables à ces pra-
mun issu d’une relecture mythique
Tout comme le naturisme, le sport
tiques. On peut dès lors cataloguer
de l’Antiquité. Cette dernière sym-
illustre ainsi l’avènement de la
certains centres sportifs dans les réa-
bolise plus que jamais un âge d’or
modernité et la discordance des
lisations naturistes, même s’ils n’en
du corps et de l’esprit, un temps où
temps qui la fonde. Enraciné dans
portent pas le nom explicite. Il en
l’homme était intégralement déve-
la notion de progrès à partir d’une
va ainsi de bon nombre de structures
loppé. Par suite, “sur le plan corporel,
référence au passé, d’un idéal
créées par les “médecins culturistes
la référence à l’Antiquité impose pro-
mythique, il est symptomatique des
et sportifs” (Andrieu, 1988, p. 208),
gressivement de nouveaux canons
bouleversements identitaires que tra-
comme celles du D Georges Rouhet,
dominants de ‘beauté plastique’, qui
versent alors les sociétés européennes,
du Dr James-Edward Ruffier. On
valorisent des visages aux traits régu-
de la quête de repères qui s’y affirme.
peut aussi y rattacher sans hésitation
liers, l’harmonie des proportions, la
Finalement, même si l’on relève
le Collège d’athlètes de Reims, fondé
musculature, la minceur…” (Guido
l’émergence de petites colonies natu-
en 1913 et dirigé par Georges
et Haver, 2002, p. 24).Tout comme
ristes(3), de sensibilité anarchiste et
r
Hébert, l’inventeur d’une “méthode
elle justifie une dénudation plus ou
tentant de rompre radicalement avec
naturelle” d’éducation physique
moins prononcée, la statuaire antique
la civilisation moderne, l’essor du
(Hébert, 1912). Le système d’éduca-
détermine les poses prises par les
naturisme va de pair avec une redé-
tion physique d’Hébert n’est-il pas
athlètes et les adeptes de la culture
finition plus ou moins importante
d’ailleurs considéré par certains de
physique pour les photographies qui
de la nature. De fait, celle-ci est sou-
ses adeptes comme une “médication
illustrent les revues spécialisées. Le
mise à un processus de sportivisation,
naturiste” (Heckel, 1913, p. 87), ce
Collège d’athlètes de Reims fonde
de codification, d’étalonnage. Elle
que ne dément pas son auteur. Que
d’ailleurs une part de sa notoriété
est appréciée sous l’angle de la per-
ce soit “Aux Rouhet”, en Gironde,
sur une habile mise en scène destinée
formance jaugée en termes de résis-
ou au Collège rémois, bien que le
à rappeler l’auguste ascendance. Les
tance au froid comme au chaud et
mot d’ordre y soit “Revenons à la
statues grecques qui ornent les lieux,
donnant lieu à des exhibitions spec-
nature et régénérons-nous” (Rouhet,
le port de toges par les athlètes en
taculaires(4) ; une performance aussi
1913), ce retour demeure raisonné,
sont quelques-unes des ficelles les
musculaire, illustrée à travers des
“scientifisé” et “sportivisé”.
plus grossières.
gestes sportifs, athlétiques.
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
73
SYLVAIN VILLARET
La nature fait dès lors l’objet d’une
ristes dans le cadre des soins et de
fondément. D’autant que les années
mise en scène plus ou moins raffinée,
la rééducation des blessés de guerre,
1920 ne se sont pas caractérisées
qui s’exprime directement avec
elle a permis à des apprentis maîtres
par un renouvellement sensible du
l’aménagement des terrains, leur
à penser d’affirmer leurs proposi-
paysage politique et que, avec la
embellissement, ou par le biais de
tions, leurs convictions et de trouver
faible natalité, le spectre de la dégé-
l’imaginaire qui entoure la pratique.
leur public. Elle a conforté la struc-
nérescence obscurcit encore les
En France, le fait que les médecins
turation de mouvements en émer-
esprits : “Les Français sont convain-
contrôlent la diffusion des cures
gence avant le conflit. En effet, l’am-
cus que leur pays est entré dans une
naturistes explique cette réification
pleur du désastre n’a d’égal que celle
période de déclin qui menace à terme
privilégiée de la nature et son ancrage
du traumatisme, du désarroi, qui
sa survie” (Berstein, 1988, p. 81).
dominant dans la modernité. Par-
touche toute la population. Avec
Pour les promoteurs du naturisme,
delà, cette situation reflète l’influence
“la mort industrielle de masse” (Bach,
formés encore par nombre de méde-
majeure revendiquée et progressi-
2010), les certitudes sont une fois
cins, se soigner par la nature, res-
vement acquise par les médecins sur
encore balayées et les repères iden-
pecter ses lois jusque dans son
la société française. La structuration
titaires de la Belle Époque, fragili-
hygiène de vie ne suffisent donc plus
de la médecine en spécialités scien-
sés.
et se réaliser devient le mot d’ordre
tifiques, la reconnaissance politique
74
Non seulement le progrès scien-
de tous les mouvements naturistes
qui lui est conférée à propos des
tifique, industriel et économique
du moment. Parmi les principales
questions de santé publique, d’hy-
ainsi que l’affirmation de l’État n’ont
forces en présence, on citera le mou-
giène sociale, concourent à faire des
pas permis d’éviter le désastre de la
vement hébertiste qui entretient des
médecins les garants de la norme
guerre, mais ils ont décuplé l’ampleur
liens étroits avec la Société naturiste
corporelle, les producteurs d’un dis-
des massacres. Fleurit ainsi une lit-
française (1921) fondée par le
cours légitime sur le corps (Brauer,
térature critique, dénonçant l’absur-
Dr Paul Carton. À la Ligue Vivre, à
2007), que ne peuvent ignorer,
dité du conflit et les souffrances
laquelle Marcel Kienné de Mongeot
notamment, les acteurs du champ
effroyables vécues au front. Nombre
et le Dr Marcel Viard donnent nais-
de l’éducation physique.
de personnages-clés du naturisme y
sance en 1927, vient s’ajouter, la
apportent leur vibrante contribution,
même année, la Société naturiste des
VERS UNE SPORTIVISATION DU NATURISME (1918-1950) ?
à l’instar d’Henri Nadel (alias Henri
Drs Gaston Durville et André Durville.
Vendel), qui fait paraître Sous le
Il faut enfin évoquer le Trait d’Union
pressoir (Vendel, 1921), ou d’Alain
de Jacques Demarquette, qui trouve
Si l’on a pu observer un mouve-
Guirel, auteur du célèbre Du bleu,
son origine en 1912 mais s’épanouit
ment de rapprochement sensible
du rouge (1928). In fine, l’horreur
véritablement entre les deux guerres.
entre naturisme et éducation phy-
de 1914 est perçue comme l’abou-
La diversité des mouvements et les
sique à la Belle Époque, ce processus
tissement logique de la société
conflits qui émaillent leurs relations
trouve son aboutissement entre les
moderne, la conséquence directe
s’expliquent au regard de leur sen-
deux guerres. Loin d’avoir stoppé
d’une organisation sociale, politique
sibilité politique allant de l’extrême
l’élan de la première institutionna-
et économique qui a détourné l’in-
droite à l’extrême gauche. Une autre
lisation du naturisme, la Grande
dividu de la nature et de ses lois. Le
ligne de fracture se dessine autour
Guerre lui donne un souffle nouveau,
désir de fonder une nouvelle huma-
de la nudité intégrale promue essen-
lui insuffle une dynamique inédite.
nité, de réformer les modes de vie
tiellement par la Ligue Vivre et cer-
Outre l’usage des traitements natu-
par le naturisme s’y enracine pro-
tains groupes anarchistes.
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
DOSSIER • RECHERCHE
On assiste, de fait, à l’implantation
dans le respect des idéaux et des pré-
Durville, il n’est pas rare qu’une
rapide de centres naturistes sur tout
ceptes naturistes. Ils font l’objet d’un
organisation joue sur l’ensemble de
le territoire. On peut distinguer, de
règlement intérieur strict, garant de
ces catégories de centres, sur tous
façon schématique, quatre types de
l’honorabilité des lieux. La plupart
leurs registres de pratiques, qui peu-
structures correspondant à des
comporte des plans d’eaux ou des
vent, par ailleurs, se combiner, s’hy-
modes de pratiques spécifiques.
bassins et des espaces dédiés au cam-
brider.
Tout d’abord perdurent des
ping ou à des constructions légères.
Quoi qu’il en soit, il est instructif
centres de cure naturistes inféodés
La Ligue Vivre peut s’appuyer ainsi,
de noter que le sport se décline sys-
à une logique strictement commer-
en 1935, sur vingt-quatre clubs gym-
tématiquement dans ces lieux. De
XIX
e
niques, couvrant les grandes régions
plus, de pratique encore accessoire
siècle et des stations thermales, ils
de France. Au même moment on
avant-guerre, il détient désormais
disposent d’installations importantes,
recense plus de deux cents centres
une place centrale, reflétée dans
de matériel sophistiqué et d’un per-
hébertistes et une vingtaine de
l’aménagement même des centres
sonnel qualifié. Ils sont implantés
“rameaux” rattachés au Trait
naturistes. Comme se plaisent à le
dans des lieux bénéficiant de condi-
d’Union.
souligner les Drs Durville, Physiopolis,
ciale et médicale. Héritiers du
tions climatiques favorables, mais
On distinguera aussi les prémices
le centre qu’ils ont fondé en 1927
ils trouvent aussi leur place dans les
des grands centres naturistes de
sur l’île du Platais (Villennes-sur-
grandes villes, sous la forme de cabi-
vacances, implantés dans des lieux
Seine), est “avant tout, un immense
nets médicaux. Leur clientèle vient
préservés, le plus souvent en pleine
terrain de jeux, de sports, de repos”
y recouvrer la santé, traiter certaines
nature. Vitrines publicitaires du natu-
(Durville et Durville, 1929, p. 5). Avec
affections spécifiques, perdre du
risme, fleurons de certaines organi-
ses quinze terrains de sport dont le
poids ou tenter de rajeunir. Il en va
sations, ils combinent prosélytisme
grand stade d’athlétisme et sa piste
ainsi de l’Institut intégral ouvert par
et mercantilisme, initiation à la doc-
de 300 mètres, son jardin d’enfants,
Al Dini à Royan, au début des années
trine naturiste et loisirs hédonistes.
ses courts de tennis, ses terrains de
1920, ou encore de l’Institut natu-
S’y retrouvent des sympathisants et
basket-ball, de volley-ball, de deck-
rothérapique de la Côte d’Azur,
des pratiquants issus de toute la
tennis et sa piscine, Physiopolis s’ins-
lancé en 1931 à Antibes et dirigé
France, mais aussi de l’étranger. Ils
crit ainsi dans la lignée du Collège
par le P T. Klein, avec le concours
servent, à l’occasion, de maison mère
d’athlètes de Reims. Cette filiation(5)
du D Vodder. Citons également le
à certains mouvements. Héliopolis,
est aussi revendiquée par Kienné de
cabinet médical des D Durville, à
fondée en 1931 sur l’île du Levant,
Mongeot lorsqu’il fonde en 1931,
Paris, 13 bis rue Cimarosa.
est le prototype de cette nouvelle
dans la commune de Fontenay-Saint-
génération de structures.
Père, à quatre kilomètres de Mantes,
r
r
rs
Viennent ensuite les centres que nous qualifierons “de proximité”.
Enfin, on peut ajouter à ces trois
le manoir Jan. Maison mère de son
Ils sont attachés à une association
types de centres le naturisme “sau-
mouvement, la propriété s’étend sur
naturiste locale, le plus souvent inféo-
vage”. Nombre d’adeptes pratiquent
dix hectares et dispose d’une grande
dée à un mouvement national clai-
en effet en pleine nature, dans des
salle de culture physique, d’une pis-
rement identifié. Ils prennent la forme
sites grandioses et préservés : plages
cine de vingt mètres sur quinze avec
de terrains fermés, aménagés et situés
reculées, gorges de l’Ardèche ou du
plongeoir, d’un bassin pour les
à la périphérie verte des villes. Ils
Verdon, massifs alpins.
enfants, d’un stade d’athlétisme avec
permettent une pratique si ce n’est
À l’instar de la Ligue Vivre ou de
agrès. Un stade de jeux comprenant
journalière du moins hebdomadaire,
la Société naturiste des frères
un ping-pong, sept deck-tennis, deux
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
75
SYLVAIN VILLARET
terrains de volley-ball, un de bas-
de l’aventure (Pociello et Denis, 2000).
sont au fait des différentes sortes de
ket-ball et deux de médecine-ball
Ces deux tendances sont présentes
gymnastique comme des nouvelles
avec filet complètent la panoplie des
dans tous les mouvements, mais le
pratiques sportives et les rattachent
installations disponibles. Il serait
compromis qui en résulte diffère
à leur éducation naturiste intégrale.
possible de multiplier les exemples
d’une organisation à l’autre.
Les D rs Durville et Kienné de
à l’envi. On rappellera simplement
Il va sans dire que la vie dans les
Mongeot n’ont d’ailleurs de cesse
que les centres gymniques de la Ligue
centres naturistes est rythmée par
de défendre l’idée que “l’être normal,
Vivre et la plupart des “rameaux”
les activités sportives : initiation,
c’est l’athlète” (Durville, 1931, tome
du Trait d’Union s’apparentent, eux-
entraînement, compétitions. Les fes-
2, p. 19), pour les hommes comme
aussi, à des clubs omnisports. On
tivités, régulièrement organisées pour
pour les femmes. Ainsi, après une
évoquera enfin les conseils techniques
créer de la convivialité, nourrir la
phase d’“édification musculaire”
précis entourant la création d’un
solidarité entre les membres, reposent
reposant sur des exercices analy-
“stade chez soi ”, destiné à permettre
inévitablement sur des tournois spor-
tiques, peut commencer celle d’“édu-
à tous les naturistes de se livrer aux
tifs, Physiopolis étant certainement
cation musculaire” (ibid., p. 154) qui
(6)
76
sports athlétiques dans leur jardin.
le lieu où cette orientation est poussée
fait inévitablement intervenir le sport
Si certaines installations sont
à son paroxysme. Cet intérêt pour
pratiqué sous l’angle de la perfor-
construites en dur et dans le respect
le sport peut même prendre un carac-
mance, du dépassement de soi. Il est
des règlements sportifs, les naturistes
tère relativement contraignant,
ainsi instructif de relever que la pra-
sont amenés à transposer tous les
oppressant. Certains centres tentent
tique ludique ou d’entretien se com-
sports en pleine nature en utilisant
en effet d’imposer la pratique spor-
bine invariablement avec la pratique
au mieux le milieu environnant.
tive par le biais des règlements inté-
athlétique, y compris pour les indi-
Dans ce dernier cas, ils s’affranchis-
rieurs. Cette orientation sportive
vidus des deux sexes, voire d’âge
sent du modèle compétitif fédéral
peut s’expliquer au regard de la
mur(7).
au profit d’une pratique plus ludique,
sociologie des promoteurs du natu-
Le sport s’intègre, in fine, dans
hédoniste. Ainsi deux mouvements
risme, appartenant pour une bonne
un mode de vie ascétique, guidé par
se croisent : le premier se caractérise
part à la bourgeoisie, mais aussi à
le souci permanent de perfectionne-
par une sportivisation de la nature,
celle des adhérents, issus souvent
ment, tant musculaire que moral,
cette dernière étant envisagée sous
des classes aisées. Que ce soit le
tant esthétique que spirituel. L’enjeu
l’angle de la performance, ce qui a
Dr Gaston Durville, qui s’adonne au
est crucial. Il s’agit de former
pour conséquence sa codification,
cross-country, Kienné de Mongeot,
l’homme nouveau, l’homme complet,
son aménagement. Le second voit
boxeur amateur et propriétaire, en
total, cette figure mythique qui han-
le sport gagné par la nature, refor-
1919, de l’Académie de culture phy-
tait déjà les imaginaires du XIXe siècle.
mulé selon les codes naturistes
sique du parc Monceau (18e arron-
C’est à cette seule condition que l’en-
(Durville, 1935, p. 7) et émancipé des
dissement de Paris), ou encore
fantement d’une nouvelle humanité
normes fédérales. Il se décline alors
Hébert, délivrant ses performances
est possible. Le sport apporte sa
selon des logiques hygiéniste et hédo-
à la barre fixe au cirque Molier, les
contribution à chaque niveau, à
niste, témoignant d’une centration
promoteurs du naturisme sont, plus
chaque étape de cette élévation, de
croissante de l’individu sur lui-même,
que de simples sportifs, des passion-
cette métamorphose. Par exemple,
sur son apparence. Il est mis aussi
nés de sports, de culture physique,
il est présenté comme un des pro-
au service d’un tourisme vert et s’ins-
et ce souvent avant même de s’en-
cédés parmi les plus efficaces pour
crit dans la thématique plus large
gager dans la voie du naturisme. Ils
développer la volonté et le courage,
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
DOSSIER • RECHERCHE
pour agir au plan tant individuel
vention, de discipline du corps. Il
Mongeot, 1935, p. 3) dans laquelle la
que collectif. De fait, “une belle atti-
participe pleinement à l’apprentissage
Ligue Vivre s’engage en 1935 se
tude est une belle autosuggestion.
de la maîtrise de soi, de ses sens.
solde rapidement par un échec.
Les sports par la précision musculaire
Enfin, on soulignera le fait qu’il s’ins-
Nombre de centres gymniques refu-
qu’ils nécessitent sont de merveilleux
crit de plain-pied dans des stratégies
sent d’observer le programme d’ac-
éducateurs de l’âme” (ibid., p. 61).
de promotion, de communication.
tion fixé, voire s’affranchissent de
Combiné au travail psychique, il
Les performances des sportifs natu-
la ligue. Des voix s’élèvent également
développe “l’attention, le jugement,
ristes lors des championnats officiels
pour critiquer les modèles corporels
le raisonnement, les qualités du cœur
sont publicisées, présentées comme
athlétiques érigés en normes par les
telles que la tolérance, la bonté, l’al-
autant de preuves des bienfaits du
revues naturistes et qui nourrissent
truisme, l’esprit de sacrifice” (Viard,
retour à la nature, comme autant
les complexes de certains adhérents.
1926, p. 4). Reprenant les logorrhées
de cautions morales.
Ce vent de contestation annonce
coubertiniennes, le sport, chevalerie
Nonobstant, cette sportivisation
l’avènement des centres naturistes
moderne, est utilisé avant tout pour
du naturisme n’est pas sans donner
de vacances, fonctionnant sur des
ses valeurs éducatives appréciées
lieu à des remous. Le débat n’est
logiques plus ouvertes, accessibles
selon un mètre étalon naturiste. En
cependant pas posé dans les termes
au grand public. Sous l’impulsion
effet, cette appropriation donne lieu
de pour ou contre le sport. Plus lar-
d’Albert Lecocq, la promotion de
à des propositions spécifiques, ori-
gement, deux logiques auxquelles
grands centres de vacances, pluôt
ginales. Les sports se voient catalo-
sont soumis les sports s’affrontent :
que des centres de proximité, fait
gués, classés en fonction de leur
l’une, ascétique ; l’autre, hédoniste.
partie de la stratégie mise en place
proximité avec la doctrine naturiste,
En effet, pour certains, être naturiste
par la Fédération française de natu-
ce qui détermine leur intérêt (Camus,
est un engagement de tous les ins-
risme (FFN), créée en 1950, à dessein
1938, p. 13).
tants, une lutte permanente contre
de démocratiser le nudo-naturisme.
soi-même et contre la source des
Après Héliopolis, les centres hélio-
Il reste un dernier point quant à ce consensus autour du sport dans
maux qui accablent l’humanité. Au
marins de Montalivet (1951) et
le naturisme. Une des hantises de la
quotidien, cela se traduit par l’ob-
d’Agde (1956) ouvrent la voie. Le
plupart des chefs de file du naturisme
servance de règles strictes, que sanc-
sport naturiste embrasse donc ces
est l’incident qui porterait atteinte
tionnent les règlements des centres,
évolutions, se dégageant progressi-
à leur honorabilité et, au-delà, à la
concernant l’alimentation, l’habillage,
vement du modèle compétitif et des
légitimité du naturisme lui-même.
les exercices physiques intenses. Cet
canons corporels stricts pour mieux
Ce dernier, notamment dans sa
engagement est éclairé par des enjeux
réinvestir la nature dans le cadre
forme le plus controversée, le nudo-
supérieurs et nourrit un sentiment
d’une “civilisation du loisir”
naturisme, est, en effet, sous sur-
de responsabilité qui peut être lourd
(Dumazedier, 1962), voire du plaisir.
veillance, contesté par l’Église,
à porter. De fait, dans les années
Il est certain que l’essor du sport,
dénoncé par les ligues de relèvement
1930, de plus en plus d’adhérents
en particulier sous le Front populaire
de la moralité publique. La crainte
opposent à cet apostolat le désir
comme sous le gouvernement de
d’un débordement, d’une manifes-
d’une pratique de loisir insouciante,
Vichy, a largement bénéficié de cet
tation sexuelle involontaire, est donc
fondée sur le plaisir, et donc affran-
engouement pour la nature auquel
prégnante. Le sport dans sa décli-
chie des exigences trop rigides de la
participent les ac-teurs du naturisme
naison le plus éprouvante est ainsi
doctrine. Ainsi, la “croisade contre
à plusieurs niveaux. Leur conception
perçu comme le moyen idéal de pré-
les fléaux sociaux” (Kienné de
de l’hygiène, de la santé, fournit,
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
77
SYLVAIN VILLARET
grâce notamment aux médecins
tion sportive pour l’autre, les pres-
logiques qui sous-tendent les tenta-
“convertis”, un argumentaire solide
criptions naturistes. C’est d’ailleurs
tives de retour à la nature. Car, on
légitimant les sports, en particulier
parce que le dévêtissement est indis-
l’a vu, ce n’est pas un hasard si ces
de pleine nature. Qui plus est, les
sociable de la pratique du sport que
deux phénomènes se rencontrent et
prosélytes du naturisme œuvrent
Bellin du Coteau le considère comme
se nourrissent réciproquement.
concrètement à l’essor du mouve-
“[répondant] à des réalités physio-
Naturisme et sport partagent in fine
ment sportif, que ce soit au sein de
logiques” (Bellin du Coteau, 1930,
une même aspiration identitaire. Ils
structures naturistes ou au sein de
p. 194). Sur fond d’enjeux politiques
se greffent sur un mouvement cen-
structures sportives. Exemple parmi
forts, de préoccupations eugéniques
trifuge de l’individu sur lui-même,
d’autres, Fernand Sandoz, pionnier
et natalistes, mais aussi de montée
qui met au premier plan l’attention
en France du naturisme et auteur
du temps libre et des loisirs, la
portée au corps, aux sens, aux émo-
d’une thèse de médecine sur ce sujet
période 1918-1944 marque ainsi
tions. Comme le montre l’évolution
(Sandoz, 1907), contribue de façon
l’apogée des relations entre le natu-
du naturisme français après 1950,
notable à l’essor du ski de descente
risme et le champ de l’éducation
le retour à la nature est, avant tout,
dès le début des années 1920 .
physique et des sports.
un retour sur soi-même, fondé sur
(8)
Par ailleurs, la reconnaissance ins-
CONCLUSION
vidualité, de ses possibilités, mais
à travers la promotion des écoles de
Comme nous avons pu l’observer,
aussi de ses désirs. De fait, la seconde
plein air, qui se multiplient entre les
le naturisme a été colonisé par le
moitié du XXe siècle est marquée par
titutionnelle du naturisme se traduit
deux guerres, des écoles nouvelles,
sport moderne, qui lui est contem-
l’affirmation puis la suprématie des
mais également par le biais de textes
porain. Ce dernier en est même
centres naturistes de vacances où la
officiels réglementant l’école publique
devenu une des pièces maîtresses
logique ludique, hédonique, prime
et l’éducation physique. Le retour
entre les deux guerres à la faveur de
sur le respect des principes naturistes.
à la nature s’y décline sur un plan
ses déclinaisons aussi bien ascétiques
Le naturisme s’y affirme comme un
aussi bien pédagogique que sanitaire.
qu’hédonistes. Et, le 28 octobre
loisir, une pratique de plaisir momen-
Poursuivant le mouvement impulsé
1983, c’est somme toute fort logi-
tanée, plutôt que comme un mode
avant la Grande Guerre, le champ
quement que la FFN obtiendra du
de vie, lequel se replie dans les clubs
de l’éducation physique et des sports
ministère du Temps libre, de la
de la fédération. Pour terminer, on
fait une place toujours plus impor-
Jeunesse et des Sports l’agrément
remarquera que plus les naturistes
tante aux thèses et aux pratiques
“association de jeunesse et d’édu-
veulent renouer avec la nature, plus
naturistes, jugées comme relevant
cation populaire”. De fait, les mou-
ils sont amenés à la redéfinir et à
du bon sens. Outre Hébert qui pour-
vements naturistes ont contribué à
l’inscrire dans des codes sociaux et
suit sa trajectoire en associant étroi-
faire de la nature – aussi bien dans
des pratiques hérités de la modernité,
tement son œuvre à celle du médecin
les imaginaires que dans les pratiques
ce dont rend compte notamment la
naturiste Paul Carton, le D Maurice
– un territoire sportif privilégié, un
montée en puissance de la théma-
Boigey, médecin rattaché à l’École
immense terrain de jeux. Ce faisant,
tique écologique au sein du natu-
de Joinville, tout comme le D Marc
la nature a été mise au service d’un
risme à partir des années 1960.
Bellin du Coteau, médecin de la
idéal d’amélioration de l’individu.
r
r
Fédération française d’athlétisme,
78
la prise de conscience de son indi-
Le sport participe ainsi de la
intègrent à leurs propositions d’édu-
modernité dans laquelle s’inscrit le
cation physique pour l’un, d’éduca-
naturisme et met en lumière les
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
n
DOSSIER • RECHERCHE
NOTES
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
(1) Deutschen Bund der Vereine für naturgemäße Lebens-und
Gilbert ANDRIEU, L’Homme et la force. Des mar-
Heilweise.
chands de la force au culte de la forme, Actio,
(2) Le 18 août 1840, le mémoire soumis par deux méde-
1988.
cins allemands à l’Académie royale de médecine afin de
Dorian ASTOR, Nietzsche, Gallimard, 2011.
pouvoir exercer en France, Esquisse du traitement hydrothé-
André BACH, “La mort en 1914-1918”, Revue
rapique, des Drs Engel et Wertheim, donna l’occasion aux
historique des armées, n° 259, 2010.
membres de l’Académie royale de médecine de traiter
Arnaud BAUBÉROT, Histoire du naturisme. Le
l’Allemagne de “nébuleuse patrie de toutes les grandes mysti-
mythe du retour à la nature, Presses universitaires
fications philosophiques et médicales” (Bulletin de l’Académie
de Rennes, 2004.
royale de médecine, 1840, tome V, p. 503).
Arnaud BAUBÉROT et Florence BOURILLON,
(3) On pensera notamment à Monte Verità, colonie
Urbaphobie. La détestation des villes aux XIXe et
nudiste fondée en 1900 sur la rive suisse du lac Majeur
XXe
(Tessin) par Henri Oedenkoven (1875-1935) et sa com-
P. CAMUS, “Le tir à l’arc, sport naturiste”,
pagne, Ida Hofmann. On peut citer aussi les colonies fon-
Naturisme, le grand magazine de culture humaine,
siècles, Bière, 2009.
dées par Georges Butaud à Vaux, aux environs de
n° 424, 1938.
Château-Thierry (1903), puis à Bascon.
Marc Léon BELLIN DU COTEAU, Le Sport au
(4) Hébert et le Dr Rouhet ne sont pas avares de clichés
secours de la santé, Dangles, 1930.
représentant leurs élèves se livrant aux exercices physiques
Serge BERSTEIN, La France des années 30,
quasi nus dans la neige ou immergés dans des eaux recou-
Armand Colin, 2011 (1re édition 1988).
vertes en partie par la glace.
Marc BOYER, Histoire de l’invention du tourisme,
(5) Souvent perçu comme le premier grand centre natu-
XVIe -XIXe
siècle, éditions de l’Aube, 2000.
riste de France, le Collège rémois constitue de fait un
Fae BRAUER, “Biopouvoir”, dans Michela
modèle de structure pour les différents promoteurs du
MARZANO (dir.), Dictionnaire du corps, Puf, 2007.
naturisme.
Christophe CHARLE, Discordance des temps.
(6) “Par ‘stade chez soi’, j’entends un espace, dans le jardin,
Une brève histoire de la modernité, Armand Colin,
spécialement réservé pour s’y exercer aux exercices
2011.
athlétiques. Le stade chez soi permettra de réaliser, outre la
Louis DOYEN, “Le bain atmosphérique. Air et
gymnastique au(en ?) plein vent, le saut (en hauteur, en lon-
soleil”, L’Éducation physique, n° 16, 1907.
gueur, avec élan ou sans), le lancement du poids, le lever du
Joffre DUMAZEDIER, Vers une civilisation du loisir ?,
poids, le grimper à la corde et la suspension” (Durville, 1931,
Seuil, 1989 (1re édition 1962).
tome 2, p. 221-222).
Maurice GARDEN, “Médecine savante et méde-
(7) Car “le sport, même violent, est accessible à tous : ce n’est
cine naturelle en Allemagne (fin XIXe-début XXe
qu’une question de méthode et de temps” (Durville, 1931,
siècle) ; un essai de compréhension par la lecture
tome 2, p. 207).
de la presse corporative et de la littérature de
(8) En 1926, le D Sandoz fonde un des tout premiers
vulgarisation”, dans René FAVIER, Maurice
groupements autonomes de skieurs de la région parisienne,
GARDEN, Laurence FONTAINE et al. (dir.), Un histo-
avant de participer, en 1932, à l’ouverture d’une des pre-
rien dans la ville, Maison des sciences de l’homme,
mières écoles de ski de descente.
2008.
r
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
79
SYLVAIN VILLARET
Gaston DURVILLE et André DURVILLE, “La cité
Jørgen Peter MÜLLER, Mon système pour les
de la nature, Physiopolis”, La Vie sage, n 84-85,
enfants, Lafitte, 1939 (1re édition 1912).
1929.
Jørgen Peter MÜLLER, Le Livre du plein air, Haar
Gaston DURVILLE, La cure naturiste pour entretenir
et Steinert, 1914 (1re édition 1909).
os
sa vigueur et se guérir sans médicaments, 2 vol.,
Albert MONTEUUIS, Abdominales méconnues. Les
Éditions du naturisme, 1931.
déséquilibrés du ventre sans ptose, Baillière et fils,
Gaston DURVILLE, “Le sport sans le naturisme est
1903.
un non-sens”, Naturisme, le grand magazine de
Albert MONTEUUIS, L’Usage chez soi des bains
culture humaine, n° 344, 1935.
d’air, de lumière et de soleil. Leur valeur pratique
Marcel GAUCHET, Le Désenchantement du
dans le traitement des maladies chroniques et dans
monde, Gallimard, 2005 (1re édition 1985).
l’hygiène journalière, Visconti, 1911.
Paul GERBOD, “Loisirs et santé : les cures ther-
Christian POCIELLO et Daniel DENIS (dir.),
males en France (1850-1900)”, dans Adeline
À l’école de l’aventure. Pratiques sportives de plein
DAUMARD (dir.), Oisiveté et loisirs dans la société
air et idéologie de la conquête du monde (1890-
occidentale au XIX siècle, Paillart, 1983.
1940), Presses universitaires du sport, 2000.
Laurent GUIDO et Gianni HAVER, La Mise en
Daniel ROCHE, La France des Lumières, Fayard,
scène du corps sportif, Musée olympique, 2002.
2008 (1re édition 1993).
Alain GUIREL, Du bleu, du rouge, Éditions du
Georges ROUHET, Revenons à la nature et régé-
monde moderne, 1928.
nérons-nous, Berger-Levrault, 1913.
e
Philippe GUMPLOWICZ, Les Résonances de
Fernand SANDOZ, Introduction à la thérapeutique
l’ombre. Musique et identités : de Wagner au jazz,
naturiste par les agents physiques et diététiques,
Fayard, 2012.
Steinheil, 1907.
Georges HÉBERT, L’Éducation physique ou
Anne-Marie THIESSE, La Création des identités
l’Entraînement complet par la méthode naturelle,
nationales. Europe, XVIIIe-XXe siècle, Seuil, 1999.
Vuibert, 1912.
Henri VENDEL, Sous le pressoir, Société mutuelle
Francis HECKEL, Culture physique et cures d’exer-
d’édition, 1921.
cices (myothérapie), Masson, 1913.
Marcel VIARD, “Le désarroi sentimental chez les
Marcel KIENNÉ DE MONGEOT, “La culture indivi-
jeunes gens”, Vivre, culture physique et mentale,
duelle”, Vivre-Santé, n° 178 bis (supplément litté-
hygiène-sports, arts et sports, n° 1, 1926.
raire), 1935.
Sylvain VILLARET, Histoire du naturisme en France
Michela MARZANO (dir.), Dictionnaire du corps,
depuis le siècle des Lumières, Vuibert, 2005.
Puf, 2007.
Richard WAGNER, Ma vie, Perrin, 2012, édition
Arnd KRÜGER, “There goes this art of manliness:
révisée, complétée et annotée par Dorian Astor
Naturism and racial hygiene in Germany”, Journal
(1re édition 1911).
of Sport History, n° 1, vol. 18, 1991.
80
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
ACTUALITÉ
COMPTE RENDU DE THÈSE
LES LOISIRS MOTORISÉS HORS ROUTE CONFLITS, CONTROVERSE ET RÉSEAUX D’ACTANTS LISA HAYE
THÈSE DE DOCTORAT EN STAPS, UNIVERSITÉ DE GRENOBLE ALPES, SENS DIRIGÉE PAR JEAN-PIERRE MOUNET ET JEAN-MICHEL DECROLY
(SOUTENUE LE 28 NOVEMBRE 2012)
[lisa.hc@laposte.net]
C
ette thèse se propose
aussi des sports de nature dont les
Dans le même temps, ce sont des
d’analyser la contro-
adeptes fréquentent parfois les mêmes
activités dont les impacts (bruit et
verse environnementale
chemins.
odeur, notamment) peuvent renforcer
et les conflits entourant les pratiques
Les LMHR font émerger des
les risques de conflit d’usage entre
de loisir motorisé hors route (LMHR)
doutes sur la place de l’homme dans
usagers des chemins. Alors que sur
– quad, 4x4 et moto sur les chemins.
la nature, des interrogations sur les
la scène publique se développe une
Elle s’inscrit dans la lignée des travaux
activités que l’on peut déployer dans
controverse autour des LMHR, des
réalisés en sociologie portant sur les
les espaces ruraux ; ils questionnent
tensions, voire des conflits, émergent
sports de nature, et plus précisément
nos rapports aux autres et à notre
dans certains territoires, du fait de
sur les controverses environnemen-
environnement. Ces oppositions se
la présence d’engins motorisés de loi-
traduisent par le développement d’ar-
sir sur les chemins. De ce fait, notre
En France, les LMHR paraissent
guments stéréotypés, d’un côté
problématique s’est orientée vers
être les activités de loisir faisant le
comme de l’autre, ceux-ci se répon-
l’analyse des interrelations entre la
plus ressortir les problématiques de
dant point à point (Haye et Mounet,
controverse se déployant sur la scène
partage de l’espace et d’impact sur
2011). Une controverse se développe
nationale et les conflits locaux aux-
les milieux fréquentés. Ainsi, les ges-
ainsi sur la scène publique. On peut
quels certains territoires tentent de
tionnaires rencontrent des difficultés
situer le début des débats à ce sujet
faire face.
particulières face à leur gestion. Ces
à la fin des années 1980 avec les dis-
loisirs font face à de vives oppositions
cussions autour de l’élaboration d’un
ments, nous avons adopté un cadre
de la part d’un certain nombre d’ac-
projet de loi visant à encadrer la cir-
théorique “souple” permettant de
tales relatives à ces activités.
Pour répondre à ces questionne-
teurs ; à la fois du monde de la pro-
culation motorisée sur les chemins,
faire émerger les résultats du terrain
tection de l’environnement, mais
loi finalement votée en janvier 1991(1).
par un suivi méticuleux des acteurs
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
81
LISA HAYE
et des traces laissées par les déplace-
des LMHR, l’autre contre. 1991 est
En 1991, la loi Lalonde est votée.
ments (les “traductions”) des actants.
la date de la signature de la loi
La Calme se met en sommeil, sa rai-
Afin de rendre compte de la com-
Lalonde portant sur la circulation
son d’être ayant été d’influer sur le
plexité et de la richesse des relations
des engins motorisés dans les espaces
contenu de la loi. Le Codever se déve-
constituant le(s) réseau(x) étudié(s),
naturels. 2005 correspond à la paru-
loppe, il met en place des démarches
nous avons élaboré une méthodologie
tion de la circulaire Olin rappelant
visant à structurer la pratique sur le
visant à exploiter les ressources des
la loi et précisant certains aspects de
terrain et à défendre les intérêts des
outils de visualisation et d’analyse
son application. De 2005 à 2007, le
usagers motorisés des chemins. Un
de réseau, fondés sur la théorie des
“collectif” a évolué en réaction à la
maillage est mis en place avec des
graphes. Nous avons ainsi pu retracer
circulaire Olin. Une dernière période
sections départementales et des délé-
les réseaux d’acteurs (humains et non
de 2007 à nos jours permet de visua-
gués départementaux permettant de
humains) enrôlés dans la controverse
liser l’état actuel du “collectif”.
diffuser des informations sur le terrain
et les conflits autour des LMHR en
Avant 1987, d’après nos enquêtes,
et, en miroir, de faire remonter des
partant de la scène nationale et de
il n’existe pas à proprement parler
données sur ce qui se passe sur le ter-
trois scènes locales plus ou moins
de “collectif”, au sens de Latour
rain. Un guide juridique à destination
conflictuelles, et dont deux d’entre
(2006) ; les acteurs sont diffus, ne
des pratiquants est diffusé ; une garan-
elles faisaient l’objet de démarches
sont pas structurés, la réglementation
tie “protection juridique” est établie.
de concertation. Nous avons tout d’abord déployé
À la suite de l’homologation des quads, en 2003, et de l’accroissement
les argumentaires des uns et des autres
la circulation des engins motorisés
du nombre d’usagers motorisés des
(Haye et Mounet, 2011). Ceux-ci s’ar-
dans les espaces naturels, la contro-
chemins qui s’en est suivi, la circulaire
ticulent autour de quelques axes prin-
verse ne semble pas encore avoir
Olin est publiée en 2005. Ce texte
cipaux. Nous avons mis en évidence
éclaté.
redynamise la controverse, enrôlant
une dimension biologique centrée
En 1987, l’annonce d’un projet de
de nouveau la Calme (composée d’un
sur les impacts environnementaux,
loi spécifique aux LMHR commence
plus grand nombre d’associations
une dimension humaine centrée sur
à circuler chez les pratiquants, les
que précédemment) et provoquant
le dérangement des autres usagers
associations de protection de l’envi-
une scission du côté de la défense
des chemins et un axe portant sur
ronnement et les institutions liées aux
des LMHR entre le Codever, d’un
une vision différenciée de la nature
activités non motorisées. Les acteurs
côté, et la Coordination des randon-
et de la fréquentation des chemins.
commencent à se structurer ; deux
neurs motorisés et usagers des che-
collectifs
la
mins (Coramuc), nouvellement créée,
un panorama des acteurs, humains
Coordination pour l’adaptation des
de l’autre. Cette période marque une
et non humains, pris dans la contro-
loisirs motorisés à l’environnement
nette multiplication des entités enrô-
verse. Afin de rendre compte de la
(Calme), d’un côté, et le Collectif de
lées dans la controverse.
dynamique du “collectif”, nous avons
défense des loisirs verts (Codever),
Enfin, entre 2007 et 2012, on peut
choisi des dates clés pour visualiser
de l’autre : la controverse émerge sur
noter l’investissement nouveau de la
l’état global du réseau à des périodes
la place publique. Ces deux collectifs
Fédération française de motocyclisme
ayant une certaine cohérence interne.
ont pour vocation de faire du lobbying
(FFM) pour la défense et la structu-
1987 marque la naissance de collectifs
auprès du ministère chargé de l’éco-
ration des LMHR – alors qu’elle se
nationaux visant à défendre deux
logie, porteur du projet de loi, afin
centrait avant sur les activités sur
points de vue opposés, l’un en faveur
de défendre leurs intérêts respectifs.
goudron. De même, le ministère
Parallèlement, nous avons dressé
82
est à chercher dans différents textes de lois qui ne sont pas spécifiques à
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
voient
le
jour,
ACTUALITÉ
chargé des sports s’empare du dossier et travaille avec le ministère chargé de l’écologie, notamment sur le dossier des plans départementaux des itinéraires de randonnées motorisées (PDIRM), remis à l’ordre du jour par la circulaire Olin. Finalement, on est encore dans une phase de multiplication des entités ; la controverse n’est pas close, loin de là. Nos enquêtes ont montré qu’il existait peu d’innovations sociales entre camps ; les relations semblent être bloquées sur des échanges d’arguments génériques stéréotypés, devenant pour la plupart des “intermédiaires” (au sens de Latour). Les innovations relevées concernent principalement le développement d’as-
Espace des antagonismes
sociations nouvelles au sein de chaque
selon l’échelle spatiale et le degré d’abstraction par rapport à la réalité
camp, chacun cherchant à faire valoir au mieux ses intérêts. D’un côté comme de l’autre, la vision du camp
des effets négatifs de la proximité –
(1992) – et les liens entre eux (cf.
adverse reste limitée et, à plus forte
Torre et Beuret (2012, p. 7) évoquent
illustration). D’après Callon et Rip
raison, les interactions avec celui-ci
des “proximités bloquantes”. En
(1992), les oppositions entre acteurs
sont réduites.
effet, les liens individualisés sont par-
peuvent s’exprimer selon trois
Concernant la dynamique du
fois porteurs de telles tensions, pas-
registres distincts : les controverses,
réseau, les éléments ici présentés
sionnées, que le salut serait à trouver
les conflits d’usage et les litiges. Ces
laissent apparaître que les évolutions
dans des relations nouées avec des
trois registres relèvent de trois pôles
juridiques ont joué un rôle struc-
acteurs extérieurs au territoire, moins
différents : au pôle sociopolitique
turant.
directement impliqués, notamment
sont associés les conflits, au pôle
des acteurs de la scène nationale .
scientifico-technique s’appliquent les controverses et au pôle réglemen-
Nous avions posé, en début de
(2)
recherche, l’hypothèse que la proxi-
Finalement, si l’on combine nos
mité (géographique et organisée)
différents résultats et l’interprétation
taire répondent les litiges.
pourrait avoir des effets bénéfiques
que nous en avons proposée, il est
Il apparaît que la dimension la
sur les processus d’innovation sociale,
possible de représenter un espace à
plus concrète, ancrée sur le terrain,
notamment en termes de création
deux dimensions faisant apparaître
est incarnée par les conflits d’usages
d’associations nouvelles entre défen-
les différentes dimensions des anta-
liés notamment au bruit, aux odeurs
seurs et détracteurs des LMHR. Nos
gonismes – nous empruntons les trois
et à la pollution émise par les engins
résultats ont plutôt mis en évidence,
dimensions “controverse”, “conflits
motorisés. D’après nos enquêtes, les
sur la scène du Pilat en particulier,
d’usage”, “litiges” à Callon et Rip
rencontres entre usagers sont appa-
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
83
LISA HAYE
remment
relativement
rares.
implications locales sur les lieux
NOTES
Cependant, malgré la rareté des ren-
des événements, mais sont le fait
(1) Loi sur la circulation des engins motorisés
contres, leurs occurrences, lorsqu’elles
d’acteurs de la controverse qui sou-
dans les espaces naturels du 3 janvier 1991,
mettent en présence des adhérents
haitent en faire une vitrine symbo-
dite loi Lalonde.
d’associations impliquées dans la
lique. Enfin, les textes réglementaires
connaissent ces associations, font
nationaux ont directement pour
l’objet de remontées d’informations
visée un impact sur le terrain – à
glier, que “pour enrayer la production de micro-
aux collectifs moteurs de la contro-
savoir cadrer les pratiques afin de
social conflictuel, il est nécessaire d’opérer un
préconisations de Coralie Mounet qui explique, dans le cadre de la gestion du san-
verse. Ces derniers s’emparent de ces
réduire les conflits d’usage et les
certain arrachement aux relations locales entre
informations et les intègrent à l’éla-
impacts environnementaux –, mais
les acteurs, de collectiviser un peu plus le patri-
boration de leurs argumentaires. Bien
jouent également un rôle moteur
moine ‘sanglier’. Un cadrage global permettrait
que les rencontres soient rares, la
dans la controverse. Ainsi, la cir-
de limiter ces conflits interpersonnels” (Mounet,
concentration des récits qui en sont
culaire Olin a grandement participé
2007, p. 515).
fait auprès des protagonistes de la
à la dynamisation de la controverse
controverse les rend prégnantes.
dans la deuxième moitié des années
D’ailleurs, les entités qui traversent
2000 – un recours devant le Conseil
le plus largement les conflits d’usage
d’État a d’ailleurs été déposé par
et la controverse sont le bruit et la
le Codever contre ce texte –, alors
pollution, éléments de dérangement
que le projet de loi Lalonde avait
Michel CALLON et Arie RIP, “Humains,
sur le terrain et arguments génériques
été à l’origine de la structuration
non-humains : morale d’une coexistence”,
les mieux établis. Par contre, les
de la controverse avec la naissance
dans Jacques THEYS et Bernard KALAORA
acteurs interrogés évoquent peu les
de deux collectifs nationaux.
(dir.), La terre outragée, Diderot, 1992.
arguments liés aux impacts des pratiques sur les milieux naturels.
84
(2) Un parallèle peut ici être effectué avec les
controverse ou des personnes qui
Notre thèse a ainsi permis, par
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Lisa HAYE et Jean-Pierre MOUNET,
l’utilisation d’outils de visualisation
“‘Moteur… Action !’ Quand la technique
Par ailleurs, la controverse autour
de réseaux mis au service de la théo-
motorisée s’invite sur la scène des loisirs,
des LMHR s’inscrit dans une période
rie de l’acteur réseau, de mettre en
naissent controverses et conflits”, Bulletin
de crise environnementale où
évidence la dynamique des mobi-
de la Société géographique de Liège, vol. 57,
l’homme est à la recherche de la
lisations relatives aux LMHR.
2011.
place qu’il est en droit d’occuper
D’abord, il semble que nous soyons
Bruno LATOUR, Changer de société, refaire
dans la nature. Dans cette perspec-
encore dans une phase de multipli-
de la sociologie, La Découverte, 2006.
tive, les moteurs constituent un sym-
cation des entités, le réseau se recon-
Coralie MOUNET, Les territoires de l’impré-
bole par excellence de la technique
figurant au gré des projets de textes
visible. Conflits, controverses et “vivre
humaine qui n’est pas nécessairement
réglementaires. Ensuite, nous avons
ensemble” autour de la gestion de la faune
bonne à laisser se diffuser dans tous
montré les différentes connexions
sauvage. Le cas du loup et du sanglier dans
les espaces, d’après certains acteurs.
qui pouvaient exister entre les ten-
les Alpes françaises, thèse de doctorat,
À la charnière entre controverse
sions sur le terrain et les oppositions
Université Joseph-Fourier - Grenoble I,
et conflits sur le terrain, les oppo-
relevant de la controverse nationale
2007.
sitions aux grands événements
– ces oppositions prenant racine
André TORRE et Jean-Eudes BEURET,
motorisés se situent à un degré inter-
sur le terrain mais s’en déconnectant
Proximités territoriales, Economica, 2012.
médiaire. Ils donnent lieu à des
progressivement.
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
n
ACTUALITÉ
COMPTE RENDU DE THÈSE
TERRITOIRES EN CONSTRUCTION DE LA GÉOGRAPHIE SOCIALE À L’ACTEURRÉSEAU : UNE LECTURE DES DYNAMIQUES SPORTIVES DE NATURE DANS LES GRANDS CAUSSES OLIVIER OBIN
THÈSE DE DOCTORAT EN GÉOGRAPHIE, UNIVERSITÉ DE GRENOBLE, LABORATOIRE PACTE (UMR 5194), CERMOSEM CORNELOUP (SOUTENUE LE 26 JUIN 2013)
DIRIGÉE PAR JEAN
[obinolivier@gmail.com]
C
ette thèse s’intéresse à
permet de qualifier l’objet de la
mieux comprendre la construction
la construction des ter-
recherche sans porter de regard ou
ou la recomposition d’un territoire.
ritoires ruraux, et
de jugement a priori. Les acteurs
Afin de comprendre la genèse de
notamment à l’émergence de dyna-
situés au centre de l’analyse sont
ce questionnement, il faut la resituer
miques territorialisées. Elle porte
principalement engagés dans des
dans un parcours personnel. Avant
sur un unique territoire d’étude, les
mouvements touristiques (entreprises
le début de cette recherche, un enga-
Grands Causses, à travers l’obser-
prestataires, offices de tourisme),
gement associatif et des expériences
vation d’une filière particulière, celle
associatifs (clubs, associations spor-
en tant qu’agent de développement,
qui s’y est développée autour des
tives) ou politiques (collectivités).
consultant et éducateur sportif nous
sports de nature. Tout au long de
Un premier regard empirique montre
avaient permis d’observer les actions
ce travail, nous avons utilisé l’ex-
que les frontières entre ces différents
en cours et de participer à l’anima-
pression “dynamiques sportives de
domaines semblent poreuses. C’est
tion du territoire. Cette observation
nature” pour exprimer l’ensemble
cette porosité, ces liens entre diffé-
empirique nous avait laissé à penser
des actions engagées autour des
rentes dynamiques d’acteurs, que
que les actions des acteurs engagés
sports de nature. Cette expression
nous souhaitions explorer pour
participaient à la construction d’un
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
85
OLIVIER OBIN
86
tout, d’une dynamique territoriale,
comment des projets, des actions,
breux, plus le gâteau est gros”,
du développement d’une culture
qui ne sont pas en interaction a
“L’hiver on part en vacances
locale ou de la construction d’un
priori, participent-ils ensemble à
ensemble” expriment, par exemple,
monde commun. D’un fourmille-
l’émergence de dynamiques territo-
ces acteurs(1). Les relations entre
ment d’acteurs, une dynamique sem-
riales ?
entrepreneurs sont complexes et se
blait naître autour d’une multitude
La première partie de la thèse pro-
développent aussi lors des temps de
de sites de pratique, d’événements
pose une lecture s’inscrivant dans
loisirs. Les sujets tabous ou sources
et d’initiatives, sans pour autant qu’il
une géographie sociale, considérant
de conflits sont nombreux et diffèrent
y ait de pilote, de stratégie générale
les sports de nature comme média-
selon les personnes en présence.
ou de volonté de cohérence.
teurs du rapport entre espaces et
Malgré cela, des associations ont
Les Grands Causses sont une
sociétés (Bourdeau, 2003). Le premier
lieu, une solidarité existe sur des thé-
entité géologique, parcourue,
terrain exploré concerne l’ancrage
matiques précises. Il apparaît que le
“appropriée” et marquée par de
territorial des prestataires d’activités
modèle de management de l’entre-
nombreux lieux de pratiques spor-
sportives. L’hypothèse de départ est
prise dépend de nombreuses relations
tives de nature, par des événements
que les divers entrepreneurs du tou-
professionnelles, familiales ou ami-
ou encore par une offre abondante
risme sportif développent des rap-
cales. Elles peuvent être partenariales,
en matière de prestations touris-
ports distincts au territoire. En situant
concurrentielles ou conflictuelles ;
tiques. Les sports de nature sont
ces acteurs au regard des “micro-
elles peuvent engager d’autres entre-
aussi l’objet de politiques publiques ;
mentalités” (Bouhaouala, 2008) et en
preneurs, des acteurs du territoire
ils donnent lieu localement à diffé-
identifiant les “formes de dévelop-
ou extraterritoriaux. Ces relations
rents projets, débats et conflits. La
pement” (Corneloup et al., 2001) au
sont développées autour de lieux,
particularité de ce territoire est qu’il
sein desquelles leurs projets s’inscri-
de projets, de prestations ou de
a été simultanément inventé, décou-
vent, différentes relations au territoire
moments privilégiés. Chacune des
vert et mis en tourisme (Martel, 1925).
apparaissent. Celles-ci se distinguent
petites actions collectives engagées
Des professionnels (CRTPN et EMC,
par des ancrages familiaux (héritage,
a une répercussion sur le fonction-
2005) et des sportifs se sont appro-
propriétés familiales, relations poli-
nement de cet ensemble, participe
priés des lieux, tandis que ce territoire
tiques privilégiées…), des engage-
aux contingences développées par
conserve un caractère identitaire
ments politiques et des relations avec
l’entreprise et contribue à la trans-
pour les locaux (Bonniol, 2005).
le milieu associatif (engagement asso-
former. Ces changements peuvent
Pourtant, aucune échelle adminis-
ciatif, prestations pour ce secteur)
déplacer le discours et le position-
trative ne correspond à son péri-
différenciés. Une certaine hiérarchie
nement des entrepreneurs dans les
mètre. Le morcellement administratif
entre les divers entrepreneurs existe
échanges collectifs. Le système et les
(quatre départements, deux régions,
aussi, les uns travaillant principale-
échanges peuvent être modifiés à
un parc naturel régional, un parc
ment pour les autres. Le système
chaque accord ou à chaque conflit
national…) ne laisse pas apparaître
productif est fondé sur la coopéra-
entre différents acteurs. Les conclu-
a priori de pilotage politique clair
tion, la mutualisation et une certaine
sions formulées à ce stade sont que
ou intentionnel, notamment concer-
répartition des rôles. “Il n’y a pas
les territorialités des prestataires se
nant les pratiques sportives de nature.
réellement de concurrence”, “Nous
construisent au travers du déploie-
La problématique au centre de cette
travaillons en réseau”, “Ce ne sont
ment d’actions collectives qui, en
recherche est bien celle-là : comment
pas des concurrents, mais des par-
engageant ces acteurs, influencent
se construit le monde commun ?
tenaires et amis”, “Plus on est nom-
leurs pratiques et leurs représenta-
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
ACTUALITÉ
tions du territoire ou modifient leur
jours provisoire des actions en cours”
Lorsque les intérêts des acteurs en
rôle et leur statut. Ces premiers résul-
(Callon, 2006). Trois terrains ont
présence convergent, une solution
tats ont incité à réorienter la
été identifiés afin d’observer ces cours
collective est définie puis mise en
recherche, le souhait étant d’observer
d’actions : (1) Production d’inno-
œuvre. Celle-ci s’appuie souvent sur
plus en détail le cours de l’action de
vations autour de la définition col-
la mise en place de nouveaux arte-
ces pratiques territoriales.
lective du format d’une manifestation
facts (un système de Navette pour
La seconde partie de la thèse s’in-
sportive (les Naturals Games) ; (2)
le canyon du Tapoul ; des conven-
téresse à la construction collective
Étude des conflits, débats et échanges
tions, un zonage environnemental
des accords. La théorie de l’acteur
autour de la gestion d’un lieu de
autour de l’escalade au cirque des
réseau (ou sociologie de la traduc-
pratique de canyoning (canyon du
Baumes ; de nouveaux sites pour la
tion) (Akrich, Callon et Latour, 2006 ;
Tapoul) ; (3) Analyse d’un lieu de
pratique événementielle). Ces “ins-
Callon, 2006 ; Latour, 2006) est mobi-
pratique (le cirque des Baumes). Les
truments” (Lascoumes et Le Galès,
lisée ; la méthode insiste sur le détail
résultats montrent que des “réseaux
2004) de l’action collective agissent
du processus d’“intéressement”
sociotechniques” se mettent en place
lorsqu’ils sont mis en œuvre ; ils
(Callon, 1986). Dans cette approche,
autour de ces situations. Ceux-ci
débordent parfois des missions qui
les non-humains sont considérés
permettent l’“enrôlement” d’acteurs
leur ont été confiées. Suivant les
comme des acteurs, au même titre
variés (collectivités, services de l’État,
situations, ils peuvent donner lieu à
que les humains. Il ne s’agit plus de
professionnels, associations…), endo-
de nouvelles traductions, lesquelles
s’intéresser au social, mais au “col-
gènes et exogènes au territoire ainsi
déplacent les intérêts des acteurs
lectif”, terme proposé par Latour
que d’outils d’action collective
engagés. Les réseaux se recomposent,
(2004) pour désigner cette “assemblée
(conventions, aménagements…).
permettant ainsi une stabilisation
d’êtres capables de parler”. Sur un
C’est le processus (traduction – pro-
des situations ou donnant lieu à une
plan géographique, on considère
blématisation – intéressement – enrô-
redéfinition des problèmes traités.
alors le territoire comme “un assem-
lements) qui est au centre de l’ana-
Dans ce dernier cas, le processus
blage d’éléments humains et non
lyse. Le rôle du “traducteur princi-
d’intéressement doit alors recom-
humains […] qui est en train, tou-
pal” est souvent disputé. Celui-ci
mencer, le conflit n’ayant pas été
jours, de se faire et de se défaire,
est chargé de proposer une formu-
résolu mais déplacé. Ces mouve-
dont les contours sont toujours sou-
lation du problème traité (la “pro-
ments locaux mettent en jeu l’identité
mis à des séries d’épreuves qui sont
blématisation”) devant permettre la
et la territorialité des acteurs engagés.
en train de le stabiliser et le désta-
convergence des intérêts de chacun
À chacune des nouvelles composi-
biliser” (November, 2010). Le terri-
(l’“intéressement”). Par exemple,
tions du réseau, correspondent un
toire est “approprié” comme un
concernant le cas du canyon du
rôle, un statut ou un programme
assemblage en perpétuel mouvement.
Tapoul, les propriétaires cherchent
d’action des acteurs engagés.
Et l’approche s’intéresse plus aux
à endosser ce rôle au détriment du
Concernant le canyon du Tapoul,
processus, aux cours d’actions et à
maire du village. Ce dernier s’est
le maire devient gestionnaire de l’ac-
une “composition progressive du
imposé grâce à son pouvoir de police,
tivité lorsqu’il met en place une
monde commun” (Latour, 2004).
en promulguant un arrêté qui lui a
navette. Au travers de la pratique
L’hypothèse “est de considérer que
permis d’affirmer son autorité. Les
événementielle, le statut du club
la société ne constitue pas un cadre
propriétaires engagent de leur côté
organisateur change. Il passe de celui
à l’intérieur duquel évoluent les
une procédure judiciaire afin de
d’une association tournée vers la
acteurs. La société est le résultat tou-
prendre cette place, sans réussite.
promotion de sa discipline sportive
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
87
OLIVIER OBIN
88
auprès des jeunes, à celui de ges-
ciatif, élus locaux), mais sont aussi
ritoriaux leur permettent de trouver
tionnaire de sites de pratique (natu-
exogènes au territoire (fédérations,
ou de construire une place et une
rels et artificiel) ou à celui de pro-
État, équipementiers partenaires).
identité. Les objets qui sont déployés
moteur de l’image et de l’attractivité
Leur engagement dépend des formes
ou instaurés participent aussi à défi-
du territoire, par exemple. La mise
de développement (Corneloup et al.,
nir la place de chacun et à développer
en œuvre de dispositifs techniques
2001) qu’ils souhaitent défendre.
de nouveaux liens et accords. La
participe aussi à la production de
Tout au long de ce travail, l’analyse
notion d’écosystème désigne à la fois
repères territoriaux. Les instruments
de ces scènes sociales dévoile com-
la dépendance aux autres, la dimen-
de l’action collective marquent le
ment les réseaux enrôlent, donnent
sion politique et le caractère terri-
territoire et les expériences vécues
du sens, sont vecteurs de représen-
torial du groupe d’acteurs.
par les acteurs au cours de la contro-
tations et développent des attache-
Cette recherche offre de nom-
verse. Ils peuvent être cités, repris
ments symboliques ou formalisés
breuses perspectives. Elle invite
et servir leurs argumentaires au cours
entre acteurs humains et non-
notamment, afin de poursuivre l’ana-
d’autres discussions. Par ailleurs, il
humains. Ils participent à redéfinir
lyse de la composition des dyna-
apparaît que les traductions sont
les identités de chacun, les rapports
miques territoriales, à s’intéresser
aussi développées par des acteurs
politiques et les programmes d’action
au rapport ontologique des individus
contradictoires. En effet, les dispo-
des acteurs. Si ces paramètres sont
à leur territoire. Ce rapport peut
sitifs techniques mis en œuvre inté-
négociés localement, ils contribuent
être abordé par la question de l’ha-
ressent des acteurs qui souhaitent
aussi à redéfinir le monde commun
biter, laquelle peut permettre de
dénoncer la nouvelle situation ou
ou à reconfigurer le collectif. Cette
comprendre les co-habitations ter-
être intégrés aux échanges. Les pro-
recherche apporte une contribution
ritoriales, enjeux de la composition
jets de nouveaux sites de pratiques
à la compréhension de ces dyna-
collective du monde commun.
autour de la manifestation sportive
miques en montrant comment les
observée enrôlent des acteurs qui
territoires se construisent. Les dif-
craignent un développement trop
férents terrains explorés mettent en
rapide des pratiques sportives de
exergue la construction simultanée
nature ou souhaitent que la pratique
et progressive d’un collectif et d’un
n
NOTE
(1) Extraits des divers entretiens réalisés
événementielle soit mieux encadrée,
territoire. Ces observations faites de
auprès de dix-huit très petites entreprises du
par exemple.
la composition progressive des ter-
tourisme sportif dans les Grands Causses
Dans les exemples de terrain
ritoires se résument dans la propo-
(sept travailleurs indépendants, dix SARL et
observés, l’action publique apparaît
sition d’écosystème d’acteurs terri-
une association).
comme plurielle. Les politiques
toriaux. La notion d’écosystème per-
publiques descendantes se croisent
met d’insister sur la dimension
avec une gouvernance locale. Cette
spatiale des relations entre acteurs
dernière est co-construite par les
humains et non humains. Bien que
acteurs engagés dans le processus
dépendant aussi d’associations natio-
de problématisation, au sein des
nales ou internationales, les acteurs
réseaux observés. Les acteurs
territoriaux se construisent sur de
humains participant à ce processus
nombreuses relations de proximité,
sont ancrés localement (prestataires
avec leurs co-habitants. Des échanges
locaux, propriétaires, milieu asso-
fréquents avec les autres acteurs ter-
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
ACTUALITÉ
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Madeleine AKRICH, Michel CALLON et Bruno LATOUR, Sociologie de la traduction. Textes fondateurs, Presses de l’École des mines, 2006. Jean-Luc BONNIOL, L’invention d’un territoire et sa confrontation aux limites administratives. Le cas des Grands Causses. Ethnologies comparées, (8), 2005 [http://alor.univ-montp3.fr/cerce/r8/j.b.htm]. Malek BOUHAOUALA, Management de la petite entreprise des loisirs sportifs. Une approche socioéconomique, De Boeck Supérieur, 2008. Philippe BOURDEAU, Territoires du hors-quotidien Une géographie culturelle du rapport à l’ailleurs dans les sociétés urbaines contemporaines. Le cas du tourisme sportif de montagne et de nature, rapport de diplôme d’HDR, Université Joseph-Fourier Grenoble 1, Institut de géographie alpine, Pacte-Cermosem, 2003. Michel CALLON, “Éléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc”, L’Année sociologique, n° 36, 1986. Michel CALLON, “Sociologie de l’acteur réseau”, dans Madeleine AKRICH, Michel CALLON et Bruno LATOUR, Sociologie de la traduction. Textes fondateurs, Presses de l’École des mines, 2006. Jean CORNELOUP, Malek BOUHAOUALA, Cécile VACHÉE et Bastien SOULÉ, “Formes de développement et positionnement touristique des espaces sportifs de nature”, Loisir et société, n° 24, 2001. CRTPN et EMC, Millau site pilote national pour un développement durable par les sports de nature, Centre de ressources tourisme pleine nature, 2005. Pierre LASCOUMES et Patrick LE GALÈS, Gouverner par les instruments, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 2004. Bruno LATOUR, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, La Découverte, 2004. Bruno LATOUR, Changer de société, refaire de la sociologie, La Découverte, 2006. Édouard-Alfred MARTEL, Millau, capitale des Causses. Cañons et cavernes, itinéraire descriptif et rationnel du pays des gorges du Tarn, Lozère, Aveyron, Gard, Hérault, Impr. de Artières et J. Maury,1925. Valérie NOVEMBER, “Les territoires, acteurs du changement ? Quelle place pour les sciences de l’action dans l’ère territoriale ?”, communication présentée à TTT2 (Territoires, territorialité, territorialisation), Institut de géographie alpine, 2010.
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
89
CLAIRE TOLLIS
COMPTE RENDU DE THÈSE
BIEN GÉRER LES “ESPACES DE NATURE”, UNE ÉTHIQUE DU FAIRE AVEC PROPOSITIONS POUR UNE GÉOGRAPHIE DES ASSOCIATIONS HÉTÉROGÈNES CLAIRE TOLLIS
THÈSE DE DOCTORAT EN GÉOGRAPHIE, UNIVERSITÉ DE GRENOBLE, LABORATOIRE PACTE-TERRITOIRE DIRIGÉE PAR PHILIPPE BOURDEAU ET ROMAIN LAJARGE (SOUTENUE LE 10 DÉCEMBRE 2012) [clairetollis@gmail.com]
C
90
ette thèse propose
produits phytosanitaires dans les
La première partie de ce travail
d’analyser la gestion de
parcs et jardins de la ville de Grenoble,
est très théorique : nous nous atta-
quatre “espaces de
le nettoyage des décharges sauvages
chons à construire et détailler le
nature”, dans un contexte où les
dans le parc naturel régional de la
cadre d’une réflexion qui mêle des
acteurs ont à “écologiser” leurs pra-
Chartreuse par un “collectif citoyen”,
notions de philosophie (l’éthique,
tiques, c’est-à-dire à prendre en
l’aménagement ou plutôt le ména-
notamment, mais aussi la nature),
compte un nombre croissant d’êtres,
gement du site du pont d’Espagne,
de sociologie (l’individu et le collectif
de choses et de phénomènes. Comme
porte d’entrée du parc national des
sont intrinsèquement mêlés) et de
pour signifier que quelque chose était
Pyrénées, et l’instauration de quotas
géographie (quels sont les espaces
en train de changer dans leur manière
à l’entrée de la Mount Jefferson
de la “nature”, n’est-elle pas par-
de prendre soin de ces espaces dédiés
Wilderness (espace de “nature sau-
tout ?). L’éthique est présentée
à la “nature”, les gestionnaires qua-
vage” du mont Jefferson), en Oregon.
comme un objet géographique, à
lifiaient leurs actions de “respon-
Il s’agissait de saisir ces projets comme
condition de la saisir dans sa forme
sable”, d’“éthique”, de “durable” ;
autant de façons modestes de (bien)
actée, le “bien faire”. Ainsi appré-
ils mettaient en avant ce que nous
répondre à des impératifs plus larges :
hendée, elle se donne à voir comme
avons appelé des pratiques “éthique-
protéger la nature, respecter l’envi-
un processus dans lequel l’espace
tées”. Quatre initiatives en particulier
ronnement et accueillir convenable-
joue à plein : les espaces publics
ont été suivies dans la thèse : la sup-
ment des publics toujours plus nom-
consacrés à la “nature” peuvent être
pression progressive de l’usage des
breux et exigeants.
mobilisateurs et révélateurs du soin
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
ACTUALITÉ
qu’on leur porte. À la fin de cette
cheurs, étudiants et acteurs qui lie-
revanche, dans les trois autres cas
partie, le parti est pris de ne pas
raient notre thèse puissent se nourrir
étudiés, les gestionnaires font autre-
juger de la moralité des pratiques
de ces discours pour, éventuellement,
ment. Ils tissent de nouvelles rela-
de gestion, mais plutôt de tenter de
se forger leur propre avis. Ainsi,
tions avec le public, mais aussi avec une multiplicité de choses.
comprendre pourquoi les acteurs
pour chacune des quatre initiatives
évaluent leurs pratiques comme
de gestion “décortiquées”, il est pos-
De nouveaux publics sont associés
“éthiques” et comment ils procèdent
sible d’entrer en partie dans le
à la gestion des “espaces de nature”.
dans leurs activités.
monde qui l’a fait naître et se dérou-
Sur ces terrains, les gestionnaires
ler. On cerne mieux ce qui compte
expérimentent (ils font différem-
tion” des espaces naturels du point
pour les acteurs, et ainsi il est pos-
ment, à tâtons, ils négocient ce qu’est
de vue des acteurs qui en ont la
sible de comprendre de quel(s)
et ce que devrait être un “espace de
charge ? Pour répondre à cette ques-
point(s) de vue ce qu’ils font est
nature”). Les parcs et jardins ne
tion, nous avons suivi les acteurs
“bien”. La dernière partie de la thèse
sont plus des faits (politiques, scien-
sur le terrain (32 journées d’obser-
puise dans le matériau de la seconde
tifiques, éthiques) indiscutables. On
Que représente une “bonne ges-
vation directe ou participante) et
pour croiser les données et faire
compte sur ces nouveaux publics
procédé à des entretiens semi-direc-
émerger des outils conceptuels à
pour participer à la gestion (prise
tifs (76 interviews d’une heure et
même de cerner les difficultés, les
de décision mais aussi actions
douze minutes, en moyenne). Pour
solutions mais surtout les détours
concrètes comme le ramassage des
compléter, nous avons analysé des
pris par les gestionnaires pour rem-
déchets, par exemple). Certaines
documents d’archives (lettres de
plir leur mission.
personnes viennent aussi rappeler
plainte, comptes rendus de réunion,
Un terrain se détache clairement
(en apostrophant les gestionnaires
plans d’aménagement, communi-
des trois autres, celui du pont
sur le terrain, en écrivant des lettres
cation interne et externe) et sommes
d’Espagne (parc national des
ou des pétitions) que bien traiter la
allée à la rencontre de différents
Pyrénées) où les acteurs chargés du
“nature” ou l’“environnement” ne
publics de visiteurs à l’aide de mini-
projet d’aménagement “éthiquet-
peut se faire au détriment du bien-
questionnaires (187).
tent” leur réalisation tout en conti-
être et du bon accueil des visiteurs
nuant à faire comme d’habitude
(dans la Mount Jefferson Wilderness)
foisonnement de données permis
(business as usual). Les entités “natu-
ou l’esthétique (dans les parcs et
par ce travail approfondi d’enquête.
relles” leur posent des contraintes
jardins de Grenoble). Ces manifes-
Nous avons souhaité valoriser le
Pour cette raison, la deuxième partie
qui ne sont considérées que dans
tations spontanées du public ne sont
de notre thèse est méticuleusement
leur aspect technique. Il ne s’agit
pas vues comme des contraintes par
descriptive, ce qui la rend également
pas de dire qu’ils ont “mal fait” ou
les responsables : ils les considèrent
très longue (350 pages). Chaque
“mal géré” (les résultats du mini-
comme des indicateurs de la
terrain est traité comme une unité
questionnaire montrent que l’amé-
“bonne” gestion qu’ils visent.
de sens. De nombreux extraits de
nagement est un succès du point de
Dans cette dynamique, le moteur
matériau brut sont proposés. Le dis-
vue des touristes), mais les gestion-
de ces mobilisations citoyennes n’est
cours des gestionnaires occupe près
naires ne se servent pas de cette opé-
pas l’attachement à un espace en
d’un tiers de la surface noircie, ce
ration comme d’une occasion de
particulier mais un attachement à
qui est apparu légitime mais n’est
changer de relations avec les tou-
agir, à agir ensemble. Les gestion-
pas répandu dans les travaux doc-
ristes, les riverains, ou même avec
naires comptent aussi – et nous ne
toraux. Nous voulions que les cher-
l’espace dont ils ont la charge. En
nous y attendions pas – sur certains
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
91
CLAIRE TOLLIS
êtres qui ne sont pas humains (les
tants du quatrième étage d’avoir de
pont d’Espagne, où il semble avoir
insectes auxiliaires enrôlés pour lut-
la lumière… Mais ils ne statuent
été décidé une fois pour toutes). Les
ter contre les ravageurs des plantes
pas une fois pour toutes. C’est dans
“espaces de nature” étudiés sont
sont l’exemple le plus parlant de ce
la réitération des choix que les ges-
mis en réseaux avec une multiplicité
changement), ainsi que sur des objets
tionnaires opèrent, qu’ils parvien-
d’autres espaces ou de lieux, ce qui
divers (des panneaux, un site inter-
nent à “bien faire”. Ils prennent
correspond aux espaces de distri-
net, des instruments de mesure, des
acte des demandes auxquelles ils
bution du pouvoir (de la responsa-
banderoles). La responsabilité du
n’ont pas répondu, espérant pouvoir
bilité) concernant le devenir de ces
devenir de ces trois espaces (sur
les satisfaire au prochain coup. La
espaces (des scènes de négociation,
quatre) est ainsi partagée. Elle n’est
précarité, les incertitudes liées à leurs
d’inquiétude, à l’instar des commis-
plus réservée aux gestionnaires, une
choix et à leurs actions sont consi-
sions régionales ou étatiques). En
partie de cette responsabilité est
dérés comme positives. Ils ne sont
partant de tout petits objets d’en-
allouée à d’autres acteurs, à d’autres
jamais sûrs d’avoir “bien fait”, c’est
quête, on peut voir que les initiatives
entités. Des associations hétérogènes
ce qui donne une dimension pro-
observées dessinent a posteriori une
se dessinent.
92
prement éthique à leur façon de
étendue bien plus grande, étendue
D’un point de vue moral, les ter-
prendre en compte un nombre accru
qui correspond aux entités mobili-
rains mettent au jour une multiplicité
de personnes et de choses. L’éthique
sées dans l’action.
de demandes auxquelles les gestion-
qu’ils composent, nous l’avons appe-
L’éthique qui était recherchée à
naires sont sommés de répondre.
lée “éthique du faire avec” pour
travers cette enquête ne se manifeste
Les acteurs font état de certaines
rendre compte de la façon dont les
que sous forme de fragments d’ac-
concurrences morales (qui sont aussi
gestionnaires arbitrent entre une
tions responsables, à des échelles
spatiales) à propos de ce que les
pluralité d’intérêts, de représenta-
plurielles. Ils vont de l’immédiat et
“espaces de nature” devraient être.
tions, de demandes. Ils doivent faire.
du local (des gestes de soin apportés
Ils doivent agir et donc choisir !
Ils répondent par une éthique inclu-
à certains individus), au lointain,
Surtout, ils ont à rendre leurs choix
sive. Ils font avec.
distant dans le temps et dans l’espace
acceptables. La figure du compromis
Sur les quatre espaces observés,
(des décisions prises par certains
semble la plus à même d’éclairer le
les “espaces de nature” cessent d’être
responsables qui se soucient d’un
travail d’arbitrage auquel s’adonnent
l’échelle pertinente de réflexion et
problème ou d’un espace en parti-
les gestionnaires (dans le cas du
d’action, mais ils se maintiennent :
culier et qui allouent, par exemple,
pont d’Espagne, on parlera davan-
certains discours les font exister ;
un budget pour que les gestionnaires
tage d’arrangements feutrés). Dans
les publics sont rassurés par le fait
puissent s’en occuper). Il semble
le compromis, des concessions
que de tels espaces existent, d’autant
que ces fragments d’action (et leurs
morales sont consenties, des dettes
qu’on leur fait croire que la gestion
échelles) ne soient pas isolés : ils
morales sont contractées. Les ges-
répond à une logique de “maîtrise”,
sont connectés, réticulés, grâce au
tionnaires reconnaissent qu’ils ne
alors que les gestionnaires expéri-
rôle que jouent les objets (ils gardent
peuvent répondre à tous : ils ne peu-
mentent. De nouvelles formes se
des traces, pérennisent les décisions
vent pas garantir la solitude à cer-
dessinent néanmoins. Un zonage
et les actions, les délocalisent).
tains sans freiner les activités des
interne plus ou moins décidé, plus
En conclusion, ces différents résul-
autres. Ils ne peuvent pas garantir
ou moins précaire peut être observé
tats nous amènent à suivre, relayer
de l’ombre aux habitants du sep-
sur les quatre terrains : il pourra
et enrichir les propositions du géo-
tième étage en permettant aux habi-
être renégocié (sauf dans le cas du
graphe britannique Jonathan
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
ACTUALITÉ
Murdoch. En 1997, il a construit,
Ces entités qui ne sont pas humaines
humains ont des rôles. Les pratiques
à partir des apports de Bruno Latour
existent à nos côtés et nous connec-
de gestion sont à la fois cadrées (par
et Michel Callon, les bases d’une
tent dans le temps et dans l’espace.
des configurations distantes et glo-
nouvelle géographie. Il part du
Sans ce type de ressources, les
bales, et donc des espaces “macro”)
constat selon lequel la discipline
acteurs ne pourraient jamais espérer
et inscrites dans des lieux précis
géographique est “travaillée” par
agir sur autrui. C’est ce que montre
(localisées). Les liens entre ces dif-
des dualismes qui sont préjudiciables
l’observation du travail des gestion-
férentes échelles sont tissés, portés
à l’analyse des phénomènes socio-
naires : sans les comptes rendus de
et maintenus grâce au rôle que
spatiaux. Ces dualismes sont liés
réunion, les banderoles, les ordina-
jouent les objets. La gestion des
au découpage moderne, récurrent
teurs, les insectes auxiliaires, les
“espaces de nature” est soutenue
en géographie, de catégories comme
fiches de suivi, les panneaux d’in-
par une pluralité de relations. De
la nature/la culture, le sujet/l’objet,
formation… les acteurs ne pour-
ce point de vue, l’action n’est pas
le micro/le macro, l’individu/le col-
raient pas gérer les “espaces de
le propre des acteurs mais des asso-
lectif. Pour Murdoch, comme pour
nature”. Ainsi, il n’y a pas une
ciations et la responsabilité de l’ac-
Latour et Callon, il n’y a pas, d’un
société qui contrôlerait les “espaces
tion est distribuée le long d’une
côté, la société et, de l’autre, le
de nature”, mais des associations
chaîne d’humains et de non-
monde biophysique ou les objets.
dans lesquels humains et non-
humains.
n
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Michel CALLON, “Éléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc”, L’Année sociologique, n° 36, 1986. Bruno LATOUR, “The power of associations”, dans John LAW (dir.), Power, Action and Belief. A New Sociology of Knowledge?, Sociological Review Monograph, Keele, 1986. Bruno LATOUR, “Moderniser ou écologiser ? À la recherche de la Septième Cité”, Écologie politique, n° 13, 1995. Jonathan MURDOCH, “Towards a geography of heterogeneous associations”, Progress in Human Geography, vol. 21, n° 3, 1997.
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
93
LECTURES CRITIQUES
FIN (?) ET CONFINS DU TOURISME INTERROGER LE STATUT ET LES PRATIQUES DE LA RÉCRÉATION CONTEMPORAINE HUGUES FRANÇOIS, PHILIPPE BOURDEAU ET LILIANE PERRIN-BENSAHEL (DIR.) L’Harmattan, 2013
94
Inspiré des ini-
tement des pratiques touristiques.
jouent sur l’imaginaire des vacances
tiatives scienti-
Car le tourisme se métamorphose et
et, par voie de fait, sur les pratiques
fiques anglo-
engendre de nouvelles spatialités, de
et territorialités récréatives. Aussi,
saxonnes aux-
nouvelles sociabilités et temporalités.
les touristes contemporains, en proie
quelles renvoie
C’est pourquoi l’auteur défend l’idée
à une véritable crise identitaire, se
le choix du titre,
que les formes du tourisme contem-
cherchent une nouvelle légitimité en
cet ouvrage est le fruit d’une partie
porain traduisent non seulement une
justifiant le motif de leurs pratiques
des réflexions menées dans le cadre
fin de l’utopie et de l’uchronie – enten-
récréatives ou en privilégiant des
d’un colloque organisé, dans une
dues comme fondements idéologiques
formes de récréation de proximité.
dynamique interdisciplinaire, par le
de l’activité touristique –, c’est-à-dire
L’auteur souligne combien ces crises,
Creppem, Edytem, Irege, Irstea, Pacte-
comme des moyens de rompre avec
propres au fait touristique, recom-
Territoires, Sens et SET à la MSH
les rôles sociaux et les contraintes
posent les relations “Ici-Ailleurs” en
de Grenoble, les 26 et 27 mai 2009.
temporelles imposés par la quoti-
“intégrant des pratiques, des repré-
Les travaux interrogent les recom-
dienneté, mais, plus encore, qu’elles
sentations et des valeurs inédites ou
positions en cours du tourisme, à
recomposent les relations entre “Ici-
renouvelées” (p. 25). Elles se tradui-
l’aune des évolutions de la demande
Ailleurs” (p. 19). Il mobilise alors la
sent par l’essor des pratiques urbaines,
sociale et culturelle en matière de
sémantique d’un après-tourisme pour
la “touristification” des lieux ordi-
pratiques récréatives contemporaines.
caractériser ses dynamiques. Philippe
naires, le renouveau des pratiques
L’hypothèse centrale s’articule autour
Bourdeau souligne combien les nou-
de proximité, le développement des
du fait que les formes du tourisme
velles dynamiques à l’œuvre – exa-
migrations d’agrément, le recentrage
actuel reconfigurent les dynamiques
cerbation des conflits sociaux dans
sur le domicile des pratiques récréa-
sociospatiales et les territorialités tant
le secteur touristique, remise en ques-
tives et le développement des usages
des habitants ou des autochtones que
tion de la mobilité comme facteur
non touristiques des équipements et
des touristes eux-mêmes.
de caractérisation d’une démarche
espaces touristiques. Ainsi s’orchestre
Dès l’introduction, Philippe Bourdeau
touristique, développement de formes
une dialectique entre une altération
précise qu’il s’agit d’appréhender le
d’un anti-tourisme et immersion des
de l’altérité idéalisée par le prisme
fait touristique dans ses mutations,
enjeux géopolitiques au cœur de des-
médiatique de l’ailleurs, au bénéfice
ses transformations, mais aussi dans
tinations identifiées comme touris-
d’un réenchantement de l’ici. Cette
ses permanences et ses résistances à
tiques – marquent la fin de l’acception
dialectique est le moteur d’un foi-
l’innovation, au risque de “radicaliser
consensuelle, formulée par les scien-
sonnement de pratiques récréatives
le point de vue” (p. 18). Cette pré-
tifiques, quant à ce que recouvre le
et de productions de “néoterritoria-
caution prise, il présente la nécessité
tourisme. Il émet l’hypothèse que le
lités” qui mobilisent l’expérimental ;
de prendre en considération les para-
fait touristique est confronté à de
les dynamiques contre-culturelles,
doxes induits par les formes d’émiet-
multiples crises dont les conséquences
alternatives ou transgressives, sanc-
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
ACTUALITÉ
tionnent des postures où les normes
tion sociospatiale dont le tourisme
tiques récréatives nouvelles”, Anne
et codes géoculturels sont renégo-
était jusqu’ici porteur ;
Gaugue présente les pratiques socio-
– soit de la lecture des expériences
géographiques des plaisanciers au
sensorielles et émotionnelles dont les
long cours en mettant en exergue le
évoque l’émergence d’un après-tou-
touristes de la postmodernité seraient
fait que la plaisance “peut être un
risme. Il s’agit alors d’enrichir le débat
avides dans le cadre de leurs pratiques
mode de vie à partir du moment où
relatif à la notion de post-tourisme
sociospatiales récréatives;
des ruptures sont aménagées, ruptures
défini comme “un processus de tran-
– soit de l’étude de la dimension
entre le quotidien et le hors-quotidien,
sition et de reconversion résidentielle
transmoderne des pratiques touris-
rupture entre l’altérité et le familier”
ciés. C’est pourquoi Philippe Bourdeau
des stations et régions touristiques”
tiques, c’est-à-dire de la prise en
(p. 82). Luc Vacher analyse comment,
(sens littéral) et comme “un tourisme
compte de l’hybridation de la recréa-
au regard de leurs temporalités et
postmoderne, renouvelé par des phé-
tion présentée comme manifestation
des rapports aux lieux qu’elles intro-
nomènes de réinventions et d’hybri-
d’un après-tourisme.
duisent, les itinérances des retraités
dations récréatives et géotouristiques
La première partie est intitulée “Le
australiens appellent à s’interroger
qui font la part belle à l’hétérogénéité
tourisme et après ?”. Alain Girard y
sur ce que recouvrent les contours
des nouveaux lieux mis en tourisme
discute la notion de post-tourisme
du tourisme. Souscrivant à l’idée que
et des nouveaux regards, pratiques
qui renvoie à “une dynamique de
ces pratiques récréatives renvoient à
et liens qui s’y déploient, notamment
décloisonnement entre habiter et visi-
un habitat polytopique, l’auteur invite
des jeux acceptés avec l’inauthentique,
ter le monde” (p. 51). Hécate
à “réfléchir à la complexité du rap-
le spectacle, le superficiel, le kitch ou
Vergopoulos présente les représen-
port au temps dans le tourisme”
l’éphémère” (sens élargi) (p. 30-31).
tations sociogéographiques véhiculées
(p. 93). Bernard Schéou évoque la
En effet, l’auteur souligne que “ces
dans les guides consacrés à Paris en
revitalisation des pratiques d’hospi-
deux formes du tourisme sont certes
analysant dans quelles mesures celles-
talité, qui se caractérise par “la décou-
accessibles à l’observation et à l’ap-
ci peuvent recomposer les usages de
verte d’un quotidien habité” (p. 108)
proche empirique… mais n’épuisent
leur territoire du quotidien par les
appréhendée comme support d’une
pas le sujet des mutations et transi-
Parisiens qui, affranchis des dogmes
expérience touristique rendue possible
tions de la relation Ici-Ailleurs dans
de la mobilité, accèdent au statut de
à partir de l’émergence de réseaux
le cadre de nouveaux paradigmes
touristes chez eux. Gwendal Simon
sociaux consacrés à l’hébergement
récréatifs” (p. 31). Dans ce contexte,
évoque la redéfinition du référentiel
collaboratif. Quant à Didier Theiller,
le caractère hétérogène des dyna-
des politiques publiques en faveur
il analyse les formes d’habitat pré-
miques propres au tourisme actuel
du tourisme à Paris. Articulée sur
caires relatives aux activités touris-
peut être appréhendé :
une recomposition des formes d’al-
tiques en évoquant les enjeux de l’accessibilité aux lieux.
– soit à partir de l’analyse des stra-
térité bâtie sur la découverte d’une
tégies de planification urbaine des
“authenticité parisienne” et d’une
La troisième partie s’articule autour
stations touristiques entendues
hybridation des fonctionnalités des
des enjeux relatifs à “de nouveaux
comme éléments caractéristiques de
lieux, dont l’opération Paris-Plages
horizons aux confins du monde”.
la modernité ;
est la plus emblématique, cette stra-
David Goeury propose un article
– soit de l’examen de la surenchère
tégie communicationnelle sanction-
consacré aux pratiques touristiques
promotionnelle, conceptualisée dans
nerait l’avènement d’un post-tourisme
des élites qui, par l’ascèse inhérente
une perspective hypermoderne afin
à Paris.
de renforcer les processus de distinc-
Dans la seconde partie, “Des pra-
à l’effort physique ou au dévouement humanitaire, cherchent à réaffirmer
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
95
LECTURES CRITIQUES
96
le processus de distinction sociale
duction culturelle de la société, à tra-
étudie le cas du jaïloo tourisme au
garanti par le choix de destinations
vers la récréation dialogique d’une
Kirghizstan comme moteur de refor-
enclavées, qualifiées par l’auteur
identité et par là sa réaffirmation”
mulations identitaires. Elle met en
“d’hétérotopiques”, c’est-à-dire
(p. 155). Julien Gardaix présente les
évidence le fait que la mise en tou-
comme “des espaces miroirs de la
nouvelles pratiques touristiques à
risme de la figure du nomade kirghize
société de consommation où peuvent
l’heure de la mondialisation. Il s’at-
permet aux habitants de renouer avec
se mettre en scène des touristes néo-
tache, plus particulièrement, à la
la culture et les traditions nomades,
aventuriers” (p. 127). Mahalia
question de la mise en scène icono-
de “renégocier leur identité dans le
Lassibille étudie le tourisme culturel
graphique des destinations touris-
contexte post-soviétique multieth-
chez les Peuls Wodabee au Niger, en
tiques, rendue possible par la déma-
nique” et de caractériser “une lutte
démontrant que les acteurs touris-
térialisation de l’information, en affir-
des Kirghizes pour leur indépen-
tiques, représentés à la fois par les
mant que “le pouvoir de l’image est
dance” (p. 202). Gisèle Dalama ana-
autochtones et les touristes, cherchent
une étape dans la récréation mais
lyse la restructuration de l’espace
“à dépasser l’appréhension du tou-
[que] son impact est limité face à
insulaire réunionnais à partir “d’un
risme culturel comme une catégorie
l’expérimentation” (p. 171). Dans
paradoxe où le vide territorial décrété
homogène pour l’envisager comme
ce contexte, l’auteur évoque le fait
pour une île déserte tropicale a été
un ensemble de processus interac-
qu’il y a “des constructions d’espaces
à l’origine de la mise en place de
tionnels à décliner dans le temps”
autour d’archétypes spatiaux à ancrer
confins qui aujourd’hui se perçoivent
(p. 142). Dans ce contexte, les pra-
dans les mentalités” (p. 168).
comme des territoires touristiques
tiques culturelles locales s’imbriquent
Quant à la quatrième partie, elle
[et qui s’articulent] en réseaux de
avec les demandes sociales formalisées
s’intitule “Quels enjeux d’acteurs et
lieux” (p. 205). Elle évoque le fait
par les touristes et par les autorités
de territoires”. Isabelle Sacareau, Luc
que le vide est un paramètre consti-
politiques nationales qui, dans le
Vacher et Didier Vye s’interrogent
tutif des confins. Or, cette construc-
cadre d’une mise en scène, les ins-
sur la place qu’il convient de réserver
tion d’espaces situés aux confins du
trumentalisent, au risque de les faire
à l’analyse des résidences secondaires
monde confère également à l’île de
basculer dans le folklore. Céline
dans les études consacrées au tou-
La Réunion son motif d’attractivité.
Travesi analyse les contours du tou-
risme. En analysant les usages des
L’auteur montre comment l’île est
risme aborigène Bardi Jawi, en
résidences secondaires par les
réhabilitée par le tourisme qui, à tra-
Australie occidentale. Elle met en
Britanniques implantés en Poitou-
vers la mobilisation de l’idée de
exergue les choix des autochtones
Charentes, les auteurs statuent sur
confins comme vecteur de différen-
dans l’arbitrage des stratégies de mise
le fait qu’ils se situent bien aux confins
ciation, autorise des processus de
en tourisme socioculturel et territorial.
du tourisme. Cela dit, ils insistent,
reterritorialisation fondés sur la valorisation patrimoniale.
Elle interroge “le moment de l’inter-
malgré tout, sur la nécessité d’analyser
action touristique en postulant l’exis-
les vertus de la résidence secondaire,
Malgré les propositions formulées
tence d’une redéfinition interculturelle
dans la mesure où elle autorise une
par Philippe Bourdeau, les contribu-
de l’altérité et de l’identité au sein de
requalification des espaces touris-
tions s’éloignent quelque peu de la
cette interaction” (p. 157). Forte de
tiques d’un point de vue tant de leur
grille de lecture proposée vis-à-vis de
cette hypothèse, elle évoque l’idée
fonctionnalité que de leurs usages
l’analyse de la fin et des confins du
que le “tourisme n’artificialise pas
sociaux, de leur attractivité ou de
tourisme, entendues éléments propices
la culture bardi jawi, mais contribue
leurs impacts sur les représentations
à discuter l’avènement d’un après-
à la fois au changement et à la repro-
collectives. Johanne Pabion Mouriès
tourisme. En effet, même si les auteurs
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
ACTUALITÉ
s’efforcent d’interroger les dyna-
ontologique ou sensible… Sans doute
que les indicateurs économiques
miques socioculturelles et les néoter-
s’ouvrent là des perspectives de
témoignent de la vitalité de certaines
ritorialités qui caractérisent le tou-
recherche qui, plus que de statuer
formes du tourisme moderne, incar-
risme actuel, l’ouvrage se compose
sur ce qui les caractérise, pourraient
nées par des stations parfois décrétées
de quatre parties qui ne segmentent
identifier ce que la fin et les confins
obsolètes. Dès lors, ne conviendrait-
peut-être pas suffisamment l’analyse
du tourisme dévoilent en termes de
il pas de poursuivre le débat épisté-
autour de l’entrée paradigmatique
productions sociospatiales hybrides
mique relatif à la césure sémantique
propre à la modernité, à l’hypermo-
et récréatives présentées comme les
et conceptuelle entre, d’une part, la
dernité, à la postmodernité ou à la
marqueurs d’un après-tourisme.
notion de post-tourisme, pensée
transmodernité. En effet, il semblerait
Le texte conclusif de Christophe
comme manifestation d’une crise du
que les auteurs s’interrogent davan-
Gauchon, relatif aux bilans et pers-
tourisme dont l’acception ne souf-
tage sur les éléments qui permettraient
pectives critiques, rappelle combien
frirait d’aucune controverse, et d’autre
de statuer sur une manifestation
l’hybridation des temps, des pratiques
part, celle de la récréation qui ren-
socioculturelle et territoriale d’une
et des espaces constitue le ressort des
verrait à des pratiques sociospatiales
fin du tourisme (appréhendé dans
mutations du tourisme. Néanmoins,
et des territorialités qui sanctionne-
son acception consensuelle afin de
qu’indiquent ces formes d’hybrida-
raient un après-tourisme ? Les pra-
caractériser l’idée d’un post-tourisme)
tions des pratiques récréatives sur le
tiques récréatives contemporaines ne
plus que sur celle d’un après-tourisme.
rapport au monde, c’est-à-dire sur
seraient-elles pas l’expression d’une
Quant à l’idée de confins, elle est
l’habitabilité des lieux présentée, non
revitalisation des utopies et tempo-
probablement trop souvent abordée
pas comme mode d’expression d’un
ralités portées au XVIIIe siècle par les
à partir de l’analyse d’horizons tou-
habitat polytopique auquel renver-
élites anglo-saxonnes qui, sans for-
ristiques qui renvoient au lointain.
raient les seules mobilités géogra-
maliser de motif touristique autre
Le terme de confins du tourisme
phiques, mais bien comme l’oppor-
que celui de combattre l’oisiveté et
aurait peut-être mérité d’être appré-
tunité d’une “recosmisation de l’exis-
de prévenir le spleen, partaient à la
hendé également comme une forme
tence” (Berque, 2008) ? Autrement
conquête d’horizons sociospatiaux
de réenchantement de l’ici, rendu
dit, la question du rapport à l’altérité
et territoriaux en espérant qu’ils soient
efficient par l’intermédiaire des pra-
établi dans le cadre des pratiques
surtout supports à l’exploration de
tiques récréatives innovantes, trans-
récréatives actuelles ne pourrait-elle
leur être au monde ?
gressives, sensibles, hors normes,
pas être appréhendée à l’aune de la
dont certaines sont réalisées dans un
complexification des manières dont
LUDOVIC FALAIX
cadre sociogéographique quotidien.
les individus vivent, révèlent, s’im-
UNIVERSITÉ DE CLERMONT-FERRAND
Les travaux auraient pu traiter des
prègnent du “génie des lieux” (Pitte,
enjeux que recouvrent les statuts et
2010) et donc habitent les espaces
les pratiques de la récréation contem-
afin d’y élaborer leurs territorialisa-
poraine, annoncés en titre, en termes,
tions ?
non pas de finitude du tourisme mais
Enfin, alerté lors du colloque par
de finalité, c’est-à-dire d’intention-
Isabelle Frochot, Emmanuelle
n
Références bibliographiques Augustin BERQUE, “Trouver place humaine dans le cos-
nalités, d’objectifs, de postures, de
George-Marcelpoil et Vincent Vlès,
mos”, Echogéo [En ligne], vol. 5, 2008
demandes, d’attentes…, d’un point
Christophe Gauchon souligne la
[http://echogeo.revues.org/3093].
de vue tant social que culturel, poli-
nécessité de ne pas s’arrêter à ce qui
Jean-Robert PITTE, Le génie des lieux. Pour la géogra-
tique, géographique, existentiel, voire
caractérise la fin du tourisme, d’autant
phie, 2010, CNRS éditions, 2010.
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
97
LECTURES CRITIQUES
POUR UNE SOCIOLOGIE DE L’ENVIRONNEMENT BERNARD KALAORA ET CHLOÉ VLASSOPOULOS Champ Vallon, 2013
Pour une socio-
proche républicaine, centraliste et
anglo-saxons (Emerson, Thoreau,
logie de l’envi-
analytique lorsqu’il s’agit de conce-
Marsh…), figures emblématiques
ronnement, de
voir et de programmer les politiques
du courant transcendental, a été très
Bernard Kalaora
publiques environnementales.
faible en France, marquant une dif-
et Chloé Vlasso-
férence forte et une spécificité dans
poulos peut se
tance française avec le paradigme
la déclinaison des cadres cognitifs
saisir comme un plaidoyer pour invi-
et la pensée environnementales, les
d’analyse des pratiques sociales.
ter la recherche française en sciences
auteurs nous proposent un long che-
Concernant l’histoire de la pensée
sociales et les institutions publiques
minement dans l’univers des sciences
sociologique, la place prépondérante
à prendre au sérieux la sociologie de
sociales et humaines, ainsi que dans
occupée par une sociologie déter-
l’environnement. Pour les auteurs, la
les rouages de l’institution française.
ministe et structuraliste explique
question de l’environnement est deve-
Ces deux entrées servent de cadre à
aussi cette distance au paradigme
nue centrale pour penser les enjeux et
l’architecture de l’ouvrage.
environnemental. Durkheim, puis
résoudre les problèmes contempo-
La première partie décortique la
Bourdieu seraient les représentants
rains ; elle nécessite toutefois, pour
sociologie de l’objet d’étude environ-
les plus illustres de cette lecture des
se l’approprier, de modifier radica-
nemental, tel que celui-ci a été appro-
faits sociaux par la prédominance
lement les pratiques institutionnelle
prié par la recherche française, du
accordée au social. Les auteurs
et scientifique, telles que construites
XIX
siècle jusqu’à aujourd’hui. La
démontrent avec finesse la pertinence
et développées en France depuis la
perspective scientifique consiste à
de leur propos par l’analyse de l’his-
siècle. Pour convaincre
montrer l’absence de la pensée envi-
toire du champ de la recherche envi-
fin du
98
Pour rendre compte de cette dis-
e
XIX
e
de cette nécessité et argumenter cette
ronnementale sur la scène française
ronnementale. Une des richesses de
prise de position, les auteurs nous
par comparaison avec son ancrage
cet ouvrage est de présenter la
invitent à relire, au regard de la ques-
fort dans d’autres pays tels que
fabrique de cette recherche française,
tion environnementale, l’histoire de
l’Angleterre, l’Allemagne et les États-
ancrée dans des cadres cognitifs aca-
la pensée scientifique et des pratiques
Unis. Cette situation s’explique par
démiques qui ne lui permettent pas
institutionnelles et politiques fran-
la fabrique d’une dominante épis-
de constituer un champ autonome,
çaises. La France serait l’un des pays
témologique, philosophique et théo-
légitime et scientifique autour de
les plus rétifs à la pensée et à l’action
rique au sein de la sociologie fran-
l’objet environnemental. La critique
environnementales : d’une part, par
çaise. La France serait le berceau
porte aussi bien sur le rôle négatif
son lien historique avec le paradigme
d’une philosophie morale dualiste
des ministères chargés des questions
scientiste et la sociologie durkhei-
qui accorde le primat à la raison sur
environnementales, marqués par la
mienne et positiviste au niveau de
le sensible, au cartésianisme sur l’em-
pensée technocratique et les décou-
la recherche sociologique ; d’autre
pirisme, à l’esprit sur le corps et la
pages sectoriels des politiques
part, par la prédominance de l’ap-
nature. L’influence des penseurs
publiques, que sur les institutions
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
ACTUALITÉ
de recherche, trop encastrées dans
téressent aux pratiques telles qu’elles
tation des néo-mouvements sociaux,
des approches linéaires et discipli-
se font et se défont dans des ajuste-
de l’écologisme et des approches
naires. L’ouvrage présente avec
ments relationnels entre les actants
sanitaires qui sensibilisent les opi-
moult exemples comment les diffé-
en interaction, est aux antipodes du
nions publiques à ces valeurs mon-
rentes institutions et disciplines se
positivisme et de la pensée scienti-
tantes. Une critique est portée sur
sont appropriées la question envi-
fique analytique. En référence à ce
le manque de présence des sciences
ronnementale ; il expose les évolu-
courant sociologique inspiré des tra-
de l’environnement dans la façon
tions historiques et conjoncturelles
vaux de Callon, Latour, Boltanski,
de traiter les questions sanitaires en
de leur manière de penser et de défi-
Thévenot ou encore Chateauraynaud,
France, qui reste ancrée dans une
nir des méthodes et investigations
le propos consiste à montrer combien
lecture très médicale et hygiéniste,
d’étude.
la problématique des sciences envi-
dans la continuité des pratiques ins-
La fin de cette première partie
ronnementales est étroitement liée à
titutionnelles et des cadres cognitifs
présente les conditions épistémolo-
ces nouveaux cadres cognitifs. Une
issus de la modernité. Le chapitre V
giques d’une sociologie de l’environ-
position relativiste des disciplines
aborde l’entrée des institutions
nement en phase avec les avancées
scientifiques, des acteurs, des publics
publiques dans l’ère environnemen-
théoriques de la recherche sociolo-
et des institutions est ainsi annoncée
tale, en décryptant les processus par
gique et les enjeux contemporains.
pour repenser les liens entre les savoirs
lesquels ces administrations se sont
Une perspective interdisciplinaire est
sacrés et profanes et entre la
appropriées ces questions. La pers-
avancée pour saisir cet objet, situé
recherche, les acteurs de terrain, les
pective sociologique consiste à pré-
au carrefour du social et du biolo-
territoires et les habitants. La science
senter la difficulté des politiques
gique, des sciences du vivant et des
sort ainsi de sa position surplombante
publiques modernes à s’investir dans
sciences sociales. L’environnement
et bachelardienne pour repenser sa
un nouveau cadre cognitif et insti-
est un objet complexe qui nécessite
place dans la fabrique des connais-
tutionnel pour traiter ces problèmes.
de prendre des distances avec les
sances et des modes d’intervention
L’analyse détaillée des actions
visions naturalistes, hygiéniques et
et d’action.
publiques autour de la création du
technocratiques. Il se qualifie par
La deuxième partie propose une
ministère de l’environnement dévoile
des propriétés qui en font un objet
lecture politique, sociétale et mondiale
les jeux politiques ambigus des ins-
en mouvement, engagé dans des pro-
de ce sujet, permettant d’observer
titutions françaises. Pour appuyer
cessus et des recombinaisons en fonc-
la manière dont les questions envi-
leur propos, les auteurs, en appli-
tion des systèmes dans lesquels il se
ronnementales sont traitées dans les
quant le cadre théorique de la socio-
situe. Dès lors, prendre en compte
institutions contemporaines et com-
logie pragmatique, analysent diffé-
l’environnement dans la manière de
ment elles s’inscrivent dans les agen-
rents sujets inscrits dans les agendas
penser le social induit de s’intéresser
das des politiques publiques. La
politiques depuis les années 1970.
aux interactions biophysiques qui
démarche consiste à montrer et à
L’étude détaillée des questions de
interfèrent sans cesse dans nos modes
analyser les différentes sphères dans
protection du paysage, de pollutions
de pensée, de sentir et d’agir. Un
lesquelles ces questions sont présentes
automobile ou agricole, de canicule
renversement épistémologique s’im-
et traitées pour dévoiler leur niveau
ou de politique générale via le
pose pour s’engager dans un tour-
de développement, d’une part, et la
“Grenelle de l’environnement”
nant paradigmatique qui fasse la
faiblesse des réponses institution-
illustre de façon remarquable les
part belle au pragmatisme. Ce détour
nelles, d’autre part. L’ouvrage
incohérences
par les sciences de l’action, qui s’in-
consacre le chapitre IV à la présen-
publiques, dans leur difficulté à chan-
des
politiques
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
99
LECTURES CRITIQUES
100
ger de référentiels d’analyse et d’ac-
d’action et décisionnels inédits pour
Thoreau doivent être les garants
tion.
le meilleur et pour le pire. Une des
de cette disposition au libre arbitre
Enfin, la dernière partie s’ouvre
solutions envisagées par les auteurs
permettant la fabrique d’une action
sur l’étranger et présente les nou-
est l’instauration de la résistance
collective, engagée dans la gestion
veaux enjeux planétaires en s’ins-
politique et de l’activisme local
des biens collectifs. D’où le rôle
pirant, entre autres, de la sociologie
comme principe d’action actif dans
important que doit jouer la natu-
de Giddens. L’entrée dans l’ère envi-
la déclinaison d’une éthique envi-
ralité, cette nature des profondeurs,
ronnementale “globalisée” boule-
ronnementale responsable. Les
dans la formation des caractères et
verse les cartes politiques et éco-
logiques d’intervention propres à
des dispositions individuelles enga-
nomiques internationales, produi-
l’action collective deviennent plus
gées dans la reconnaissance de l’en-
sant une réorganisation du monde.
complexes, ancrées dans des pro-
vironnement comme composante
Une gouvernance mondiale est en
cessus enchevêtrés de concertation,
fondamentale du vivre ensemble…
cours de construction dans cette
de participation et de dialogue.
Un livre incontournable pour tout
société de la mobilité et des inter-
Mais elles sont incontournables
ceux qui veulent se familiariser avec
actions multiples au sein de laquelle
pour limiter les jeux de pouvoir
l’histoire et la sociologie de l’envi-
“l’expert global” va occuper un
hégémoniques exprimés par les
ronnement en France.
rôle important dans le management
experts, les représentants de la
des vulnérabilités. Un néo bio-pou-
science formelle et les acteurs de la
voir est en train de se mettre en
sphère technocratique. Dès lors, la
JEAN CORNELOUP
place, en référence à la pensée de
réflexivité chère à Giddens et la
UNIVERSITÉ DE CLERMONT-FERRAND
Foucault, qui va instaurer des cadres
capacité à résister exprimée par
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
n
ACTUALITÉ
NATURES BUISSONNIÈRES : DÉFOULEMENT, CONTESTATION OU TRANSITION VERS UN AUTRE HABITER RÉCRÉATIF ? APPEL À CONTRIBUTIONS NATURE & RÉCRÉATION N° 2 (PARUTION PRÉVUE : NOVEMBRE 2014) SOUS LA DIRECTION DE
BARBARA ÉVRARD PHILIPPE BOURDEAU
L
[barbara.evrard@u-psud.fr] [philippe.bourdeau@ujf-grenoble.fr]
a récréation de masse est deve-
facto, des comportements attendus
Cet appel à contributions vise à
nue une forme de divertisse-
et le marketing expérientiel recyclent
interroger la place et les caractéris-
ment parmi d’autres ; les pratiques
les fondements, dépolitisés, du situa-
tiques de ces pratiques dissidentes
de nature ne font pas exception à
tionnisme.
dans les sociétés contemporaines.
cette tendance. Des dynamiques de
Dans le même temps, les pratiques
Les pratiques récréatives, pour ceux
normalisation, d’institutionnalisation
d’exploration, le tourisme expéri-
qui ne les envisagent pas comme de
et de marchandisation sont à l’œuvre
mental, les équipements détournés
simples dérivatifs ludiques, pour-
là où ont longtemps prévalu l’ins-
et de multiples formes buissonnières
raient peut-être se concevoir comme
piration, le bricolage et un certain
de pratiques prospèrent. Par d’in-
reconquête d’une autonomie perdue
anticonformisme. Participant au pro-
cessants contournements, détour-
face à l’hétéronomie économique,
cessus de réinvention et d’extension
nements et braconnages (de Certeau,
juridique ou environnementaliste.
de la ville, le modèle des parcs (skate,
1980), ces pratiques jouent avec les
Là où certains sociologues, à l’instar
snow, bike, acrobatiques, etc.) se
codes et les contours culturels, cor-
de Dubet (1994), observent la fra-
généralise ; il fait émerger des lieux,
porels et géographiques de l’expé-
gilité des identités induisant la pra-
des sites et des territoires urbanisés
rience récréative. Comment, alors,
tique d’un “bricolage de sens”, les
et artificialisés (Lazzarotti, 1995).
nommer et définir ces divergences
divergences récréatives pourraient
Devenus mobiles, les urbains dépla-
récréatives au sein d’un champ lexical
jouer un rôle de reconstruction iden-
cent les frontières de la ville (Viard
qui se décline de la contre-culture à
titaire…
et Hervieu, 1996) et “aseptisent” les
l’underground, de la résistance du
Quel est alors l’appareil théorique
“terrains de jeu”. L’aménagement
consommateur à la réserve dissidente
et méthodologique approprié pour
des espaces de pratique fabrique, de
(Maffesoli, 1979) ?
aborder les processus et les signifi-
M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1
101
APPEL À CONTRIBUTIONS
cations du versant off du champ
par ces activités qui se posent à
récréatif, qui oscille en permanence
contre-courant des offres, des pra-
4. La relation à la nature et à l’ha-
entre jeu et transgression, ostentation
tiques de nature actuelles et de leurs
biter récréatif. Il s’agit d’examiner
et clandestinité, résistance et créa-
codes culturels, éthiques ou écono-
les manières selon lesquelles les dis-
tivité ?
miques. Les sports de nature consti-
sidences récréatives réinterrogent,
La revue Nature & Récréation,
tuent, en eux-mêmes, une offre spor-
ou non, la relation à la nature des
pour son numéro 2, invite les cher-
tive hétérogène propice à une dyna-
sociétés urbaines contemporaines.
cheurs issus de l’ensemble des dis-
mique d’innovation. Dans quelle
S’offrent-elles comme pur défoule-
ciplines des sciences humaines et
mesure les usages non conformes
ment, comme avant-garde contre-
sociales à soumettre des articles scien-
perturbent-ils l’ordre établi, l’orga-
culturelle ou comme exploration
tifiques qui interrogent les enjeux
nisation sportive et spatiale existante
utopique d’une relation à la nature
de connaissance et d’approche des
et renouvellent-ils, eux aussi, le sys-
renouvelée ? Le cas échéant, en quoi
contre-cultures, des contre-lieux et
tème récréatif ? À partir du potentiel
et comment cette relation peut-elle
des contre-temps récréatifs, notam-
de créativité ou d’innovation des
être envisagée en termes d’“habiter”
ment à partir de quatre thématiques
divergences observées, il sera possible
et de transition récréative ?
principales, non exclusives.
de questionner leur capacité de
1. L’identification des acteurs et des formes de dissidences, de transgressions et de déviances observables
102
sent-ils face à ces dissidences ?
renouvellement des pratiques et des cultures sportives. 3. La gestion publique, politique et
Les textes (entre 30 000 et 50 000 caractères espaces compris et bibliographie incluse)
dans les espaces sportifs de nature.
la mise en scène médiatique de ces
seront soumis sous format word
Les propositions viseront à carac-
modes de pratiques. Alors que les
avant le 30 juin 2014 :
tériser ces natures buissonnières, à
thèmes de l’insolite, du hors pistes,
revue@sportsnature.org [www.nature-et-recreation.com]
en comprendre la signification pour
du hors sentiers battus font florès
les pratiquants, à identifier les repré-
dans la communication touristique
n
sentations auxquelles elles renvoient
des collectivités locales et dans les
et ce qui les distingue des autres dis-
publicités des équipementiers sportifs,
sidences sportives. Les pratiques de
dans quelles conditions ces trans-
nature produisent-elles des trans-
gressions se développent-elles ?
gressions inédites, ou ne font-elles
S’affichent-elles dans l’ombre ou,
Michel
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
DE
CERTEAU, L’Invention du quoti-
que reproduire les divergences “ordi-
au contraire, dans l’espace public ?
dien, 1. Arts de faire, Gallimard, 1980.
naires” actives dans le champ sportif
Quel est le regard médiatique, poli-
François DUBET, Sociologie de l’expérience,
ou social ? Il s’agira également d’ana-
tique, économique et juridique porté
Seuil, 1994.
lyser les facteurs, les freins, les leviers
par la société ? On pourra aussi cher-
Olivier LAZZAROTTI, Les loisirs à la
et les espaces temps de ces pratiques
cher à comprendre comment sont
conquête des espaces périurbains,
non conformes. Quelles marges,
gérés ces détournements et ces trans-
L’Harmattan, 1995.
périphéries et interstices socio-spa-
gressions et comment les modalités
Michel MAFFESOLI, La violence totalitaire.
tiaux investissent-elles ? Dans quelles
de contrôle sont mises en place. De
Essai d’anthropologie politique, Puf, 1979.
temporalités se déploient-elles ?
l’interdiction à la tolérance ou à l’in-
Jean VIARD et Bertrand HERVIEU, Au bon-
2. L’analyse des processus par les-
tégration, comment les pouvoirs
heur des campagnes (et des provinces), édi-
quels le champ récréatif peut se trou-
publics, le mouvement sportif et les
tions de l’Aube, 1996.
ver transformé, perturbé ou réinventé
autres usagers de la nature réagis-
N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4
CONSEIL SCIENTIFIQUE Bernard Andrieu, philosophe - Université de Lorraine (France) n Paul Arseneault, gestionnaire (gestion
des entreprises et des organismes touristiques) - Université du Québec à Montréal (Canada) n Jean-Pierre
Augustin, géographe - Université de Bordeaux-Montaigne (France) n Igor Babou, sciences de l’information
et de la communication - Université de la Réunion (France) n Augustin Berque, géographe et orientaliste -
EHESS n Nathalie Blanc, géographe - Université Paris Diderot-Paris 7 (France) n Patrick Bouchet, Staps
(étude du consommateur) - Université de Bourgogne (France) n Christian Bromberger, anthropologue Université d’Aix-Marseille (France) n Cécilia Claeyes-Mekdade, sociologue - Université d’Aix-Marseille
(France) n Bernard Debarbieux, géographe - Université de Genève (Suisse) n Christophe Gibout, sociologue - Université du littoral-Côte d’Opale (France) n Jean Griffet, sociologue - Université d’Aix-
Marseille (France) n Jean Harvey, sociologue - Université d’Ottawa (Canada) n Bernard Kalaora, sociologue - Université de Picardie Jules-Verne (France) n Margarita Latiesa, sociologue - Université de
Paraíba (Brésil) n David Le Breton, sociologue - Université de Strasbourg (France) n Sylvain Lefebvre,
géographe - Université du Québec à Montréal (Canada) n Jacques Lolive, politologue - Université PierreMendès France à Grenoble (France) n Ana Maria Luque Gil, géographe - Université de Malaga (Espagne)
n Pilar Martos Fernández, sociologue - Université de Grenade (Espagne) n André Micoud, sociologue Université Lumière Lyon 2 (France) n David Moscoso, sociologue - Institut d’études sociales d’Andalousie
(Espagne) n Florence Pinton, sociologue - Agroparistech (France) n Gilles Rotillon, économiste -
Université Paris Ouest Nanterre-La Défense (France) n Dominik Siegrist, géographe - Hochschule für
Technik Rapperswil (HSR) (Suisse) n Olivier Sirost, sociologue - Université de Rouen (France)
Le rôle du conseil scientifique est de parrainer la revue. Il examine les orientations de la revue et, le cas échéant, propose au comité de rédaction de nouvelles orientations, en fonction notamment de l’évolution des problématiques de recherche. Il participe à la bonne diffusion des appels à contributions et, éventuellement, propose des lecteurs.
Nature & Récréation accueille des articles en français ou en anglais. Les articles de la rubrique “recherche” sont soumis à une double évaluation anonyme. Les premiers articles reçus par la revue ont été évalués par, outre les membres du comité de rédaction : Bernard Andrieu
n Isabelle Mauz n Pierre Le Quéau n Sébastien Stumpp
Pour en savoir plus : www.nature-et-recreation.com
ÉDITEUR
au capital de 6 800 €
SARL ETE
RCS PARIS B 344 657 390 6, rue Cels, 75014 Paris
COMITÉ DE RÉDACTION Olivier Aubel, maître assistant, sociologie - Université de Lausanne (Suisse),
Groupe de recherche de l’Institut des sciences du sport de l’Unil n Olivier Bessy, professeur des universités, sociologie - Université de Pau et des Pays de l’Adour,
VENTES,
Laboratoire UMR SET n Malek Bouhaouala, maître de conférences, économie -
ABONNEMENTS
Tél. 01 43 27 55 90 • Fax 01 45 38 71 01
Université Joseph-Fourier Grenoble, Laboratoire Sens n Philippe Bourdeau,
[ventes@revue-espaces.com]
professeur des universités, géographie - Université Joseph-Fourier Grenoble, UMR
TARIFS
Université Claude-Bernard Lyon I, Centre de recherche et d’innovation sur le
Abonnements (2 numéros par an) :
ordinaire, 95 € ; étranger, Dom-Tom, 100 € Prix au numéro :
Pacte-Territoires n Éric Boutroy, maître de conférences, anthropologie sport n Jean Corneloup, maître de conférences (HDR), sociologie - Université
Blaise-Pascal Clermont-Ferrand, UMR Pacte-Territoires, rédacteur en chef de Nature & Récréation n Éric De Léséleuc, professeur des universités, sociologie -
France, 50 € ; étranger Dom-Tom, 55 €
INS HEA, Suresnes, Grhapes n Barbara Évrard, maître de conférences,
GÉRANTE,
Falaix, maître de conférences, géographie - Université Blaise-Pascal Clermont-
DIRECTRICE DE LA PUBLICATION
Claudine Chaspoul
sociologie - Université de Paris-Sud 11, Unité de recherche CIAMS n Ludovic
Ferrand, Laboratoire Acté (activité, connaissance, transmission, éducation) n Julien Fuchs, maître de conférences, histoire - Université de Brest, Centre de
RÉDACTEUR
recherche bretonne et celtique n Frédéric Guyon, maître de conférences (HDR),
EN CHEF
sociologie - Université de Besançon, EA C3S (culture, sport, santé, société) n
Jean Corneloup
Pascal Lièvre, maître de conférences (HDR), gestion - Université Blaise-Pascal RÉVISION : Danièle Bouilly, Élodie Gillibert, Brigitte Matron
Clermont-Ferrand, Centre de recherche clermontois en gestion et management
n Pascal Mao, maître de conférences, géographie - Université Joseph-Fourier Grenoble, UMR Pacte-Territoires n Antoine Marsac, maître de conférences,
ILLUSTRATION COUVERTURE
© Hakki Arslan - Fotolia.com
sociologie - Université de Bourgogne, Laboratoire socio-psychologie et
management du sport n Rozenn Martinoia, maître de conférences (HDR), économie - Université Pierre-Mendès France à Grenoble, Centre d’études et de
IMPRIMEUR : Jouve - 1, rue du Docteur Sauvé
recherches appliquées en gestion (Cérag) n Jean-Pierre Mounet, maître de
53100 Mayenne
conférences (HDR), sociologie - Université Joseph-Fourier Grenoble, UMR Pacte-
DÉPÔT LÉGAL : mai 2014
Université Claude-Bernard Lyon I, Centre de recherche et d’innovation sur le
COMMISSION
PARITAIRE
Territoires n Cécile Ottogalli-Mazzacavallo, maître de conférences, histoire -
: en cours
sport (Cris) n Michel Raspaud, professeur des universités, sociologie - Université
La loi du 11 mars 1957 n’autorisant que “les copies ou
Joseph-Fourier Grenoble, Laboratoire sport et environnement social (Sens) n
reproductions strictement réservées à l’usage privé du
Gilles Raveneau, maître de conférences, anthropologie - Université Paris Ouest
copiste, et non destinées à une utilisation collective”, toute représentation ou reproduction faite sans le
Nanterre-La Défense, Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative
(Lesc) n Véronique Reynier, maître de conférences, psychosociologie - Université
consentement de l’éditeur est illicite et constitue une
Joseph-Fourier Grenoble, Laboratoire sport et environnement social (Sens) n
contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants
Frédérique Roux, maître de conférences (HDR), droit - Université Claude-
du code pénal. SARL ETE © tous droits de reproduction,
Bernard Lyon I, Centre de recherche et d’innovation sur le sport (Cris) n Anne-
de traduction, d’adaptation réservés pour tous pays ©
Sophie Sayeux, maître de conférences, anthropologie - Université Blaise-Pascal
Éditions ETE
Clermont-Ferrand, Laboratoire Acté (activité, connaissance, transmission,
Les articles sont publiés sous la responsabilité
éducation) n Bastien Soulé, professeur des universités, sociologie - Université
de leurs auteurs.
Claude-Bernard Lyon I, Centre de recherche et d’innovation sur le sport (Cris)