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AVA N T- P R O P O S En elle-même, la nature est chaotique, désordonnée. Elle n’est gouvernée ni par un président-directeur général, ni par un premier ministre ou le président d’une république, et pas davantage par un dictateur ou toute autre figure d’autorité suprême. Il y règne la plus confuse anarchie, et la matière, vivante ou inerte, y est soumise aux lois du hasard et aux pressions exercées par les forces en présence. Cette description heurte de plein fouet l’image de la nature que nous avons depuis notre plus tendre enfance : non, la nature n’est pas harmonieuse, non, elle n’est pas l’expression d’un équilibre parfait. La nature, telle qu’on l’observe à un certain point dans l’espace et dans le temps, n’est que le résultat de tous les événements passés survenus à cet endroit : une chaîne de faits, d’incidents et de conjonctures allant des processus géologiques qui s’y sont déroulés voilà des milliers d’années 13
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(glaciations et déglaciations) ou des millions d’années (volcanisme, chutes de météorites) à des perturbations plus récentes (feux de forêt, épidémies d’insectes) en passant par l’invasion périodique des lieux par de nouvelles espèces colonisatrices qui détrônent parfois les espèces en place et les remplacent. Marchant dans un paisible îlot de forêt centenaire, on a l’impression que chaque chose est à sa place, que chaque organisme vivant joue le rôle qu’on attend de lui dans le scénario du film. Mais tout ceci n’est que façade. Ce grand cerisier tardif, là-bas, celui qui a poussé à la lisière des bois, doit sa présence sur les lieux à un jaseur d’Amérique en vadrouille qui, il y a fort longtemps, après avoir mangé et digéré une des cerises de l’aïeul du grand végétal, en a expulsé la graine dans une fiente, en vol, au hasard, ici. Et ce raton laveur caché derrière le tronc du cerisier est un nouveau venu en ces bois. Il y a une trentaine d’années, avant qu’on ne morcelle cette forêt pour faire place à des champs, aucun raton laveur ne sillonnait le secteur, car l’espèce ne fréquente pas la forêt profonde. Mais le raton a beau jeu désormais : l’îlot forestier est ceinturé d’une lisière riche de possibilités, entre autres tous ces œufs et oisillons au fond des nids des passereaux, tellement plus visibles à l’orée des bois. Miam, de faire le raton. Les milieux naturels sont naturellement organisés en une mosaïque complexe. Ici une tourbière ceinturée de forêts, là un peuplement touffu de conifères au cœur de la taïga, un peu plus loin une île au milieu d’un lac. Les organismes qui vivent en ces lieux ont appris à composer avec la situation parce que l’organisation spatiale des habitats en fragments épars est un phénomène naturel qui existe depuis des millions d’années. Mais voilà qu’Homo sapiens s’en mêle, en accélère les processus et en intensifie artificiellement les impacts. Homo 14
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fragmenticus aménage les terres qu’il estime siennes avec une imagination toute cartésienne, avec la plus grande logique, et avec un seul objectif : son propre profit. Comment plantes et animaux réussissent-ils – et réussiront-ils à l’avenir – à survivre et à tirer leur épingle du jeu dans un monde de plus en plus fragmenté par l’humain ? Voilà une belle question. Et l’objet principal des chapitres qui composent l’ouvrage que vous tenez entre les mains. Cette question du morcellement intensif du monde naturel m’intéresse personnellement au plus haut point. J’en ai d’ailleurs fait le sujet de mes études supérieures en biologie, analysant, en Abitibi, l’effet de la fragmentation générée par les coupes forestières sur les oiseaux boréaux. Cette question, je crois, nous interpelle aussi collectivement, car au fur et à mesure que notre espèce accapare de plus en plus de surface terrestre pour ses propres besoins, son impact sur les écosystèmes s’accentue de manière exponentielle. Cette question, enfin, concerne la façon dont nous gérons notre territoire et, de manière générale, notre relation avec le monde naturel. Dans cet essai, j’ai tenté de rester, le plus souvent possible, en équilibre sur la corde du funambule : rester intéressant, évocateur, surprenant, agréable à lire, et ce, tout en étant, surtout, compris. J’espère avoir réussi. Pour ne pas alourdir le texte, il a aussi été décidé de réduire au maximum les notes en bas de page ou les références scientifiques soutenant les éléments d’information contenus dans les chapitres. La liste des références consultées se trouve donc en fin d’ouvrage. Pour rendre le discours encore plus fluide, j’ai cru bon d’inclure également un glossaire pour mieux y définir là, et non au fil du texte, certains mots ou concepts plus techniques utilisés à l’occasion. Oui, la domination méthodique de l’humain sur les terres sauvages dépasse toute imagination. Il est certain que la 15
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situation se dégrade à bonne vitesse, mais il n’est pas trop tard pour agir. Mère Nature se relève des pires catastrophes, si on la laisse tranquille le temps nécessaire. Et il est surtout vain de pleurer sur ces surfaces perdues ; célébrons plutôt celles qui restent, et chérissons-les. Puis relevons nos manches pour restaurer ce qui peut l’être.
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INTRODUCTION Imaginez, quelque part dans une banlieue comme il en existe tant, un prof de science au secondaire qui regarde, pensif, par la fenêtre de sa classe. La cloche annonçant la fin des cours vient de sonner. Les élèves ont quitté en coup de vent. Tout est silencieux. Perdu dans la contemplation du grand terrain qui ceinture l’école, notre prof songe à ce qu’il pourrait proposer à ses élèves comme expérience en cette fin d’année scolaire. Mai se termine, juin est déjà à nos portes. Son regard s’arrête sur le terrain de soccer et s’y attarde : une belle aire gazonnée, homogène, non encore tondue en ce printemps pluvieux et froid. Soudain, l’eurêka retentit dans la tête de notre prof. Il la tient, son expérience. Deux jours plus tard, il met le protocole en route. Dans un premier temps, il demande aux élèves, répartis en équipes de cinq ou six, de dénombrer, avec la plus grande précision possible, les différentes espèces d’insectes et d’araignées présentes dans le gazon du terrain de soccer. Procédant par échantillonnage – il aurait été trop fastidieux de 17
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faire un inventaire exhaustif, considérant la superficie en cause –, les élèves estiment la diversité entomologique de vingt parcelles de 3 mètres sur 3 mètres, réparties ici et là, sur le grand terrain de 68 mètres sur 105 mètres (7140 mètres carrés). Toutes les espèces recensées par les équipes sont mises en commun, et la classe arrive à un total de 102 espèces différentes. Une fois ce travail accompli, il demande ensuite au préposé à l’entretien de tondre le gazon sur toute la surface du terrain, à l’exception des vingt parcelles balisées par les élèves. Le prof demande aussi au préposé d’épandre un puissant insecticide (non sans la réprobation de plusieurs élèves de la classe) sur la zone coupée, de manière à transformer cette surface en véritable désert biologique. Il laisse passer une semaine, puis il invite les élèves de faire à nouveau, selon le même protocole, l’inventaire des espèces dans les vingt parcelles demeurées intactes. À l’étonnement des élèves, le portrait de la situation est radicalement différent : le nombre total d’espèces d’insectes et d’araignées recensées dans les parcelles a chuté de façon spectaculaire : il ne reste plus que 30 espèces. Par ailleurs, certaines espèces sont curieusement beaucoup plus abondantes que lors du premier recensement. Qu’est-il arrivé ? Où diable sont passées les 72 bestioles qui manquent à l’appel ? Il restait tout de même des habitats intacts pour les insectes sur le terrain de soccer ! Et pourquoi certaines des espèces qui ont tenu le coup sont-elles soudainement si abondantes ? On dirait bien que quelque chose s’est bloqué dans la mécanique naturelle. Que quelque chose de catastrophique s’est produit à l’échelle réduite de cet écosystème simplifié. Le prof sourit. L’expérience est concluante et d’intérêt. Les élèves viennent de réaliser quelque chose de fondamental à propos de notre monde naturel qui rétrécit comme peau de chagrin. 18
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*** L’expérience menée à petite échelle par notre prof de science est à l’image de ce qui se passe à grande échelle partout à la surface du globe : le monde naturel rétrécit à vue d’œil. Il s’ensuit des bouleversements dans les parcelles d’écosystèmes qui restent, dans ces petits îlots d’habitat que nous chérirons de plus en plus parce qu’ils seront rares et donc précieux. À mesure que reculent les terres sauvages, à mesure que diminuent les superficies intactes de forêts, de marécages, de marais ou de tourbières s’enclenchent des phénomènes écologiques discrets mais sournois et, surtout, irrémédiables. Jamais une petite parcelle de nature originelle, isolée dans un paysage artificiel dominé par l’humain, ne pourra prétendre être représentative de ce qui se trouvait là auparavant. Quand on isole un petit bois alors que s’y trouvait jadis une vaste forêt, un vortex s’amorce en son sein : une spirale d’événements s’enclenche. Ce petit bois auparavant si riche se transforme en un ersatz de nature, un avatar non fonctionnel, une bizarrerie inclassable où de nouveaux êtres, colonisateurs et opportunistes, en côtoient d’autres, surpris et dépassés par les événements. Ceux qui sont déroutés tentent désespérément de survivre ou alors désertent les lieux. Certaines populations s’amenuisent, d’autres explosent parce que ceux qui les consommaient sont partis. Un nouvel équilibre tente maladroitement de s’installer, pendant des années, voire des décennies. Un nouveau chaos règne en maître. Le processus qui consiste à isoler des parcelles d’habitat naturel au sein de ce qui formait par le passé un tout plus grand se nomme la fragmentation. La chose n’est ni banale ni sans conséquence. Notre territoire est en miettes, littéralement. ***
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La liste des impacts de la fragmentation sur les habitats naturels est longue. De tous les phénomènes qui contribuent à éroder la diversité biologique de notre planète, la fragmentation et la perte nette d’habitats, deux phénomènes concomitants, viennent en première place du palmarès. Bien sûr, les invasions d’espèces exotiques envahissantes, la pollution, la surpopulation humaine, l’exploitation déraisonnable des ressources naturelles et les changements climatiques jouent aussi un rôle d’importance dans l’affaire, mais ils ne sont pas en tête de liste. Que peut-on faire pour pallier la situation ? Il faut d’abord mieux connaître l’origine et les causes du phénomène, en comprendre les fondements et les mécanismes sousjacents, puis tenter de prévoir ce qu’il adviendra de nos territoires et de notre patrimoine naturel dans un prochain avenir pour, enfin, convenir de la meilleure manière de concilier développement économique et intégrité écologique. C’est, en gros, le plan du présent ouvrage. Le territoire québécois est à l’image du terrain de soccer expérimental de notre prof de science de tout à l’heure. L’empreinte humaine sur la nature se poursuit avec l’augmentation de la population – dont le rythme d’accroissement fléchit mais ne s’oblitérera pas de sitôt : selon les prévisions démographiques les plus conservatrices de l’Institut de la statistique du Québec pour la période 2006-2056, on assistera, pour encore une vingtaine d’années, à une croissance de la population québécoise, laquelle tendrait à plafonner à 8,3 millions d’individus (un scénario plus « optimiste » modélise une population québécoise qui pourrait croître bien au-delà de cette limite). L’intouchable mythe de la croissance économique soutenue, seule garante du maintien de notre niveau de vie actuel, contribue aussi à nous enfoncer toujours davantage dans l’arrière-pays pour faire reculer la nature sauvage. 20
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Arriverons-nous à prendre le temps de réfléchir avant d’agir, à convenir de meilleures manières d’exploiter nos ressources naturelles et notre territoire ? Dans vingt ans par exemple, en 2032, aurons-nous appris de nos erreurs ? *** 10 février 2032, quelque part dans la taïga. Au crépuscule, à mi-pente d’une colline, au milieu d’une petite clairière perdue au cœur d’une mer d’épinettes noires, gît la carcasse gelée d’un gros orignal, mis à mort par une meute de loups quatre jours auparavant. Repus, ceux-ci ont quitté le secteur. Émergeant du sous-bois de conifères, une vieille femelle carcajou s’approche lentement, avec circonspection, de la dépouille. Elle boite, depuis l’automne dernier. Une blessure qui ne guérit pas. Arrivée près du cadavre, elle le renifle. À –22 oC, les restes de l’orignal sont durs comme la pierre. Mais cela n’a aucune importance : sa mâchoire est si puissante qu’elle peut broyer les os et la viande gelée. La femelle a fait ça toute sa vie. Elle a survécu ainsi tant d’hivers. En cette saison, la charogne n’a pas d’odeur. Une fois son estomac bien plein, elle reprend le chemin de sa tanière, un simple trou dans la neige, creusé sous le tronc renversé d’un gros conifère. En février, les femelles carcajous qui sont gestantes sont d’ordinaire sur le point de mettre bas. Mais pas celle-ci. D’abord parce qu’elle n’a pas rencontré de mâle depuis des années, ensuite parce qu’elle est trop vieille désormais pour avoir des rejetons. La chose ne lui est d’ailleurs arrivée qu’une seule fois, voilà des lustres. Bien avant, en fait, qu’elle ne rencontre ses premiers bipèdes, bien avant que ceux-ci ne déroulent leur tapis noir de bitume dans tous les coins, qu’ils érigent leurs 21
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TA B L E D E S M AT I È R E S PRÉFACE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .9 AVANT-PROPOS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .13 INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .17 PREMIÈRE PARTIE Comprendre I. Un monde qui rétrécit, d’hier à aujourd’hui . . . . . . . . . . .35 II. Un volcan nommé Krakatau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .47 III. Une île appelée Anticosti . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .53 IV. Un archipel au milieu d’un golfe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .61 V. De l’art d’apprêter les restes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .65
DEUXIÈME PARTIE Prévoir VI. Ce qu’il restera du Québec méridional . . . . . . . . . . . . . .87 VII. Ce qu’il restera du Québec boréal . . . . . . . . . . . . . . . . .113 VIII. Ce qu’il restera du Québec arctique . . . . . . . . . . . . . . .131
TROISIÈME PARTIE Agir : la stratégie des 4 R IX. Réserver . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .147 X. Restaurer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .161 XI. Réconcilier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .171 XII. Reconnecter . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .181
ÉPILOGUE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .190 GLOSSAIRE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .192 RÉFÉRENCES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .197
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