LE RETOUR DANS LE PASSÉ : QUI LE DÉCIDE ? NOUS OU LE PASSÉ LUI-MÊME? RÉSUMÉ PAR NICOLE SCHUSTER de CHEVREUSE Dernier roman de Patrick Modiano
Chevreuse, Auteuil, “des noms qui sonnaient d’une drôle de façon pour lui. Mais comment mettre en ordre tous ces signaux et ces appels en morse, venus d’une distance de plus de cinquante ans, et leur trouver un fil conducteur ? » Le retour sur le passé peut être volontaire mais aussi involontaire. C’est dans ce mouvement entre interpellation externe indépendante de son vouloir et prospection active (bien que cette dernière soit plus suscitée par celle-là) que Bosmans, le protagoniste du dernier roman de Patrick Modiano, Chevreuse, nous entraîne. En effet, il est propulsé dans un univers passé, quasi surréaliste, à cause de rencontres et de mots saisis au vol qui, tels des spasmes, provoquent en lui de vives réactions mémorielles et sensorielles. Bosmans tente de se repérer dans cette brume. Et sa recherche d’indices, qu’il se hasarde à joindre entre eux pour restaurer l’échafaudage de sa vie antérieure, est, dans un premier temps, horripilante, asphyxiante. On ignore ce que signifient ces « indices » qu’il déterre tel un investigateur sur la piste d’un crime. Plus il y en a, plus on est submergé par l’incertitude. Bosmans les consigne dans un cahier bleu mais, quoique regroupés sur papier, aucun lien ne semble les unir. Les souvenirs sont aléatoires, atomisés et revendiquent leur existence vis-àvis des lacunes, que le lecteur ressent comme si lui-même souffrait d’amnésie. Que peut-on faire devant les vides, oublis, images estompées qui se superposent et sont les fruits d’une mémoire que l’écoulement des décennies a rendue déficiente et trompeuse ? Ce sentiment d’impotence, de soumission face aux effets du temps s’accentue quand Bosmans nous confie que « les différentes périodes d’une vie – enfance,
adolescence, âge mûr, vieillesse – correspondent aussi à plusieurs morts successives. […] Les éclats de souvenirs ne sont que quelques images d’une période de sa vie qu’on voit défiler en accéléré avant qu’elles ne disparaissent définitivement dans l’oubli ». On se demande alors si ce livre, où la mémoire est un personnage en soi avec sa psychologie consciente et inconsciente, débouchera sur une impasse. D’autant plus que ce n’est que vers les trois quarts de son contenu que l’auteur nous éclaire quant à la raison de cette résurgence du passé et de la présence des personnes qui entourent Bosmans. Le roman de Patrick Modiano est une mise en abîme, Bosmans étant lui-même un écrivain qui retrace dans un livre son pénible retour sur le passé et les mécanismes qu’il emploie pour rétablir la mémoire d’antan. Dans le cadre de la méthodologie de la réminiscence qu’il expose, on pourrait considérer cette dernière comme le décor d’une pièce de théâtre ou d’une narration filmique montable et démontable à souhait. Ainsi, lors de ces déconstructions et montages, le réalisateur/narrateur se permettrait de laisser de côté certains éléments, tout comme il en inventerait d’autres pour combler les espaces vides et, au final, lui et son audience seraient convaincus de l’authenticité du récit. A moins que la mémoire ne soit, à l’instar de ce qu’indique si poétiquement Modiano, l’image furtive d’un avion qui glisse en silence dans le bleu du ciel et laisse derrière lui une traînée blanche et dont on ne sait s’il est perdu, s’il vient du passé ou bien s’il y retourne……