Nature et recreation numero 1

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NATURE & RÉCRÉATION

RÉCRÉATION

WWW.REVUE-ESPACES.COM PLATE-FORME DE VENTE ESPACES, NATURE & RÉCRÉATION, MONDES DU TOURISME)

MAI 2014 SEMESTRIELLE

nature &

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DOSSIER : LA NATURALITÉ EN MOUVEMENT

WWW.NATURE-ET-RECREATION.COM SITE DE PRÉSENTATION DE LA REVUE NATURE & RÉCRÉATION

N°1 • MAI 2014

LES SERVICES EN LIGNE DES ÉDITIONS ESPACES

N°1

DOSSIER

LA NATURALITÉ EN MOUVEMENT Introduction au dossier La naturalité en mouvement : environnement et usages récréatifs en nature. Le sauvage est-il une dimension forte des pratiques récréatives actuelles et à venir ? Jean Corneloup Chroniques scientifiques Natura natura semper (La nature sera toujours à naître). Un point de vue mésologique Augustin Berque Une “cosmotique” immersive. Pour une écologie corporelle en première personne Bernard Andrieu Recherche Les formes de la naturalité forestière Pierre Le Quéau Construire la nostalgie de la forêt : tourisme chamanique en Amazonie Sébastien Baud Le nouveau sauvage dans la modernité réflexive Jacques Lolive L’essor des centres naturistes en France (du XIXe au milieu du siècle). Vers une redéfinition sportive d’une nature sauvage ? Sylvain Villaret

XXe

NATURE & RÉCRÉATION • revue pluridisciplinaire de recherche en sciences sociales sur les pratiques récréatives en nature



SOMMAIRE

ÉDITORIAL

ACTUALITÉ

Nature & Récréation, revue pluridisciplinaire de

Comptes rendus de thèse

recherche en sciences sociales sur les pratiques récréaLes loisirs motorisés hors route. Conflits, controverse

tives en nature Le comité de rédaction

2

et réseaux d’actants Lisa Haye

81

Dossier

LA NATURALITÉ EN MOUVEMENT

Territoires en construction. De la géographie sociale à l’acteur-réseau : Une lecture des dynamiques sportives

Introduction au dossier

de nature dans les Grands Causses

La naturalité en mouvement : environnement et usages

Olivier Obin

85

récréatifs en nature. Le sauvage est-il une dimension Bien gérer les “espaces de nature”, une éthique du

forte des pratiques récréatives actuelles et à venir ? Jean Corneloup

7

faire avec. Propositions pour une géographie des associations hétérogènes

Chroniques scientifiques

Claire Tollis

Natura natura semper (La nature sera toujours à

Lectures critiques

90

naître). Un point de vue mésologique Augustin Berque

11

Fin (?) et confins du tourisme. Interroger le statut et les pratiques de la récréation contemporaine, de Hugues

Une “cosmotique” immersive. Pour une écologie cor-

François, Philippe Bourdeau et Liliane Perrin-Bensahel

porelle en première personne

(dir.) (L’Harmattan, 2013)

Bernard Andrieu

20

Ludovic Falaix

94

Pour une sociologie de l’environnement, de Bernard

Recherche

Kalaora et Chloé Vlassopoulos (Champ Vallon, 2013) Les formes de la naturalité forestière

Jean Corneloup

Pierre Le Quéau

98

25 Appel à contributions

Construire la nostalgie de la forêt : tourisme chamanique Natures buissonnières : défoulement, contestation ou

en Amazonie Sébastien Baud

39

transition vers un autre habiter récréatif ? (Nature & Récréation, n° 2)

Le nouveau sauvage dans la modernité réflexive Jacques Lolive L’essor des centres naturistes en France (du milieu du

XX

Barbara Évrard et Philippe Bourdeau (dir.)

101

53

e

XIXe

au

siècle). Vers une redéfinition sportive

d’une nature sauvage ? Sylvain Villaret

67

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

1


COMITÉ DE RÉDACTION

NATURE & RÉCRÉATION REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DE RECHERCHE EN SCIENCES SOCIALES SUR LES PRATIQUES RÉCRÉATIVES EN NATURE

L

2

es sports de nature consti-

leur projet, saisir les enjeux à venir

publiés, ouvrages diffusés, théma-

tuent aujourd’hui une

et affiner leurs analyses. Bref, la

tiques de recherche, recensions…)

filière importante dans le

constitution d’un champ de connais-

participe à la constitution d’un cor-

monde du loisir et du tourisme ;

sances sur les pratiques récréatives

pus de connaissances. De même,

nombreux sont les individus qui

de nature, dans une période marquée

l’organisation de colloques scienti-

consacrent leur vie et leur temps à

par un éclatement des usages socio-

fiques, des Rencontres du Pradel et

ces pratiques. Au-delà de la perti-

sportifs et des référencements scien-

de différents séminaires permet d’ali-

nence sociale, économique, juridique

tifiques, semble nécessaire.

menter la production d’ouvrages

ou encore scolaire des sports de

Le réseau Sportsnature.org, qui

scientifiques au sein d’une collection

nature, une dynamique de recherche

regroupe une cinquantaine de

spécifique, “Sportsnature.org”, aux

importante existe au sein de cette

membres, œuvre depuis plus de dix

éditions du Fournel. L’objectif est de

filière depuis les années 1980. Il

ans au développement de la connais-

dynamiser la recherche dans ce secteur

convient d’ajouter la présence de

sance liée à la filière des sports de

et de renforcer les liens entre spécia-

nombreuses formations universitaires

nature. Il contribue à la production

listes, ainsi qu’entre tous les acteurs

ou professionnelles diffusant des

d’un champ scientifique spécifique

intéressés par ce domaine d’investi-

contenus d’enseignement qui néces-

au sein de la communauté des cher-

gation. Le réseau Sportsnature.org a

sitent un adossement à des produc-

cheurs en sciences sociales. Il a créé

aussi vocation à faire circuler la

tions scientifiques de qualité afin

un site internet, sportsnature.org,

connaissance entre les différents obser-

d’alimenter la connaissance transmise

qui répertorie les chercheurs tra-

vateurs du développement des sports

et de s’adapter à l’évolution des sec-

vaillant dans ce champ de recherche

de nature, qu’ils soient profession-

teurs, des produits et des pratiques.

et les experts engagés dans la pro-

nels, experts, chercheurs ou encore

De même, les institutionnels, les ter-

duction de rapports, études et exper-

décideurs. L’organisation de mani-

ritoriaux et les entrepreneurs s’ap-

tises portant sur les pratiques récréa-

festations scientifiques et la volonté

puient sur la recherche et la vulga-

tives de nature. Un ensemble de

de disposer de “traces” traduisent

risation scientifique pour éclairer

rubriques (articles en ligne, rapports

le souhait d’inscrire la recherche

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4


ÉDITORIAL

dans un champ mémoriel de la

artistique, compétitive ou ludique.

tion de connaissances, à l’émergence

connaissance, plutôt que dans une

Les articles pourront privilégier une

d’une société de transition choisie

temporalité éphémère et sans histoire.

orientation tant théorique, métho-

et réfléchie.

Le lien entre le passé et le présent,

dologique que réflexive. Une priorité

Culture sportive et pratiques récréa-

entre les communautés de chercheurs

sera accordée aux recherches qui

tives de nature. L’orientation autour

investis dans ce domaine, entre les

valorisent l’étude des changements,

des sports et des pratiques récréatives

laboratoires engagés dans l’étude de

des innovations et des transitions.

est une manière de créer un lien entre

la gestion et du développement des

Il s’agit de mieux comprendre la

les pratiques de loisir et de tourisme,

pratiques, des territoires et des ins-

manière dont l’action se construit

et entre le sport et les multiples

titutions est au fondement du projet

dans le quotidien des pratiques

connexions culturelles en mouve-

de la revue Nature & Récréation.

récréatives : saisir les pratiques cul-

ment (musique, théâtre, gastronomie,

Dans ce champ de la recherche

turelles situées, telles que celles-ci se

religion, écologie…). En effet, les

en sciences sociales sur les pratiques

vivent dans les espaces de la nature ;

sports de nature ne peuvent se

récréatives en nature, qui est arrivé

analyser les logiques d’action et les

réduire à un positionnement exclusif

à maturité sans perdre de sa vitalité,

pratiques professionnelles engagées

autour de la compétition, de la forme

la création d’une revue nous semble

dans la fabrique de prestations tou-

et de la technique. Depuis le

constituer une étape incontournable

ristiques ; aborder la manière dont

siècle, et plus encore depuis la fin

pour renforcer le partage des

les territoires produisent des conven-

du XXe siècle, des connexions existent

connaissances et développer une

tions acceptables entre différents

entre ces différents univers, ce qui

XIX

e

intelligence collective entre toutes

acteurs, positionnés dans des scènes

nécessite de combiner les objets d’in-

les parties prenantes de ce secteur :

d’action spécifiques… Les sciences

vestigation et de croiser les regards

chercheurs, étudiants, formateurs,

sociales peuvent apporter leur contri-

scientifiques. D’où cet appel vers la

journalistes, cadres sportifs, élus et

bution à la connaissance des pra-

production de connaissances qui

professionnels. Tout en étant par-

tiques récréatives de nature, impli-

sache combiner les éclairages et les

ticulièrement attentive à l’émergence

quées qu’elles sont dans la construc-

approches scientifiques pour saisir

de nouveaux objets et thèmes de

tion d’espaces et de situations

l’historicité et la dynamique des pra-

recherche, la revue Nature &

d’action, qu’ils soient sociaux, pro-

tiques actuelles. Cela en privilégiant

Récréation se propose de publier

fessionnels ou politiques. Nous sou-

l’appropriation de la culture sportive

des textes portant sur la diversité

haitons aussi positionner la revue

et des pratiques récréatives de nature

des manières d’analyser les liens, les

dans l’univers de la transition comme

sans en diluer l’approche par des

tensions et les recompositions des

volonté d’interroger l’émergence de

thématiques périphériques à notre

pratiques, des usages et des organi-

pratiques alternatives, de territoires

objet (hébergements, infrastructures,

sations qui tissent des échanges entre

créatifs, de projets solidaires et res-

médias, technologie…). Le corps,

la nature et la récréation.

ponsables ou, inversement, de cri-

les émotions, les symboliques, les

tiquer les formes canoniques du tou-

techniques corporelles, les formes

risme de masse (ou fordiste) allant

sociales et géographiques de pratique

à l’encontre des principes du déve-

ou encore les effets du droit sur la

L’objet d’étude concerne toutes

loppement durable. L’enjeu est de

pratique sportive de nature sont au

les formes de pratiques récréatives

participer à la constitution d’une

cœur de nos préoccupations. Les

en lien avec la nature, qu’elles soient

science responsable et citoyenne

sciences et les disciplines de recherche

de loisir ou touristique, sportive ou

capable d’intervenir, via la produc-

convoquées ne le sont pas seulement

LE PROJET ÉDITORIAL

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

3


COMITÉ DE RÉDACTION

4

pour alimenter la connaissance de

proche de cet objet dans une pers-

sociales peuvent contribuer à saisir

ces disciplines, elles le sont pour

pective créative et novatrice, en consi-

les enjeux en émergence, les lignes

contribuer à améliorer notre connais-

dérant que les changements et les

de tensions culturelles en mouvement

sance sur la manière dont les pra-

transformations des produits, des

ou encore les modifications des rap-

tiques sportives et récréatives sont

services et des pratiques sont large-

ports aux risques et à l’engagement

façonnées, modelées, fabriquées,

ment attachés à la disposition qu’ont

corporel. Un champ remarquable

déclinées et vécues actuellement.

pratiquants et usagers à s’engager

d’investigation scientifique est à déve-

Ce positionnement et cette réha-

dans une recomposition des codes,

lopper pour saisir les liens entre les

bilitation de la culture sportive et

des formes culturelles et géogra-

objets techniques, l’économie, les

récréative dans la manière de parler

phiques de pratique. Les enjeux sont

institutions et les pratiques récréatives

de tourisme, de loisir institutionnel,

considérables, sur un plan tant scien-

de nature.

de produits “marketés”, d’événe-

tifique que professionnel, pour ne

ments ou encore de médias nous

pas réduire ce champ de pratique à

Sur un autre plan, la revue invite les

semblent indispensables, tant sur un

des dimensions commerciales, mana-

chercheurs à proposer des articles

plan scientifique que sur un plan

gériales ou technologiques. C’est

qui interrogent l’histoire des mou-

politique, institutionnel ou commer-

dans cette perspective que la revue

vements culturels autour des pra-

cial. Si, jusqu’aux années 1980, la

souhaite accueillir des contributions

tiques sportives de nature. Quels

culture sportive était au cœur des

s’intéressant à des études de cas et

que soient les paradigmes scienti-

approches théoriques (dans les for-

des conceptualisations portant sur

fiques de référence et les méthodo-

mations et la gestion des pratiques),

des dissidences et hétérotopies récréa-

logies convoquées, il s’agira de pro-

la vague marketing, technologique

tives.

poser des cadres culturels de pratique

Histoire des mouvements culturels.

et managériale qui a suivi a large-

Logiques culturelles des acteurs.

en référence aux formes culturelles

ment supplanté cette centralité dans

L’orientation autour des cultures

emblématiques (modernité, hyper-

la manière de théoriser et de produire

sportives et des pratiques récréatives

modernité, post-modernité, trans-

de la connaissance scientifique et

de nature n’induit pas une exclusion

modernité, mouvement alternatif,

professionnelle. Aujourd’hui, la

des approches par les marques, les

dissidence récréative…) ou à d’autres

volonté de créer une revue s’inscrit

stations sportives, les distributeurs,

mouvements culturels (gentrification,

dans la perspective de redonner de

les fabricants, les prestataires, les

cultural studies, romantisme, “sur-

la présence à des travaux qui inter-

villages de vacances, les événe-

vivalisme”…) par lesquels se

rogent le rapport à la nature, au

ments… Là encore, la démarche

construit le rapport à la pratique, à

corps, aux imaginaires, à l’ordre

consiste à interroger les logiques cul-

l’espace ou encore aux institutions.

social, à la marge ou encore à l’ins-

turelles engagées par ces acteurs dans

Plus globalement, les articles pro-

titution, tout comme elle souhaite

la manière de proposer des pratiques

posés auront à se situer dans le

interroger la manière dont les tech-

à leur client ou dans la déclinaison

champ scientifique de cet objet en

nologies, les médias, les labels, les

de leur marque, via les réseaux

discutant et en se positionnant par

normes environnementales ou encore

sociaux par exemple. Les médiations

rapport à l’histoire et à la dynamique

les événements interfèrent, recom-

technologiques en mouvement (web

de recherche dans ce secteur. Les

posent, dynamisent et transforment

2.0, géolocalisation, artefacts

sciences sociales et humaines appli-

les cultures sportives et récréatives

ludiques, objets techniques…) recom-

quées à notre domaine d’investiga-

de nature. La référence récréative

posent les pratiques et les usages

tion sont productrices de connais-

est aussi une manière de situer l’ap-

sociaux du corps. Les sciences

sances. Elles doivent donner lieu à

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4


ÉDITORIAL

des échanges et des débats au sein

à la définition d’un esprit des lieux.

peuvent apporter leur contribution

de cette revue qui se présente, en

L’habiter récréatif, en référence aux

pour mieux comprendre la manière

plus de nos colloques et de nos

approches phénoménologiques et

dont s’organisent les débats, se gèrent

ouvrages collectifs, comme un lieu

compréhensives, considère que le

les conflits et se mettent en place les

d’activation et d’évaluation de la

territoire se construit dans les inter-

procédures dialogiques pour tendre

recherche produite.

actions de proximité par lesquelles

vers des gestions concertées des pra-

Gestion des territoires de pratique.

les habitants s’approprient les usages

tiques récréatives de nature. Derrière

Dans une autre perspective, la revue

du lieu. Dans cette perspective, les

toutes ces procédures, parfois très

souhaite interroger la manière dont

textes proposés chercheront à rendre

normatives, la question du politique

les lieux produisent du sens, élabo-

compte de ce processus de façonnage

et de l’action publique est centrale

rent leur système culturel territoria-

géographique des lieux dans le vécu

pour rendre compte des processus

lisé, développent une économie des

local des pratiques récréatives. Cette

décisionnel et organisationnel par

pratiques et organisent les liens entre

lecture est d’autant plus stimulante

lesquels se construit un espace de

acteurs. Les interfaces entre les clients

que la question des migrations

gestion acceptable par les différentes

et les prestataires ou entre les usagers

d’agrément interroge la “récréativité”

parties prenantes. En filigrane, les

et les acteurs constituent un objet

des territoires dans leur capacité à

formes de gouvernance des sites, des

d’étude pour saisir le cadre social,

accueillir des populations en

espaces et des itinéraires observés

juridique ou géographique qui inter-

demande de bien vivre. Les écrits

se présentent comme des objets de

vient dans la gestion territorialisée

proposés pourront ainsi interroger

recherche qui permettent d’apporter

des pratiques. Le détour par les

les pratiques professionnelles et ter-

des connaissances sur les évolutions

sciences sociales permet d’interroger

ritoriales en mouvement souhaitant

des rapports politiques, géogra-

la rationalité des pratiques profes-

repenser le rapport au lieu, à la pra-

phiques ou sociologiques à la nature.

sionnelles pour observer l’effet des

tique et à l’économie.

Gestion des risques sportifs. De

territoires et du social dans le déve-

On ne peut aborder la question

même, la gestion des risques sportifs

loppement des activités. Tout un

de ces pratiques de nature sans dis-

fait l’objet de nombreux travaux de

champ de recherche peut ainsi être

cuter de rapport à l’engagement et

recherche, que ce soit dans les stations

activé en référence aux sciences de

à la gestion des risques environne-

sportives de nature, dans les insti-

gestion, à l’économie, à la géographie

mentaux. Jamais autant que ces der-

tutions, dans la pratique individuelle

économique ou encore à la sociologie

nières années, les questions d’envi-

ou lors de manifestations. Ce champ

rurale pour observer les logiques

ronnement, de vulnérabilité, de

de recherche demande aujourd’hui

professionnelles, étudier les formes

milieu sensible et de gouvernance

la poursuite des engagements et inves-

de développement actives sur un ter-

n’ont été abordées, discutées et trai-

tigations initiaux pour apporter

ritoire ou pour comprendre comment

tées scientifiquement. Face aux direc-

d’autres éclairages sur la manière

les pratiques récréatives peuvent se

tives européennes concernant Natura

dont le rapport aux dangers, aux

constituer en ressources spécifiques

2000 et aux mesures ayant suivi, en

milieux extrêmes ou encore à la sécu-

pour créer une valeur et une rente

France, le Grenelle Environnement,

rité se construit et s’organise. Les

territoriales. Interroger les territoires,

la montée des procédures et préoc-

sciences sociales peuvent apporter

c’est aussi étudier la façon dont les

cupations environnementalistes est

leur contribution pour montrer la

pratiques récréatives participent à

observable. Que ce soit dans un

forte liaison entre les formes de ges-

la production d’un art de vivre local,

cadre sociologique, politique ou

tion et les formes de culture sportive.

à un marquage culturel ou encore

encore juridique, les sciences sociales

Au-delà des aspects logistiques, éco-

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

5


COMITÉ DE RÉDACTION

nomiques, technologiques ou mana-

elle qu’un support à la pratique ou

gériaux, l’analyse des pratiques de

une invitation à entrer dans une rela-

gestion engage la recherche sur la

tion intime avec elle ? Les symbo-

compréhension des systèmes concep-

liques de la nature sembleraient s’ou-

tuels, cognitifs et culturels qui sont

vrir vers de nouvelles correspon-

sollicités dans cette procédure. Dans

dances, retrouvant des relations avec

le cadre des pratiques de nature, la

les ontologies indigènes. D’autres

question du rapport à l’engagement,

évoquent la montée d’un “éco-bio-

à la mort ou à l’accident n’est pas

centrisme” qui viendrait prendre le

neutre. Au-delà de l’efficience et de

relais de l’anthropocentrisme qui a

l’efficacité des procédures sécuritaires,

dominé durant toute la modernité.

les sciences sociales, en interrogeant

Comment les pratiques récréatives

la logique de précaution, ont à dis-

déclinent leurs relations à la nature ?

cuter de la place de l’incertitude dans

L’émergence d’une écologie du sen-

la vision politique et humaine des

sible est-elle ou non pertinente ? Et

sports de nature.

quel effet l’écologie peut-elle avoir

Relation à la nature. Enfin, il

dans les relations à la ville, aux habi-

semble difficile de clore cette pré-

tats de vacances ou à la pratique en

sentation du projet éditorial sans

tant que telle ? Bien des questions

porter une forte attention à la vision

que la revue ne manquera pas d’évo-

et à la relation à la nature. Les pra-

quer dans ses différents numéros, à

tiques récréatives entretiennent un

commencer par le premier qui

échange en surface ou en profondeur

aborde celle de la naturalité des pra-

avec la nature. Mais ce marquage

tiques récréatives.

induit-il le même échange symbolique et corporel ? La nature n’est-

6

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4

LE COMITÉ DE RÉDACTION


INTRODUCTION AU DOSSIER

LA NATURALITÉ EN MOUVEMENT : ENVIRONNEMENT ET USAGES RÉCRÉATIFS EN NATURE LE SAUVAGE EST-IL UNE DIMENSION FORTE DES PRATIQUES RÉCRÉATIVES ACTUELLES ET À VENIR ?

JEAN CORNELOUP

l’observation, le sport, les jeux, la

MAÎTRE DE CONFÉRENCES, UMR PACTE-TERRITOIRES (GRENOBLE) UFR STAPS (CLERMONT-FERRAND)

découverte patrimoniale ou la méditation. Dans cette construction sociogéographique des relations spatiales

[j.corneloup@libertysurf.fr]

aux lieux de pratique, le rôle du système technicien ne doit pas être sousestimé : celui-ci participe grandement

L

es pratiques récréatives

parlent que de jeux “liftés” avec les

à façonner la nature, en fonction

de nature ont toujours

vagues, les ascendances ou la neige.

d’environnements d’action construits

été l’expression d’un rap-

On observe ainsi une variété d’usages

pour une pratique socialement accep-

port historique à soi, aux autres, à

de la nature, attachés à des repré-

table et en lien avec les dispositions

la société et aux environnements de

sentations sociales qui puisent leurs

culturelles des pratiquants et

pratique. Derrière cet appel à la

références dans des constellations

consommateurs. Au fur et à mesure

grande aventure et cette demande

symboliques diverses.

des années, les médiations techno-

de contact avec les éléments se

La nature ne se présente jamais

logiques, logistiques et marketing

construit une relation singulière avec

comme un tout indifférencié et uni-

n’ont fait qu’augmenter la présence

les espaces de pratique. Certains

voque. Les marquages géogra-

de ces environnements d’action,

aiment s’immerger dans les profon-

phiques attachés aux régions de

allant parfois jusqu’à supprimer la

deurs des forêts, d’autres déambuler

montagne, de campagne ou de mer

place de la nature. Une tendance

dans des lieux propices à la rêverie

lui donnent des spécificités, offrant

forte consiste à augmenter la

et à la contemplation, pendant que

ainsi le champ d’action à des pra-

fabrique d’artefacts au sein d’envi-

les “accros” à la pratique fun ne

tiques culturellement référencées :

ronnements normalisés pour per-

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

7


JEAN CORNELOUP

mettre une gestion totale des espaces

d’une agriculture paysanne) et des

sauvage. Considérant que “la nature

récréatifs. Les normes montantes

produits “bio” ; le goût du grand

est à naître”, on serait aujourd’hui

qui quadrillent les logiques “amé-

public pour des festivals sur les car-

dans une période de transition pour

nagistes” sont juridiques, marketing

nets de voyage et l’aventure ; le mou-

ceux qui souhaitent repenser la place

et écologiques. Au nom de la pro-

vement des randonnées par des mar-

du sauvage dans le devenir de la

tection de la nature, de la sauvegarde

cheurs nus ou pieds nus ; le déve-

société contemporaine. C’est aussi

de la biodiversité et du respect des

loppement des stages de bien-être

sur ce registre que se situe le texte

patrimoines, la logique environne-

ou encore la montée des migrations

de Jacque Lolive lorsqu’il évoque

mentale semble s’imposer. On gère

d’agrément vers la ruralité (néo-

la nécessité de réintroduire l’esthé-

la nature, on évalue les impacts, on

ruraux). Ces mouvements sont peut-

tique écologique dans la manière de

définit des quotas. De la même

être le signe d’une envie de repenser

penser le politique actuellement. Là

façon, on améliore les services à la

la place de la nature dans les pra-

où la modernité a souhaité éradiquer

clientèle pour limiter les désagré-

tiques contemporaines. Le colloque

le sauvage, l’exemple du fleuve Var,

ments possibles, qu’ils soient sociaux

que nous avons organisé en mars

à Nice, invite les politiques et les

(accueil, esthétisme, bruit, qualité)

2013 au Pradel, en Ardèche, a sou-

habitants, par ses turbulences pas-

ou naturels (odeurs, caprices de la

haité aborder ces questions et pré-

sagères, à composer avec lui pour

météo, passage dangereux).

senter différentes contributions

une coopération soutenable. D’où

La nature est-elle en train de dis-

autour de ce sujet. Ce numéro thé-

la référence à une “cosmopolitique”

paraître des environnements de pra-

matique donne un aperçu des éclai-

comme procédure dynamique et glo-

tique récréative ? Quelle place

rages proposés dans la perspective

bale pour gérer les aspects multiples

occupe-t-elle aujourd’hui et qu’at-

de mieux saisir la place de la nature

et contradictoires des territoires en

tendons-nous d’elle ? La notion de

sauvage dans nos sociétés contem-

équilibre instable.

naturalité a-t-elle encore un sens

poraines.

dans la recherche d’une relation primitive, sauvage et biologique ? Est-

APPORTS SCIENTIFIQUES

elle un “actant” qui a des droits

8

Le texte de Pierre le Quéau analyse les usages récréatifs de la forêt en puisant dans la sociologie simmelienne, via sa notion de forme,

dans une perspective environnemen-

En guise d’introduction, les textes

ses références dans l’étude des rela-

tale et quelle place occupe-t-elle dans

d’Augustin Berque et de Bernard

tions qui se construisent entre les

la

Andrieu sont une invitation à dis-

individus et ce milieu. La naturalité,

définition

des

politiques

publiques ? On peut, sans aucun

cuter du sens à donner à la nature

abordée par le prisme de la forme,

doute, observer des mouvements

dans nos sociétés contemporaines.

interviendrait dans la fabrique de

qui annoncent l’envie de retrouver

En référence à l’écoumène et à l’éco-

liens et de préférence pour un type

des liens en profondeur avec la

logie corporelle, une vision relative

forestier en fonction d’un gradient

nature : le goût pour les itinérances

de la nature est proposée qui ne peut

de sauvagerie identifié. Elle devient

au long cours de la part de voyageurs

se comprendre qu’en relation entre

l’objet de débats et de controverses

qui partent sur les chemins du

l’individu et son milieu. Le concept

dans la manière de définir la forêt

monde ; l’attrait pour le camping

de “trajection” introduit la subjectivé

acceptable et légitime, en fonction

sauvage et les hébergements dans

comme condition de cette relation,

des sensibilités et des rapports cor-

la nature (yourtes, habitats en hau-

tout comme l’immersion corporelle

porels et symboliques à ce milieu.

teur, éco-camping) ; le succès des

permet l’émergence d’une écologie

Ces relations, ancrées dans les habi-

Amap (associations pour le maintien

du sensible au contact d’une nature

tus culturels (au sens de Mauss),

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4


INTRODUCTION AU DOSSIER

contribuent à la définition des pré-

tiques sur son authenticité), serait

siècle illustrent remarquablement

férences forestières et, en filigrane,

l’expression d’une volonté de repen-

la croyance aux vertus de la méde-

des formes (sociales) de la naturalité

ser nos ontologies occidentales. En

cine et des pratiques naturistes pour

forestière affectionnées par les usa-

lien avec les ontologies indigènes et

penser l’homme moderne. Le natu-

gers. L’approche méthodologique

animistes, l’immersion dans la natu-

risme (en lien avec la médecine néo-

préconisée permet d’explorer les

ralité forestière, via la médiation de

hippocratique) se présente alors

dimensions de la naturalité (paysa-

l’ayahuasca (plante hallucinogène)

comme une pratique et un mouve-

gères, écosystémiques et paysannes)

et d’un chaman, favoriserait une

ment qui prennent leur distance avec

retenues par les mondes sociaux des

communication animiste entre le

la médecine scientifique allopa-

individus pour qualifier positivement

monde de la nature et ses représen-

thique. Dès lors, les vertus théra-

les formes forestières. Cette approche

tants, ainsi que les différentes expres-

peutiques et sanitaires de l’eau, des

sociale de la naturalité forestière

sions naturantes de la personne.

plantes, de l’air pur ou encore du

complète celle présentée par Jacques

L’enjeu est de comprendre comment

soleil sont valorisées et plébiscités,

Lolive dans la deuxième partie de

des touristes s’approprient un monde

tout comme, par la suite, les exer-

son texte, qui porte sur les chasseurs

de transfiguration via les rituels cha-

cices physiques en lien avec diffé-

de palombe. Son propos consiste à

maniques pour dépasser la coupure

rentes méthodes d’éducation natu-

explorer les nouvelles naturalités

nature-culture ancrée dans l’onto-

relle. Une idéologie se construit,

contemporaines en émergence. La

logie occidentale. L’immersion dans

opposée au modernisme et aux

subjectivité de ces chasseurs, engagés

l’écologie des profondeurs ne produit

méfaits de la société urbaine sur la

dans un ensauvagement récréatif,

pas en elle-même une métamor-

santé, qui revendique le rôle central

compose avec le milieu biophysique

phose. Une “trajection” (Berque)

accordé à la naturalité pour penser

pour fabriquer un monde social par-

serait nécessaire pour favoriser ce

autrement l’homme moderne. Si les

ticulier. Dès lors, une habitabilité

passage d’un monde à l’autre. La

principes idéologiques historiques

se définit pour faire corps avec le

naturalité n’est donc pas tant un

de ce mouvement imprègnent tou-

milieu d’action et ainsi fabriquer

état qu’un processus culturel, néces-

jours les mentalités, la modernité,

l’ensauvagement récréatif du chas-

sairement construit, permettant de

via le sport et les pratiques hédo-

seur. Jacques Lolive nous invite,

s’approprier les effets et les corres-

nistes, a largement supplanté le

dans la continuité des écrits

pondances bio-symboliques de la

contenu de ce projet initial. Au cours

d’Augustin Berque, à évoquer la

nature. Ce que confirment les écrits

du XXe siècle, le corps “performance”

nécessaire “recosmisation” de nos

de Jacques Lolive dans son étude

ou le corps “plaisir” deviennent la

sociétés, en tant que désir d’un

portant sur l’ensauvagement des

référence, ce qui modifie en profon-

monde commun façonné par l’es-

chasseurs de palombe.

deur la relation à la nature et qui

Pour terminer, le texte de Sylvain

produit un discours et un ensemble

Avec le texte de Sébastien Baud,

Villaret sur le naturisme interroge

de techniques et d’aménagements

thétique et l’habiter. l’écologie corporelle d’Andrieu est

la manière dont les pratiques phy-

qui s’inscrivent dans la fabrique de

interrogée dans la manière dont l’ex-

siques utilisent la naturalité. Le

ce néo-système naturaliste. Un autre

périence immersive se construit en

détour historique proposé permet

monde bio-social a ainsi émergé, ce

lien avec la forêt amazonienne. Le

de suivre l’évolution des relations

qui montre combien la relation à

tourisme chamanique, au-delà des

que les acteurs du mouvement natu-

l’environnement est encastrée dans

recompositions contemporaines

riste ont eu avec la nature. Le XIXe

des univers culturels qui en fabri-

dont il est l’objet (induisant des cri-

siècle et la première partie du

quent les relations. La relation à la

e

XX

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

9


JEAN CORNELOUP

naturalité en est modifiée, passant,

matique illustrent remarquablement

dans la déclinaison de son cadre de

cette pensée de Tim Ingold, issue

référence, d’une relation en profon-

de son ouvrage Marcher avec les

deur à une relation en surface.

dragons. Cet anthropologue sou-

Si l’on considère “l’environne-

ligne que toute société qui se coupe

ment comme une zone d’interpé-

d’une relation avec la naturalité (et

nétration à l’intérieur de laquelle

la grotte de Pan de Berque) est

nos vies et celles des autres s’en-

condamnée à voir se flétrir son ima-

tremêlent en un ensemble homo-

ginaire ; alors que celui-ci est fon-

gène” (Ingold, 2013), alors on peut

damental pour repenser nos liens

considérer que, selon le degré et les

entre l’être et la connaissance et

formes de naturalité convoquées,

éviter que les dragons, attachés à

ce ne sont pas les mêmes mondes

la seconde nature (Lolive), conti-

bio-sociaux qui sont activés, fabri-

nuent de dévaster le monde et don-

qués et appropriés par les individus

nent raison à Christian Godin et à

et les institutions. Les différents

son livre, La Haine de la nature

textes proposés dans ce dossier thé-

(2011).

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Christian GODIN, La Haine de la nature, Champ wallon, “L’esprit libre”, 2011. Tim INGOLD Marcher avec les dragons, Zones sensibles, 2013

10

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4

n


DOSSIER • CHRONIQUE SCIENTIFIQUE

NATURA NATURA SEMPER (LA NATURE SERA TOUJOURS À NAÎTRE) UN POINT DE VUE MÉSOLOGIQUE AUGUSTIN BERQUE

DIRECTEUR D’ÉTUDES À L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES [berque@ehess.fr]

RÉSUMÉ. LA NOTION DE NATURE A UNE HISTOIRE. ELLE APPARAÎT EN GRÈCE COMME EN CHINE AU VIE SIÈCLE AV. J-C. LA PHUSIS DES GRECS SIGNIFIE À L’ORIGINE LA PUISSANCE DE LA POUSSÉE VÉGÉTALE. DANS L’ODYSSÉE, LE MOT A ENCORE LE SENS DE VERTU D’UNE PLANTE MÉDICINALE. POUR INVENTER LA NATURE COMME TELLE, IL FAUDRA NON PAS DES PAYSANS ET ENCORE MOINS DES SAUVAGES, MAIS AU CONTRAIRE L’ATTICISME LE PLUS RAFFINÉ, CELUI DES ATHÉNIENS QUI, APRÈS MARATHON, INSTALLERONT LA STATUE DE PAN DANS UNE GROTTE SOUS L’ACROPOLE. C’EST LE “PRINCIPE DE GROTTE DE PAN” : LA CULTURE URBAINE INVENTE LA NOTION DE NATURE, COMME PLUS TARD ELLE INVENTERA LA NOTION DE PAYSAGE, EN CHINE AU IVE SIÈCLE AP. J-C. C’EST LA VILLE, CE FOYER DE LA CULTURE, QUI HIER COMME AUJOURD’HUI TIRE EN AVANT NOTRE RAPPORT À LA NATURE, INVENTANT AU FUR ET À MESURE LES NOUVEAUX PRÉDICATS SELON LESQUELS LA NATURE EXISTE POUR NOUS. EN CE SENS, LA NATURE SERA TOUJOURS À NAÎTRE.

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

11


AUGUSTIN BERQUE

D

epuis

quand

la

Le hic, toutefois, c’est que ce hapax

“nature” existe-t-

n’a pas encore le sens de “nature”,

elle ? La nature, en

mais de “ce qu’est une certaine

principe, existe depuis que le monde

On a beaucoup écrit – Heidegger

plante” :

existe. La tradition chrétienne nous

— Hôs ara phônêsas pore phar-

notamment – sur le sens originaire

a laissé penser que celui-ci fut créé

makon Argeiphontês

de phusis, mais ce n’est pas le lieu

par un être absolu, Dieu, à un cer-

Ek gaiês erusas, kai moi phusin

d’entrer dans cette longue histoire.

tain moment. Quand cela exacte-

autou edeixe.

Rappelons simplement son étymo-

ment ? Selon des calculs effectués

Rhizê men melan eske, galakti

logie. Phusis, par le verbe phuein

d’après les Écritures en 1654 par

de eikelon anthos Môlu de min

(croître, pousser), a pour racine indo-

John Lightfoot, vice-chancelier de

kaleousi theoi, chalepon de

européenne bheu-, qui signifie croître,

l’université de Cambridge, ce fut

t’orussein

mais également être. C’est par

le septième jour, le 26 octobre 4004

Andrasi ge thnêtoisi ; theoi de

exemple de cette racine que provien-

avant Jésus-Christ, à neuf heures

panta dunantai.

nent l’anglais (to) be, le français (je)

du matin, que Dieu couronna la

— Ayant ainsi parlé, le dieu aux

fus, l’allemand (ich) bin, etc. Mais

Création en créant l’Homme ; après

rayons clairs

avant l’être de quelque chose, phusis

quoi, il se reposa(1). La nature aurait

Tirait du sol une herbe, qu’avant

évoque d’abord la poussée du végétal,

donc existé une semaine avant cette

de me donner, il m’apprit à

phuton (d’où en français l’élément

date. La science moderne, après de

connaître.

phyte, comme dans épiphyte, phy-

durs combats contre l’Église, a

La racine en est noire, et la fleur,

toplancton, etc.) ; d’où par la suite

reculé la date de 13,7 milliards

blanc de lait.

l’idée de devenir, de s’accomplir,

d’années, plus ou moins 700 mil-

Les dieux l’appellent môlu. Il est

comme la nature qui réalise son être

lions, mais cela ne change pas le

difficile de la déraciner

propre : “la nature(4)”.

principe : la nature existe depuis

Aux mortels humains ; mais les

qu’existe l’univers. C’est l’idée com-

dieux peuvent tout .

de “la nature”, j’ajouterai seulement

mune à la science et à l’opinion

Et c’est ainsi, parce qu’Hermès

une petite pierre du point de vue de

lui avait “montré ce qu’était”

la mésologie – cette branche du savoir

ordinaire.

12

QU’ÉTAIT-CE DONC QUE LA PHUSIS ?

(2)

À ces vingt-cinq siècles d’histoire

Puis des iconoclastes, influencés

(“phusin autou edeixe”) cette plante

qui étudie les milieux en tant que

par la phénoménologie, ont fait

médicinale (pharmakon), qu’Ulysse

relation des sociétés humaines à la

remarquer que la notion de nature

put échapper au charme versé par

nature, et de la nature à elle-même.

n’existe pas depuis toujours, ni par-

Circé, qui l’eût transformé en porc

Pourquoi donc l’”être propre” de

tout sur la Terre. Elle serait histo-

comme ses compagnons. Le pouvoir

cet “elle-même” ? Sans doute pour

rique, plutôt que naturelle. En

de cette plante est ambivalent, com-

cette même raison qu’en Chine (où

Grèce par exemple, elle remonte

mente-t-on aujourd’hui: comme

l’on inventa la notion de nature en

aux présocratiques, aux environs

pharmakon, elle a les deux sens de

même temps qu’en Ionie), le nom

du VIe siècle avant Jésus-Christ. Ces

“poison” et de “remède” ; et elle

qui lui a été donné le plus générale-

premiers philosophes utilisèrent

est blanche par la fleur, comme elle

ment, mais plus particulièrement par

pour cette conception le mot phusis.

est noire par la racine. Comment

les taoïstes, c’est ziran, “de soi-même

Ils ne l’ont pas inventé, car sa pre-

la dire ? Seuls les dieux connaissent

(zi) ainsi (ran)”.

mière apparition, du reste un

son nom, môlu, et seuls ou presque

hapax, a été relevée dans l’Odyssée.

ils peuvent la tirer du sol(3).

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4

La mésologie, donc, s’attache à ladite relation, ce qui entraîne une


DOSSIER • CHRONIQUE SCIENTIFIQUE

parenté avec la géographie, avec la

mais quelquefois aussi d’Apollon.

Cet “exister en tant que” nous

phénoménologie herméneutique, et

En l’occurrence, les rayons clairs

laisse entrevoir l’essence de la relation

donc avec l’ontologie, car cette rela-

conviennent à ce que fait ici Hermès,

mésologique. J’y reviendrai un peu

tion n’a de sens que pour un être

à savoir éclairer Ulysse. Il l’éclaire

plus loin, mais auparavant, exploi-

quelconque, lequel est loin de se

en tirant de la terre une plante mer-

tons un peu plus cette plante bizarre

limiter au sujet individuel moderne,

veilleuse, dont il lui enseigne les pou-

que les dieux appellent môlu.

celui qu’emblématise le cogito car-

voirs.

tésien. La mésologie considère en

Mais pourquoi donc Hermès,

effet que, pout tout être vivant, son

puisque l’Argeiphontês pourrait aussi

LE PRINCIPE DE LA GROTTE DE PAN

milieu a du sens. “Pour tout être

être Apollon ? Parce que la scène

vivant” : c’est-à-dire pour la nature

s’accorde à ce qu’il représente : c’est

Le môlu a généralement été inter-

elle-même. Le problème, c’est évi-

le dieu aux pouvoirs magiques, “le

prété comme une sorte d’ail. Dans

demment d’accéder à ce sens. Peut-

dieu de l’hermétisme et de l’hermé-

l’édition 2002 de l’Odyssée

être est-il, en fin de compte, hors

neutique, du mystère et de l’art de

d’Homère (op. cit.) annotée par

de notre portée ? C’est, par exemple,

le déchiffrer ”. (6)

Sylvia Milanezi, celle-ci précise que

ce que peut laisser penser le taoïsme,

Son caducée, en particulier, avec

“selon Théophraste, Histoire des

quand Laozi écrit : “L’Humain se

les deux serpents dont l’un monte

plantes, IX, 15, 7, le môlu, que l’on

règle sur la Terre, la Terre se règle

et l’autre descend, symbolise l’équi-

utilisait à son époque comme contre-

sur le Ciel, le Ciel se règle sur le

libre des contraires, ce que l’on

poison et dans les opérations

Dao, le Dao se règle de lui-même”

retrouve ici dans le pharmakon (soit

magiques, poussait autour de Phénée

(“Ren fa Di, Di fa Tian, Tian fa

remède, soit poison) et dans le môlu,

et de Cyllène(8)”.

Dao, Dao fa ziran”(5)). Le Dao ne

plante à la fois blanche et noire. Bien

Où sont Phénée et Cyllène ? En

se règle sur rien d’autre que lui-

renseigné, Ulysse bénéficiera de son

Arcadie. Or l’Arcadie, c’est cette

même, “de soi-même ainsi”; et c’est

aspect bienveillant, ce qui, au lieu

région du Péloponnèse que notre

ce “de soi-même ainsi” qui, petit à

d’être transformé en cochon, lui vau-

histoire associe à l’idée de nature,

petit, a pris le sens de “nature”.

dra l’amour de Circé.

parce que c’est là qu’est né le culte

Comment le saisir, alors ?

Tous ces symboles nous laissent

Autrement dit, comment saisir le

un large éventail d’interprétations

célèbre comme la plus grande divinité

sens de la nature ?

possibles. J’en tirerai celle-ci : Hermès

de la nature(9). Pan, le dieu aux pieds

de Pan, que le monde gréco-romain

Revenons à Homère. L’Odyssée

étant le Lug celtique(7), le dieu poly-

de chèvre, était en effet d’origine

nous dit que le dieu qui aide Ulysse

technicien, son intelligence indus-

arcadienne, ce que corrobore cet

est Hermès, l’Argeiphontês. Cette

trieuse est capable de “tirer de la

autre nom de l’Arcadie, Pania, “Terre

épithète est obscure. Elle est popu-

terre” (orussein) certaines ressources.

de Pan”, ainsi que le fait d’avoir

lairement interprétée comme “le

À partir de la terre, autrement dit

retrouvé dans cette région reculée

meurtrier d’Argos” (Argos est le

de la nature brute, une certaine rela-

du Péloponnèse les traces les plus

géant aux cent yeux, qu’Hermès tua

tion fait accéder quelque chose à

anciennes de son culte(10). Avant de

pour délivrer Io). Mais Victor Bérard

l’existence. Ce quelque chose, c’est

symboliser la nature pour l’ensemble

a ici choisi une autre des interpré-

ici la phusis d’une plante sauvage,

du monde gréco-romain, il fut ici

tations possibles, “(le dieu) aux

qui accède à l’intelligence humaine,

pendant longtemps un simple dieu

rayons clairs”, ce qui est effective-

laquelle justement la fait exister en

des pasteurs, protecteur des trou-

ment une des épithètes d’Hermès,

tant que quelque chose : un remède.

peaux. Comment s’est opéré son

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

13


AUGUSTIN BERQUE

changement de statut ? Et d’abord,

talière, l’Arcadie fixe en son espace

fonction symbolique particulière ;

qu’était l’Arcadie ?

agreste le temps primordial des

[...] hors d’Arcadie on doit admettre

“Pays montagneux, d’accès dif-

plus lointaines origines : antérieurs

que la grotte, comme habitat propre

ficile, l’Arcadie constituait un véri-

à la lune, ses habitants ne se nour-

de Pan, signifie l’Arcadie même”.

table conservatoire d’archaïsmes

rissent-ils pas des glands de leurs

Et le commentant, Nicole Loraux

politiques, linguistiques et reli-

chênes, ces chênes ancestraux dont

précise : “Inséparable du paysage

gieux. On y parlait, à l’époque

ils seraient nés ? C’est du moins

montagneux de l’Arcadie est Pan,

classique, le dialecte le plus proche

ce qui se dit, dans l’imaginaire

et c’est pourquoi, une fois naturalisé

du grec mycénien et l’on y véné-

grec où l’Arcadie incarne la régres-

Athénien, il se voit attribuer un

rait, à côté de Pan, d’étranges divi-

sion toujours possible vers les

emplacement de nature sauvage au

nités aux noms parfois secrets, à

temps originels de la sauvagerie.(12)”

sein même de la ville : (…) dans une

l’aspect thériomorphe (…). Tout

Or en 490 avant Jésus-Christ(13),

grotte [… alors que] les Arcadiens,

à la fois chasseur et protecteur du

quelques jours avant la bataille de

eux, ne lui consacrent jamais que

gibier, chevrier et fécondateur des

Marathon, selon Hérodote, le héraut

des temples en bonne et due forme.

petits troupeaux, Pan semble avoir

Philippidès(14), au sortir de Tégée (en

[…] En effet, en Arcadie une grotte

eu, dans ce pays à économie essen-

Arcadie), est hélé par le dieu Pan.

est une grotte, mais hors d’Arcadie

tiellement pastorale, et où la chasse

Celui-ci lui promet d’assister les

la grotte abrite Pan, parce qu’elle

n’était pas reléguée au statut d’un

Athéniens dans leur lutte contre les

‘signifie l’Arcadie’(16).”

sport, une fonction proche de celle

Perses. Effectivement, Pan sèmera

d’un Maître des animaux, figure

la panique dans les rangs des Mèdes,

interprétation, je la poursuivrai dans

bien connue chez les peuples chas-

assurant la victoire grecque. Sur le

un sens mésologique en remarquant

seurs et proto-éleveurs. […].

champ, Miltiade l’en remerciera par

ceci : dans son principe, l’installation

L’Arcadie des poètes, l’Arcadie

une offrande ; mais surtout, les

de Pan dans une grotte au pied de

heureuse, libre, caressée du zéphyr

Athéniens marqueront leur recon-

l’Acropole revient à instaurer l’érème

et traversée par les chants amou-

naissance en instituant le culte de

(l’espace sauvage) au foyer de l’écou-

reux des chevriers, est une inven-

Pan dans leur cité même. Ils l’ins-

mène (l’espace humanisé). Il ne s’agit

tion romaine solidaire d’une rêve-

talleront dans une grotte au flanc

pas de la transposition pure et simple,

rie sur le thème des origines de

nord-ouest de l’Acropole, au-dessous

au milieu de la ville, d’un en-soi qui

Rome. Le paysage bucolique de

des Propylées(15). Les autres cités

serait étranger à la ville, car il n’y a

Virgile, situé en Arcadie, est un

grecques imiteront Athènes, et, assez

pas d’érème en soi, mais en fonction

décor.

rapidement, le culte de Pan se répan-

seulement de l’écoumène. Autrement

dra dans tout le monde hellène.

dit, la grotte de Pan est athénienne.

[…]

[Théocrite

et

Callimaque] restent fidèles à une

14

Tout en m’appuyant sur cette

autre tradition, grecque celle-ci,

Fait curieux, les Arcadiens quant

Loin d’être purement sauvage, elle

pour laquelle l’Arcadie, loin d’être

à eux consacraient à Pan des temples

est issue de l’atticisme le plus raffiné de la culture grecque.

un lieu idyllique, est une terre

construits, tout comme aux autres

aride et inhospitalière, qui abrite

dieux. Ce n’est qu’à Athènes, et à

Mais ce n’est pas tout (car si ce

une population rude, primitive,

son instar dans les autres cités non

n’était que cela, on en resterait au

quasi sauvage, et chez qui la

arcadiennes, que Pan sera logé dans

simple constat que ladite grotte est

musique a pour fonction, d’abord,

une grotte. Borgeaud remarque à ce

effectivement localisée à Athènes) :

d’adoucir les mœurs.(11)”

sujet que “rattachée à Pan, la grotte

avec cette grotte, Pan change de

“Lieu idyllique ou terre inhospi-

a donc dans le reste de l’Hellade une

statut et d’appartenance. Il n’est plus

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4


DOSSIER • CHRONIQUE SCIENTIFIQUE

seulement le “chèvre-pied”, dieu des

en tant que” est l’essence de la rela-

tiel, à savoir le sujet, celui qui se

pâtres arcadiens ; il se met à sym-

tion mésologique, laquelle vaut aussi

sert des moyens (das sich der

boliser l’inverse de l’urbanité

bien dans les milieux humains que

Hilfsmittel bedient), perçoit avec

d’Athènes : la nature sauvage, et

dans les milieux animaux et même

eux et agit avec eux (mit ihnen

cette vision échappe aux Arcadiens,

végétaux, c’est-à-dire pour la nature

merkt und mit ihnen wirkt). [...]

pour devenir propre à Athènes puis,

elle-même. Effectivement, ce principe

Mais qui considère encore que

de là, se répandre dans tout le monde

a été entrevu d’abord par un natu-

nos organes sensoriels servent

gréco-romain.

raliste, Jakob von Uexküll (1864-

notre perception, et nos organes

Cette subtilisation, par la ville, de

1944), dont les travaux ont ouvert

moteurs notre action, ne verra

quelque chose qui au départ lui était

la voie de l’éthologie et de la biosé-

dans les bêtes pas seulement un

extérieur (relevant du monde pay-

miotique en montrant que chaque

appareillage mécanique, mais en

san), et qu’elle s’approprie pour le

espèce donne un sens particulier à

découvrira aussi le machiniste

réinterpréter en quelque chose qui

son environnement. Celui-ci n’est

(den Maschinisten), lequel est

est son inverse propre, la nature,

donc pas le donné environnemental

incarné dans les organes tout

mais qu’elle diffusera ensuite à partir

en soi (ce qu’Uexküll appelle

comme nous-mêmes le sommes

d’elle-même et pour elle-même (donc

l’Umgebung), mais cet environne-

dans notre corps. Alors il ne

hors de portée des paysans), c’est ce

ment interprété par l’animal dans

s’adressera plus aux animaux

que j’appelle le principe de la grotte

un certain sens, sens qui en fait son

comme à de simples objets, mais

de Pan. C’est un principe paradoxal,

milieu propre (ce qu’Uexküll appelle

comme à des sujets (als Subjekte),

où “la nature” (l’idée de nature et

l’Umwelt).

dont l’activité essentielle consiste

sa représentation sensible, telle une

Cette opération produit ce qui est

grotte) tient lieu de la nature (les

la réalité pour l’animal en question.

à percevoir et agir(17).” La suite du livre apporte une mois-

écosystèmes non anthropisés, et ce

Elle suppose que l’animal n’est pas

son de preuves issues de l’expéri-

dans la mesure même où la ville (soit

une machine, mais un machiniste

mentation scientifique à l’appui de

ce qu’il y a de plus artificiel sur Terre)

capable d’interprétation, c’est-à-dire

cette thèse, aussi renversante que le

est à l’opposé de la nature.

un sujet. Dans Streifzüge durch die

furent en leur temps celles de

C’est là suggérer que “la nature”

Umwelten von Tieren und Menschen

Copernic ou de Darwin : le vivant

n’est pas un en-soi, mais qu’elle existe

(Incursions dans les milieux d’ani-

est doué de “subjectité” (c’est-à-dire

en tant que telle – en tant que “la

maux et d’humains, 1934), où il

qu’il est sujet, souverain de lui-

nature” – seulement pour une cer-

reprend les apports essentiels de sa

même). Comme tel, il fait du donné

taine société (urbaine, justement pas

longue recherche, Uexküll écrit d’em-

environnemental son milieu propre,

sauvage ni même paysanne), et seu-

blée dans l’introduction :

spécifiquement adapté à son espèce,

lement à partir d’un certain moment

“Quiconque veut s’en tenir à la

et aux termes duquel il s’adapte lui-

de l’histoire.

conviction que les êtres vivants

même, de façon créative, dans un

EXISTER EN TANT QUE

ne sont que des machines, aban-

cercle vertueux de son propre

donne l’espoir de jamais entrevoir

monde. Ainsi, dans le même envi-

leurs milieux (ihre Umwelten).

ronnement, le milieu de telle espèce

Pour Ulysse, Hermès a tiré de la

[…] Les animaux sont ainsi épin-

n’est pas celui de telle autre. Pour

terre le môlu en tant que remède. Il

glés comme de purs objets (reinen

la même raison, tel environnement

l’a fait exister en tant que tel, c’est-

Objekten). On oublie alors que

invivable pour la plupart peut être

à-dire comme remède. Cet “exister

l’on a d’emblée supprimé l’essen-

le milieu optimal de certaines espèces,

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

15


AUGUSTIN BERQUE

dites extrémophiles, comme les avan-

leur rouge. Elle existe en tant que

cation, et il peut être représenté par

cées ultérieures de la biologie n’ont

rouge. Dans l’espèce Bos taurus (la

la même formule : “S en tant que

cessé d’en découvrir, tel ce Pyrolobus

vache), cette même longueur d’onde

P”, soit S/P. Par exemple : “λ = 700

fumarii qui est à l’aise en eau hyper-

n’est pas perçue comme une couleur.

nm (S) en tant que rouge (P)”,

thermale (il se reproduit encore à

Pour un taureau, le rouge n’existe

“rouge (S) en tant que stop (P)” ;

113°C), ou ce Thermococcus gam-

pas. Il ne peut donc pas entrer en

etc. Ou pour l’animal, par exemple

matolerans qui est non seulement

relation avec le rouge, comme dirait

un guépard : “antilope en tant que

thermophile, mais supporte en outre

Uexküll. Ce qui l’excite, ce n’est pas

proie”. Ou pour une feuille de

de fortes radiations. Cela concerne

la couleur de la muleta, ce sont les

chêne : “lumière du soleil en tant

même des organismes pluricellulaires,

gesticulations du matador. De même,

qu’énergie pour la photosynthèse” ;

comme le ver Alvinella pompejana,

l’œil humain ne perçoit pas les infra-

etc. Ou, pour en revenir à Homère :

qui vit à plus de 80°C dans des che-

rouges, que perçoit l’œil du serpent.

“môlu en tant que pharmakon”.

minées hydrothermales .

Il ne perçoit pas les ultraviolets, que

(18)

Ainsi n’a cessé de se confirmer la

perçoit l’œil du papillon(21). Etc. En

règle qu’Uexküll a découverte : l’en-

outre, à cette spécification des choses

vironnement serait-il pessimal, le

caractéristiquesde l’espèce humaine,

milieu est optimal pour l’être

se greffe une spécification supplé-

Le principe de la trajection ne fait

concerné car il y a une adéquation

mentaire, propre à chaque culture.

pas seulement accéder un en-soi brut

mutuelle, un accord entre le milieu

Le rouge, par exemple, n’est pas la

à une réalité pleine de sens, il le fait

et l’espèce. Parler de “réalité objec-

couleur des robes de mariées en

exister en tant que quelque chose,

tive” en l’affaire n’est qu’une abs-

Europe mais l’est au Japon. Il est le

à partir d’un simple potentiel. Pour

traction : il est prouvé par l’expéri-

signal de l’arrêt pour l’automobiliste

nous le rouge existe, mais son “sujet”

mentation, selon les termes

moyen, mais pour les gardes rouges

(λ = 700 nm) n’a existé qu’à partir

d’Uexküll, “qu’un animal puisse

de la Révolution culturelle, il voulait

du moment où la science moderne

jamais entrer en relation avec un

dire “en avant”! Etc.

l’a découvert en tant qu’onde élec-

(19)

objet, cette hypothèse tacite [celle

Le principe de cette institution de

tromagnétique. Autrement dit, la

du béhaviorisme] est fausse .” Ce

la réalité, c’est ce que la mésologie

réalité est trajective. Elle est S/P, tan-

avec quoi il entre en relation, c’est-

(22)

appelle trajection . Cette opération

dis que S n’est qu’un potentiel qui,

à-dire ce qui est pour lui la réalité,

s’apparente à une prédication, dans

dans un certain monde, n’accède à

ce sont les choses propres à son

laquelle le sujet logique S (ce dont

l’existence qu’à tel ou tel moment

milieu, pas les objets universels de

il s’agit) est interprété en tant que

de l’histoire ou de l’évolution. Certes,

l’environnement, tels qu’ils peuvent

prédicat P (ce que l’on dit à propos

le dualisme moderne nous laisse pen-

exister pour la science écologique.

(20)

du sujet) ; mais elle est évidemment

ser que la réalité objective, c’est S,

Cela vaut évidemment aussi pour

beaucoup plus générale que la pré-

et que le reste n’est que subjectif.

les êtres humains. Donnons-en un

dication, qui relève du seul verbal.

C’est là une illusion. La réalité que

tromagnétique de λ = 700 nano-

Dans la réalité d’un milieu humain,

nous saisissons ne peut qu’être tra-

la trajection est opérée sur quatre

jective, qu’il s’agisse de l’opinion

mètres (nm) est une donnée physique

modes complémentaires : par les

commune ou de la science. Aussi

universelle. Dans notre espèce, Homo

sens, par l’action, par la parole et

objective en effet que soit la science,

sapiens, cette longueur d’onde est

par la pensée. Le principe est cepen-

elle ne peut jamais saisir S qu’en tant

perçue (interprétée) en tant que cou-

dant le même que celui de la prédi-

que quelque chose, c’est-à-dire S/P.

exemple précis. Une radiation élec-

16

DU MESNAGE DES CHAMPS À LA FEMELLE OBSCURE

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4


DOSSIER • CHRONIQUE SCIENTIFIQUE

La physique elle-même en administre la preuve : le rayonnement lumineux n’est pas saisissable en lui-même (S), mais soit en tant qu’onde (P), soit en tant que corpuscule (P). Ce n’est pas là une histoire d’objectivité ou de subjectivité ; c’est la réalité (S/P), qui est donc trajective dès le niveau quantique. Mais laissons le quantique de côté, pour en revenir à notre échelle. La trajectivité des choses implique non seulement S (l’en-soi de la chose) et P (ce comme quoi elle apparaît), mais nécessairement aussi un tiers terme : l’interprète de S en tant que P, c’est-à-dire l’instance pour laquelle S existe en tant que P. Il y a donc là

L’Antre de la Femelle obscure, au Kunlun (détail), Augustin Berque, encre sur papier, 1970.

un rapport ternaire entre S, P, et I, l’interprète, ce qui s’apparente au principe de la sémiotique de Peirce

sujet, c’est ce qu’on appelle une hypo-

qui ont hypostasié le paysage – à

et qui a été repris dans la biosémio-

stase : la substantialisation d’une

l’origine, une simple manière de per-

tique de Jesper Hoffmeyer . Et

insubstance . La trajection est donc

cevoir la nature – en réalités géogra-

comme le processus de la sémiose

une suite d’assomptions et d’hypo-

phiques on ne peut plus palpables,

peircienne, la trajection peut indé-

stases de ces assomptions. Donnons-

sujet à leur tour de nouvelles assomp-

finiment se poursuivre. Par exemple,

en un exemple concret.

tions, et ainsi de suite.

(23)

(24)

le rouge, qui est une réalité S/P, peut

Vers le IV siècle de notre ère, en

Dans ces suites trajectives, la diver-

e

être surprédiqué en une nouvelle réa-

Chine du sud, pour la première fois

sité virtuellement infinie des assomp-

lité en tant que “stop !”, ce qui est

dans l’histoire de l’humanité, la

tions de S en tant que P se ramène

donc (S/P)/P’. Et ainsi de suite :

nature (S) a été perçue en tant que

à quatre grandes catégories : res-

(((S/P)/P’)/P’’)/P’’’…

paysage (P)(25). Puis le paysage est

sources, contraintes, risques et agré-

devenu le sujet (S’) de représentations

ments. Dans l’exemple de l’Odyssée,

somption de S en tant que P, engen-

jardinières, à savoir le jardin paysager

le môlu est assumé en tant que phar-

drant la réalité S/P, donne lieu à l’as-

(P’). Le même phénomène s’est repro-

makon positif : un remède, c’est-à-

somption ultérieure de S/P en tant

duit plus tard en Europe, respecti-

dire une ressource ; mais il y a là

que P’, soit (S/P)/P’, etc. C’est-à-dire

vement à la Renaissance et au XVIIIe

aussi un risque potentiel, car le mésu-

en fin de compte que P, ou P’ etc.,

siècle. Il y a donc eu hypostase du

sage d’un pharmakon en fait un poi-

se trouve indéfiniment placé en posi-

paysage (P) dans la matérialité des

son. Quand le seigneur du Pradel,

tion de S, puis de S’ etc. vis-à-vis

jardins. Ou encore, au

siècle,

Olivier de Serres (1539-1619), écri-

Dans cette suite trajective, l’as-

XX

e

d’un prédicat ultérieur P’, P’’ etc. Ce

dans les aménagements touristiques,

vait son Théâtre d’agriculture et mes-

processus, où un prédicat devient

les routes et les résidences secondaires

nage des champs, il assumait essen-

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

17


AUGUSTIN BERQUE

tiellement la nature en tant que res-

“La nature”, en somme, sera tou-

source permettant de se nourrir,

jours à naître, comme le dit si bien

mais aussi en tant que risque de

le choix que les Romains ont fait

(1) Andrew Dickson WHITE, A History of the

gelée, de sécheresse, etc. :

pour traduire phusis : prendre le par-

Warfare of Science with Theology and

“Deux espèces de thym y a-t-il,

ticipe futur du verbe naître (nasci)

Christendom, Braziller, 1955, p. 9.

qu’on discerne à la fleur, la plus

au féminin (natura). Pourquoi au

(2) HOMÈRE, Odyssée, traduction Victor

blanche estant la meilleure. Les

féminin ? Parce que phusis est fémi-

Bérard (un peu modifiée), Les Belles

deux viennent naturellement ès

nin, certes, mais surtout parce que

Lettres, 2002, p. 302-306.

coustaux secs et arides, dont ils

donner l’existence, par la naissance

(3) Barbara CASSIN, “Nature”, dans Barbara

ont la racine fort dure. Par plant

(genesis), est une puissance féminine.

CASSIN (dir.), Vocabulaire européen des philo-

enraciné et par bouteures l’on se

On dit la même chose à l’autre bout

sophies, Seuil/Le Robert, 2004.

meuble de thym. (…) Les abeilles

du monde, en Chine, à propos de la

(4) Je tire ces notations philologiques de :

et les connins aiment fort la fleur

puissance d’engendrement de la

Robert GRANDSAIGNES D’HAUTERIVE,

de thym, aussi leur acquiert-elle

nature, bien qu’il n’y ait en chinois

Dictionnaire des racines des langues

bonté de miel et de chair, accom-

ni masculin ni féminin :

européennes (Larousse, 1948) et du

pagnée d’odorante senteur (…).

— Gu shen bu si

Dictionnaire historique de la langue française

Estant chose très-asseurée, que

Shi wei Xuanpin

(Le Robert, 1998).

peu de saules se sauvent qu’on

Xuanpin zhi men

(5) Laozi – 25, OGAWA Kanju (édité par),

esbranche en sève, ou ès grandes

Shi wei tian di gen

Chuôkôron, 1973, p. 53.

froidures. Les plus robustes de

Mianmian ruo cun

(6) Jean CHEVALIER et Alain GHERBRANT

ces arbres, seront choisis pour

Yong zhi bu jin

(dir.), Dictionnaire des symboles, Laffont,

estre couppés devant l’hyver, afin

— Le génie de la vallée ne meurt

1982, p. 500.

de mieux résister aux injures pro-

pas

(7) Ce dieu que l’on révérait à Lugdunum

chaines, que les jeunes et minces.

On l’appelle la Femelle obscure

(“citadelle de Lug”), toponyme qui est

A quoi aidera l’advancer en telle

La porte de la Femelle obscure

devenu Lyon.

action, c’est-à-dire, n’attendre que

S’appelle la racine du ciel et de la

(8) HOMÈRE, op. cit., 2002, p. 113.

le mauvais temps presse, ains le

terre

(9) Pour ce qui suit, je reprends un passage

prévenant, y mettre la main en la

Comme file un fil elle dure

de mon Histoire de l’habitat idéal. De l’Orient

bonnasse des restes des jours de

En user ne l’épuise(27).

vers l’Occident (Le Félin, 2010) p. 89 et sui-

La porte de cette “Femelle obs-

vantes.

l’automne (…)(26)” siècle, cette

cure”, Xuanpin, n’est pas autre chose

(10) Philippe BORGEAUD, Recherches sur le

même nature est assumée surtout

que ce qu’a représenté Courbet dans

dieu Pan, Droz, 1979, p. 73 et p. 15.

en tant qu’agrément, pour un “usage

L’Origine du monde. Et c’est là bien

(11) Ibid., p.16, 18, 19.

récréatif”. Telle est en effet aujour-

davantage qu’une simple représen-

(12) Nicole LORAUX, Né de la terre. Mythe

d’hui, pour la plupart d’entre nous,

tation, bien davantage que la seule

et politique à Athènes, “La librairie du

la réalité de la nature. Mais, comme

histoire humaine de notre relation

siècle”, Le Seuil, 1996, p. 67-68.

toute réalité, c’est une réalité tra-

à la nature

En ce début de

18

NOTES

e

XXI

(28)

: l’histoire naturelle

XXe

(13) Sur ce qui suit, voir BORGEAUD,

jective : elle est vouée à ce qu’on

tout entière, indéfiniment, est à naître

Recherches sur le Dieu Pan, op. cit., p. 195 et

l’assume un jour en tant qu’autre

d’elle-même. Ziran, de soi-même

suivantes : “Pan à Athènes”.

chose, donc à devenir une autre réa-

ainsi, la nature sera toujours à naître :

(14) Athènes l’avait envoyé porter un mes-

lité.

natura natura semper.

n

sage à Sparte, et il était là sur le chemin du

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4


DOSSIER • CHRONIQUE SCIENTIFIQUE

retour. C’est ce même Philippidès (ou

Introduction à l’étude des milieux humains

(*) NOTE

Phidippidès) qui, après la victoire de

(Belin, 2000). Sur l’origine du terme de tra-

connexes peuvent être consultés sur le site

COMPLÉMENTAIRE

: des textes

Marathon, courra d’une traite annoncer la

jection, voir mon ouvrage Le Sauvage et

Mésologiques [http://ecoumene.blogspot.fr],

nouvelle à Athènes ; exploit que commé-

l’artifice. Les Japonais devant la nature

et notamment : “Mésologie” ; “Cette

more aujourd’hui, depuis la réinstitution

(Gallimard, 1986).

femelle obscure qui règne à l’occident : la

des jeux olympiques, la course du mara-

(23) Jesper HOFFMEYER, Signs of Meaning in

nostalgie de l’origine en Asie orientale” ;

thon.

the Universe, Indiana University Press, 1996

”Le rural, le sauvage, l’urbain” et “La nais-

(15) Cf. BORGEAUD, op. cit., 1979, p. 222.

(1993).

sance du paysage en Chine”.

(16) LORAUX, op. cit., 1996, p. 67.

(24) Pour Aristote, le prédicat

Augustin Berque vient de publier Poétique

(17) Jacob

UEXKÜLL, Incursions dans les

(kategorêma) est insubstantiel. La substance

de la Terre. Histoire naturelle et histoire

milieux d’animaux et d’humains, 1934 (dans

(ousia, hupostasis), c’est le sujet (hupokeime-

humaine, essai de mésologie, Belin, 2014 ;

l’édition. Rowohlt, 1965), p. 21-22.

non).

et, La Mésologie, pourquoi et pour quoi faire,

(18) Wikipédia, “Extrémophile”, consulté

(25) Sur ce thème, voir mon Histoire de

Presses universitaires de Paris Ouest, à

en ligne. Cet article substantiel donne une

l’habitat idéal de l’Orient vers l’Occident (Le

paraître (mai 2014).

bonne bibliographie

Félin, 2010) et aussi, plus spécialement,

[http://fr.wikipedia.org/wiki/Extr%C3%AAm

mon Thinking through Landscape (Routledge,

ophile].

2013).

VON

(19) UEXKÜLL, op. cit., p. 29 : “Optimale, d. h.

(26) Olivier

denkbare günstige Umwelt und pessimale

ture et mesnage des champs, Actes Sud,

DE SERREs,

Le Théâtre d’agricul-

Umgebung wird als allgemeine Regel gelten

1996 (1600), p. 876 et 1192.

können”. La traduction de Philippe Muller

(27) Laozi – 6, op. cit., p.16.

(Mondes animaux et monde humain, Denoël,

(28) Ce n’est pas le lieu d’aborder la ques-

1965) donne ici : “Un milieu optimal associé

tion, mais ce postulat ne se résout pas en un

à un entourage pessimal, voilà la règle géné-

simple constructivisme. Pour la mésologie en

rale”. Celle de Charles Martin-Freville

effet, il y a trajection dès l’origine de la vie sur

(Milieu animal et milieu humain, Payot &

Terre, tout vivant assumant l’environnement

Rivages, 2010) : “Un milieu optimal, c’est-à-

brut en tant que quelque chose qui lui est

dire le plus favorable qu’on puisse imaginer, et

propre et le transformant ainsi en un milieu

un environnement pessimal peuvent valoir

qui, en retour, le transforme lui-même. La

comme une règle générale”.

trajection est en somme le principe de l’évo-

(20) Ibidem, “[…] die stillschweigende

lution : une suite d’assomptions et d’hypo-

Voraussetzung, ein Tier könne jemals mit

stases, autrement dit un métabolisme. On ne

einem Gegenstand in Beziehung treten, falsch

peut nullement la réduire à une simple repré-

ist ”, p. 105.

sentation de la réalité : elle produit la réalité,

(21) Données glanées dans HIDAKA

physiologie comprise.

Toshitaka, “Dôbutsu to ningen no sekai ninshiki. Iryûjon nashi ni sekai wa mienai” (La cognition du monde chez l’animal et chez l’humain. Sans l’illusion, le monde est invisible), Chikuma, 2003. (22) Sur ce thème, voir mon Écoumène.

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

19


BERNARD ANDRIEU

UNE “COSMOTIQUE” IMMERSIVE POUR UNE ÉCOLOGIE CORPORELLE EN PREMIÈRE PERSONNE BERNARD ANDRIEU

PHILOSOPHE PROFESSEUR À LA FACULTÉ DU SPORT, EA 4360 APEMAC/ EPSAMETZ, USR 3261 MSH LORRAINE AXE 5, UNIVERSITÉ DE LORRAINE - ASSOCIÉ À ADES/EFS (UMR CNRS 7268)

F

aute d’être “écologisé” par la nature, le corps est submergé par l’élé-

ment dont il n’a pas élaboré, par incorporation, une connaissance par le corps. Il ne sait pas adapter

[bandrieu59@orange.fr]

son corps à la modification que lui présente ou qu’impose son envi-

“Le triomphe de la végétation est total.”

ronnement, au point de s’y blesser

Michel Houellebecq, La Carte et le Territoire, 2010

ou pire d’y mourir. La souplesse et la plasticité du corps sont déplacées aujourd’hui dans la spécialisation urbaine, en réduisant les

RÉSUMÉ. SE FONDRE DANS LA NATURE EST UNE EXPÉRIENCE

capacités dans la délégation aux technologies pour agir et commu-

RECHERCHÉE MOINS PAR ROMANTISME OU PAR AMOUR DE LA

niquer. La thèse de l’arraisonne-

NATURE QUE PAR LE DÉSIR DE VIVRE UNE EXPÉRIENCE IMMERSIVE.

déshumanisante trouverait ici à la

PLUS QU’UNE SIMPLE ÉVASION VERS LA NATURE ET UNE AVENTURE

nage urbain du corps inadapté à

ment de la nature par la technique fois sa confirmation dans le façonla nature et un échec dans cet arrai-

CORPORELLE, LA RE-CRÉATIVITÉ IMMERSIVE DANS LA NATURE

sonnement impossible face aux tremblements de terre, aux intem-

EST UN MOYEN POUR LE SUJET DE FAIRE ÉMERGER EN LUI DE

péries et autres tsunamis. Bien des personnes peuvent réa-

NOUVELLES COORDONNÉES SENSORIELLES. LA NATURE N’EST

liser pourtant une acculturation

PAS SEULEMENT UN LOISIR MAIS UNE ÉCOLE EXPÉRIENTIELLE

lière dans les milieux naturels en

écologique par l’immersion régunageant dans des rivières plutôt

DES CORPS INCORPORÉS DANS LA NATURE.

20

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4

que dans des piscines ou en mar-


DOSSIER • CHRONIQUE SCIENTIFIQUE

LES CONDITIONS DE CETTE IMMERSION DANS LA NATURE

chant dans les forêts plutôt que

du corps comme le végétarisme de

dans des chemins pédestres. Face

Paul Carton a pu le définir dans

aux “proliférantes natures” (Sirost

l’alimentation (Ouédraogo, 1998,

et Claeys, 2010), on distingue les

p. 59-76). Se fortifier et s’améliorer

Les écologues actuels de la récréa-

natures jardinées, les natures cul-

en développant l’image de soi par

tion de soi dans la nature ont déjà

turalisées et les natures recensées.

la culture physique comme chez

pu interroger les conditions de cette

L’impossible sortie d’une nature

Desbonnet (Andrieu et Sirost, 2014)

immersion dans la nature. Olivier

par

est à l’opposé du partage de vie,

Sirost, soucieux de lier l’imaginaire

l’homme et le refus de la nature

de l’immersion des membres des

naturiste avec les pratiques réelles,

“environnementalisée”

sauvage viendraient contenir le

communautés anarchistes dans

a pu décrire combien l’évasion vers

désir d’immersion. La recherche

une modification intérieure comme

la nature nécessitait la mise en aven-

de l’émotion pure qui serait pro-

à Monte Verita (Noschis, 2011).

ture du corps. Notamment dans la

duite par les éléments naturels

L’écologie immersive repose sur

vie au grand air qui décline, selon

reste en deçà de la “véritable”

des expériences d’immersion incor-

lui, les “fonctions récréatives et

essence de la Nature à laquelle

porative, au sens de Gordon

fonctions paysagères, étayées par

nous croyons comme à un idéal

Calleja, pour qui l’incorporation

l’horizon mythique du jardin

perdu tel que dans le mythe de

dans l’immersion est comprise à

d’Eden” (Sirost, 2009, p. 43).

l’Eden.

la fois comme une assimilation de

Mais aller vers ou vouloir revenir

l’esprit dans l’immersion corporelle

à l’état de nature n’est pas la même

Une nouvelle écologie corporelle, manière d’habiter le monde

et comme un “embodiment”

expérience que de s’enfoncer dans

corporel et le “corps cosmos” cher

(Calleja, 2011, p. 169). L’absorption

la nature ou d’enfoncer la nature

à Michel Collot qui souligne “une

dans la nature, au sens de nouvelle

dans son corps. Gilles Raveneau

nouvelle alliance entre le corps et

habitation du corps, n’est plus seu-

dans son analyse de l’apnée, a pu

le cosmos” (Collot, 2008, p. 19),

lement une métaphore mais une

décrire comment le risque se

doit être comprise à partir des déri-

synthèse dynamique entre le mou-

conjugue avec une exploration de

vations mythiques de la nature

vement kinesthésique, l’espace

soi dans l’eau, d’un soi qui voudrait

édénique (le rural, l’environne-

habitable, les relations avec les

entièrement devenir aquatique

ment, le sauvage et le paysage) et

éléments et les interactions avec

(Raveneau, 2006). Olivier Bessy dans

des utopies de retour à la nature.

les autres. Si l’immersion peut être

une ethnographie des raids aventure

La méthode naturelle d’Hébert

ainsi vécue comme une absorption

(Bessy, 2012), retrouve ce que

(Philippe-Meden, 2012) reste encore

(au sens d’osmose et d’extase), elle

Marianne Barthelemy (2008) avait

dans un naturisme plutôt que dans

peut aussi se concevoir comme

mis à jour avec le marathon des

une écologie corporelle : le natu-

une “transportation” (Calleja, 2011,

sables, la constitution d’un savoir

risme utilise le milieu extérieur

p. 27) au sens d’écologisation et

expérientiel en s’immergeant dans

pour que le corps y réagisse en

de vertige. Mais si l’absorption

des milieux qui extrémisent les

s’adaptant dans le cours de l’ex-

contient le corps dans le milieu en

limites connues de son corps. Bastien

périence ; l’écologie corporelle

l’incorporant à travers les sensa-

Soulé et Jean Corneloup ont étudié

incorpore les éléments du milieu

tions, dans la “transportation”,

l’engagement corporel par l’étude

pour modifier le vivant et le vécu

le corps y est débordé dans ses

des “motivations de ceux qui s’ex-

corporel. L’écologie corporelle

limites au risque d’être englobé

posent au-delà du raisonnable, à la

n’est pas une purification interne

par la puissance du milieu.

fois pour eux-mêmes (surentraîne-

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

21


BERNARD ANDRIEU

ment, prises de risque excessives),

nous déplacer régulièrement. Il n’y

première personne, le corps vivant

pour la collectivité (coût des opé-

aura donc pas de programme. Un

prend le pas sur sa conscience envi-

rations de secours, questions de

itinéraire proposé et une multitude

ronnementale en tant que corps

santé publique) et par rapport à

de gestes premiers à voir : allumage

vécu en s’imprégnant immédiate-

l’éthique sportive (dopage)” (Soulé

du feu par friction ou par percus-

ment des éléments dans le milieu.

et Corneloup, 2007). Gaspard Lion

sion, collecte de fibres et confection

Cette impression s’effectue en des-

décrit, à travers une enquête de ter-

de corde, abris, nœuds...(1)”

sous du seuil de conscience (450

rain entre 2010 et 2012 intitulée

Ces immersions volontaires ou

“Des hommes, des bois. Déboires

involontaires en pleine nature par

sonne de manière involontaire.

et débrouilles. Ethnographie des

la mise en corps des gestes premiers

Cette “cosmotique”, dans l’im-

habitants du bois de Vincennes”,

transforment le vécu. Pour Jean

mersion du corps vivant de l’indi-

comment vivre dans les bois n’est

Corneloup, se fondre dans la nature

vidu dans les milieux naturels, pro-

pas seulement une immersion

relève d’une naturalité par “tout ce

duit des impressions en lui : leur

romantique à la Thoreau dans

qui peut accroître l’immersion dans

intensité ne trouve pas toujours de

Walden (Lion, 2013). Même dans la

la profondeur de la nature”

correspondant suffisant dans l’écri-

nature du bois de Vincennes, chacun

(Corneloup, 2010, p. 82). Le paradoxe

ture ou la parole. Le corps se trouve

cherche un abri qui ne soit pas “de

est bien là : comment consentir à

dès lors traversé par des sensations

loisir” (Raveneau et Sirost, 2011) dans

s’approfondir dans une nature sans

internes et intimes dont il ignore

un ensauvagement récréatif mais

fond ? Le corps se construit dans

l’origine et ne contrôle ni la direction

une autonomie libertaire et précaire

sa sensorialité par un étayage cul-

ni les effets en lui et dans le monde.

(Rolland, 2013).

turel en essayant de délimiter son

La différence entre l’interprétation

fond dans ce qui serait le corps

du chercheur qui, à travers son corps

Le recours aux techniques de vie, sinon de survie, en pleine nature,

propre.

selon Kim Pasche et Bernard Bertrand (2013), favorise “une immersion primitive et une auto-

(Andrieu, 2011), croit parvenir à une compréhension du vécu de l’autre

LE CORPS EN PREMIÈRE PERSONNE

nomie sauvage” à travers des stages

22

millisecondes) et incorpore la per-

personne immergée, et le récit de la personne elle-même est à maintenir :

immersifs, comme en juillet 2013

L’osmose dans la nature fait

dans les montagnes suisses : “Une

émerger dans le corps des sensations

(en troisième personne) ;

– le corps observé dans la nature

semaine à vivre au plus sauvage des

inédites jusque-là. C’est la nature

– le récit du corps émergeant de la

montagnes suisses en mode ‘primi-

qui entre dans le corps et non plus

nature (en première personne) ;

tif’. Nous n’aurons avec nous que

le corps qui est dans la nature.

– le corps vivant dans la nature

l’essentiel pour vivre et la plupart

L’incorporation n’est pas ici pro-

(dans la première personne).

de notre nourriture sera collectée

gressive comme une technique du

Le récit du corps émergeant de

le long du chemin : grâce aux plantes

corps peut l’être par la vertu de

la nature reste un dédoublement

sauvages nous nous nourrirons ! Il

l’exercice dans la formation d’un

entre ce que le corps vivant aura

nous faudra (ré)apprendre à écouter

habitus. Marcel Mauss décrit en

traversé dans son immersion dans

la nature et savoir s’adapter à notre

1934 le lent apprentissage qui trans-

la première personne et ce que le

environnement ; que ce soit les

forme ses perceptions sensori-

sujet, qui l’a vécu, peut en dire dans

conditions météorologiques ou les

motrices de la brasse au crawl

une distance méthodologique, donc

lieux de cueillettes, nous devrons

(Mauss, 1936). Avec l’immersion en

en première personne. L’expert,

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4


DOSSIER • CHRONIQUE SCIENTIFIQUE

malgré les précautions méthodolo-

à l’immersion dans le milieu jusqu’à

l’individu dans son corps favorisera

giques prises, observe en troisième

une conscience plus vive de l’extase

une immersion incorporative dont

personne ce corps dans la nature

et de la fusion dans la nature comme

les effets involontaires recompose-

dans la mesure où il n’y participe

exprimée chez Rousseau ou

ront la cartographie subjective.

pas entièrement. La difficulté à

Thoreau (Rousseau, 1776, 1782 ;

Ainsi, “s’immonder” est différent

décrire l’immersion du corps vivant

Thoreau, 1840). L’écho de la nature

du fait de transformer son corps

dans la nature tient à ce que le pra-

dans le corps éveille en nous des

pour habiter la nature et ses élé-

tiquant vit dans la première per-

possibilités d’action. La ré-créativité

ments par l’agilité, la force et l’adap-

sonne ce que nous ne saisissons

peut être une re-création du soi si

tation. L’immersion de la nature

qu’après coup dans la perception

l’habitus est suffisamment entamé

dans le corps implique une non-

en première personne que celui-ci

au cours de l’écologisation par l’im-

domination de la nature par une

nous fait par l’analyse phénomé-

mersion dans la nature.

écologisation de ses techniques,

nologique ou le récit participatif.

Cette immersion dans la nature

habitus et matières. Une plasticité

La naturalité du corps humain

est à la fois extérieure, par l’inclusion

en émerge où il s’agit moins de par-

n’est pas un basic-instinct qui se

de notre corps dans le milieu ou

venir à une maitrise complète des

déclencherait par réaction aux milieux

dans l’élément, et intérieure, par

éléments qu’à une connaissance

ou face aux éléments. Cela suppo-

l’émersion en nous de sensations

relationnelle entre eux et notre

serait que nous aurions conservé

inédites. Ce double mouvement n’est

corps.

intact des programmes d’adaptation

pas sous le contrôle de l’“immer-

Au contraire de cette “immon-

qui même dans l’apnée de Guillaume

seur” (le pratiquant). Celui-ci se

dation”, “s’amonder” (c’est-à-dire

Nery, recordman et champion du

place dans des situations inédites

se priver de la relation d’immersion

monde d’apnée profonde, lui ont

qui produisent un renouvellement

dans la nature) consiste à se couper

demandé un long entraînement pour

sensoriel, plutôt qu’un étonnement

de la naturalité de la nature en déve-

développer un volume d’air pulmo-

qui s’oppose à la volonté de

loppant un style colonial et conqué-

naire plus grand que la moyenne

contrôle. Le vécu en première per-

rant. De même, en s’amondant, le

humaine. L’immersion régulière dans

sonne perçoit l’immersion à partir

loisir des parcs spécialisés voudrait,

des milieux nous transforme de

des sensations qui émergent dans

par l’artifice, atteindre la même

manière insensible là où la mise entre

le corps vivant, au cours des expé-

intensité, mais sans prendre le risque

parenthèses provisoire se limite à

riences. La méthode de recueil qua-

de la profondeur de l’expérience

nous plonger, le temps d’un court

litatif des données à travers des

corporelle.

séjour, dans ce qui serait un autre

entretiens peut être utilement com-

monde.

plétée par le récit à la première per-

La “récréativité” immersive est

sonne des agents eux-mêmes comme

une re-créativité qui recrée le soi

en témoigne les journaux de terrain,

par son écologisation. Nicolas Penin

les photographies et autres films en

le montre bien à partir du vécu en

caméra subjective qui vont se déve-

première personne, renouvelant en

lopper avec la caméra Gopro.

nous les qualia (Penin, 2012). Nos

nnn

dispositions sensorielles s’activent

En allant de l’extase au vertige,

dès l’empathie et la résonance

en passant par l’écologisation et par

NOTE

interne des réseaux neuronaux due

l’osmose, l’approfondissement de

(1) [http://www.gensdesbois.org].

n

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

23


BERNARD ANDRIEU

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Pierre PHILIPPE-MEDEN, Georges Hébert et le théâtre, une esthétique de

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4


DOSSIER • RECHERCHE

LES FORMES DE LA NATURALITÉ FORESTIÈRE PIERRE LE QUÉAU

MAÎTRE DE CONFÉRENCES, DÉPARTEMENT DE SOCIOLOGIE, PACTE UNIVERSITÉ GRENOBLE-ALPES (UFR SHS) [pierre.le-queau@upmf-grenoble.fr]

A

ppréhender la naturalité comme une forme revient à l’envisager

sous un angle double. Il s’agit d’abord de dire, sinon ce qu’elle est, du moins à quoi elle réfère dans le

RÉSUMÉ. EN PROPOSANT QUELQUES PISTES THÉORIQUES PER-

réel : ce qu’elle essaie de désigner, comme un index pointé vers quelque

METTANT D’APPROCHER LA NATURALITÉ COMME UNE “FORME”,

chose dans le “for extérieur”, et qui existe indépendamment de la

L’ARTICLE VISE À MONTRER QUE L’ENJEU DE SON ÉMERGENCE

connaissance qu’on en peut avoir. Mais, au risque qu’on se méprenne

TIENT SURTOUT DANS LA TRANSFORMATION DE LA RELATION

sur le sens du geste consistant à regarder celui dont l’index est ainsi

QUE LES HUMAINS ENTRETIENNENT À L’ÉGARD DE LA NATURE

pointé, cette perspective invite également à considérer le cadre de

ET DES MONDES DONT ELLE DEVIENT LE PIVOT. APRÈS AVOIR

connaissance à partir duquel elle opère ou comment, en d’autres

RAPPELÉ QUELQUES-UNS DES ÉLÉMENTS LES PLUS STRUC-

termes, elle révèle aussi quelque chose de son “for intérieur”.

TURANTS DE LA NOTION, IL S’AGIRA D’ABORDER LES DEUX

Cette tentative revient donc à considérer la naturalité comme un

VERSANTS DE LA FORME : SON OBJECTIVITÉ, PUIS LES RETEN-

de ces objets techniques qui sont l’instrument d’une socialisation visant

TISSEMENTS SUBJECTIFS QU’ELLE PRODUIT ET À PARTIR

quelque chose qui nous échappe dans la nature et comme cet obscur

DESQUELS DIFFÉRENTS COLLECTIFS SE CONSTITUENT. PLU-

retentissement par lequel elle nous lie. L’un des outils qui participent

SIEURS ENQUÊTES DE TERRAIN PORTANT SUR LA FORÊT

à l’édification d’un “monde” sera défini provisoirement comme un

FOURNISSENT LA MATIÈRE EMPIRIQUE À CET ARTICLE.

espace de compréhension relatif et

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

25


PIERRE LE QUÉAU

suspendu entre deux incertitudes :

cette forme s’inscrit encore pleine-

et collectivement. La naturalité

celle qui vient du réel et celle qui

ment dans ce que Philippe Descola

regarde donc aussi une “intériorité” :

vient de l’imaginaire. On pourrait

(2005) désigne comme le régime de

un mode d’existence qui devient le

alors se limiter à l’aborder comme

réalité caractéristique de l’Occident

pivot, sinon d’un monde, du moins d’un écoumène (Berque, 2000).

une catégorie sociale (Durkheim,

moderne et qui repose notamment

1991) : une sorte de concept qui ne

sur une opposition entre le sujet

serait pas parvenu à une complète

humain et l’objet naturel. Il s’agit

élucidation… Ou bien, a contrario,

pourtant de ne pas confondre la

qu’un excès d’usages et de définitions

représentation que les dispositifs

a fini par rendre équivoque. Mais

scientifiques donnent de cette relation

L’hypothèse objective de la forme

la forme dépasse la seule activité

avec ce qui est fondamentalement

tient dans le fait qu’existent bien,

intellectuelle caractéristique du juge-

à l’œuvre dans le processus d’ap-

dans le réel, des systèmes de relations

ment prédicatif puisqu’elle englobe,

préhension du réel. En dépit du

qui ont une certaine unité et qui

et veut surtout mettre en évidence,

“divorce” dont parle Ernst Cassirer

manifestent même toutes les pro-

en réalité, une inclination pratique

(1972), il n’est en effet toujours ques-

priétés de ce qu’on appelle habituel-

et concrète. C’est en tout cas ce que

tion que de la façon dont le sujet,

lement une “chose”, même si la déli-

soutient Simmel qui fait de la forme

individu ou collectif, se construit

mitation précise de leurs contours

l’objet même de la sociologie, étant

avec/contre les objets qui l’environ-

peut faire l’objet de discussions. La

entendu qu’il s’agit avant tout, pour

nent. Il n’y a de solution de continuité

forêt peut apparaître comme un “

lui, d’un système de relations réci-

ni effective ni définitive entre le sujet

complexe ” ou un “collectif” (végé-

proques dans lequel se déterminent

et l’objet, et la naturalité ne saurait

tal, animal, éventuellement humain)

le sujet et l’objet (Simmel, 1999). Une

apparaître comme moyen de ne gérer

dont les limites ne sont pas toujours

forme, en ce sens, décrit donc aussi

qu’une “externalité”. Sous cet angle,

bien tracées ou ne correspondent

une manière d’être ou de se com-

elle apparaît comme un concept limi-

pas aux frontières de sa lisière phy-

porter et cette perspective n’est pas

nal : une médiation possible (un

sique, dont la définition peut elle-

très éloignée de ce que Marcel Mauss

hybride peut-être) entre les aspects

même varier et être l’enjeu de débats,

thématisera plus tard par le concept

biophysiques de la nature et ses

voire de controverses. Il n’en reste

d’habitus : une technique du corps

dimensions socio-anthropologiques.

pas moins que, nonobstant certaines

(1983). Quoiqu’il en soit, la forme

À bien des égards, la multiplication

divergences de points de vue relatifs,

permet de penser solidairement le

contemporaine des notions de wild-

la forêt est bien une sorte de chose

mode d’existence des choses (exis)

ness, wilderness, sauvageté, natura-

indépendante du nom et des pro-

et le nôtre : dans quelles dispositions

lité, etc. vient précisément signaler

priétés que, d’un monde l’autre, on

cognitives, certes, mais aussi émo-

que quelque chose, d’invisible encore,

peut lui attribuer. C’est en ce sens

tionnelles et conatives nous sommes,

change dans notre relation au réel

que, depuis Aristote jusqu’à des

non seulement à leur endroit, mais

et qui, pour devenir visible et s’ac-

approches scientifiques plus contem-

aussi entre nous.

complir tout à fait, se cherche encore,

poraines, en passant par les vues de

au-delà du mot et de l’expression,

Turing sur la morphogénèse, la

alors de revenir sur quelques aspects

une manière d’être. La redescription

forme désigne d’abord des “quasi-

du dualisme par lequel on peut être

de cette relation ne concerne pas

objets” (Noël, 1994). C’est également

tenté d’appréhender la naturalité. Il

que le réel mais qui et comment nous

dans cette suite que s’inscrivent les

est bien entendu que l’émergence de

sommes face à lui, individuellement

vues de Gilbert Simondon sur l’in-

L’enjeu de cette perspective est

26

L’OBJECTIVITÉ DE LA NATURALITÉ FORESTIÈRE

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4


DOSSIER • RECHERCHE

dividuation étant entendu qu’un

TABLEAU 1

individu, être ou chose (comme la

INDICATEURS DE NATURALITÉ

forêt), est la forme concrète que prend un système de relations

Grille Du Bus de Warnaffe et Devillez

Enquête Chartreuse

(Simondon, 2005). La forêt serait ainsi, en premier lieu, quelque chose appartenant au

NATURALITÉ DE COMPOSITION Nombre d’espèces d’oiseaux cavernicoles…

Nombre d’animaux, variété et rareté

“réel” et sa naturalité en serait une

Nombre d’espèces de xylobiontes

des espèces

des qualités propres, perceptibles et

Nombre d’espèces épiphytiques

Présence de mousses et de lianes Nombre et rareté des essences

reconnaissables en deçà des valori-

Pourcentage de recouvrement de la strate

sations dont elle fait l’objet. À la

arborescente

suite de divers travaux portant sur

Nombre d’espèces ligneuses, en regard du

les représentations sociales de la

potentiel régional

forêt, une expérience a été tentée

Intégrité phytocoenotique de la flore vasculaire

pour évaluer cette hypothèse : il

NATURALITÉ DE STRUCTURE

s’agissait d’interroger des randon-

Taille de l’unité

Clarté, gros arbres, grands arbres

neurs dans deux forêts présumées

Hétérogénéité verticale (pourcentage de stade

Densité, espacement, broussailles

différentes du massif de la Chartreuse

pionnier, de stage de compétition, de maturité)

Bois mort au sol ou debout

pour vérifier s’ils voyaient ou non

Hétérogénéité horizontale

Forme des troncs

la même “chose” (Le Quéau, Dodelin

Nécromasse ligneuse par hectare

et Paillet, 2010). La première, située

NATURALITÉ DE FONCTIONNEMENT

au col de Porte, est une forêt (une

Naturalité de fonctionnement

Traces d’exploitation

toute petite portion de celle qui

Régime sylvicole

Éloignement des accès

couvre le massif en réalité) située en

Production ligneuse (diamètre maximal /

Signalisation, fréquentation

zone périurbaine, assez fréquentée

diamètre longévité)

et visiblement exploitée en ce sens :

Taux de régénération naturelle

les arbres sont assez espacés, il y a

Densité du réseau de voirie

peu de bois mort au sol. Outre les

Interventions diverses et pression touristique

parkings aménagés à ses abords immédiats, des voies de promenade confortables ont été tracées. La

partir de la grille mise au point par

note de 1 à 5 à ces critères dans cha-

seconde, située dans la combe de

Guy du Bus de Warnaffe et François

cune des deux forêts, selon la

l’If, est un “espace naturel sensible ”

Devillez (2002). Il s’agit d’évaluer le

méthode d’échantillonnage par “pla-

infiniment moins accessible : pour

degré de naturalité de la forêt en

cettes”, les experts ont ainsi établi

l’atteindre, il faut s’écarter du chemin

tenant de compte de sa “composi-

que la forêt de la combe de l’If avait

qui passe à proximité et traverser

tion” (nombre d’espèces animales

un gradient de naturalité supérieur

un dense couvert arboré en suivant

et végétales, épiphytes, etc.), de sa

(note moyenne = 3,2) à celle du col

un petit sentier.

(1)

“structure” (hétérogénéité verticale,

de Porte (note moyenne = 2,4) (cf.

Chacune des deux forêts a ensuite

horizontale, etc.) et de son fonction-

tableau 1).

fait l’objet d’une description plus

nement (traces d’exploitation, fré-

Il s’est ensuite agi de traduire ces

fine par une équipe du Cemagref à

quentation, etc.). En donnant une

indicateurs en termes compréhen-

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

27


PIERRE LE QUÉAU

FIGURE 1

légitimement être discutée, aussi bien

PRÉFÉRENCE EXPRIMÉE SUR LE TYPE DE NATURALITÉ FORESTIÈRE

sur le versant scientifique, d’ailleurs, que sur son versant profane, elle tend effectivement vers la désignation

60 %

d’un état – une “manière d’être” –

50 % 40 % 30 %

60 %

54 % 40 %

46 %

de la forêt qui n’est ni arbitraire, ni aléatoire. La forme d’une forêt ayant

20 %

un fort gradient de naturalité suppose

10 %

qu’elle soit exempte de traces humaines, sombre – parce qu’elle

0% Combe de l’If

Col de Porte

abrite de nombreux grands (et gros) arbres parvenus à maturité – et que

Préfèrent une forêt plutôt naturelle

Préfèrent une forêt plutôt entretenue

l’espace entre les arbres soit difficilement praticable compte tenu du bois mort au sol et des espèces végé-

sibles pour les non-spécialistes de

nature” des visiteurs de la forêt de

tales broussailleuses qui l’occupent,

telle sorte que, au lieu d’évaluer la

la combe de l’If est supérieur (note

etc. C’est si vrai d’ailleurs que cette

proportion des arbres parvenus au

moyenne = 3,2) à celui des prome-

naturalité de la forêt est un des élé-

stade de leur maturité, par exemple,

neurs dans la forêt du col de Porte

ments qui détermine le choix que

il leur serait demandé si la forêt com-

(note moyenne = 2,8). Cette conver-

l’on fait de se promener dans l’une

prend plus ou moins (sur une échelle

gence est observée aussi bien sur la

plutôt que dans l’autre. C’est bien

de 1 à 5) de “grands arbres”, de

note globale que sur les trois registres

parce qu’ils partagent la même

“gros arbres”, etc. Il est évident que

descriptifs : composition, structure

“idée” de la naturalité forestière que,

ce travail de traduction pose encore

et fonctionnement. Les tests appli-

d’une part, les visiteurs du col de

de nombreuses questions et s’est

qués sur chacun des indicateurs font

Porte préfèrent en général se pro-

d’ailleurs révélé impossible pour cer-

même apparaître que, du point de

mener dans une forêt plutôt “entre-

tains indicateurs : le recouvrement

vue scientifique aussi bien que du

tenue” (54 %) et que, d’autre part,

de la strate arboricole, par exemple,

point de vue profane, les forêts se

ceux de la combe de l’If préfèrent

ou l’intégrité phytocoenotique. Quoi

distinguent significativement par la

une forêt plutôt “naturelle” (60 %) (cf. figure 1).

qu’il en soit de ces discussions, qui

présence de gros arbres, leur clarté

restent ouvertes, la grille a été sou-

et leur obscurité, des signes d’ex-

Tout en pouvant être caractérisée

mise à un échantillon de trente per-

ploitation, etc. Les visiteurs se mon-

d’une façon relativement univoque,

sonnes dans la forêt qu’elles étaient

trent en revanche plus sensibles à la

pour le plus grand nombre en tout

en train de visiter : au total, ce sont

présence animale que les scienti-

cas, la naturalité forestière renvoie

donc soixante individus qui ont été

fiques, et ces derniers accordent au

à des valeurs et des significations

interrogés entre le 15 juillet et le 15

bois mort un intérêt qui, manifes-

tout à fait différentes qui “discrimi-

août 2007.

tement, échappe au simple prome-

nent” ses publics potentiels. À cet

neur.

égard, il faut souligner combien les

Il apparaît alors que la perception que les usagers ont de leur forêt

28

La naturalité n’est donc pas

échantillons interrogés dans chacune

converge assez nettement vers celle

qu’une affaire de perception subjec-

des deux forêts (aux mêmes jours

des scientifiques : le “sentiment de

tive et, même si la grille utilisée peut

et heures, pendant la même période)

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4


DOSSIER • RECHERCHE

présentent des caractéristiques dif-

Sise en bordure de la zone de pro-

phase incluait notamment une ques-

férentes : les visiteurs de la combe

tection du parc, mais sur le territoire

tion “ouverte” par laquelle il était

de l’If apparaissent ainsi beaucoup

de la commune de Villarodin-

demandé aux personnes interrogées

plus jeunes, plus diplômés, et appar-

Bourget, les habitants avaient

de dire ce qu’était, pour elles, la forêt

tiennent à des catégories plus élevées

réclamé – et dans un premier temps

de l’Orgère. Le texte des réponses,

dans la hiérarchie sociale que ceux

obtenu – la permission d’y effectuer

recueilli aussi fidèlement que possible,

du col de Porte. Ce sont là des obser-

une coupe. Opposé à cette autori-

a été saisi pour faire l’objet d’une

vations qui rejoignent d’autres faites

sation, la forêt de l’Orgère étant

analyse lexicométrique.

depuis longtemps sur la forêt comme

réputée “subnaturelle”, son conseil

Ce type d’analyse consiste à

“bien symbolique” dans le sens où

scientifique avait finalement obtenu

“compter” les mots et à les regrouper

elle est aussi devenue l’instrument

du parc qu’il porte l’affaire devant

selon la fréquence de leur association.

d’une “distinction sociale” (Kalaora,

les tribunaux pour en obtenir l’ar-

Il s’agit, en d’autres termes, d’iden-

1993). Sans doute y a-t-il aussi

bitrage. Cette enquête montre par-

tifier des classes de vocabulaire en

quelque raison pratique guidant ces

ticulièrement bien comment, tout

se passant, aussi longtemps que pos-

préférences, notamment en raison

en étant d’accord sur la naturalité

sible, de toute interprétation. En l’es-

du fait que les espaces les mieux pré-

objective de la forêt, pouvaient varier

pèce, cette analyse fait apparaître

servés sont aussi les moins acces-

(et s’opposer) les manières de la “sai-

six classes de mots (cf. tableau 2)

sibles, en particulier aux personnes

sir”.

que l’on peut regrouper, après coup,

les moins agiles et les moins aguer-

et suivant l’indication donnée par le

ries. Mais la naturalité de la forêt,

Du discours à l’action

dendrogramme de la classification

“parce qu’elle est ce qu’elle est”,

Le dispositif mis en place com-

en trois “univers de sens”(cf.

génère aussi des états subjectifs extrê-

prenait une longue phase de prépa-

figure 2).

mement différents – des manières

ration effectuée au cours de l’été

Voir la forêt. Les classes 1 et 4

d’être – allant du bonheur proche

2001 : elle comportait des observa-

ont en commun de contenir un cer-

de l’extase au malaise le plus sombre.

tions ethnographiques et des entre-

tain nombre de termes qui tentent

tiens non directifs de recherche réa-

de décrire la forêt “telle qu’elle est” :

lisés auprès de promeneurs venus la

les essences d’arbre qu’elle contient,

LES DISPOSITIONS SUBJECTIVES DE LA NATURALITÉ FORESTIÈRE

visiter (une trentaine), d’habitants

les espèces animales qui y vivent et

du village impliqué dans la contro-

d’autres caractéristiques se rappor-

verse (une trentaine), et d’experts et

tant à sa situation environnementale

Un autre travail, de plus longue

professionnels concernés à divers

(climat, exposition, etc.). Cette classe

haleine, a été l’occasion d’explorer

titres par la gestion de la forêt (une

comporte aussi de façon tout à fait

davantage cette réception subjective

douzaine). Une enquête par ques-

“spécifique” (dans la mesure où ces

(Le Quéau, 2009). Il s’agit d’une étude

tionnaire a été menée au cours de

termes sont absents des autres classes

réalisée dans le cadre d’un observa-

l’été suivant : elle portait également

de vocabulaire) des notions issues

toire pluridisciplinaire mis en place

sur les visiteurs interrogés aux abords

d’un registre de vocabulaire

par le parc national de la Vanoise

de la forêt (175 individus) et sur les

(quasi)scientifique : “C’est un biotope

en vue de déterminer les valeurs,

habitants du village (145 individus,

particulier, très riche, qui donne son

tant écologiques qu’humaines, d’une

sur les quelque 300 que comptait

importance à la forêt” (réponse spé-

forêt à propos de laquelle une contro-

alors sa population). Le questionnaire

cifique de la classe 1) ; “C’est là que

verse est née à la fin des années 1990.

soumis au cours de cette seconde

j’ai découvert le casse-noix et son

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

29


PIERRE LE QUÉAU

TABLEAU 2 • CLASSES DE VOCABULAIRE

écologie liée au pin cembro. Il faut

de différentes sources dont le parc

que ces arbres ne soient pas coupés

national de la Vanoise, mais aussi

juste à cause de cet oiseau” (classe 4).

diverses associations de protection

Voir. (9)

39,72

Incidemment, il apparaît que

de la nature. Aussi ont-ils un

Forêt+ (14)

21,04

nombre des personnes interrogées

“regard” observateur, scrutateur, et

Magnifique+ (4)

16,32

dont le discours est ainsi caractérisé

attentif aussi bien aux “parties”

Belle+ (8)

13,03

étaient au courant de la controverse

qu’au “tout” de la forêt : “La clarté

Mélèze+ (6)

11,78

Classe 1

Classe 2

alors en cours au sujet de la gestion

de cette forêt : elle n’est jamais très

de cette forêt. Il s’agit en tout cas

sombre à cause des mélèzes. Mais il

Travail< (9)

36,65

d’un vocabulaire, sinon de spécia-

y a une grande variété dans cette

Bois (13)

22,76

listes, du moins de personnes pensant

forêt : des rochers, un relief, plusieurs

Champignon+ (11)

22,73

être suffisamment averties pour tenter

essences… En général, les forêts sont

Chasse (6)

22,17

de nommer les différents éléments

sombres, on y voit peu, alors qu’à

Promeneur (7)

19,03

composant ce qu’elles appréhendent

l’Orgère, il existe un éclairage spécial

comme un “milieu”, un “biotope”,

à cause de l’exposition” (classe 1).

Flore+ (10)

39,68

voire un “écosystème”.

Faune+ (6)

21,08

Accès (4) Découverte+ (4) Rhododendron+ (5) Facile+ (6) Varié+ (3)

Classe 3

Une nuance distingue ces deux

Un autre terme tout à fait spéci-

classes entre elles dans la mesure où

17,38

fique est le verbe “voir”, éventuel-

l’une (classe 1) compte aussi plusieurs

17,38

lement conjugué. Il permet de rendre

adjectifs permettant de qualifier l’im-

16,67

compte, d’une part, de la raison pour

pression reçue par la “vision” de

14,02

laquelle ces personnes sont venues

cette forêt (“magnifique”, “belle”,

12,94

et, d’autre part, de leur disposition-

etc.) tandis que l’autre (classe 4) est

type. Il s’agit de promeneurs ayant

plus strictement dénotative.

Cembro (10)

67,56

fait le choix de venir visiter la forêt

Pin+ (13)

62,69

de l’Orgère sur la base d’une infor-

“travailler” qui représente spécifi-

Mélèze+ (6)

19,48

mation recherchée et obtenue auprès

quement la classe 2 : conjugué ou

Humid+e (3)

16,58

bien substantivé. Très caractéristique

Oiseau+ (4)

16,58

en est également la forme “bois”.

Epicéa+ (2)

9,32

Alors que, dans toutes les autres

Côte+ (2)

9,32

Classe 4

Classe 5

Travailler le bois. C’est le verbe

GUIDE DE LECTURE. Le logiciel Alceste effectue des comptages à

classes, il est toujours question de la

partir des formes réduites à leur radical. Le point après un verbe

“forêt” et des “arbres” vivants, c’est le matériau qu’ils produisent et que

Beauté+ (8)

72,90

(comme “voir”, classe 1) signale que sont comprises toutes ses

Calm+e (10)

49,44

conjugaisons. Le signe + (comme dans “humid+e”, classe 4)

l’on “travaille” qui est ici évoqué.

Paysage+ (4)

31,03

indique que les substantifs ou adjectifs sont considérés avec

D’ailleurs, parmi les segments répétés

toutes leurs terminaisons possibles (humide, humides,

(locutions fréquentes) significatifs de

Sentier+ (16)

26,65

humidité…). Enfin, le signe < (comme dans “travail< ”,

cette classe, on trouve ainsi toutes

Agréable+ (11)

21,99

classe 2) souligne que la forme est aussi bien un substantif

les déclinaisons possibles de l’expres-

Sentir. (7)

20,70

qu’un verbe, considérant toutes leurs terminaisons. Le chiffre

sion : “travail< bois” : “Avant on y

Marmotte+ (7)

20,70

qui figure dans la colonne de droite est un indicateur de

montait pour le travail du bois.” ;

Nature+ (14)

15,39

significativité (χ2), celui qui est entre parenthèses représente le

“Travailler le bois, les affouages. Les

Fait (6)

10,42

nombre d’occurrences du mot dans la classe.

champignons : les bolets…”

Classe 6

30

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4


DOSSIER • RECHERCHE

FIGURE 2 • CLASSIFICATION DESCENDANTE HIÉRARCHIQUE

Classe 6 : 26 %

Classe 5 : 9 %

Classe 3 : 19 % 140 UCE classées Classe 2 : 18 %

Classe 4 : 11 % GUIDE DE LECTURE. Le logiciel classe des propositions, au sens grammatical du terme, ou “unités de contexte élémentaire” (UCE) qui, en l’occurrence,

Classe 1 : 16 %

et compte tenu du format imposé par une question ouverte posée à travers un questionnaire, correspond le plus souvent à une réponse.

Le thème qu’évoquent ces deux

montait avec les vaches. La chasse,

beauté de la nature. Les odeurs de

formes est ensuite surdéterminé par

les coupes de bois, les champi-

pin. Le paysage” (classe 5) ; “Elle

un certain nombre d’équivalents

gnons…” ; “On ramassait le bois,

est jolie, ça sent bon... C’est frais,

sémantiques. Au lieu de “travailler”,

les

beau, ça sent la résine” (classe 6).

on peut trouver d’autres verbes qui

Normalement, on y allait pour le

Sur un mode réflexif, le verbe ren-

traduisent le même genre d’activités :

travail, pour aller au bois, rarement

voie davantage à un certain état de

“couper”, “ramasser”, “aller” (dans

pour la promenade.”

calme et de bien-être : “On s’y sent

myrtilles,

les

pignons.

l’expression “aller au bois”). Enfin,

Sentir la forêt. Les classes 3, 5 et

bien” (classe 6) ; “J’aime regarder

la notion de travail s’élargit puis-

6 réunissent des termes dénotant

les animaux, les fleurs… Ce qui se

qu’elle peut éventuellement englober

une approche “esthétique” de la

présente. Le calme” (classe 3) ; “Le

les différentes activités agricoles aux-

forêt, au sens étymologique du terme.

calme, la beauté du paysage. Ça me

quelles on pouvait autrefois se livrer

Le verbe “sentir” est en effet parmi

plaît…” (classe 5) ; “Elle est calme,

dans le vallon (la coupe des foins,

les mots les plus caractéristiques de

silencieuse, ça sent bon les pins”

le pastoralisme, etc.) ou la cueillette

cet univers étant entendu que, dans

(classe 6).

d’autres produits de la forêt (cham-

une acception transitive, il est associé

pignon, myrtille, framboise, pigne,

à la perception du parfum des fleurs

de visiteurs (classes 1 et 4), ceux-ci

etc.). Sans parler de la chasse qui est

ou de la résine :“Elle est variée, odo-

ne sont pas spécialement venus

Contrairement au premier type

un terme que l’on ne retrouve dans

rante… La flore… Elle n’est pas

“voir” la forêt, mais faire une pro-

aucune autre classe : “Avant on

hostile” (classe 3) ; “Le calme et la

menade ou une randonnée à travers

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

31


PIERRE LE QUÉAU

FIGURE 3 • ANALYSE FACTORIELLE

L’ÉCOSYSTÈME Centre classe 1

Centre classe 4 Oiseau Mélèze 45-59 ans Cembro Pin Tranquil+ Grand

Différent+

Forêt

Voir Elle 60 ans et plus

Arbre Anima+

habitant Villarodin Sentir30-44 ans Rhododendron

Mont+er habitant Le Bourget Faire Bois Travail< PCS employé Aller PCS ouvrier Champignon+

LE PAYS

PCS intermédiaire Chemin randonneur PCS supérieure Odeur Beau

Flore Faune

Centre classe 6

Joli+ Fleur+ Beauté

Sentier Nature

LE PAYSAGE

Calm+ Chasse moins de 30 ans Centre classe 5

Centre classe 2 Centre classe 3

le parc : ils la découvrent le plus sou-

classes tient dans une différence de

Formes (sociales)

vent au hasard d’une halte qu’ils

cadrage effectué par le discours sur

de la naturalité forestière

font dans le vallon, profitant de la

l’expérience de la forêt : du plus

Il est tout à fait remarquable que,

vue offerte sur la forêt depuis la ter-

large, dans la mesure où il considère

parmi les termes caractéristiques de

rasse du refuge installé sur le versant

la forêt comme un “paysage”

chaque groupe de classes, apparaisse

opposé. Certains, suivant l’invitation

contemplé de l’extérieur et de loin

un verbe (“voir”, “travail”, “sentir”)

que font souvent les gérants du chalet

(classe 5), au plus resserré, en ce sens

qui traduit assez explicitement une

aux visiteurs, vont même suivre le

qu’il met l’accent sur le “sentier

disposition pratique nourrie à l’en-

parcours (“sentier nature”) tracé

nature qui traverse la forêt”

droit de la forêt, nonobstant d’autres

dans la forêt qui propose un certain

(classe 3) ; la classe 6 occupant une

éléments qui viennent préciser le

nombre d’informations sur les arbres,

sorte de position intermédiaire, dans

type d’activité à laquelle on s’y livre.

les espèces animales qui y vivent. La nuance entre ces trois dernières

32

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4

ce schéma, puisqu’il est surtout ques-

En d’autres termes, l’énonciation

tion des abords immédiats de la forêt.

des propriétés d’une chose – ce


DOSSIER • RECHERCHE

qu’elle “est” d’un certain point de

humaine. Certains des habitants du

tants du village de Saint- Gervais,

vue – contient aussi des éléments se

village de Villarodin-Bourget seule-

sur le territoire duquel elle est située,

rapportant à l’attitude concrète adop-

ment portent ce type de discours

percevant mal qu’on puisse désor-

tée envers elle. Les différents univers

(classe 2) et parlent en réalité moins

mais leur interdire d’y ramasser du

de signification identifiés à partir de

de la forêt que d’eux-mêmes et de

bois, de cueillir des champignons

l’analyse du discours décrivent donc

(ce qu’ils imaginent de) leur passé.

ou des myrtilles, etc. (Le Quéau,

aussi des schèmes d’action.

Aussi ce discours paraît-il empreint

2007). Dans une enquête plus récente

d’une évidente nostalgie.

(Le Quéau, 2011), conduite auprès

relation entre la conception de la

Pour mieux faire apparaître cette

– Le paysage. Le “paysage” occupe

de gestionnaires de forêts seulement,

forêt (représentation de sa nature et

une sorte de position intermédiaire

on voit encore apparaître la référence

de ses propriétés) et l’attitude pra-

entre ces deux extrémités en ce sens

au pays, au paysage et à l’écosystème

tique entretenue envers elle, nous

que c’est bien un “écart” qui carac-

dans la définition de leur plan d’ex-

avons proposé une typologie de ses

térise cette forme – elle est manifes-

ploitation et les arbitrages qu’ils pro-

formes ou manières d’être :

tement le fait de personnes habitant

noncent entre production de bois,

– L’écosystème. Cette forme décrit

la ville – bien qu’il soit comblé par

aménagement de la forêt-loisir et

l’univers de sens identifié par les

des impressions subjectives énoncées

préservation de la biodiversité. Enfin,

classes 1 et 4 et rend compte de

à partir de souvenirs personnels (tirés

on reconnaîtra certaines similitudes

cette tentative faite par un certain

de l’enfance) ou d’éléments emprun-

entre cette typologie et d’autres

nombre de visiteurs d’objectiver la

tés à la culture (peinture, poésie, lit-

comme celle proposée par Catherine

forêt : de dire ce qu’elle est “en

térature, cinéma…) (cf. figure 3).

soi”… Même si quelques qualificatifs modèrent l’objectivité de cette

et Raphaël Larrère (1997) qui distinguent trois “regards” portés sur

FORMES ET MONDES SOCIAUX

aperception. L’attitude typique qui

la forêt : un regard “initié”, un regard “informé”, un regard “esthétique”.

correspond à cette conception serait

Au-delà du fait qu’elles rendent

La régularité observée entre les

en tout cas celle de la “réserve res-

compte d’une interaction typique et

formes de relation à la forêt et cer-

pectueuse”: le terme désignant

locale entre des humains et une forêt,

taines des variables socio-démogra-

moins l’accord, pourtant explicite-

ces différentes formes renvoient à

phiques décrivant ceux qui les actua-

ment formulé par ces personnes,

des dispositions élaborées sociale-

lisent renvoie en dernier lieu aux

sur le principe de la préservation

ment et historiquement, c’est pour-

éléments caractéristiques de différents

du milieu, qu’une disposition “en

quoi chacune d’elles contient-elle

mondes.

retrait” par rapport à lui puisqu’il

aussi une certaine “généralité”.

s’agit en quelque sorte d’observer

C’est ce qui explique qu’on en

la forêt en interférant le moins pos-

retrouve certains aspects, au moins,

Le monde social le plus évident

sible avec ce qui est perçu comme

dans les autres études réalisées.

à faire apparaître est celui qui se

Le monde du pays(an)

son fonctionnement “naturel”.

L’enquête effectuée sur la forêt des

dégage de l’univers de sens repéré

– Le pays. Cette forme renvoie au

Écouges située dans le massif du

par la classe 2 puisqu’il ne corres-

contraire à une subjectivation – ou

Vercors, après son acquisition en

pond, sur le plan statistique aussi

appropriation – maximale de la forêt

2003 par le conseil général de

bien que sociologique, qu’avec les

en ce sens qu’elle n’est conçue qu’à

l’Isère(2), avait clairement fait appa-

habitants les plus anciens du hameau

travers le souvenir des activités aux-

raître une certaine opposition entre

du Bourget à l’histoire duquel appar-

quelles s’y livrait une communauté

le pays et le paysage, certains habi-

tient le vallon de l’Orgère. Ceux qui

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

33


PIERRE LE QUÉAU

TABLEAU 3 •

COMPARAISON DES ÉCHANTILLONS “HABITANTS”

très fortement perçu, n’est pas com-

SELON LE HAMEAU DE RÉSIDENCE

plètement étranger au “regain” de l’hostilité de ses habitants à l’endroit du parc : on peut même penser que

Le Bourget

Villarodin

Agriculteurs

2%

sa forme intelligible à un trouble

Commerçants, artisans

4%

18 %

obscurément ressenti. S’il n’est pas

c’est le conflit qui permet de donner

Profession et catégorie sociale (PCS)

12 %

tout à fait envisagé comme sa

Professions intermédiaires

10 %

23 %

“cause” directe, le parc est clairement

Employés

41 %

37 %

associé à l’ensauvagement des abords

Ouvriers

43 %

10 %

du village. On lui impute assez sou-

Cadres supérieurs

vent la pâture, plus fréquente, des

Durée de l’installation 10 ans au plus

11 %

29 %

animaux “sauvages” dans les jardins

Entre 10 et 20 ans

16 %

25 %

qui entourent les maisons et même

Au moins 20 ans

73 %

46 %

la “descente” de la lisière de la forêt : des arbres ont en effet commencé

73 personnes ont été interrogées au Bourget et 72 à Villarodin.

de “coloniser” les prairies autrefois fauchées et maintenues par des terrasses qui, aujourd’hui, s’écroulent.

y avaient une activité agricole, jusque

ture socio-démographique très dif-

C’est dire si, dans ce contexte, la

dans les années 1960 du XXe siècle,

férente de celle du Bourget, puisque

naturalité est perçue négativement :

y habitaient… Et y habitent encore

sa population comprend une part

elle désigne un abandon, un laisser-

parfois, au moins pendant l’été. Tous

importante de techniciens et de

aller, et est envisagée comme le signe

les chalets d’alpage construits dans

cadres employés par l’Office national

avant-coureur d’une disparition.

le vallon, dont la plupart ont été res-

d’études et recherches aérospatiales

Ce sentiment partagé permet de

taurés depuis le début des années

(Onera) dont un établissement est

comprendre une certaine “crispation

1990 (restauration contemporaine

implanté entre le hameau et la proche

identitaire” de ce collectif manifestée,

du déclenchement de la controverse

commune d’Avrieux (située en

notamment, par la revendication du

sur la gestion de la forêt), appar-

amont de la rivière). Ils se sont ins-

droit à (ré)occcuper le vallon de

tiennent encore à des habitants du

tallés plus récemment dans la com-

l’Orgère (et la forêt qui le borde)

hameau ou à leurs descendants.

mune, sont en moyenne moins âgés

devenu le symbole d’un “âge d’or”

et de milieux socio-économiques

de cette communauté. C’est donc

Les résidents de l’autre hameau, situé sur la rive sud de l’Arc qui

plus aisés que les habitants du

aussi autour d’une utopie que se

coupe le village, tiennent en général

Bourget. Bien que résidant dans la

forme un monde. En l’occurrence,

un discours assez comparable à celui

même commune, les habitants de

cette utopie est l’imaginaire d’une

des autres promeneurs (classes 3, 5

Villarodin et ceux du Bourget n’ap-

communauté humaine plus vivante

et 6) venant des centres urbains de

partiennent pas tous au même

et plus solidaire qui se nourrit de la

la région, voire de plus loin encore.

“monde” (cf. tableau 3).

réinterprétation de pratiques sup-

Outre que son histoire est attachée

34

Souligné par les éléments de carac-

posées traditionnelles… ; les

à l’autre versant des montagnes,

térisation socio-démographique, le

“veillées” et les “corvées” d’entretien

Villarodin a aujourd’hui une struc-

“déclin” du hameau du Bourget,

de l’espace agricole étant les deux

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4


DOSSIER • RECHERCHE

topiques le plus souvent évoquées

un lieu de visite et de rencontre pour

rogène au sein duquel il faudrait

par l’ensemble des habitants.

tout ce que la protection de la nature

reconnaître des “publics” assez dif-

L’engagement pris par la direction

compte de scientifiques, d’experts,

férents, ne serait-ce que du point de

du parc, en 2005, de prendre en

de sympathisants et de militants,

vue de leur pratique de visite. On

compte le patrimoine humain associé

notamment dans la région Rhône-

pourrait ainsi distinguer la “prome-

à la forêt de l’Orgère (son “histoire”)

Alpes.

nade dominicale”, qui, en général,

a, de ce fait, largement contribué à

Il s’agit donc bien d’un autre

est le fait de groupes résidant dans

apaiser les tensions avec les habitants

“monde social” qui s’est ainsi formé

les environs de Villarodin-Bourget

du hameau du Bourget.

autour de la forêt à partir des dif-

qui limitent leur déambulation au

férents dispositifs d’information et

vallon de l’Orgère ; la “randonnée”,

Le monde de l’écosystème

de mobilisation mis en place par les

également pratiquée en groupe, dans

La controverse sur la gestion de

associations membres de la

le cadre de laquelle le vallon n’est

la forêt est née de l’opposition de

Conform, même si ses frontières

qu’une étape dans un parcours plus

membres du conseil scientifique du

paraissent moins nettes que le pré-

long ; la “course”, enfin, à laquelle

parc et de certaines associations de

cédent. Outre un langage qui les

on se livre seul ou en tout petit

protection de la nature. Cette oppo-

rend reconnaissables parmi l’en-

groupe, qui vise l’un des sommets

sition s’est notamment traduite par

semble des “visiteurs” de la forêt,

des alentours et dans le contexte de

une série d’actions en justice et de

ceux qui forment ce monde partagent

laquelle le vallon est le lieu d’une

pressions exercées par les associations

encore un ensemble de valeurs, d’at-

brève traversée.

de protection de la nature sur les

titudes et de comportements carac-

Ces visiteurs ont pourtant en com-

autorités nationales (ministères de

téristiques. Si ces langages et dispo-

mun plusieurs traits socio-démogra-

l’Agriculture et de l’Environnement,

sitions renvoient, en première ana-

phiques et culturels les plaçant dans

(3)

préfectures…) et locales (com-

lyse, à une formation “scientifique”

la situation d’une double “étrangeté”

munes…). Pour la circonstance, les

(bien qu’elle ait pu également être

par rapport à la forêt. Résidents des

associations ont d’ailleurs formé un

acquise dans le cadre d’une activité

villes, pour la très grande majorité

collectif – la Coordination nationale

militante), ils ne sont pas non plus

d’entre eux, ils ne fréquentent une

pour la conservation de la forêt de

toujours exempts de “teintes” sub-

forêt qu’à l’occasion de leurs temps

l’Orgère en Maurienne (Conform)

jectives : les entretiens non directifs

“libres” et, “amateurs” de belles

– qui a ainsi représenté le nœud prin-

réalisés ont été l’occasion de recueillir,

“impressions”, ils possèdent rare-

cipal d’un vaste réseau ouvert sur

souvent, les éléments d’une “rêverie”,

ment le lexique permettant de recon-

l’ensemble des adhérents et des sym-

comme le dirait Gaston Bachelard

naître et de nommer précisément les

pathisants des associations qui le for-

(1960), de la nature sinon “vierge”,

essences ou espèces végétales ou ani-

maient : la Fédération Rhône-Alpes

du moins encore un peu “sauvage”.

males qui font la forêt. La notion

de protection de la nature (Frapna),

La naturalité, dans ce contexte, est

de “visiteur” réfère alors à l’expres-

France Nature Environnement (FNE),

bien entendu valorisée d’une façon

sion de Bernard Kalaora, qui a par-

WWF-France, Greenpeace-France,

extrêmement positive.

faitement décrit l’émergence du “musée vert” (Kalaora, 1993), mais

la Ligue de protection des oiseaux (LPO), etc. Très vite, en raison de la

Le monde du paysage

également à tous les auteurs qui ont

publicité donnée à cette “affaire”

Le monde du paysage, enfin, est

déjà parfaitement documenté la pro-

par l’ensemble des associations enga-

essentiellement formé par un

duction du schème culturel du pay-

gées, la forêt de l’Orgère est devenue

ensemble apparemment assez hété-

sage, que ce soit en ce qui concerne

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

35


PIERRE LE QUÉAU

sa construction historique en général

culturelles : de l’univers des contes

matérialité) et la disposition pratique

(Cauquelin, 2000 ; Roger, 1995, 1997)

initiatiques traditionnels (La Belle

(manière d’être) du sujet qui les consi-

ou la situation particulière des Alpes

au bois dormant, Blanche-Neige, le

dère, étant entendu que le “réglage”

et de la montagne (Reichler, 2002).

Petit Poucet…) au cinéma contem-

de cette interaction locale (la partie)

Ce qui fait encore de cet ensemble

porain (Le Seigneur des anneaux,

dépend de la possibilité d’avoir fait

d’individus et de groupes un

Harry Potter…). Quelques-uns nour-

converger différents points de vue

“monde” tient dans le fait qu’il se

rissent cependant à son endroit une

vers un monde commun (le tout).

forme autour du réseau matériel des

certaine méfiance, voire une appré-

En tant qu’outil technique, la

parcs, nationaux ou régionaux, ou

hension. L’obscurité de la forêt, en

notion de naturalité est l’élément

d’autres sites “remarquables”, tant

particulier, peut encore inquiéter ;

d’un ensemble plus vaste, matériel

en France qu’en Europe, d’ailleurs,

la privation relative du sens de la

et immatériel, humain et non humain

qu’ils fréquentent régulièrement.

vue (effective, en l’occurrence) fait

– un “dispositif”, autrement dit –

Quand ils ont été interrogés, les visi-

redouter un risque de désorientation

qui assume cette fonction de déli-

teurs “faisaient” ainsi le parc national

; le fait qu’elle soit abandonnée laisse

mitation d’un espace de compréhen-

de la Vanoise, comme les années

craindre la possibilité d’une chute,

sion partagé et de socialisation. Son

précédentes ils avaient pu “faire”

aux plus âgés en tout cas, tandis que

efficacité s’apprécie d’au moins

ceux du Mercantour ou des

le bois mort et sec au sol évoque le

quatre façons complémentaires

Cévennes, en France, par exemple,

risque d’incendie, etc. Reste une

(Foucault, 1994 ; Deleuze, 1989).

ceux du Grand Paradis ou des

“inquiétante étrangeté” dans l’ex-

Opérateur de visibilité, le dispositif

Dolomites, en Italie, etc. Ces sites

périence que l’on peut faire de la

donne à “voir”, la forêt en l’occur-

forment donc les “lieux communs”

forêt. La naturalité s’apprécie alors

rence, d’une façon tout à fait spéci-

où se rassemble et se croise une

d’autant mieux que la forêt est “visi-

fique. Opérateur d’énonciation, il

population utilisant le même genre

table” dans de bonnes conditions

supporte un langage caractéristique

de dispositifs d’information (revues,

de confort et de sécurité.

qui permet de “dire” non seulement

site d’information des parcs ou d’associations de randonnée, de nature)

ce qu’elle est, mais également ce

CONCLUSION

et fréquentant les mêmes enseignes

36

qu’elle fait naître comme affects, émotions, souvenirs, etc. Instrument

et réseaux commerciaux spécialisés

S’il existe une difficulté dans le

d’objectivation, le dispositif impose

où elle se documente et s’équipe et

concept de forme, c’est qu’il désigne

indéniablement une contrainte (une

dont elle constitue d’ailleurs une des

avant tout un ensemble de relations :

“détermination”), sur le sujet comme

“cibles” privilégiées.

c’est peut-être là un problème que

sur l’objet, mais c’est ce par quoi il

La naturalité est perçue de façon

les développements contemporains

est cependant le support d’une sub-

assez variable selon les caractéris-

du pragmatisme ou de la théorie de

jectivation ou individuation, étant

tiques des promeneurs. Le plus grand

l’“acteur-réseau”, dans la sociologie

entendu qu’il n’y a de devenir individuel que dans un collectif.

nombre la recherche comme un au-

notamment, ont en partie résolu.

delà aux désagréments de la “civi-

L’intérêt du concept de forme tient

À proprement parler, la forme

lisation”. La rêverie du promeneur

alors dans le fait qu’il permet de

désigne donc une sorte d’accord,

le renvoie ici à des souvenirs d’en-

penser, dans le même mouvement,

relativement stable, émergeant d’un

fance et de jeunesse entretenus par

la relation de dépendance réciproque

flux continu d’échanges et de ren-

un prolifique imaginaire de la forêt

entre le mode d’existence des choses

contres, éventuellement conflictuels.

et diffusé par diverses productions

(ce qu’elles sont, jusque dans leur

Elle vient ainsi résoudre, ne serait-

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4


DOSSIER • RECHERCHE

ce que momentanément, une incer-

sation de la conscience de soi induite

titude portant à la fois sur ce que

par une modification du système

sont les choses et sur qui nous

relationnel qui constitue un envi-

sommes face à elles, entre “nous”,

ronnement. C’est là tout l’enjeu de

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

envers d’“autres”. C’est pourquoi,

l’approche de la naturalité, de la

incidemment, l’engagement subjectif

forêt en l’occurrence : comment elle

est si important dans ce genre de

devient le support de l’émergence

Gaston BACHELARD, La Poétique de la rêve-

controverse : l’individuation d’une

ou de la transformation de mondes

rie, Puf, 1960.

“chose” – le mouvement par lequel

sociaux dans lesquels coïncident nos

Walter BENJAMIN, Origine du drame baroque

elle réalise certaines de ses propriétés

états subjectifs et certaines des pos-

allemand, Flammarion, 1985.

intrinsèques – entretient un rapport

sibilités de la réalité objective.

n

Augustin BERQUE, Écoumène, Belin, 2000.

intime avec celle d’un sujet et celle

Guy

du monde dans lequel il se situe

DEVILLEZ, “Quantifier la valeur écologique

(Simondon, 2005).

des milieux pour intégrer la conservation de

Cette dépendance réciproque

DU

BUS DE WARNAFFE, François

la nature dans l’aménagement des forêts :

apparaît très clairement dans la réfé-

une démarche multicritères”, Annals of Forest

rence explicite qui est faite dans cha-

Sciences, vol. 59, 2002.

cun des trois mondes, bien qu’avec

Ernst CASSIRER, La Philosophie des formes

des significations très différentes, à

symboliques, Minuit, 1972.

l’“origine”: celle d’une communauté

Anne CAUQUELIN, L’Invention du paysage,

(le “pays”), celle d’un monde anté-

Puf, 2000.

rieur à la civilisation (l’ “écosys-

Gilles DELEUZE, “Qu’est-ce qu’un dispositif”,

tème”) ou celle de l’enfance (le “pay-

NOTES

sage”). Il faut toutefois comprendre

dans Collectif, Michel Foucault philosophe. Rencontre internationale. Paris 9, 10 11 janvier

l’origine, comme Walter Benjamin

(1) Classement effectué par le conseil

1988, Seuil, 1989.

le suggère, non pas comme quelque

général de l’Isère dans le cadre de sa poli-

Philippe DESCOLA, Par delà nature et culture,

événement qui aurait eu lieu in illo

tique d’acquisition d’espaces de préserva-

Gallimard, 2005.

tempore, mais comme un événement

tion de biodiversités caractéristiques

Émile DURKHEIM, Les Formes élémentaires de

qui est en train de se produire. Bien

[http://www.isere-environnement.fr].

la vie religieuse, Livre de Poche, 1991.

qu’étant une catégorie tout à fait

(2) Le conseil général de l’Isère s’est porté

Michel FOUCAULT, “Le jeu de Michel

historique, écrit-il, l’origine n’a rien

acquéreur de cet ancien domaine privé en

Foucault”, dans Dits et écrits, T. III, Gallimard,

à voir avec “ce qui est né”, mais

2003, dans le cadre de la mise en place de

1994.

bien “ce qui est en train de naître,

son réseau d’“espaces naturels sensibles”.

Bernard KALAORA, Le Musée vert.

dans le devenir et le déclin” :

(3) Si les parties opposées s’entendent

Radiographie du loisir en forêt, L’Harmattan,

“L’origine est un tourbillon dans le

finalement pour préserver la forêt en 2006,

1993.

fleuve du devenir, et elle entraîne

le dernier volet juridique de l’affaire n’est

Catherine LARRÈRE et Raphaël LARRÈRE,

dans son rythme la matière de ce

clos qu’en 2010 par la décision de la cour

Du Bon Usage de la nature, Aubier, 1997.

qui est en train d’apparaître”

d’appel de Lyon annulant le protocole de

(Benjamin, 1985, p. 45). La formulation

1999 passé entre la direction du parc,

d’une question sur l’origine manifeste

l’ONF et la mairie de Villarodin-Bourget

en ce sens un moment de cristalli-

autorisant une coupe de ses “gros bois”.

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

37


PIERRE LE QUÉAU

Pierre LE QUÉAU, Perception des espaces naturels sensibles, enquête réalisée pour le service environnement du conseil général de l’Isère, 2007. Pierre LE QUÉAU, “Les mondes de la forêt de l’Orgère”, Travaux scientifiques du parc national de la Vanoise, Tome XXIV, 2009. Pierre LE QUÉAU, “Adaptation des territoires alpins à la recrudescence des sécheresses dans un contexte de changement global”, Recherche pluridisciplinaire pilotée par le Cemagref dans le cadre du programme “Gestion et impacts du changement climatique (Gicc)” du ministère de l’Écologie et du Développement durable, 2011. Pierre LE QUÉAU, Benoît DODELIN et Yoan PAILLET, “Convergences écologiques et sociologiques sur la naturalité forestière”, dans Daniel Vallauri, Jean André, Jean-Claude Génot, Jean-Pierre de Palma, Richard EynardMachet (coord.), Biodiversité, Naturalité, Humanité, Lavoisier, 2010. Marcel MAUSS, “Les techniques du corps”, Sociologie et anthropologie, Puf, 1980. Émile NOËL (dir.), Les Sciences de la forme aujourd’hui, Seuil, 1994. Claude REICHLER, La Découverte des Alpes et la question du paysage, Georg, 2002. Alain ROGER (dir.), La Théorie du paysage en France, Champ Vallon, 1995. Alain ROGER, Court Traité du paysage, Gallimard, 1997. Georg SIMMEL, Sociologie, Puf, 1999. Gilbert SIMONDON, L’Individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Jérôme Million éd., 2005.

38

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4


DOSSIER • RECHERCHE

CONSTRUIRE LA NOSTALGIE DE LA FORÊT : TOURISME CHAMANIQUE EN AMAZONIE SÉBASTIEN BAUD

ETHNOLOGUE, UNIVERSITÉ DE STRASBOURG [sbaud@unistra.fr]

RÉSUMÉ. CET ARTICLE TRAITE DES MOTIVATIONS ET REPRÉSENTATIONS PROPRES AU TOURISME CHAMANIQUE À DESTINATION DE L’AMAZONIE ET, PLUS PRÉCISÉMENT, DE CELLES LIÉES À L’INGESTION D’UN BREUVAGE PSYCHOTROPE APPELÉ AYAHUASCA. CES MOTIVATIONS ET REPRÉSENTATIONS ONT EN COMMUN DE MOBILISER LA FORÊT COMME FIGURE DE L’ALTÉRITÉ DANS UN PROCESSUS THÉRAPEUTIQUE OU INITIATIQUE, NON SANS LIEN AVEC UN IMAGINAIRE OCCIDENTAL. EN EFFET, ET CELA EST PARTICULIER AU TOURISME CHAMANIQUE, LES PERSONNES JOIGNENT AU VOYAGE ÉPROUVÉ PHYSIQUEMENT UN VOYAGE “EN ESPRIT” DANS UN “MONDE AUTRE” INTERPRÉTÉ DIFFÉREMMENT SELON LES UNS ET LES AUTRES. DÈS LORS, LE VOYAGE EST VÉCU COMME UNE ÉPREUVE DONT LES SCÉNARIOS PRENNENT ACTE DE LEUR DÉROULEMENT DANS UNE NATURALITÉ AMAZONIENNE PERÇUE COMME “SAUVAGE” ET “HABITÉE” PAR DES “ÉTANTS” QUI APPARTIENNENT AUSSI AU COLLECTIF ET AU DISCOURS. EN CE SENS, LE TOURISME CHAMANIQUE S’EMPLOIE, PAR LA CONSTRUCTION D’UNE NOSTALGIE DE LA FORÊT, À FAIRE DE CELLE-CI UN “ACTANT” QUI VIENT SATURER LA TOTALITÉ DE L’EXPÉRIENCE INDIVIDUELLE LORS DE L’EXTASE PSYCHOTROPE. L’AUTHENTICITÉ AINSI CONVOQUÉE, “RÉFÉRENT CENTRAL” DE LA PRAXIS TOURISTIQUE, PARTICIPE DÈS LORS DU SENS DE SOI.

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

39


SÉBASTIEN BAUD

L

e tourisme à destination

habité par […] des personnes non

appartenant au thème de la diversité

de l’Amazonie est mul-

humaines” (Sahlins, 2009, p. 40).

culturelle, ne sont pas sans rapport

tiple. Écotourisme, eth-

L’autre qui serait “moderne”. Cette

avec celui de la biodiversité. C’est

notourisme(1) et tourisme “chama-

position épistémologique est toutefois

pourquoi la grande majorité des

nique” s’y côtoient, voire s’ordon-

remise en question par un nombre

études sur l’ethnotourisme et les cha-

nent les uns aux autres selon un

croissant de chercheurs à la suite de

manismes qui lui sont associés ont

gradient d’immersion ou de confron-

Marshall Sahlins et de Bruno Latour

abordé ces pratiques en soulignant

tation au “réel” (tel qu’il est pensé

pour lesquels aucune “nature-cul-

ce qui, de prime abord, pose ques-

dans la démarche touristique). Les

ture” ne vit dans un monde de signes

tion. Toutefois, bien qu’une analyse

représentations communes qui sin-

ou de symboles arbitrairement impo-

en termes de “représentations pri-

gularisent ces formes de voyage

sés à une “nature extérieure” connue

mitivistes” à l’œuvre dans les pra-

apparaissent déterminées par une

du seul Occident (Latour, 1991, p. 143).

tiques touristiques puisse être per-

figure de l’altérité – celle du “sau-

De même, aucune ne vit dans un

tinente, elle ne saurait en épuiser les

vage” –, laquelle est convoquée dans

monde de “choses” ou, pour le dire

interprétations. Cet article est pour

la construction du sens de soi. Bien

autrement, toutes construisent les

nous l’occasion de faire le pari d’une

qu’elle désigne aussi cet autre que

collectifs humains et non humains

autre lecture, laquelle donne une

soi – le sauvage serait ce qui est

qui les entourent. Dès lors, natures

place de choix à la forêt amazo-

propre aux “hommes primitifs” –,

et sociétés, humains et non humains

nienne. Plus précisément, notre ana-

cette figure évoque d’abord une

sont à entendre comme des expres-

lyse porte sur un cheminement guidé

nature non domestiquée, plus pré-

sions instituées de relations entre

par la notion de “sauvage”, présente

cisément la forêt par une altération

des étants dont le statut ontologique

dans les motivations et associations

vocalique du latin silvaticus (salva-

et la capacité d’action varient selon

discursives propres au tourisme en

ticus). “Sauvage” donc, la forêt ama-

les positions qu’ils occupent les uns

Amazonie en général, et à celui que

zonienne est également dite “pri-

par rapport aux autres (Descola,

nous qualifions de “tourisme cha-

maire”(2), “originelle”, “vierge” et

2005).

manique”, en particulier.

“naturelle”, autant de qualificatifs

Dans cet article, nous mettons ces

Le “tourisme chamanique” est à

qui, s’ils évoquent la densité impé-

notions à l’épreuve du tourisme à

entendre comme la juxtaposition de

nétrable de la végétation et le carac-

destination de l’Amazonie, où se

deux voyages, l’un que nous quali-

tère dangereux de quelques animaux,

rencontre l’ontologie animique dont

fions de voyage en “chair et en os”

témoignent aussi d’une asymétrie

la formule, selon Philippe Descola

vers la forêt tropicale, l’autre de

exprimée entre forêt et contempo-

(2005), est inverse à celle du natu-

voyage “en esprit” dans un “monde

ranéité, espaces sauvage et domes-

ralisme propre à l’Occident. De fait,

autre”. En accord avec le discours

c’est la dimension exotique – au sens

emic, l’expression employée définit

d’une altérité comme condition de

la psyché humaine, parfois qualifiée

discutés en anthropologie, sont d’or-

l’existence de l’être – qui va princi-

de “profonde”, voire, dans un pro-

dinaire mobilisés pour opposer deux

palement déterminer l’attrait tou-

cessus de conformation/différencia-

conceptions de l’humanité. L’une,

ristique de cette région, celui des

tion, la réalité objectivée, “habitée”

qui serait partagée par l’ensemble

paysages ne le disputant en rien à

par des esprits (de la nature)(3). La

des peuples à l’exception de

l’“étrangeté” des sociétés. Autrement

personne éprouve une telle expé-

l’Occident, conçoit un “monde

dit, des notions comme celles

rience par sa participation à un ou

imprégné de subjectivité, un univers

d’“autochtone” ou d’“Amérindien”,

des rituels centrés sur l’absorption

tique, nature(s) et société(s). Ces derniers concepts, longuement

40

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4


DOSSIER • RECHERCHE

de plantes purgatives, psychotropes

dimension dialogique, que cette

tiens informels réalisés avec ceux-ci

et dites “de diètes”, toutes plantes

“nature sauvage” y est convoquée

en marge de leur séjour ou à leur

“enseignantes”. Parler d’un tourisme

dans un processus thérapeutique ou

retour (en France et en Suisse) témoi-

chamanique à destination de

initiatique qui n’est pas sans rappeler

gnent d’une appartenance commune

l’Amazonie, c’est donc faire état de

la trame des contes européens,

à une classe sociale aisée ou moyen-

la rencontre d’une double altérité

laquelle participe de la construction

nement aisée, payant un forfait tout

trouvant son expression dans ces

du sens de soi. Une telle perspective

compris, parfois déraisonné, incluant

au-delà du familier ou du domestique

nous permet in fine d’interroger la

tout le confort attendu des voyageurs

que sont la forêt et le “monde autre”.

réalité du glissement vers une onto-

(électricité, douches, moustiquaires

En ce sens, le voyage est vécu comme

logie animiste présent dans les dis-

aux fenêtres, transport de l’aéroport

une épreuve initiatique dont les scé-

cours des adeptes du tourisme cha-

au lodge, repas riches et variés...)(5)

narios prennent acte de leur dérou-

manique.

ou, à l’inverse, s’embarquant dans

lement dans une naturalité ama-

ce voyage en “routard” (backpac-

(4)

zonienne perçue comme “sauvage” et “habitée” par des étants qui appar-

L’AMAZONIE CHAMANIQUE ET SES TOURISTES

ker), dormant chez le chaman, de préférence peu connu (valorisé dans

tiennent à la fois à la nature, au collectif et au discours (Latour, 1991).

le discours comme “traditionnel”), L’analyse du tourisme chama-

pour un prix relativement modique.

Les quatre parties structurant

nique proposée dans cet article s’est

Ces entretiens attestent également

notre argumentaire nous permettent

construite sur une connaissance déri-

de la diversité des motivations : expé-

dès lors de proposer une analyse des

vée de ce phénomène, au cours de

rimentation à caractère ludique,

raisons et motivations pour lesquelles

séjours en Amazonie péruvienne

expérience exotique (“un plus à ajou-

des Occidentaux partent en

(depuis 1998) et dans le cadre de

ter au voyage”), espoir thérapeutique

Amazonie boire un breuvage psy-

recherches menées au sein des socié-

(en cas de cancer, maladie de

chotrope appelé ayahuasca – un

tés lamista (ou llacuash), awajún et

Parkinson, etc.) ou pratique s’ins-

étant. Après la présentation de notre

métisses sur les pratiques botaniques

crivant dans une démarche spiri-

terrain d’enquête, puis des études

et thérapeutiques (départements de

tuelle.

sur la question de l’ethnotourisme

San Martín, Loreto et Amazonas).

à travers les notions de “primitivité”

Ces séjours ont été l’occasion

dernière finalité, qui est celle le plus

et d’”authenticité”, nous abordons

d’échanger avec plusieurs chamans

fréquemment citée dans les entre-

Deux exemples illustreront cette

les logiques qui sous-tendent le tou-

et responsables de “centres chama-

tiens. Le premier souligne ce souci

risme chamanique proprement dit,

niques”, métis et français principa-

partagé d’un “travail”(6) dans un

à savoir son inscription dans un

lement (à Iquitos, Tarapoto et

temps long avec la “plante”. Ces

réseau d’échanges des savoirs qui

Cuzco), se disant parfois “chamans”

propos ont été tenus par une fran-

lui est antérieur. Cette position nous

et déléguant le plus souvent la

çaise, trentenaire, éducatrice spécia-

permet d’envisager, dans une qua-

conduite

des

lisée, à la suite à d’un “travail sur

trième et dernière partie, la place

Amérindiens : “leur(s) chaman(s)”.

soi” avec une hypnothérapeute : “Ce

qu’occupe la forêt amazonienne dans

Installés en milieu urbain et péri-

fut une expérience magnifique et

les représentations et pratiques liées

urbain, ces centres accueillent des

remarquable pour moi. J’ai revécu

à cette forme de voyage. Nous mon-

touristes venus d’Europe, des États-

une sorte de cérémonie à l’ayahuasca

trons ainsi, au détour d’une analyse

Unis, d’Australie et des pays

(accomplie en Amazonie péruvienne

des pratiques touristiques dans leur

d’Amérique latine. Plusieurs entre-

six mois avant, avec Juan Flores,

des

rituels

à

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

41


SÉBASTIEN BAUD

Ashaninca, Pucallpa), mais sans prise

tée au regard d’autres régions

d’ayahuasca. La plante était encore

d’Amérique du Sud, est le lieu d’un

très présente dans mon corps. Cette

écotourisme. Celui-ci est surtout

séance m’a permis de vivre la plante

centré sur la découverte de la faune

Sur la page de l’émission “Mon

avec une profonde intimité et une

et de la flore lors de séjours à l’in-

Œil, Un autre voyage”, présentée

conscience toute autre. C’est difficile

térieur de parcs et réserves nationales

par Anne Pastor (France Inter), un

à décrire mais le ressenti était fort

(à l’exemple de Manu et Tambopata,

sujet sur l’ethnotourisme, “Chez les

et merveilleux. Nous ne faisions plus

département de Madre de Dios,

indiens d’Amazonie”, est introduit

qu’un, tout en restant pleinement

Pérou), voire de randonnées vers

par ces mots : “Aujourd’hui je vous

consciente de ce qui se déroulait

quelques sites préhispaniques

invite à rencontrer les Shiwars, une

dans mon être. Je pouvais le vivre

(Choquequirao et Machu Picchu,

tribu légendaire protégée pendant

et en parler en direct. Cela m’a trans-

situés tous deux à la limite de la

des siècles de l’incursion des blancs…

portée de joie et de paix.”

haute Amazonie). Ces excursions

par son inquiétante réputation de

Le second évoque plus précisément

sont l’occasion de prendre conscience

réducteurs de têtes. Grâce à elle, ils

cette nature, interrogée dans l’article.

de la grande richesse des paysages,

sont encore quelques centaines, fiers

Nous le devons à une française, plus

depuis les Basses Terres jusqu’aux

de leurs traditions et farouchement

jeune, travaillant pour des associa-

forêts de nuages. Des nombreuses

attachés à leur mode de vie ancestral.

tions et organisations sociales et syn-

épithètes associées à l’Amazonie

Mais devant l’appétit de plus en plus

dicales, qui est “partie pour participer

dans les brochures touristiques et

vorace des compagnies pétrolières

à un rituel chamanique” : “La seule

les blogs de voyageurs, les plus com-

et des multinationales […] ils doivent

vision claire (induite par l’ayahuasca,

munes évoquent un sentiment

s’ouvrir [au] monde extérieur, [ils]

rituel conduit par Adela Navas de

d’“exubérance” et de “démesure” :

cherchent des alternatives. Le tou-

Garcia, métisse, Iquitos) dont je me

“gigantesque poumon vert”, forêt

risme communautaire est devenu

souviens, en rapport avec le début

tropicale où serpentent des “fleuves

une des armes de ces indiens

de cette ivresse, est celle d’un félin

puissants” et “vivent des arbres

d’Amazonie qui viennent d’obtenir

d’apparence sympathique entouré

géants qui luttent pour gagner leur

la protection de la Cour internatio-

de motifs colorés. Cette vision était

paradis : la lumière” (page web de

nale des Droits de L’Homme et

accompagnée de la pensée ‘ah, mais

Voyageurs du monde ). À l’exemple

demandent aujourd’hui que leur ter-

ces personnes communiquent réel-

de ces héros sylvicoles, le voyage en

ritoire soit déclaré sacré.(8)”

lement avec la nature, c’est magni-

Amazonie y est présenté comme une

Profondément caricatural, ce texte

fique. Là ce sont les plantes qui nous

“aventure” et un “rêve d’absolu”,

est une bonne illustration des cri-

parlent’. […] J’étais ultra-sensible

auxquels les dimensions d’épreuve

tiques dont l’ethnotourisme fait l’ob-

aux vibrations et aux bruits. Je crois

et de souffrance ne sont pas étran-

jet. Les anthropologues ont tour à

que c’est là qu’est née ma peur de

gères. Mieux, selon les touristes ren-

tour dénoncé ses effets négatifs sur

voir les esprits de manière claire et

contrés dans les grandes villes ama-

les sociétés hôtes, une marchandi-

précise car quand bien même j’avais

zoniennes ou à Cuzco, point de

sation culturelle destructrice, la diver-

du mal à croire qu’ils existaient je

départ de nombreux périples vers

sité des réinterprétations et réappro-

sentais pourtant ‘leur’ présence

les Basses Terres, la forêt amazo-

priations par les différents acteurs,

autour de nous.”

nienne fait naître chez le voyageur

en lien avec l’affirmation d’un

le sentiment d’un monde auquel il

“renouveau identitaire ethnique”

n’appartient plus.

(Géraud, 2002) figé dans les frontières

D’une

manière

générale,

l’Amazonie, destination peu fréquen-

42

LES AMÉRINDIENS, SAUVAGES ET AUTHENTIQUES

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4

(7)


DOSSIER • RECHERCHE

culturelles d’un “Amérindien authen-

sont aujourd’hui un passage obligé

logique, et bien que leur existence

tique” (de la Torre, 2011) et, plus

des circuits touristiques en quête de

en tant que telle soit menacée par

récemment, les malentendus propres

(9)

“cartes postales ”. Bien qu’ils se

la mondialisation et ses différentes

à la rencontre (Chabloz, 2007 ; Leclerc,

disent descendants d’émigrants incas

expressions (déforestation, exploi-

2010). Au-delà des différences de

venus s’établir sur ces terres il y a

tations minières et pétrolières, exten-

lecture, l’ethnotourisme est présenté

plusieurs centaines d’années, leur

sion de l’élevage, etc.), les populations

comme l’interaction entre deux

origine remonterait à la répartition

amérindiennes d’Amazonie sont et

populations d’origine culturelle dif-

au XVI siècle des populations amé-

se mettent elles-mêmes en scène

férente, voire deux catégories emblé-

rindiennes locales en encomienda

depuis une vingtaine d’années de

matiques, celle d’“Amérindien”,

(territoire soumis à l’autorité d’un

façon à “exhiber une primitivité”

rarement au pluriel, et celle

conquistador) autour du village de

éminemment vendable sur les mar-

d’“Occidental”. S’inscrivant dans

Lamas, alors appelé Santa Cruz de

chés éditorial, touristique ou huma-

e

une opposition binaire, celles-ci sont

los Motilones de Lamas. Par la suite,

nitaire (Amselle, 2012). Autrement

avant tout construites et décrites du

ils auraient adopté le quechua (dia-

dit, à la suite de l’anthropologie (ou

point de vue d’intérêts (scientifiques,

lecte Chachapoyas-Lamas), qui fut

d’une certaine anthropologie), États,

économiques, politiques) occiden-

introduit au XVIIIe siècle comme len-

organisations non gouvernementales

taux – ce qui inclut les “élites”

gua franca, “langue générale”, par

et ethnotourisme participent à la

métisses des pays d’Amérique du

les Franciscains afin de faciliter leur

“production de l’Amérindien(10)”,

Sud.

travail d’évangélisation.

figure du “primitif” propre à susciter

Parler d’“Amérindien(s)” en se

Cet exemple montre combien les

les projections les plus contradic-

référant à des populations (également

appartenances culturelles sur les-

toires. Au Pérou qualifiés de “sau-

qualifiées d’“autochtones”, d’”indi-

quelles sont fondés les mouvements

vages” (chuncho) et “naturels”

gènes” ou de “premières”) qui reven-

identitaires et leurs revendications

(nativo) – termes connotés négati-

diquent en partie ou en totalité une

peuvent être des héritages de l’époque

vement

origine amérindienne pose toutefois

coloniale et, d’une manière plus géné-

d’Amazonie sont considérés comme

la question de savoir ce qui fonde,

rale, des influences subies par ces

des “citoyens qui ne sont pas de pre-

de façon légitime ou non, cette “amé-

sociétés au cours de l’histoire. La

mière classe” et “qui conduisent le

–,

les

Amérindiens

rindianité”. De fait, il existe “des

période présente n’est d’ailleurs pas

pays tout entier vers une irrationalité

ethnies amérindiennes dont l’exis-

en reste, puisque l’“amérindianité”,

et une régression primitive héritées

tence est attestée par des ethnonymes

à la fois somme d’interactions com-

du passé(11)”.

sans que l’on s’interroge un seul ins-

plexes entre l’individuel et le collectif

À l’opposé et bien qu’ils s’atta-

tant sur le mode d’existence de ces

et abstraction perméable et labile,

chent également à se rendre dans

catégories ethniques, leur mode d’ap-

s’inscrit dans un paysage national

des univers “vierges” (à conquérir ?),

parition, leur historicité, leur champ

et international marqué par des poli-

les acteurs de l’ethnotourisme consi-

sémantique, leur performativité, etc.”

tiques de valorisation des identités

dèrent ces mêmes populations

(Amselle, 2010, p. 132). Les Llacuash,

locales et de la “diversité culturelle”.

comme les gardiennes et dépositaires

habitant le long du fleuve Huallaga

Ces dernières, amorcées dans les

de savoirs étroitement articulés à la

et de ses affluents, en sont l’illustra-

années 1920, sont consécutives d’une

protection d’une nature “sauvage”,

tion. Du fait de leur proximité avec

époque où la “primitivité” cessa

“saine

quelques centres chamaniques

d’être répugnante pour devenir “dési-

Pachamama. Selon les études déjà

urbains proposant l’ayahuasca, ils

rable” (Deliège, 2008). Dans cette

mentionnées, une telle perception

et

généreuse”

la

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

43


SÉBASTIEN BAUD

s’enracine dans un essentialisme,

la modernité aliénante. Bien que

fiques herbivores obéissant à

celui des sociétés amérindiennes,

l’exemple ci-dessous illustre combien

l’homme” (Servier, 1964, p. 333). Ce

entités discrètes et délimitées dans

l’opposition tradition/ modernité

“paradis perdu”, les Tupi-Guarani

l’espace (Amselle, 2008), fixées dans

n’est pas sans poser quelques pro-

– qui constituent l’une des plus

des frontières autarciques (de la Torre,

blèmes épistémologiques, l’“authen-

grandes familles linguistiques ama-

2011), et dans un primitivisme sur

ticité culturelle” ou la supposée “pri-

zoniennes – en parlent comme de la

lequel il nous faut revenir. Selon

mitivité” des sociétés amérindiennes

“terre sans mal”, lieu d’abondance

celui-ci, les sociétés censées être

(et ses corrélats, “liberté”, “loisirs

où le maïs croît de lui-même et où

proches de l’origine, et avant tout

infinis”…), voire un exotisme teinté

les flèches s’en vont seules à la chasse,

celles des forêts tropicales à l’exemple

de “sauvagerie”, sont dans les bro-

lieu d’opulence et de loisirs infinis

de l’Amazonie, “ce recoin du monde

chures touristiques et les blogs de

où danses et beuveries sont les occu-

qui abrite les traditions les plus

voyageurs le gage d’un “séjour

pations exclusives, enfin, lieu d’im-

anciennes”, sont perçues comme

authentique ”.

mortalité, quand, ici-bas, les hommes

possédant les solutions aptes à calmer

44

(13)

Cette dernière association, lon-

un mal-être occidental. L’idée s’inscrit

guement reprise par les intéressés

dans une conception, et une vision

dans un souci légitime d’être perçus

à son tour caricaturale, qui récuse

de façon positive par les sociétés

l’idée même de progrès scientifique

non indigènes dominantes, est à

(Amselle, 2010) : le “primitif” a des

mettre en relation avec l’un des faits

naissent et meurent (Clastres, 1975).

CHAMANISME(S) ET SPIRITUALITÉS ALTERNATIVES Les mythes amazoniens sont le

qualités que l’on regrette de voir dis-

culturels les mieux partagés : la “nos-

récit du passage, perpétuellement

paraître chez soi (Deliège, 2008).

talgie des origines” (Eliade, 1969).

en devenir, d’un temps caractérisé

L’idée est d’ailleurs partagée par les

C’est là le triste sentiment de la perte

par une transparence – quand la

Kogis (Colombie, voir la page web

de quelque chose de précieux et une

dimension corporelle n’occultait pas

de l’association Tchendukua(12)) et

aspiration à retrouver un état de

encore la dimension spirituelle – à

les Shipibo (Pérou), lesquels disent

béatitude et de bien-être, un “paradis

la contemporanéité. Ils parlent de

être les “représentants de la nature

perdu” dont l’antichambre est consti-

la laborieuse mise en place du

et des esprits des plantes”, “gardiens

tué des espaces rituels (Navet, 1992).

monde, laquelle n’apparaît possible

des traditions ancestrales et de l’ordre

C’est le constat que fait aussi Jean

qu’au prix de ruptures successives

écologique du monde” (Leclerc, 2010)

Servier lorsqu’il écrit que “toutes les

et d’une “dynamique classificatoire”

voire, pour les premiers, “nos grands

civilisations traditionnelles sont

(Karsenti, 1997) : divorce entre

frères”. Ces derniers propos mon-

conscientes d’avoir perdu un ‘ para-

l’homme et l’animal, qui fait du pre-

trent combien la notion d’ancestralité

dis ’ primordial, toutes se considèrent

mier un chasseur ; perte de l’immor-

est, dans les discours des uns et des

en état de chute. Les termes du mythe

talité ; différenciation des sexes ;

autres, synonyme d’une proximité

varient d’une civilisation à l’autre

spéciation ; diversification des socié-

avec la nature et de relations har-

mais cependant, quelques traits com-

tés et des langues ; instauration du

monieusement entretenues avec elle.

muns reviennent avec insistance :

cycle nycthéméral, du rythme des

Ayant pour corollaire une “authen-

l’homme était immortel ; il ne tra-

saisons, etc. Or celle-ci ne saurait se

ticité” questionnable, l’“amérindia-

vaillait pas pour se nourrir, les

faire sans l’apparition d’un person-

nité” qu’elle définit est en ce sens

arbres pourvoyaient à sa subsistance

nage, communément appelé “cha-

l’incarnation d’une forme structurelle

; le ciel était proche de la terre et

man”, dont l’activité consiste pré-

logiquement première, à l’écart de

tous les animaux étaient de paci-

cisément à établir des traductions

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4


DOSSIER • RECHERCHE

entre les êtres vivants par l’habilité

nomade, ce voyageur – mieux armé

donc l’Amérindien), c’est, pour le

qu’il a à opérer des métamorphoses :

sans doute que le commun des mor-

voyageur, recueillir une parole “à

à se transformer “en animal pour

tels pour affronter l’étrange et l’in-

la source”.

pouvoir transformer l’animal en

connu – est à l’origine des emprunts

humain et réciproquement” (Viveiros

culturels et innovations. Singulière,

tourisme, le tourisme chamanique

de Castro, 2009, p. 122). À sa façon,

car tout chaman utilise des tech-

s’appuie sur des représentations et

une certaine littérature s’est approprié

niques qu’il a élaborées au gré de

motivations “spirituelles”, l’idée qui

Modalité particulière de l’ethno-

cette figure et les systèmes symbo-

ses rencontres et propose des expli-

anime cette démarche étant de cher-

liques et culturels au sein desquels

cations personnelles aux événements.

cher dans le “chamanisme” des tech-

elle est agissante. Toutefois, les ayant

De fait, si, en tant que systèmes sym-

niques (Harner, 1982) perçues comme

expurgés de leurs dimensions guer-

boliques et culturels, les chamanismes

“anciennes” pour favoriser un déve-

rières et d’agression magique ou sor-

ne dérivent pas d’une logique de la

loppement de soi, associé à un sens

cellerie (Baud, 2006), déterritorialisés

personnalité, ils sont portés et enri-

du sacré (Ghasarian, 2010). Celui-ci

et, comme Mircea Eliade (1983), les

chis par l’expérience originale des

peut être ponctuel. Il participe alors

ayant ancrés conceptuellement dans

chamans dont on attend qu’ils soient

d’une démarche spirituelle et/ou thé-

une atemporalité propre aux origines

capables de voyager dans un “monde

rapeutique papillonnante (sans qu’il

de l’humanité (Losonczy et Mesturini,

autre”, c’est-à-dire de traverser les

y ait de connotation négative associée

2011), elle en a gommé la pluralité.

barrières corporelles qui distinguent

à ce terme, puisqu’elle accompagne

D’autres, dans une logique portée

les êtres vivants les uns des autres,

un processus d’unification intérieure)

à son faîte et à l’exemple de Terence

de faire en sorte que les esprits et

ou en marque une étape, à savoir

McKenna (1998), vont jusqu’à pro-

tout ce qui est transparence devien-

l’ouverture (exprimée en termes de

duire un chamanisme universel, igno-

nent visibles, alors que l’opacité des

“visions”, “contacts”, etc.) sur le

rant du contexte social dans lequel

corps devient transparence. Ces “pas-

“merveilleux” (Ghasarian, 2010). Il

ses déclinaisons locales sont mises

seurs de culture” doivent cette capa-

peut aussi s’inscrire dans un proces-

en œuvre. Cela dit, les discours des

cité à une expérience initiatrice, inti-

sus long d’aller-retour, dit processus

voyageurs rencontrés ne sont pas

mement désirée par le voyageur.

initiatique. C’est surtout dans ce

aussi catégoriques. En effet, les dif-

Trouvant son origine dans un présent

cadre que la figure de l’Amérindien

férences culturelles entre sociétés n’y

censé être affecté par l’homogénéi-

occupe une place de choix, en lien

sont pas absentes pour laisser place

sation et la diminution de la diversité

avec une plus grande connaissance

à l’image d’une “amérindianité”

culturelle (Amselle, 2008), le tourisme

des sociétés amazoniennes. Dès lors,

générique, originelle et porteuse

chamanique peut dès lors se com-

avant d’être représentationnelle, l’au-

d’une sagesse universelle que serait

prendre comme étant ce besoin impé-

thenticité déjà évoquée se mesure,

en opposition à

ratif et exigeant de décentrement et

dans la logique propre à cette forme

un Occident moderne, industriel et

de métamorphose. C’est la possibilité

de tourisme, à la capacité du chaman

coupé d’une nature “sauvage” et de

d’une quête spirituelle et d’une expé-

à induire, par des chants originaux

lui-même.

rience intérieure comme ouverture

et “performatifs”, un contact direct

dans des horizons naturels et cultu-

avec la nature, visible et invisible.

le chamanisme

(14),

Mieux, le tourisme chamanique se fonde sur une diversité des pra-

rels reniés ou distancés par la moder-

Autrement dit, la notion d’authen-

tiques et sur la rencontre de cette

nité (de la Torre, 2011). En d’autres

ticité porte sur le récit initiatique

figure emblématique et singulière :

termes, se confronter à la naturalité

que le chaman propose au voyageur,

le chaman. Emblématique, car ce

amazonienne (à laquelle participe

et notamment sur son degré d’im-

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

45


SÉBASTIEN BAUD

mersion dans la forêt, entendu ici

existantes qu’un processus d’affir-

sur la production d’“expériences

comme un signifiant caractérisé par

mation d’altérités qui se construisent

personnelles” décrites à la fois

sa polysémie (durée de la retraite ou

dans une logique d’invention per-

comme les plus intimes et les plus

“diète” suivie en forêt, connaissance

manente. Elle participe à la consti-

universelles. Au sein des représen-

des plantes , familiarisation avec

tution de “routes préférentielles”

tations qui circulent sur le web et

les esprits, etc.).

vers des lieux rituels emblématiques,

sous-tendent ces nouvelles formes

En ce sens, la notion d’authenticité

“épicentres d’un champ dont le bali-

ritualisées de mise en scène (Baud,

(15)

46

relève d’une négociation entre acteurs

sage et la localisation se jouent et

2011), la spécificité des chamanismes

et participe de la construction d’un

se diffusent grâce à un va-et-vient

amazoniens – ce pour quoi les per-

chamanisme situé à la croisée des

constant entre infrastructures d’ac-

sonnes s’y confrontent – est le recours

représentations et pratiques amé-

cueil, usagers, spécialistes, et leur

à des végétaux préparés de manière

rindiennes et occidentales. Notre

présentation dans le cyberespace du

à être ingérés. Parmi ces derniers, la

réflexion est ainsi à mettre en balance

web” (Losonczy et Mesturini, 2011,

plante la plus connue et, d’une cer-

avec deux types d’approche du tou-

p. 93).

taine façon, la plus “en vogue” est

risme chamanique : d’une part, l’in-

Précisons que la perception des

l’ayahuasca, mot quechua traduit

terprétation, en termes de “primi-

différences entre sociétés trouve éga-

communément par “liane des morts”

tivité”, des représentations en jeu

lement à s’exprimer dans le choix

(Baud, 2008). Objet anthropologique

(production d’une “amérindianité”,

d’aborder ces pratiques, soit à travers

témoignant de la circulation des pra-

opposition tradition/modernité, asso-

le modèle métis, surtout hier, davan-

tiques spirituelles et thérapeutiques

ciation ancestralité/authenticité) ;

tage accessible (matériellement et

d’origine amazonienne, l’ayahuasca

d’autre part, la critique, en raison

conceptuellement), soit à travers

et ses usages sont ainsi hissés au rang

des incompréhensions et malenten-

celui d’Occidentaux déjà initiés,

de spiritualité, au même titre que

dus causés par les réappropriations

auteurs à succès, propriétaires de

les pratiques des Indiens des plaines

simplificatrices dont font l’objet les

centres chamaniques ou organisa-

nord-américaines, dont les Lakota

chamanismes amérindiens (Deshayes,

teurs de séjours (auxquels nous asso-

sont les plus illustres représentants

2002). Bien qu’ayant nous-même

cions quelques Amérindiens, rares,

dans la littérature New Age.

souscrit à ces idées (Baud, 2006), les

connus au-delà des frontières locales),

L’ayahuasca doit sa place au sein

données recueillies montrent aussi

ce qui témoigne de l’ancienneté du

des représentations occidentales des

que le tourisme chamanique s’inscrit

phénomène. Ces figures (médiatrices)

moyens d’accès au voyage intérieur

dans une logique d’échanges, qu’il

jouent un rôle d’intermédiaire, voire

à sa maniabilité et aux images pro-

met en lumière, voire amplifie par

de graduation dans l’expérience cha-

duites, décrites comme “mystiques”

les technologies dont il se sert. Or,

manique entre les savoirs amérin-

et “habitées”(16).

c’est précisément cette idée de savoirs

diens inaccessibles et leur traduction

et savoir-faire construits au fil des

en des termes et notions propres aux

INCORPORER LA NATURE

itinérances de chaman en chaman,

spiritualités New Age. Celles-ci, dans

“La toile noire [due aux paupières

dans un souci d’apprentissage – ce

lesquelles s’inscrit le tourisme cha-

closes] s’est d’abord déchirée, elle

capital symbolique nomade –, qui

manique, se définissent comme une

s’est fragmentée et dans chaque inter-

fonde le tourisme chamanique. Dès

matrice de sens traduisant des pra-

valle des couleurs sont apparues

lors, la rencontre touristique est bien

tiques culturelles singulières en pra-

pour former des dessins en mouve-

moins un processus d’homogénéi-

tiques holistiques (de la Torre, 2011)

ment. Puis la forêt s’est refermée sur

sation de différences culturelles pré-

en accord avec un processus centré

moi, juste avant que des serpents

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4


DOSSIER • RECHERCHE

sortent de mon corps, assis là. Mes

d’un rapport intime à la nature envi-

tudes construites au cours des pro-

doigts, mes membres se sont étirés

ronnante, dès lors appréhendée

cessus de socialisation. Dès lors, ne

pour devenir des serpents qui se sont

comme un “actant”. Elle permet (ou

peut-on envisager le tourisme cha-

enroulés autour de mon corps et

donne l’illusion, selon le point de

manique comme une pratique de

sont entrés par ma bouche… pour

vue de l’observateur) de franchir

déconstruction de ces dernières ?

devenir ma chair […]. Caché derrière

une frontière, laquelle, dans son

Pour répondre à cette question, nous

les feuilles des arbres, un visage me

principe même, matérialise l’altérité

aimerions partir de l’association,

regardait. Il semblait attendre.

et participe du processus de confor-

faite par plusieurs voyageurs ren-

Quoi ? Peut-être ce jaguar sur lequel

mation/différenciation caractérisant

contrés, entre la forêt et leur incons-

je suis alors monté pour qu’il me

le sens de soi (Amilhat-Szary, 2011).

cient. Celle-ci n’est pas sans rappeler

conduise dans une belle maloca

En d’autres termes, aller à la ren-

les contes “pour enfants” où la forêt,

[maison cérémonielle] où étaient

contre des chamanismes amazoniens

espace en marge de la société, abrite

assis des Amérindiens [qui savaient

est motivé par la “recherche d’ex-

une maison d’initiation, située au

parler avec les esprits des plantes].

périences spirituelles ‘directes’”

bout d’un chemin. Là, vit un per-

Je me suis assis avec eux. Ils parlaient

(Ghasarian, 2010, p. 289) propre à

sonnage étrange et s’y passent des

de leurs villages, de la chasse et des

nourrir une quête de soi. Au voyage

choses inhabituelles : pourquoi pas

difficultés pour trouver du gibier,

“en chair et en os”, les personnes

un chaman qui parle aux esprits ?

de la prochaine fête… De nom-

joignent ainsi ce qu’elles considèrent

Là aussi, la porte ne s’ouvre que si

breuses choses. Puis il a été l’heure

être un voyage “en esprit” dans le

on se sert d’un “code” : pourquoi

de repartir, je l’ai compris sans mot

dessein d’être confrontées à une

pas l’ayahuasca donnée à boire par

dire. Je suis remonté sur le dos du

“altérité intérieure” (Ghasarian, à

ce dernier ? Effectivement, la forêt

jaguar et nous sommes redescendus.”

paraître), comme si une alliance évi-

est très souvent perçue par le voya-

(Loïc, 26 ans, étudiant, routard, avec

dente se réalisait entre elles et

geur tout à la fois comme le lieu où

l’ayahuasquero métis Solon Tello,

l’Amazonie.

s’opère l’initiation, comme l’initia-

Tarapoto, Pérou).

L’expérience rapportée a la forme

trice et la gardienne d’un savoir à

La participation aux rituels

d’un dévoilement d’une réalité

acquérir, à condition d’en incorporer

autours de plantes dites “ensei-

insoupçonnée présente sous celle,

l’essence corporelle… manière de

gnantes”, “sacrées”, de “pouvoir”,

empirique, rencontrée dans l’exis-

s’“ensauvager”.

à “propriétaire” (dotée d’un esprit),

tence quotidienne. Pour cause, elle

En ce sens, le vécu psychotrope,

plantes psychotropes pour certaines

est marquée par l’intensité du sen-

sommet de l’expérience touristico-

– un ensemble qui ne se résume pas

timent d’être présent au monde, lui-

chamanique, n’est pas dénué d’une

à la seule ayahuasca, bien qu’elle en

même intensément existant, un

frayeur propre à toute forme de

soit le signifiant premier –, est à

monde dont la forêt, à la fois luxu-

dépaysement (Baud, 2013) un tant

mettre en parallèle avec l’expérience

riante et sombre, donne un aperçu

soit peu extraordinaire. D’ailleurs,

des dimensions esthétiques (qui relè-

autant qu’elle en est la porte d’entrée.

celle-ci est interprétée par les prati-

vent des sens) de la naturalité ama-

En ce sens, il s’agit d’une expérience

ciens locaux comme une épreuve :

zonienne propre au tourisme cha-

“brute”, davantage déterminée par

supporter la frayeur et la perte de

manique. De fait, si l’ayahuasca

l’environnement dans lequel elle

contrôle de soi (liées à “l’apparition

favorise l’émergence d’images et

s’inscrit – un “sacré sauvage” (Bastide,

des serpents” ou à celle d’une réalité

leurs interprétations symboliques,

1974) pour le voyageur étranger –

qui n’est plus l’objet d’une perception

boire le breuvage amer participe

que par les représentations et certi-

libre de prendre du recul par rapport

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

47


SÉBASTIEN BAUD

à elle) permet selon eux la rencontre

mais sur un principe d’interrelations,

chotropes dans les sociétés occiden-

avec l’esprit, la “mère de la liane”,

n’est pas sans évoquer l’idée ama-

tales (Baud et Ghasarian, 2010) – n’im-

qui apprendra ses chants à la per-

zonienne selon laquelle les rapports

plique pas celui d’un seuil. Au

sonne (Dobkin de Rios, 1997). En

entre nature et culture ne sont pas

contraire, ce dernier est fait d’em-

d’autres termes, l’ivresse végétale,

pensés en termes de rupture mais

prunts réciproques, rendant illusoire

ce “temps de marge” selon l’expres-

de continuité, continuité métaphy-

toute quête d’une authenticité si elle

sion consacrée d’Arnold Van

sique des êtres ou “humanité”

ne devait être que perdue. Ce seuil

Gennep, lieu de toutes les poten-

comme condition commune aux

est bien le lieu d’une rencontre, d’où

tialités, suppose une certaine disci-

êtres vivants. En ce sens, le touriste

les malentendus mentionnés, d’où

pline de la frayeur (Clément, 2011)

s’inscrit pleinement dans la vision

aussi une expérience innovante et

et s’accompagne finalement de l’ap-

qu’il a des chamanismes, celui d’une

féconde, tant pour les hôtes que pour

prentissage de nouveaux savoirs.

religiosité immanente. Peu importe

les voyageurs. Il est enfin celui d’une

Mieux, pour rebondir sur le récit

donc si le chaman est métis, le rituel

redistribution de sens et de légitimité,

de Loïc, loin d’être singulier, le tou-

urbain et l’ayahuasca sans vision.

qui recompose les rapports entre

risme chamanique à destination de

La forêt est là et bien là, à l’arrière-

acteurs du tourisme chamanique et

l’Amazonie, où poussent ces plantes

plan, étendant son ombre protectrice

participe de processus interactifs

à boire, trouve sa pleine expression

et ses mystères. L’Amazonie sauvage

capables d’engendrer de “nouvelles

dans l’idée d’incorporation à même

joue ainsi un rôle d’appel pour celui

séquences rituelles et agencements

de produire décentrement et méta-

qui cherche à se déprendre un temps,

représentationnels” (Losonczy et Mesturini, 2011).

(17)

morphose. Le fait d’incorporer a

celui du voyage, de ses habitudes de

pour finalité de voir avec les “yeux

voir. D’ailleurs, c’est elle qui sera

Dès lors, et à l’encontre d’une

de l’esprit” ou, pour le dire plus pré-

mobilisée lorsqu’il s’agira, au retour,

analyse en termes d’“archaïsme”,

cisément, de devenir le temps du

de donner du sens au voyage.

de “retour” (du refoulé, à un mode

rituel “comme un esprit” pour vivre la rencontre avec une altérité végétale

d’être et de penser “traditionnel”

DIALOGISME ET ADAPTABILITÉ

donnant accès à un monde “enchanté”.

48

idéalisé, etc.) ou de “représentations primitivistes” pour décrire des résur-

Si les ethnologues s’accordent sur

gences devant lesquelles les

Dès lors, l’expérience se définit à

le fait que les Amérindiens puissent

Occidentaux qui pensent avoir

travers un sentiment de co-appar-

être porteurs de réponses à la

rompu définitivement avec leur passé

tenance, voire par la capacité expri-

demande occidentale d’altérité, il ne

disent leur incompréhension (Latour,

mée comme telle de communiquer

s’agit pas, pour les touristes, de

1991), pourquoi ne pas aborder dans

avec la forêt, de ressentir une identité

“jouer à l’indien”, ni d’ailleurs de

une dimension dialogique ces pra-

de nature avec les non-humains (caté-

basculer définitivement du côté d’un

tiques touristiques de déconstruction

gorie assez vague englobant les végé-

“sauvage”, synonyme d’authenticité

et leurs conséquences sur les trans-

taux, les animaux ou les “esprits”).

ou de liberté. Le passage par une

formations du rapport que les socié-

Un processus dont les chamans, à

déconstruction des repères sociétaux

tés hôtes entretiennent à elles-

la pensée “moderne” (Hell, 2005),

et d’une norme pouvant être perçu

mêmes ? Cette position épistémolo-

ont les clefs. Cette expérience de la

comme étouffante et aliénante – à

gique a l’avantage de questionner

métamorphose, à l’origine d’une

l’exemple des législations prohibi-

l’idée d’un chamanisme comme sys-

connaissance fondée non sur la dis-

tives

mises en place à la suite d’un

tème clos de représentations et de

tanciation avec l’objet à connaître,

usage croissant des substances psy-

pratiques, métonymie d’une pensée

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4

(18)


DOSSIER • RECHERCHE

indigène “ontologisée”. Mieux, elle

plus précisément la forêt, à la fois

forêt, motif de dépaysement et de

appréhende les chamanismes ama-

réelle, sociale et narrée. Appréhendée

réenchantement, le tourisme cha-

zoniens comme des signifiants flot-

au travers d’un sentiment touchant

manique s’emploie ainsi à faire de

tants dont la nature performative

au religieux, celle-ci renvoie à un

cette dernière un “actant” venant

leur permet d’être réappropriés aussi

imaginaire où sont présents les

saturer la totalité de l’expérience

bien par les Amérindiens que par

schèmes des scénarios initiatiques

individuelle lors de l’extase psycho-

les Occidentaux. De fait, à côté des

(celui des contes ou des œuvres

trope.

pratiques ayahuasqueras amérin-

d’Hayao Miyazaki, par exemple).

diennes (shipibo, awajún…), métisses

Définie par l’aspect diffus des non-

l’Amérindien soit mobilisé en tant

Dans

ce

contexte,

que

ou propres aux églises brésiliennes

humains qui y habitent, la forêt est

que figure anthropomorphe de l’idéal

(Santo Daime, Uñao do Vegetal…)

un monde où se mêlent divinités,

écologique ou propre à renouveler

étudiées par l’anthropologie, il est

esprits et ancêtres : par contraste,

des formes symboliques considérées,

approprié de parler d’un savoir occi-

l’Occident apparaît désenchanté,

à tort ou à raison, comme essoufflées,

dental sur l’ayahuasca. Se construi-

vidé de ses mystères. Entrer dans la

il est perçu comme un médiateur

sant via le web, celui-ci est un

forêt, située du côté d’un “sauvage”,

privilégié entre le voyageur et la

mélange d’emprunts réalisés au cours

à la fois menace et recours, disent

forêt. Dans cette logique, l’authen-

de voyages en Amérique du Sud, de

les voyageurs, c’est comme franchir

ticité, “référent central” de la praxis

techniques issues des nouvelles thé-

cet autre seuil : celui d’un moi

touristique, renvoie au besoin d’al-

rapies en usage en Europe et aux

enfermé dans ses propres limites à

térité pour se réaliser dans l’aper-

États-Unis, et de recherches en neu-

la rencontre des forces inépuisables

ception “de ce que je ne suis pas”.

robiologie. Une telle existence n’est

de la psyché dans une “logique

En ce sens, le tourisme chamanique

en soi pas si étonnante, tant les cha-

introspective” (Ghasarian, à paraître)

à destination de l’Amazonie, ce

manismes amérindiens témoignent

et une quête d’authenticité intérieure ;

“voyage initiatique”, selon l’accep-

d’un processus permanent de

celui aussi d’un corps à la rencontre

tion partagée par ses adeptes, peut

construction au gré des rencontres

du monde perçu dans sa globalité

analytiquement être compris comme

et échanges. L’exemple de l’aya-

et comme “habité” par des étants

producteur de rituels et d’authenti-

huasca, dont les noms vernaculaires

dotés d’une capacité d’entendement

cité. Il est, pour ces voyageurs, une

témoignent des migrations au sein

et de communication qu’ils partagent

quête d’interlocuteurs, s’inscrivant

des sociétés amazoniennes, en est

avec les êtres humains (qu’il soit ou

dans l’idée que la nature humaine

l’illustration même.

non fait référence aux “esprits”).

est un devenir, fondé sur la capacité

Cependant, cette liane psycho-

Décrite dans les discours des voya-

à comprendre un système culturel

trope, objet à la fois fascinant et ter-

geurs comme sombre ou luxuriante,

et à agir conformément à lui, un

rifiant, ne suffit pas à elle seule à

caverneuse ou habitée, la forêt peut

devenir plutôt qu’un être toujours

expliquer l’attrait qu’exercent les

dès lors être convoquée dans un pro-

là (Sahlins, 2009). Dès lors, s’il peut

chamanismes amazoniens. En effet,

cessus thérapeutique ou initiatique.

être vécu comme un échec, voire un

si la possibilité qu’elle offre de vivre

Autrement dit, favorisant l’intros-

traumatisme, il peut aussi être à l’ori-

une expérience originale, voire mys-

pection et/ou appréhendée comme

gine d’une expérience ontologique,

tique, est récurrente dans les moti-

dépositaire des savoirs mobilisés

car l’absorption de ces plantes “ensei-

vations des personnes qui font le

dans les chamanismes, la naturalité

gnantes” modifie parfois profondé-

voyage, les représentations implicites

amazonienne fait sens. Par la

ment la façon dont les personnes

mettent en jeu une nature “sauvage”,

construction d’une nostalgie de la

qui les ingurgitent pensent le monde

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

49


SÉBASTIEN BAUD

et s’y inscrivent. Ainsi, à l’encontre

souci d’expérimenter son désir (Chabloz,

quiere llevarnos a la irracionalidad y al retroceso

d’une interprétation en termes de

2009).

primitivo en el pasado.” Propos d’Alan García,

jeu qui convoquerait les représen-

(6) La présence du terme “travail” dans les

ancien président du Pérou, juin 2009.

tations d’un “sauvage” appliqué à

discours des participants occidentaux aux

(12) [www.tchendukua.com/les-kogis/le-mes-

la naturalité amazonienne et à ses

rituels a été interrogée par Christian

sage-des-kogis, consultée en janvier 2013].

chamans, peut-être est-il davantage

Ghasarian (2009 et 2010). Sur une catégori-

(13) [www.route-voyages.com/destination-

pertinent de voir, dans ce glissement

sation des touristes en fonction de leurs

fiche/tourisme-communautaire-amazonie-

vers une ontologie animiste (Descola,

motivations, voir aussi Rama Leclerc (2010)

equateur-724.html, consultée en janvier

2005), le temps du rituel et de sa

et Janine Tatjana Schmid (2010) qui distingue

2013].

dimension psychotrope, un réamé-

“seven user types : event, spiritual, therapy, hea-

(14) L’emploi de l’expression “néo-chama-

nagement du modèle culturel d’in-

ler, seeker, alternative and substance abuser

nisme” pour décrire ces pratiques nouvelles

tégration des connaissances qui

types”. Précisons cependant que les frontières

témoigne d’un rejet des formes urbaines et

aboutirait à doter les personnes d’une

entre ces catégories sont perméables,

contemporaines par comparaison avec un

grille ontologique distincte de celle

puisqu’une personne peut appartenir à plu-

chamanisme “traditionnel” préservé de la

en vigueur dans leur entourage.

n

NOTES

50

sieurs d’entre elles, concomitamment ou suc-

modernité, authentique donc, et objet légi-

cessivement.

time de l’ethnologie (Ghasarian, 2009).

(7) [www.voyageursdumonde.fr/voyage-sur-

(15) Précisons que le chaman, spécialiste

mesure/recherche-voyage/voyage-

d’une cure “magique”, ne possède pas néces-

amazonie/bresil, consulté en janvier 2013].

sairement un réel savoir botanique.

(1) Il s’agit là d’une forme de tourisme dont

(8) [www.franceinter.fr/emission-mon-oeil-du-

(16) “Habitées”, c’est-à-dire que les images,

les modalités, appelées tourisme “ethnique”,

tourisme-communautaire-chez-les-indiens-d-

comme les expériences que l’ayahuasca pro-

“communautaire”, etc., témoignent d’implica-

amazonie, consulté en décembre 2012].

cure, contrairement à d’autres substances

tions multiples, de la consommation à la

(9) C’est-à-dire d’une estampille

psychotropes comme le LSD, se caractérisent

construction d’une “capacité des communau-

“amérindienne” des rituels autour de l’aya-

par la présence de personnages, allant des

tés locales […] à organiser elles-mêmes l’ac-

huasca, et par une contextualisation spatiale

esprits de la forêt aux elfes-machines (pré-

cueil des touristes” (Dumoulin et Velut, 2010,

et culturelle (par le chaman), et par une jux-

sents dans la littérature américaine sur la

p. 228).

taposition artificielle des photographies

diméthyltryptamine de synthèse).

(2) Lorsque cela n’est pas précisé, les guille-

“témoignages” (par le touriste à son retour

(17) Plus que celui de purge, propre aux pra-

mets renvoient au discours des voyageurs qui

dans son pays de résidence).

tiques métisses autour de l’ayahuasca, sauf à

se sont rendus en Amazonie avec l’intention

(10) La prégnance grandissante de la

voir celle-ci comme un préalable, par l’espace

de participer à des rituels dits “chamaniques”.

Pachamama (la “Terre Mère” andine) dans

ainsi créé, à l’acquisition d’une substance-

(3) Dans le propos de cet article, ces défini-

les discours des différents acteurs, des guéris-

savoir dont la définition est mouvante.

tions sont entendues toutes deux comme

seurs amazoniens aux présidents péruvien et

(18) En France, l’ayahuasca (en 2003 pour le

relevant du registre de l’imaginaire.

bolivien (Galinier et Molinié, 2006), en pas-

DMT et en 2005 pour la plante et la boisson

(4) Le terme est entendu au sens d’une

sant par les “enseignants” de la mouvance

homonyme) a été classée comme stupéfiant

nature comme espace de jeu et de récréa-

New Age, est à cet égard emblématique.

par le ministère de la Santé).

tion ou, pour le dire autrement, comme une

(11) “Estas personas no son ciudadanos de

esthétique de la “nature sauvage”.

primera clase que puedan decir 400 mil nativos

(5) En ce sens, le tourisme chamanique reste

a 28 millones de peruanos: ‘tu no tienes el

un phénomène paradoxal : il y a toujours

derecho de venir por aquí’ de ninguna manera.

négociation entre nécessités pragmatiques et

Este es un error gravísimo y quien piensa así

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4


DOSSIER • RECHERCHE

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52

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4


DOSSIER • RECHERCHE

LE NOUVEAU SAUVAGE DANS LA MODERNITÉ RÉFLEXIVE JACQUES LOLIVE

DIRECTEUR DE RECHERCHE AU CNRS, SCIENCE POLITIQUE ET AMÉNAGEMENT, PACTE (UMR5194) [jacques.lolive@ujf-grenoble.fr]

RÉSUMÉ. LA NATURE CONTEMPORAINE PEUT S’ÉTUDIER COMME LE PRODUIT D’UNE ACTIVITÉ DE COMPOSITION QUI ASSOCIE LES FONCTIONNEMENTS ÉCOLOGIQUES, SOCIAUX, SYMBOLIQUES ET ESTHÉTIQUES. TERME DE

LE

“SAUVAGE” COMME UNE PERSPECTIVE D’ANALYSE POUR PENSER CETTE NATURE À VENIR INQUIÉTANTE,

QUI DÉBORDE LES ACTIONS HUMAINES. SAUVAGE.

NOUS ADOPTERONS

D’ABORD, LES

DANS CET ARTICLE, NOUS ANALYSERONS DEUX FACETTES DE CE “NOUVEAU”

NOUVELLES NATURALITÉS

NATURE MAIS LE PRODUIT DE CETTE MAÎTRISE,

: NOUS

“LA

NATURE SECONDE”, PROFONDÉMENT TRANSFORMÉE PAR

L’ACTION MODERNISATRICE, ÉCHAPPE À NOTRE CONTRÔLE. ÉLÉMENTS DE CETTE NATURE SECONDE SONT DES

SOMMES DEVENUS MAÎTRES ET POSSESSEURS DE LA

COMME LE DÉMONTRE L’EXEMPLE DU VAR EN CRUE, LES

“HYBRIDES SAUVAGES” DIFFICILES À MAÎTRISER. ENSUITE, LES

NOUVELLES SUBJECTIVITÉS QUI POURRAIENT RÉINCARNER CES NOUVELLES NATURALITÉS

:

NOUS ANALYSERONS

“L’ENSAUVAGEMENT” DES CHASSEURS DE PALOMBES, QUI TÉMOIGNE DE LA CAPACITÉ HUMAINE DE S’APPROPRIER UN ENVIRONNEMENT BIOPHYSIQUE POUR EN FAIRE UN PETIT MONDE SENSIBLE QUI PARTICIPE DE LA CONSTITUTION DU SUJET.

C’EST

DANS LA PALOMBIÈRE, UN BOSQUET AMÉNAGÉ TRUFFÉ D’OBSERVATOIRES, DE TRANCHÉES, DE

LEURRES, AU MILIEU DES CHAMPS DE MAÏS DE L’AGRICULTURE INTENSIVE QUE LE PAYSAN S’ENSAUVAGE, QU’IL DEVIENT UN CHASSEUR CAPABLE DE TUER DES ANIMAUX SAUVAGES. POUR CONCLURE, NOUS ÉBAUCHERONS QUELQUES PISTES POUR INTÉGRER CES DEUX MANIFESTATIONS D’UN SAUVAGE CONTEMPORAIN DANS NOTRE MONDE COMMUN.

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

53


JACQUES LOLIVE

P

our analyser la naturalité

seurs de palombes. Pour conclure,

une préhension par les humains. “La

en mouvement, nous

nous ébaucherons quelques pistes

nature est une prédication : c’est le

pensons qu’il convient

pour intégrer ces deux manifestations

monde biophysique en tant qu’il

de dépasser l’opposition, binaire et

d’un sauvage contemporain dans

concerne la société” (Berque, 2000)

stéréotypée, entre, d’un côté, l’arti-

notre monde commun et imagine-

et les différents collectifs humains.

ficialisation (la fabrication de la

rons quelle relation pourrait se tisser

C’est pourquoi nous entourons l’ex-

nature considérée comme un artefact

entre elles.

pression “non-humain” de guille-

maîtrisable) et, de l’autre, le naturalisme qui fige la nature dans une définition essentialiste. Cette conception dualiste ignore la nature “en

mets. Le régime de relations légitimes

LES NOUVELLES NATURALITÉS : LE FLEUVE ARTIFICIALISÉ EN CRUE, UN HYBRIDE “SAUVAGE”

train de se faire”, la nature inatten-

appelle une “constitution”. Dans un de ses ouvrages, il avait proposé l’analyse de la “constitution

due qui se transforme sans cesse.

Nous partirons d’une définition

moderne” (Latour, 1991). Elle per-

Elle nous empêche de déchiffrer la

de la nature comme distribution légi-

mettait de garantir la coupure entre

nature contemporaine comme un

time entre ce qui est humain et ce

nature et société, d’unifier préma-

hybride étrange, le produit d’une

qui est “non-humain”, caractéris-

turément les existants (“la” Nature)

activité de composition politique

tique de la modernité occidentale,

et de favoriser le discours politique

qui associe les fonctionnements éco-

pour présenter les évolutions récentes

de la science. “Le discours sur la

logiques, sociaux, symboliques et

dont elle a fait l’objet : ce que nous

Science n’entretient aucun rapport

esthétiques.

appellerons “le nouveau régime de

direct avec la vie des sciences. La

Nous adopterons le terme de

naturalité”, c’est-à-dire les nouveaux

Science c’est la politisation des

“sauvage” comme une perspective

états de nature à l’ère de la modernité

sciences afin de rendre impuissante

d’analyse pour penser cette nature

réflexive. Enfin nous présenterons

la vie politique ordinaire en faisant

à venir inquiétante, qui déborde les

un exemple de ces nouvelles natu-

peser sur elle la menace d’une Nature

actions humaines. Dans cet article,

ralités, le fleuve artificialisé en crue.

indiscutable : elle légitime les poli-

nous analyserons deux facettes de

54

correspond à ce que Bruno Latour

tiques technocratiques et tous les

ce “nouveau” sauvage. D’abord, les

Définir la nature

recours à l’expertise pour fonder

nouvelles naturalités : nous sommes

dans la constitution moderne

l’action politique.”

devenus maîtres et possesseurs de

Cette définition de la nature est

Le fleuve Var, qui coule à l’ouest

la nature mais le produit de cette

proposée par un géographe, Michel

de la ville de Nice, illustre bien ce

maîtrise, “la nature seconde”, pro-

Lussault : “Chaque société construit

régime moderne de la naturalité. Le

fondément transformée par l’action

ses états de nature qui assurent une

Var est un fleuve moderne, une réa-

modernisatrice, échappe à notre

partition, une distribution, et un

lité unitaire, objective, stabilisée et

contrôle. Comme le démontre

régime de relations légitimes (accep-

maîtrisable dans le monde cartésien

l’exemple du Var en crue, les élé-

tées par le plus grand nombre) entre

des aménageurs et de l’expertise.

ments de cette nature seconde sont

l’humain et le non-humain” (Lussault,

Depuis un siècle et demi, le Var a

des “hybrides sauvages” difficiles à

2003). La nature n’est pas un donné

été sans cesse approprié par les

maîtriser. Ensuite, les nouvelles sub-

biophysique. Nous sommes toujours

hommes : construction de digues de

jectivités qui pourraient réincarner

en présence des états de nature, des

protection, pompages dans la nappe,

ces nouvelles naturalités : nous ana-

naturalités des différentes sociétés

extraction de granulats, exploitation

lyserons “l’ensauvagement” des chas-

qui sont déjà le produit d’une saisie,

hydroélectrique, construction de

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4


DOSSIER • RECHERCHE

grands équipements jusque dans le

lit a ainsi modifié les relations entre

à la fois indépendant et instrumen-

lit mineur. La conséquence des ces

la nappe et la rivière.

talisée. Qu’est-ce qu’un objet ? Le

aménagements, c’est l’artificialisation

Le fleuve Var parle le langage de

terme, issu du latin scolastique objec-

du Var. Le fleuve moderne est un

l’expertise hydrologique. Le collectif

tum, désigne “ce qui possède une

fleuve artificialisé qui absorbe (ou

de “nature” (c’est-à-dire la fabrica-

existence en soi indépendante de la

qui incorpore) toutes les redéfinitions

tion collective de la “nature”) ins-

connaissance ou de l’idée que les

suscitées par les aménagements. Le

tauré par les différentes appropria-

sujets pensants peuvent en avoir”

fleuve tressé qui se partageait entre

tions du fleuve est à son tour pro-

(Dictionnaire historique de la langue fran-

une multitude de chenaux constam-

fondément reformaté par l’expertise

çaise, Le Robert, 1992). L’objet se

ment remaniés laisse désormais place

hydrologique. Il s’inscrit désormais

caractérise alors par des contours

à un chenal unique et stabilisé. Le

dans “une chaîne de référence” de

nets, des propriétés stables et une

Var, qui s’écoulait autrefois dans

type scientifique. C’est un réseau

existence indépendante du monde

une vallée large d’un kilomètre, se

d’instruments (pluviomètres, stations

social et politique. C’est pourquoi,

trouve désormais enserré dans un

de jaugeage pour mesurer le débit

dans la définition classique de l’ob-

corset de 200 à 300 mètres de large

d’un cours d’eau) et de formalismes

jectivité, l’objet nous met d’accord

en aval. Son embouchure a été endi-

(formules et modélisations pluie-

par convergence des points de vue.

guée, puis de plus en plus resserrée

débit) qui produit à ses extrémités

Cependant l’étymologie fournit

avec la construction de l’autoroute

un sujet connaissant, l’hydrologue

d’autres indications intéressantes :

A8 et l’extension de l’aéroport en

de la Sogreah (Société grenobloise

objectum signifie également “ce qui

1978 : au lieu d’un delta, le fleuve

d’aménagement hydraulique), et un

est placé devant ou jeté devant”

s’y rétrécit. Les extractions massives

objet connu, le Var, devenu une réa-

(idem) ; le préverbe et préposition

de graviers dans le lit mineur ont

lité objective “moderne”. Le Var ne

ob signifiant “devant, en devant de”

abaissé la ligne d’eau du fleuve et la

ressemble aucunement à la modéli-

mais aussi “en vue de”. Du coup,

nappe alluviale. Pour y remédier,

sation pluie-débit qui permet sa

la signification du terme s’enrichit

des seuils sont été construits. Ces

connaissance, mais la chaîne de réfé-

d’une visée pragmatique et instru-

seuils ont redessiné la ligne d’eau

rence qui les associe maintient, par

mentale. L’objet est “une chose de

du Var en la décomposant en biefs

une suite continue de transforma-

dimension limitée et destinée à un

séparés par des chutes de l’ordre de

tions, un tout petit nombre de

certain usage”(idem) ; les objets com-

cinq mètres. Comme les seuils sont

constantes concernant pour l’essentiel

posent un monde défini par de

proches les uns des autres, espacés

un rapport entre les précipitations

strictes lois de causalité et d’efficacité,

tous les kilomètres, le profil en travers

et le débit du fleuve. Cette chaîne

qui rend possible une philosophie

(la coupe longitudinale) de cours

de référence associe les aménageurs,

de la maîtrise et de la possession.

d’eau se présente en escalier. Ces

les urbanistes et les hydrologues.

Ainsi le Var n’a cessé, de 1850 à nos

aménagements ont efficacement

Elle fonctionne au service des amé-

jours, de faire l’objet d’appropria-

régularisé la ligne d’eau du Var, qui

nagements modernes : les modéli-

tions et de modifications diverses.

a été relativement stable depuis 1980.

sations hydrologiques fondent les

Les aménageurs ont développé un

Mais, la réduction des vitesses a éga-

projets qui artificialiseront davantage

ensemble de technologies pour le

lement entraîné un remblaiement

le fleuve.

rendre docile. Ils sont parvenus pro-

des fosses par des particules fines et

Le fleuve moderne est un hybride

gressivement à “harnacher” le fleuve

favorisé le colmatage du lit du Var.

paradoxal. Le paradoxe réside dans

et leur maîtrise croissante les a

Cette transformation physique du

la notion de réalité objective qui est

conduits à faire “comme si” le fleuve

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

55


JACQUES LOLIVE

n’avait pas de réalité spécifique ni

cessus industriel et à la civilisation.

hybrides des mélanges inextricables

d’existence propre. Ce n’est plus

Nous sommes entrés dans une

d’éléments naturels et d’éléments

qu’un simple moyen, un intermé-

seconde modernité, réflexive, c’est-

sociaux : nuage de Tchernobyl,

diaire docile qui se prête à toute les

à-dire que l’essor des sciences et des

fleuve artificialisé, changement cli-

visées humaines, devenant tour à

techniques se poursuit, mais que ce

matique. Ces hybrides sont une

tour une réserve de granulats, un

processus ne peut plus être naïf. Il

manifestation du sauvage dans la

support d’urbanisation, un grand

nous demande de nous interroger,

mesure où ils sont difficiles à maî-

collecteur à ciel ouvert, le cadre des

tant au niveau individuel que col-

triser, comme l’illustre l’exemple de

projections aménagistes, etc.

lectif, sur ce que nous sommes en

la crue du fleuve Var dont nous

train de faire, d’expérimenter.

allons parler à présent.

Ce fleuve des modernes est le produit d’une fétichisation (au sens

Une des caractéristiques essen-

marxiste). Le régime moderne de la

tielles de cette modernité réflexive,

Le fleuve artificialisé : un hybride

naturalité occulte la relation de pré-

essentielle pour la compréhension

difficilement contrôlable

hension constitutive des éléments

de la nouvelle sauvagerie, c’est le

La crue spectaculaire du Var, le

naturels. En d’autres termes, la réalité

fait que nous devons “gérer les

5 novembre 1994, à Nice, provoque

médiale du fleuve, cette préhension

risques inhérents à notre maîtrise”

l’inondation de l’aéroport, de la cité

d’un donné biophysique par les

(Beck, 1994) – comme le montre la

administrative(1), du marché d’intérêt

humains, est gommée. Le milieu flu-

problématique cruciale du réchauf-

national, du quartier de Nice-Ouest,

vial subit une abstraction fallacieuse

fement climatique, par exemple.

la rupture de la voie sur berge d’accès

qui le réduit en une série d’objets

Nous sommes devenus maîtres et

à l’aéroport, etc. Par chance, l’acci-

manipulables (ou simplement

possesseurs de la nature, comme le

dent culmine en soirée, il n’y a pas

“construits par les acteurs”).

prévoyait Descartes, mais le produit

eu de victimes. Le débit de la crue a

L’artificialisation du Var, c’est-à-

de cette maîtrise, “la nature seconde”

atteint les 3800 m3/s en aval du

dire sa réduction à quelques prédicats

profondément hybridée, transformée

fleuve. Il a largement dépassé la limite

(tels que, par exemple, “réserve de

par l’action modernisatrice, nous

de 3 000 m3/s que les experts attri-

granulats”) abstraits de leur milieu

échappe. C’est le diagnostic de

buent à la crue millénale dont la pro-

s’apparente à une telle fétichisation.

Michel Serres : “Nous commençons

babilité d’apparition est très faible.

Les nouvelles naturalités

56

à dépendre nous-mêmes de choses

Le fleuve artificialisé est si pro-

qui dépendent des actes que nous

fondément transformé par l’action

de la modernité réflexive

entreprenons, suscités, déchaînés,

des aménageurs qu’il en est devenu

Les nouvelles naturalités corres-

en tout cas, nés de nos actions,

méconnaissable et presque incon-

pondent à l’émergence d’un nouveau

comme une nouvelle nature...

trôlable. Le fleuve ne fonctionne plus

régime qui émerge et s’oppose à la

Victimes de nos victoires, nous deve-

comme avant, les modèles de pré-

constitution moderne. Il est soutenu

nons, en effet, les objets passifs de

vision des crues deviennent caducs.

par la “modernité réflexive” théo-

nos actions en tant que sujets” (Serres,

Nous sommes confrontés aux consé-

risée par des sociologues contem-

2001, pp. 181-184). La modernité

quences imprévues, non intention-

porains (Beck, Giddens et Lash, 1994)

réflexive procède du succès de la

nelles de nos actions (Soubeyran, 2000)

qui montrent que le triomphe du

modernité. En prétendant que nature

qui nous reviennent sous la forme

système industriel brouille les limites

et société sont deux domaines sépa-

méconnaissable du risque. La notion

entre nature et société, jusqu’à l’in-

rés, la constitution moderne a fait

de métamorphose fluviale illustre

ternalisation de la nature au pro-

proliférer à grande échelle des

cette évolution.

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DOSSIER • RECHERCHE

Tout cours d’eau dispose d’une gamme assez large de variables de réponse, pour modeler sa morphologie en fonction des fluctuations des débits liquides et solides et des évolutions éventuelles des autres variables de contrôle. Parmi ces variables de réponse, on trouve notamment : la largeur du lit, la profondeur moyenne, la pente moyenne du lit, la sinuosité, etc. On dit alors que les rivières naturelles sont en équilibre dynamique ou en quasiéquilibre (selon l’échelle de temps choisie pour analyser ce phénomène) et qu’elles ajustent continuellement leur largeur, leur pente, leur sinuosité…, au gré des fluctuations à court

La crue du Var de septembre 1994

terme des variables de contrôle. Ces fluctuations peuvent avoir différentes causes (climatiques, anthropiques, etc.). Ainsi, le fleuve réagit toujours

et stable des aménagements : il ouvre

que cause cette réalité proliférante

aux perturbations anthropiques, et

un monde incertain et controversé.

et mal contrôlée. Il se compose des

souvent de façon imprévue. Des

Le Var n’est plus la réalité objective,

riverains et de ceux qui sont affectés

aménagements successifs (endigue-

unitaire, stabilisée et maîtrisable du

à des titres divers par les consé-

ments, extractions, construction des

“fleuve moderne” que nous avons

quences inattendues des actions des

seuils et des microcentrales, etc.) ont

analysée dans la première partie. Il

aménageurs. Les incertitudes sur le

artificialisé le lit du Var, avec pour

déborde les actions humaines de

comportement de cette recomposi-

conséquences les réponses du fleuve

manière inattendue, parce qu’il est

tion collective du Var, de ce “collectif

dont nous avons déjà parlé (baisse

lui-même composé d’une multitude

Var”, et les inquiétudes du public

de la nappe, chenalisation du lit,

d’éléments actifs en interaction. La

alimentent une controverse où les

développement de la végétation,

situation de risque révèle les nouvelles

débats qui se croisent concernent

débordements en crue, enfoncement

composantes de ce collectif Var qui

l’aménagement des Alpes-Maritimes,

à l’aval, érosion, engravement des

le fragilisent : les transports solides

la gestion de l’hydrosystème, le deve-

seuils amont, remontée du lit, risques

dont les variations modifient la géo-

nir de l’agriculture dans la vallée du

d’inondation accrus).

métrie du fleuve, les bassins versants

Var, les exclus de la protection, etc.

Cette crue ouvre une situation où

qui collectent et concentrent leurs

Comment distinguer le Var du

le risque d’inondation devient un

événements sur le fleuve, les amé-

Var en crue, le fleuve moderne du

arrière-plan permanent dans la vallée

nagements passés auxquels le fleuve

“collectif risque” ? Comment dis-

(2)

du Var. Le risque déstabilise l’ex-

s’adapte en se transformant… Un

tinguer la modalité d’existence “ris-

pertise, il sape le cadre prédictible

public se constitue autour du souci

quée” de la modalité objective ?

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

57


JACQUES LOLIVE

Nous partirons de la distinction entre

p. 417-418). Il en va de même en alle-

satrice, nous échappe. Comme le

“objet” et “chose” . La crue de

mand, puisque le terme de vieille

démontre les exemples du fleuve Var

(3)

58

1994 s’apparente à une dé-fétichi-

langue germanique thing désigne

en crue ou du nuage de Tchernobyl,

sation : le fleuve n’est plus un objet,

l’assemblée réunie pour délibérer

les éléments de cette nature seconde

il redevient une chose. Autrement

d’une affaire en question, d’un litige.

sont des hybrides sauvages, parce

dit, la réalité objective, abstraite, du

Ainsi, la chose s’oppose à l’objet

qu’ils sont difficiles à maîtriser. Ainsi,

fleuve est réinsérée dans son milieu.

puisque cette objectivité singulière

le sauvage se porte bien dans notre

C’est une re-concrétisation, mais elle

n’apparaît qu’avec un collectif, un

modernité tardive. C’est une carac-

est subie et non maîtrisée, donc “sau-

groupe, qui la constitue à travers

téristique essentielle des nouveaux

vage”. Nous avons précédemment

une controverse. Donc, les choses

états de nature. Le changement cli-

défini l’identité paradoxale de l’objet,

et les objets ne se distinguent pas

matique, devenu la manière contem-

à la fois indépendant et instrumen-

par leur essence, mais par leur moda-

poraine d’aborder la crise de l’en-

talisé. Les objets composent un

lité d’existence : l’objet est une chose

vironnement, en constitue sans doute

monde, défini par de strictes lois de

stabilisée, dont on peut négliger les

l’aboutissement.

causalité et d’efficacité, qui rend pos-

conditions de fabrication et le tissu

sible une philosophie de la maîtrise

relationnel qui le socialise, mais cette

et de la possession. Il en va tout

stabilisation n’est que provisoire. Il

autrement de la “chose”. Le terme

suffit d’un événement, une crue de

est issu du latin causa qui au contact

rivière par exemple, pour qu’émerge,

LES NOUVELLES SUBJECTIVITÉS : L’ENSAUVAGEMENT DES CHASSEURS DE PALOMBES DU GERS

de res, avec lequel il était souvent

en lieu et place du monde cartésien

Après avoir présenté une première

employé dans le langage juridique,

stabilisé par des objets maîtrisables,

modalité de “sauvagerie” des socio-

a reçu le sens d’“affaire”, c’est-à-

une réalité proliférante et mal contrô-

natures contemporaines, ancrée dans

dire l’enjeu d’un procès ou le procès

lée. La situation de risque se carac-

la causalité circulaire qui leur a donné

lui-même. Le premier sens attesté

térise par l’entrée en scène (ou le

naissance, nous allons à présent en

en français est celui de “réalité plus

retour) des choses récalcitrantes, et

présenter une seconde, l’ensauvage-

ou moins déterminée par un

le déploiement, derrière elles, de col-

ment. Nos réflexions s’appuient sur

contexte” (Dictionnaire historique de la

lectifs instables, dont les éléments

un petit travail de recherche mené

langue française, Le Robert, 1992). Les

cohabitent difficilement et dont l’ex-

en 2003 sur les chasseurs de

juristes nous précisent également

tension est imprévisible. En d’autres

palombes, les “paloumayres” du

que “lorsqu’elle apparaît [la res]

termes, pour reprendre la formule

Sud-Ouest, avec un collègue politiste

dans cette fonction, ce n’est pas

de la géographe Valérie November :

et économiste, Didier Taverne. Nous

comme siège où s’exerce la maîtrise

“Le risque apparaît lors de la mise

analyserons les modalités de fabri-

unilatérale d’un sujet […]. Si la res

en danger d’un assemblage”

cation d’un sujet étonnant, le chas-

est objet, elle l’est avant tout d’un

(November, 2000).

seur sauvage (Hell, 1994), qui renoue

débat ou d’un différend, objet com-

Pour conclure cette première par-

des liens avec la forêt (“sauvage”

mun qui oppose et réunit deux pro-

tie, nous sommes, comme le pré-

vient de salvaticus, de sylva, la forêt)

tagonistes à l’intérieur d’une même

voyait Descartes, devenus maîtres

pour devenir le sauvage autorisé à

relation. Son objectivité est assurée

et possesseurs de la nature, mais le

tuer des animaux sauvages. Les

par ce commun accord dont la

produit de cette maîtrise, “la nature

entretiens avec un groupe de chas-

controverse et le débat judiciaire

seconde” profondément hybridée,

seurs de palombes de la commune

sont le lieu d’origine” (Thomas, 1980,

transformée par l’action moderni-

d’Aignan, dans le Gers, nous ont

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4


DOSSIER • RECHERCHE

permis d’étudier cette co-production du sujet chasseur et des îlots de nature dite sauvage. C’est dans un bosquet aménagé truffé d’observatoires, de tranchées, de leurres, au milieu des champs de maïs semences de l’agriculture intensive, que le paysan s’ensauvage et qu’il devient chasseur. L’ensauvagement, c’est la co-fabrication d’un espace sauvage qui constitue une sorte de matrice où s’effectue la gestation du “nouveau sauvage”. Pour étudier ce phénomène, nous avons adopté deux perspectives complémentaires : la fabrication pragmatique d’un petit monde habitable, d’une part, et une perspective symbolique et cosmologique

Les chasseurs de palombes dans le Gers

pour explorer la subjectivité du chasseur, d’autre part. La fabrication pragmatique

(Sloterdijk, 2002) qui fonctionne

la composition de son monde, le

d’un petit monde habitable

comme un prolongement de moi-

sujet incorpore des éléments (choses,

Les chasseurs de palombes témoi-

même et nous sert de camp de base

paysages, animaux, humains, lieux)

gnent de la capacité humaine de

pour explorer l’exosphère, le monde

qui ont leur logique propre (plutôt,

s’approprier un environnement bio-

extérieur, incertain, inconnu, mer-

leur vie propre), qui le dépassent et

physique pour en faire un petit

veilleux et parfois hostile dans lequel

sont rebelles et récalcitrants. La fabri-

monde sensible qui participe de la

je suis jeté. Ces territoires existen-

cation du monde est une tentative

constitution du sujet. Fabriquer un

tiels(4), véritables localités protectrices,

pragmatique qui peut échouer.

monde est une opération complexe ;

“îlotopies”, permettent aux sujets

L’homme configure son monde

la première piste d’élucidation que

de construire leur autonomie, c’est-

comme un projet, non pas un projet

nous suivrons concerne l’habiter.

à-dire de s’inscrire dans la totalité

purement rationnel et cognitif, mais

Fabriquer le monde, c’est l’habiter.

en préservant leur différence (Roux,

un projet baigné dans une tonalité

Habiter le monde, c’est donc le par-

2002).

affective et imaginaire : les chasseurs

tager entre un chez-soi et un exté-

La deuxième piste pour explorer

de palombes transforment l’existant,

rieur ; c’est découper dans l’espace

le monde, c’est la notion de dépas-

ils organisent un monde finalisé par

indifférent, un monde domestique,

sement. Comment penser la fabri-

leur projet prédateur dont la pièce

un lieu aménagé et approprié qui

cation d’un monde ? Comment pen-

maîtresse est la fabrication de palom-

nous protège. Mon monde, c’est

ser une fabrication sans maîtrise

bières, de dispositifs de capture par-

“l’endosphère”, une sorte de “bulle”

dont le produit nous dépasse ? Dans

ticulièrement sophistiqués. Les rédac-

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

59


JACQUES LOLIVE

teurs de la revue Palombe et tradi-

vidu délimité par son enveloppe cor-

au symbolique, voire au surréel. Pour

tion nous informent : “Le principe

porelle qui s’oppose aux objets. C’est

connaître le monde des chasseurs de

de cette chasse est immuable. Il s’agit,

qu’il existe la part manquante : les

palombes, il faut en tracer “la constel-

en manœuvrant des appeaux, d’at-

sujets envisagés sous l’angle cosmo-

lation” : les “astres” visibles et les

tirer les vols de passage pour les faire

logique portent et participent du

figures que ceux-ci composent (celle

se poser d’abord sur les arbres de

monde. Notre être s’étend aux

d’une palombe ?). Par exemple,

la palombière et ensuite de faire des-

choses qui nous concernent, par-

considérer la palombe comme une

(5)

(6)

cendre au sol les oiseaux pour les

delà notre limite corporelle. La saisie

chose, ce n’est pas analyser le com-

capturer vivants au filet”. Un monde

des choses par l’homme, la “prédi-

portement d’un oiseau, mais étudier

est ainsi défini comme une totalité

cation” (Berque, 2000) est sélective,

les conséquences de la saisie humaine

d’objets instrumentaux, d’une part,

partielle, finalisée, sensible et sym-

de cet animal. La palombe chose

et par la familiarité avec une totalité

bolique à la fois. C’est pourquoi, plu-

n’est pas un oiseau, c’est l’agrégation

de significations, d’autre part (Dardel,

tôt que de s’inscrire dans un anthro-

autour de cet oiseau : la palombière,

1990). Pour être réalisé, le projet de

posystème, la prédication des choses

l’homme sauvage, le droit de tuer,

monde concerne ceux qui ont les

ouvre un monde. L’ensauvagement

l’appeau, le repas en commun, la

mêmes attaches que le sujet. Il doit

constitue une forme de couplage d’un

virilité, etc. Ainsi les “palombes”

aussi intéresser des alliés (Latour,

humain borné par son enveloppe ci-

rassemblent le collectif des chasseurs.

1992) : concernés et alliés constitue-

corporelle avec son humanité élargie,

On ne comprendrait pas la forme

ront la matière humaine d’un espace

son milieu. Il pointe l’unité d’un corps

palombe sans la relation d’amour

communautaire, par exemple les

animal, celui du chasseur avec son

des chasseurs avec les palombes et

“paloumayres” au cœur des espaces

corps médial, la palombière élargie.

la liberté qu’ils acquièrent en les

ruraux du Sud-Ouest. Comme tout projet, il peut échouer. Pour que le

Vers une subjectivité

nent-ils leurs vacances au mois d’oc-

monde “prenne”, il faut produire

cosmologique ?

tobre pour capturer une cinquantaine

du concret, une “concrescence”

Pourquoi faut-il prolonger ces

d’oiseaux qu’ils trouveraient facile-

(Whitehead, 1995), un nouvel ‘“être

analyses d’un monde habitable par

ment dans les rayons surgelés des

ensemble”, une co-évolution, une

une perspective cosmologique ? C’est

grandes surfaces en provenance

transformation conjointe du sujet

que le monde n’est pas qu’un, c’est

directe de Grande-Bretagne ? Leur

et des composants essentiels du

un “kosmos”, de cet antique mot

vie tourne autour d’elles : ils passent

monde, un processus “d’entre-cap-

grec dont l’étymologie signifie à la

leurs week-ends à la palombière, ils

ture” : la palombe doit se poser sur

fois ordre, monde et parure (Berque,

réparent et préparent la palombière

la palombière, le chasseur doit “s’en-

2004). Les liens qui rattachent les

pendant les vacances, etc. C’est l’état

sauvager” (Hell, 1994), devenir un

collectifs humains dont nous parlons

d’esprit des “paloumayres”. Les

homme “sauvage” qui aura le droit

avec leurs petits mondes ont un

palombes sont le sens de leur vie, ce

de capturer, de tuer et aussi l’habileté

caractère multidimensionnel (sen-

autour de quoi tourne leur vie. Leur

nécessaire… Ainsi, le monde produit

soriel, sensible, imaginatif et signi-

rôle est si important qu’il suffirait

dépasse et étonne. Il s’oppose au

fiant, ce que nous qualifions d’“esthé-

sans doute de suivre les palombes

tique”, au sens d’aisthesis (perception

dans leur migration – et les menaces

par les sens). Les attachements à la

qui pèsent sur elles – pour connaître

procédé, à la maîtrise, au dominé. Cette relation intime du sujet avec

60

tuant. Pourquoi ces hommes pren-

son monde redéfinit la notion même

palombe ne sont pas uniquement

les limites du monde des chasseurs

de sujet. Le sujet n’est plus cet indi-

physiques, ils font place au sensible,

concernés, sa configuration (la col-

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4


DOSSIER • RECHERCHE

lection d’entités qui le constitue) et

fécondité profuse des êtres de la

l’inattendu, la capacité de commencer

sa composition (l’articulation de ces

brousse (Nathan, 1999). La subjectivité

(Sloterdijk, 2001). Ce faisant, les clô-

entités). Les palombes seraient les

émerge du monde. Elle se dédouble

tures cosmologiques entretiennent

“grands” de ce monde, dont elles

presque tant elle est tiraillée entre le

et renforcent l’incommensurabilité

tracent les relations. Elles sortent

proche et le lointain. Les configura-

entre nos mondes et l’impossibilité

grandies pour une autre raison : elles

tions mondaines combinent la proxi-

du consensus par échange d’argu-

circulent dans différents mondes

mité, les attaches physiques, et le

ments. L’ouverture des mondes sin-

pour devenir la palombe des chas-

lointain, les attaches symboliques.

guliers ne va pas de soi. Les attaches

seurs, celle des écologistes et celle

Les sujets du proche et du lointain

à la nature et au proche (lieux, pays,

des gourmands.

partagent une même capacité à la

etc.), ces attachements de proximité,

Cette capacité qu’a l’homme de

connaissance imaginative et à la

soutiennent des implications per-

se couler dans les choses qu’il saisit

représentation des affects impliqués

sonnelles fortes et leur mise en péril

permet de mieux comprendre les

dans la formation du monde com-

suscite une émotion intense. Il en

subjectivités, les modes de subjecti-

mun. C’est sans doute une richesse

résulte parfois une violence réactive

vation cosmopolitiques : l’efficacité

dans la mesure où nous pensons pos-

qui sanctionne les atteintes au monde

productive du monde procède du

sible de tracer les liens entre le monde

et aux relations avec lui. Une partie

brassage d’hétérogène. La subjectivité

sus-décrit (où les liens dépendent

des excès du mouvement des chas-

est décollée du sujet individuel. Il

d’affections subjectives et de réseaux

seurs lui est peut-être imputable.

faut lui tracer une cartographie qui

d’interconnaissance) et un monde

Malgré les apparences, cette

déborde les limites de l’individu .

où les capacités à se figurer et à se

modalité de naturalité appartient

Ainsi, pour fabriquer un chasseur

représenter l’avenir sous forme sym-

comme la précédente, l’hybride sau-

de palombes, il ne suffit pas d’un

bolique figurent comme un enjeu

vage, à la modernité réflexive. Des

homme ou d’une femme. Il faut éga-

majeur.

agriculteurs pratiquant une agricul-

(7)

lement des palombes, un bosquet

Quels sont à présent les travers,

ture intensive (maïs hybrides et maïs

très aménagé situé sur un axe de

les imperfections propres aux mondes

semence), pris dans des réseaux mon-

passage favorable à la pose des

microcosmiques que nous venons

dialisés, se ménagent un champ de

palombes, des champs de céréales

de définir ? Hannah Arendt a cerné

subjectivation-naturalisation “à l’an-

attractifs à l’entour, une communauté

les pathologies de l’idée avec sa

cienne” ; mais, à y regarder de plus

des “paloumayres”, un monde rural

notion d’idéologie, la logique d’une

près, cette modalité de naturalité est

encore structuré par l’activité agri-

idée à laquelle la réalité est censée

elle aussi hybride : elle est “naturelle”

cole, “l’amour de la chasse” (qui ne

se plier (Arendt, 1951). Ce modèle

parce que totalement artificielle.

touche que certains individus) et,

permet de cerner les pathologies des

enfin, des subventions européennes

petits mondes en redéfinissant la

(qui donnent un coup de pouce). On

notion de “cosmologie” (Stengers,

QUELQUES PISTES POUR UNE INTÉGRATION DU SAUVAGE DANS LE MONDE COMMUN

n’est pas si loin des mythes de fon-

1997) comme la logique d’un monde

dation africains. Pour fabriquer un

microcosmique à laquelle le monde

enfant, il suffit d’un homme et d’une

commun est censé se plier(8). Le micro-

femme, mais pour fabriquer un

cosme protège une communauté du

velles facettes d’un sauvage contem-

enfant qui soit membre de la tribu

changement en stabilisant l’environ-

porain : un exemple de nouvelle

mandenka du Sénégal, il faut éga-

nement ; il tend ainsi à l’immuniser

naturalité avec le fleuve artificialisé

lement l’alliance renouvelée avec la

contre l’événement, l’intrusion de

en crue, hybride sauvage car difficile

Nous venons d’analyser deux nou-

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

61


JACQUES LOLIVE

à contrôler, et un exemple de nou-

écocentrées” qui ne soient plus de

une causalité circulaire, puisque nos

velle subjectivité avec le chasseur de

simples politiques d’accompagne-

actions nous reviendront amplifiées

palombes, sujet ensauvagé qui se

ment des politiques équipementières

métamorphosées par l’effet de ce

“naturalise” dans les bois. Comment

structurantes. Les cosmopolitiques

fleuve, d’autre part. La troisième

intégrer dans notre monde commun

repensées par Isabelle Stengers (1997)

piste consiste à utiliser le savoir-faire

ces deux manifestations du sauvage ?

et Bruno Latour (1999) s’appuient

des artistes pour concevoir des dis-

Nous ébaucherons quelques pistes.

sur ce constat pour ouvrir la politique

positifs esthétiques qui restituent les

aux “non-humains”, c’est-à-dire à

attaches sensorielles, sensibles, ima-

tous ceux qui constituent l’humanité

ginatives et signifiantes des habitants

partenaire cosmopolitique

élargie, afin d’intégrer la question

avec le fleuve. C’est cette piste que

La crue de novembre 1994 rap-

environnementale contemporaine.

nous voudrions détailler à présent.

pelle la présence dans l’aggloméra-

Le fleuve artificiel n’est pas tota-

Constituer le fleuve en

62

tion niçoise d’un fleuve dont le

lement maîtrisable, mais il peut deve-

Restituer les attaches habitantes

régime climatique montagnard et

nir le “partenaire” d’une cosmopo-

Comment (re)penser des méthodes

méditerranéen présente de sérieux

litique tant il est tissé d’humanité,

qui mettent en forme la parole habi-

risques pour l’urbanisation. Le fleuve

profondément transformé par les

tante, qui rendent plus appréhen-

Var avait été externalisé dans l’amé-

projets humains et leurs consé-

dable et légitime l’expression du sen-

nagement urbain de Nice. Il se mani-

quences imprévues, par les relations

sible, qui incitent les habitants à

feste à la faveur de la crue et “exige”

de riveraineté, les désirs et les craintes

s’exprimer au nom de la collectivité

d’être pris en considération.

des habitants. Trois pistes se dessi-

et non plus à titre individuel ? Cette

Comment internaliser ces hybrides

nent pour ce partenariat : (1) décrire

démarche est nécessairement expé-

sauvages, ces “produits dérivés” de

plus finement le fleuve (registre obser-

rimentale. Dans le cadre d’une

notre modernité ? L’internalisation

vation-mesure) ; (2) agir avec le

recherche sur la basse vallée du Var,

des éléments de la “nature seconde”

fleuve (registre partenarial) ; (3) vivre

nous avons expérimenté deux

n’est pas seulement une question

avec le fleuve (registre culturel).

méthodes de ce type, les ateliers

économique et politique, elle pourrait

La première piste consiste en une

d’écriture et les ateliers “photogra-

comporter une dimension quasi

approche interdisciplinaire articulant

phie aérienne”. Nous nous limitons

éthique. La prise en compte de ces

sciences humaines et sociales et

ici à donner quelques indications

entités environnementales exprime

hydrosciences, par exemple mor-

générales sur ce travail en cours.

une exigence : il ne faut ne plus les

phologie fluviale et sociologie prag-

L’atelier d’écriture s’adresse à tous

traiter uniquement comme des

matiste, pour une meilleure descrip-

types de public ; il est un cadre, un

moyens. Ainsi, l’histoire du Var est

tion du fleuve. La seconde piste

outil pour déclencher l’écriture et

assez significative d’une éviction du

consiste en une logique d’action pré-

trouver un espace d’expression. Les

milieu naturel hors de la ville où la

cautionneuse. Elle parviendrait, nous

quatre séances organisées par Martin

gestion d’un fleuve est considérée

semble-t-il, à restituer la logique

Guillé, animateur d’ateliers d’écriture,

comme une ressource corvéable ou

comportementale d’un hybride sau-

nous ont permis de recueillir un

une contrainte à contourner. Les

vage comme le Var. Elle permettrait

matériau riche et complexe composé

entités environnementales ne peuvent

de prendre en compte cette dimen-

des récits de trente-neuf participants.

plus être évacuées du monde com-

sion du fleuve redevenu “le sauvage

Leur exploitation a permis de déga-

mun, elles “réclament” donc des

aux portes de la cité”, d’une part,

ger une typologie des façons d’ha-

politiques spécifiques, des “politiques

et du fait que nous sommes pris dans

biter la basse vallée du Var. Cette

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DOSSIER • RECHERCHE

typologie se caractérise par le poids de la composante imaginaire et sensible de l’habiter. Certains récits sont marqués par la poésie, le merveilleux, le surréel, tandis que d’autres témoignent d’une immersion polysensorielle de l’habitant et expriment une forte sensualité corporelle. La typologie témoigne également de l’importance prise par le risque d’inondation dans les modes d’habiter.

Enquête de type “carte de Gulliver”

Parfois, le récit de l’habitant exprime même une réticence à vivre dans cet grande photographie aérienne de la

révélé une mémoire élargie (qui ne

gnant. Pour d’autres participants,

basse vallée du Var, de huit mètres

se limite pas au visuel) de l’expérience

la basse vallée du Var est un territoire

sur trois (reproduction à grande

vécue de l’inondation qui permet de

sans qualités ou, du moins, ce n’est

échelle 1/3000), plastifiée, qui est

restituer son ambiance si particulière.

pas un territoire attachant dont les

déposée au sol.

environnement dangereux et contrai-

qualités, les attraits se révéleraient

Les participants sont invités à dépo-

Par ailleurs, les “cartes de Gulliver” confirment une des informations des

d’emblée. Plusieurs récits témoignent

ser des Post-it (ou à tracer à la craie

ateliers d’écriture : pour la majorité

d’une réelle difficulté à habiter un

des indications) sur la photo aérienne

des participants, la basse vallée du

territoire aussi banalisé et fonction-

pour exprimer leurs réactions et leurs

Var ne constitue souvent qu’un ter-

nel. La difficulté d’appropriation

commentaires autour de trois ques-

ritoire fonctionnel, lieu de passage

s’exprime notamment par l’insuffi-

tions principales : quels sont les lieux

ou zone commerciale. C’est un lieu

sance des pratiques récréatives, asso-

de la basse vallée du Var qu’ils appré-

de passage, un axe de communica-

ciée au manque d’équipements de

cient ? quelles sont les transformations

tion pour aller de Nice vers le haut

loisirs dans la basse vallée du Var.

actuelles de la basse vallée du Var ?

pays, vers les montagnes. C’est éga-

Les loisirs des habitants se pratiquent

pensent-ils que le fleuve est dange-

lement un ensemble de zones com-

donc ailleurs : à Nice, pour les loisirs

reux ? L’exploitation des quatre-vingt

merciales (Carrefour, Métro, Leroy-

culturels, tandis que les loisirs de

entretiens recueillis nous a fourni des

Merlin…). Dans ces conditions, la

nature s’exercent dans la moyenne

nombreuses informations sur la per-

basse vallée du Var n’est qu’une voie

et haute vallée du Var, c’est-à-dire

ception des habitants. Nous avons

de communication sans autres déter-

dans l’arrière-pays ou dans la mon-

recueilli notamment des informations

minations. Par une sorte d’effet tun-

tagne.

sur les mémoires du risque permettant

nel, elle apparaît comme un territoire

L’atelier “photographie aérienne”

de distinguer ceux qui ont entendu

sans qualités. Ce territoire sans qua-

est un dispositif d’enquête partici-

parler de l’inondation du Var de 1994

lités singulières, sans attaches fortes,

pative de type “carte de Gulliver ”

et ceux qui l’on vécu réellement. Chez

est disponible pour les transforma-

permettant de recueillir la parole

les habitants exposés, elle a mis en

tions à venir. Comme l’indique un

habitante dans des conditions dif-

évidence des postures de déni du

des participants qui travaille à la

férentes de l’enquête classique par

risque et de vigilance (une attention

Métropole Nice-Côte d’Azur : “Le

questionnaire. Il s’appuie sur une

aux phénomènes à bas bruit). Elle a

Var était une friche qui a été rattra-

(9)

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

63


JACQUES LOLIVE

pée par l’urbanisation… La basse

recueillies permettront de critiquer

sensible de l’écologie qui exprime

vallée du Var, c’est notre terrain de

des perspectives trop fonctionnalistes

un engagement corporel imaginatif

jeu. C’est le devenir de Nice”. Un

qui contrarient l’appropriation du

et participatif avec la nature. Faire

grand projet d’aménagement de la

territoire par ses habitants et de sen-

ainsi l’apprentissage et l’expérience

basse plaine du Var, considéré

sibiliser les aménageurs à l’importance

de notre insertion dans un environ-

comme structurant pour la métro-

du symbolique dans les projets.

nement local avec nos capacités d’ac-

pole, est en cours à travers la mise en place d’une opération d’intérêt

Politiser les subjectivités

plication des habitants dans les poli-

national (OIN) qualifiant désormais

cosmologiques

tiques de durabilité. Il est urgent, en

cet espace d’“éco-vallée”.

64

tion et d’implication favorise l’im-

Ces premières analyses permettent

effet, de développer des structures

Cependant, il semble que les amé-

aussi de mettre en évidence certains

consacrées à l’éducation environne-

nageurs aient une connaissance insuf-

enjeux politiques spécifiques qu’il

mentale s’appuyant sur la compré-

fisante des attentes des habitants,

faudra satisfaire pour parvenir à une

hension multiscalaire de l’environ-

qu’ils confondent avec les usagers

politisation des subjectivités cosmo-

nement (niveaux local, bio-régional et écosystémique global).

ou les représentants associatifs. Ils

logiques – c’est-à-dire des humains

méconnaissent la diversité des modes

couplés avec leur microcosme – qui

d’habiter et particulièrement les

soit démocratique.

Enfin, un enjeu proprement cosmopolitique. Quels sont les argu-

dimensions sensibles, imaginaires et

D’abord, un enjeu concernant les

ments qui légitiment la “cosmodi-

esthétiques des relations que les habi-

aménageurs. Ils doivent renouveler

versité”, et donc le fait que ces

tants entretiennent avec leurs terri-

les analyses des logiques habitantes

mondes singuliers soient dignes d’être

toires de proximité. Ils manquent

et riveraines pour saisir l’importance

sauvegardés ? Chaque monde sin-

de critères pour apprécier les préju-

des connexions que les sujets éta-

gulier peut être comparées à une

dices symboliques subis lors de la

blissent avec leurs petits mondes, en

“serre anthropique” (Sloterdijk, 2005),

mise en œuvre d’un grand aména-

d’autres termes leurs territoires exis-

dans laquelle on cultive des sujets

gement. Ainsi, les projets d’aména-

tentiels, afin de désamorcer le risque

humains originaux. Ainsi, dans les

gement privilégient la fonctionnalité

de violences de la part des habitants,

palombières du Gers, on cultive un

sur toute autre considération, ren-

notamment ruraux, auxquels on

étrange sujet humain, le chasseur de

forçant la banalisation de la plaine

applique sans précaution le modèle

palombes avec ses émotions, sa sau-

du Var, au grand dam des partici-

de l’aménagement rationnel moder-

vagerie et sa cosmologie qui échappe

pants à nos ateliers dont beaucoup

niste qui externalise à la fois l’envi-

à la justification. Pourtant, à notre

la jugent peu habitable, car sans qua-

ronnement (sur le versant aména-

avis, deux arguments militent en

lités ni attaches. L’expérimentation

geur) et les producteurs d’écosystème

faveur de sa sauvegarde. Le premier

des ateliers d’écritures et des “cartes

comme les paysans (sur le versant

est d’ordre esthétique : le chasseur

de Gulliver” tentée dans la cadre de

écologiste).

de palombes témoigne de la diversité

cette recherche démontre ainsi la

Ensuite, un enjeu concernant les

des sujets, d’une réalité humaine

nécessité d’utiliser des méthodologies

politiques de durabilité. La perspec-

riche et bigarrée. Le second, plus

novatrices pour analyser les dimen-

tive cosmopolitique nous conduit à

politique, est que la “durabilité” des

sions sensibles, imaginaires et esthé-

ne plus penser le sujet comme séparé

chasseurs repose sur la “durabilité”

tiques des relations que les habitants

des processus organiques et des

des palombes. Les cosmopolitiques

entretiennent avec leurs territoires

rythmes du monde naturel. Elle per-

appellent ainsi des valeurs de soin,

de proximité. Les informations

met ainsi de réactiver une conception

d’attention et de prudence. Elles

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4


DOSSIER • RECHERCHE

favoriseraient un retour de l’huma-

Thomas (Thomas, 1980) cité par Bruno

nisme, mais d’un certain humanisme

Latour (Latour, 1999). Nous reprenons dans

qui est plus esthétique, plus topo-

l’article ces analyses étonnamment conver-

écocentrique qu’anthropocentrique.

gentes.

Les deux modalités du sauvage

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

(4) Différents auteurs, notamment des géo-

Hannah ARENDT, Les Origines du totalitarisme,

que nous venons d’étudier témoi-

graphes (Vincent Berdoulay, Augustin Berque,

tome 3, Seuil, 1951.

gnent d’un même enjeu, celui de la

Nicholas Entrikin, Michel Roux, Serge

Ulrich BECK, Antony GIDDENS et Scott LASH,

“recosmisation” (Berque, 2008).

Schmitz, etc.) étudient des phénomènes de

Reflexive Modernization. Politics, Tradition and

Comment concevoir un lien cosmo-

ce type, qu’ils désignent sous des noms variés

Aesthetics in the Modern Social Order, Polity Press,

logique entre l’ordre abstrait de l’uni-

: lieux, écoumènes, clairières, mondes,

1994.

vers physique et l’ordre concret des

sphères, environnements pertinents, socioto-

Vincent BERDOULAY et J. Nicholas ENTRIKIN,

choses de la vie humaine ? La

pies, etc. Les notions de lieu et de milieu

“Lieu et sujet : perspectives théoriques”, L’Espace

réflexion sur le nouveau sauvage

humain, en particulier, permettent des ana-

géographique, n° 2, 1998.

redéfinit cette notion de “recosmi-

lyses très voisines de celles que nous mobili-

Augustin BERQUE, Écoumène : introduction à

sation” comme le désir d’un monde

sons, Didier Taverne et nous-même

l’étude des milieux humains, Belin, 2000.

commun façonné par l’esthétique et

(Berdoulay et Entrikin, 1998 ; Berque, 2000).

Augustin BERQUE, “Ce qui fonde l’éthique envi-

(5) [http://www.palombe.com/shop/Palombe-

ronnementale”, Diogène, n° 207, 2004.

Tradition-N-16-AUTOMNE-

Augustin BERQUE, “De Terre en Monde. La

2007.html?article=PT16].

poétique de l’écoumène”, dans Augustin BERQUE,

l’habiter.

n

(6) Sur la distinction entre objet et chose,

Alessia DE BIASE et Philippe BONNIN (dir.),

cf. supra, note 3.

L’Habiter dans sa poétique première. Actes du

(1) La crue envahit la cité administrative, et

(7) D’après Félix Guattari cité par Nicolas

colloque de Cerisy-la-Salle, édition Donner Lieu,

notamment le centre de lutte contre les

Bourriaud (2001).

2008.

inondations dont le matériel informatique est

(8) La comparaison avec la notion d’Arendt

Nicolas BOURRIAUD, Esthétique relationnelle, Les

NOTES

endommagé.

s’arrête là, car les mouvements totalitaires ont

Presses du réel, 2001.

(2) Ainsi, les incendies de forêt de l’été 1994

jeté leur dévolu sur les idéologies au xxe

Éric DARDEL, L’Homme et la Terre. Nature de la

ont dénudé les collines du bassin versant de

siècle. Mais il n’y a aucune fatalité de ce type

réalité géographique, réédition avec

l’Estéron et favorisé le ruissellement rapide

concernant les cosmologies.

commentaires de Pierre Pinchemel et Jean-Marc

des précipitations de l’automne. C’est un des

(9) Ainsi nommées parce que les participants

Besse, Paris, CTHS, 1990 (1re édition 1952).

facteurs ayant aggravé la crue de novembre

marchent sur une représentation “à grande

Martin HEIDEGGER, Être et Temps, coll.

1994.

échelle” de leurs territoires, tel Gulliver sem-

“Bibliothèque de philosophie”, Gallimard, 1986

(3) Cf., par exemple, les articles “Chose” et

blant un géant sur l’île de Lilliput.

(1re édition, 1927).

“Objet” dans le Dictionnaire historique de la

Martin HEIDEGGER, “La chose”, Essais et confé-

langue française (Rey, 1992). Elle a été reprise

rences, Gallimard, 1958.

par quelques philosophes, aux premiers rangs

Bertrand HELL, Le Sang noir. Chasse et mythe du

desquels Martin Heidegger, qui analyse “l’ob-

sauvage en Europe, Flammarion, 1994.

jet-outil” (Heidegger, 1986) et la “chose”

Bruno LATOUR, Nous n’avons jamais été

(Heidegger, 1958). Plus récemment, on

modernes. Essai d’anthropologie symétrique, La

trouve Michel Serres (Serres, 1989, 2001) et

Découverte, 1991.

Bruno Latour (Latour, 1999). Concernant les

Bruno LATOUR, Aramis, ou l’amour des

analyses juridiques de la chose, CF. Yann

techniques, La Découverte, 1992.

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

65


JACQUES LOLIVE

Bruno LATOUR, Politiques de la nature. Comment

Yann THOMAS, “Res, chose et patrimoine. Note

faire entrer les sciences en démocratie, La

sur le rapport sujet-objet en droit romain”, dans

Découverte, 1999.

Archives de la philosophie du droit, 1980.

Michel LUSSAULT, “Nature”, EspacesTemps.net

Alfred North WHITEHEAD, Procès et Réalité.

(rubrique Livres), 2003

Essai de cosmologie (traduction de Daniel

[http://www.espacestemps.net/articles/lsquonatu-

Charles, Maurice Elie, Michels Fuchs, Jean-Luc

rersquo].

Gautero, Dominique Janicaud, Robert Sasso et

Tobie NATHAN, “La fabrication culturelle des

Arnaud Villani), coll. “NRF”, Gallimard 1995 (1re

humains”, 1999

édition 1929).

[http://www.ethnopsychiatrie.net/fabr.htm ]. Valérie NOVEMBER, Les Territoires du risque le risque comme objet de réflexion géographique, thèse de géographie, Faculté des sciences économiques et sociales, Université de Genève, 2000. Alain REY (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, éd. Le Robert, 1992. Michel ROUX, Inventer un nouvel art d’habiter. Le ré-enchantement de l’espace, L’Harmattan, 2002. Michel SERRES, Statues. Le Second livre des fondations, coll. “Champs”, Flammarion, 1989. Michel SERRES, Hominescence, Le Pommier, 2001. Peter SLOTERDIJK, “Finitude et ouverture, vers une éthique de l’espace”, dans Yves MICHAUD (dir.), Qu’est-ce que la culture ? (Université de tous les savoirs, vol. 6), Odile Jacob, 2001. Peter SLOTERDIJK, Bulles. Sphères I, Pauvert, 2002. Peter SLOTERDIJK, Écumes. Sphères III, Maren Sell Éditeurs, 2005. Olivier SOUBEYRAN, “Définir les politiques. L’étude d’impact, de l’aménagement à l’environnement ”, dans Didier RENARD, Jacques CAILLOSSE et Denys dE BECHILLON (dir.), L’Analyse des politiques publiques aux prises avec le droit, LGDJ, 2000. Isabelle STENGERS, Cosmopolitiques, 7 : pour en finir avec la tolérance, La Découverte, 1997.

66

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4


DOSSIER • RECHERCHE

L’ESSOR DES CENTRES NATURISTES EN FRANCE (DU XIXE AU MILIEU DU XXE SIÈCLE). VERS UNE REDÉFINITION SPORTIVE D’UNE NATURE SAUVAGE ? SYLVAIN VILLARET

UNIVERSITÉ DU MAINE, LABORATOIRE VIPS EA 4636 [sylvain.villaret@univ-lemans.fr]

RÉSUMÉ. INVENTÉ

AU XVIIIE SIÈCLE, LE NATURISME SE DÉVELOPPE EN RÉACTION AUX BOULEVERSEMENTS QUI TRAVERSE

L’EUROPE DU PREMIER XIXE SIÈCLE. FONDÉ SUR LE MYTHE D’UN RETOUR SALVATEUR À LA NATURE, IL INCARNE UNE PHILOSOPHIE DE SOINS AVANT DE S’AFFIRMER EN TANT QUE THÉRAPEUTIQUE ET HYGIÈNE DE VIE.

EN ALLEMAGNE, LES PREMIERS CENTRES

NATURISTES SONT DES LIEUX DE CURE OÙ L’ON VIENT RECOUVRER LA SANTÉ AU CONTACT D’UNE NATURE SAUVAGE. ILS ÉVOLUENT RAPIDEMENT EN SUIVANT LE MODÈLE DES STATIONS THERMALES ET CLIMATIQUES. AU DÉBUT DU XXE SIÈCLE, LE NATURISME SE RECONFIGURE AUTOUR DE CENTRES DE LOISIRS IMPLANTÉS EN PLEINE NATURE OU EN ZONE PÉRIURBAINE.

ON

OBSERVE LA

PLACE ET L’IMPORTANCE CROISSANTES ACCORDÉES AUX SPORTS DANS CES STRUCTURES, COMME DANS LES PROJETS NATURISTES DONT ELLES SONT ISSUES. TRANSPOSÉES EN MILIEU NATUREL, CES PRATIQUES PHYSIQUES RÉVÈLENT, IN FINE, L’AMBIGUÏTÉ DE LA DÉMARCHE DES PIONNIERS DU NATURISME. ESTHÉTIQUE PROPRES À LA MODERNITÉ.

LA

EN

EFFET, LE RETOUR À LA NATURE S’OPÈRE SELON UNE RATIONALITÉ, UNE

NATURE SAUVAGE CÈDE PROGRESSIVEMENT LA PLACE À UNE NATURE CIVILISÉE,

DOMESTIQUÉE, AFIN D’EN MAXIMISER LES EFFETS “VITALISANTS”.

CE PROCESSUS FAVORISE SA DÉCLINAISON SPORTIVE, SON

INSCRIPTION DANS UN IMAGINAIRE SPORTIF OÙ LA DIMENSION LUDIQUE, HÉDONISTE, CÔTOIE LA QUÊTE DE PERFORMANCE.

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

67


SYLVAIN VILLARET

I

nventé en France au XVIIIe siècle,

lors, la promotion et l’essor du natu-

nécessaire que de la construction

le naturisme incarne tout

risme reposent sur la création de

d’une légitimité face à la suspicion,

d’abord une philosophie de

centres de loisir en pleine nature où

voire à la condamnation, suscitée

traitement reposant sur l’idée d’une

la vie s’organise en grande partie

par le dévêtissement lors de cette

natura medicatrix (“nature médecin

autour de la pratique d’activités

période.

des maladies”) avant de se décliner,

sportives et ludiques et de types de

sous l’influence des pays germa-

gymnastique les plus divers (euro-

niques, en thérapeutique puis en

péens comme orientaux).

hygiène de vie. Au début du

68

XX

e

À partir de l’étude des principaux

UN DÉTOUR PAR L’ALLEMAGNE : L’ESSOR D’UNE HYGIÈNE NATURISTE OUTRE-RHIN

siècle, il est érigé en mode de vie et

centres naturistes ouverts dans la

ses tenants prônent une réforme

période considérée et de l’analyse

sociale et politique radicale (Villaret,

des projets de réforme qui les sous-

France du concept de naturisme,

2005). Fondé sur le mythe d’un

tendent – dans le cadre d’une histoire

sous

retour salvateur à la nature (Baubérot,

culturelle et sociale –, il s’agira de

Dr Théophile de Bordeu, est à resituer

Au

XVIII

la

e

siècle, la création en plume

du

célèbre

2004), il se développe en réaction

montrer comment le sport moderne

dans un affrontement opposant clas-

aux bouleversements sociaux, poli-

se trouve intégré dans une démarche

siques et modernes, sur fond de redé-

tiques et industriels qui traversent

de retour à la nature. Outre l’en-

couverte du corps et de la nature.

l’Europe et déstructurent les identités

gouement porté aux activités spor-

On trouve d’un côté ceux qui plai-

collectives “traditionnelles”. En

tives de pleine nature, le sport et la

dent en faveur du respect de la tra-

Allemagne comme en France, les

gymnastique se voient d’ailleurs

dition hippocratique et, plus large-

premiers centres naturistes sont ainsi

transposés en milieu naturel. Nous

ment, d’un retour à l’héritage antique

des lieux de cure implantés en bord

considérons ainsi que l’usage massif

caractérisé par l’idée d’une natura

de mer ou en altitude, où l’on vient

du sport, même s’il aboutit à une

medicatrix. Inscrite dans la tradition

recouvrer une santé altérée par les

reconfiguration voire à une redéfi-

médicale, la médecine naturiste relève

conditions de vie moderne artifi-

nition de sa pratique, révèle, in fine,

alors d’une philosophie de traitement

cielles, au contact d’une nature sau-

l’ambiguïté de la démarche des pion-

qui ne donne pas lieu à l’ouverture

vage, rustique. Avec le temps et le

niers du naturisme, caractéristique

d’établissements spécifiques. De l’autre

succès, ils évoluent en suivant le

d’une des dimensions de la “natu-

côté se rassemblent les prosélytes

modèle que constituent les stations

ralité” contemporaine. En effet, le

d’une approche interventionniste,

thermales et climatiques qui leur

retour à la nature s’opère selon une

allopathique, adossée à la science et

sont contemporaines, oscillant entre

rationalité caractéristique de la

visant à combattre les manifestations

l’ascétisme d’une clinique de soins

modernité (Charle, 2011). La nature

de la maladie au moyen d’une phar-

et l’hédonisme des villégiatures aris-

est ainsi reconstruite selon des pro-

macopée chimique toujours plus

tocratiques. Il faut attendre l’entre-

cédés rationnels en fonction d’une

sophistiquée. Cependant, avec l’essor

deux-guerres pour que le naturisme

image mythique, fantasmatique, et

du positivisme, les nouvelles décou-

français s’émancipe de son ancrage

d’une certaine esthétique. Dans le

vertes scientifiques, la médecine néo-

médical et s’organise en mouvements

détail, le recours à un large éventail

hippocratique est en voie de margi-

de réforme de la vie, suivant de

de pratiques physiques, et tout par-

nalisation, recroquevillée au sein de

quelques décennies son homologue

ticulièrement au sport, relève tout

certaines spécialités médicales et de

allemand. De fait, une nouvelle géné-

autant d’une stratégie de discipline

rares

ration de centres sort de terre. Depuis

des corps et des sens perçue comme

(Montpellier, Paris). Rien ne semble

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4

facultés

de

médecine


DOSSIER • RECHERCHE

alors pouvoir arrêter cette spirale

mations de fond. La conviction lar-

sa réussite financière fait des émules

du déclin conduisant à la relégation

gement partagée d’un affaiblissement

dans toute l’Europe. Sous son

du naturisme au rang des médica-

des populations, d’une décadence,

influence, la cure d’eau s’affirme dès

tions passées et dépassées.

avec en contrepoint le fantasme d’un

lors comme la matrice des traitements naturels.

C’est d’outre-Rhin que vient son

âge d’or marqué par la force et la

salut, son renouveau. L’histoire du

puissance d’un peuple germanique,

naturisme s’inscrit en effet dans une

en est l’expression probante. Les

dimension européenne. Elle rend

écrits de Friedrich Nietzsche tout

compte de la circulation des

comme l’œuvre de Richard Wagner

DU SPORT À LA CURE… NATURISTE (XIXE SIÈCLE) : LE MODÈLE ALLEMAND

hommes, des idées, dont l’impor-

en sont empreints (Astor, 2011 ;

tance a été soulignée par Daniel

Wagner, 2012). Les textes de

La nouveauté qui se dessine en

Roche à propos notamment du siècle

Rousseau apportent ainsi une

Silésie ne réside pas tant dans les

des Lumières (Roche, 1993). En effet,

réponse – suivre la nature, retourner

traitements proposés. La présence

il nous faut considérer ici l’influence

à elle – aux interrogations existen-

de guérisseurs est d’ailleurs attestée

qu’ont eue les ouvrages de Jean-

tielles, aux angoisses de cette époque

de longue date, tout comme le

Jacques Rousseau non seulement en

tout comme ils créent une attente,

recours aux vertus curatrices,

France mais dans les pays germa-

une demande, un désir de réalisation.

magiques de l’eau, fruit d’un ima-

niques, et, en retour, l’exemple

Si l’on suit Marc Boyer, ils ont clai-

ginaire mêlant empirisme, croyances

majeur qu’ont constitué les réalisa-

rement “modifié les sensibilités”

païennes et religion chrétienne. Cette

tions naturistes d’outre-Rhin.

(Boyer, 2000, p. 130), déterminé

rupture se cristallise tant autour des

Témoignage d’une bascule concer-

notamment la progressive redécou-

significations que ces pratiques thé-

nant les représentations de la nature,

verte d’une nature jusqu’alors dédai-

rapeutiques revêtent, avec le rejet

les écrits rousseauistes se diffusent

gnée par des voyageurs préférant les

revendiqué de la médecine moderne,

largement au sein des élites intellec-

étapes urbaines ou patrimoniales.

allopathique, que de l’engouement

tuelles de toute l’Europe, et en par-

Sans pouvoir apprécier précisément

qu’elles suscitent au sein de la popu-

ticulier au cœur des États allemands

leur impact, on est légitimement

lation. On assiste en effet à l’insti-

et de l’Autriche-Hongrie. Leur pro-

porté à considérer qu’ils ont favorisé

tutionnalisation rapide du mouve-

pagation illustre tout comme elle

l’essor de “cures naturelles” inventées

ment en faveur des traitements natu-

conforte un sentiment exacerbé

par des guérisseurs à l’aube du XIXe

ristes. Concurremment à l’érection

d’éloignement de la nature avec

siècle. Vinzenz Priessnitz en est le

d’établissements de cure naturelle

comme corollaire une “urbaphobie”

personnage emblématique. Simple

dans la plupart des États allemands

prononcée (Baubérot et Bourillon,

paysan, il soigne à l’occasion ses

se constituent des sociétés visant à

2009). Elle nourrit et, dans une cer-

congénères de Gräfenberg, petit vil-

populariser les traitements naturistes.

taine mesure, catalyse l’évolution

lage de Silésie autrichienne, au moyen

Ce processus favorise l’appropriation

du naturisme à la faveur d’un

de sa Wasserkur (“cure d’eau”). La

des cures naturistes par une partie

contexte marqué par la succession

notoriété de ses traitements à base

croissante du corps médical. Il induit

rapide de bouleversements touchant

de bains et d’enveloppements

également une complexification et

à la sphère tant sociale et culturelle

humides grandissant, il se voit bientôt

une formalisation toujours plus pré-

que politique. On ne saurait en effet

sollicité par une clientèle aisée en

cises de la thérapeutique. Sous l’in-

négliger l’impact de la perte de

provenance de toutes les cours

fluence notamment de Theodor

repères que suscitent ces transfor-

d’Europe. À partir des années 1830,

Hahn, d’Eduard Baltzer ou de

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

69


SYLVAIN VILLARET

Maximilian Bicher-Benner (Garden,

la force vitale de tout un chacun, de

très certainement un rôle moteur

2008), le modèle thérapeutique qui

délasser les esprits et d’endurcir les

dans ces évolutions. On peut aussi

tend à s’imposer dans la seconde

corps. Reste que ces atermoiements

discerner l’influence du modèle que

siècle articule un

rendent compte, fort probablement,

constituent stations balnéaires, ther-

moitié du

XIX

e

ensemble de pratiques visant à tirer

de l’inexpérience et de l’inculture

males et climatiques alors en pleine

profit des forces vitales contenues

des pionniers concernant les systèmes

expansion (Gerbod, 1983). De fait,

dans les différents adjuvants naturels

de gymnastique qui leur sont

la sobriété des premières installations

afin de stimuler la réaction naturelle

contemporains. Avec le temps et

naturistes cède souvent la place au

curatrice. Cures d’eau, d’air et de

l’élévation du niveau socioculturel

raffinement, voire au luxe ostenta-

soleil, alimentation rustique à domi-

des concepteurs comme celui de leurs

toire. La rudesse des traitements est

nante végétarienne, traitements à

disciples, les activités physiques

édulcorée ; la nature sauvage, civi-

base d’extraits de plantes fondent

deviennent des adjuvants thérapeu-

lisée, esthétisée, réifiée.

ainsi un retour thérapeutique à la

tiques naturels de premier plan,

Cet essor de la gymnastique et,

nature qui se prolonge à travers une

même si leur usage reste souvent

dans une moindre mesure, du sport

hygiène de vie stricte. Et pour cause,

peu formalisé. À ce propos, on se

s’observe aussi au niveau des centres

située dans des espaces reculés, mon-

doit de relever l’éclectisme des pra-

naturistes de moindre envergure. En

tagnards, comme à Gräfenberg, à

tiques. La gymnastique de Friedrich

effet, il existe un deuxième prototype

Wörishofen (Bavière) avec Sebastian

Ludwig Jahn et ses succédanés

de structures qui se développe dès

Kneipp, ou à Veldes (Slovénie autri-

côtoient les exercices analytiques de

les années 1830 : celui constitué par

chienne) avec Arnold Rikli, la cure

Pehr Henrik Ling, les massages ainsi

les Naturheilvereine (“sociétés pour

se conçoit avant tout comme l’an-

que divers jeux et sports mondains.

les traitements naturels”). Fondées

siècle, la

à l’origine par des partisans des thèses

tithèse de la vie moderne dans les

70

Au crépuscule du

e

XIX

grands centres urbains. L’ascétisme

cure de mouvement vient finalement

de Priessnitz, ces structures visent à

des conditions de vie, la rusticité

s’adjoindre aux autres thérapeutiques

enseigner à leurs membres comment

tant des installations que du cou-

naturistes afin de ne former qu’un

prendre soin de leur santé en menant

chage, des vêtements ou de l’alimen-

tout. Outre les bassins de natation,

une vie naturelle et, plus largement,

tation en sont un des versants

trapèzes, barres parallèles, barres

à populariser la thérapeutique sans

notables. L’individu se trouve

fixes, tourniquets, haltères, ballons

médicaments. Après la création, en

confronté à la rudesse de la nature

et balles et autre matériel gymnique

1872, d’une première fédération

et, en retour, bénéficie de sa force

et sportif parsèment ainsi les centres

pour la santé naturelle en Saxe, c’est

curatrice brute, de ses vertus vitali-

naturistes de renom. Les établisse-

tout le Reich qui est concerné avec

santes.

ments ouverts par le Dr Heinrich

la transformation, en 1883, de cette

Négligés au commencement, obli-

Lahmann à Weisser Hirsch (1887)

fédération en “association allemande

térés au profit de l’usage d’un agent

ou encore par Friedrich Eduard Bilz

pour la médecine naturiste et l’hy-

naturel privilégié (air, eau), la gym-

à Radebeul (1895), tous deux situés

giène populaire”. En 1888, elle

nastique et le sport font progressi-

près de Dresde, incarnent cette nou-

devient l’“union des sociétés alle-

vement leur chemin dans ces lieux

velle génération de structures pres-

mandes pour une manière de vivre

de cure alternatifs. Ils sont considérés

tigieuses incluant des aménagements

et de se soigner conformément à la

bientôt comme des activités com-

sportifs et ludiques importants. La

nature(1)” et compte déjà 19 000

plémentaires, logiques, dans la

fréquentation d’une clientèle toujours

adhérents en 1889. En 1913, ce ne

mesure où ils permettent de stimuler

plus raffinée, et aussi féminine, joue

sont pas moins de 885 sociétés qui

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4


DOSSIER • RECHERCHE

lui sont affiliées pour un total de

cures naturelles et de la gymnastique

la prétention de leurs promoteurs à

148 000 membres (Krüger, 1991,

n’est pas une coïncidence. Ces deux

les ériger respectivement en pratique

p. 143). Ces structures, dénuées de

phénomènes s’enracinent dans le

unificatrice, synthétique, relevant

finalités mercantiles, se dotent vers

même terreau fertile des boulever-

non seulement de l’hygiène, mais,

la fin du XIXe siècle de terrains pour

sements identitaires. Ils représentent

de plus en plus, d’un mode de vie.

la pratique des bains atmosphériques

deux stratégies de construction iden-

La porosité du champ de l’éducation

prônés par Rikli et y aménagent des

titaire parmi d’autres, issus de la

physique et des sports au naturisme,

installations gymnastiques et spor-

même centration des sociétés sur le

que ce soient dans les pays germa-

tives. Il n’en demeure pas moins vrai

corps, dans le cadre de la montée

niques ou en France, nous le verrons

que la pratique de la gymnastique

de l’individu (Gauchet, 2005). S’y

plus loin, y trouve une de ses expli-

l’emporte alors largement sur le sport

entremêlent problématique person-

cations.

dans les diverses structures naturistes.

nelle et constitution des États-nations

De ce point de vue, il semble en effet

(Thiesse, 1999).

que le naturisme n’échappe pas à la

De fait, la figure du naturiste peut paraître, à la fin du XIXe siècle, rela-

Ces deux phénomènes s’articulent

tivement proche de celle du gym-

règle générale, tout du moins à celle

alors autour d’un culte de la nature,

naste, du sportif, ou encore de

prévalant dans les États allemands.

mais pas seulement. Ils se nourrissent

l’adepte de la culture physique, tels

C’est d’ailleurs dans les lieux de cure

aussi de la référence à un passé idéa-

que les entendent leurs ardents pro-

fréquentés par une aristocratie dont

lisé, à un temps mythique, originel,

pagandistes. Nombre de sociétés de

le regard se porte à l’ouest, du côté

où l’homme brillait par sa force phy-

gymnastique s’apparentent d’ailleurs

de l’Angleterre, que les sports mon-

sique et morale, où s’affirmaient les

à de véritables centres naturistes et

dains font leur chemin.

peuples souverains. Le haut Moyen

inversement, comme le révèlent les

Quoi qu’il en soit, cette accultu-

Âge et ses récits de conquêtes,

portraits qu’en dressent les obser-

ration sportive grandissante est à

l’Antiquité gréco-latine et sa statuaire

vateurs français à l’aube du XXe siècle

lire également à l’aune de l’institu-

focalisent ces fantasmes, stimulant

(Doyen, 1907, p. 446). Très au fait de

tionnalisation de la gymnastique et

les premières recherches archéolo-

ce qui se passe en Allemagne, le

du mouvement sportif. De pratique

giques et la création des musées

célèbre promoteur de gymnastique

élitiste, marginale, la gymnastique

modernes dans un mouvement cen-

Jørgen Peter Müller popularise dans

devient, sous l’influence de Friedrich

trifuge mêlant histoire mémorielle

les pays nordiques, à travers ouvrages

Ludwig Jahn et de son Turnen, une

et œuvre de patrimonialisation tous

et réalisations, cette alliance étroite

pratique de masse. Elle est popula-

azimuts. Redessinées, reconstruites,

entre naturisme et éducation phy-

risée dans tous les États allemands

comme dans le cas des Jeux olym-

sique (Müller, 1909 et 1912).

et soutenue par les autorités dès le

piques modernes, des musiques

siècle. Et ce ne sont

populaires dont Johann Gottfried

pas moins d’un million cent mille

Herder se fait le dépositaire ou de

mitan du

e

XIX

UNE DÉCLINAISON FRANÇAISE (1870-1918)

personnes qui fréquentent les sociétés

l’imposture des poèmes d’Ossian

de gymnastique en 1911. Le champ

(barde écossais du

siècle)

Bien que les cures naturistes soient

de l’éducation physique et du sport

(Gumplowicz, 2012), ces deux périodes

rapidement connues en France – dès

ne manque donc pas d’irriguer par

en viennent à incarner les exemples

les années 1830 en ce qui concerne

différents canaux celui du naturisme.

tangibles d’un possible renouveau.

celle de Priessnitz –, elles tardent à

Pour aller plus loin, on est porté

Ces traits communs au naturisme,

être imitées. Face à ces traitements

à penser que l’essor simultané des

à la gymnastique et au sport éclairent

empiriques, les praticiens français,

III

e

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

71


SYLVAIN VILLARET

acquis pour une grande majorité au

ciale circonscrite au champ médical.

sphériques. Son avant-gardisme sur

positivisme et forts de leurs préro-

Après une première dissémination

le plan national se traduit à travers

gatives juridiques, jouent le rôle

de la Wasserkur de Priessnitz dans

son usage des exercices physiques.

sinon de barrage impénétrable du

les stations thermales et balnéaires,

Il leur réserve une place essentielle

moins de filtre efficace. La cure de

des instituts kneippistes sont implan-

dans ses traitements. De fait,

l’autodidacte de Gräfenberg se voit

tés dans les grandes villes françaises

influencé notamment par les pro-

ainsi “récupérée”, détournée, trans-

dès les années 1890 : Paris et Lyon,

positions du Dr Fernand Lagrange

posée dans les stations thermales et

en premier. Au même moment, plu-

et du Danois Jørgen Peter Müller,

balnéaires, notamment sous la forme

sieurs stations, comme celle de Sail-

il prône une “gymnastique natu-

d’une hydrothérapie scientifique.

les-Bains (Loire) ou celle de Valentin

relle”, censée provoquer “un bain

Elle devient une forme de traitement

(à Monaco), cèdent également à la

intérieur” (Monteuuis, 1903, p. 228)

parmi d’autres, intégrée dans un

mode de l’hydrothérapie kneippiste.

en sollicitant les muscles de la poi-

large éventail de pratiques auxquelles

Les régions frontalières avec

trine, de l’abdomen et de la ceinture

sont soumis les curistes.

l’Allemagne ou temporairement

lombaire. Cette gymnastique natu-

Par suite, les réalisations naturistes

occupées par ses troupes sont des

relle est systématiquement associée

françaises, et revendiquées comme

lieux propices à l’enracinement du

aux bains extérieurs d’air et d’eau.

telles, accusent un temps de retard

naturisme allemand. En Alsace, par

Sa “triple gymnastique respiratoire,

sur celles de leurs voisines d’outre-

exemple, le prêtre Nicolas Neuens

abdominale et cutanée” (Monteuuis,

Rhin. En effet, il faut attendre la fin

dirige successivement deux maisons

1911, p. 227), esquissée dès 1903,

siècle et la formalisation

de cure hydrothérapique à Diekirch

devient la base du traitement que

d’une “version française” mêlant

et à Echternach à la fin du XIXe siècle.

reçoivent ses patients à Nice. Outre

tradition hippocratique, démarche

Cela étant, la pratique des exercices

les exercices gymnastiques, les jeux,

scientifique et cures naturelles alle-

physiques, des sports, est limitée

le Dr Monteuuis n’hésite pas à recom-

mandes pour que le naturisme accède

sinon inexistante dans ces structures

mander la pratique des sports pour

à une certaine légitimité et que fleu-

arc-boutées sur la cure d’eau.

tous, les femmes devant, toutefois,

du

XIX

e

rissent les premiers établissements

Il appartient dès lors au Dr Albert

exercer cette activité de façon modé-

de cure naturiste dans l’Hexagone.

Monteuuis d’avoir fondée, en 1905,

rée et raisonnable. Il n’en reste pas

Par ailleurs, forte de son succès, cette

à Nice, un des tous premiers éta-

moins que la natation, le tennis, le

médecine alternative ne peut être

blissements naturistes dans la lignée

canotage et, surtout, la bicyclette

traitée par la communauté médicale

directe de celui de Rikli ou de Bilz :

sont préconisés pour ces dernières.

avec la même désinvolture qu’en

la Sylvabelle. En 1910, il récidive

En 1909, l’abbé Neuens l’imite en

1840 .

en ouvrant sur les hauteurs de la

lançant un dernier établissement natu-

(2)

72

Comme en Allemagne, la diffusion

Baie des Anges la villa Saint-Antoine,

riste à Weilerbach (Luxembourg)

des traitements s’opère à la faveur

une maison de repos naturiste. Le

qu’il baptise Héliar.

de l’âge d’or du thermalisme, mais

D Monteuuis incarne cette nouvelle

Au début du XXe siècle, le champ

aussi dans un contexte difficile, mar-

génération de médecins qui inscrivent

de l’éducation physique et des sports,

qué, entre autres, par la crise éco-

le naturisme allemand dans la

qui se structure autour de la lutte

r

nomique des années 1870 et la

modernité scientifique sans se couper

contre la dégénérescence de la race,

défaite cuisante lors de la guerre

de l’héritage hippocratique. Pour

est en passe de devenir en France

franco-prussienne. Elle procède en

preuve, il aménage dans les centres

un lieu d’élection pour les thèses et

premier lieu d’une logique commer-

qu’il dirige des parcs de bains atmo-

les pratiques naturistes. Réunis par

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4


DOSSIER • RECHERCHE

des préoccupations communes, des

Le sport, malgré son ancrage crois-

Quoi qu’il en soit, cette beauté,

constats similaires quant aux méfaits

sant dans la modernité, tant du point

cette puissance physique et intellec-

de la civilisation moderne, propa-

de vue des valeurs, avec la sanctifi-

tuelle attribuées aux Grecs et aux

gandistes de l’éducation physique

cation du record, que de sa techno-

Romains sont perçues comme le fruit

et médecins naturistes nouent

logie, est, une fois de plus, associé

d’une vie respectueuse de la nature

d’étroites relations, s’influencent

à la nature. Pour aller plus loin, on

dont fait partie le sport. Dès lors, la

réciproquement. Que ce soit Philippe

observe qu’il en porte les valeurs,

filiation entre le sport antique et son

Tissié (à propos du traitement de la

l’incarne même. À ce propos, il nous

homologue moderne est jugée évi-

fatigue ou de la prévention du sur-

faut revenir plus en profondeur sur

dente, revendiquée comme telle tant

menage intellectuel des élèves) ou

la piste explicative ayant trait à

par les naturistes que par Pierre de

Pierre de Coubertin (concernant la

l’Antiquité et à la “grécophilie”. Il

Coubertin et les prosélytes des sports

santé des populations et les perfor-

convient d’insister sur le fait que

en quête de légitimité. Elle sert aussi

mances des athlètes), les principaux

nature et sport sont réunis en France,

de caution morale au dévêtissement

promoteurs de méthodes d’éducation

et au-delà, par un imaginaire com-

des adeptes des cures naturistes.

physique sont favorables à ces pra-

mun issu d’une relecture mythique

Tout comme le naturisme, le sport

tiques. On peut dès lors cataloguer

de l’Antiquité. Cette dernière sym-

illustre ainsi l’avènement de la

certains centres sportifs dans les réa-

bolise plus que jamais un âge d’or

modernité et la discordance des

lisations naturistes, même s’ils n’en

du corps et de l’esprit, un temps où

temps qui la fonde. Enraciné dans

portent pas le nom explicite. Il en

l’homme était intégralement déve-

la notion de progrès à partir d’une

va ainsi de bon nombre de structures

loppé. Par suite, “sur le plan corporel,

référence au passé, d’un idéal

créées par les “médecins culturistes

la référence à l’Antiquité impose pro-

mythique, il est symptomatique des

et sportifs” (Andrieu, 1988, p. 208),

gressivement de nouveaux canons

bouleversements identitaires que tra-

comme celles du D Georges Rouhet,

dominants de ‘beauté plastique’, qui

versent alors les sociétés européennes,

du Dr James-Edward Ruffier. On

valorisent des visages aux traits régu-

de la quête de repères qui s’y affirme.

peut aussi y rattacher sans hésitation

liers, l’harmonie des proportions, la

Finalement, même si l’on relève

le Collège d’athlètes de Reims, fondé

musculature, la minceur…” (Guido

l’émergence de petites colonies natu-

en 1913 et dirigé par Georges

et Haver, 2002, p. 24).Tout comme

ristes(3), de sensibilité anarchiste et

r

Hébert, l’inventeur d’une “méthode

elle justifie une dénudation plus ou

tentant de rompre radicalement avec

naturelle” d’éducation physique

moins prononcée, la statuaire antique

la civilisation moderne, l’essor du

(Hébert, 1912). Le système d’éduca-

détermine les poses prises par les

naturisme va de pair avec une redé-

tion physique d’Hébert n’est-il pas

athlètes et les adeptes de la culture

finition plus ou moins importante

d’ailleurs considéré par certains de

physique pour les photographies qui

de la nature. De fait, celle-ci est sou-

ses adeptes comme une “médication

illustrent les revues spécialisées. Le

mise à un processus de sportivisation,

naturiste” (Heckel, 1913, p. 87), ce

Collège d’athlètes de Reims fonde

de codification, d’étalonnage. Elle

que ne dément pas son auteur. Que

d’ailleurs une part de sa notoriété

est appréciée sous l’angle de la per-

ce soit “Aux Rouhet”, en Gironde,

sur une habile mise en scène destinée

formance jaugée en termes de résis-

ou au Collège rémois, bien que le

à rappeler l’auguste ascendance. Les

tance au froid comme au chaud et

mot d’ordre y soit “Revenons à la

statues grecques qui ornent les lieux,

donnant lieu à des exhibitions spec-

nature et régénérons-nous” (Rouhet,

le port de toges par les athlètes en

taculaires(4) ; une performance aussi

1913), ce retour demeure raisonné,

sont quelques-unes des ficelles les

musculaire, illustrée à travers des

“scientifisé” et “sportivisé”.

plus grossières.

gestes sportifs, athlétiques.

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

73


SYLVAIN VILLARET

La nature fait dès lors l’objet d’une

ristes dans le cadre des soins et de

fondément. D’autant que les années

mise en scène plus ou moins raffinée,

la rééducation des blessés de guerre,

1920 ne se sont pas caractérisées

qui s’exprime directement avec

elle a permis à des apprentis maîtres

par un renouvellement sensible du

l’aménagement des terrains, leur

à penser d’affirmer leurs proposi-

paysage politique et que, avec la

embellissement, ou par le biais de

tions, leurs convictions et de trouver

faible natalité, le spectre de la dégé-

l’imaginaire qui entoure la pratique.

leur public. Elle a conforté la struc-

nérescence obscurcit encore les

En France, le fait que les médecins

turation de mouvements en émer-

esprits : “Les Français sont convain-

contrôlent la diffusion des cures

gence avant le conflit. En effet, l’am-

cus que leur pays est entré dans une

naturistes explique cette réification

pleur du désastre n’a d’égal que celle

période de déclin qui menace à terme

privilégiée de la nature et son ancrage

du traumatisme, du désarroi, qui

sa survie” (Berstein, 1988, p. 81).

dominant dans la modernité. Par-

touche toute la population. Avec

Pour les promoteurs du naturisme,

delà, cette situation reflète l’influence

“la mort industrielle de masse” (Bach,

formés encore par nombre de méde-

majeure revendiquée et progressi-

2010), les certitudes sont une fois

cins, se soigner par la nature, res-

vement acquise par les médecins sur

encore balayées et les repères iden-

pecter ses lois jusque dans son

la société française. La structuration

titaires de la Belle Époque, fragili-

hygiène de vie ne suffisent donc plus

de la médecine en spécialités scien-

sés.

et se réaliser devient le mot d’ordre

tifiques, la reconnaissance politique

74

Non seulement le progrès scien-

de tous les mouvements naturistes

qui lui est conférée à propos des

tifique, industriel et économique

du moment. Parmi les principales

questions de santé publique, d’hy-

ainsi que l’affirmation de l’État n’ont

forces en présence, on citera le mou-

giène sociale, concourent à faire des

pas permis d’éviter le désastre de la

vement hébertiste qui entretient des

médecins les garants de la norme

guerre, mais ils ont décuplé l’ampleur

liens étroits avec la Société naturiste

corporelle, les producteurs d’un dis-

des massacres. Fleurit ainsi une lit-

française (1921) fondée par le

cours légitime sur le corps (Brauer,

térature critique, dénonçant l’absur-

Dr Paul Carton. À la Ligue Vivre, à

2007), que ne peuvent ignorer,

dité du conflit et les souffrances

laquelle Marcel Kienné de Mongeot

notamment, les acteurs du champ

effroyables vécues au front. Nombre

et le Dr Marcel Viard donnent nais-

de l’éducation physique.

de personnages-clés du naturisme y

sance en 1927, vient s’ajouter, la

apportent leur vibrante contribution,

même année, la Société naturiste des

VERS UNE SPORTIVISATION DU NATURISME (1918-1950) ?

à l’instar d’Henri Nadel (alias Henri

Drs Gaston Durville et André Durville.

Vendel), qui fait paraître Sous le

Il faut enfin évoquer le Trait d’Union

pressoir (Vendel, 1921), ou d’Alain

de Jacques Demarquette, qui trouve

Si l’on a pu observer un mouve-

Guirel, auteur du célèbre Du bleu,

son origine en 1912 mais s’épanouit

ment de rapprochement sensible

du rouge (1928). In fine, l’horreur

véritablement entre les deux guerres.

entre naturisme et éducation phy-

de 1914 est perçue comme l’abou-

La diversité des mouvements et les

sique à la Belle Époque, ce processus

tissement logique de la société

conflits qui émaillent leurs relations

trouve son aboutissement entre les

moderne, la conséquence directe

s’expliquent au regard de leur sen-

deux guerres. Loin d’avoir stoppé

d’une organisation sociale, politique

sibilité politique allant de l’extrême

l’élan de la première institutionna-

et économique qui a détourné l’in-

droite à l’extrême gauche. Une autre

lisation du naturisme, la Grande

dividu de la nature et de ses lois. Le

ligne de fracture se dessine autour

Guerre lui donne un souffle nouveau,

désir de fonder une nouvelle huma-

de la nudité intégrale promue essen-

lui insuffle une dynamique inédite.

nité, de réformer les modes de vie

tiellement par la Ligue Vivre et cer-

Outre l’usage des traitements natu-

par le naturisme s’y enracine pro-

tains groupes anarchistes.

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4


DOSSIER • RECHERCHE

On assiste, de fait, à l’implantation

dans le respect des idéaux et des pré-

Durville, il n’est pas rare qu’une

rapide de centres naturistes sur tout

ceptes naturistes. Ils font l’objet d’un

organisation joue sur l’ensemble de

le territoire. On peut distinguer, de

règlement intérieur strict, garant de

ces catégories de centres, sur tous

façon schématique, quatre types de

l’honorabilité des lieux. La plupart

leurs registres de pratiques, qui peu-

structures correspondant à des

comporte des plans d’eaux ou des

vent, par ailleurs, se combiner, s’hy-

modes de pratiques spécifiques.

bassins et des espaces dédiés au cam-

brider.

Tout d’abord perdurent des

ping ou à des constructions légères.

Quoi qu’il en soit, il est instructif

centres de cure naturistes inféodés

La Ligue Vivre peut s’appuyer ainsi,

de noter que le sport se décline sys-

à une logique strictement commer-

en 1935, sur vingt-quatre clubs gym-

tématiquement dans ces lieux. De

XIX

e

niques, couvrant les grandes régions

plus, de pratique encore accessoire

siècle et des stations thermales, ils

de France. Au même moment on

avant-guerre, il détient désormais

disposent d’installations importantes,

recense plus de deux cents centres

une place centrale, reflétée dans

de matériel sophistiqué et d’un per-

hébertistes et une vingtaine de

l’aménagement même des centres

sonnel qualifié. Ils sont implantés

“rameaux” rattachés au Trait

naturistes. Comme se plaisent à le

dans des lieux bénéficiant de condi-

d’Union.

souligner les Drs Durville, Physiopolis,

ciale et médicale. Héritiers du

tions climatiques favorables, mais

On distinguera aussi les prémices

le centre qu’ils ont fondé en 1927

ils trouvent aussi leur place dans les

des grands centres naturistes de

sur l’île du Platais (Villennes-sur-

grandes villes, sous la forme de cabi-

vacances, implantés dans des lieux

Seine), est “avant tout, un immense

nets médicaux. Leur clientèle vient

préservés, le plus souvent en pleine

terrain de jeux, de sports, de repos”

y recouvrer la santé, traiter certaines

nature. Vitrines publicitaires du natu-

(Durville et Durville, 1929, p. 5). Avec

affections spécifiques, perdre du

risme, fleurons de certaines organi-

ses quinze terrains de sport dont le

poids ou tenter de rajeunir. Il en va

sations, ils combinent prosélytisme

grand stade d’athlétisme et sa piste

ainsi de l’Institut intégral ouvert par

et mercantilisme, initiation à la doc-

de 300 mètres, son jardin d’enfants,

Al Dini à Royan, au début des années

trine naturiste et loisirs hédonistes.

ses courts de tennis, ses terrains de

1920, ou encore de l’Institut natu-

S’y retrouvent des sympathisants et

basket-ball, de volley-ball, de deck-

rothérapique de la Côte d’Azur,

des pratiquants issus de toute la

tennis et sa piscine, Physiopolis s’ins-

lancé en 1931 à Antibes et dirigé

France, mais aussi de l’étranger. Ils

crit ainsi dans la lignée du Collège

par le P T. Klein, avec le concours

servent, à l’occasion, de maison mère

d’athlètes de Reims. Cette filiation(5)

du D Vodder. Citons également le

à certains mouvements. Héliopolis,

est aussi revendiquée par Kienné de

cabinet médical des D Durville, à

fondée en 1931 sur l’île du Levant,

Mongeot lorsqu’il fonde en 1931,

Paris, 13 bis rue Cimarosa.

est le prototype de cette nouvelle

dans la commune de Fontenay-Saint-

génération de structures.

Père, à quatre kilomètres de Mantes,

r

r

rs

Viennent ensuite les centres que nous qualifierons “de proximité”.

Enfin, on peut ajouter à ces trois

le manoir Jan. Maison mère de son

Ils sont attachés à une association

types de centres le naturisme “sau-

mouvement, la propriété s’étend sur

naturiste locale, le plus souvent inféo-

vage”. Nombre d’adeptes pratiquent

dix hectares et dispose d’une grande

dée à un mouvement national clai-

en effet en pleine nature, dans des

salle de culture physique, d’une pis-

rement identifié. Ils prennent la forme

sites grandioses et préservés : plages

cine de vingt mètres sur quinze avec

de terrains fermés, aménagés et situés

reculées, gorges de l’Ardèche ou du

plongeoir, d’un bassin pour les

à la périphérie verte des villes. Ils

Verdon, massifs alpins.

enfants, d’un stade d’athlétisme avec

permettent une pratique si ce n’est

À l’instar de la Ligue Vivre ou de

agrès. Un stade de jeux comprenant

journalière du moins hebdomadaire,

la Société naturiste des frères

un ping-pong, sept deck-tennis, deux

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

75


SYLVAIN VILLARET

terrains de volley-ball, un de bas-

de l’aventure (Pociello et Denis, 2000).

sont au fait des différentes sortes de

ket-ball et deux de médecine-ball

Ces deux tendances sont présentes

gymnastique comme des nouvelles

avec filet complètent la panoplie des

dans tous les mouvements, mais le

pratiques sportives et les rattachent

installations disponibles. Il serait

compromis qui en résulte diffère

à leur éducation naturiste intégrale.

possible de multiplier les exemples

d’une organisation à l’autre.

Les D rs Durville et Kienné de

à l’envi. On rappellera simplement

Il va sans dire que la vie dans les

Mongeot n’ont d’ailleurs de cesse

que les centres gymniques de la Ligue

centres naturistes est rythmée par

de défendre l’idée que “l’être normal,

Vivre et la plupart des “rameaux”

les activités sportives : initiation,

c’est l’athlète” (Durville, 1931, tome

du Trait d’Union s’apparentent, eux-

entraînement, compétitions. Les fes-

2, p. 19), pour les hommes comme

aussi, à des clubs omnisports. On

tivités, régulièrement organisées pour

pour les femmes. Ainsi, après une

évoquera enfin les conseils techniques

créer de la convivialité, nourrir la

phase d’“édification musculaire”

précis entourant la création d’un

solidarité entre les membres, reposent

reposant sur des exercices analy-

“stade chez soi ”, destiné à permettre

inévitablement sur des tournois spor-

tiques, peut commencer celle d’“édu-

à tous les naturistes de se livrer aux

tifs, Physiopolis étant certainement

cation musculaire” (ibid., p. 154) qui

(6)

76

sports athlétiques dans leur jardin.

le lieu où cette orientation est poussée

fait inévitablement intervenir le sport

Si certaines installations sont

à son paroxysme. Cet intérêt pour

pratiqué sous l’angle de la perfor-

construites en dur et dans le respect

le sport peut même prendre un carac-

mance, du dépassement de soi. Il est

des règlements sportifs, les naturistes

tère relativement contraignant,

ainsi instructif de relever que la pra-

sont amenés à transposer tous les

oppressant. Certains centres tentent

tique ludique ou d’entretien se com-

sports en pleine nature en utilisant

en effet d’imposer la pratique spor-

bine invariablement avec la pratique

au mieux le milieu environnant.

tive par le biais des règlements inté-

athlétique, y compris pour les indi-

Dans ce dernier cas, ils s’affranchis-

rieurs. Cette orientation sportive

vidus des deux sexes, voire d’âge

sent du modèle compétitif fédéral

peut s’expliquer au regard de la

mur(7).

au profit d’une pratique plus ludique,

sociologie des promoteurs du natu-

Le sport s’intègre, in fine, dans

hédoniste. Ainsi deux mouvements

risme, appartenant pour une bonne

un mode de vie ascétique, guidé par

se croisent : le premier se caractérise

part à la bourgeoisie, mais aussi à

le souci permanent de perfectionne-

par une sportivisation de la nature,

celle des adhérents, issus souvent

ment, tant musculaire que moral,

cette dernière étant envisagée sous

des classes aisées. Que ce soit le

tant esthétique que spirituel. L’enjeu

l’angle de la performance, ce qui a

Dr Gaston Durville, qui s’adonne au

est crucial. Il s’agit de former

pour conséquence sa codification,

cross-country, Kienné de Mongeot,

l’homme nouveau, l’homme complet,

son aménagement. Le second voit

boxeur amateur et propriétaire, en

total, cette figure mythique qui han-

le sport gagné par la nature, refor-

1919, de l’Académie de culture phy-

tait déjà les imaginaires du XIXe siècle.

mulé selon les codes naturistes

sique du parc Monceau (18e arron-

C’est à cette seule condition que l’en-

(Durville, 1935, p. 7) et émancipé des

dissement de Paris), ou encore

fantement d’une nouvelle humanité

normes fédérales. Il se décline alors

Hébert, délivrant ses performances

est possible. Le sport apporte sa

selon des logiques hygiéniste et hédo-

à la barre fixe au cirque Molier, les

contribution à chaque niveau, à

niste, témoignant d’une centration

promoteurs du naturisme sont, plus

chaque étape de cette élévation, de

croissante de l’individu sur lui-même,

que de simples sportifs, des passion-

cette métamorphose. Par exemple,

sur son apparence. Il est mis aussi

nés de sports, de culture physique,

il est présenté comme un des pro-

au service d’un tourisme vert et s’ins-

et ce souvent avant même de s’en-

cédés parmi les plus efficaces pour

crit dans la thématique plus large

gager dans la voie du naturisme. Ils

développer la volonté et le courage,

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4


DOSSIER • RECHERCHE

pour agir au plan tant individuel

vention, de discipline du corps. Il

Mongeot, 1935, p. 3) dans laquelle la

que collectif. De fait, “une belle atti-

participe pleinement à l’apprentissage

Ligue Vivre s’engage en 1935 se

tude est une belle autosuggestion.

de la maîtrise de soi, de ses sens.

solde rapidement par un échec.

Les sports par la précision musculaire

Enfin, on soulignera le fait qu’il s’ins-

Nombre de centres gymniques refu-

qu’ils nécessitent sont de merveilleux

crit de plain-pied dans des stratégies

sent d’observer le programme d’ac-

éducateurs de l’âme” (ibid., p. 61).

de promotion, de communication.

tion fixé, voire s’affranchissent de

Combiné au travail psychique, il

Les performances des sportifs natu-

la ligue. Des voix s’élèvent également

développe “l’attention, le jugement,

ristes lors des championnats officiels

pour critiquer les modèles corporels

le raisonnement, les qualités du cœur

sont publicisées, présentées comme

athlétiques érigés en normes par les

telles que la tolérance, la bonté, l’al-

autant de preuves des bienfaits du

revues naturistes et qui nourrissent

truisme, l’esprit de sacrifice” (Viard,

retour à la nature, comme autant

les complexes de certains adhérents.

1926, p. 4). Reprenant les logorrhées

de cautions morales.

Ce vent de contestation annonce

coubertiniennes, le sport, chevalerie

Nonobstant, cette sportivisation

l’avènement des centres naturistes

moderne, est utilisé avant tout pour

du naturisme n’est pas sans donner

de vacances, fonctionnant sur des

ses valeurs éducatives appréciées

lieu à des remous. Le débat n’est

logiques plus ouvertes, accessibles

selon un mètre étalon naturiste. En

cependant pas posé dans les termes

au grand public. Sous l’impulsion

effet, cette appropriation donne lieu

de pour ou contre le sport. Plus lar-

d’Albert Lecocq, la promotion de

à des propositions spécifiques, ori-

gement, deux logiques auxquelles

grands centres de vacances, pluôt

ginales. Les sports se voient catalo-

sont soumis les sports s’affrontent :

que des centres de proximité, fait

gués, classés en fonction de leur

l’une, ascétique ; l’autre, hédoniste.

partie de la stratégie mise en place

proximité avec la doctrine naturiste,

En effet, pour certains, être naturiste

par la Fédération française de natu-

ce qui détermine leur intérêt (Camus,

est un engagement de tous les ins-

risme (FFN), créée en 1950, à dessein

1938, p. 13).

tants, une lutte permanente contre

de démocratiser le nudo-naturisme.

soi-même et contre la source des

Après Héliopolis, les centres hélio-

Il reste un dernier point quant à ce consensus autour du sport dans

maux qui accablent l’humanité. Au

marins de Montalivet (1951) et

le naturisme. Une des hantises de la

quotidien, cela se traduit par l’ob-

d’Agde (1956) ouvrent la voie. Le

plupart des chefs de file du naturisme

servance de règles strictes, que sanc-

sport naturiste embrasse donc ces

est l’incident qui porterait atteinte

tionnent les règlements des centres,

évolutions, se dégageant progressi-

à leur honorabilité et, au-delà, à la

concernant l’alimentation, l’habillage,

vement du modèle compétitif et des

légitimité du naturisme lui-même.

les exercices physiques intenses. Cet

canons corporels stricts pour mieux

Ce dernier, notamment dans sa

engagement est éclairé par des enjeux

réinvestir la nature dans le cadre

forme le plus controversée, le nudo-

supérieurs et nourrit un sentiment

d’une “civilisation du loisir”

naturisme, est, en effet, sous sur-

de responsabilité qui peut être lourd

(Dumazedier, 1962), voire du plaisir.

veillance, contesté par l’Église,

à porter. De fait, dans les années

Il est certain que l’essor du sport,

dénoncé par les ligues de relèvement

1930, de plus en plus d’adhérents

en particulier sous le Front populaire

de la moralité publique. La crainte

opposent à cet apostolat le désir

comme sous le gouvernement de

d’un débordement, d’une manifes-

d’une pratique de loisir insouciante,

Vichy, a largement bénéficié de cet

tation sexuelle involontaire, est donc

fondée sur le plaisir, et donc affran-

engouement pour la nature auquel

prégnante. Le sport dans sa décli-

chie des exigences trop rigides de la

participent les ac-teurs du naturisme

naison le plus éprouvante est ainsi

doctrine. Ainsi, la “croisade contre

à plusieurs niveaux. Leur conception

perçu comme le moyen idéal de pré-

les fléaux sociaux” (Kienné de

de l’hygiène, de la santé, fournit,

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

77


SYLVAIN VILLARET

grâce notamment aux médecins

tion sportive pour l’autre, les pres-

logiques qui sous-tendent les tenta-

“convertis”, un argumentaire solide

criptions naturistes. C’est d’ailleurs

tives de retour à la nature. Car, on

légitimant les sports, en particulier

parce que le dévêtissement est indis-

l’a vu, ce n’est pas un hasard si ces

de pleine nature. Qui plus est, les

sociable de la pratique du sport que

deux phénomènes se rencontrent et

prosélytes du naturisme œuvrent

Bellin du Coteau le considère comme

se nourrissent réciproquement.

concrètement à l’essor du mouve-

“[répondant] à des réalités physio-

Naturisme et sport partagent in fine

ment sportif, que ce soit au sein de

logiques” (Bellin du Coteau, 1930,

une même aspiration identitaire. Ils

structures naturistes ou au sein de

p. 194). Sur fond d’enjeux politiques

se greffent sur un mouvement cen-

structures sportives. Exemple parmi

forts, de préoccupations eugéniques

trifuge de l’individu sur lui-même,

d’autres, Fernand Sandoz, pionnier

et natalistes, mais aussi de montée

qui met au premier plan l’attention

en France du naturisme et auteur

du temps libre et des loisirs, la

portée au corps, aux sens, aux émo-

d’une thèse de médecine sur ce sujet

période 1918-1944 marque ainsi

tions. Comme le montre l’évolution

(Sandoz, 1907), contribue de façon

l’apogée des relations entre le natu-

du naturisme français après 1950,

notable à l’essor du ski de descente

risme et le champ de l’éducation

le retour à la nature est, avant tout,

dès le début des années 1920 .

physique et des sports.

un retour sur soi-même, fondé sur

(8)

Par ailleurs, la reconnaissance ins-

CONCLUSION

vidualité, de ses possibilités, mais

à travers la promotion des écoles de

Comme nous avons pu l’observer,

aussi de ses désirs. De fait, la seconde

plein air, qui se multiplient entre les

le naturisme a été colonisé par le

moitié du XXe siècle est marquée par

titutionnelle du naturisme se traduit

deux guerres, des écoles nouvelles,

sport moderne, qui lui est contem-

l’affirmation puis la suprématie des

mais également par le biais de textes

porain. Ce dernier en est même

centres naturistes de vacances où la

officiels réglementant l’école publique

devenu une des pièces maîtresses

logique ludique, hédonique, prime

et l’éducation physique. Le retour

entre les deux guerres à la faveur de

sur le respect des principes naturistes.

à la nature s’y décline sur un plan

ses déclinaisons aussi bien ascétiques

Le naturisme s’y affirme comme un

aussi bien pédagogique que sanitaire.

qu’hédonistes. Et, le 28 octobre

loisir, une pratique de plaisir momen-

Poursuivant le mouvement impulsé

1983, c’est somme toute fort logi-

tanée, plutôt que comme un mode

avant la Grande Guerre, le champ

quement que la FFN obtiendra du

de vie, lequel se replie dans les clubs

de l’éducation physique et des sports

ministère du Temps libre, de la

de la fédération. Pour terminer, on

fait une place toujours plus impor-

Jeunesse et des Sports l’agrément

remarquera que plus les naturistes

tante aux thèses et aux pratiques

“association de jeunesse et d’édu-

veulent renouer avec la nature, plus

naturistes, jugées comme relevant

cation populaire”. De fait, les mou-

ils sont amenés à la redéfinir et à

du bon sens. Outre Hébert qui pour-

vements naturistes ont contribué à

l’inscrire dans des codes sociaux et

suit sa trajectoire en associant étroi-

faire de la nature – aussi bien dans

des pratiques hérités de la modernité,

tement son œuvre à celle du médecin

les imaginaires que dans les pratiques

ce dont rend compte notamment la

naturiste Paul Carton, le D Maurice

– un territoire sportif privilégié, un

montée en puissance de la théma-

Boigey, médecin rattaché à l’École

immense terrain de jeux. Ce faisant,

tique écologique au sein du natu-

de Joinville, tout comme le D Marc

la nature a été mise au service d’un

risme à partir des années 1960.

Bellin du Coteau, médecin de la

idéal d’amélioration de l’individu.

r

r

Fédération française d’athlétisme,

78

la prise de conscience de son indi-

Le sport participe ainsi de la

intègrent à leurs propositions d’édu-

modernité dans laquelle s’inscrit le

cation physique pour l’un, d’éduca-

naturisme et met en lumière les

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4

n


DOSSIER • RECHERCHE

NOTES

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de Rennes, 2004.

royale de médecine, 1840, tome V, p. 503).

Arnaud BAUBÉROT et Florence BOURILLON,

(3) On pensera notamment à Monte Verità, colonie

Urbaphobie. La détestation des villes aux XIXe et

nudiste fondée en 1900 sur la rive suisse du lac Majeur

XXe

(Tessin) par Henri Oedenkoven (1875-1935) et sa com-

P. CAMUS, “Le tir à l’arc, sport naturiste”,

pagne, Ida Hofmann. On peut citer aussi les colonies fon-

Naturisme, le grand magazine de culture humaine,

siècles, Bière, 2009.

dées par Georges Butaud à Vaux, aux environs de

n° 424, 1938.

Château-Thierry (1903), puis à Bascon.

Marc Léon BELLIN DU COTEAU, Le Sport au

(4) Hébert et le Dr Rouhet ne sont pas avares de clichés

secours de la santé, Dangles, 1930.

représentant leurs élèves se livrant aux exercices physiques

Serge BERSTEIN, La France des années 30,

quasi nus dans la neige ou immergés dans des eaux recou-

Armand Colin, 2011 (1re édition 1988).

vertes en partie par la glace.

Marc BOYER, Histoire de l’invention du tourisme,

(5) Souvent perçu comme le premier grand centre natu-

XVIe -XIXe

siècle, éditions de l’Aube, 2000.

riste de France, le Collège rémois constitue de fait un

Fae BRAUER, “Biopouvoir”, dans Michela

modèle de structure pour les différents promoteurs du

MARZANO (dir.), Dictionnaire du corps, Puf, 2007.

naturisme.

Christophe CHARLE, Discordance des temps.

(6) “Par ‘stade chez soi’, j’entends un espace, dans le jardin,

Une brève histoire de la modernité, Armand Colin,

spécialement réservé pour s’y exercer aux exercices

2011.

athlétiques. Le stade chez soi permettra de réaliser, outre la

Louis DOYEN, “Le bain atmosphérique. Air et

gymnastique au(en ?) plein vent, le saut (en hauteur, en lon-

soleil”, L’Éducation physique, n° 16, 1907.

gueur, avec élan ou sans), le lancement du poids, le lever du

Joffre DUMAZEDIER, Vers une civilisation du loisir ?,

poids, le grimper à la corde et la suspension” (Durville, 1931,

Seuil, 1989 (1re édition 1962).

tome 2, p. 221-222).

Maurice GARDEN, “Médecine savante et méde-

(7) Car “le sport, même violent, est accessible à tous : ce n’est

cine naturelle en Allemagne (fin XIXe-début XXe

qu’une question de méthode et de temps” (Durville, 1931,

siècle) ; un essai de compréhension par la lecture

tome 2, p. 207).

de la presse corporative et de la littérature de

(8) En 1926, le D Sandoz fonde un des tout premiers

vulgarisation”, dans René FAVIER, Maurice

groupements autonomes de skieurs de la région parisienne,

GARDEN, Laurence FONTAINE et al. (dir.), Un histo-

avant de participer, en 1932, à l’ouverture d’une des pre-

rien dans la ville, Maison des sciences de l’homme,

mières écoles de ski de descente.

2008.

r

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

79


SYLVAIN VILLARET

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80

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4


ACTUALITÉ

COMPTE RENDU DE THÈSE

LES LOISIRS MOTORISÉS HORS ROUTE CONFLITS, CONTROVERSE ET RÉSEAUX D’ACTANTS LISA HAYE

THÈSE DE DOCTORAT EN STAPS, UNIVERSITÉ DE GRENOBLE ALPES, SENS DIRIGÉE PAR JEAN-PIERRE MOUNET ET JEAN-MICHEL DECROLY

(SOUTENUE LE 28 NOVEMBRE 2012)

[lisa.hc@laposte.net]

C

ette thèse se propose

aussi des sports de nature dont les

Dans le même temps, ce sont des

d’analyser la contro-

adeptes fréquentent parfois les mêmes

activités dont les impacts (bruit et

verse environnementale

chemins.

odeur, notamment) peuvent renforcer

et les conflits entourant les pratiques

Les LMHR font émerger des

les risques de conflit d’usage entre

de loisir motorisé hors route (LMHR)

doutes sur la place de l’homme dans

usagers des chemins. Alors que sur

– quad, 4x4 et moto sur les chemins.

la nature, des interrogations sur les

la scène publique se développe une

Elle s’inscrit dans la lignée des travaux

activités que l’on peut déployer dans

controverse autour des LMHR, des

réalisés en sociologie portant sur les

les espaces ruraux ; ils questionnent

tensions, voire des conflits, émergent

sports de nature, et plus précisément

nos rapports aux autres et à notre

dans certains territoires, du fait de

sur les controverses environnemen-

environnement. Ces oppositions se

la présence d’engins motorisés de loi-

traduisent par le développement d’ar-

sir sur les chemins. De ce fait, notre

En France, les LMHR paraissent

guments stéréotypés, d’un côté

problématique s’est orientée vers

être les activités de loisir faisant le

comme de l’autre, ceux-ci se répon-

l’analyse des interrelations entre la

plus ressortir les problématiques de

dant point à point (Haye et Mounet,

controverse se déployant sur la scène

partage de l’espace et d’impact sur

2011). Une controverse se développe

nationale et les conflits locaux aux-

les milieux fréquentés. Ainsi, les ges-

ainsi sur la scène publique. On peut

quels certains territoires tentent de

tionnaires rencontrent des difficultés

situer le début des débats à ce sujet

faire face.

particulières face à leur gestion. Ces

à la fin des années 1980 avec les dis-

loisirs font face à de vives oppositions

cussions autour de l’élaboration d’un

ments, nous avons adopté un cadre

de la part d’un certain nombre d’ac-

projet de loi visant à encadrer la cir-

théorique “souple” permettant de

tales relatives à ces activités.

Pour répondre à ces questionne-

teurs ; à la fois du monde de la pro-

culation motorisée sur les chemins,

faire émerger les résultats du terrain

tection de l’environnement, mais

loi finalement votée en janvier 1991(1).

par un suivi méticuleux des acteurs

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

81


LISA HAYE

et des traces laissées par les déplace-

des LMHR, l’autre contre. 1991 est

En 1991, la loi Lalonde est votée.

ments (les “traductions”) des actants.

la date de la signature de la loi

La Calme se met en sommeil, sa rai-

Afin de rendre compte de la com-

Lalonde portant sur la circulation

son d’être ayant été d’influer sur le

plexité et de la richesse des relations

des engins motorisés dans les espaces

contenu de la loi. Le Codever se déve-

constituant le(s) réseau(x) étudié(s),

naturels. 2005 correspond à la paru-

loppe, il met en place des démarches

nous avons élaboré une méthodologie

tion de la circulaire Olin rappelant

visant à structurer la pratique sur le

visant à exploiter les ressources des

la loi et précisant certains aspects de

terrain et à défendre les intérêts des

outils de visualisation et d’analyse

son application. De 2005 à 2007, le

usagers motorisés des chemins. Un

de réseau, fondés sur la théorie des

“collectif” a évolué en réaction à la

maillage est mis en place avec des

graphes. Nous avons ainsi pu retracer

circulaire Olin. Une dernière période

sections départementales et des délé-

les réseaux d’acteurs (humains et non

de 2007 à nos jours permet de visua-

gués départementaux permettant de

humains) enrôlés dans la controverse

liser l’état actuel du “collectif”.

diffuser des informations sur le terrain

et les conflits autour des LMHR en

Avant 1987, d’après nos enquêtes,

et, en miroir, de faire remonter des

partant de la scène nationale et de

il n’existe pas à proprement parler

données sur ce qui se passe sur le ter-

trois scènes locales plus ou moins

de “collectif”, au sens de Latour

rain. Un guide juridique à destination

conflictuelles, et dont deux d’entre

(2006) ; les acteurs sont diffus, ne

des pratiquants est diffusé ; une garan-

elles faisaient l’objet de démarches

sont pas structurés, la réglementation

tie “protection juridique” est établie.

de concertation. Nous avons tout d’abord déployé

À la suite de l’homologation des quads, en 2003, et de l’accroissement

les argumentaires des uns et des autres

la circulation des engins motorisés

du nombre d’usagers motorisés des

(Haye et Mounet, 2011). Ceux-ci s’ar-

dans les espaces naturels, la contro-

chemins qui s’en est suivi, la circulaire

ticulent autour de quelques axes prin-

verse ne semble pas encore avoir

Olin est publiée en 2005. Ce texte

cipaux. Nous avons mis en évidence

éclaté.

redynamise la controverse, enrôlant

une dimension biologique centrée

En 1987, l’annonce d’un projet de

de nouveau la Calme (composée d’un

sur les impacts environnementaux,

loi spécifique aux LMHR commence

plus grand nombre d’associations

une dimension humaine centrée sur

à circuler chez les pratiquants, les

que précédemment) et provoquant

le dérangement des autres usagers

associations de protection de l’envi-

une scission du côté de la défense

des chemins et un axe portant sur

ronnement et les institutions liées aux

des LMHR entre le Codever, d’un

une vision différenciée de la nature

activités non motorisées. Les acteurs

côté, et la Coordination des randon-

et de la fréquentation des chemins.

commencent à se structurer ; deux

neurs motorisés et usagers des che-

collectifs

la

mins (Coramuc), nouvellement créée,

un panorama des acteurs, humains

Coordination pour l’adaptation des

de l’autre. Cette période marque une

et non humains, pris dans la contro-

loisirs motorisés à l’environnement

nette multiplication des entités enrô-

verse. Afin de rendre compte de la

(Calme), d’un côté, et le Collectif de

lées dans la controverse.

dynamique du “collectif”, nous avons

défense des loisirs verts (Codever),

Enfin, entre 2007 et 2012, on peut

choisi des dates clés pour visualiser

de l’autre : la controverse émerge sur

noter l’investissement nouveau de la

l’état global du réseau à des périodes

la place publique. Ces deux collectifs

Fédération française de motocyclisme

ayant une certaine cohérence interne.

ont pour vocation de faire du lobbying

(FFM) pour la défense et la structu-

1987 marque la naissance de collectifs

auprès du ministère chargé de l’éco-

ration des LMHR – alors qu’elle se

nationaux visant à défendre deux

logie, porteur du projet de loi, afin

centrait avant sur les activités sur

points de vue opposés, l’un en faveur

de défendre leurs intérêts respectifs.

goudron. De même, le ministère

Parallèlement, nous avons dressé

82

est à chercher dans différents textes de lois qui ne sont pas spécifiques à

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4

voient

le

jour,


ACTUALITÉ

chargé des sports s’empare du dossier et travaille avec le ministère chargé de l’écologie, notamment sur le dossier des plans départementaux des itinéraires de randonnées motorisées (PDIRM), remis à l’ordre du jour par la circulaire Olin. Finalement, on est encore dans une phase de multiplication des entités ; la controverse n’est pas close, loin de là. Nos enquêtes ont montré qu’il existait peu d’innovations sociales entre camps ; les relations semblent être bloquées sur des échanges d’arguments génériques stéréotypés, devenant pour la plupart des “intermédiaires” (au sens de Latour). Les innovations relevées concernent principalement le développement d’as-

Espace des antagonismes

sociations nouvelles au sein de chaque

selon l’échelle spatiale et le degré d’abstraction par rapport à la réalité

camp, chacun cherchant à faire valoir au mieux ses intérêts. D’un côté comme de l’autre, la vision du camp

des effets négatifs de la proximité –

(1992) – et les liens entre eux (cf.

adverse reste limitée et, à plus forte

Torre et Beuret (2012, p. 7) évoquent

illustration). D’après Callon et Rip

raison, les interactions avec celui-ci

des “proximités bloquantes”. En

(1992), les oppositions entre acteurs

sont réduites.

effet, les liens individualisés sont par-

peuvent s’exprimer selon trois

Concernant la dynamique du

fois porteurs de telles tensions, pas-

registres distincts : les controverses,

réseau, les éléments ici présentés

sionnées, que le salut serait à trouver

les conflits d’usage et les litiges. Ces

laissent apparaître que les évolutions

dans des relations nouées avec des

trois registres relèvent de trois pôles

juridiques ont joué un rôle struc-

acteurs extérieurs au territoire, moins

différents : au pôle sociopolitique

turant.

directement impliqués, notamment

sont associés les conflits, au pôle

des acteurs de la scène nationale .

scientifico-technique s’appliquent les controverses et au pôle réglemen-

Nous avions posé, en début de

(2)

recherche, l’hypothèse que la proxi-

Finalement, si l’on combine nos

mité (géographique et organisée)

différents résultats et l’interprétation

taire répondent les litiges.

pourrait avoir des effets bénéfiques

que nous en avons proposée, il est

Il apparaît que la dimension la

sur les processus d’innovation sociale,

possible de représenter un espace à

plus concrète, ancrée sur le terrain,

notamment en termes de création

deux dimensions faisant apparaître

est incarnée par les conflits d’usages

d’associations nouvelles entre défen-

les différentes dimensions des anta-

liés notamment au bruit, aux odeurs

seurs et détracteurs des LMHR. Nos

gonismes – nous empruntons les trois

et à la pollution émise par les engins

résultats ont plutôt mis en évidence,

dimensions “controverse”, “conflits

motorisés. D’après nos enquêtes, les

sur la scène du Pilat en particulier,

d’usage”, “litiges” à Callon et Rip

rencontres entre usagers sont appa-

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

83


LISA HAYE

remment

relativement

rares.

implications locales sur les lieux

NOTES

Cependant, malgré la rareté des ren-

des événements, mais sont le fait

(1) Loi sur la circulation des engins motorisés

contres, leurs occurrences, lorsqu’elles

d’acteurs de la controverse qui sou-

dans les espaces naturels du 3 janvier 1991,

mettent en présence des adhérents

haitent en faire une vitrine symbo-

dite loi Lalonde.

d’associations impliquées dans la

lique. Enfin, les textes réglementaires

connaissent ces associations, font

nationaux ont directement pour

l’objet de remontées d’informations

visée un impact sur le terrain – à

glier, que “pour enrayer la production de micro-

aux collectifs moteurs de la contro-

savoir cadrer les pratiques afin de

social conflictuel, il est nécessaire d’opérer un

préconisations de Coralie Mounet qui explique, dans le cadre de la gestion du san-

verse. Ces derniers s’emparent de ces

réduire les conflits d’usage et les

certain arrachement aux relations locales entre

informations et les intègrent à l’éla-

impacts environnementaux –, mais

les acteurs, de collectiviser un peu plus le patri-

boration de leurs argumentaires. Bien

jouent également un rôle moteur

moine ‘sanglier’. Un cadrage global permettrait

que les rencontres soient rares, la

dans la controverse. Ainsi, la cir-

de limiter ces conflits interpersonnels” (Mounet,

concentration des récits qui en sont

culaire Olin a grandement participé

2007, p. 515).

fait auprès des protagonistes de la

à la dynamisation de la controverse

controverse les rend prégnantes.

dans la deuxième moitié des années

D’ailleurs, les entités qui traversent

2000 – un recours devant le Conseil

le plus largement les conflits d’usage

d’État a d’ailleurs été déposé par

et la controverse sont le bruit et la

le Codever contre ce texte –, alors

pollution, éléments de dérangement

que le projet de loi Lalonde avait

Michel CALLON et Arie RIP, “Humains,

sur le terrain et arguments génériques

été à l’origine de la structuration

non-humains : morale d’une coexistence”,

les mieux établis. Par contre, les

de la controverse avec la naissance

dans Jacques THEYS et Bernard KALAORA

acteurs interrogés évoquent peu les

de deux collectifs nationaux.

(dir.), La terre outragée, Diderot, 1992.

arguments liés aux impacts des pratiques sur les milieux naturels.

84

(2) Un parallèle peut ici être effectué avec les

controverse ou des personnes qui

Notre thèse a ainsi permis, par

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Lisa HAYE et Jean-Pierre MOUNET,

l’utilisation d’outils de visualisation

“‘Moteur… Action !’ Quand la technique

Par ailleurs, la controverse autour

de réseaux mis au service de la théo-

motorisée s’invite sur la scène des loisirs,

des LMHR s’inscrit dans une période

rie de l’acteur réseau, de mettre en

naissent controverses et conflits”, Bulletin

de crise environnementale où

évidence la dynamique des mobi-

de la Société géographique de Liège, vol. 57,

l’homme est à la recherche de la

lisations relatives aux LMHR.

2011.

place qu’il est en droit d’occuper

D’abord, il semble que nous soyons

Bruno LATOUR, Changer de société, refaire

dans la nature. Dans cette perspec-

encore dans une phase de multipli-

de la sociologie, La Découverte, 2006.

tive, les moteurs constituent un sym-

cation des entités, le réseau se recon-

Coralie MOUNET, Les territoires de l’impré-

bole par excellence de la technique

figurant au gré des projets de textes

visible. Conflits, controverses et “vivre

humaine qui n’est pas nécessairement

réglementaires. Ensuite, nous avons

ensemble” autour de la gestion de la faune

bonne à laisser se diffuser dans tous

montré les différentes connexions

sauvage. Le cas du loup et du sanglier dans

les espaces, d’après certains acteurs.

qui pouvaient exister entre les ten-

les Alpes françaises, thèse de doctorat,

À la charnière entre controverse

sions sur le terrain et les oppositions

Université Joseph-Fourier - Grenoble I,

et conflits sur le terrain, les oppo-

relevant de la controverse nationale

2007.

sitions aux grands événements

– ces oppositions prenant racine

André TORRE et Jean-Eudes BEURET,

motorisés se situent à un degré inter-

sur le terrain mais s’en déconnectant

Proximités territoriales, Economica, 2012.

médiaire. Ils donnent lieu à des

progressivement.

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4

n


ACTUALITÉ

COMPTE RENDU DE THÈSE

TERRITOIRES EN CONSTRUCTION DE LA GÉOGRAPHIE SOCIALE À L’ACTEURRÉSEAU : UNE LECTURE DES DYNAMIQUES SPORTIVES DE NATURE DANS LES GRANDS CAUSSES OLIVIER OBIN

THÈSE DE DOCTORAT EN GÉOGRAPHIE, UNIVERSITÉ DE GRENOBLE, LABORATOIRE PACTE (UMR 5194), CERMOSEM CORNELOUP (SOUTENUE LE 26 JUIN 2013)

DIRIGÉE PAR JEAN

[obinolivier@gmail.com]

C

ette thèse s’intéresse à

permet de qualifier l’objet de la

mieux comprendre la construction

la construction des ter-

recherche sans porter de regard ou

ou la recomposition d’un territoire.

ritoires ruraux, et

de jugement a priori. Les acteurs

Afin de comprendre la genèse de

notamment à l’émergence de dyna-

situés au centre de l’analyse sont

ce questionnement, il faut la resituer

miques territorialisées. Elle porte

principalement engagés dans des

dans un parcours personnel. Avant

sur un unique territoire d’étude, les

mouvements touristiques (entreprises

le début de cette recherche, un enga-

Grands Causses, à travers l’obser-

prestataires, offices de tourisme),

gement associatif et des expériences

vation d’une filière particulière, celle

associatifs (clubs, associations spor-

en tant qu’agent de développement,

qui s’y est développée autour des

tives) ou politiques (collectivités).

consultant et éducateur sportif nous

sports de nature. Tout au long de

Un premier regard empirique montre

avaient permis d’observer les actions

ce travail, nous avons utilisé l’ex-

que les frontières entre ces différents

en cours et de participer à l’anima-

pression “dynamiques sportives de

domaines semblent poreuses. C’est

tion du territoire. Cette observation

nature” pour exprimer l’ensemble

cette porosité, ces liens entre diffé-

empirique nous avait laissé à penser

des actions engagées autour des

rentes dynamiques d’acteurs, que

que les actions des acteurs engagés

sports de nature. Cette expression

nous souhaitions explorer pour

participaient à la construction d’un

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

85


OLIVIER OBIN

86

tout, d’une dynamique territoriale,

comment des projets, des actions,

breux, plus le gâteau est gros”,

du développement d’une culture

qui ne sont pas en interaction a

“L’hiver on part en vacances

locale ou de la construction d’un

priori, participent-ils ensemble à

ensemble” expriment, par exemple,

monde commun. D’un fourmille-

l’émergence de dynamiques territo-

ces acteurs(1). Les relations entre

ment d’acteurs, une dynamique sem-

riales ?

entrepreneurs sont complexes et se

blait naître autour d’une multitude

La première partie de la thèse pro-

développent aussi lors des temps de

de sites de pratique, d’événements

pose une lecture s’inscrivant dans

loisirs. Les sujets tabous ou sources

et d’initiatives, sans pour autant qu’il

une géographie sociale, considérant

de conflits sont nombreux et diffèrent

y ait de pilote, de stratégie générale

les sports de nature comme média-

selon les personnes en présence.

ou de volonté de cohérence.

teurs du rapport entre espaces et

Malgré cela, des associations ont

Les Grands Causses sont une

sociétés (Bourdeau, 2003). Le premier

lieu, une solidarité existe sur des thé-

entité géologique, parcourue,

terrain exploré concerne l’ancrage

matiques précises. Il apparaît que le

“appropriée” et marquée par de

territorial des prestataires d’activités

modèle de management de l’entre-

nombreux lieux de pratiques spor-

sportives. L’hypothèse de départ est

prise dépend de nombreuses relations

tives de nature, par des événements

que les divers entrepreneurs du tou-

professionnelles, familiales ou ami-

ou encore par une offre abondante

risme sportif développent des rap-

cales. Elles peuvent être partenariales,

en matière de prestations touris-

ports distincts au territoire. En situant

concurrentielles ou conflictuelles ;

tiques. Les sports de nature sont

ces acteurs au regard des “micro-

elles peuvent engager d’autres entre-

aussi l’objet de politiques publiques ;

mentalités” (Bouhaouala, 2008) et en

preneurs, des acteurs du territoire

ils donnent lieu localement à diffé-

identifiant les “formes de dévelop-

ou extraterritoriaux. Ces relations

rents projets, débats et conflits. La

pement” (Corneloup et al., 2001) au

sont développées autour de lieux,

particularité de ce territoire est qu’il

sein desquelles leurs projets s’inscri-

de projets, de prestations ou de

a été simultanément inventé, décou-

vent, différentes relations au territoire

moments privilégiés. Chacune des

vert et mis en tourisme (Martel, 1925).

apparaissent. Celles-ci se distinguent

petites actions collectives engagées

Des professionnels (CRTPN et EMC,

par des ancrages familiaux (héritage,

a une répercussion sur le fonction-

2005) et des sportifs se sont appro-

propriétés familiales, relations poli-

nement de cet ensemble, participe

priés des lieux, tandis que ce territoire

tiques privilégiées…), des engage-

aux contingences développées par

conserve un caractère identitaire

ments politiques et des relations avec

l’entreprise et contribue à la trans-

pour les locaux (Bonniol, 2005).

le milieu associatif (engagement asso-

former. Ces changements peuvent

Pourtant, aucune échelle adminis-

ciatif, prestations pour ce secteur)

déplacer le discours et le position-

trative ne correspond à son péri-

différenciés. Une certaine hiérarchie

nement des entrepreneurs dans les

mètre. Le morcellement administratif

entre les divers entrepreneurs existe

échanges collectifs. Le système et les

(quatre départements, deux régions,

aussi, les uns travaillant principale-

échanges peuvent être modifiés à

un parc naturel régional, un parc

ment pour les autres. Le système

chaque accord ou à chaque conflit

national…) ne laisse pas apparaître

productif est fondé sur la coopéra-

entre différents acteurs. Les conclu-

a priori de pilotage politique clair

tion, la mutualisation et une certaine

sions formulées à ce stade sont que

ou intentionnel, notamment concer-

répartition des rôles. “Il n’y a pas

les territorialités des prestataires se

nant les pratiques sportives de nature.

réellement de concurrence”, “Nous

construisent au travers du déploie-

La problématique au centre de cette

travaillons en réseau”, “Ce ne sont

ment d’actions collectives qui, en

recherche est bien celle-là : comment

pas des concurrents, mais des par-

engageant ces acteurs, influencent

se construit le monde commun ?

tenaires et amis”, “Plus on est nom-

leurs pratiques et leurs représenta-

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4


ACTUALITÉ

tions du territoire ou modifient leur

jours provisoire des actions en cours”

Lorsque les intérêts des acteurs en

rôle et leur statut. Ces premiers résul-

(Callon, 2006). Trois terrains ont

présence convergent, une solution

tats ont incité à réorienter la

été identifiés afin d’observer ces cours

collective est définie puis mise en

recherche, le souhait étant d’observer

d’actions : (1) Production d’inno-

œuvre. Celle-ci s’appuie souvent sur

plus en détail le cours de l’action de

vations autour de la définition col-

la mise en place de nouveaux arte-

ces pratiques territoriales.

lective du format d’une manifestation

facts (un système de Navette pour

La seconde partie de la thèse s’in-

sportive (les Naturals Games) ; (2)

le canyon du Tapoul ; des conven-

téresse à la construction collective

Étude des conflits, débats et échanges

tions, un zonage environnemental

des accords. La théorie de l’acteur

autour de la gestion d’un lieu de

autour de l’escalade au cirque des

réseau (ou sociologie de la traduc-

pratique de canyoning (canyon du

Baumes ; de nouveaux sites pour la

tion) (Akrich, Callon et Latour, 2006 ;

Tapoul) ; (3) Analyse d’un lieu de

pratique événementielle). Ces “ins-

Callon, 2006 ; Latour, 2006) est mobi-

pratique (le cirque des Baumes). Les

truments” (Lascoumes et Le Galès,

lisée ; la méthode insiste sur le détail

résultats montrent que des “réseaux

2004) de l’action collective agissent

du processus d’“intéressement”

sociotechniques” se mettent en place

lorsqu’ils sont mis en œuvre ; ils

(Callon, 1986). Dans cette approche,

autour de ces situations. Ceux-ci

débordent parfois des missions qui

les non-humains sont considérés

permettent l’“enrôlement” d’acteurs

leur ont été confiées. Suivant les

comme des acteurs, au même titre

variés (collectivités, services de l’État,

situations, ils peuvent donner lieu à

que les humains. Il ne s’agit plus de

professionnels, associations…), endo-

de nouvelles traductions, lesquelles

s’intéresser au social, mais au “col-

gènes et exogènes au territoire ainsi

déplacent les intérêts des acteurs

lectif”, terme proposé par Latour

que d’outils d’action collective

engagés. Les réseaux se recomposent,

(2004) pour désigner cette “assemblée

(conventions, aménagements…).

permettant ainsi une stabilisation

d’êtres capables de parler”. Sur un

C’est le processus (traduction – pro-

des situations ou donnant lieu à une

plan géographique, on considère

blématisation – intéressement – enrô-

redéfinition des problèmes traités.

alors le territoire comme “un assem-

lements) qui est au centre de l’ana-

Dans ce dernier cas, le processus

blage d’éléments humains et non

lyse. Le rôle du “traducteur princi-

d’intéressement doit alors recom-

humains […] qui est en train, tou-

pal” est souvent disputé. Celui-ci

mencer, le conflit n’ayant pas été

jours, de se faire et de se défaire,

est chargé de proposer une formu-

résolu mais déplacé. Ces mouve-

dont les contours sont toujours sou-

lation du problème traité (la “pro-

ments locaux mettent en jeu l’identité

mis à des séries d’épreuves qui sont

blématisation”) devant permettre la

et la territorialité des acteurs engagés.

en train de le stabiliser et le désta-

convergence des intérêts de chacun

À chacune des nouvelles composi-

biliser” (November, 2010). Le terri-

(l’“intéressement”). Par exemple,

tions du réseau, correspondent un

toire est “approprié” comme un

concernant le cas du canyon du

rôle, un statut ou un programme

assemblage en perpétuel mouvement.

Tapoul, les propriétaires cherchent

d’action des acteurs engagés.

Et l’approche s’intéresse plus aux

à endosser ce rôle au détriment du

Concernant le canyon du Tapoul,

processus, aux cours d’actions et à

maire du village. Ce dernier s’est

le maire devient gestionnaire de l’ac-

une “composition progressive du

imposé grâce à son pouvoir de police,

tivité lorsqu’il met en place une

monde commun” (Latour, 2004).

en promulguant un arrêté qui lui a

navette. Au travers de la pratique

L’hypothèse “est de considérer que

permis d’affirmer son autorité. Les

événementielle, le statut du club

la société ne constitue pas un cadre

propriétaires engagent de leur côté

organisateur change. Il passe de celui

à l’intérieur duquel évoluent les

une procédure judiciaire afin de

d’une association tournée vers la

acteurs. La société est le résultat tou-

prendre cette place, sans réussite.

promotion de sa discipline sportive

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

87


OLIVIER OBIN

88

auprès des jeunes, à celui de ges-

ciatif, élus locaux), mais sont aussi

ritoriaux leur permettent de trouver

tionnaire de sites de pratique (natu-

exogènes au territoire (fédérations,

ou de construire une place et une

rels et artificiel) ou à celui de pro-

État, équipementiers partenaires).

identité. Les objets qui sont déployés

moteur de l’image et de l’attractivité

Leur engagement dépend des formes

ou instaurés participent aussi à défi-

du territoire, par exemple. La mise

de développement (Corneloup et al.,

nir la place de chacun et à développer

en œuvre de dispositifs techniques

2001) qu’ils souhaitent défendre.

de nouveaux liens et accords. La

participe aussi à la production de

Tout au long de ce travail, l’analyse

notion d’écosystème désigne à la fois

repères territoriaux. Les instruments

de ces scènes sociales dévoile com-

la dépendance aux autres, la dimen-

de l’action collective marquent le

ment les réseaux enrôlent, donnent

sion politique et le caractère terri-

territoire et les expériences vécues

du sens, sont vecteurs de représen-

torial du groupe d’acteurs.

par les acteurs au cours de la contro-

tations et développent des attache-

Cette recherche offre de nom-

verse. Ils peuvent être cités, repris

ments symboliques ou formalisés

breuses perspectives. Elle invite

et servir leurs argumentaires au cours

entre acteurs humains et non-

notamment, afin de poursuivre l’ana-

d’autres discussions. Par ailleurs, il

humains. Ils participent à redéfinir

lyse de la composition des dyna-

apparaît que les traductions sont

les identités de chacun, les rapports

miques territoriales, à s’intéresser

aussi développées par des acteurs

politiques et les programmes d’action

au rapport ontologique des individus

contradictoires. En effet, les dispo-

des acteurs. Si ces paramètres sont

à leur territoire. Ce rapport peut

sitifs techniques mis en œuvre inté-

négociés localement, ils contribuent

être abordé par la question de l’ha-

ressent des acteurs qui souhaitent

aussi à redéfinir le monde commun

biter, laquelle peut permettre de

dénoncer la nouvelle situation ou

ou à reconfigurer le collectif. Cette

comprendre les co-habitations ter-

être intégrés aux échanges. Les pro-

recherche apporte une contribution

ritoriales, enjeux de la composition

jets de nouveaux sites de pratiques

à la compréhension de ces dyna-

collective du monde commun.

autour de la manifestation sportive

miques en montrant comment les

observée enrôlent des acteurs qui

territoires se construisent. Les dif-

craignent un développement trop

férents terrains explorés mettent en

rapide des pratiques sportives de

exergue la construction simultanée

nature ou souhaitent que la pratique

et progressive d’un collectif et d’un

n

NOTE

(1) Extraits des divers entretiens réalisés

événementielle soit mieux encadrée,

territoire. Ces observations faites de

auprès de dix-huit très petites entreprises du

par exemple.

la composition progressive des ter-

tourisme sportif dans les Grands Causses

Dans les exemples de terrain

ritoires se résument dans la propo-

(sept travailleurs indépendants, dix SARL et

observés, l’action publique apparaît

sition d’écosystème d’acteurs terri-

une association).

comme plurielle. Les politiques

toriaux. La notion d’écosystème per-

publiques descendantes se croisent

met d’insister sur la dimension

avec une gouvernance locale. Cette

spatiale des relations entre acteurs

dernière est co-construite par les

humains et non humains. Bien que

acteurs engagés dans le processus

dépendant aussi d’associations natio-

de problématisation, au sein des

nales ou internationales, les acteurs

réseaux observés. Les acteurs

territoriaux se construisent sur de

humains participant à ce processus

nombreuses relations de proximité,

sont ancrés localement (prestataires

avec leurs co-habitants. Des échanges

locaux, propriétaires, milieu asso-

fréquents avec les autres acteurs ter-

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4


ACTUALITÉ

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Madeleine AKRICH, Michel CALLON et Bruno LATOUR, Sociologie de la traduction. Textes fondateurs, Presses de l’École des mines, 2006. Jean-Luc BONNIOL, L’invention d’un territoire et sa confrontation aux limites administratives. Le cas des Grands Causses. Ethnologies comparées, (8), 2005 [http://alor.univ-montp3.fr/cerce/r8/j.b.htm]. Malek BOUHAOUALA, Management de la petite entreprise des loisirs sportifs. Une approche socioéconomique, De Boeck Supérieur, 2008. Philippe BOURDEAU, Territoires du hors-quotidien Une géographie culturelle du rapport à l’ailleurs dans les sociétés urbaines contemporaines. Le cas du tourisme sportif de montagne et de nature, rapport de diplôme d’HDR, Université Joseph-Fourier Grenoble 1, Institut de géographie alpine, Pacte-Cermosem, 2003. Michel CALLON, “Éléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc”, L’Année sociologique, n° 36, 1986. Michel CALLON, “Sociologie de l’acteur réseau”, dans Madeleine AKRICH, Michel CALLON et Bruno LATOUR, Sociologie de la traduction. Textes fondateurs, Presses de l’École des mines, 2006. Jean CORNELOUP, Malek BOUHAOUALA, Cécile VACHÉE et Bastien SOULÉ, “Formes de développement et positionnement touristique des espaces sportifs de nature”, Loisir et société, n° 24, 2001. CRTPN et EMC, Millau site pilote national pour un développement durable par les sports de nature, Centre de ressources tourisme pleine nature, 2005. Pierre LASCOUMES et Patrick LE GALÈS, Gouverner par les instruments, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 2004. Bruno LATOUR, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, La Découverte, 2004. Bruno LATOUR, Changer de société, refaire de la sociologie, La Découverte, 2006. Édouard-Alfred MARTEL, Millau, capitale des Causses. Cañons et cavernes, itinéraire descriptif et rationnel du pays des gorges du Tarn, Lozère, Aveyron, Gard, Hérault, Impr. de Artières et J. Maury,1925. Valérie NOVEMBER, “Les territoires, acteurs du changement ? Quelle place pour les sciences de l’action dans l’ère territoriale ?”, communication présentée à TTT2 (Territoires, territorialité, territorialisation), Institut de géographie alpine, 2010.

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

89


CLAIRE TOLLIS

COMPTE RENDU DE THÈSE

BIEN GÉRER LES “ESPACES DE NATURE”, UNE ÉTHIQUE DU FAIRE AVEC PROPOSITIONS POUR UNE GÉOGRAPHIE DES ASSOCIATIONS HÉTÉROGÈNES CLAIRE TOLLIS

THÈSE DE DOCTORAT EN GÉOGRAPHIE, UNIVERSITÉ DE GRENOBLE, LABORATOIRE PACTE-TERRITOIRE DIRIGÉE PAR PHILIPPE BOURDEAU ET ROMAIN LAJARGE (SOUTENUE LE 10 DÉCEMBRE 2012) [clairetollis@gmail.com]

C

90

ette thèse propose

produits phytosanitaires dans les

La première partie de ce travail

d’analyser la gestion de

parcs et jardins de la ville de Grenoble,

est très théorique : nous nous atta-

quatre “espaces de

le nettoyage des décharges sauvages

chons à construire et détailler le

nature”, dans un contexte où les

dans le parc naturel régional de la

cadre d’une réflexion qui mêle des

acteurs ont à “écologiser” leurs pra-

Chartreuse par un “collectif citoyen”,

notions de philosophie (l’éthique,

tiques, c’est-à-dire à prendre en

l’aménagement ou plutôt le ména-

notamment, mais aussi la nature),

compte un nombre croissant d’êtres,

gement du site du pont d’Espagne,

de sociologie (l’individu et le collectif

de choses et de phénomènes. Comme

porte d’entrée du parc national des

sont intrinsèquement mêlés) et de

pour signifier que quelque chose était

Pyrénées, et l’instauration de quotas

géographie (quels sont les espaces

en train de changer dans leur manière

à l’entrée de la Mount Jefferson

de la “nature”, n’est-elle pas par-

de prendre soin de ces espaces dédiés

Wilderness (espace de “nature sau-

tout ?). L’éthique est présentée

à la “nature”, les gestionnaires qua-

vage” du mont Jefferson), en Oregon.

comme un objet géographique, à

lifiaient leurs actions de “respon-

Il s’agissait de saisir ces projets comme

condition de la saisir dans sa forme

sable”, d’“éthique”, de “durable” ;

autant de façons modestes de (bien)

actée, le “bien faire”. Ainsi appré-

ils mettaient en avant ce que nous

répondre à des impératifs plus larges :

hendée, elle se donne à voir comme

avons appelé des pratiques “éthique-

protéger la nature, respecter l’envi-

un processus dans lequel l’espace

tées”. Quatre initiatives en particulier

ronnement et accueillir convenable-

joue à plein : les espaces publics

ont été suivies dans la thèse : la sup-

ment des publics toujours plus nom-

consacrés à la “nature” peuvent être

pression progressive de l’usage des

breux et exigeants.

mobilisateurs et révélateurs du soin

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4


ACTUALITÉ

qu’on leur porte. À la fin de cette

cheurs, étudiants et acteurs qui lie-

revanche, dans les trois autres cas

partie, le parti est pris de ne pas

raient notre thèse puissent se nourrir

étudiés, les gestionnaires font autre-

juger de la moralité des pratiques

de ces discours pour, éventuellement,

ment. Ils tissent de nouvelles rela-

de gestion, mais plutôt de tenter de

se forger leur propre avis. Ainsi,

tions avec le public, mais aussi avec une multiplicité de choses.

comprendre pourquoi les acteurs

pour chacune des quatre initiatives

évaluent leurs pratiques comme

de gestion “décortiquées”, il est pos-

De nouveaux publics sont associés

“éthiques” et comment ils procèdent

sible d’entrer en partie dans le

à la gestion des “espaces de nature”.

dans leurs activités.

monde qui l’a fait naître et se dérou-

Sur ces terrains, les gestionnaires

ler. On cerne mieux ce qui compte

expérimentent (ils font différem-

tion” des espaces naturels du point

pour les acteurs, et ainsi il est pos-

ment, à tâtons, ils négocient ce qu’est

de vue des acteurs qui en ont la

sible de comprendre de quel(s)

et ce que devrait être un “espace de

charge ? Pour répondre à cette ques-

point(s) de vue ce qu’ils font est

nature”). Les parcs et jardins ne

tion, nous avons suivi les acteurs

“bien”. La dernière partie de la thèse

sont plus des faits (politiques, scien-

sur le terrain (32 journées d’obser-

puise dans le matériau de la seconde

tifiques, éthiques) indiscutables. On

Que représente une “bonne ges-

vation directe ou participante) et

pour croiser les données et faire

compte sur ces nouveaux publics

procédé à des entretiens semi-direc-

émerger des outils conceptuels à

pour participer à la gestion (prise

tifs (76 interviews d’une heure et

même de cerner les difficultés, les

de décision mais aussi actions

douze minutes, en moyenne). Pour

solutions mais surtout les détours

concrètes comme le ramassage des

compléter, nous avons analysé des

pris par les gestionnaires pour rem-

déchets, par exemple). Certaines

documents d’archives (lettres de

plir leur mission.

personnes viennent aussi rappeler

plainte, comptes rendus de réunion,

Un terrain se détache clairement

(en apostrophant les gestionnaires

plans d’aménagement, communi-

des trois autres, celui du pont

sur le terrain, en écrivant des lettres

cation interne et externe) et sommes

d’Espagne (parc national des

ou des pétitions) que bien traiter la

allée à la rencontre de différents

Pyrénées) où les acteurs chargés du

“nature” ou l’“environnement” ne

publics de visiteurs à l’aide de mini-

projet d’aménagement “éthiquet-

peut se faire au détriment du bien-

questionnaires (187).

tent” leur réalisation tout en conti-

être et du bon accueil des visiteurs

nuant à faire comme d’habitude

(dans la Mount Jefferson Wilderness)

foisonnement de données permis

(business as usual). Les entités “natu-

ou l’esthétique (dans les parcs et

par ce travail approfondi d’enquête.

relles” leur posent des contraintes

jardins de Grenoble). Ces manifes-

Nous avons souhaité valoriser le

Pour cette raison, la deuxième partie

qui ne sont considérées que dans

tations spontanées du public ne sont

de notre thèse est méticuleusement

leur aspect technique. Il ne s’agit

pas vues comme des contraintes par

descriptive, ce qui la rend également

pas de dire qu’ils ont “mal fait” ou

les responsables : ils les considèrent

très longue (350 pages). Chaque

“mal géré” (les résultats du mini-

comme des indicateurs de la

terrain est traité comme une unité

questionnaire montrent que l’amé-

“bonne” gestion qu’ils visent.

de sens. De nombreux extraits de

nagement est un succès du point de

Dans cette dynamique, le moteur

matériau brut sont proposés. Le dis-

vue des touristes), mais les gestion-

de ces mobilisations citoyennes n’est

cours des gestionnaires occupe près

naires ne se servent pas de cette opé-

pas l’attachement à un espace en

d’un tiers de la surface noircie, ce

ration comme d’une occasion de

particulier mais un attachement à

qui est apparu légitime mais n’est

changer de relations avec les tou-

agir, à agir ensemble. Les gestion-

pas répandu dans les travaux doc-

ristes, les riverains, ou même avec

naires comptent aussi – et nous ne

toraux. Nous voulions que les cher-

l’espace dont ils ont la charge. En

nous y attendions pas – sur certains

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

91


CLAIRE TOLLIS

êtres qui ne sont pas humains (les

tants du quatrième étage d’avoir de

pont d’Espagne, où il semble avoir

insectes auxiliaires enrôlés pour lut-

la lumière… Mais ils ne statuent

été décidé une fois pour toutes). Les

ter contre les ravageurs des plantes

pas une fois pour toutes. C’est dans

“espaces de nature” étudiés sont

sont l’exemple le plus parlant de ce

la réitération des choix que les ges-

mis en réseaux avec une multiplicité

changement), ainsi que sur des objets

tionnaires opèrent, qu’ils parvien-

d’autres espaces ou de lieux, ce qui

divers (des panneaux, un site inter-

nent à “bien faire”. Ils prennent

correspond aux espaces de distri-

net, des instruments de mesure, des

acte des demandes auxquelles ils

bution du pouvoir (de la responsa-

banderoles). La responsabilité du

n’ont pas répondu, espérant pouvoir

bilité) concernant le devenir de ces

devenir de ces trois espaces (sur

les satisfaire au prochain coup. La

espaces (des scènes de négociation,

quatre) est ainsi partagée. Elle n’est

précarité, les incertitudes liées à leurs

d’inquiétude, à l’instar des commis-

plus réservée aux gestionnaires, une

choix et à leurs actions sont consi-

sions régionales ou étatiques). En

partie de cette responsabilité est

dérés comme positives. Ils ne sont

partant de tout petits objets d’en-

allouée à d’autres acteurs, à d’autres

jamais sûrs d’avoir “bien fait”, c’est

quête, on peut voir que les initiatives

entités. Des associations hétérogènes

ce qui donne une dimension pro-

observées dessinent a posteriori une

se dessinent.

92

prement éthique à leur façon de

étendue bien plus grande, étendue

D’un point de vue moral, les ter-

prendre en compte un nombre accru

qui correspond aux entités mobili-

rains mettent au jour une multiplicité

de personnes et de choses. L’éthique

sées dans l’action.

de demandes auxquelles les gestion-

qu’ils composent, nous l’avons appe-

L’éthique qui était recherchée à

naires sont sommés de répondre.

lée “éthique du faire avec” pour

travers cette enquête ne se manifeste

Les acteurs font état de certaines

rendre compte de la façon dont les

que sous forme de fragments d’ac-

concurrences morales (qui sont aussi

gestionnaires arbitrent entre une

tions responsables, à des échelles

spatiales) à propos de ce que les

pluralité d’intérêts, de représenta-

plurielles. Ils vont de l’immédiat et

“espaces de nature” devraient être.

tions, de demandes. Ils doivent faire.

du local (des gestes de soin apportés

Ils doivent agir et donc choisir !

Ils répondent par une éthique inclu-

à certains individus), au lointain,

Surtout, ils ont à rendre leurs choix

sive. Ils font avec.

distant dans le temps et dans l’espace

acceptables. La figure du compromis

Sur les quatre espaces observés,

(des décisions prises par certains

semble la plus à même d’éclairer le

les “espaces de nature” cessent d’être

responsables qui se soucient d’un

travail d’arbitrage auquel s’adonnent

l’échelle pertinente de réflexion et

problème ou d’un espace en parti-

les gestionnaires (dans le cas du

d’action, mais ils se maintiennent :

culier et qui allouent, par exemple,

pont d’Espagne, on parlera davan-

certains discours les font exister ;

un budget pour que les gestionnaires

tage d’arrangements feutrés). Dans

les publics sont rassurés par le fait

puissent s’en occuper). Il semble

le compromis, des concessions

que de tels espaces existent, d’autant

que ces fragments d’action (et leurs

morales sont consenties, des dettes

qu’on leur fait croire que la gestion

échelles) ne soient pas isolés : ils

morales sont contractées. Les ges-

répond à une logique de “maîtrise”,

sont connectés, réticulés, grâce au

tionnaires reconnaissent qu’ils ne

alors que les gestionnaires expéri-

rôle que jouent les objets (ils gardent

peuvent répondre à tous : ils ne peu-

mentent. De nouvelles formes se

des traces, pérennisent les décisions

vent pas garantir la solitude à cer-

dessinent néanmoins. Un zonage

et les actions, les délocalisent).

tains sans freiner les activités des

interne plus ou moins décidé, plus

En conclusion, ces différents résul-

autres. Ils ne peuvent pas garantir

ou moins précaire peut être observé

tats nous amènent à suivre, relayer

de l’ombre aux habitants du sep-

sur les quatre terrains : il pourra

et enrichir les propositions du géo-

tième étage en permettant aux habi-

être renégocié (sauf dans le cas du

graphe britannique Jonathan

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4


ACTUALITÉ

Murdoch. En 1997, il a construit,

Ces entités qui ne sont pas humaines

humains ont des rôles. Les pratiques

à partir des apports de Bruno Latour

existent à nos côtés et nous connec-

de gestion sont à la fois cadrées (par

et Michel Callon, les bases d’une

tent dans le temps et dans l’espace.

des configurations distantes et glo-

nouvelle géographie. Il part du

Sans ce type de ressources, les

bales, et donc des espaces “macro”)

constat selon lequel la discipline

acteurs ne pourraient jamais espérer

et inscrites dans des lieux précis

géographique est “travaillée” par

agir sur autrui. C’est ce que montre

(localisées). Les liens entre ces dif-

des dualismes qui sont préjudiciables

l’observation du travail des gestion-

férentes échelles sont tissés, portés

à l’analyse des phénomènes socio-

naires : sans les comptes rendus de

et maintenus grâce au rôle que

spatiaux. Ces dualismes sont liés

réunion, les banderoles, les ordina-

jouent les objets. La gestion des

au découpage moderne, récurrent

teurs, les insectes auxiliaires, les

“espaces de nature” est soutenue

en géographie, de catégories comme

fiches de suivi, les panneaux d’in-

par une pluralité de relations. De

la nature/la culture, le sujet/l’objet,

formation… les acteurs ne pour-

ce point de vue, l’action n’est pas

le micro/le macro, l’individu/le col-

raient pas gérer les “espaces de

le propre des acteurs mais des asso-

lectif. Pour Murdoch, comme pour

nature”. Ainsi, il n’y a pas une

ciations et la responsabilité de l’ac-

Latour et Callon, il n’y a pas, d’un

société qui contrôlerait les “espaces

tion est distribuée le long d’une

côté, la société et, de l’autre, le

de nature”, mais des associations

chaîne d’humains et de non-

monde biophysique ou les objets.

dans lesquels humains et non-

humains.

n

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Michel CALLON, “Éléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc”, L’Année sociologique, n° 36, 1986. Bruno LATOUR, “The power of associations”, dans John LAW (dir.), Power, Action and Belief. A New Sociology of Knowledge?, Sociological Review Monograph, Keele, 1986. Bruno LATOUR, “Moderniser ou écologiser ? À la recherche de la Septième Cité”, Écologie politique, n° 13, 1995. Jonathan MURDOCH, “Towards a geography of heterogeneous associations”, Progress in Human Geography, vol. 21, n° 3, 1997.

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

93


LECTURES CRITIQUES

FIN (?) ET CONFINS DU TOURISME INTERROGER LE STATUT ET LES PRATIQUES DE LA RÉCRÉATION CONTEMPORAINE HUGUES FRANÇOIS, PHILIPPE BOURDEAU ET LILIANE PERRIN-BENSAHEL (DIR.) L’Harmattan, 2013

94

Inspiré des ini-

tement des pratiques touristiques.

jouent sur l’imaginaire des vacances

tiatives scienti-

Car le tourisme se métamorphose et

et, par voie de fait, sur les pratiques

fiques anglo-

engendre de nouvelles spatialités, de

et territorialités récréatives. Aussi,

saxonnes aux-

nouvelles sociabilités et temporalités.

les touristes contemporains, en proie

quelles renvoie

C’est pourquoi l’auteur défend l’idée

à une véritable crise identitaire, se

le choix du titre,

que les formes du tourisme contem-

cherchent une nouvelle légitimité en

cet ouvrage est le fruit d’une partie

porain traduisent non seulement une

justifiant le motif de leurs pratiques

des réflexions menées dans le cadre

fin de l’utopie et de l’uchronie – enten-

récréatives ou en privilégiant des

d’un colloque organisé, dans une

dues comme fondements idéologiques

formes de récréation de proximité.

dynamique interdisciplinaire, par le

de l’activité touristique –, c’est-à-dire

L’auteur souligne combien ces crises,

Creppem, Edytem, Irege, Irstea, Pacte-

comme des moyens de rompre avec

propres au fait touristique, recom-

Territoires, Sens et SET à la MSH

les rôles sociaux et les contraintes

posent les relations “Ici-Ailleurs” en

de Grenoble, les 26 et 27 mai 2009.

temporelles imposés par la quoti-

“intégrant des pratiques, des repré-

Les travaux interrogent les recom-

dienneté, mais, plus encore, qu’elles

sentations et des valeurs inédites ou

positions en cours du tourisme, à

recomposent les relations entre “Ici-

renouvelées” (p. 25). Elles se tradui-

l’aune des évolutions de la demande

Ailleurs” (p. 19). Il mobilise alors la

sent par l’essor des pratiques urbaines,

sociale et culturelle en matière de

sémantique d’un après-tourisme pour

la “touristification” des lieux ordi-

pratiques récréatives contemporaines.

caractériser ses dynamiques. Philippe

naires, le renouveau des pratiques

L’hypothèse centrale s’articule autour

Bourdeau souligne combien les nou-

de proximité, le développement des

du fait que les formes du tourisme

velles dynamiques à l’œuvre – exa-

migrations d’agrément, le recentrage

actuel reconfigurent les dynamiques

cerbation des conflits sociaux dans

sur le domicile des pratiques récréa-

sociospatiales et les territorialités tant

le secteur touristique, remise en ques-

tives et le développement des usages

des habitants ou des autochtones que

tion de la mobilité comme facteur

non touristiques des équipements et

des touristes eux-mêmes.

de caractérisation d’une démarche

espaces touristiques. Ainsi s’orchestre

Dès l’introduction, Philippe Bourdeau

touristique, développement de formes

une dialectique entre une altération

précise qu’il s’agit d’appréhender le

d’un anti-tourisme et immersion des

de l’altérité idéalisée par le prisme

fait touristique dans ses mutations,

enjeux géopolitiques au cœur de des-

médiatique de l’ailleurs, au bénéfice

ses transformations, mais aussi dans

tinations identifiées comme touris-

d’un réenchantement de l’ici. Cette

ses permanences et ses résistances à

tiques – marquent la fin de l’acception

dialectique est le moteur d’un foi-

l’innovation, au risque de “radicaliser

consensuelle, formulée par les scien-

sonnement de pratiques récréatives

le point de vue” (p. 18). Cette pré-

tifiques, quant à ce que recouvre le

et de productions de “néoterritoria-

caution prise, il présente la nécessité

tourisme. Il émet l’hypothèse que le

lités” qui mobilisent l’expérimental ;

de prendre en considération les para-

fait touristique est confronté à de

les dynamiques contre-culturelles,

doxes induits par les formes d’émiet-

multiples crises dont les conséquences

alternatives ou transgressives, sanc-

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4


ACTUALITÉ

tionnent des postures où les normes

tion sociospatiale dont le tourisme

tiques récréatives nouvelles”, Anne

et codes géoculturels sont renégo-

était jusqu’ici porteur ;

Gaugue présente les pratiques socio-

– soit de la lecture des expériences

géographiques des plaisanciers au

sensorielles et émotionnelles dont les

long cours en mettant en exergue le

évoque l’émergence d’un après-tou-

touristes de la postmodernité seraient

fait que la plaisance “peut être un

risme. Il s’agit alors d’enrichir le débat

avides dans le cadre de leurs pratiques

mode de vie à partir du moment où

relatif à la notion de post-tourisme

sociospatiales récréatives;

des ruptures sont aménagées, ruptures

défini comme “un processus de tran-

– soit de l’étude de la dimension

entre le quotidien et le hors-quotidien,

sition et de reconversion résidentielle

transmoderne des pratiques touris-

rupture entre l’altérité et le familier”

ciés. C’est pourquoi Philippe Bourdeau

des stations et régions touristiques”

tiques, c’est-à-dire de la prise en

(p. 82). Luc Vacher analyse comment,

(sens littéral) et comme “un tourisme

compte de l’hybridation de la recréa-

au regard de leurs temporalités et

postmoderne, renouvelé par des phé-

tion présentée comme manifestation

des rapports aux lieux qu’elles intro-

nomènes de réinventions et d’hybri-

d’un après-tourisme.

duisent, les itinérances des retraités

dations récréatives et géotouristiques

La première partie est intitulée “Le

australiens appellent à s’interroger

qui font la part belle à l’hétérogénéité

tourisme et après ?”. Alain Girard y

sur ce que recouvrent les contours

des nouveaux lieux mis en tourisme

discute la notion de post-tourisme

du tourisme. Souscrivant à l’idée que

et des nouveaux regards, pratiques

qui renvoie à “une dynamique de

ces pratiques récréatives renvoient à

et liens qui s’y déploient, notamment

décloisonnement entre habiter et visi-

un habitat polytopique, l’auteur invite

des jeux acceptés avec l’inauthentique,

ter le monde” (p. 51). Hécate

à “réfléchir à la complexité du rap-

le spectacle, le superficiel, le kitch ou

Vergopoulos présente les représen-

port au temps dans le tourisme”

l’éphémère” (sens élargi) (p. 30-31).

tations sociogéographiques véhiculées

(p. 93). Bernard Schéou évoque la

En effet, l’auteur souligne que “ces

dans les guides consacrés à Paris en

revitalisation des pratiques d’hospi-

deux formes du tourisme sont certes

analysant dans quelles mesures celles-

talité, qui se caractérise par “la décou-

accessibles à l’observation et à l’ap-

ci peuvent recomposer les usages de

verte d’un quotidien habité” (p. 108)

proche empirique… mais n’épuisent

leur territoire du quotidien par les

appréhendée comme support d’une

pas le sujet des mutations et transi-

Parisiens qui, affranchis des dogmes

expérience touristique rendue possible

tions de la relation Ici-Ailleurs dans

de la mobilité, accèdent au statut de

à partir de l’émergence de réseaux

le cadre de nouveaux paradigmes

touristes chez eux. Gwendal Simon

sociaux consacrés à l’hébergement

récréatifs” (p. 31). Dans ce contexte,

évoque la redéfinition du référentiel

collaboratif. Quant à Didier Theiller,

le caractère hétérogène des dyna-

des politiques publiques en faveur

il analyse les formes d’habitat pré-

miques propres au tourisme actuel

du tourisme à Paris. Articulée sur

caires relatives aux activités touris-

peut être appréhendé :

une recomposition des formes d’al-

tiques en évoquant les enjeux de l’accessibilité aux lieux.

– soit à partir de l’analyse des stra-

térité bâtie sur la découverte d’une

tégies de planification urbaine des

“authenticité parisienne” et d’une

La troisième partie s’articule autour

stations touristiques entendues

hybridation des fonctionnalités des

des enjeux relatifs à “de nouveaux

comme éléments caractéristiques de

lieux, dont l’opération Paris-Plages

horizons aux confins du monde”.

la modernité ;

est la plus emblématique, cette stra-

David Goeury propose un article

– soit de l’examen de la surenchère

tégie communicationnelle sanction-

consacré aux pratiques touristiques

promotionnelle, conceptualisée dans

nerait l’avènement d’un post-tourisme

des élites qui, par l’ascèse inhérente

une perspective hypermoderne afin

à Paris.

de renforcer les processus de distinc-

Dans la seconde partie, “Des pra-

à l’effort physique ou au dévouement humanitaire, cherchent à réaffirmer

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

95


LECTURES CRITIQUES

96

le processus de distinction sociale

duction culturelle de la société, à tra-

étudie le cas du jaïloo tourisme au

garanti par le choix de destinations

vers la récréation dialogique d’une

Kirghizstan comme moteur de refor-

enclavées, qualifiées par l’auteur

identité et par là sa réaffirmation”

mulations identitaires. Elle met en

“d’hétérotopiques”, c’est-à-dire

(p. 155). Julien Gardaix présente les

évidence le fait que la mise en tou-

comme “des espaces miroirs de la

nouvelles pratiques touristiques à

risme de la figure du nomade kirghize

société de consommation où peuvent

l’heure de la mondialisation. Il s’at-

permet aux habitants de renouer avec

se mettre en scène des touristes néo-

tache, plus particulièrement, à la

la culture et les traditions nomades,

aventuriers” (p. 127). Mahalia

question de la mise en scène icono-

de “renégocier leur identité dans le

Lassibille étudie le tourisme culturel

graphique des destinations touris-

contexte post-soviétique multieth-

chez les Peuls Wodabee au Niger, en

tiques, rendue possible par la déma-

nique” et de caractériser “une lutte

démontrant que les acteurs touris-

térialisation de l’information, en affir-

des Kirghizes pour leur indépen-

tiques, représentés à la fois par les

mant que “le pouvoir de l’image est

dance” (p. 202). Gisèle Dalama ana-

autochtones et les touristes, cherchent

une étape dans la récréation mais

lyse la restructuration de l’espace

“à dépasser l’appréhension du tou-

[que] son impact est limité face à

insulaire réunionnais à partir “d’un

risme culturel comme une catégorie

l’expérimentation” (p. 171). Dans

paradoxe où le vide territorial décrété

homogène pour l’envisager comme

ce contexte, l’auteur évoque le fait

pour une île déserte tropicale a été

un ensemble de processus interac-

qu’il y a “des constructions d’espaces

à l’origine de la mise en place de

tionnels à décliner dans le temps”

autour d’archétypes spatiaux à ancrer

confins qui aujourd’hui se perçoivent

(p. 142). Dans ce contexte, les pra-

dans les mentalités” (p. 168).

comme des territoires touristiques

tiques culturelles locales s’imbriquent

Quant à la quatrième partie, elle

[et qui s’articulent] en réseaux de

avec les demandes sociales formalisées

s’intitule “Quels enjeux d’acteurs et

lieux” (p. 205). Elle évoque le fait

par les touristes et par les autorités

de territoires”. Isabelle Sacareau, Luc

que le vide est un paramètre consti-

politiques nationales qui, dans le

Vacher et Didier Vye s’interrogent

tutif des confins. Or, cette construc-

cadre d’une mise en scène, les ins-

sur la place qu’il convient de réserver

tion d’espaces situés aux confins du

trumentalisent, au risque de les faire

à l’analyse des résidences secondaires

monde confère également à l’île de

basculer dans le folklore. Céline

dans les études consacrées au tou-

La Réunion son motif d’attractivité.

Travesi analyse les contours du tou-

risme. En analysant les usages des

L’auteur montre comment l’île est

risme aborigène Bardi Jawi, en

résidences secondaires par les

réhabilitée par le tourisme qui, à tra-

Australie occidentale. Elle met en

Britanniques implantés en Poitou-

vers la mobilisation de l’idée de

exergue les choix des autochtones

Charentes, les auteurs statuent sur

confins comme vecteur de différen-

dans l’arbitrage des stratégies de mise

le fait qu’ils se situent bien aux confins

ciation, autorise des processus de

en tourisme socioculturel et territorial.

du tourisme. Cela dit, ils insistent,

reterritorialisation fondés sur la valorisation patrimoniale.

Elle interroge “le moment de l’inter-

malgré tout, sur la nécessité d’analyser

action touristique en postulant l’exis-

les vertus de la résidence secondaire,

Malgré les propositions formulées

tence d’une redéfinition interculturelle

dans la mesure où elle autorise une

par Philippe Bourdeau, les contribu-

de l’altérité et de l’identité au sein de

requalification des espaces touris-

tions s’éloignent quelque peu de la

cette interaction” (p. 157). Forte de

tiques d’un point de vue tant de leur

grille de lecture proposée vis-à-vis de

cette hypothèse, elle évoque l’idée

fonctionnalité que de leurs usages

l’analyse de la fin et des confins du

que le “tourisme n’artificialise pas

sociaux, de leur attractivité ou de

tourisme, entendues éléments propices

la culture bardi jawi, mais contribue

leurs impacts sur les représentations

à discuter l’avènement d’un après-

à la fois au changement et à la repro-

collectives. Johanne Pabion Mouriès

tourisme. En effet, même si les auteurs

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4


ACTUALITÉ

s’efforcent d’interroger les dyna-

ontologique ou sensible… Sans doute

que les indicateurs économiques

miques socioculturelles et les néoter-

s’ouvrent là des perspectives de

témoignent de la vitalité de certaines

ritorialités qui caractérisent le tou-

recherche qui, plus que de statuer

formes du tourisme moderne, incar-

risme actuel, l’ouvrage se compose

sur ce qui les caractérise, pourraient

nées par des stations parfois décrétées

de quatre parties qui ne segmentent

identifier ce que la fin et les confins

obsolètes. Dès lors, ne conviendrait-

peut-être pas suffisamment l’analyse

du tourisme dévoilent en termes de

il pas de poursuivre le débat épisté-

autour de l’entrée paradigmatique

productions sociospatiales hybrides

mique relatif à la césure sémantique

propre à la modernité, à l’hypermo-

et récréatives présentées comme les

et conceptuelle entre, d’une part, la

dernité, à la postmodernité ou à la

marqueurs d’un après-tourisme.

notion de post-tourisme, pensée

transmodernité. En effet, il semblerait

Le texte conclusif de Christophe

comme manifestation d’une crise du

que les auteurs s’interrogent davan-

Gauchon, relatif aux bilans et pers-

tourisme dont l’acception ne souf-

tage sur les éléments qui permettraient

pectives critiques, rappelle combien

frirait d’aucune controverse, et d’autre

de statuer sur une manifestation

l’hybridation des temps, des pratiques

part, celle de la récréation qui ren-

socioculturelle et territoriale d’une

et des espaces constitue le ressort des

verrait à des pratiques sociospatiales

fin du tourisme (appréhendé dans

mutations du tourisme. Néanmoins,

et des territorialités qui sanctionne-

son acception consensuelle afin de

qu’indiquent ces formes d’hybrida-

raient un après-tourisme ? Les pra-

caractériser l’idée d’un post-tourisme)

tions des pratiques récréatives sur le

tiques récréatives contemporaines ne

plus que sur celle d’un après-tourisme.

rapport au monde, c’est-à-dire sur

seraient-elles pas l’expression d’une

Quant à l’idée de confins, elle est

l’habitabilité des lieux présentée, non

revitalisation des utopies et tempo-

probablement trop souvent abordée

pas comme mode d’expression d’un

ralités portées au XVIIIe siècle par les

à partir de l’analyse d’horizons tou-

habitat polytopique auquel renver-

élites anglo-saxonnes qui, sans for-

ristiques qui renvoient au lointain.

raient les seules mobilités géogra-

maliser de motif touristique autre

Le terme de confins du tourisme

phiques, mais bien comme l’oppor-

que celui de combattre l’oisiveté et

aurait peut-être mérité d’être appré-

tunité d’une “recosmisation de l’exis-

de prévenir le spleen, partaient à la

hendé également comme une forme

tence” (Berque, 2008) ? Autrement

conquête d’horizons sociospatiaux

de réenchantement de l’ici, rendu

dit, la question du rapport à l’altérité

et territoriaux en espérant qu’ils soient

efficient par l’intermédiaire des pra-

établi dans le cadre des pratiques

surtout supports à l’exploration de

tiques récréatives innovantes, trans-

récréatives actuelles ne pourrait-elle

leur être au monde ?

gressives, sensibles, hors normes,

pas être appréhendée à l’aune de la

dont certaines sont réalisées dans un

complexification des manières dont

LUDOVIC FALAIX

cadre sociogéographique quotidien.

les individus vivent, révèlent, s’im-

UNIVERSITÉ DE CLERMONT-FERRAND

Les travaux auraient pu traiter des

prègnent du “génie des lieux” (Pitte,

enjeux que recouvrent les statuts et

2010) et donc habitent les espaces

les pratiques de la récréation contem-

afin d’y élaborer leurs territorialisa-

poraine, annoncés en titre, en termes,

tions ?

non pas de finitude du tourisme mais

Enfin, alerté lors du colloque par

de finalité, c’est-à-dire d’intention-

Isabelle Frochot, Emmanuelle

n

Références bibliographiques Augustin BERQUE, “Trouver place humaine dans le cos-

nalités, d’objectifs, de postures, de

George-Marcelpoil et Vincent Vlès,

mos”, Echogéo [En ligne], vol. 5, 2008

demandes, d’attentes…, d’un point

Christophe Gauchon souligne la

[http://echogeo.revues.org/3093].

de vue tant social que culturel, poli-

nécessité de ne pas s’arrêter à ce qui

Jean-Robert PITTE, Le génie des lieux. Pour la géogra-

tique, géographique, existentiel, voire

caractérise la fin du tourisme, d’autant

phie, 2010, CNRS éditions, 2010.

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

97


LECTURES CRITIQUES

POUR UNE SOCIOLOGIE DE L’ENVIRONNEMENT BERNARD KALAORA ET CHLOÉ VLASSOPOULOS Champ Vallon, 2013

Pour une socio-

proche républicaine, centraliste et

anglo-saxons (Emerson, Thoreau,

logie de l’envi-

analytique lorsqu’il s’agit de conce-

Marsh…), figures emblématiques

ronnement, de

voir et de programmer les politiques

du courant transcendental, a été très

Bernard Kalaora

publiques environnementales.

faible en France, marquant une dif-

et Chloé Vlasso-

férence forte et une spécificité dans

poulos peut se

tance française avec le paradigme

la déclinaison des cadres cognitifs

saisir comme un plaidoyer pour invi-

et la pensée environnementales, les

d’analyse des pratiques sociales.

ter la recherche française en sciences

auteurs nous proposent un long che-

Concernant l’histoire de la pensée

sociales et les institutions publiques

minement dans l’univers des sciences

sociologique, la place prépondérante

à prendre au sérieux la sociologie de

sociales et humaines, ainsi que dans

occupée par une sociologie déter-

l’environnement. Pour les auteurs, la

les rouages de l’institution française.

ministe et structuraliste explique

question de l’environnement est deve-

Ces deux entrées servent de cadre à

aussi cette distance au paradigme

nue centrale pour penser les enjeux et

l’architecture de l’ouvrage.

environnemental. Durkheim, puis

résoudre les problèmes contempo-

La première partie décortique la

Bourdieu seraient les représentants

rains ; elle nécessite toutefois, pour

sociologie de l’objet d’étude environ-

les plus illustres de cette lecture des

se l’approprier, de modifier radica-

nemental, tel que celui-ci a été appro-

faits sociaux par la prédominance

lement les pratiques institutionnelle

prié par la recherche française, du

accordée au social. Les auteurs

et scientifique, telles que construites

XIX

siècle jusqu’à aujourd’hui. La

démontrent avec finesse la pertinence

et développées en France depuis la

perspective scientifique consiste à

de leur propos par l’analyse de l’his-

siècle. Pour convaincre

montrer l’absence de la pensée envi-

toire du champ de la recherche envi-

fin du

98

Pour rendre compte de cette dis-

e

XIX

e

de cette nécessité et argumenter cette

ronnementale sur la scène française

ronnementale. Une des richesses de

prise de position, les auteurs nous

par comparaison avec son ancrage

cet ouvrage est de présenter la

invitent à relire, au regard de la ques-

fort dans d’autres pays tels que

fabrique de cette recherche française,

tion environnementale, l’histoire de

l’Angleterre, l’Allemagne et les États-

ancrée dans des cadres cognitifs aca-

la pensée scientifique et des pratiques

Unis. Cette situation s’explique par

démiques qui ne lui permettent pas

institutionnelles et politiques fran-

la fabrique d’une dominante épis-

de constituer un champ autonome,

çaises. La France serait l’un des pays

témologique, philosophique et théo-

légitime et scientifique autour de

les plus rétifs à la pensée et à l’action

rique au sein de la sociologie fran-

l’objet environnemental. La critique

environnementales : d’une part, par

çaise. La France serait le berceau

porte aussi bien sur le rôle négatif

son lien historique avec le paradigme

d’une philosophie morale dualiste

des ministères chargés des questions

scientiste et la sociologie durkhei-

qui accorde le primat à la raison sur

environnementales, marqués par la

mienne et positiviste au niveau de

le sensible, au cartésianisme sur l’em-

pensée technocratique et les décou-

la recherche sociologique ; d’autre

pirisme, à l’esprit sur le corps et la

pages sectoriels des politiques

part, par la prédominance de l’ap-

nature. L’influence des penseurs

publiques, que sur les institutions

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4


ACTUALITÉ

de recherche, trop encastrées dans

téressent aux pratiques telles qu’elles

tation des néo-mouvements sociaux,

des approches linéaires et discipli-

se font et se défont dans des ajuste-

de l’écologisme et des approches

naires. L’ouvrage présente avec

ments relationnels entre les actants

sanitaires qui sensibilisent les opi-

moult exemples comment les diffé-

en interaction, est aux antipodes du

nions publiques à ces valeurs mon-

rentes institutions et disciplines se

positivisme et de la pensée scienti-

tantes. Une critique est portée sur

sont appropriées la question envi-

fique analytique. En référence à ce

le manque de présence des sciences

ronnementale ; il expose les évolu-

courant sociologique inspiré des tra-

de l’environnement dans la façon

tions historiques et conjoncturelles

vaux de Callon, Latour, Boltanski,

de traiter les questions sanitaires en

de leur manière de penser et de défi-

Thévenot ou encore Chateauraynaud,

France, qui reste ancrée dans une

nir des méthodes et investigations

le propos consiste à montrer combien

lecture très médicale et hygiéniste,

d’étude.

la problématique des sciences envi-

dans la continuité des pratiques ins-

La fin de cette première partie

ronnementales est étroitement liée à

titutionnelles et des cadres cognitifs

présente les conditions épistémolo-

ces nouveaux cadres cognitifs. Une

issus de la modernité. Le chapitre V

giques d’une sociologie de l’environ-

position relativiste des disciplines

aborde l’entrée des institutions

nement en phase avec les avancées

scientifiques, des acteurs, des publics

publiques dans l’ère environnemen-

théoriques de la recherche sociolo-

et des institutions est ainsi annoncée

tale, en décryptant les processus par

gique et les enjeux contemporains.

pour repenser les liens entre les savoirs

lesquels ces administrations se sont

Une perspective interdisciplinaire est

sacrés et profanes et entre la

appropriées ces questions. La pers-

avancée pour saisir cet objet, situé

recherche, les acteurs de terrain, les

pective sociologique consiste à pré-

au carrefour du social et du biolo-

territoires et les habitants. La science

senter la difficulté des politiques

gique, des sciences du vivant et des

sort ainsi de sa position surplombante

publiques modernes à s’investir dans

sciences sociales. L’environnement

et bachelardienne pour repenser sa

un nouveau cadre cognitif et insti-

est un objet complexe qui nécessite

place dans la fabrique des connais-

tutionnel pour traiter ces problèmes.

de prendre des distances avec les

sances et des modes d’intervention

L’analyse détaillée des actions

visions naturalistes, hygiéniques et

et d’action.

publiques autour de la création du

technocratiques. Il se qualifie par

La deuxième partie propose une

ministère de l’environnement dévoile

des propriétés qui en font un objet

lecture politique, sociétale et mondiale

les jeux politiques ambigus des ins-

en mouvement, engagé dans des pro-

de ce sujet, permettant d’observer

titutions françaises. Pour appuyer

cessus et des recombinaisons en fonc-

la manière dont les questions envi-

leur propos, les auteurs, en appli-

tion des systèmes dans lesquels il se

ronnementales sont traitées dans les

quant le cadre théorique de la socio-

situe. Dès lors, prendre en compte

institutions contemporaines et com-

logie pragmatique, analysent diffé-

l’environnement dans la manière de

ment elles s’inscrivent dans les agen-

rents sujets inscrits dans les agendas

penser le social induit de s’intéresser

das des politiques publiques. La

politiques depuis les années 1970.

aux interactions biophysiques qui

démarche consiste à montrer et à

L’étude détaillée des questions de

interfèrent sans cesse dans nos modes

analyser les différentes sphères dans

protection du paysage, de pollutions

de pensée, de sentir et d’agir. Un

lesquelles ces questions sont présentes

automobile ou agricole, de canicule

renversement épistémologique s’im-

et traitées pour dévoiler leur niveau

ou de politique générale via le

pose pour s’engager dans un tour-

de développement, d’une part, et la

“Grenelle de l’environnement”

nant paradigmatique qui fasse la

faiblesse des réponses institution-

illustre de façon remarquable les

part belle au pragmatisme. Ce détour

nelles, d’autre part. L’ouvrage

incohérences

par les sciences de l’action, qui s’in-

consacre le chapitre IV à la présen-

publiques, dans leur difficulté à chan-

des

politiques

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

99


LECTURES CRITIQUES

100

ger de référentiels d’analyse et d’ac-

d’action et décisionnels inédits pour

Thoreau doivent être les garants

tion.

le meilleur et pour le pire. Une des

de cette disposition au libre arbitre

Enfin, la dernière partie s’ouvre

solutions envisagées par les auteurs

permettant la fabrique d’une action

sur l’étranger et présente les nou-

est l’instauration de la résistance

collective, engagée dans la gestion

veaux enjeux planétaires en s’ins-

politique et de l’activisme local

des biens collectifs. D’où le rôle

pirant, entre autres, de la sociologie

comme principe d’action actif dans

important que doit jouer la natu-

de Giddens. L’entrée dans l’ère envi-

la déclinaison d’une éthique envi-

ralité, cette nature des profondeurs,

ronnementale “globalisée” boule-

ronnementale responsable. Les

dans la formation des caractères et

verse les cartes politiques et éco-

logiques d’intervention propres à

des dispositions individuelles enga-

nomiques internationales, produi-

l’action collective deviennent plus

gées dans la reconnaissance de l’en-

sant une réorganisation du monde.

complexes, ancrées dans des pro-

vironnement comme composante

Une gouvernance mondiale est en

cessus enchevêtrés de concertation,

fondamentale du vivre ensemble…

cours de construction dans cette

de participation et de dialogue.

Un livre incontournable pour tout

société de la mobilité et des inter-

Mais elles sont incontournables

ceux qui veulent se familiariser avec

actions multiples au sein de laquelle

pour limiter les jeux de pouvoir

l’histoire et la sociologie de l’envi-

“l’expert global” va occuper un

hégémoniques exprimés par les

ronnement en France.

rôle important dans le management

experts, les représentants de la

des vulnérabilités. Un néo bio-pou-

science formelle et les acteurs de la

voir est en train de se mettre en

sphère technocratique. Dès lors, la

JEAN CORNELOUP

place, en référence à la pensée de

réflexivité chère à Giddens et la

UNIVERSITÉ DE CLERMONT-FERRAND

Foucault, qui va instaurer des cadres

capacité à résister exprimée par

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4

n


ACTUALITÉ

NATURES BUISSONNIÈRES : DÉFOULEMENT, CONTESTATION OU TRANSITION VERS UN AUTRE HABITER RÉCRÉATIF ? APPEL À CONTRIBUTIONS NATURE & RÉCRÉATION N° 2 (PARUTION PRÉVUE : NOVEMBRE 2014) SOUS LA DIRECTION DE

BARBARA ÉVRARD PHILIPPE BOURDEAU

L

[barbara.evrard@u-psud.fr] [philippe.bourdeau@ujf-grenoble.fr]

a récréation de masse est deve-

facto, des comportements attendus

Cet appel à contributions vise à

nue une forme de divertisse-

et le marketing expérientiel recyclent

interroger la place et les caractéris-

ment parmi d’autres ; les pratiques

les fondements, dépolitisés, du situa-

tiques de ces pratiques dissidentes

de nature ne font pas exception à

tionnisme.

dans les sociétés contemporaines.

cette tendance. Des dynamiques de

Dans le même temps, les pratiques

Les pratiques récréatives, pour ceux

normalisation, d’institutionnalisation

d’exploration, le tourisme expéri-

qui ne les envisagent pas comme de

et de marchandisation sont à l’œuvre

mental, les équipements détournés

simples dérivatifs ludiques, pour-

là où ont longtemps prévalu l’ins-

et de multiples formes buissonnières

raient peut-être se concevoir comme

piration, le bricolage et un certain

de pratiques prospèrent. Par d’in-

reconquête d’une autonomie perdue

anticonformisme. Participant au pro-

cessants contournements, détour-

face à l’hétéronomie économique,

cessus de réinvention et d’extension

nements et braconnages (de Certeau,

juridique ou environnementaliste.

de la ville, le modèle des parcs (skate,

1980), ces pratiques jouent avec les

Là où certains sociologues, à l’instar

snow, bike, acrobatiques, etc.) se

codes et les contours culturels, cor-

de Dubet (1994), observent la fra-

généralise ; il fait émerger des lieux,

porels et géographiques de l’expé-

gilité des identités induisant la pra-

des sites et des territoires urbanisés

rience récréative. Comment, alors,

tique d’un “bricolage de sens”, les

et artificialisés (Lazzarotti, 1995).

nommer et définir ces divergences

divergences récréatives pourraient

Devenus mobiles, les urbains dépla-

récréatives au sein d’un champ lexical

jouer un rôle de reconstruction iden-

cent les frontières de la ville (Viard

qui se décline de la contre-culture à

titaire…

et Hervieu, 1996) et “aseptisent” les

l’underground, de la résistance du

Quel est alors l’appareil théorique

“terrains de jeu”. L’aménagement

consommateur à la réserve dissidente

et méthodologique approprié pour

des espaces de pratique fabrique, de

(Maffesoli, 1979) ?

aborder les processus et les signifi-

M A I 2 0 1 4 • N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1

101


APPEL À CONTRIBUTIONS

cations du versant off du champ

par ces activités qui se posent à

récréatif, qui oscille en permanence

contre-courant des offres, des pra-

4. La relation à la nature et à l’ha-

entre jeu et transgression, ostentation

tiques de nature actuelles et de leurs

biter récréatif. Il s’agit d’examiner

et clandestinité, résistance et créa-

codes culturels, éthiques ou écono-

les manières selon lesquelles les dis-

tivité ?

miques. Les sports de nature consti-

sidences récréatives réinterrogent,

La revue Nature & Récréation,

tuent, en eux-mêmes, une offre spor-

ou non, la relation à la nature des

pour son numéro 2, invite les cher-

tive hétérogène propice à une dyna-

sociétés urbaines contemporaines.

cheurs issus de l’ensemble des dis-

mique d’innovation. Dans quelle

S’offrent-elles comme pur défoule-

ciplines des sciences humaines et

mesure les usages non conformes

ment, comme avant-garde contre-

sociales à soumettre des articles scien-

perturbent-ils l’ordre établi, l’orga-

culturelle ou comme exploration

tifiques qui interrogent les enjeux

nisation sportive et spatiale existante

utopique d’une relation à la nature

de connaissance et d’approche des

et renouvellent-ils, eux aussi, le sys-

renouvelée ? Le cas échéant, en quoi

contre-cultures, des contre-lieux et

tème récréatif ? À partir du potentiel

et comment cette relation peut-elle

des contre-temps récréatifs, notam-

de créativité ou d’innovation des

être envisagée en termes d’“habiter”

ment à partir de quatre thématiques

divergences observées, il sera possible

et de transition récréative ?

principales, non exclusives.

de questionner leur capacité de

1. L’identification des acteurs et des formes de dissidences, de transgressions et de déviances observables

102

sent-ils face à ces dissidences ?

renouvellement des pratiques et des cultures sportives. 3. La gestion publique, politique et

Les textes (entre 30 000 et 50 000 caractères espaces compris et bibliographie incluse)

dans les espaces sportifs de nature.

la mise en scène médiatique de ces

seront soumis sous format word

Les propositions viseront à carac-

modes de pratiques. Alors que les

avant le 30 juin 2014 :

tériser ces natures buissonnières, à

thèmes de l’insolite, du hors pistes,

revue@sportsnature.org [www.nature-et-recreation.com]

en comprendre la signification pour

du hors sentiers battus font florès

les pratiquants, à identifier les repré-

dans la communication touristique

n

sentations auxquelles elles renvoient

des collectivités locales et dans les

et ce qui les distingue des autres dis-

publicités des équipementiers sportifs,

sidences sportives. Les pratiques de

dans quelles conditions ces trans-

nature produisent-elles des trans-

gressions se développent-elles ?

gressions inédites, ou ne font-elles

S’affichent-elles dans l’ombre ou,

Michel

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

DE

CERTEAU, L’Invention du quoti-

que reproduire les divergences “ordi-

au contraire, dans l’espace public ?

dien, 1. Arts de faire, Gallimard, 1980.

naires” actives dans le champ sportif

Quel est le regard médiatique, poli-

François DUBET, Sociologie de l’expérience,

ou social ? Il s’agira également d’ana-

tique, économique et juridique porté

Seuil, 1994.

lyser les facteurs, les freins, les leviers

par la société ? On pourra aussi cher-

Olivier LAZZAROTTI, Les loisirs à la

et les espaces temps de ces pratiques

cher à comprendre comment sont

conquête des espaces périurbains,

non conformes. Quelles marges,

gérés ces détournements et ces trans-

L’Harmattan, 1995.

périphéries et interstices socio-spa-

gressions et comment les modalités

Michel MAFFESOLI, La violence totalitaire.

tiaux investissent-elles ? Dans quelles

de contrôle sont mises en place. De

Essai d’anthropologie politique, Puf, 1979.

temporalités se déploient-elles ?

l’interdiction à la tolérance ou à l’in-

Jean VIARD et Bertrand HERVIEU, Au bon-

2. L’analyse des processus par les-

tégration, comment les pouvoirs

heur des campagnes (et des provinces), édi-

quels le champ récréatif peut se trou-

publics, le mouvement sportif et les

tions de l’Aube, 1996.

ver transformé, perturbé ou réinventé

autres usagers de la nature réagis-

N AT U R E & R É C R É AT I O N N ° 1 • M A I 2 0 1 4


CONSEIL SCIENTIFIQUE Bernard Andrieu, philosophe - Université de Lorraine (France) n Paul Arseneault, gestionnaire (gestion

des entreprises et des organismes touristiques) - Université du Québec à Montréal (Canada) n Jean-Pierre

Augustin, géographe - Université de Bordeaux-Montaigne (France) n Igor Babou, sciences de l’information

et de la communication - Université de la Réunion (France) n Augustin Berque, géographe et orientaliste -

EHESS n Nathalie Blanc, géographe - Université Paris Diderot-Paris 7 (France) n Patrick Bouchet, Staps

(étude du consommateur) - Université de Bourgogne (France) n Christian Bromberger, anthropologue Université d’Aix-Marseille (France) n Cécilia Claeyes-Mekdade, sociologue - Université d’Aix-Marseille

(France) n Bernard Debarbieux, géographe - Université de Genève (Suisse) n Christophe Gibout, sociologue - Université du littoral-Côte d’Opale (France) n Jean Griffet, sociologue - Université d’Aix-

Marseille (France) n Jean Harvey, sociologue - Université d’Ottawa (Canada) n Bernard Kalaora, sociologue - Université de Picardie Jules-Verne (France) n Margarita Latiesa, sociologue - Université de

Paraíba (Brésil) n David Le Breton, sociologue - Université de Strasbourg (France) n Sylvain Lefebvre,

géographe - Université du Québec à Montréal (Canada) n Jacques Lolive, politologue - Université PierreMendès France à Grenoble (France) n Ana Maria Luque Gil, géographe - Université de Malaga (Espagne)

n Pilar Martos Fernández, sociologue - Université de Grenade (Espagne) n André Micoud, sociologue Université Lumière Lyon 2 (France) n David Moscoso, sociologue - Institut d’études sociales d’Andalousie

(Espagne) n Florence Pinton, sociologue - Agroparistech (France) n Gilles Rotillon, économiste -

Université Paris Ouest Nanterre-La Défense (France) n Dominik Siegrist, géographe - Hochschule für

Technik Rapperswil (HSR) (Suisse) n Olivier Sirost, sociologue - Université de Rouen (France)

Le rôle du conseil scientifique est de parrainer la revue. Il examine les orientations de la revue et, le cas échéant, propose au comité de rédaction de nouvelles orientations, en fonction notamment de l’évolution des problématiques de recherche. Il participe à la bonne diffusion des appels à contributions et, éventuellement, propose des lecteurs.

Nature & Récréation accueille des articles en français ou en anglais. Les articles de la rubrique “recherche” sont soumis à une double évaluation anonyme. Les premiers articles reçus par la revue ont été évalués par, outre les membres du comité de rédaction : Bernard Andrieu

n Isabelle Mauz n Pierre Le Quéau n Sébastien Stumpp

Pour en savoir plus : www.nature-et-recreation.com


ÉDITEUR

au capital de 6 800 €

SARL ETE

RCS PARIS B 344 657 390 6, rue Cels, 75014 Paris

COMITÉ DE RÉDACTION Olivier Aubel, maître assistant, sociologie - Université de Lausanne (Suisse),

Groupe de recherche de l’Institut des sciences du sport de l’Unil n Olivier Bessy, professeur des universités, sociologie - Université de Pau et des Pays de l’Adour,

VENTES,

Laboratoire UMR SET n Malek Bouhaouala, maître de conférences, économie -

ABONNEMENTS

Tél. 01 43 27 55 90 • Fax 01 45 38 71 01

Université Joseph-Fourier Grenoble, Laboratoire Sens n Philippe Bourdeau,

[ventes@revue-espaces.com]

professeur des universités, géographie - Université Joseph-Fourier Grenoble, UMR

TARIFS

Université Claude-Bernard Lyon I, Centre de recherche et d’innovation sur le

Abonnements (2 numéros par an) :

ordinaire, 95 € ; étranger, Dom-Tom, 100 € Prix au numéro :

Pacte-Territoires n Éric Boutroy, maître de conférences, anthropologie sport n Jean Corneloup, maître de conférences (HDR), sociologie - Université

Blaise-Pascal Clermont-Ferrand, UMR Pacte-Territoires, rédacteur en chef de Nature & Récréation n Éric De Léséleuc, professeur des universités, sociologie -

France, 50 € ; étranger Dom-Tom, 55 €

INS HEA, Suresnes, Grhapes n Barbara Évrard, maître de conférences,

GÉRANTE,

Falaix, maître de conférences, géographie - Université Blaise-Pascal Clermont-

DIRECTRICE DE LA PUBLICATION

Claudine Chaspoul

sociologie - Université de Paris-Sud 11, Unité de recherche CIAMS n Ludovic

Ferrand, Laboratoire Acté (activité, connaissance, transmission, éducation) n Julien Fuchs, maître de conférences, histoire - Université de Brest, Centre de

RÉDACTEUR

recherche bretonne et celtique n Frédéric Guyon, maître de conférences (HDR),

EN CHEF

sociologie - Université de Besançon, EA C3S (culture, sport, santé, société) n

Jean Corneloup

Pascal Lièvre, maître de conférences (HDR), gestion - Université Blaise-Pascal RÉVISION : Danièle Bouilly, Élodie Gillibert, Brigitte Matron

Clermont-Ferrand, Centre de recherche clermontois en gestion et management

n Pascal Mao, maître de conférences, géographie - Université Joseph-Fourier Grenoble, UMR Pacte-Territoires n Antoine Marsac, maître de conférences,

ILLUSTRATION COUVERTURE

© Hakki Arslan - Fotolia.com

sociologie - Université de Bourgogne, Laboratoire socio-psychologie et

management du sport n Rozenn Martinoia, maître de conférences (HDR), économie - Université Pierre-Mendès France à Grenoble, Centre d’études et de

IMPRIMEUR : Jouve - 1, rue du Docteur Sauvé

recherches appliquées en gestion (Cérag) n Jean-Pierre Mounet, maître de

53100 Mayenne

conférences (HDR), sociologie - Université Joseph-Fourier Grenoble, UMR Pacte-

DÉPÔT LÉGAL : mai 2014

Université Claude-Bernard Lyon I, Centre de recherche et d’innovation sur le

COMMISSION

PARITAIRE

Territoires n Cécile Ottogalli-Mazzacavallo, maître de conférences, histoire -

: en cours

sport (Cris) n Michel Raspaud, professeur des universités, sociologie - Université

La loi du 11 mars 1957 n’autorisant que “les copies ou

Joseph-Fourier Grenoble, Laboratoire sport et environnement social (Sens) n

reproductions strictement réservées à l’usage privé du

Gilles Raveneau, maître de conférences, anthropologie - Université Paris Ouest

copiste, et non destinées à une utilisation collective”, toute représentation ou reproduction faite sans le

Nanterre-La Défense, Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative

(Lesc) n Véronique Reynier, maître de conférences, psychosociologie - Université

consentement de l’éditeur est illicite et constitue une

Joseph-Fourier Grenoble, Laboratoire sport et environnement social (Sens) n

contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants

Frédérique Roux, maître de conférences (HDR), droit - Université Claude-

du code pénal. SARL ETE © tous droits de reproduction,

Bernard Lyon I, Centre de recherche et d’innovation sur le sport (Cris) n Anne-

de traduction, d’adaptation réservés pour tous pays ©

Sophie Sayeux, maître de conférences, anthropologie - Université Blaise-Pascal

Éditions ETE

Clermont-Ferrand, Laboratoire Acté (activité, connaissance, transmission,

Les articles sont publiés sous la responsabilité

éducation) n Bastien Soulé, professeur des universités, sociologie - Université

de leurs auteurs.

Claude-Bernard Lyon I, Centre de recherche et d’innovation sur le sport (Cris)


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