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REMERCIEMENTS
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MERCI à Marie Rolland, à l’agence Place, aux Sapros, à mes ami·es, ma famille, et un grand merci aux interviewé·es qui ont accepté de s’entretenir avec moi, de livrer pour certain·es des bouts d’intimité précieux.
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SOMMAIRE
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SOMMAIRE
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Remerciements................................................................. 3 Une anecdote pour introduire........................................... Sensibilité, expériences et choix du sujet......................... Méthodologie....................................................................... Lexique.................................................................................. Introduction ........................................................
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I. ÉTAT DES LIEUX DU SANS-ABRISME,
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un cas d’étude : Bordeaux Métropole
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I.i.Les concerné·es : qui sont les sans-abris ? 36 Les profils de sans-abris...................................................... 39 Les formes de sans-abrisme................................................ 56 Les logiques territoriales..................................................... 82
I.ii. La gouvernance
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Les dispositifs mis en place................................................ 94 « Housing First », une changement de paradigme ......... 100 Critique d’efficacité d’un système hiérarchisé.................. 105
I.iii. Une réponse citoyenne solidaire palliant aux réponses instutionnelles
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Les associations conventionnées, une délégation de l’État ? ... 111 Le militantisme, idéaux politiques et captation de profils........ 114 Un manque de mise en lien rendant les actions moins efficaces 121
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II. COMMENT ACTIONNER LE POUVOIR
DÉCISIONNEL DES SANS-ABRIS POUR PRO- 124 DUIRE DE L’HÉBERGEMENT D’URGENCE ? L’exemple de la permanence architecturale, la méthode Construire
II.i. Expériences participatives hors contexte, définitions et exemples
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Faire sur le terrain pour savoir comment faire................ 134 Faire sur le moment pour faire avec, la programmation en action 138 Laisser faire, la maitrise d’expérience................................ 142
II.ii. La participation dans la conception, outils de la concertation
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Penser un programme, les expert·es des besoins............ 150 Imaginer des espaces, les expert·es des usages ............... 156 outils d’une concertation efficace, favoriser la communication horizontale............................................................ 160
II.iii. Le temps du chantier, fédérer et transmettre
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Renforcer le lien social et l’estime de soi............................. 172 Insertion professionnelle, (ré)accéder à l’emploi.............. 178 Un bâti proche des besoins, inscrit dans le vivant........... 181
SOMMAIRE
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III. LES SANS-ABRIS ET LA VILLE, QUELS ESPACES POUR LES INVISIBLES ? L’exemple de l’occupation temporaire, la méthode YesWeCamp
III.i. L’occupation temporaire, une réponse
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à l’urgence ? Habiter le transitoire, de nou-
194
III.ii. Lieux pluridisciplinaires,la gestion
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velles solutions pour mettre à l’abri ? La vacance immobilière, utiliser des espaces en creux... 198 Le temporaire comme laboratoire 202 Quels espaces dans la ville ? effets sur la ville et les quartiers 208
participative des sans-abris
La mixité d’usages au service de la mixité sociale .......... 214 pourquoi et comment provoquer la partcipation des hébergé·es au lieu ? ............................................................. 222 Pourquoi cherche-t-on la mixité sociale à tout prix ? .... 230
III.iii. Occupation temporaire, entre ex-
clusion et opportunité, Critique en trois temps 236 L’occupation temporaire participe-t-elle à la gentrification ? 238 Le traumatisme du temporaire.......................................... 242 le danger du succès, tentation de reproduire une expérience 245
Conclusion .................................................
248 Médiagrapgie ................................................................... 256
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Jour 3 du 2ème confinement, Nantes Le monde s’effondre sur nos têtes. Le schéma se répète, on commence à se dire que c’est une mascarade, le désespoir s’empare de nous. Nous avons un toit, un chez nous bien cozy pour râler à ce propos. Nous partons faire les courses et croisons une personne sans abri qui nous demande un brin de monnaie. Nous n’avons pas de pièce, tentons de fuir le malaise au plus vite. Il insiste : « Vous pouvez me payer un kebab alors ? Que j’ai quelque chose à manger ce soir. » Ses mains sont gonflées, son dos courbé par son sac à dos, son visage abimé par la fatigue et la faim. L’une d’entre nous se décide « oui viens je vais te payer un kebab. Comment tu t’appelles ? » « On m’appelle Goliath, ou Gogol Premier. » Goliath fond en larmes devant nos regards désemparés. Probablement soulagé par le fait de savoir qu’il mangera ce soir, il lâche dans un flot de parole intarissable : « J’ai pris deux amendes aujourd’hui, parce que je n’avais pas d’attestation. Deux ! Mais je n’ai pas d’endroit ou dormir, je vais mettre quoi moi sur
UNE ANECDOTE POUR INTRODUIRE
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leur attestation à la con, « sous le pont »? Ils m’ont dit que la prochaine fois ça sera la prison. C’est bien au moins j’aurais une vraie raison de me suicider ! ». Ses larmes coulent encore et encore. Une amie me confiera plus tard que c’est la première fois qu’elle voyait un sans domicile pleurer. Je ne sais pas quoi lui répondre, n’ose pas lui rappeler d’appeler le 115 ou de visiter les accueil de nuit pour voir s’il y a de la place. « C’est plein à craquer partout ! Ils ont plus de place pour nous les handicapés, ajoute-t-il en désignant sa canne, et puis je ne peux plus prendre le tram pour aller jusqu’à la Cantine Solidaire manger quelque chose, ils m’empêchent de rentrer dans le tram sans ticket. Alors j’ai plus qu’à crever sous un pont, au moins ce sera fini tout ça. » extrait de notes personelles, 02 novembre 2020
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sensibilité, expériences et choix du sujet Plein de questionnements se mêlent depuis le début de mes études : quel modèle d’urbanisme produisons- nous, est-il porteur de sociabilités ? Quelles sont ces sociabilités, ont-elles lieu dans l’espace public ? Que fait- on des populations fragiles, pourquoi les invisibilisons-nous ? Ainsi, l’idée de d’inventer ou plutôt de porter un regard sur des nouveaux modèles de ‘faire la ville’, plus solidaire, mais aussi plus flexible, permettant de développer la créativité des individu·es et enfin, plus écologique. La question d’un abri décent pour tous·tes serait centrale dans cette nouvelle organisation urbaine.
PRÉAMBULE
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Ces questionnements posent également la question de la pertinence d’un « modèle », qui fait évidemment référence au mode de production industriel, globalisant et de masse. Pourtant, il est évident que nous évoluons dans un système, qui perpétue des modèles, stigmatise les mêmes populations en les mettant dans des cases. Lors d’une conférence d’Éric Chauvier sur le thème des ‘marges’, celui-ci rappelait l’importance de se défaire d’une vision binaire, nous et « les autres », qui empêche de développer la potentialité de l’individu·e comme unique au sein d’un groupe. Toutefois, comment changer un système sans en imposer un nouveau ? Cet idée de « modèle plus solidaire et flexible » qui replacerait l’individu·e au cœur de son fonctionnement pose d’emblée problème. Comment valoriser une forme de fonctionnement co-produit et auto-déterminé à partir des singularités existentielles sans en faire un modèle universel et applicable à tous ? Comment préserver la singularité quand on parle du groupe ? Quelques déclics dans ce cheminement de pensée...
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Dans La ville informelle, Michel Agier fait le constat désastreux du modèle de ville formel puis affirme que dans l’informalité se trouve de l’initiative, de la réponse auto-impulsée et donc directement en lien avec le besoin, beaucoup de solidarités et, finalement, des modèles assez écologiques.
Je fais un stage chez le collectif les Saprophytes qui utilise le chantier participatif et la permaculture comme outils de lien social. Leur méthodologie interroge une nouvelle manière de créer la ville qui serait spontanée, où on laisserait la place à l’intention, l’intuition, l’erreur. Sur les routes de l’Inde, j’observe des modèles de sociabilités, créateurs d’urbanités différentes de celles que je connais. Découle d’une organisation sociétale complexe et très hiérarchisée des formes de ville contrastées et violentes. Dans la pauvreté, je ne trouve pas la solidarité à laquelle je m’attendais.
PRÉAMBULE
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Le festival Bellastock me frappe par ce qu’il produit. En 5 jours, 600 festivalier·es construisent une ville éphémère en bottes de paille. Dans l’urgence de créer un toit pour s’abriter de la pluie, nous construisons une ville, avec des rues, des espaces et équipements publics. Sur la ZAD de NDDL, je découvre un nouvel écosystème où la production découle du besoin, est auto impulsée et auto gérée. On y teste directement ce qu’on pense, on expérimente en groupe et ajuste en permanence. La ZaD réside dans le débat, le compromis et l’initiative.
Ces quelques expériences personnelles posent le cadre d’un engagement au delà du mémoire, des réflexions qui ancrent une grande subjectivité vis à vis du sujet. « Faire instinctivement confiance, apprendre à déléguer, s’installer dans le temps long, faire émerger les énergies et les savoir faire, conduire avec souplesse figurent parmi les bases de ces actions pour construire ensemble », Atlas du Oui, Les Éditions Hyperville, 2018
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MÉTHODOLOGIE
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De nombreuses personnes ont accepté de s’entretenir avec moi dans le cadre de ce mémoire. En voici une présentation très succinte.
interviewé le 25/02/2020 Rachid est à l’origine du collectif la Piraterie. Iels montent ensembles l’Auberge Solidaire, un squat conventionné par la mairie de Bordeaux qui accueille des femmes et familles. interviewé le 24/02/2020 Maxime Essaouira est un SDF de 66 ans rencontré grâce au CCAS de Bègles. Il vit dans la rue depuis 2017 et accepte gentiement de me livrer son histoire. interviewée le 24/02/2020 Joëlle Robillard est assistante sociale à la Médecine Préventive de l’Université de Bordeaux. Elle déclare rencontrer un nombre grandissant d’étudiant·es vivant des situations de sans-abrisme.
MÉTHODOLOGIE
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interviewé·es le Le Diaconat de Bordeaux est une association sociale reconnue d’intérêt public qui propose un accompagnement de la rue vers le logement. Je les rencontre sur leur site de «village mobile» où iels accueillent des demandeurs d’asile. HJL est un foyer de jeunes travailleur·ses situé dans le centre ville de Bordeaux. Je rencontre grâce à cette structure trois jeunes ayant vécu dans leur parcours résidentiel différentes situation de sans-abrisme. interviewé·es le 26/02/2020 Le GIP Médiation travaille pour BM à la médiation entre les squats et bidonvilles et les services publics et le voisinage. Je pars avec ell·eux à la visite de squat et bidonvilles de la métropole et de leurs habitant·es interviewé·es les 28/02 et 01/03/20 La Zone Libre est un squat autogéré à Cenon, que je rencontre une première fois grâce à l’association Bienvenue qui opère sur le site et me permet par la suite de rencontrer Siham et Celaj, respectivement mère et père de deux familles demandeuses d’asile.
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METTRE À L’ABRI, D’ABORD
interviewé le 12/10/2020 Juriste de formation, Denis Pacomme est devenu Président de l’association Les Compagnons Bâtisseurs Aquitaine.
interviewée le 14/10/2020 Sophie Bondier a été pendant plus de 8 ans directrice de l’association des Compagnons Bâtisseurs Nouvelle Aquitaine, «acteur d’insertion qui utilise l’habitat comme un prétexte». interviewé le 19/10/2020 Sébastien Thiéry est politologue. Il monte en 2012 l’association le PEROU, Pôle d’Exploration des Ressources Urbaines, qu’il définit comme un «laboratoire de rercherche-action sur la ville hostile». interviewé le 20/10/2020 Adrien Roques est architecte de formation, et travaille aujourd’hui chez Plateau Urbain. Il est responsable du site les Cinq Toits à Paris après avoir fini sa mission auprès des Grands Voisins.
MÉTHODOLOGIE
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interviewée le 20/10/2020 Mélia Déplanque est architecte, co-fondatrice du collectif Les Saprophytes, à Lille. Elle questionne par sa pratique l’espace urbain et son appropriation, notamment à travers le chantier participatif. interviewé le 23/10/2020 Jérome Flot est architecte de formation mais travaille dans la promotion immobilière solidaire. Il a travaillé pour l’association Aurore et a aujourd’hui développé à Paris son entreprise Soletdev. interviewée le 27/10/2020 Kristel Guyon est diplômée de Sciences Politiques Lyon. Elle a vécu 5 ans au Liban et travaille aujourd’hui chez YesWeCamp en tant que coordinatrice du projet CocoVelten, à Marseille. interviewée le 01/12/2020 Marthe Pommié, politologue, travaille à la Délégation interministérielle de prévention et de lutte contre la pauvreté. Elle monte le LabZéro, un laboratoire d’innovation publique en région PACA qui lance CocoVelten.
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AIVS AMI APL ARA ASE BM CAU CADA CAL CAO CAIO CCAS CDEF CHRS CIL CLSPD CMP CNV CPH DNA DDCS DIHAL ESS ETI FJT
METTRE À L’ABRI, D’ABORD
Agence Intermédiation à Vocation Sociale Appel à Manifestation d’Intérêt Aide Personnalisée au Logement Auto-Réhabilitation Accompagnée Aide Sociale à l’Enfance Bordeaux Métropole Centre Accueil Urgence Centre Accueil pour Demandeurs d’Asile Commission Attribution Logement Centre d’Accueil et d’Orientation Centre Accueil Information Orientation Centre Communal d’Action Sociale Centre Départemental de l’Enfance et la Famille Centre Hébergement et de Réinsertion Sociale Conférence Intercommunale du Logement Conseil Local Sécurité Prévention Délinquance Centre médico Psychologique Communication Non Violente Centre Provisoire d’Hébergement Dispositif National d’Accueil Direction Départementale Cohésion Sociale Délégation Interministérielle à l’Hébergement et à l’Accès au Logement Économie Sociale et Solidaire Espace Temporaire d’Insertion Foyer Jeunes Travailleurs
LEXIQUE
FSL GIP
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Fonds Solidarité Logement Groupement Intérêt Public (Bordeaux métropole Médiation) GUDA Guichet Unique Demandeurs d’Asile HLM Habitation à Loyer Modéré HUDA Hébergement Urgence Demandeurs d’Asile IML InterMédiation Locative MECS Maison d’Enfants à Caractère Social MDSI Maison Départementale Solidarité Insertion MNA Mineurs Non Accompagnés MSF Médecins Sans Frontières OQTF Obligation de Quitter le Territoire Français OFII Office Français Immigration Intégration PASS Permanence Accès aux Soins de Santé PADA Plateforme Accueil Demandeurs d’Asile PDALHPD Plan Départemental d’Action pour le Logement et l’Hébergement des Personnes Défavorisées PF Pension de Famille PRAHDA Programme Régional pour l’Accueil et l’Hébergement des Demandeurs d’Asile PDLAHPD Plan Départemental d’Action pour le Logement des Plus Démunis RHVS Résidence Hôtelière à Vocation Sociale SDF Sans Domicile Fixe SIAO Service Intégré d’Accueil et d’Orientation SNE Système National d’Enregistrement
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METTRE À L’ABRI, D’ABORD
Mettre à l’abri, d’abord. Il paraît inhumain, et complètement déconnecté des problématiques réelles de laisser des gens dormir dans la rue, en invoquant qu’un espace n’est pas assez salubre, inadapté à dormir, ou encore dangereux. La rue n’est pas plus salubre, elle est mille fois plus inadaptée et infiniment plus dangereuse. Il me semble que mettre à l’abri est l’essence même de l’architecture. Il me semble également que l’empathie que nous avons pour nos semblables nous permet d’appartenir au groupe, d’être un·e citoyen·ne, d'exercer notre citoyenneté. Et pourtant, nous laissons nos paires dormir sur un bout de trottoir, dans un parking ou sous un arbre. J’écris, il pleut, nous sommes confiné·es. Pas tous·tes. Pour être confiné·e il faut d’abord un endroit où se confiner.
INTRODUCTION
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« En 2018, l'Insee a évalué à plus de 3 millions le nombre de logements vacants ou inoccupés en France » « En France, 3,6 millions de personnes sont soit privées de domicile personnel (895 000 personnes), soit vivent dans des conditions très difficiles (privation de confort ou surpeuplement) (2 880 000 personnes), soit sont en situation d'occupation précaire (hôtel d'urgence, caravanes...) » selon la Fondation Abbé-Pierre. Deux chiffres qui se font terriblement écho. Deux chiffres qu’on n'ose évidemment pas comparer. Dans cette vacance de logements grotesque, voire scandaleuse, combien sont réquisitionnables ? Il n’en demeure pas moins choquant de faire résonner ces chiffres. 3 millions, c’est 8 logements vacants sur 100. 8% de logements vacants. C’est aussi plus de 5 personnes sans abris sur 100. 5% de personnes sans-abri. Alors qu’attendons-nous pour inventer un nouveau modèle urbain, plus solidaire, qui ne laisserait personne se mettre en danger de la sorte ? « On évalue à peu près à 4 millions le nombre de personnes mal-logés en France. Et le confinement a montré ce problème. Quand on est malade on reste chez soi. Mais pour ces populations-là, le lo-
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METTRE À L’ABRI, D’ABORD
gement rend malade par son insalubrité. [...] Le loyer est aujourd'hui le premier poste des dépenses des ménages. En 30 ans, on a inversé le budget des dépenses alimentaires par la dépense du loyer. Le loyer représente en moyenne 25% des dépenses. Mais pour certains ménages, cette dépense atteint 40%. Et cela peut créer de grandes difficultés pouvant aller jusqu’à l’expulsion locative. Il faut qu’on prévienne plutôt que de guérir. Seulement, les pouvoirs publics ont du mal à entendre nos réclamations quant à l’ouverture d’un fonds d’aide à cet égard. »1 Christophe Robert Comment inventer des solutions innovantes, flexibles, mettables en place maintenant, et un nouveau modèle urbain qui permettrait de sortir de la rue et de la précarité liée au mal logement ? Comment inventer des formes d’hébergement plus adaptées à la diversité grandissante de profils de sans-abri ? A l’heure de la démocratie participative, pourrait-on inventer un modèle impliquant les personnes sans-abri dans la production de l’hébergement d’urgence ? Pourrait-on mettre à profit la vacance immobilière pour mettre à l’abri ? Quel est le rôle de l’architecte, quelle posture adopter ? 1 Le 25/05/2020, sur France Culture, «Pauvreté, chômage, aide alimentaire... Comment endiguer la crise sociale ?» L’invité des matins, par Guillaume Erner
INTRODUCTION
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Il s’agirait tout d’abord de mieux comprendre qui sont les sans-abri, quels sont leurs besoins, pour enfin repenser nos modèles d’hébergement, plus en accord avec les problématiques de terrain. Il s’agirait également de comprendre quelles sont les réponses actuelles face au sans-abrisme afin d’en évaluer les failles et de proposer d’autres solutions. Donner la parole aux concerné·es, les impliquer dans leur réinsertion en les valorisant, leur rendant de la dignité et du confort. Décloisonner les programmes architecturaux, occuper les espaces vacants, faire confiance et responsabiliser comme un·e adulte libre et démocratiquement participant·e, redistribuer le pouvoir, autant d’outils pour répondre à l’urgence. Comment impliquer des personnes sans-abris, fragilisées ? Comment mobiliser l’initiative citoyenne ? Comment mettre à profit la vacance d’un logement pour héberger des sans-abris ? Quel intérêt à la mixité d’usages d’un lieu ? Comment une diversité et un flexibilité dans le programme permettrait-elle de valoriser l’hébergement d’urgence et de sortir de la logique d’invisibilisation pour rendre de la dignité aux personnes sans-abris
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METTRE À L’ABRI, D’ABORD
? Comment ne pas créer de doctrine mais bien ouvrir le champ des possibles ? L’enjeu de ce mémoire réside dans la proposition d’une gestion résiliente des enjeux urbains en regard d’un monde figé par rapport au droit du sol. La covid et l’actualité en général interpelle un modèle de développement qui s’épuise : tous les modèles de la société explosent (écologie, social, etc.), il est grand temps de penser la ville sous un autre prisme, plus solidaire, plus flexible. Vers la résilience : comment s’adapter rapidement, trouver des solutions agiles pour trouver de la dignité de vie ? Nous nous intéresserons donc à l’émergence de nouvelles réponses qui font face à la rigidité de notre modèle. Comment l’architecture devient-elle résiliente ? Nous porterons une attention à de nouveaux modèles d’habiter, qui s’extirpent des normes et modèles esthétiques, afin de redéfinir l’essence de l’architecture comme un lieu qui protège et permet le lien. La rue crée des traumatisme irréversibles. Souvent, la mise à l’abri par l’hébergement est plus que « temporaire », elle peut durer des mois face
INTRODUCTION
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à l’horizon bouché du logement social… Alors comment le rendre plus humain, proche de besoins pluriels, capable de s’adapter en fonction des personnes hébergées, pour déjà amorcer un retour vers le logement pérenne ? Il me semble, avec ce sujet très large, primordial d’énoncer ce dont je ne parle pas. Tout d’abord, je ne parle pas de logement. Je parle en effet, d’hébergement, donc de mise à l’abri transitoire et non de solution pérenne. Un hébergement n’aura pas les mêmes exigences qu’un logement, elle permet de sortir de la précarité extrême, c’est un tremplin pour rebondir vers un logement. Je ne parle pas de sans-abrisme choisi. En effet, parler d’hébergement d’urgence implique la volonté des personnes d’être mises à l’abri. Il y a donc une démarche volontaire d’appel du 115 (ou passage par une autre structure) pour accéder à ce type d’aide sociale. Il est vrai qu’une partie des personnes sans abris choisissent cette contrainte comme ce que l’on pourrait appeler un « mode de vie ». J’ai vite réalisé en parlant autour de moi du sujet de mémoire qu’un fort imaginaire de l’opinion public attribuait au sans abrisme une situation choisie, une forme
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METTRE À L’ABRI, D’ABORD
de refus de notre société, avec des jugements à ce sujets négatifs comme positifs. Ce fantasme qui persiste toujours autour du sujet est pourtant largement faux. En effet, dans une étude Française de 2010, seulement 1,3 % des sans-abri avec lesquels les auteurs de l’étude ont discuté le sont par « choix personnel ». Pourtant, cette vision volontariste du sans abrisme justifie parfois une grande violence vis à vis des personnes concernées, à la fois dans le regard qu’on peut porter sur ces personnes et dans les politiques publiques se désengageant toujours un peu plus face à leur responsabilités. Je ne parlerai pas ou peu des personnes ayant reçu une OQTF ou présent.es illégalement sur le territoire français. En effet, le nombre de personnes sans droits ni titres est un problème grandissant et l’hypocrisie de l’État à ce sujet est innommable. Il est important de souligner qu’une grande partie des places en hébergement d’urgence sont occupées par ces personnes en situation transitoire sur le territoire, malgré qu’elles y restent souvent très longtemps, en attente de régularisation de leur dossier. Le problème ici est double : ces personnes sont abandonnées par l’aide sociale car considérées comme n’ayant pas droit. Pourtant, la réalité administrative fait qu’elles demeurent longtemps
INTRODUCTION
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sur le territoire, sans jamais accéder à de logement décent. Cela pose un cas de conscience énorme : dans le cadre d’un état ne fournissant pas assez de place en hébergement, faut-il privilégier des personnes dont on peut espérer que leur situation s’améliorera ou prôner un accueil inconditionnel ? Dans le cadre de ce mémoire, je choisis donc de m’intéresser aux personnes en situation de légalité sur le territoire afin de ne pas trop m’éparpiller. J’essayerai donc de me concentrer sur des hypothèses architecturales et urbanistiques dans notre contexte politique actuel (aussi critiquable soitil…) Je ne parle pas de squat. Bien que j’évoque à plusieurs reprises les cas de squat autogérés, j’aborde dans ce mémoire le sujet de l’hébergement d’urgence et donc de solutions financées par l’état, des réponses institutionnelles face à la problématique de mise à l’abri. Je ne parle pas non plus de quelques nuitées à l’hôtel après une expulsion, mais plutôt de CHU, CHRS ou RHVS. Une fois cela dit, il s’agirait de cerner le sujet. Comment proposer des solutions d’hébergement
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METTRE À L’ABRI, D’ABORD
innovantes en considérant les caractéristiques particulières des hébergé·es : des personnes abimées par leur vécu, rejetées par le groupe au sens de la société et y associer la dimension d’urgence ? Faire vite, si ce n’est maintenant, mais aussi faire mieux, plus emphatique, plus à l’écoute. Dans notre contexte où la mode est à la participation, la question se pose : peut-on inclure les sans abris dans les processus de production de l’hébergement d’urgence ? Expert des besoins, oui, mais également victimes de violences, traumatisé.es sûrement et donc peut-être peu disponibles pour la grande concertation bobo qu’on s’imagine depuis notre bureau quartier de la création. Et si on leur donne la parole, comment faire ? Et puis tant qu’on y est, pour quoi faire, et quel est notre rôle là dedans ? Je ne fais pas le choix de m’axer uniquement sur un profil de sans-abri, car l’hébergement d’urgence est actuellement relativement mixte. Je souhaite m’intéresser à cette idée de mixité tout en sachant spécifier quelle est-elle, afin d’innover dans la méthode de production, qui doit s’adapter à la diversité, la spécificité de chacun·e et savoir produire, parfois, peut être, une mixité positive.
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I. ÉTAT DES LIEUX DU SANS-ABRISME UN CAS D’ÉTUDE : BORDEAUX MÉTROPOLE
L’objectif de cette première partie de rendre compte de la très grande diversité, à la fois de profils de personnes (d’où viennent-iels, qui sont-iels, qu’est-ce qui a mené à une si grande précarité?) et de formes de sans-abrisme (squat, bidonville, rue, lieux conventionnés, errance, etc.). En effet, il convient d’essayer d’être le plus exhaustif possible pour définir cette réalité qu’on a tendance à stigmatiser. En comprendre clairement les logiques et
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les causes permettra une meilleure prise en main du sujet et d’être la plus précise possible lorsqu’on parlera de solutions « adaptées » par la suite. Cette première partie s’axe en grande majorité sur le diagnostic réalisé par la coopérative Place auquel j’ai contribué lors d’un stage et qui deviendra pour ce mémoire un cas d’étude. Etat, Département de la Gironde et Bordeaux Métropole ont été retenus comme territoire pilote de « la mise en œuvre accélérée » du plan quinquennal pour le logement d’abord et la lutte contre le sans-abrisme (2018-2022). L’ambition avec cette observation sociale est d’apporter des éléments de connaissance objectivés, actualisés, partagés. Autant de fondements indispensables pour éclairer les modalités d’activation des solidarités urbaines et pour contribuer à la mise en œuvre accélérée du logement d’abord au sein de la métropole. Dans ce cadre, j’ai également réalisé une dizaine d’entretiens avec des personnes concernées par le sans-abrisme.
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METTRE À L’ABRI, D’ABORD
I.i. LES CONCERNÉ·ES : QUI SONT LES SANS-ABRIS ? La figure du vagabond au Moyen Âge Tout d’abord, pour comprendre notre vision contemporaine des sans abri, il est intéressant de revenir briévement sur l’histoire des marginaux. Comme l’expliquent Axelle Brodiez-Dolino et Patrick Bruneteaux dans un podcast de France Culture1, cette histoire remonte avant le MoyenÂge, où la figure du pauvre était absolument valorisée car représentait le Christ. Les «ordres mendiants» sont donc valorisés dans toute la première partie du Moyen Âge. A la fin de cette période, on assiste une massive exode rurale, car les gens ont faim. C’est l’apparition de la figure du vagabond, qui s’accompagne d’une saturation des villes, de l’apparition de nouvelles épidémies et également de la création de rassemblements qui sont des formes de sédition effrayant 1 Entendez vous l’éco - L’économie de la nuit 4/4, Dans les pas des sans-abris - 20/02/2020 - France Culture
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les pouvoirs publics. Toute la fin du Moyen-Âge est donc caractérisée par de forts mouvements de canalisation des «vagabond·es», qui représentent 25% de la population au XVe siècle. Les pouvoirs publics mettent en place des châtiments «exemplaires» qui se voulaient dissuasifs mais «ne dissuadaient personne car quand on a rien chez soi on est quand même obligé de partir»2. On parle de 500 ans de de traitement extrêmement durs à l’égard des vagabond·es et des mendiant·es : «on vous coupait l’oreille, c’était la pendaison, le pilori et les galères...» A la veille de la Révolution Française, on parle de plus de 50% de la population française qui était dans une situation de précarité totale. En 1810, on inscrit dans le Code Pénal que le vagabondage est une délit, passible de la police et du dépôt de mendicité. Ce siècle de misère est caractérisé par des courbes de répression croissantes jusqu’en 1890, puis on se rend compte que ça n’est pas un choix que de sillonner les routes et d’être pauvre mais bien que ces gens sont juste poussés par la misère. Un lot de médecins et de juristes commencent à défendre l’idée qu’iels ne sont pas coupables mais bien victimes et qu’il faut prendre 2 Axelle Brodiez-Dolino dans Entendez vous l’éco L’économie de la nuit 4/4, Dans les pas des sans-abris - 20/02/2020 - France Culture
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le problème d’une autre façon. Au début du XXe siècle, la répression commence à se changer en assistance. En 1992, on dépénalise enfin le « délit de mendicité » et des mouvement charitable se développent : les asiles de nuit, qui sont d’abord des asiles privés, créés par des associations catholiques et protestantes puis par les municipalités. Donc même si on assiste à un changement de paradigme et qu’on commence à considérer les sans domicile comme des victimes, il faut bien comprendre que 1992, c’est il y a moins de 30 ans, et que notre politique et vision publique est encore empreinte de l’idée que ces personnes effectuent un choix et donc qu’iels ne seraient pas réellement méritant·es d’une politique d’assistance. ***
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PROFILS DE SANS-ABRISME Retour à notre époque. Il s’agit ici de souligner la diversité des situations et non de les généraliser. Et encore moins de les stigmatiser. De la traditionnelle figure du sans abri (« peut être oubliée ? »3) aux plus récentes (« malgré elles sur-médiatisées »), on identifie avec l’agence Place une dizaine de profils sur la Métropole de Bordeaux. Ces profils sont présentés à partir de trois causes majeures (ruptures, migrations, logement et travail), qui sont apparues successivement dans l’espace public. Ces causes aident à comprendre « l’entrée dans la rue », étape fondamentale, tant elle détermine les parcours, les réseaux de solidarités et les systèmes de prise en charge. LA CONJUGAISON DES RUPTURES Considérer les causes qui mènent ou qui déclenchent l’expérience du sans-abrisme met en évidence le poids des ruptures. Un choc, une crise ou un traumatisme sont souvent à l’origine du décrochage. Mais les ruptures sont rarement seules. De multiples processus s’enchainent et conduisent 3 Entre guillemets, propos récoltés lors des réunions avec le comité pilote du rapport sur le sans-abrisme sur Bordeaux Métropole, lors de mon stage chez l’agence Place, Février-Mars 2020
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au glissement vers la rue. Ils s’entremêlent, s’alimentent, se cumulent, dans une spirale de situations qui accroit les vulnérabilités et les fragilités sociales, qui use les personnes et les place en situation de danger. A travers les entretiens que j’ai effectué avec différentes personnes concernées par le sans-abrisme, ainsi qu’à l’aide du précieux rapport effectué par l’agence Place, on peut identifier différentes catégories de ruptures : Les ruptures professionnelles (ou de parcours de formation (traumatismes liés aux pertes d’emploi ou au déclassement professionnel, échec ou abandon des formations ...) Les ruptures familiales (séparations soudaines, violences intrafamiliales, fugues …) Les accidents ou troubles chroniques de santé (addictions, troubles psychiatriques et de santé mentale, pathologies lourdes ou chroniques, handicap …) Les sorties de séjours en institutions (prisons, hospitalisation, foyers ... ) Les sorties de prises en charge sociales (mesures
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ASE, contrats jeunes majeurs, protection des femmes avec enfants ... ) Les pertes de droits (titre de séjour, suspension des droits (allocation chômage, aides au logement), changements de situation administrative (passage à la retraite ...) Les pertes de logement (expulsions, mal logement, habitat précaire …) Les situations financières critiques (dettes, chute de ressources, manque ou irrégularité des ressources ... ) Cette situation de conjugaison des ruptures mène à l’observation de quatre profils différents : jeunes en errances, chroniques âgés, mamans seules, individu·es discret·es.
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Les jeunes en errance Ces jeune de moins de 30 ans, sont parfois très jeunes (de 16 à 20 ans). La présence de ces jeunes dans la rue s’explique essentiellement par une rupture de leur prise en charge dans le cadre de l’Aide sociale à l’enfance. De plus en plus de filles rejoignent ces groupes, dont l’évolution vers « toujours plus » (de problèmes psychologiques, de consommation de produits « hard ») inquiète. A leurs côtés, de « jeunes zappeurs » entrent dans la rue de façon progressive pour chercher « l’illusion de la liberté ». Ce passage peut s’accompagner d’histoires dramatiques, quand le basculement est trop fort et trop rapide. Accompagné·es pour certain·es de leurs chiens dont le rôle oscille entre report affectif et protection réelle, ces jeunes en errance recherchent des alliances protectrices, de « frères et de sœurs de rue ». Dans la journée, iels choisissent un spot à Bordeaux centre où la manche est rapide et efficace (50 € en 1 heure proche d’un DAB ou d’une supérette), avant de prendre le tram (Ligne B) pour dormir dans un lieu qui les sécurise, en jaugeant vite le seuil de « tolérance / acceptabilité » du voisinage. L’été, la vie de « teufeurs » (camion, festivals, free party) en éloignent certains de la ville.
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Les chroniques âgées Dans la rue depuis longtemps, ces hommes sont des figures à la fois historiques et oubliées du sansabrisme. Au sens, où notre regard se déplace aujourd’hui sur d’autres profils. Quelques femmes se retrouvent seules dans ces situations, une fois leur compagnon de rue décédé. Chroniquement installés dans la rue, de jour comme de nuit, iels souffrent souvent d’une addiction qui les fige sur un lieu, comme au Marché des Capucins, à la Gare, au Palais des sports ... Proches de supérettes qui font crédit le jour, et de lieux avec des abris légers pour la nuit (parking, laverie, devantures, recoins d’immeubles, de petites rues ... ), ces personnes recherchent la foule comme une « forme de médicament ». Le bruit, le mouvement permettent de s’oublier. Des mises à l’abri, dans le cadre du plan hiver (ou pas) les amènent à fréquenter des dispositifs d’urgence, dont iels se sont éloigné·es. Des hôtels modestes jouent pour certains un rôle de « pension de famille » très utile (pour la prise de médicament, le rappel d’un rendez vous ...). « Si l’autre n’existe plus » pour ell·eux, iels se raccrochent à une des personnes du réseau de professionnel·les, qui a su tisser une relation, patiente, attentive et respectueuse de leurs droits.
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Les mamans seules Les femmes seules sont de plus en plus présentes dans la rue, dans les foyers ou dans les squats. Notamment des mamans seules, qui se tenaient à distance de la dangerosité de la rue, en étant souvent hébergées chez un proche après une rupture, une expulsion. Ces filets de sécurité disparaissent. Pauvreté, précarité, violences conjugales, séparation, migration, soucis de santé... sont autant de ruptures, qui, combinées les unes aux autres, expliquent l’ampleur de ce phénomène. Lequel se renforce aussi, de façon paradoxale, par l’élargissement du nombre de lits disponibles dédiés aux femmes dans certains centres d’hébergement, créant de fait un « appel d’air ». Des nuits d’hôtels financées par l’Etat et les CCAS permettent des mises à l’abri de ces familles monoparentales, qui peuvent aller de 1 à 4 ou 5 enfants. Aussi, des squats gérés par des collectifs militants sont ou ont été spécifiquement dédiés aux femmes (comme «l’Auberge Solidaire») selon un protocole d’accueil bien précisé. Au-delà du logement, ces mamans, migrantes ou non, ont de gros besoins de soins et de soutiens (puericulture, parentalité, écoute...) sachant que la plupart « échappent au 115 », et donc à l’accompagnement qui se met en place lors de l’hébergement dans un foyer.
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Et des individu·e·s discret·e·s... La recherche de discrétion et d’anonymat dicte leur conduite. Suite à une rupture (familiale, emploi, santé ...), iels sont coupé·es de leurs anciens réseaux, qu’iels ont mis à distance. A moins que cela ne soit le contraire. Soucieux·ses de préserver leur apparence (hygiène, vêtement), iels repèrent des « interstices » pour se loger : comme des petits espaces collectifs (loge, entrée d’immeuble, micro local), garage ou logement d’un propriétaire absent ou décédé. Iels repèrent des volets fermés, souvent en périphérie, avant de trouver les clés («sous un pot de fleur !») ou de pousser (« un peu fort ») la porte d’entrée. Iels savent se rendre utiles vis-à-vis de leur environnement et de leur voisinage. En sortant les poubelles par exemple dans une co-propriété, en échange du « silence » et de la compréhension de leurs voisins. Iels trouvent ainsi le moyen de gagner leur vie, ou plutôt leur survie, sans réel accompagnement social. Ces personnes ne sont ni repérées, ni repérables, par les services compétents. Certaines sont passés par la rue et des squats, qu’elles ont fuit face à leur violence et leurs tensions, liées aux expulsions permanentes. ***
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L’INTENSIFICATION DES MIGRATIONS Les publics migrants composent la fraction la plus importante des sans-abris aujourd’hui. La pluralité des publics est à reconnaître (adultes isolé·es, familles ou personnes seules avec enfants). Leurs situations évoluent selon leurs parcours migratoires, leurs expériences vécues (violences, persécutions, ruptures ...), les liens communautaires et les réseaux qu’iels mobilisent à la fois dans le pays d’origine comme sur place. De nombreux amalgames et autres idées reçues, sont véhiculés ici, avec une utilisation abusive et souvent inadaptée, des termes de réfugié·es, d'exilé·es, d'immigré·es, d'étranger·es, de demandeur·ses d'asile, de Roms, de gitan·es, de sans-papiers, de sans droits … Un·e migrant·e est une personne qui a quitté son pays d'origine pour venir s'installer durablement dans un pays dont elle n'a pas la nationalité. Et ce pour des raisons multiples, souvent liées entre elles : motivations économiques (recherche d'emploi) regroupement familial, contraintes à l'exil, migrations choisies, subies ... Ou plus simplement, la volonté de voir grandir leurs enfants en toute sécurité, de pouvoir travailler pour manger à sa faim et se loger dans des conditions décentes. Humaines et non humiliantes.
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Un·e demandeur·se d’asile est une personne qui a fuit son pays car elle y a subit des persécutions ou craint d'en subir et qui demande une protection dans un autre pays. A l'issue de la période d'instruction des demandes, la personne est soit déboutée et elle devient un·e « sans-papier » assorti d’une OQTF (obligation de quitter le territoire français), avec des recours possibles ; soit elle obtient le droit d'être protégée dans un autre pays que le sien, en l’occurrence la France, et elle devient légalement un·e « réfugié·e » avec un titre de séjour d'une durée déterminée. La Convention de Genève de l'ONU de 1951 relative au statut du réfugié, ratifiée par 148 Etats, garantit ce droit. Dans la réalité, en raison de la multitude des situations et la complexité/lenteur administrative qui en découle, de nombreuses personnes se retrouvent ni expulsables, ni régularisées ... ni régularisables. Le rapport de l’agence Place identifie ici quatre nouveaux profils : les demandeur·ses d’asile, les familles roumaines et bulgares, les migrant·es économiques et enfin, les mineur·es non accompagné·es. Il convient également de d’étayer ce propos et analysant plus en profondeur chacun des profils.
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Les demandeur·e·s d’asile La métropole bordelaise n’échappe pas à la pression de la demande d’asile qui s’affirme à l’échelle nationale : elle constitue un des lieux de polarisation. Une part importante de ces publics (Albanais, Géorgiens, Syriens, Afghans principalement en 2019) peut être hébergée dans les 1 500 places disponibles que propose le Dispositif National d’Accueil. Une fois l’instruction terminée (6 à 12 mois), les titulaires du statut de réfugié·es font partie des « CP » (contingents prioritaires) du logement social, mais peu y ont accès. Pour diverses raisons, dont le « blocage » lié aux familles mixtes, avec une seule personne régularisée. Pour les personnes installées dans des droits temporaires (à confirmer au vu de la situation des membres du ménage), leur statut ne présente pas des garanties suffisantes pour les bailleurs. Enfin, les personnes déboutées du droit d’asile soumises à l’OQTF (mise en œuvre souvent tardivement par ailleurs) disparaissent en espérant ré-apparaitrent dans 5 ans, pour renouveler leur demande. Globalement le recours aux nuitées d’hôtel sert – en masse de variable d’ajustement, avec un report sur les «squats autogérés» par les collectifs militants, sur les foyers et sur les citoyens, qui ouvrent leur porte face à la détresse.
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Familles bulgares et roumaines Ces familles sont très présentes dans la Métropole. Citoyen·nes européen·nes, iels quittent des situations très précaires, pour du travail mieux rémunéré, qu’iels ne trouvent pas dans leur région d’origine, souvent rurale. Un diversité de profils existe en fonction de leur langue et de leur religion (turquophones et musulmans, Romani et évangélistes ...) Si certain·es sont ROM, tous·tes ne le sont pas. Ou ne s’en revendiquent pas. Leurs parcours renvoient à des situations multiples : travail dans l’emploi saisonnier du BTP ou des activités agricoles, manche, permettant d’amasser un pécule et, selon les conditions de la circulaire de février 2019, d’ouvrir des droits (permis de travail, santé, école). La domiciliation auprès des CCAS et la scolarisation des enfants participent à ce mouvement. A noter ici les effets « masse », « plumeau » et «va et vient», qui caractérisent l’ouverture ou la fermeture de «gros squats» (100 à 400 personnes), rythmés par de réguliers aller-retours avec leurs pays d’origine.
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Les migrant·e·s économiques Essentiellement des hommes, qui quittent leur pays où ils n’ont plus de perspectives, seuls avec l’espoir d’une vie meilleure pour eux et leur famille, restée au pays. Ils arrivent pour chercher un emploi (saisonnier ou non) grâce à la communauté et aux réseaux. Iels s’inscrivent dans une immigration professionnelle et traditionnelle, prolongée ou non d’un regroupement familial, en provenance d’Afrique de l’ouest, du Maghreb, d’Europe de l’Est et du Sud. Cette main d’œuvre étrangère se retrouve en général, sur des « métiers difficiles à pourvoir » parce que éreintants et peu rémunérés du bâtiment ou de l’agriculture. Munis d’un contrat de travail, ils espèrent ouvrir des droits (permis de travail, santé, logement, famille), aux conditions de la circulaire de février 2019. En attendant, ils font des économies sur le logement, avec une absence de perspectives et de compréhension du système (lié à la multitude de titres existants), partagée par certains employeur·ses. D’autres intermédiaires issus de la communauté, moins scrupuleux, organisent des « filières de recrutement », plus ou moins mafieuses, avec mal logement intégré (logements sur occupés, caravanes, tentes, squats).
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L’HORIZON BOUCHÉ DU LOGEMENT L’emploi ne protège pas toujours de la pauvreté économique. Et l’insertion professionnelle n’empêche pas certaines personnes d’être confrontées aux effets du mal logement ou de subir l’expérience du sans abrisme, en raison notamment des tensions présentes sur le marché du logement dans la métropole Bordelaise et son « horizon bouché » malgré la production de logements sociaux (3 000 / an dans le cadre du Programme Local de l’Habitat). Ainsi, les travailleur·ses pauvres, les saisonnier·es, les étudiant·es, les apprenti·es, dont le niveau de vie est inférieur au seuil de pauvreté, constituent une figure de plus en plus prégnante parmi les publics du sans- abrisme. Ce qui fait catégorie tient à la faiblesse et à la précarité des ressources, qui exposent les personnes à subir le poids des charges et des dépenses. Le logement constitue alors un poste sur lequel il s’agit de rogner ou une condition qui peut être sacrifiée et être compensée dans les méandres du sans-abrisme. Cette contrainte s’impose à tous·tes, quelque soit leur capital culturel ou leur niveau de formation. Loin d’être désinsérées, ces personnes ne trouvent pas leur place face aux rigidités et aux conditions
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de prix du marché du logement. Elles apparaissent éloignées des standards attendus pour vivre de manière autonome dans un logement, qu’iels estiment trop cher. Inaccessible dans la parc privé en raison du trypitique « garant·es demandé·es, cautions incroyables, loyers élevés ». Tout comme dans le parc social pour d’autres raisons : méconnaissance des procédures, lenteur des dossiers et risque de déclassement (« vivre en HLM, ce n’est pas pour moi »). Pour une part de ces publics qui perçoivent un revenu individuel supérieur au SMIC, ce n’est pas la précarité de leur emploi qui les rend pauvre et sans abri, mais la pauvreté des membres qui composent leur famille. Le salaire de ces personnes nourrit souvent une cellule, plus ou moins familiale, plus ou moins recomposée, plus ou moins proches ... mais toujours dans la précarité. Le moindre pépin peut se révéler dramatique. La diversité des parcours est ici à reconnaitre, avec des personnes qui subissent de plein fouet les effets de la précarisation du marché du travail : Travailleur.se.s à temps partiel sur des horaires à fortes contraintes : horaires décalées, travail posté...
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Autoentrepreneur·e·s, qui alternent petits «uber» boulots, missions en intérim et périodes d’inactivité (volontaires ou pas)? Freelance de l’économie créative, jeunes, mixant contrats très précaires et petits boulots pour des client·es toujours plus pressants, iels multiplient les heures pour des revenus mensuels moyens très faibles et très irréguliers (à lisser dans l’année, pas simple à maitriser quand on débute). Etudiant.e.s et jeunes en formation en alternance,en stage ou en apprentissage, confronté·es à la nécessité de trouver un logement supplémentaire quand leurs attaches sont éloignées. Travailleur.euse.s saisonnier.e.s, français.e.s ou étranger.e.s (EU) dans les domaines de l’agriculture, de la viticulture, du bâtiment, qui limitent leur dépenses ici pour adresser leur revenu là-bas. Au final, l’attractivité d’une métropole, conjuguée à un marché de l’habitat tendu amène à la nécessité de penser « un volet solidarité » aux politiques de développement économique, afin d’absorber cette nouvelle main d’œuvre ... sans abri.
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Les travailleur·e·s pauvres Attirés par les opportunités de travail dans la Métropole bordelaise (emploi en tension : propreté, restauration, BTP, sécurité, service à la personne), des personnes viennent « s’installer à Bordeaux ». Pour des périodes plus ou moins longues, dépendantes de la durée de leur contrat de travail (beaucoup en interim ou emploi saisonnier). Essentiellement des hommes jeunes et débrouillards, iels vivent dans leur voiture pour économiser et rentabiliser leur choix (provisoire) de vie. Iels testent la région sans un toit fixe au-dessus de leur tête dans la mesure où le parc privé (caution / coût) ou public (délais / contraintes administratives) leur semblent inaccessibles. S’iels peuvent « être hébergé·e chez un·e pote » qui a pu leur conseiller de venir, iels cherchent et trouvent une place gratuite pour garer leur voiture en périphérie, à proximité de leur lieu de travail, d’un parc et d’un point d’eau (Gymnase, WC, cimetière, aire d’autoroute) et d’électricité (pour recharger les téléphones). Avec la possibilité de planter leur tente pour la nuit quand la météo le permet. En toute discrétion. Iels alternent avec des nuits d’hôtels pas cher en bordure de rocade, voire un Airbn’B, pour un accès aux douches et à un confort réparateur.
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Les étudiant·e·s apprenti·e·s De la rentrée à Noël, de nombreux·ses étudiant·es, boursier·es notamment, se retrouvent sans logement. Cette période qui s’étire de plus en plus, les amènent à bricoler des solutions : des nuits chez un·e « pote » (20 € la nuit, ou rien, ou un paiement en échange de services dans la pire des situations), une chambre Airbn’B, un campement sauvage, sa voiture, un squat, un camion ... Sachant que certaines voitures peuvent se louer à la nuit. Certains finissent par rentrer chez leurs parents en abandonnant leurs études bordelaises. On ne compte plus les systèmes de débrouille en attentant un logement plus pérenne, quand il se libère via le CROUS, les FJT ou le marché privé. Idem pour les étudiant·es étranger·es, qui doivent trouver seul·es une solution avant leur entrée en master et leur éligibilité au CROUS et au système de bourse. Cette pénurie de l’offre s’explique par une augmentation croissante d’étudiant·es (+ 10 000 en 10 ans) couplée à une hausse des loyers. Les résidences meublées dédiées des bailleurs privés ne concernent que les familles aisées. ***
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FORMES DE SANS-ABRISME Ainsi, cette très grande diversité de profils énoncés mène à une une grande diversité de formes de sans-abrisme. Il convient ici de définir ce qu’est réellement le sans-abrisme, ce qu’il implique, quelles sont ses différentes formes. Les définitions de l’INSEE constituent un socle de références pour avancer vers une culture commune. Ainsi, selon l’INSEE, Une personne « sans-domicile » est quelqu’un·e qui a dormi la nuit précédente de l'enquête dans un endroit non-dédié à l’hébergement (rue, abri de fortune...) ou qui a eu recours à un service d'hébergement (centres, foyers...) Un·e « sans domicile fixe » (SDF) implique que l’individu·e bouge d’endroit à endroit squat, hôtel, hébergement d’urgence, rue ... – sans obligatoirement dormir dehors ou sans faire nécessairement l’expérience de la rue. Une personne « sans-abri » est quelqu'un·e qui n'a pas de toit, qui n'est pas protégé·e du monde extérieur : c'est une personne qui dort dans la rue. Un·e sans-abri est donc un SDF mais un·e SDF n’est pas forcément sans abri.
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Un référentiel commun pour considérer les formes du sans-abrime Sachant que, selon leur profil et leur trajectoire, les personnes sans abri peuvent dormir alternativement...
dans un véhicule dans un hôtel
chez un tiers
DANS LA RUE ou abri léger dans un bâtiment squatté
dans un foyer
dans un campement
Avoir un « abri », un soir, dans ces conditions, ne garantit pas un toit pour les jours suivants.
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Histoires de rue
Le 24 février 2020, j’ai rendez-vous avec Mr.Essaouira au CCAS de Bègles. C’est mon premier entretien. Je suis stressée. Je ne sais pas vraiment à quoi m’attendre. Je sais que je dois identifier les ruptures qui ont mené à la rue et les parcours dans la ville, l’aide à laquelle il fait appel au quotidien, peut-être. J’arrive un peu en avance, il n’est pas encore arrivé. La femme de l’accueil me prévient «j’espère qu’il viendra, ça n’est pas toujours évident». Tout ce que je sais, c’est que ce monsieur dort dans la rue depuis une dizaine d’années, qu’il a 70 ans et que le CCAS l’accompagne. Iels ont peut-être trouvé un studio en HLM pour lui et le lui ont annoncé la semaine passée. Quand Mr.Essaouira arrive enfin, nous nous installons dans un bureau, une assistante sociale ainsi qu’un coordinateur m’introduisent, puis quittent la salle, nous laissent seul·es.
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Cet homme si propre sur lui, les cheveux gominés, sentant le parfum, entame son récit. Je décèle dans son ton hâté le désir de se livrer. «Bah écoutez, mon histoire, moi c’est simple. Déjà, au départ, je suis orphelin de guerre. » Pendant près de deux heures, Mr.Essaouira me confit les détails de son parcours : décès, licenciements, honte, solitude, dépression… Il me parle de la rue, sa dangerosité, les mécanismes qui s’y opèrent. Ses longues nuits d’insomnies à errer dans la ville le plus longtemps possible pour ne surtout pas s’endormir et s’exposer à ces dangers. Il a longtemps dormi dans le parc de Mussonville à Bègles, d’où il vient, avec son sac de couchage, mais un jeune sdf y a été assassiné récemment, « règlements de compte » selon lui. Depuis, il s’exile vers une zone commerciale de Mérignac. Pour lui, il est impensable d’appeler le 115, les gens y sont « malpropres », il ne s’y reconnait pas. Il préfère se cacher, « préserver sa dignité », alors après ses nuits sans fin pendant lesquelles il essaye de perdre du temps, il part à la piscine de Bègles pour prendre une douche et soigner son apparence. Cette façade, ne pas être apparenté « aux autres », c’est tout ce qu’il lui reste. Puis il ère, encore, toujours. Sa fatigue est extrême tant il ne dort pas la nuit et mal le jour. Ce qui lui manque,
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c’est un peu de contact social. « Mais on ne peut pas aborder les gens comme ça dans la rue, ça leur fait peur. » Alors de temps à autres, il aide une mamie à faire ses courses, appelle un vieil ami à qui il n’a jamais rien dit, parle à un conducteur de bus. Le dimanche, il va à l’église. Quand un jour il demande au prêtre pourquoi il en est là, celui ci lui répond « c’est la fatalité ». Mr.Essaouira décrit la peur qui lui tord le ventre tous les jour : la peur d’être agressé, d’être volé, assassiné comme le jeune de Mussonville… Alors il cache son sac de couchage le jour, puis réfléchit des heures durant à comment il va éviter de s’assoupir la nuit. Puis quand il n’y tient plus, il trouve un recoin caché, mais pas trop, puis s’endort dans son sac de couchage, la tête sur ses papiers, et prie pour que rien ne lui arrive. ***
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La rue Un nombre toujours grandissant de personnes dorment dans la rue. A Bordeaux Métropole, grâce aux SIAO, aux CCAS, SNE et à la Plateforme de résorption des squats et bidonvilles, on identifie entre 850 et 1 100 individu·es qui y dorment. On y trouve majoritairement des chroniques âgés, des individu·es discret·es et des Mineur·es Non-Accompagné·es. Ce sont en grande partie des hommes et beaucoup souffrent d’addictions qui rendent leur parcours et leur éventuelle réinsertion encore plus complexes. Alors, accompagné·es de leur sac de couchage, iels errent à la recherche d’un coin suffisamment isolé pour ne pas être importuné·e mais suffisamment fréquenté pour ne pas trop risquer d’agression. Ce savant calcul se mesure au fil des expériences, des agressions, des conseils de « compagnons de la rue ». Dans la rue, des formes de solidarités se forment, des formes de tour de sommeil, mais encore fautil faire suffisamment confiance pour fermer l’oeil, car souvent, ces compagnon·nes de la rue peuvent aussi être des menaces. Alors ces sans-abri partent à la recherche d’un porche, un parking, une cage d’escaliers, un parc ou un coin d’herbe… Autant de solutions hostiles, et c’est sans compter sur les
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dispositifs anti-sdf et autres mobiliers malveillants. La rue crée des traumatismes irréversibles. Lors de notre entretien téléphonique, Marthe Pommié affirme : «après trois semaines passées dans la rue vous êtes assez abimé pour avoir besoin d’un vrai accompagnement social, ce qui n’est pas forcément le cas des personnes qui appelent le SIAO en première instance.» Qu’elles soient indemnes de pathologies mentales ou non, dès trois semaines passées dans la rue, la souffrance psychique s’installe insidieusement ou vient aggraver une maladie préexistante. Jamais heureux·ses, cell·eux qui vivent sans abri adoptent au fil des années des stratégies de survie et des défenses psychiques parfois efficaces. D’autres moins « compliant·es » à la rue s’effondrent tant sur le plan physique que psychique. La drogue ou l’alcool peuvent alors venir comme une forme de béquille à cette détresse, une manière de s’échapper ponctuellement de la dureté de la rue. Un rapport de l’académie de Médecin1 précise ici : 1 SDF : Aspect psychopathologique et comportement, Alain Mercuel, Bull. Acad. Natle Méd., 2013, 197, no 2, 271-276, séance du 5 février 2013
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«l’enquête SaMentA (Santé Mentale et Addictions) a pu établir un état des lieux de la souffrance psychique des personnes en grande précarité en région Ile de France : plus de 30 % des personnes à la rue, avec ou sans hébergement, en hôtel à la nuit ou sans abri présentent des troubles mentaux graves. Mais cela démontre également que 70 % des personnes ne sont pas dans ce cas-là. Cependant ces dernières ne sont pas toutes indemnes de souffrances psychiques liées à ce mode de vie en situation extrême.» Le rapport déroule : personnalités pathologiques, états psychotiques, troubles graves de l’humeur, états de dépersonnalisation...
mobilier urbain anti sdf © Getty / Lucas Schifres, sur France Inter
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extrait d’une bd réalisée pour le diagnostic «Bordeaux Métropole et le sans-abrisme» de l’agence Place à la suite de la rencontre de Maxime au CCAS de Bègles, février 2020
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Campements, bidonvilles, squats Gaston Cabane, entre 60 et 80 occupants, squats de maison appartenant à Bordeaux Métropole, population Bulgare, squatté depuis 20171 Première partie du site, 3 habitations Nous arrivons sur le site, boueux, inondé par la pluie. En face de nous, une maison récente, murée par la métropole et démurée deux fois consécutives par des squatteur·ses. Aujourd’hui, les occupant·es sont des familles bulgares, qui se partagent chaque maison entre 4 et 5 familles. A notre gauche, une piscine creusée est remplie de déchets (bouteilles d’eau en plastiques notamment). Annah m’explique qu’il y a quelques temps, la piscine était remplie à en déborder, ce qui avait causé des problèmes avec le voisinage, le lieu étant infesté de rats et provoquant d’évidentes nuisances olfactives. Bordeaux Métropole a donc organisé une grande action de nettoyage avec la participation des occupant·es. Iels n’ont toujours pas de poubelles reliées au service de nettoyage, le GIP n’arrivant pas à mobiliser le service sur ce site. La connexion aux réseaux électriques et d’eau a 1 Compte rendu visites de deux squats le 26/02 avec le GIP médiation
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été réalisée par les habitant·es. L’eau fuite un peu partout car les tuyaux passent sur la route et sont donc abimés par les voitures roulant dessus. Nous venons aujourd’hui rappeler aux familles le passage de médecins pour un rappel de vaccin. En effet, les familles ont été touchées par une épidémie de rougeole, la métropole a donc mobilisé des médecins pour venir sur site effectuer des vaccins. Nous rentrons à l’intérieur de la maison principale, où plusieurs femmes et enfants sont regroupé·es autour d’une table plutôt centrale. Apparemment, les hommes travaillent en tant que saisonniers dans le domaine viticole. Le grand espace est subdivisé dans les coins avec des installations de fortunes : cartons, tôles, plastiques, bois de récupération... L’odeur est prenante, l’ambiance sombre. Les fenêtres sont fermées. Cinq familles vivent dans cette maison d’environ 35 m2, 3 dans les coins du rdc et 2 dans la mezzanine. Des fils électriques dénudés courent partout dans la pièce qui est plutôt rangée et vide. Du linge est étendu partout, à l’intérieur comme à l’extérieur. Annah m’explique que lorsqu’elles recherchent un squat, les familles bulgares sont plutôt à la recherche d’un espace généreux et vide, afin d’y subdiviser l’espace eux mêmes selon les besoins.
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La pluie s’arrête, nous sortons de cette maison pour faire le tour des autres habitations. Une femme fait la vaisselle dans un petit évier à l’extérieur où l’eau coule en continue. Une antenne satellite venue directement de Bulgarie est fièrement plantée entre les habitations. Un peu plus loin, une voiture est en compostage dans les herbes hautes. Annah est très bien reçue par les habitant·es, qui l’invitent à entrer, lui pose des questions sur sa vie, sa santé, sa famille. Le reste des conversations m’est obscur car ils parlent bulgare.
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Deuxième partie, 3 maisons Nous nous dirigeons vers d’autres maisons, mitoyennes à des maisons habitées légalement. Sur le chemin, Annah me désigne une sortie d’eau débordant et m’explique que les familles habitant ces maisons s’étaient branchées illégalement au compteur qui alimentait la pompe d’eau, ce qui avait fait sauter les plombs et privé le voisinage d’eau pendant un temps. Le groupe Enedis, pour éviter que ce genre de problème se reproduise et pour préserver la bonne entente avec les voisins, a donc dispensé chaque famille d’un compteur personnel dans les maisons. Ici, dans chaque maison, on retrouve entre 4 et 5 familles. Devant les maisons bordelaises en pierre, les sacs poubelles s’accumulent en dehors des poubelles, ce que remarquent les médiatrices, mais l’hygiène est globalement bien meilleur. Ici, contrairement aux autres, les squats sont également reliés aux services de poubelles de la ville. Nous nous dirigeons vers une première maison. A l’extérieur, un tuyau d’arrosage coule en continue dans une poubelle débordante d’eau. C’est un problème de fuite d’eau généralisé, car en effet, si la famille coupe l’eau ici, ça déborde dans la bouche que nous avons vu plus loin. La maison est vide, nous battons en retraite vers
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une autre maison. Sur le chemin, nous croisons Tony, une grand Bulgare d’une trentaine d’années. Tony parle espagnol, nous pouvons discuter un peu. Tony Il m’explique avec le sourire qu’il a passé 10 ans dans le Sud de l’Espagne mais qu’en 2017 il décide de s’installer en France car le travail agricole y est bien mieux payé. « Buscamos la vida, sabes ! »2 En France, il est à la recherche de stabilité pour y élever son enfant de 7 ans, Zaprin, qui reste actuellement en Bulgarie avec sa grand-mère. Une femme s’approche, en manteau de fourrure. Il s’exclame « es mi cariño ! 3», sa femme. Ils m’expliquent qu’ils voient Zaprin « en vacances », les dernières en date ayant duré deux mois, travail saisonnier oblige. Ils veulent trouver un logement pérenne à Bordeaux pour scolariser leur enfant, trouver la « belle vie en France », « une télé, etc. » Ici, ça se passe bien, il y a une grande notion de solidarité avec les voisins bulgares. En effet, c’est grâce à la famille avec laquelle iles vivent qu’iels ont trouvé ce logement. Avant, iels vivaient à Mé2 3
«Nous cherchons la vie, tu sais !» «C’est ma chérie !»
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rignac puis quai de la Souys en caravane. C’est un ancien voisin qui leur dit « y a de la place chez nous vous pouvez venir. » La Maison de Valentina Nous entrons dans une autre maison, celle de la famille de Valentina, où vivent ses quatre enfants, son mari, la mère de son mari et une voisine. La maison est très propre, deux femmes y coupent et lavent des pommes de terre. Nous sommes très vite emmenées dans la chambre du fond, une très vaste pièce où on trouve deux lits et un landau. C’est l’unique pièce chauffée de la maison, il y fait très chaud, la déco est au rose. Sur un mur, on y voit le compteur tout neuf de Enedis, auquel sont branchées multiples rallonges. La famille nous installe des chaises et les petits nous proposent des bonbons et du coca. « L’école c’est pas pour moi », déclare la plus grande fille, 17 ans, quand je lui pose la question de où est son lycée. Elle s’est déscolarisée dès qu’elle l’a pu, à l’âge légal. Le second compte faire de même dès qu’il en aura l’occasion. Très vite, après une très forte engueulade avec cette fille, qui claque la porte en hurlant « Salope ! » à l’intention de sa mère, Valentina aborde les problèmes de comportement des deux enfants les plus
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âgés. Elle semble fatiguée et inquiète. Elle avait fait appel au GIP pour trouver une solution car iels refusent l’autorité et insultent tout le monde, ce qui crée des problèmes avec le voisinage et dans leur quête d’un logement légal. La famille a en effet été reconnue comme prioritaire pour le logement social mais n’a toujours pas de réponses depuis 6 mois. Suite à cet appel à l’aide, iels ont tenté de faire venir un éducateur, mais ces rdv ont été infructueux, ce qui a mené à la décision du juge de les placer en foyer. Le GIP aide entre autres à plein d’autres choses, comme avec le chômage, le RSA, la carte vitale ou l’école. Une vraie confiance s’est établie entre la famille et Annah qui semble crouler sous les demandes et questions.
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Chemin de Lissandre, Quai de Brazza, Lormont, camps de roumains type « bidonville », entre 60 et 80 abris de fortune et caravanes, 200 personnes environ, terrain appartenant à un bailleur social
Cette communauté est composée de roumain·es pentecôtistes, une communauté religieuse très traditionnelle qui n’est pas du tout représentative de l’ensemble des roumain·es. Cette appartenance religieuse explique notamment les tenues très traditionnelles des femmes et hommes : femmes avec tresses-foulards-jupes longues et homme chapeau-moustache. Les mariages y sont arrangés très jeunes, dès 11 ans. Le GIP rencontre beaucoup de réticence à la scolarisation des enfants, çe n’est effectivement pas du tout dans la culture et les enfants sont «utiles autrement». Le fait qu’iels ne soient pas scolarisé·es rend l’intégration de la communauté d’autant plus difficile. Les hommes travaillent pour la plupart dans le domaine du viticole, d’autres dans le ferraillage. Certains encore on une activité informelle sur le site, c’est le cas par exemple d’une famille qui y tient une épicerie alternative. Les premières familles de cette communauté sont
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arrivées en 2014 et sont passées par plusieurs communes de la Métropole –dans l’ordre : Villenave, Bègles, Mérignac, Bordeaux et aujourd’hui Lormont. La communauté s’est agrandie car l’opportunité économique que représente la France est très attractive. Iels connaissent tous·tes quelqu’un·e qui vit sur le camps et leur propose de les rejoindre pour trouver du travail et profiter de la couverture maladie puis des prestations sociales qu’on leur garantie une fois qu’ils intègrent la MSA (caisse des ouvriers agricoles). Certaines personnes sont également proies à un trafic de personnes : des individu·es de la communauté font venir des personnes de Roumanie avec la promesse d’un travail et d’un logement. Une fois arrivé·es en France, iels sont logé·es dans le bidonville et payent des grosses sommes pour ce service. Les attentes de cette communauté ne sont pas de trouver un logement social, iels ont plutôt comme aspiration de trouver un vaste terrain où s’installer de manière plus tranquille avec toute la communauté. Iels sont venu·es en France pour des raisons économiques (travail dans les vignes et accès aux prestations) mais sont plutôt en transition migratoire. L’idée est de « capitaliser ici pour construire là-bas ». Beaucoup se maintiennent sur le squat, pour trois raisons majeures : intérêt d’économie,
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esprit de la communauté ou, parfois, activité informelle sur le site. Sur le bidonville, nous croisons un jeune roumain qui vivait sur le squat de Mérignac. Aujourd’hui, il est logé dans un logement social avec sa jeune femme et ses 3 enfants (iels ont été mariés à 12 ans). Il continue pour autant de revenir « dire bonjour à la famille » sur le camps. Le camps s’apparente réellement à un bidonville, même si la densité est raisonnable. Une centaine de petites cabanes faites de bric et de broc (carton, bâches, tissus…) et caravanes se succèdent le long d’un chemin de béton sur le vaste terrain vague dans une vieille carrière au bas du parc de l’Ermitage, derrière le pont qui les séparent de la route et les rend invisibles. On y retrouve un imaginaire très marqué de la maison individuelle, maisonnette avec toiture à double pente et cheminée fumante. Le raccordement à l’électricité est effectué de manière très dangereuse, les fils passent sous un pont gorgé d’eau. Nous sommes accueillies dans une petite caravane où loge une famille de cinq. Un poêle improvisé dans un vieux bidon en acier fait office de chauffage et de cuisinière. La deuxième femme du GIP, qui parle romani (iels se comprennent malgré les différences de langue), les aide à régler des problèmes de papiers.
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Nous venons aujourd’hui notamment pour régler des problèmes de déchets : on vient sensibiliser au fait de jeter les poubelles dans les bacs et leur expliquer que ces bacs ne sont pas individuels (certaines familles se les étaient appropriées et rapprochées des habitations, rendant le ramassage impossible). Le manque de bacs (12 pour 200 personnes) crée des conflits internes dans la communauté. Le bailleur a également bloqué une entrée pour limiter l’entrée de nouvelles caravanes et réguler l’expansion du camps et posté une sécurité présente h24 pour empêcher l’entrée côté camions de poubelles. Le camps continue malgré tout de s’agrandir (une cabane était en construction lorsque nous y étions), par le biais de cabanes plutôt que de caravanes. ***
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Toujours grâce à nos quatre sources référentes, nous identifions ici 2 400 personnes concernées par ces situations de sans-abrisme, ce qui représente la plus grande portion de sans-abrisme sur la Métrople bordelaise. Ces formes s’accompagnent la plupart du temps d’une insalubrité inquiétante, et qui vient par ailleurs souvent justifier les expulsions. Raccords à l’eau et à l’electricité menaçant la sécurité des occupant·es et du voisinage, pas d’accès à la gestion municipale des déchets menant à la propagation très rapide de maladies... Autant de problèmes difficiles à évaluer car la situation d’illégalité ne garantit pas l’accès aux services publics. Cette forme de sans-abrisme rassemble également tous les campements de type tentes et caravanes, plus éclectiques et capables de se déplacer de manière plus rapide. Elle se décline de tant de manières qu’elle concerne la plus grande diversité de profils : des jeunes en errance, des mamans seules, des individu·es discret·es, des demandeur·ses d’asile, des familles roumaines et bulgares, des migrant·es économiques, des MNA... Un fort imaginaire est lié à ces squats, campements et bidonvilles : violences, drogues, règlements de compte, maladies, dangerosité... Si je ne souhaite pas faire de mes expériences une généralité, il
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convient toutefois de souligner que j’y ai plutôt observé de la solidarité et de l’entraide, et souvent un désir des rendre les lieux agréables et chaleureux, malgré la précarité financière qui touche ses occupant·es.
Le squat et ses multiples formes Si nous venons de parler de certaines formes de squats, occupés notamment par des familles roumaines et bulgares, il conviendrait d’en décrire plusieurs. En effet, le squat est également lié à l’imaginaire de l’anarchisme, c’est d’ailleurs dans certains squats qu’on peut trouver la faible portion de sans abrisme choisi (sachant qu’ici la notion de choix est relative... et qu’on pourrait considérer le choix comme une illusion sociale). Il peut prendre une forme de désobéissance civile, la démonstration du désaccord avec la notion de propriété notamment, ou la dénonciation d’une très grande précarité de logement chez les plus pauvres. C’est d’ailleurs dans Le Poing qu’on peut lire un article intitulé «Comment ouvrir un squat en 5 étapes ?»1 dont l’introduction scande : «Ton 1 «Comment ouvrir un squat en 5 étapes», 23 septembre 2020, article anonyme publié sur Le Poing
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propriétaire te fait payer cher pour un taudis ? Tu te sens comme un prisonnier dans ta chambre universitaire de 11 m² ? Ton dossier est systématiquement rejeté par les agences car tu ne touches pas trois fois le montant du loyer ? Ouvres un squat !» Si les squats militants sont souvent occupés par des jeunes français·es aux situations diverses, de plus en plus de squat militants sont ouverts par des associations notamment ou des groupements de citoyen·nes, qui souhaitent offrir un solution d’hébergement pour les populations migrantes se trouvant à la rue. On trouve dans ces squats beaucoup de familles, de mamans seules ou avec enfants, d’hommes seuls, de MNA et de demandeur·ses d’asile. Mais le squat est également une solution d’abri presque immédiat, souvent considéré comme temporaire, pour plein d’individu·es que nous qualifions ici de «discret·es». En effet, beaucoup de parcours mènent à considérer ces maisons vides sans que ce soit une forme de revendication publique. Ça a été le cas par exemple de Yana, que je rencontre dans son appartement d’un Foyer pour Jeunes Travailleurs.
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extrait d’une bd réalisée pour le diagnostic «Bordeaux Métropole et le sansabrisme» de l’agence Place à la suite de la rencontre de Yana et Marc-Antoine dans le foyer Habitat Jeune Levain, à Bordeaux, février 2020
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L’errance du mal logement, formes moins visibles Rbnb hors de prix, nuitées en hôtel, siège arrière de voiture, sous location à plusieurs d’un chambre CROUS, chez un tiers quelques nuits, planter une tente près du campus... Les formes de sansabrisme se multiplient, tant le parc immobilier devient inaccessible. Ce n’est pas toujours faute d’argent, mais aussi faute de garants «crédibles», par exemple, ou tout simplement d’opportunités, de réseau.
Ces formes de sans-abrisme sont moins visibles et aussi plus compliquées à identifier ou quantifier. Elles concernent généralement les étudiant.e.s, travailleur.ses pauvres, MNA, mamans seules et demandeur.ses d’asile. extrait d’une bd réalisée pour le diagnostic sur de la rencontre d’une assistante sociale du campus de Bordeaux Montaigne, Février 2020
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LES LOGIQUES TERRITORIALES A travers ces quelques mois d’observation des phénomènes du sans-abrisme sur la Métropole de Bordeaux, ma ville d’enfance que je pensais connaitre à ce moment là, une autre lecture de la ville, une lecture en creux, de ce(ux) qu’on ne regarde pas, se superpose, s’enchevêtre, vient compléter mon regard sur la ville. *** Métropolisation du sans-abrisme Dans le rapport, on identifie un fait nouveau : l’inscription spatiale du sans-abrisme ne se réduit plus aujourd’hui à Bordeaux et à son centre ville. Si certaines communes n’appliquent pas de politique de solidarité car estiment qu’elles ne sont pas concernées, le phénomène est bel et bien diffus sur toute la métropole. Cette tendance s’observe aisément au regard de la domiciliation des plus de 1 137 demandeur·ses de logements social qui se déclarent « sans abris» au moment du dépôt de leur demande SNE ou des plus de 1 000 personnes domiciliées dans les CCAS à la rue ou en hébergement très précaire.
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Ces situations d’urgence se retrouvent significativement à Bordeaux, certes, mais se diffusent dans toute la métropole. Sur ce registre, les données du SNE sont explicites: plus de la moitié des demandeur·ses de logement HLM, déclaré·es « sans-abris » sont domicilié·es à Bordeaux Un tiers des demandeur·ses « sans-abris » sont recensé·es dans les communes « intra rocade» Enfin, 15% des recencé·es se trouvent dans les commune « extra-rocade » Aujourd’hui, la métropole est en pleine mutation. Elle se développe, se recompose et se recycle. Dans ce système instable, les personnes ou les groupes sans solution partent à la recherche d’un lieu offrant ancrage, sécurité et mise à l’abri. Iels savent mobiliser les interstices et les lieux délaissés. Le développement de solutions illégales se diffuse alors dans toute la Métropole dans un phénomène a priori paradoxal, fait « de contraintes et d’opportunités ». Ainsi, sur la Métropole, on observe plus de 150 squats ou bidonvilles, diffus sur tout le terrtoire mais plus intensément dans quatre communes : Bordeaux, Bègles, Mérignac et Cenon.
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Un «effet plumeau» sur la métropole D’un côté, on observe des territoires qui « se ferment ». Entre expulsions et mises en sécurité de sites occupés illégalement, des lieux qui abritent des personnes sans-abri disparaissent. Tout comme les espaces publics qui se « sécurisent » dans une logique de protection, de contrôle ou d’exclusion des personnes « hors normes ». Et aussi, les entrepreneur·ses qui vident et « gèlent » un lieu en attendant de futurs investissements. Ou encore, les effets de la ville qui « se privatise », en devenant pour partie payante (résidentialisation, stationnement payant ...) laissant, ainsi, de moins en moins de place à l’errance. De l’autre, de nouveaux territoires « s’ouvrent »... Des installations qui se développent par effet d’aubaine là où des espaces ou des bâtiments se libèrent ou sont inoccupés. Mais les sans-abri sont également guidé·es par des logiques de mobilisation de nouvelles aménités de la métropole, à travers l’offre de mobilité du tramway qui élargit l’accès aux territoires, la proximité de la rocade et l’accès aux grandes zones d’activité ou bassins d’emplois. Enfin, l’offre caritative des communes de la Métropole, attire et fixe des sans-abri à proximité.
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Les lieux «qui comptent» A travers les récits des personnes sans-abris ainsi que des médiateur.ices, certains espaces se dégagent comme importants dans la lecture du sansabrisme. Ce sont à la fois des espaces «accueillants» pour y dormir, comme des parcs, des parkings ou des maisons vides mais aussi des espaces ressources, comme les structures d’accompagnement ou d’hébergement ou encore des lieux propices à la mendicité et au contact humain, comme les rues du centre-ville ou les zones d’activité...
Si la ville a tendance a rejeter la misère, la pousser «hors la ville» par un système alternant gentrification et expulsions, elle en est bien la créatrice et la permet par ses espaces en creux, ses interstices pas complétement déterminées qui permettent encore de s’y cacher. Apporter une lecture de cette ville «off» me semblait primordial pour amorcer le sujet des supposées solutions.
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I.ii. LA GOUVERNANCE
L’objectif de cette seconde partie est de comprendre les logiques de la gouvernance, de porter un regard critique sur la réponse de l’état face à une population sans-abri toujours grandissante. C’est également l’occasion de faire un retour historique sur le changement de paradigme politique avec l’AMI « logement d’abord » et un état des lieux de ce qui fonctionne actuellement. Il s’agit également de comprendre quels sont les blocages de cette réponse, ses limites.
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Le stage chez l’agence Place m’a permise d’être au cœur des rouages politiques, de comprendre un peu mieux les difficultés rencontrées, les limites d’un système administratif très fragmenté. J’ai donc eu la chance de rencontrer des travailleur.ses sociaux et de fréquenter des instances décisionnelles en rapport avec mon sujet.
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C’est à l’hiver 1954 que l’Abbé Pierre prononce son célèbre discours quand une crise généralisée du logement frappe toute la population française. Par la suite, il créera la police BAPSA. Le paradoxe ici est qu’au lieu d’être « une police de la bonté » comme l’avait imaginé l’Abbé Pierre, c’est une police de ramassage des sdf qui va récupérer de force les sdf jusqu’en 1993, entre répression et accompagnement. Le parc d’hébergement d’urgence s’est développé depuis les années 50 mais peine à suivre la hausse du nombre de sans abris. Jusqu’aux années 80, tenu par des associations, des municipalités ou des asiles de nuit, l’hébergement d’urgence « vivote ». C’est dans les années 80 qu’il a considérablement cru avec les crise économique et sociale qui mène à une hausse du chômage et du nombre de sans abris.
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«Mes amis, au secours... Une femme vient de mourir gelée, cette nuit à trois heures, sur le trottoir du boulevard Sébastopol, serrant sur elle le papier par lequel, avant hier, on l'avait expulsée... Chaque nuit, ils sont plus de deux mille recroquevillés sous le gel, sans toit, sans pain, plus d'un presque nu. Devant tant d'horreur, les cités d'urgence, ce n'est même plus assez urgent ! Écoutez-moi : en trois heures, deux premiers centres de dépannage viennent de se créer [...] Ils regorgent déjà, il faut en ouvrir partout. Il faut que ce soir même, dans toutes les villes de France, dans chaque quartier de Paris, des pancartes s'accrochent sous une lumière dans la nuit, à la porte de lieux où il y ait couvertures, paille, soupe, et où l'on lise sous ce titre « centre fraternel de dépannage », ces simples mots : « Toi qui souffres, qui que tu sois, entre, dors, mange, reprends espoir, ici on t'aime » La météo annonce un mois de gelées terribles. Tant que dure l'hiver, que ces centres subsistent, devant leurs frères mourant de misère, une seule opinion doit exister entre hommes : la volonté de rendre impossible que cela dure. Je vous prie, aimons-nous assez tout de suite pour faire cela. Que tant de douleur nous ait rendu cette chose merveilleuse : l'âme commune de la France. [...] Grâce à vous, aucun homme, aucun gosse ne couchera ce soir sur l'asphalte ou sur les quais de Paris. Merci ! » Discours de l’Abbé Pierre, hiver 1954
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MIEUX COMPRENDRE LA FORÊT DES DISPOSITIFS FRANÇAIS... Les dispositifs mis en place pour lutter contre le sans-abrisme ne manquent pas, il parait même plutôt compliqué d’en comprendre les logiques et les actions. Tout d’abord, il faut bien comprendre que les services proposés dépendent de l’État. Cette action est chapotée par la DIHAL, la Délégation Interministérielle à l’Hébergement et à l’Accès au Logement. Créée en 2010, elle est chargée par le Premier ministre, et en lien direct avec le ministère chargé du Logement, de «coordonner, piloter, accompagner, mettre en œuvre et soutenir activement les politiques publiques de lutte contre le mal-logement»1. Parmi ses actions figurent : mis en place de l’AMI «logement d’abord», prévention des expulsions locatives, logement des réfugiés, résorption des bidonvilles, condition d’accueil des gens du voyage, lutte contre l’habitat indigne, logement des populations immigrées... 1 Plaquette de présentation de la Dihal «Construire et innover ensembles pour les personnes sans-abri et mal logées», publiée en Septembre 2019 sur gouvernement.fr
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Cette institution est gouvernementale, elle fonctionne par système de délégation pour par la suite s’intégrer dans les territoires. Ainsi, pour mieux comprendre le parcours à travers les institutions d’une personne sans-abri, il faut d’abord bien identifier la différence entre logement et hébergement. La différence entre logement et hébergement Selon le Larousse, héberger signifie : «donner un logement provisoire à quelqu’un, l’accueillir provisoirement» tandis que loger se définie par «procurer à quelqu’un un lieu d’habitation, un abri». La différence sémantique se trouve donc bien dans la temporalité : l’hébergement est une solution provisoire, tandis que le logement se situe sur le long terme. Les conditions d’accueil et le statut de l’occupant·e différencient l’hébergement du logement. L’accueil en hébergement est destiné à répondre aux besoins immédiats des personnes privées de domicile et en situation de détresse sociale. L’hébergement est provisoire, voire précaire, dans l’attente d’une solution de logement durable et adap-
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tée. Il ne donne pas lieu à l’établissement d’un bail ou d’un titre d’occupation, ni au versement d’un loyer, ce qui n’exclut pas une participation financière des personnes accueillies. L’hébergement comprend notamment : les centres d’hébergement d’urgence, les centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS), les nuitées d’hôtel… Dans le logement, la·e locataire dispose d’un titre d’occupation sous la forme d’un bail. Que ce soit dans le parc social ou dans le parc privé, la·e locataire s’acquitte d’un loyer ou d’une redevance et est éligible aux aides au logement. «Le logement est un repère permettant l’appropriation d’un chezsoi. Il est essentiel pour l’intégration.»2 Le logement accompagné (résidences sociales, pensions de famille, intermédiation locative...) ne relève ni de l’hébergement, ni du logement ordinaire, mais se situe au carrefour des deux. On parle aussi de logements provisoires, logements d’insertion, logements adaptés, pour cet outil qui a vocation à accompagner un processus d’insertion par le logement de ces ménages. 2 «Mal-logement : les différentes solutions d’hébergement et de logement accompagné», publié le 23/09/2020 sur ecologie. gouv.fr
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Un principe supposément inconditionnel L’accueil inconditionnel des personnes sans domicile est un principe inscrit dans le code de l’action sociale et des familles qui prévoit dans son article L 345-2-2 : « Toute personne sans abri en situation de détresse médicale, psychique ou sociale a accès, à tout moment, à un dispositif d’hébergement d’urgence (…) ». La difficulté de prendre en compte la diversité des publics Une des difficultés de l’hébergement, comme le précise bien le gouvernement, c’est le traitement de situations extrêmement hétérogènes : hommes seuls, femmes victimes de violences, jeunes en rupture, personnes en souffrance psychique… L’état tente donc de produire des réponses adaptées, qui résultent à une démultiplication des services. Le parcours d’hébergement ou de logement d’une personne sans-abri se fait généralement en plusieurs étapes : elle fait recours à un des dispositifs de veille sociale mis en place (115, maraude ou encore accueil de jour ou de nuit), qui la redirigent vers le SIAO qui oriente à son tour vers les différentes solutions d’hébergement ou de logement.
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LE «HOUSING FIRST», UN CHANGEMENT DE PARADIGME Le logement d’abord nait dans les années 1990 aux Etats-Unis sous le nom de «Housing First», à l’initiative d’un psychiatre intervenant auprès de personnes sans domicile fixe et présentant des pathologies mentales lourdes et chronicisées. Constatant que les réponses «en escalier» - multipliant les étapes jusqu’au «Graal» du logement autonome - ne fonctionnent pas, le docteur Sam Tsemberis met alors en place un dispositif d’accès direct au logement pour ces SDF, sans aucun préalable, ni condition. Repris au Canada sous la forme d’un programme fédéral, ce concept est ensuite arrivé en France et en Europe dans la seconde moitié des années 2000. D’une approche centrée sur la santé, le concept est passé progressivement à une approche davantage focalisée sur la question de l’hébergement et du logement. En France, il est adopté comme partie intégrant la «refondation de l’hébergement», objectif national prioritaire sous Sarkozy (2008-2012).
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Le logement d’abord se définit ainsi comme «l’accès immédiat à un logement permanent des personnes à la rue, sans préalable»1. Car, en effet, traditionnellement, on ne proposait de logement permanent dans le cadre de l’accompagnement des personnes sans domicile que si elles avaient franchi une série d’étapes. Chacun de ces « paliers » visait à préparer la personne à vivre de façon autonome dans son propre logement. Quand toutes ces étapes étaient franchies, la personne était supposée être « prête à être logée » parce qu’elle avait été « préparée » à vivre de façon autonome. Ce système est encore aujourd’hui très actuel, malgré le changement de politique sociale.
1 «Le logement d’abord, observatoire européen sur le sans-abrisme», Nicholas Pleace, document publié par la DIHAL
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En clair, cette vision de l’accompagnement social permet de moins infantiliser des personnes déjà fragiles, dont l’estime de soi peut parfois se trouver très bas. Aussi, avoir un chez soi permet d’accéder beaucoup plus rapidement aux autres services. En effet, une fois logé·e, il parait beaucoup plus facile d’entamer tous les autres processus de réinsertion sociale. Pourtant, pendant longtemps et encore aujourd’hui, l’idée que les personnes les plus fragiles (comme les toxicomanes ou les personnes souffrant de troubles mentaux mais aussi tout un lot de personnes ayant vécu dans la rue) ne sont pas aptes au logement persiste. Une série d’études américaines a toutefois prouvé que ces personnes ont bien plus de chance de se stabiliser si on commence par leur proposer un logement, avant toute proposition de prise en charge médicale et sociale. Ces études ont également démontré que c’est une option bien moins chère ! En effet, il paraîtrait que mettre quelqu’un·e dans un logement est à la fois plus probant en termes de résultats chez l’individu·e mais également moins couteux pour l’état si on comptabilise les frais de séjours en centres d’hébergement ainsi qu’en hôpitaux.
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Les principes du logement d’abord Le modèle français « un chez-soi d’abord », proposé avant tout pour des personnes soufrant de problèmes de santé (soucis psychiatriques et addictions), s’appuie sur huit principes : « Le logement est un droit fondamental L’accès rapide à un logement ordinaire Le choix par la personne de son agenda et de son offre de services Un engagement à accompagner la personne autant que nécessaire Un accompagnement centré sur la notion de rétablissement en santé mentale Le développement d’une stratégie de réduction des risques et des dommages Un engagement soutenu et non coercitif La séparation des services de gestion locative et d’accompagnement »1 En pratique, le programme propose un accès direct au logement depuis la rue via une sous-location (dispositif IML), une équipe pluridisciplinaire (médicale et sociale), un accompagnement 1 Dispositif d’appartement de coordination thérapeutique “Un chez-soi d’abord”, Organisation, bilan et perspectives Février 2018, communiqué par gouvernement.fr
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et un logement basés sur le choix de la personne, la séparation des services de logement et de traitement, des visites au domicile, une palette de services variés (droits, ressources, soins, insertion sociale, emploi, loisir, etc.), une individualisation de l’accompagnement. Enfin, pour que tout cela fonctionne, la personne s’engage à recevoir l’équipe au moins une fois par semaine et à payer son résiduel de loyer dès que ses droits sont ouverts.
Si ce changement de paradigme social parait plutôt probant, il convient d’admettre qu’il est encore trop peu mis en place sur le territoire français. La sortie de la rue aujourd’hui est encore largement caractérisée par ledit système en escaliers.
« Je ne sais pas s’il y a beaucoup de personnes invisibles dans la rue, mais en tous cas dans nos institutions, il y a beaucoup d’aveugles »
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CRITIQUE D’EFFICACITÉ D’UN SYSTÈME HIÉRARCHISÉ Au vue de tous ces dispositifs et réflexions sur les biais d’approche des politiques sociales en lien avec le sans-abrisme, il semblerait que la question est largement abordée. Alors pourquoi n’est-elle pas efficace, pourquoi ce système est-il complétement engorgé et que le nombre de sans-abris augmente chaque jour en France ? Les travailleur.ses sociaux sont complétement submergé.es, à la frontière entre le terrain -ses difficultés et le facteur humain toujours aléatoire-, et les institutions, demandeuses de résultats. Le système délégataire et parcellaire essaime mais ne capitalise pas. Ainsi, la veille sociale est éparse, inégale selon les publics. Un médiateur rencontré lors de ma mission auprès de l’agence Place m’affirme : «le soucis c’est qu’on est plein sur des squats comme la Zone Libre, parce que c’est plus facile, la médiation se fait bien, tandis qu’on se retrouve tout seuls sur les gros bidonvilles à problèmes comme Denis Papin. [...] Tout le monde se renvoie la patate chaude.»1 1
Source non citée à la demande des interviewés
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Des systèmes d’observation pas toujours partagés Localement, des acteur·ices ont évoqué les écueils rencontrés pour observer et partager des données. « Cela dépend toujours de qui compte, et de quand il compte ... Si un bénévole passe dans un squat la journée, il n’aura pas le même chiffre qu’un pro qui intervient le soir pour un diagnostic social préalable à une évacuation. Tout le monde sera parti ! » « Si vous sortez un chiffre aujourd’hui, il sera faux demain. Ça bouge tous les jours ». Ces deux témoignagent évoquent la difficultés de quantifier de tels phénomènes, et donc peut-être la pertinence des chiffres, dont le nombre varie selon les sources et les intérêts politiques. Mais les plateformes de mise en commun des ressources, comme la Plateforme de Resorption des Squats et Bidonvilles (outils institutionnel), fait aussi débat au coeur du métier : « Quel est l’intérêt de compter, si c’est pour mieux expulser ? Ou pour davantage stigmatiser des familles, comme la communauté ROM par exemple ? », « Je ne vois pas comment réussir à partager des données tout en préservant une confidentialité, vis-à-vis de certaines situations qui ne regardent
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qu’un cercle limité de personnes, pour des raisons évidentes de déontologie et de respect de la vie privée des personnes. » En effet, les médiateur.ices et travailleur.ses sociaux se retrouvent tiraillé.es entre partager pour mieux coordonner et «trahir» la confiance établie sur le terrain. Un besoin de mieux communiquer Au-delà de données statistiques, les acteur.ices qui agissent au quotidien sur le terrain ressentent le besoin de se parler plus régulièrement, et pas uniquement en situation de crise. Si certain.es se sentent isolé.es et inquiet.es, d’autres s’avouent désorienté.es, peu écouté.es ou mal considéré.es... Ce manque de reconnaissance et d’inter-connaissance, rejoint une quête de sens persistante : « accompagner les personnes, évidement on continue, mais je ne sais plus trop vers quoi ... »). L’urgence et la multiplication des situations à gérer expliquent ce désarroi : « nous sommes toujours dans les cordes » avec la sensation de passer son temps à réparer, à temporiser, à courir derrière des coups partis.
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De l’importance de construire une observation partagée et pérenne Et pourtant ...« Si les chiffres ne sont jamais bons, il en faut pour avancer » rappelle une élue rencontrée lors des réunions. « Comment voulez-vous qu’une collectivité puisse s’engager, alerter les institutions compétentes, si elle ne connait pas la réalité de certaines situations sur son territoire ? Nous avons besoin des remontées des acteurs de terrain pour comprendre, pour réfléchir collectivement aux réponses, afin de prendre les bonnes décisions. Nous devons réfléchir à une méthode plus dynamique de suivi. La photo c’est bien, si et seulement si, il y a un suivi derrière. Tant le sujet est complexe techniquement et sensible politiquement. ». Cette observation partagée aurait pour objectifs : poser et partager des constats, apprendre des pratiques de l’autre, enclencher de nouvelles coopérations, accélérer la prise en charge des situations de sans-abrisme à l’échelle métropolitaine... Le tout sans nier les situations « conflictuelles et concurrentielles » ou les « différences de points de vue et de positionnement » ... Car en effet, les différent.es acteur.ices rencontré.es soulignent les
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différence d’intérêts et de positionnements au sein même de la profession, selon les structures ou les postes employés. Il est donc nécessaire de produire un outils proche de la décision mais aussi du terrain, pensé comme une démarche en mesure de « produire des réponses ajustées, innovantes et décalées ». Et ainsi tendre vers plus de justesse, de cohérence et de dignité dans les réponses amenées sur les terrains du sans- abrisme à l’échelle des communes et de la Métropole. L’action paralysée par les jeux d’acteurs Le système est bloqué car se joue à plusieurs échelles : l’Etat (chef de file Hébergement pour les sans-abri), le Département (action sociale, articulation urbain, péri urbain, rural) et la Métropole (animation intercommunale, politiques de l’Habitat). Souvent, l’action se voit paralysée par les allers-retours entre ces instituions qui se renvoient la balle en permanence. « Si les trois sont là, autour de la table, alors là, oui, nous pourrons commencer à croire à la plus-value de votre espace ressources » confie un opérateur sur le terrain à l’un des membres de l’agence.
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I.iii. UNE RÉPONSE CITOYENNE SOLIDAIRE PALLIANT AUX RÉPONSES INSTITUTIONELLES Cette partie permet de compléter le regard porté sur les actions existantes. En effet, la réponse citoyenne a une énorme place dans le paysage politique pour lutter contre le sans-abrisme. Il convient de rendre compte des différentes actions, domaines et formes que prennent ces réponses. L’objectif est toutefois de porter un regard critique sur ces actions mais également ses raisons d’être. Entre délégation de l’État et captation de son rôle, cette réponse peut finalement créer certains blocages, notamment sur des refus de communication de données pourtant précieuse à l’action collective.
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LES ASSOCIATIONS CONVENTIONNÉES, UNE DÉLÉGATION DE L’ÉTAT ? Comme nous l’avons vu plus tôt, l’hébergement d’urgence est un rôle de l’État, c’est donc un service public. Hors, ce service fonctionne par délégation. L’hébergement est donc géré par des associations reconnues d’intérêt public, qui recoivent des financements de la part de l’État pour effectuer son rôle de mise à l’abri notamment. C’est le cas par exemple de l’association Aurore, association nationale reconnue d’intérêt public en 1875. Elle travaille «en partenariat avec l’état et les collectivités» et s’organise autour de trois missions : hébergement, soin et insertion. Ses activités se démultiplient sur toutes les étapes de l’action sociale : maraudes, accueil et l’hébergement, activités de réinsertion sociale et professionnelle, hébergement et accompagnement de femmes victimes de violences, soins de personnes en situation de précarité, hébergement et accompagnement de personnes en souffrance psychique, … L’association reçoit donc des subventions de l’État pour par la suite développer ses projets. Elle vient par exemple encadrer le volet hébergement de projet comme celui des Grands Voisins à Paris.
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C’est également le cas d’un association comme le Diaconat, à Bordeaux, qui poursuit l’activité de la Société de Bienfaisance créée en 1805 par l’Église réformée de Bordeaux. En Février 2020, j’ai l’occasion d’aller sur un de leurs sites, où ils ont mis en place une innovation en réponse au manque de place en centres d’hébergement : le «village mobile» propose, dans l’attente de la réponse de l’État sur leur demande d’asile, de sortir des hommes seuls de la rue en aménageant d’anciens camions frigorifiques en quelques dortoirs et une cuisine commune pouvant occuper différents espaces vacants. Le campement est voué à se déplacer en fonction des conventions d’occupation (de minimum deux ans) qu’ils obtiennent. Cette solution apparait comme plutôt «agile» face à la difficulté de mobiliser des gisements foncier ou immobilier de façon pérenne, mais reste toutefois une solution traumatisante pour ses occupants, qui occupent parfois très longtemps ces solutions en réponse à l’extrême urgence de la rue.
extrait d’une bd réalisée pour le diagnostic «Bordeaux Métropole et le sans-abrisme» de l’agence Place à la suite de la visite du «village mobile» du Diaconat, à Bordeaux, février 2020
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LE MILITANTISME, IDÉAUX POLITIQUES ET CAPTATION DE PROFILS Dans le paysage des réponses apportées à l’urgence de la rue, il convient de parler des solutions informelles, militantes, qui viennent en réponse à la demande grandissante de personnes en situation de grande précarité. En effet, de nombreux squats ouvrent et se ferment sur le territoire. En 2018, un article de Rue89 déclare : «Il manquerait un millier de logements à Bordeaux Métropole pour satisfaire à la demande du marché locatif, affirme cette semaine dans Sud Ouest l’Union des syndicats de l’immobilier. Et pourtant, 22473 logements demeurent inoccupés, selon la dernière enquête de l’Insee sur la vacance, soit 4,8% du parc. Sur Bordeaux intra-muros, 10590 logements sont concernés, d’après des chiffres arrêtés en 2015.»1 La demande est pourtant toujours grandissante à Bordeaux, notamment depuis qu’une nouvelle ligne de TGV connecte la métropole à la Capitale. Le squat vient ainsi comme une réponse à cette vacance grotesque, une forme de dénonciation par 1 «22 473 logements vides à Bordeaux Métropole», un article signé par Simon Barthélémy sur Rue89 Bordeaux, le 28/06/2018
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l’expérience. Mettre en lumière ces multiples lieux innocupés par le fait même de les habiter permet non seulement de mettre à l’abri des personnes dans le besoin mais également de dénoncer un système nécrosé par la propriété abusive. Quelques exemples à Bordeaux
L’Auberge Solidaire, La Piraterie L’Auberge solidaire est un squat militant mis en place et autogéré depuis deux ans par le collectif La Piraterie avec comme objectif de «combattre la précarité et lutter contre l’exclusion»2. Le collectif est composé de quatre membres vivant sur le site et dédiant leurs journées à son organisation, avec une charte de vie «inspirée du modèle d’un CHRS». La maison appartenant à la Métropole, le collectif espère être reconnu d’utilité sociale et ainsi de prolonger la convention qu’iels ont signé avec la mairie de Bordeaux. Entre autres accords, la convention stipule du public qui y sera accueilli : des femmes et leurs enfants, avec une grande majorité de demandeuses d’asile. «On veut pouvoir avancer avec les gens, qu’ils puissent trouver une solution. Aujourd’hui 2 Entre guillemets, propos reccueillis lors de ma visite du squat, le 25/02/2020
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c’est 15 personnes qui résident ici et depuis qu’on est là c’est 70 personnes qui ont rebondi sur la Piraterie», déclare fièrement Rachid, un des membres fondateurs du collectif et occupant du site.
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extrait d’une bd réalisée pour le diagnostic «Bordeaux Métropole et le sans-abrisme» de l’agence Place à la suite de la visite du squat de la Piraterie, à Bordeaux, février 2020
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La Zone Libre, squat autogéré à Cenon Le squat de la Zone Libre s’est organisé en réponse notamment aux démantèlements consécutifs de gros squats et campements comme celui du Lac. Depuis novembre 2019, plus de 350 personnes, dont une grande majorité de familles demandeuses d’asile ou détentrices d’un titre de séjour, occupent les logements de l’ancienne maison de retraite. Beaucoup d’associations sont présentes sur le site afin de proposer une organisation concertée efficace, un soutien psychologique et financier solidaire ainsi qu’une aide législative. Cette mobilisation militante fait du squat un lieu notable de solidarité et d’entraide. Lorsque je suis retournée à Bordeaux pour notamment prendre des nouvelles du squat, celui-ci avait reçu un avis d’expulsion, qui était passé directement par le Préfet, malgré le soutient du maire de Cenon. Le bailleur social a néanmoins indiqué qu’il ne ferait aucune pression sur la préfecture pour accélérer le processus. « S’il y a coordination complète entre État, mairie, associations et habitants, on peut envisager une convention d’occupation de quelques mois supplémentaires avec une échéance précise », avançait-il.3 3 Propos issus d’un article du Sud Ouest, «Une enquête sociale au squat de la Zone libre à Cenon», Yannick Delneste le 20/20/2020
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Un exemple Nantais, La Maison du Peuple A la veille du 16 Octobre 2020, expulsion présumée du squat derrière la place Graslin, s’inscrivant dans la longue liste des squats démantelés ce mois ci sur la métropole (l’Ambassade à Nantes, La Commune à Rezé, et le Village du Peuple à Donges ont été délogés sur ordre de la préfecture), un communiqué d’occupant.es du lieu retentit : «[...] La Maison du Peuple est la mauvaise herbe qui pousse au milieu des beaux jardins bien entretenus de la Ville de Nantes. Mais cette mauvaise herbe a un charme : celui d’être vivante. La solidarité n’y est pas planifiée : elle est sincère. On y est respecté dans sa singularité. Car la Maison du Peuple ne prétend pas être un partenaire de l’État qui gérerait la misère sociale : elle n’impose pas ses codes et sa hiérarchie à celles et ceux qui se trouvent exclu-es du système. Elle ne s’occupe pas de faire la charité car son souci est celui de la dignité. Aussi n’y trouvera-t-on pas des portraits de migrants au regard éteint, remerciant humblement les humanitaires qui ont daigné les secourir. On n’y trouvera qu’un art dégénéré, de la contestation, de la marginalité. En bref, de la vie, des gens. Et c’est peut-être bien cela qui dérange. [...]»
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Le Diocèse, propriétaire de l’ex-collège squatté pour y loger des sans-abri avait pourtant contractualisé avec les occupant·es, en Janvier dernier, il y a bientôt un an. Nombreuses associations sont investies sur le lieu, pour proposer différents services à ses occupant.es et personnes de l’extérieur, à la manière du squat de la Zone Libre. C’est par exemple le cas des cours de français que nous dispensons tous les samedis dans le «Foyer», au rez-de chaussée. Captation de profils ? Lorsque je rencontre le GIP à Bordeaux, qui est chargé de médiation entre les squats et bidonvilles, le voisinage et les institutions, un médiateur me confie que, si des squats militants ont une réelle portée sociale, il arrive que, du fait de rentrer dans de forts jeux de stratégies politiques, certains squats «s’acaparent des publics», afin de capter certains financements ou pour accentuer une portée médiatique. Cela résulte d’après lui à un manque de redirection de personnes dans le besoin vers des services pré-existants qui sont vraiment destinés aux besoins de ces personnes (soins médicaux, procédures juridiques, demandes d’aides financières...).
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UN MANQUE DE MISE EN LIEN RENDANT LES ACTIONS MOINS EFFICACES Si certaines association sont reconnues «d’intérêt public» et et reçoivent ainsi des subventions de l’État pour remplir sa mission, d’autres actions, basées sur le bénévolat de citoyens, viennent compléter cette offre. Pourtant, ces deux types d’actions sont perçues et reçues de manière complétement distinctes par le gouvernement, et, malgré l’expertise de certain.es bénévoles, ne sont pas du tout mises en lien. Il conviendrait peut-être de faire se rencontrer ces acteur.ices, qui, mêmes si iels ont des portées et des objectifs différents, répondent à la même demande. En clair, regarder l’objectif commun et non les manières d’y accéder.
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CONCLUSION DE LA PARTIE I.,
INTRODUCTION À LA PARTIE II.
A travers cette première partie, nous avons tenté de mieux comprendre les enjeux du sans-abrisme en France. Les personnes concernées ne sont pas une masse uniforme mais bien une constellations d’individu·es frappé.es par distincts phénomènes qui mène à une multitudes de formes de sans-abrisme. Il est important de souligner que le phénomène est hétéroclite et provoque des situations plus ou moins médiatisées. Aussi, comprendre la forêt des dispositifs mis en place et les logiques de gouvernance complexes permet de mieux se saisir des enjeux de la réponse institutionnelle ainsi que ses blocages. Enfin, regarder de plus près les réponses apportées met en lumière un chaine d’individu·es engagé·es contre le sans-abrisme, qui, de manière formelle ou non, apporte des réponses par l’expérience.
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Nous avons ici vu dans l’immense majorité le cas de Bordeaux Métropole, mais le système décrit dans ces quelques pages s’applique au reste de la France, et si les exemples changent, les problématiques restent globalement les mêmes. Pour la suite de ce mémoire, les hypothèses qu’on verra comme des potentielles réponses aux problématiques évoquées ci-dessus s’étalent sur le territoire français, de Bordeaux à Paris, en passant par Marseille ou même Rennes. Si nous parlerons d’une manière d’envisager la production d’hébergements d’urgence (plutôt sous forme de CHRS), celle-ci devra évidemment s’adapter à chacun des contextes dans lesquels elle s’ancre, pour proposer des réponses en acupuncture et non un version dogmatique et universelle. Ces hypothèses sont des pistes de réflexion, et viennent en complément et non en remplacement de ce qui existe déjà.
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II. LE PROCESSUS PARTICIPATIF, UNE RÉPONSE ADAPTÉE ?
COMMENT ACTIONNER LE POUVOIR DÉCISIONNEL DES SANS-ABRIS POUR PRODUIRE DE L’HÉBERGEMENT D’URGENCE ? COMMENT IMPLIQUER LES SANS-ABRIS DANS LA PRODUCTION DE L’HÉBERGEMENT D’URGENCE ?
L’EXEMPLE DE LA PERMANENCE ARCHITECTURALE, LA MÉTHODE CONSTRUIRE
L’architecture n’échappe pas aux effets de mode. Notre génération d’architectes est née avec comme fond sonore le champ lexical de la participation citoyenne. Ce terme ne s’applique évidement
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pas qu’au simple domaine de l‘architecture. C’est d’ailleurs une terme politique dont on (ab)use aujourd’hui assez généreusement. Façon greenwashing, on nous vend tous les grands projets à la sauce participative. Dans une article de Mediapart écrit après le maintien des élections municipales malgré la crise sanitaire, on peut lire : « Il nous semble important de saisir ce maintien comme le révélateur de ce qu’est devenue la participation citoyenne, électorale ou non, pour nombre de responsables politiques, et plus largement pour l’état : une ressource à leur disposition, qu’ils peuvent activer à leur guise sans réellement se préoccuper de savoir ce qu’en pensent les participant.e.s. » 1 Pourtant, bien que le concept soit étendu partout dans la sphère publique, il est difficile d’en tirer une définition claire. On pourrait chercher dans l’étymologie des deux terme pour en comprendre l’origine. Participation, du latin participare, signifie prendre part à, avoir sa part de, partager ; citoyenne vient de civis, celui qui a droit de cité. Donc, prendre part à son droit de cité ? On frôle le pléonasme. 1 L’Etat participatif, sans la démocratie, Par Guillaume Gourgues, Alice Mazeaud, Magali Nonjon et Jessica Sainty, le 16 MARS 2020, par Les invités de Mediapart
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Dans la réalité de l’action, la participation citoyenne s’actionne en deux temps : une participation de type descendante, où les pouvoirs publics ouvrent des espaces de dialogue, dans le but de faire remonter les préoccupations des habitant·es. une participation de type ascendante, c’est-à-dire que les citoyen·nes s’organisent en vue d’une conquête du pouvoir auquel iels n’ont habituellement pas accès. Dans les deux cas, la·e citoyen·ne a la possibilité de peser sur les politiques qui le concernent, et ce de différentes manières. Il peut exprimer des souhaits, des besoins ou des revendications ; participer à un diagnostic ; débattre des enjeux et des objectifs de développement ; rechercher des solutions, faire des propositions ; donner un avis sur les décisions à prendre ou participer à la décision ; participer à la mise en œuvre d’un projet et dans le cas de l’architecture, à sa construction, puis à sa gestion. Dans le cadre de la mise à l’abri, on observe déjà une forme de participation ascendante avec l’exemple
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des squats militants, comme celui par exemple de la Piraterie à Bordeaux. En effet, pour reprendre cette définition, un collectif de citoyen·nes, ici la Piraterie, s’organisent pour pallier aux manques de l’État et mettre à l’abri des personnes sans domicile en squattant illégalement un bâtiment vacant appartenant à la métropole. Le squat répond à un besoin immédiat, celui d’avoir un toit et met en lumière par le même biais une solution immédiate à l’urgence : ouvrir ces espaces en creux de la ville, ces lieux fermés mais vacants, aux plus précaires afin de ne laisser personne dormir sur le bord d’un trottoir. Ici, l’expérience se révélant probante, la mairie de Bordeaux signe une convention d’occupation temporaire avec le collectif pour leur permettre de rentrer dans la légalité. Toutefois, des expériences participatives de type descendantes pour produire de l’hébergement d’urgence n’existent pas, ou très peu. Dans cette partie, on tentera donc de mettre en perspective sans-abrisme et processus participatif, d’expliquer en quoi cela pourrait contribuer à trouver des solutions innovantes et résiliantes. En effet, faire ensembles permet de changer les niveaux de compétences de façon parfois surprenantes et de re-
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mettre en cause la hiérarchie des savoirs. Dans un premier temps, on reviendra sur la méthode de l’agence Construire de Patrick Bouchain, à travers notamment des projets menés par Sophie Ricard. Cela nous permettra de revenir sur des expériences de permanence architecturale et d’évaluer ce qui serait (et ne serait pas) adaptable au cas spécifique de l’hébergement . Puis, on s’intéressera en deux temps à la conception du projet (de la programmation à l’esquisse) puis au temps du chantier, qui, lui aussi, pourrait être pensé par la biais particpatif.
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« Faire instinctivement confiance, apprendre à déléguer, s’installer dans le temps long, faire émerger les énergies et les savoir faire, conduire avec souplesse figurent parmi les bases de ces actions pour construire ensemble », Atlas du oui, Hyperville
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II.i. EXPÉRIENCES PARTICIPATIVES HORS CONTEXTE, DÉFINITIONS ET EXEMPLES De quelles expériences s’inspire-t-on pour réinventer les CHRS ? Cette partie permet d’élargir la notion de participation en architecture afin de cerner un peu mieux à quels types d’expériences on se réfère quand on parle de cette notion vaste et floue. Cela permettra se resituer dans un contexte plus large, faire résonner des exemples qui ont fonctionné dans d’autres contextes pour ensuite recentrer et adapter à la thématique de l’hébergement d’urgence. C’est l’occasion d’avoir un regard critique sur les manières
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«conventionnelles» de faire de l’architecture, et de les mettre en regard de nouvelles expériences sociales. C’est aussi l’occasion de définir d’autres notions sous-jacentes comme l’ESS, le réemploi... et de démontrer que c’est un nouveau modèle résilient qui peut palier à nos carences sociales et écologiques. Afin de ne pas trop s’éparpiller, car les expériences sont nombreuses et variées, on s’intéressera à la méthode de l’architecte Sophie Ricard, qui développera la permanence architecturale aux côtés de Patrick Bouchain.
Sophie Ricard
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FAIRE SUR LE TERRAIN POUR SAVOIR COMMENT FAIRE Lors de sa conférence pour La Frugalité Heureuse1, intitulée «La permanence pour un urbanisme vivrier», Sophie Ricard définit cette notion comme un «levier ou un outil qui permet de reprendre possession de l’objet de la commande, de travailler in situ à fédérer des acteurs d’un territoire en vue de repositionner la commande afin quelle puisse servir un territoire tout entier.», elle ajoute : «Cela permet de se saisir de l’acte de construire, l’acte de rénover , l’acte de bâtir comme un outils pour faire vivre nos démocraties locales.» En clair, cet outil propose à l’architecte de se saisir de la commande en s’installant directement sur le territoire concerné, afin d’y observer dans le temps long les besoins, les ressources, et d’agir ainsi comme un·e médiateur·ice entre les différents acteur·ices, de la maîtrise d’ouvrage à l’usager·e. Cela permet entre autres choses de travailler avec la·e maitre d’ouvrage à l’écriture de cette commande politique et ainsi de ne pas la subir en «ar1 Conférence de Sophie Ricard intitulée« La permanence pour un urbanisme vivrier », invitée pour le cycle de conférences de la Frugalité heureuse le 27/10/2020
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rivant en bout de chaine». La permanence est en ce sens une expérimentation qui ne peut se mettre en place uniquement si la maitrise d’ouvrage prend «le risque de faire cette étude de faisabilité de terrain en acte avant même de tout dessiner à l’avance». L’étude de faisabilité en acte Ce principe revient à mettre bâtiment à l’épreuve des usages, en ne jugeant pas l’objet des projets que l’on accueille. Cela permet notamment de comprendre les façons d’habiter, les modes d’habiter, afin de par la suite tester des usages qui sont proches des besoins. Ces «tests» s’installent ainsi dans le temps long de l’expérimentation et permettent la réversibilité du bâtiment et des usages. C’est le cas par exemple pour l’Hôtel Pasteur à Rennes : «Si un jour il y a une urgence sociale à Rennes, la ville peut réquisitionner Pasteur. Nous avons mis deux fois moins d’argent en investissement dans sa rénovation qu’un équipement culturel classique, qui n’aurait de toute façon pas répondu aux besoins de la population sur le temps long.»2 D’après elle, on ne peut pas décréter un bien 2 propos de Sophie Ricard, dans un entretien réalisé par Samuel Roumeau, partagé sur OuiShare le 03/13/2018
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commun, il doit se construire à partir des individu·es qui se sentent «la liberté d’être là et surtout de faire, d’oeuvrer seul·es et avec d’autres». La posture de l’architecte La permanence architecturale suppose une posture de l’architecte bien différente de celle dont on a l’habitude : plutôt que de se situer de manière hiérarchique, avec une commande précise et des directives à donner, Sophie Ricard propose de devenir une «cheville ouvrière qui fait pivot pour faire remonter le besoin social»3, un rôle de médiateur·ice, en somme. C’est ainsi ce qu’elle fait lorsqu’elle arrive en 2010 à Boulogne-Sur-Mer, dans le Nord-Pas-de-Calais, avec comme commande de réhabiliter soixante maisons en HLM complétement abandonnées par leur bailleur. «Je perds ma casquette d’architecte et je deviens voisine et en devenant voisine je gagne la capacité d’avoir la confiance des habitant·es et d’être ce lien pivot entre la maitrise d’ouvrage et la question habitante et citoyenne.» 3 Conférence de Sophie Ricard intitulée« La permanence pour un urbanisme vivrier », invitée pour le cycle de conférences de la Frugalité heureuse le 27/10/2020
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En effet, la première année de cette permanence, son objectif est de se faire adopter par le voisinage, et pour cela, elle vient elle même habiter la rue. Cette posture d’observation ressemble au travail d’un·e sociologue ou encore d’un·e anthropologue, mais à la différence de cell·eux-ci, Sophie Ricard définit qu’il faut «passer à l’action». Pour cela, elle propose d’arriver à Boulogne avec le projet d’auto-réhabiliter son studio, «d’enlever sa chemise pour mettre son bleu de travail» et de lancer un premier chantier d’insertion pour les habitant·es de cette rue qui ont envie de se former ou de réaccéder à l’emploi. C’est aussi la posture qu’elle aborde pour le projet de l’Hôtel Pasteur à Rennes. Sur ce projet, elle déclare ne plus être voisine (elle ne dort pas à proprement parlé dans le bâtiment), mais «concierge», car possède simplement l’unique clé du lieu, et donc la passe d’occupant·es en occupant·es, permet le lien entre des citoyen·nes qui se saisissent de leur droit de regard et d’usage. Sophie Ricard souligne l’intérêt d’arriver dans la permanence avec un regard neutre pour «avoir tout à apprendre» qui permet la naïveté nécessaire pour aller à la rencontre «de ceux qu’on ne pourrait pas rencontrer si on y habitait déjà».
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FAIRE SUR LE MOMENT POUR FAIRE AVEC Cette méthodologie de l’instant prévoit de s’attacher à comprendre la crise sociale que l’on traverse aujourd’hui. Être proche de ces crises là permet ainsi de mieux s’ajuster aux situations, et donc sûrement de mieux accompagner les maires et les collectivités à répondre à leurs commandes. Sophie Ricard définit son rôle en tant qu’architecte comme la «responsabilité d’accompagnement à l’écriture de la commande publique». En s’installant dans le temps long et distandu de l’expérimentation, on est capable d’ajuster au fur et à mesure, d’accepter l’imprévu et faire oeuvrer activement la population à la rénovation des lieux occupés, c’est-à-dire des logements dans le cas de Boulogne-Sur-Mer, et leur permettre ainsi de s’approprier la commande et des problématiques d’ordre architectural, urbain, paysager etc.
«Ce qui est important pour que les habitant·es se réapproprient la commande publique, c’est d’arriver avec une posture active sur le terrain.» A Boulogne, les enfants jouent dans la rue, ne vont
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pas à l’école. Sophie Ricard comprend qu’il faudra aussi travailler avec ell·eux. Iels s’attaquent donc à la confection d’un jardin commun et se ressaisissent du patrimoine vacant, sept petites maisons, pour travailler «main dans la main». Petit à petit, l’architecte-voisine rencontre les enfants, qui l’emmènent chez leurs parents. «Ça met du temps, ça se fait petit à petit, je vais pas toquer aux portes, il faut s’entendre et reconnaitre les façons de vivre et les cultures de chacun.» Travailler sur la diversité culturelle pour ne pas uniformiser le logement et les manières de vivre Un des dangers en tant qu’architecte est de tendre vers l’uniformisation de l’habitat, qui ne prend pas en compte la diversité des cultures et des manières de vivre. D’après Sophie Ricard, un·e architecte peut de saisir de soixante unités d’habitation, c’est une échelle par laquelle on peut aborder le cas par cas et travailler dans la dentelle tandis «qu’après 100 logements, on uniformise». Elle estime toutefois qu’il serait possible de travailler de cette manière sur des grands territoires, comme la zone de l’ANRU. Des urbanistes travailleraient ainsi sur des plans guides, des schémas directeurs qui injecteraient dans les territoires
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des jeunes architectes qui travailleraient sur des petites unités avec la méthodologie de la permanence. Le plan général viendrait faire le lien entre le tout, notamment pour coordonner la méthode. En retrouvant cette échelle de réflexion et de fabrication, la petite échelle, on peut aussi parvenir à questionner nos politiques de dispositifs publics et peut être infléchir sur la manière dont on peut reprendre possession de la commande : de manière plus territorialisée et plus en lien avec les besoins d’un territoire afin de les révéler et valoriser la diversité et la richesse de ceux-ci. C’est ce que cette jeune architecte parvient à réaliser avec le projet de l’Hôtel Pasteur. Faire avec permet une économie de moyens Pour le projet de Boulogne, Sophie Ricard opère avec 2,3 millions d’euros, ce qui représente 400 euros du m2 et correspond au prix d’une démolition dans une opération de démolition-reconstruction. Autant dire que ce n’est pas grand chose. «Pour faire ce travail avec aussi peu d’argent, il faut faire dans la dentelle et pour faire dans la dentelle, on ne peut qu’habiter pour comprendre.» En effet, c’est en habitant qu’on peut ajuster au fur et à mesure. Si une agence fait de loin, pour des
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questions de gains et de productivité, elle uniformisera forcément le projet. Si Sophie Ricard est capable de répondre à la demande du commanditaire avec seulement 400 euros du m2, c’est uniquement car elle est directement sur place et est donc capable d’ajustements et de négociations. Elle explique par ailleurs que, pour ce projet, elle n’a quasiment pas dessiné. Ne pas assujettir les espaces C’est également ce qu’il se produit à Pasteur, où il ne s’agit pas de proposer des espaces figés dans leur fonctionnalité mais bien de transformer les espaces pré-existants par l’usage. Ainsi, l’ancienne bibliothèque devient parfois une salle de danse, le parquet est adequat, les grandes vitrines servent de miroirs. Et donc quand iels rendent l’étude sur plan, iels définissent qu’il ne faut pas assujetir cet équipement, donc plutôt que de définir une sallede danse, qui existe déjà dans la ville par ailleurs, iels viennent démontrer qu’avec très peu de moyens ce lieu peut s’inventer salle de danse. «On fait ça pendant deux ans pour le prix d’une étude de faisabilité, on réouvre aux besoins et aux envies de la population, c’est à dire qu’on est ouvert au public.»
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LAISSER FAIRE, FAIRE AVEC, LA MAITRISE DE L’EXPÉRIENCE Cette posture portée par Sophie Ricard lui permet notamment d’apprécier, de mettre en valeur et de rendre justice à l’auto-réhabilitation qui avait déjà été entamée par certains foyers à Boulogne. En effet, dans cette petite rue complétement abandonnées du bailleur et des institutions, certain·es habitant·es se sont saisi de leur pouvoir de gestionnaire et ont mis au service de leur logement leurs savoirs-faire. L’espace public de cette petite rue était largement approprié, iels y ont repeint les facades, ont construit des extensions sur la voie publique, etc. «C’est fabuleux, nous sommes en France et nous avons une appropriation du logement social qui n’est pas cadrée, qui n’aurait pas pu mais qui est l’oeuvre du temps et de la non gestion de l’institution et des pouvoirs publics. Il faut travailler à révéler cette appropriation et à la faire rentrer dans le cadre de la commande publique pour éviter l’uniformisation du logement social.» Généralement, les locataires n’ont aucun droit sur leur logement. Sophie Ricard propose ainsi de les laisser gardien·nes de l’entretien de leur logement
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et ainsi de le mettre en capacité par leurs compétences et de lui donner une valeur. Par la valeur d’usage, il y a vraiment une valeur d’entretien, une valeur de gestion, qu’aujourd’hui les bailleurs publics d’HLM ne mettent pas en oeuvre, ou en tout cas ne fédèrent pas les locataires en vue de s’approprier la gestion du patrimoine. Laisser place à la différence Laisser faire, c’est également faire confiance à l’usage qu’ont les locataires de leur foyer. Accepter que des gens puissent faire différement permet de proposer des solutions plus logiques et durables sur le long terme. Par exemple, ce propos s’illustre bien par la problématique du chauffage à Boulogne. Alors que le bailleur propose de candidater pour une subvention européenne pour installer des chauffages à énergie solaire ou des poêles à granules, Sophie refuse, car la réponse lui parait complétement déconnectée des problématiques réelles du lieu, qui fonctionne notamment avec une économie parallèle très présente. Donc, plutôt que de trouver de l’argent pour installer des solutions «écologiques» qui seraient revendues sur le champs ou inutilisées car trop coûteuses à alimenter («on sait que les habitants coupent leur bois eux mêmes»), elle
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préfère rester «dans les clous» des 400 euros. «Là s’active une grosse question de développement durable que permet la permanence : se dire qu’à un moment ça ne sert à rien d’aller chercher de l’argent pour mettre des choses techniquement moins énergivores. Le but c’est de savoir comment les habitant·es s’en serviraient et qu’est ce qui serait plus juste pour leur manière de vivre.» Elle propose ainsi des poêles mixtes et de faire toute une sensibilisation autour de son utilisation : mettre du bois plutôt que du charbon, pas du bois de palette car il est traité… etc. «C’est toute une école qui se met en place, moi j’apprends mon métier car je n’y connais rien.» Insérer professionnellement par la réhabilitation de sa propre maison A l’aide d’un partenariat avec Pôle emploi et le Plan local d’insertion Sophie Ricard met en place des chantiers d’insertion pour les personnes souhaitant se réinsérer. «On met la gestion locative dans la boucle pour permettre à l’office publique d’HLM de voir la puissance de ses locataires, de voir ses compétences.» Pour aller plus loin, elle monte des «chantiers école», qui incluent tout le monde : femmes, en-
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fants... «De toute façons cette rue est tellement appropriée depuis longtemps qu’on ne peut pas arriver comme ça et édicter nos propres règles. C’est eux qui les font. Et nous on va accompagner cette façon de vivre pour justement révéler et cela permet de faire un chantier à ciel ouvert, à la vue de tous, et support d’application.» Ce travail d’insertion social permet également de tisser du lien entre les habitant·es. Mettre en lumière la valeur d’usage Iels réalisent en parallèle un roman photographié de chaque logement et essayent de chiffrer la valeur d’investissement que chaque personne a mis dans son logement. Rendre visible le travail fait par les locataires permet de se réapproprier la question de l’économie et du loyer, mais également de rendre tangible la puissance de la gestion locative, auprès du bailleur notamment. Au coeur du projet, cela permet également de ne pas léser les personnes qui ont mis années après années beaucoup d’argent et de travail dans leur logement tandis que d’autres n’ont pas pu effectuer ce travail. Les personnes sont alors rétribuées de manière pécunière ou matérielle.
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Qu’est-ce qu’on retient de ces expériences ? A travers ces deux exemples portés par l’architecte Sophie Ricard, on a un bref aperçu de ce que peut être la participation en architecture, ou plutôt, de comment activer la puissance participative des usager·es d’un lieu. Toutefois, ces deux exemples présentent successivement le cas de logement social et d’équipement public. La notion d’appropriation y est donc pertinente car nous bénéficie directement en tant qu’usager·e, notamment dans le cas du logement : le produit de notre investissement nous revient directement, ce qui peut invoquer une motivation supplémentaire. Qu’est ce que l’hébergement est que le logement n’est pas ? La différence ici réside dans la notion de temporaire, qui aura nécessairement un impact sur l’investissement qu’un·e individu·e est capable de mobiliser pour son lieu de vie. En effet, veut-on s’investir, mettre de soi, dans un lieu qui ne sera plus à nous par la suite ? Toutefois, la notion de temporaire reste floue : les parcours de personnes en réinsertion vers le logement sont souvent très longs, et la résidence en CHRS se prolonge souvent de 6 à 12 mois.
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Comment s’inspirer de ces expériences dans le cadre de l’hébergement ? Plein d’inspirations se dégagent de ces expériences... Parmi elles : S’installer dans le temps long. Et surtout, s’installer au temps 0, adopter une posture capable de s’extraire de systèmes hierarchisés. Faire évoluer le projet en fonction des besoins relevés sur place des personnes hébergées. Impliquer des personnes hébergées dans la gestion du lieu pour une meilleure prise en main, une meilleure appropriation des murs. Insertion professionnelle et sociale par le biais du chantier permanent. Mise à contribution de tous·tes les acteur·ices (la MOA, les associations, les artisans, les institutions, l’architecte, l’état...) dans un système horizontal qui permet de redonner sa place à l’hébergé·e comme expert·e des besoins et mise en valeur de ses compétences. Savoir envisager une rétribution pécuniaire (ou autre) dans le cadre de la participation. Toutefois, il convient de souligner la complexité des projets de mise à l’abri. Les personnes dont on parle ont souvent vécu de lourds traumatismes, qui font souvent d’elles des personnes fragilisées. Peuvent-elles s’investir dans un lieu qui n’est qu’une étape transitoire vers un chez-soi ?
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II.ii. LA PARTICIPATION DANS LA CONCEPTION, OUTILS DE LA CONCERTATION
Dans le projet architectural, le rôle de l’architecte est de penser les espaces pour ses futurs usager·es. Dans cette partie, on s’attachera à comprendre comment l’architecte peut interpeler ces personnes, dans le cas spécifique aux centres d’hébergement, et ainsi modifier les rapports entre les différent·es acteur·ices du projet. On essayera ainsi de voir comment repenser les programmes, ou du moins la manière de penser le programme, en faisant appel aux connaissances
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et aux vécus des personnes hébergées et travailleur·ses sociaux. Puis, on verra comment faire appel à ces mêmes personnes, les inclure dans les processus de conception des espaces, peut peutêtre permettre de produire des espaces moins violents pour celle·ux qui les vivent. Enfin, on abordera la question du comment : comment faire intervenir ces personnes, comment libérer la parole, comment écouter (sans porter de jugement de valeur), comment retranscrire...? On entend beaucoup parler de la concertation en architecture, cet outil sexy, dont on fait bien souvent la publicité, pour obtenir le label «participatif» à la mode : mettre «tout le monde» autour de la table. Sauf que dans la réalité, ce «tout le monde» ne représente personne, ou plutôt toujours les mêmes personnes, ce qui continue de produire les mêmes violences symboliques (au sens de Bourdieu). Alors comment déconstruire ces rapports hiérarchiques, ces plafonds de verre qui empêchent les plus pauvres de prendre part au débat de la construction de la chose publique ?
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PENSER UN PROGRAMME, LES EXPERT·ES DES BESOINS Savoir écouter les «non sachant·es» et les positionner comme experts (ici, des besoins), permet de changer les niveaux de compétences et de provoquer des situations intéressantes. Cela ne veut toutefois pas dire d’abandonner, de se dédouaner de ses responsabilités en tant que MOE, mais plutôt d’accompagner dans un rôle de médiateur·ice ou coordonateur·ice, expert·e de l’espace. C’est donc prendre acte de sa fonction de sociologue ou anthropologue afin de le réinjecter dans des projets plus justes et plus proches de besoins.
La société du care Philippe Leferrand, psychiatre mobilisé dans le projet de l’Hôtel Pasteur, dit un jour à Sophie Ricard : « aujourd’hui si on ne soigne pas l’hôpital on arrivera pas à soigner la folie ; donc c’est nos équipements qu’il faut soigner et qui nous permettent plus de soigner et de panser la ville »
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Dans cette citation, on retrouve tout le pouvoir du bâti sur ses usager·es. Le lieu produit les sociabilités, les rencontres, l’intimité, la vie. C’est d’autant plus vrai pour un équipement public à vocation sociale ou de santé. Il faut ainsi qu’on se réapproprie ensembles la question de l’entraide, de la solidarité et du soin. Sophie Ricard dit : «Dans les centre ville, il faut absolument inviter d’autres personnes à s’approprier ces lieux car on se rend compte que nos institutions, pour qu’elles répondent à de nouveaux besoins, qu’elles fassent un pas de coté dans leurs pratiques, ils faut qu’elles sortent de leurs murs. Elles ne peuvent pas se réinventer au sein même des murs de l’institution. Et donc c’est intéressant de faire ce pas de coté, on arrive dans un lieu libre où on teste des choses, on expérimente avant de le reproduire ailleurs.» La question se pose ici en deux temps : celui de la réhabilitation d’un lieu pré-existant ou encore celui de la construction depuis zéro. En effet, cela permet deux méthodes complétement distinctes.
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les acteur·ices font remonter les besoins pour alimenter le programme
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Dans le cas d’un espace pré-existant L’avantage dans la réhabilitation/occupation, c’est qu’on peut directement injecter les personnes concernées par le projet dans le lieu qui l’héberge. Cela permet entre autres aux usager·es de se projeter, d’expérimenter les idées à même le lieu. La commande peut ainsi être appropriée par tous les partis, dans tout le temps du processus de fabrication du lieu de vie. On peut donc presque y appliquer la méthodologie de Sophie Ricard du «non-programme». Dans le cadre d’une réhabilitation ou d’une occupation, mettre à l’épreuve le bâtiment par l’usage peut permettre d’inventer un programme auquel on n’aurait pas pensé. C’est un peu ce que l’on observe dans le cadre des squats militants, comme ceux de la Zone Libre (Cenon), de la Piraterie (Bordeaux) ou encore de la Maison du Peuple (Nantes). Dans ces lieux, les personnes sont hébergées en premier lieu, mises à l’abri, puis participent dans un deuxième temps, avec l’aide d’associations aux objectifs variés (distribution de nourriture, aide juridique, cours de français, cours de sport... la liste est longue), à la vie commune du site.
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Ainsi, les espaces partagés évoluent en fonction de leur appropriation, ne sont pas enfermés par la vision en trois «pôles» qui assujetissent les espaces à des fonctions. On se saisit d’espaces libres pour y pratiquer des choses qui nous font du bien, et par cette appropriation, on prend soin du lieu, on prend soin de soi. C’est, il me semble, une étape primordiale à la réinsertion vers le logement : être capable de s’approprier un espace et d’en prendre soin, en dehors de la contrainte du programme et du regard des travailleur.ses sociaux.
Dans le cadre d’une construction nouvelle Ce cas me semble plus complexe car suppose une assignation des espaces à une fonction pré-pensée. Pour permettre la liberté d’espaces appropriables, il faudrait être capables de porter, pour certains espaces au moins, le principe du «non-programme». Mais dessiner des espaces ex-nihilo et sans assignation peut présenter d’autres difficultés. Toutefois, le collectif le PEROU expérimente ici d’autres alternatives.
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En 2014, le projet «Le Paris de l’hospitalité» préfigurait fictivement la commande d’un centre d’hébergement nomade dans Paris intra-muros dont le cahier des charges est co-monté avec des anciennes personnes sans-abri et l’association des Enfants du canal. Iels explorent ensembles les possibilités de créer un centre d’accueil nomade pour les sans- abris, pouvant s’inscrire sur des fonciers parisiens temporairement vacants. Les architectes et chercheurs du PEROU accompagnent les résident·es et l’équipe afin qu’iels conçoivent le programme architectural d’une telle construction expérimentale. Iels définissent ensembles un cahier des charges qui servira de support de conception à des équipes pluridisciplinaires de maîtrise d’oeuvre. Iels proposent ainsi quatre hypothèses foncières dans Paris (sur un toît, un hopital désaffecté, la petite ceinture ou la cour d’une ancienne école) et définissent un cahier des charges atypique, capable de décrire la complexité des vécus et des besoins de personnes hébergées. Environ 30 personnes, constituant l’Assemblée des Commanditaires, apportent ainsi leur contribution. Enfin, le jury est composé pour moitié d’ancien·nes sans-abris résident·es des Enfants du Canal.
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IMAGINER DES ESPACES, LES EXPERT·ES DES USAGES Afin de concevoir des espaces adaptés, on commencera par essayer de comprendre et d’accepter de considérer que nous créons des espaces normatifs, contraignant pour certains corps ne répondant pas aux standards édictés par le Modulor ou la société validiste et patriarcale en général. La théorie queer appliquée à l’architecture nous permet d’envisager ces violences faites aux corps dissidents par l’architecture. Critique du Modulor Le Modulor est une échelle anthropométrique de proportions créée par Le Corbusier en 1948 pour incarner une «gamme de mesures harmonieuses à l’échelle humaine, universellement applicable à l’architecture et aux choses mécaniques». Héritage de «l’Homme, mesure de toutes choses» de Protagora et de l’Homme de Vitruve de Léonard de Vinci, le Modulor est une version actualisée de cet universalisme masculin et valide. L’Homme Modulor est un homme blanc en bonne santé, amélioré par des astuces mathématiques proportionnelles «de la nature», comme le nombre d’or et les séries de Fibonacci. Il représente le corps
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normatif et normalisé autour duquel Le Corbusier a conçu ses dessins. En conséquence, la plupart des formes architecturales modernes sont toutes calibrées de manière significative sur un standard similaire et non représentatif. En effet, il a plus a voir avec les schémas de domination de notre société occidentale, qu’avec une statistique objective de la moyenne physique. À des degrés divers, cette norme est néfaste pour tous les corps : bien que favorisant certains par rapport à d’autres, elle introduit généralement une notion restreinte de ce qui compte comme humain. Il ne s’agit pas d’un simple canon aux proportions parfaites, mais d’une déclaration normative, si ancienne qu’elle a fini par être considérée comme la «nature humaine». L’universalisme humaniste a introduit un binaire entre l’uniformité et l’altérité, dans lequel la notion de différence par rapport à la norme équivaut à du négatif. Selon les termes de la pionnière des études sur le handicap, Rosemarie Garland Thomson, le corps aberrant «a encadré et chorégraphié les différences corporelles que nous appelons aujourd’hui «race», «ethnicité» et «handicap» dans un rituel qui a mis en œuvre le processus social de fabrication de l’altérité culturelle à partir des matières premières de la variation physique humaine». Dans la mesure où être différent·e de la
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norme signifie l’infériorité, un système de valeurs humaines obligatoires est mis en place : l’intégrité corporelle, la minceur, la blancheur et la masculinité. Cette norme exclue et discrimine les autres pathologisés, racialisés et sexualisés. L’héritage du Modulor se ressent par exemple dans nos normes PMR, calculées comme un pourcentage, que nous vivons comme une tarre lorsqu’il s’agit de dessiner un plan. Des corps meurtris par les parcours de sansabrisme Il me semble que les CHRS devraient d’autant plus intégrer cette notion dans leur manière de dessiner l’espace. En effet, nous parlons de corps cassés, qui ont vécu traumatismes et violences : des corps malades, des corps meurtris, des corps ayant dormi dans la rue, des corps battus, ignorés, violentés.
le Modulor à l’épreuve de réalités de corps pluriels, inspiré d’un dessin de Thomas Carpentier
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Considérer d’écouter ces corps, leurs manières de s’adapter à des espaces normatifs, ou même des espaces non-conçus pour y dormir pour produire des espaces capables de s’adapter à eux. C’est ce que considère l’association des Enfants du Canal lorsqu’elle propose un cahier des charges atypique, assemblant plusieurs recueils de mode d’habiter d’ancien·nes sans-abris dans des centres d’hébergement. Pour cela, iels démultiplient les media : mots, images, vidéos, sons, portraits vidéos de résident·es, relevés habités du centre d’hébergement actuel., etc. L’ensemble aborde des thématiques variées, croisant le sensible et l’architecture; l’intime, le commun, le quotidien. Pour réaliser ce recueil, le collectif le PEROU organise une permanence hebdomadaire qui accueille des ateliers en groupe. Ces ateliers se déroulent sous forme de tables rondes, autour desquelles, par la parole et le dessin, la discussion autour d’images de références, sont abordées dans le détail de questions relatives à la qualité de vie, à l’épreuve de la rue, aux espaces vécus du centre d’hébergement, à la cohabitation. Cela permet de démontrer que d’autres manières d’habiter la ville sont possibles pour des populations qui demeurent sans solution d’accueil.
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OUTILS D’UNE CONCERTATION EFFICACE, FAVORISER LA COMMUNICATION HORIZONTALE Cette manière d’envisager l’écoute de l’autre n’est ni anodine ni innée. Souhaiter mettre en place de telles démarches dans son travail suppose un fort travail de déconstruction de normes internalisées. En effet, si le sujet est de créer de l’hospitalier, et de permettre la parole, il faut se rendre hospitalier soi-même, déconstruire des shémas ancrés qui, même si nous ne les portons pas, sont portés par ce que l’on représente, par les autres, et par soi, au final, quoiqu’on en dise. Il me semble que la déconstruction commence dans un premier temps par accepter ce que l’on représente et où l’on se situe dans les shémas de dominations. Prendre conscience de notre vision binaire du monde permet dans un deuxième temps de considérer l’anorme dans sa pluralité. Éric Chauvier, dans une conférence sur le thème de «la marge»1, incitait à ne plus percevoir «la marge», comme unique et uniforme, «nous et l’autre»,mais bien «les marges», dans leur diversité, en les réincluant dans notre monde uniformisé. Le but n’est pas pour autant de renverser l’existant, 1
Festival «antropologia», Bordeaux, le 06/02/2020
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mais bien de proposer d’autres standards, plus inclusifs, et ainsi construire de nouvelles subjectivités. Une personne hébergée dans un centre des Enfants du Canal décrit : «Un lieu hospitalier est un lieu où j’ai envie de rentrer, où je suis en sécurité. Un lieu où je suis accepté sans condition, comme je suis. »2 Pour récolter la parole de ces personnes à qui la rue et les violences subies ont appris à se cacher, à se rendre invisible, il faudra être capable de créer ce «lieu hospitalier», afin d’y libérer la parole. Heureusement, il existe certains outils de communication permettant de déconstruire ces rapports, mais aussi des postures, une temporalité, des outils physiques... La communication non violente La communication non violente s’attache à instaurer entre les individu·es des relations fondées sur une coopération harmonieuse, sur le respect de soi et des autres. Théorisée par Gandhi puis par le docteur Marshall Rosenberg, cet outil de com2 Parole d’un ancien sans-arbi isssue de la «Présentation du projet», publiée le 2/10/2013 sur les archives du «Paris de l’hospitalité», sur le site du collectif le PEROU
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munication verbale est utilisé notamment dans le cadre de résolution de conflits. Conceptuellement, la méthode est simple : appliquer la démarche « OSBD » (Observation - Sentiment - Besoin - Demande), distinguer les faits des opinions, être clair·e avec soi-même et attentif·ve à l’autre. Elle serait cependant difficile à mettre en œuvre dans de nombreux cas. Marshall Rosenberg identifie des freins de langage et culturels notamment. Pourquoi la CNV permettrait-elle de fluidifier les échanges avec des personnes concernées par le sans-abrisme afin de concevoir l’hébergement d’urgence ? Cet outil permet de communiquer avec davantage d’authenticité et donc de favoriser des relations empathiques et une meilleur écoute de l’autre. Si cet outil est utile dans la vie de tous les jours pour améliorer ses relations, il me semble qu’il peut également aider à favoriser des rapports horizontaux grâce à la posture empathique adoptée. Interpréter sans juger L’architecture, au même titre que nous, doit savoir se rendre vulnérable, en permettant le décentrement, la confrontation avec les «marges». Cela permettrait de déconstruire l’espace, les typolo-
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gies, la forme, les usages. Ces espaces se façonnent hors des normes, hors des discours hégémoniques. La vulnérabilité n’est pas simplement une position de victime, mais aussi une éthique de la responsabilité pour autrui. En d’autres termes, la vulnérabilité nous met sur un pied d’égalité, et ainsi ouvre la voie pour repenser le lien social, en le renforçant sur une base solidaire, oubliant alors le fantasme très masculiniste de l’invincibilité. Une écoute libre de tout jugement permettrait ainsi de retranscrire dans l’espace des besoins authentiques de personnes dont les parcours les extraient de la norme. Outils de de communication tangibles L’oralité ne permet pas toujours de déconstruire les rapports, où encore de récolter les récits anodins du quotidien, pourtant si précieux pour dessiner des espaces de vie. En effet, si c’est bien dans ces appropriations de l’espace que l’on décèle les spécificités de l’habiter, il est parfois difficile pour les interviewé·es d’en comprendre l’intérêt et ainsi de se livrer. Ainsi, démultiplier les moyens peut délier ces paroles : dessin, maquette, audio, vidéo, ballade com-
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mentée, relevé d’habiter... sont autant de moyens permettant de décentrer l’attention et donc de rentrer plus aisément dans l’intimité. La temporalité comme outil de confiance Toutefois, s’il est possible de capturer des brides d’intimité sur l’instant et de déconstruire notre jugement qui nous empêche souvent de considérer de manière neutre une manière d’habiter, le lien de confiance se fait dans le temps long. C’est ce que Sophie Ricard comprend très tôt dans sa pratique de l’architecture et pourquoi elle met en place la permanence architecturale. L’intuition et la bonne volonté Lors de mes entretiens avec des personnes mettant en place du lien direct avec des personnes dans la précarité dans leur pratiques (Marthe Pommié, Kristel Guyon, Sébastien Thiéry, Adrien Roques, Sophie Bondier, etc.), je leur posais la question de la méthode de dialogue qu’iels mettaient en place pour permettre la communication entre des personnes si différentes (langue, vécu, histoire, culture, etc.). La réponse est uniforme : faire appel à une intelligence sociale, faire confiance à son intuition, installer le dialogue dans l’action, et surtout, y mettre de soi. Ne jamais forcer, être à
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l’écoute, empathique. Faire instinctivement confiance C’est en travaillant chez les Saprophytes que j’apprends la méthode qui, selon moi, change tout : faire confiance. Mélia Déplanque me déclare dès notre rencontre : «c’est celui qui fait qui a raison». C’est ce que nous mettons notamment en place sur chaque chantier participatif, afin de permettre à tout le monde de se saisir de son pouvoir d’action, et d’avoir confiance en soi sur sa capacité de faire ou de penser. ...
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II.iii. LE TEMPS DU CHANTIER, FÉDÉRER ET TRANSMETTRE Le temps du chantier est un autre levier d’action pour inclure les personnes sans-abri dans la production de l’hébergement d’urgence en France. Entre autres choses, les chantiers participatifs ou d’insertion permettent de fédérer par la construction, favoriser la mixité sociale, le lien social, de transmettre et recevoir des savoirs, de mettre en valeur les personnes investies, de favoriser des rapports horizontaux, cela peut également se constituer comme un outil de réinsertion professionnelle et sociale... C’est notamment le parti pris de l’association
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Les Compagnons Bâtisseurs, un mouvement national né dans les années 1950 autour de la reconstruction de logements. Les objectifs de l’association sont d’aider au bien commun autour de l’autoconstruction, le transfert de compétences, la solidarité, la transmission des savoirs et l’insertion des jeunes. Les Compagnons Bâtisseurs à l’échelle nationale définit son rôle comme un outil d’amélioration de l’habitat. J’ai eu l’occasion de m’entretenir avec Sophie Bondier et Denis Pacomme, présidente et directeur de l’association Nouvelle-Aquitaine. Sophie Bondier redéfinit le rôle de l’association régionale comme un «acteur d’insertion qui utilise l’habitat comme un prétexte vertueux. Je considère que la construction, le bâtiment avec toutes ses valeurs qu’il représente est un moteur-socle d’une démarche d’accompagnement et de lien social.» Pour cette partie, on s’axera en majorité sur leurs projets et leur vision de la construction en lien avec l’action sociale.
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Noée : dans une conférence donnée à l’ENSA de Strasbourg, vous parlez de quelque chose que je trouve très vrai : comment on fait pour ne pas fantasmer les bidonvilles ? C’est vrai qu’en tant qu’architecte, ou étudiant·e en archi, on a tendance à fétichiser, à se dire que dans l’auto-construction il y a une forme d’authenticité ou de spontanéité et je pense que c’est un mauvais départ pour se poser la question de comment trouver des solutions à ce qui reste un problème humain. Alors comment ne pas fantasmer les bidonvilles ?
Sébastien Thiéry :
«Il faut les éprouver, y aller. Chaque situation habitée a ses particularités. Le travail du PEROU c’est des formes d’enquêtes, un travail de recherche. On enquête sur des puissances. On prend le parti de construire et relever ce qui est construit et le poursuivre.
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Les matériaux viennent du bassin industriel voisin, sont produits par un contexte, le bidonville est produit par la merde alentours, les déchets… Quand on fait l’enquête de pourquoi les occupants se sont installés là, dans un délaissé de voiries, et bien c’est l’histoire de 9 ans de destructions donc ils se sont réfugiés là en pensant qu’ils passeront inapercus. On se rend compte que le bidonville est co-construit par des actions policières, par de la violence. Donc ça n’est pas une urbanité naturelle ou spontanée, elle est aussi co-construite par des CRS en cela que c’est une stratégie de repli qui a commandé sa construction. Si on enquête sur les baraques qui y sont construites, on se rend compte qu’il y a un charpentier incroyable qui a construit des chapelles en Roumanie qui y vit et moi qui suis un mauvais bricoleur j’aurais fait mieux que lui. Alors comment se fait-il que sa cabane soit extrêmement pourrie alors qu’ils sait extrêmement bien construire ? Il a une quinzaine de de destructions dans la gueule, alors quand il construit il enregistre la destruction dans sa baraque. Elle est en train de tomber, et il prend aucun soin à la construire car il sait qu’une pelleteuse va passer. Ce bidonville là, la forme qu’il a, a déjà intégré la pelleteuse et la destruc-
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tion. Donc il est déjà fait des destructions passées et à venir. Il est aussi co-produit par les habitants du coins qui ont filé un coup de main, dans l’adversité, tout cela en fait une situation complètement impure et il me semble que la plus juste manière de décrire un bidonville c’est pas de dire qu’il est auto-construit mais qu’il est hétéro-construit. Il est construit par des mains qui sont là mais aussi des contextes, des histoires, des acteurs qui sont totalement étrangers aux désirs des personnes et avec lesquels ils font… et ils font du judo aussi ! Ce travail là d’enquête participe à défaire la mythologie du bidonville qui pense que comme elle est auto construite par les personnes qui l’habitent, elle est à l’exacte mesure de ses besoins. Ce qui est absurde. Une famille avec trois gosses, l’exact mesure de son besoin c’est peut-être le pavillon en dur qu’il y a juste à côté. C’est abject de penser ça. Et en même temps, la position de PEROU c’est de dire, bon, un bidonville c’est quelque chose de construit plutôt que rien et donc c’est un fait urbain et architectural et notre position c’est d’en prolonger cette nature là. Continuer de construire,
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ne pas s’arrêter en chemin et voir les effets que ça peut avoir. On fait l’hypothèse que de construire le bidonville aura des effets meilleurs que de le détruire. Construire le bidonville c’est le plus court chemin pour en sortir. C’est prendre soin du bidonville contre le bidonville, et non le pérenniser. Construire, c’est créer l’apaisement.» Extrait de l’entretien téléphonique réalisé avec Sébastien Thiéry, le 19 Octobre 2020.
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RENFORCER LE LIEN SOCIAL ET L’ESTIME DE SOI Les Compagnons Bâtisseurs Nouvelle Aquitaine propose au coeur de leur activité des chantiers d’Auto-Réhabilitation Accompagnée (ARA). Le principe est de se rendre chez des locataires ou propriétaires précaires avec des personnes qui ont un prescription social (travailleur·ses sociales) qui oriente une famille avec comme problématique l’amélioration de l’habitat. Iels viennent donc avec une posture qui propose de conseiller et d’accompagner la réhabilitation mais par contre ne fera pas à la place de. Cela demande donc un engagement à plusieurs titres : adhérer, participer financièrement (symbolique, 50euros) et donc accepter que d’autres viennent aider chez soi et s’engager à faire par la suite chez les autres. L’objectif est de créer des chaines de solidarité et non de faire de l’assistanat, la personne est donc actrice de sa situation. Le chantier est donc une une excuse pour que des liens sociaux se créent. Créer des nouvelles chaines de solidarités «Quand on soigne le logement, les personnes vont mieux et dès lors elles peuvent sortir de chez elles et faire d’autres choses à l’extérieur, avec d’autres,
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pas enfermés sur leur logement. Quand le logement va pas bien c’est très compliqué de faire le reste.», explique Sophie Bondier. Le chantier permet ainsi de créer des nouvelles chaines de solidarités avec comme file directeur la mixité sociale : «Le prétexte fait que le bâti va mieux mais surtout les gens se rencontrent, se croisent, font ensembles, ce qui crée des liens plus forts que de l’accompagnement classique.» Cette démarche favorise notamment l’intergénérationalité, l’interculturalité. «C’est une démarche qui permet d’aller plus loin et d’avoir toujours des plus : tout le monde a des compétences, dans le bâtiment ou non, et on fait un mille feuilles de tout ça pour puiser dedans.» En effet, cette démarche repose sur la confiance en l’autre et en la valorisation des individu·es par leur compétences et savoirs-faire. «Ça passe ou ça casse. C’est vraiment l’idée du compagnonnage. On part du principe que quand quelqu’un arrive on lui fait confiance quoiqu’il arrive. On commence par ça. Quitte à se planter. On fait d’abord confiance et on considère que tout le monde à sa part de liberté.» D’après Sophie Bondier, c’est la conscience de la liberté et de l’autonomie qui crée l’engagement.
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Une démarche qui accepte l’échec «On est capable de dire là non ça ne marche pas donc on fera pas.» Mais, évidemment, avant ça, il y a des étapes. L’intérêt avec cette démarche sur-mesure est de s’adapter à chaque situation pour permettre à chaque personne de se sentir utile dans la démarche. «Quand on travaille avec une femme de 80 ans qui est handicapée, évidemment on a une marge de tolérance sur la participation au chantier qui est plus large. Mais pour autant cette femme là elle a une histoire, elle est bourrée de compétences, donc ce qu’on va faire c’est dire bon ok c’est compliqué, pourquoi pas, mais qu’est ce que vous pouvez faire qu’on peut amener aux autres ? Alors je sors le cliché mais n’empêche que c’est déjà arrivé plein de fois : la dame elle est hyper bonne pour faire du couscous. Alors on a fait quatre ateliers couscous avec d’autres familles. Sauf qu’au premier y avait 20 personnes et le dernier y en avait 80.» Iels se permettent également de considérer l’entourage de la personne, sa famille, ses voisin·es, ami·es, etc. «Parfois c’est compliqué. Et aussi on laisse le temps. Par exemple, dans un famille, la maman elle veut vraiment pas faire, mais le gamin il a plein d’énergie. Et ce qui est magique c’est qu’à force de voir
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son enfant faire, bah elle s’y met aussi. Et c’est pour ça qu’on laisse le temps !» «Une philosophie plus qu’une méthodologie» «A partir du moment où vous avez votre bleu de travail, votre pinceau, votre truelle, on est tous pareils.» D’après la Présidente, le chantier permet de lisser l’idée de catégories socioprofessionnelles ou de hiérarchie, voire de différences. «Si vous arrivez sur un magnifique comité de pilotage du projet, que vous avez la direction, les élus et que vous ramenez deux familles pour faire témoigner, là tout de suite vous créez une décalage, il y a une hiérarchie des choses qui fait que la famille c’est les pauvres qu’on va écouter, et puis on est vachement ému par ce qu’ils racontent, je peux vous le dire, je m’en suis servie !» A l’inverse, par le chantier et tout ce qui en découle, les repas, les pauses, l’effort commun, la satisfaction du résultat, tout le monde regarde dans la même direction, ce qui permet de «se parler normalement». «Et à partir du moment où vous arrivez à prouver à quelqu’un qu’il peut être utile et qu’il se met à y croire que bah du coup les niveaux se lissent. Et donc l’élu ou le préfet qui passe, c’est plus l’élu ou le préfet, c’est quelqu’un qui a fait le chantier avec.»
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Le rôle du médiateur·ice Si la démarche est de permettre aux habitant·es de se saisir de leur pouvoir d’action et d’appropriation du logement, le rôle de médiateur·ice sur le chantier est primordial : «on arrive en tant que courroie d’animation, on a un vrai rôle. On est garant de ça : que tout le monde se respecte et qu’il n’y ait pas de débordements. On est des ouvriers d’animation.» C’est donc une démarche d’accompagnement induit, plus souple, capable de s’adapter à chacun·e. «Toute la nuance elle est là : dans une démarche d’accompagnement classique où on essaye de guider la personne, la personne même si vous faites un effort, vous allez l’orienter vers des choses, vous allez la pousser vers, donner votre façon de voir le choses. Sur un chantier c’est pas ça parce qu’on va tous vouloir peindre le mur en blanc en fait. Le faire ensembles change tout. On est le contexte.» La méthodologie prévoit en ce sens de respecter les gens, de poser un cadre, et de faire en sorte d’arriver à faire quelque chose ensembles. Un outil logistique et technique, en somme.
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Comment faire pour intéresser, impliquer ? Cette démarche ne peut pas être adaptée à tout le monde. C’est un outil de plus, qui propose de voir l’accompagnement social autrement, fonctionne pour beaucoup d’après Sophie Bondier mais ne peut pas correspondre à tous les publics. Toutefois, on abandonne pas si vite : «On est patients et tolérants. Y a l’histoire du droit à l’erreur, des personnes, on laisse les personnes se planter, et on s’autorise nous même à ne pas y arriver. On s’autorise de dire à un moment donné je suis pas la bonne personne. Parce qu’à un moment donné ce que je vous raconte ça marche pas pour tout le monde. Et ça pourrait ! Mais des fois c’est pas le bon moment. Il faut rester vachement modeste sur l’impact qu’on va avoir, notamment sur les chantiers d’autoréhab’.»
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INSERTION PROFESSIONNELLE (RÉ)ACCÉDER À L’EMPLOI Le temps du chantier peut également s’inscrire dans une démarche sociale de réinsertion professionnelle. L’insertion est une démarche globale qui prend en compte le le logement, le soin et l’emploi. Les personnes ayant vécu à la rue peuvent souvent être sans emploi (même si ce n’est pas le cas de tous·tes !), notamment du fait des difficultés liées à la domiciliation, garante d’un certaine fiabilité, et du décrochage social (logiques d’invisibilisation et dévalorisation de soi). Le milieu professionnel, ses codes, systèmes, peuvent devenir inaccessibles après plusieurs années de décrochage. Le chantier peut donc s’organiser avec des closes d’insertion (comme l’a par exemple fait Sophie Ricard à Boulogne). C’est ce que proposent les Compagnons Bâtisseurs Nouvelle Aquitaine, en deux temps : emplois et formations. Réaccéder à l’emploi Retrouver un travail dans un contexte de veille sociale peut permettre pour certaines personnes de (ré)apprendre les codes de l’entreprise, se réadapter au monde du travail tel qu’il est fait aujourd’hui. C’est ce que propose l’association en
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insérant par leur activité économique. «On est devenus employeurs de personnes qui ne sont pas forcément employables dans l’instant. C’est aussi une démarche d’accompagnement vers autre chose : ils sont avec nous mais temporairement, c’est une passerelle à un moment donné.» Le but n’est donc pas nécessairement de former aux métier du bâtiment, même si c’est bien le cadre dans lequel iels exercent, mais de réhabituer aux codes de hiérarchie et de devoirs entre autres. «Les gens viennent travailler sur ce terrain mais le but c’est de reconnecter avec les codes de l’entreprise, le travail en équipe, travailler pour un collectif… on est aussi sur ces valeurs là. Certains restent dans le bâtiment et d’autres non, c’est pas important !» De plus, en montant la plateforme Solibat, un outils logistique de récupération de matériaux afin de favoriser le réemploi, iels créent de nouveaux emplois pour ces personnes en réinsertion.
Formations Si les structures d’accueil ne peuvent pas nécessairement embaucher, les chantiers peuvent être l’oc-
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casion de former professionnellement. Ainsi, les Compagnons Bâtisseurs déploient pleins d’autres actions qui sont des émanations des autres projets, comme notamment les chantiers de formations. Ces organismes de formation ne correspondent pas à des centres de formations classiques, on commence par la pratique avant la théorie, c’est la méthode par le faire : apprendre en faisant peut permettre pour des personnes s’étant/ayant été dévalorisées de reprendre confiance en leur capacité de faire, d’être utiles. Commencer par l’action plutôt que par la théorie peut également participer à défaire les systèmes hierarchiques d’apprentissage, le savoir ne vient plus d’en haut, comme une délégation, mais de l’action, de l’objet construit, et met directement en valeur la personne qui a mis en oeuvre cette réalisation.
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UN BÂTI PROCHE DES BESOINS UN BÂTI INSCRIT DANS LE VIVANT Enfin, le bâtiment bénéficie directement de ces chantiers pluriels, vivant, où des sociabilités se créent. En effet, par le chantier, le bâtiment se charge avant même son appropriation d’une histoire, il vit avant même d’être habité. Cela peut ainsi faire de l’oeuvre architectural un objet non figé, dont les occupant·es se permettront peut-être plus aisément l’appropriation, ou encore la gestion. En effet, si un·e hébergé·e se saisit en amont de la responsabilité de sa chambre, peutêtre l’entretiendra-t-iel mieux par la suite, car aura un attachement plus fort. Iel pourra ainsi se saisir de son rôle de gestionnaire, ce qui favorisera l’appropriation du lieu. «On est pas là pour juger en fait. C’est ce moment là qui fait la différence. Si les personnes on l’impression d’êtres guidées et qu’on est au dessus, il se passe rien.» explique Sophie Bondier. Dans le cas de l’hébergement, adapter la notion d’appropriation peut être intéressante dans le parcours de réinsertion vers le logement. Comment reprendre gout au «chez soi» peut anticiper l’accès au logement ?
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CONCLUSION DE LA PARTIE II.,
INTRODUCTION À LA PARTIE III.
Dans cette seconde partie, nous avons tenté de défricher quelques hypothèses pour actionner le pouvoir décisionnel des sans-abris. Pour cela, nous avons envisagé des méthodes alternatives, qui proposent de mettre les individu·es au coeur des questionnements et, qui plus est, dans une posture active. Cela suppose pour toute l’équipe (architectes, MOA, travailleur·ses sociales, etc.) de travailler main dans la main et d’applanir les hiérarchies afin de laisser une place aux hébergé·es. Pour cela, nous avons considéré des expériences étrangères à l’hébergement d’urgence, comme les travaux de Sophie Ricard en permanence architecturale ou les chantiers d’ARA des Compagnons Bâtisseurs, pour se permettre de repenser la production de l’hébergement d’urgence sous un prisme plus participatif. Les outils évoqués dans ces exemples ne sont évidemment pas tous transposables, mais nous indiquent de manière générale une posture décalée,
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qui interroge nos rapports descendants et propose de remettre les humains dans des rapports horizontaux et égalitaires. On considère alors la participation des sans-abri en deux temps : celui de la conception, qui inclue programme et espaces, et celui du chantier, qui permet de créer des nouveaux liens, de booster l’estime de soi, et peut même permettre d’ouvrir des portes vers l’emploi. Toutefois, ces hypothèses ne considèrent pas les questions de lieu et de temporalité. En effet, s’il est primordial de repenser nos rapports aux hébergé·es en tant qu’architectes et porteur·ses de projet de l’hébergement d’urgence, il faut aussi s’intéresser à leur ancrage dans la ville. En effet, la tendance aujourd’hui est à l’invisibilisation : on ne veut pas de pauvres dans nos métropoles qui aspirent à une croissance économique toujours grandissante. Pourtant iels sont là. Alors comment penser la ville solidaire en lien avec ses autres problématiques ? Ce sont les questions que nous aborderons dans la troisième partie, afin de comprendre notamment comment utiliser les espaces urbains en creux pour créer de nouvelles solidarités.
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Place de la République, à Paris, lundi soir, 23 novembre 2020. Photo de @odieuxboby sur Instagram
Rendre visibles «Des tentes bleues, alignées à même le sol, avaient été installées en fin de journée lundi sur la place. A l’intérieur, des centaines de migrants préparant leurs affaires pour y passer la nuit. Les tentes avaient été installées là par les associations d’aide aux migrants. «Ce sont celles des personnes qui auraient dû être relogées et qui ne l’ont pas été à l’issue de l’évacuation de mardi [17 novembre, à Saint-Denis, ndlr]», explique-t-on à Utopia 56, à
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l’origine de cette action que l’on veut volontairement forte. «On crée un campement au centre de Paris», ont expliqué les associations de concert. [...] Le dispositif – des tentes et des couvertures – n’aura tenu qu’un peu plus d’une heure avant d’être mis à sac par les forces de l’ordre, place de la République. Sous l’oeil impuissant de dizaines d’élus, d’avocats et de journalistes, tous pris à partie pendant une soirée marquée par des violences au coeur de Paris. Les vidéos et images de policiers secouant des tentes pour en faire tomber leurs occupants – des exilés privés d’hébergement –, de croche-pieds injustifiés et de matraquages [...] «La police nous chasse partout où on s’installe, on veut seulement dormir dans un endroit sûr», affirme Fazal, un Afghan d’une trentaine d’années présent sur place. [...] Jusque tard dans la nuit, les migrants ne sachant où dormir ont été escortés hors de la capitale par les forces de l’ordre, notamment à Aubervilliers. Depuis plusieurs mois maintenant, les associations présentes sur le terrain dénoncent la répression policière dont elles se disent victimes partout où elles opèrent. Les scènes vécues ce soir, sous le ciel de Paris, en sont la triste preuve.» A Paris, migrants frappés et journalistes molestés lors de l’évacuation d’un campement éphémère, artcile de Libération par Gurvan Kristanadjaja, le 23 novembre 2020 à 21:48
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LES SANS-ABRIS ET LA VILLE, QUELS ESPACES POUR LES INVISIBLES ?
L’EXEMPLE DE L’OCCUPATION TEMPORAIRE, LA MÉTHODE YESWECAMP
Les expulsions se succèdent, les dispositifs anti-sdf se multiplient, l’indifférence reste. Pourtant, la précarité, elle, augmente chaque jour un peu plus. Les logiques de promotion immobilière, renforcées par la loi ELAN en 2018, participent à la mise sous pression du foncier et à des impératifs de rentabilité maximale. Selon Locservices, les prix à la location ont augmenté de près de 10% en 2019 à Bordeaux, avec un loyer mensuel moyen de 735 euros. Nantes et Angers ne sont pas en restes,
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avec des augmentations respectives de +6,62% et +5,35%. Ces augmentations inquiétantes ont une cause bien simple : une offre insuffisante pour satisfaire la demande. Bordeaux est en effet la ville où il est le plus compliqué de trouver un logement à louer. Un chiffre illustre cette tension : il y a à Bordeaux 6,83 demandes pour une offre (record de France à égalité avec Lyon, et devant Paris). Pourtant, d’après la dernière enquête de l’INSEE en 2015, 22473 logements demeuraient inoccupés, soit 6,9% du parc. Sur le centre-ville, on parle même de 770 logements vacants depuis plus de trois ans. La vacance se trouve en grande majorité sur le marché privé. Ce chiffre ne comptabilise que le parc de logement, c’est donc sans compter tous les bâtiments de bureaux, les entrepots, etc. On identifie deux types de vacance. Il y a d’abord une vacance de rotation liée au turn over du marché immobilier (en vente et en location). Ce type de vacance comptabilise notamment le foncier en suspent, en attente de l’élaboration de nouveaux projets (destruction ou réhabilitation). On identifie également une vacance structurelle, liée aux problèmes d’indivision, de vétusté, ou de rétention des propriétaires. Délaissés, friches, terrains vagues... : toutes ces
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dénominations font écho à des moments d’indécision dans la production urbaine et architecturale, à des périodes de crise économique (désindustrialisation, délocalisations), à des héritages insolubles, des terrains condamnés par la pollution des sols ou de trop longues négociations foncières. Quoiqu’il en soit, si on regarde la ville par son négatif, les espaces disponibles ne manquent pas. On peut donc partir de ce double constat, et émettre une hypothèse simpliste : et si on mettait les personnes à la rue dans ces logements vacants ? C’est l’hypothèse qu’émet notamment le LabZéro en 2017 : «Il y a eu l’idée que si on réquisitionnait tous les bâtiments vides on pourrait loger tout le monde. Et on a dit ok on va tester cette idée de manière légale, avec des dispositifs légaux. On en est arrivé à l’idée de mettre des logements vacants à disposition de personnes sans-abris et avec ce qui se faisait par ailleurs en France.», m’explique Marthe Pommié lors de notre entretien téléphonique. Le LabZéro est le premier des douze laboratoires d’innovation publique imaginés par l’Etat pour tester des réponses inédites aux problèmes sociaux.
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«On a découvert les Grands Voisins. C’est comme ça qu’on a eu l’idée de contacter YesWeCamp, Plateau Urbain et Aurore en leur disant on aimerait faire la même chose ici.» ajoute-t-elle. Iels s’intéressent donc à la démarche de jeunes architectes qui s’interrogent sur la plasticité de nos villes, notre manière de se l’approprier malgré ses flux incessant. Une nouvelle génération d’acteur·ices de la ville (architectes, urbanistes... et autres professions confondues !), dont YesWeCamp et Plateau Urbain font partie, questionnent notamment les espaces en creux de la ville, ces espaces délaissés pour un temps. Né dès lors la notion d’occupation temporaire, d’urbanisme transitoire ou intercalaire. Pour beaucoup, les friches et bâtiments vacants évoquent des espaces de reconquête, de liberté et de découverte. Dans ces espaces se sont longtemps installés des usages sans titre, des squats, préfigurant en partie ce que nous appelons ici l’urbanisme transitoire, où des occupations culturelles ont notamment pu être développées et parfois, pérennisées. Les occupations transitoires sont en effet les héritières des squats, des occupations sans titre, spontanées et auto-gérées, voir auto-construites.
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Elles s’en rapprochent car répondent à des besoins sociaux non satisfaits d’espaces de création et de diffusion artistique accessibles ; occupent des espaces vacants, non-occupés, ou en déshérence ; sont pour la plupart issues d’une action collective auto-gérée. Toutefois, les opérations d’urbanisme transitoire sont la version légale et non contestataire des squats. Ce sont des occupations avec titre, sur une durée limitée. Elles en acceptent en général le caractère transitoire, à l’inverse des squats qui revendiquent souvent de rester ou de changer la destination future des lieux. La place de l’habitat y est très faible alors que les squats répondent fréquemment à la pénurie de logement abordable. La régularisation des occupations temporaires permet de les identifier comme un outil dans l’aménagement des territoires. Elles se glissent ainsi dans les interstices temporels et spatiaux des opérations et des stratégies d’aménagement. Les projets transitoires deviennent en effet des leviers d’expérimentations, des espaces de liberté dans des villes de plus en plus contrôlées, et des lieux où s’inventent de nouvelles façons de faire la
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ville, de concevoir des projets urbains. Ce souffle nouveau permet aussi de sortir d’une production de plus en plus standardisée des espaces bâtis, au moins pour un temps. L’urbanisme transitoire englobe toutes les initiatives qui visent, sur des terrains ou bâtiments inoccupés, à réactiver la vie locale de façon provisoire, lorsque l’usage du site n’est pas déterminé ou que le projet urbain ou immobilier tarde à se réaliser. Ces initiatives se situent entre le temps court de l’événementiel et de l’éphémère, et le temps long d’un urbanisme qui se veut durable. Le terme d’urbanisme temporaire est également utilisé, l’accent est alors uniquement mis sur une notion de temps limité. L’adjectif transitoire suggère, lui, que l’initiative s’inscrit dans une histoire connectée, pas seulement une juxtaposition d’usages sans lien avec l’avenir du territoire. Le projet d’urbanisme transitoire peut ainsi constituer un facteur de transition du lieu, de son image, de ses usages, et ainsi de son futur... participant aux grandes transitions vitales : énergétique, écologique, sociale et économique. Le rôle du monde artistique dans le réinvestissement de bâtiments vacants est primordial. Il a permis de révéler le potentiel et les possibles de ce patrimoine bâti, souvent considéré comme obsolète.
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Mais si l’occupation temporaire a fait sa place dans le milieu culturel notamment.... qu’en est-il pour le social et le soin ? C’est la problématique dont se saisissent YesWeCamp et Plateau Urbain en montant des projets comme les Grands Voisins à Paris ou encore son petit frère CocoVelten à Marseille. Ces grands projets d’hébergement d’urgence prévoit toutefois d’y insérer la valeur de mixité d’usages que l’on connait dans les autres projets d’occupation temporaire. Les projets mêlent ainsi hébergement (80 et 100 hébergés pour CocoVelten et les Grands Voisins, mais pouvant aller jusqu’à 300 pour des projets comme les Cinq Toits à Paris) mais aussi ateliers, restaurants, co-working... Trois acteur·ices des ces projets ont accepté de s’entretenir avec moi au téléphone : Marthe Pommié du LabZéro, Kristel Guyon de YWC et Adrien Roques de Plateau Urbain. Ces entretiens constitueront un socle de réflexions autour notamment des projets d’occupations temporaires. Nous nous interrogerons ainsi sur le fait d’occuper temporairement des lieux en transition pour pallier à l’urgence de l’abri, puis sur la mixité d’usages
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comme facteur d’insertion et enfin porterons une attention particulière aux critiques que l’on pourrait émettre à cette hypothèse.
© La Vingt-Cinquième Heure, «Les Grands Voisins, La cité rêvée»
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III.i. L’OCCUPATION TEMPORAIRE, UNE RÉPONSE À L’URGENCE ?
Habiter le transitoire, de nouvelles solutions pour mettre à l’abri ?
Parce qu’associer l’habitat à l’éphémère évoque des formes de précarité, parce qu’il est plus difficile de déplacer des personnes que des activités, l’utilisation des périodes de transition dans la vie d’un bâtiment, à des fins de mise à l’abri, est une opportunité explorée par seulement quelques acteur·ices. Du coté des usager·es, l’habitat transitoire interroge leur aptitude, à savoir leur capacité à vivre le temporaire comme un espoir et non comme un traumatisme. Et du coté des professionnel·les, il impose un renouvellement de leurs postures et
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nécessite une grande réactivité. Le rapprochement de deux mondes, que sont celui de l’hébergement et du logement, tend à progresser et favorise de nouvelles modalités d’intervention et de partenariat des acteur·ices. Devant l’augmentation des situations de mal logement, le rôle des bailleurs et des associations est devenu prégnant, et leurs interactions nécessaires. La Dihal a récemment investi le sujet de l’urbanisme transitoire et de l’habitat temporaire. Déterminer les projets les plus rapidement mobilisables, maîtriser les problématiques de temporalité, assurer la sécurité des occupant·es et la décence des lieux, être en capacité de trouver une solution d’hébergement ou de logement lorsqu’il faut quitter les lieux... sont autant d’enjeux qui nécessitent une mobilisation intense des acteur·ices, et dans un temps très court. Qu’il s’agisse d’installer des bâtiments modulaires sur un terrain provisoirement disponible, ou d’occuper un immeuble vacant qui va être démoli, la priorité est donnée à l’hébergement des plus précaires, en lien avec des opérateur·ices capables d’être réactif·ves et d’accompagner les personnes
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accueillies. D’autres publics sont potentiellement concernés par ces installations temporaires, des publics en transition, comme les étudiant·es dont on connaît les difficultés à se loger dans les grandes métropoles françaises, ou les personnes dont la mobilité résidentielle se fait au gré des opportunités professionnelles et des saisons. En effet, l’augmentation des personnes sans logement s’accompagne d’une évolution des profils et en particulier d’une progression marquée du nombre de femmes et de familles. Or les dispositifs d’accueil et d’accompagnement sont historiquement développés pour des hommes isolés. Face à ces enjeux, de nouvelles solutions de mise à l’abri sont recherchées en mettant à profit les périodes de transition, de reconversion, de réhabilitation, d’incertitude, ou encore de blocage, qu’il s’agisse de mettre temporairement à disposition le patrimoine existant ou de mobiliser du foncier ponctuellement disponible pour y installer des bâtiments modulaires.
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LA VACANCE IMMOBILIÈRE, UTILISER DES ESPACES EN CREUX L’état propriétaire Selon Marthe Pommié, le défi, les contraintes du projet CocoVelten sont de faire accepter à l’état propriétaire de céder temporairement son bien. «Le fait qu’il ne va pas le vendre tout de suite, ou en faire quelque chose tout de suite. Ce qui en fait n’est jamais le cas.» C’est selon elle tout l’enjeu de l’urbanisme intercalaire : «faire admettre aux pouvoirs publics qui n’ont pas forcément l’habitude de ça que, voilà, ça va être vide de toutes façons, vous allez perdre de l’argent, le bâtiment va perdre de la valeur, et donc on essaierait pas d’en faire quelque chose dans cet intervalle, quelque chose d’utile publiquement et socialement ? parce qu’on est quand même la puissance publique.» Pour elle, l’état rencontre les mêmes blocages que tout propriétaire : «les gens ne partiront pas, et puis en même temps on va bloquer le bâtiment, et si demain on pouvait vendre et bien on ne pourrait pas...» Il faut donc être capable d’argumenter, de convaincre que l’on va signer un bail. L’argument qui a fait pencher la balance pour le projet Coco-
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Velten, c’est l’existence de précédents. Dire qu’iels allaient prendre les même acteur·ices que pour le projet des Grands Voisins qui avait déjà fait ses preuves était un argument très convaiquant. Mettre à profit des bâtiment vacants de bailleurs Aujourd’hui, les bailleurs sociaux explorent de nouvelles formes d’implication en matière de réponse aux besoins les plus urgents, en optimisant leur patrimoine et en structurant des partenariats avec les opérateurs de l’accueil d’urgence. Selon des propos récoltés par l’IAU îdF de Sylvie Marec1, les pouvoirs publics sollicitent régulièrement les bailleurs dans le cadre du plan hivernal et plus récemment, pour l’accueil des migrants. Pour y répondre, ICF Habitat met à disposition des bâtiments voués à être démolis ou réhabilités et dont la gestion est confiée à des partenaires expérimentés comme Aurore ou SOS Solidarités. La période de mise à disposition varie entre quelques mois et quelques années, en fonction du temps des études et du rythme de départ des locataires, car un bâtiment ne se libère jamais du jour au lendemain. Ainsi, pour la·e bailleur, la mise à disposition provisoire de son patrimoine est un moyen de répondre 1 responsable du pôle résidences thématiques à ICF Habitat La Sablière
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aux problématiques actuelles tout en mettant à profit la temporalité des projets de destruction ou de réhabilitation, souvent assez longs. Ce type de montage permet également d’éviter des dépenses de gardiennage ou de condamnation des locaux. Le rapport de l’IAU IdF2 identifie néanmoins quelques conditions : «Anticiper les projets de manière assez précise en matière de calendrier si on veut mettre à profit la vacance. Être réactif à savoir mobiliser l’ensemble des équipes du bailleur dans un temps très court. Ce qui sous-entend une volonté clairement exprimée par la direction. S’appuyer sur un partenaire associatif de confiance, en capacité d’assurer la sortie des ménages aux dates prévues dans la convention.» C’est pourquoi, sur les projets, ce sont souvent des gestionnaire comme Aurore ou SOS Solidarités qui sont en charge. Ces associations sont capables de gérer de très gros centres mais emploient une méthodologie de surveillance et de règles fortes.
2 «L’urbanisme transitoire : optimisation foncière ou fabrique urbaine partagée ?», Janvier 2018, Institut d’Amménagement et Urbanisme Île de France
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Occuper des terrains vacants avec de l’habitat léger L’installation de bâtiments modulaires sur du foncier délaissé ou en transition peut permettre d’éviter des coûts d’adaptation de certains bâtiments pouvant parfois être très importants. Lorsqu’il s’agit de les désamianter et que ces travaux sont souvent réalisés à fonds perdus, certaines associations de l’hébergement d’urgence se tournent vers du foncier provisoirement disponible pour y installer des bâtiments modulaires, qui ont pour vertu d’être transportables et d’avoir plusieurs vies, mais aussi de s’adapter aux contraintes du site. C’est le cas par exemple des «villages mobiles» du Diaconat à Bordeaux.3 Mais ces habitats mobiles sont pré-conçus, préconstruits, ce qui permet une moins grand largesse d’appropriation. La solution vient parer à l’urgence, c’est indéniable, mais peuvent perpétuer d’autres violences, comme des espaces inadaptés. C’est pourquoi pour ce genre d’opérations, il faudra penser en amont la conception en dialogue avec des personnes sans-abri, comme l’a fait l’association les Enfants du Canal pour le projet le Paris de l’hospitalité avec PEROU. 3
Voir page 112 du mémoire, partie 1.3.1
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LE TEMPORAIRE COMME LABORATOIRE Nicolas Détrie, à l’origine de YesWeCamp, place au coeur de sa vision de la ville solidaire la notion de «capacité collective». Selon lui, afin de dépasser nos sentiments de défiance et d’impuissance, il faut transformer notre attitude de consommateur passif en allant vers l’autre et en nous exposant davantage. Il nous en donne sa recette dans un speech TedX 1. Pour cela, prenez une casserole, et mettez y : «du temps des gens» , «des espaces qui nous inspirent, un parfum de libertés, de possibilités comme des friches, des bâtiments vacants... des lieux dont on a mis entre parenthèse la logique de rentabilité foncière», «de la juxtaposition : le fait que dans ces espaces, il y ait structurellement des gens différents, des groupes sociaux différents. Les populations mobilent pourront choisir de s’y rendre mais les plus fragiles, les plus vieux, les plus abimés par la vie, ceux là pour les avoir il faut le choisir des le début», «du panache : pour se mettre en capacité, il va falloir bouger les lignes, changer, se décadrer, se décaler, ce que savent très bien faire les artistes», «la régie des possibles : avoir des outils, des ateliers, de l’outillage, des compétences». 1 «Repenser les espaces de vie | Nicolas Détrie | TEDxUniversitéParisDauphine» sur Youtube, vidéo publiée le 30/01/2018
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Enfin , pour «la cuisson, la fermentation», c’est-àdire la manière dont on va faire prendre le tout, il faudra «de la patience, une forme de talent puisque aujourd’hui on sait pas très bien faire. Il faut un processus ouvert, itératif. Le pire c’est de savoir exactement ce qu’on veut d’avoir de l’argent pour le faire. A l’inverse, si on sait à peu près où on va mais on va prendre le temps, on va laisser faire, laisser la place pour faire vraiment en sorte qu’elles soient appropriées. C’est nouveau car à l’inverse de la manière dont les entreprises réalisent aujourd’hui des projets : d’abord savoir ce qu’on va faire pour appuyer sur le bouton go, no go. Il faut accepter une forme d’indétermination et de lacher prise sur la manière dont on met en oeuvre un projet.»
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Dans cette vision non figée du projet, qui laisse place à l’expérimentation, à l’erreur, le temporaire est perçu comme un un outil. Grâce au fait que les projets soient identifiés comme “temporaires”, cela laisse plus de place à la créativité, à la possibilité d’être inventif·ves. Ce processus d’idéation en action permet par ailleurs de créer de l’innovation et d’en valider les hypohèses directement sur le terrain. Dans les entretiens menés auprès de Marthe Pommié, Kristel Guyon et Adrien Roques, qui sont tous·tes les trois au coeur de tels processus, cell·eux-ci ont affirmé que les propriétaires et les autorités locales acceptent davantage les projets grâce à la notion de temporaire, moins effrayante. «Nous sommes légitimes à demander différentes dérogations.», soutient Kristel Guyon. Cette échéance est aussi un moteur très fort d’énergie collective : le temps court inviterait en effet à se lancer dans la réalisation d’un projet, alors même que tout n’est pas encore écrit. «Nous on a toujours eu l’idée que l’aspect temporaire du projet était ce qui le définissait. C’est-àdire que vous faites jamais la même chose quand vous savez que le projet va se terminer que quand
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on vous dit allez y et dans 3 ans, 5 ans on révisera la convention. C’est comme tout dans la vie, quand vous avez en temps délimité pour accomplir une action, vous allez la faire différemment que quand on vous dit « rendez-vous quand t’as fini » et donc ça se joue pour les hébergés, les activités qui sont développées dans les lieux, pour les entreprises qui sont accueillies…» explique Marthe Pommié. La notion de temporaire impliquerait donc pour tout le monde un objectif de résultats à court terme, ce qui favoriserait peut-être une démarche de transition, «d’aller vers», pour les hébergé·es. Sur le site de YWC, on peut lire : «Aussi, et c’est important pour nous, cette temporalité définie permet de mettre entre parenthèse la logique de propriété : nous ne payons pas de loyer et bénéficions d’un “droit d’usage”. A nous d’adapter les investissements initiaux à la durée du projet, ce qui impose une approche sobre et low tech qui nous stimule.» L’urbanisme transitoire permet ainsi des expérimentations, comme le fait de combiner des usages habituellement séparés. Par exemple, aux Grands Voisins, Adrien Collet monte son atelier de lutherie. En parallèle, il donne des cours de guitare à
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des hébergés, ce qu’il n’avait jamais fait auparavant. Très vite, ils monteront un groupe de musique et joueront lors d’événements publics aux Grands Voisins2. L’urbanisme transitoire permet aussi d’expérimenter des façons nouvelles de travailler ensemble, de vivre son lieu de travail autrement que de façon subie. Cette posture favorise l’auto-gestion des lieux et l’entraide, afin de mieux répondre aux besoins de chacun·e, mais avec des règles d’organisation claires et des gestionnaires de lieux à l’écoute. Ces projets proposent ainsi de créer des lieux nouveaux, que nul·le n’avait vraiment anticipés, planifiés. Ils sont sources d’innovation urbaine, économique et sociale, iels expérimentent donc de nouvelles façons de créer la ville, les espaces, les services urbains, tout en mettant à l’abri des personnes précaires. Ces projets permettent de co-produire de l’espace public et de la ville, et souhaitent redonner aux citoyen·nes un rôle actif dans la fabrique de la ville. Ces expérimentations mettent en lumière des solutions, là où les collectivités pointent surtout des blocages. 2 Vu dans le film-documentaire «Les Grands Voisins, la Citée rêvée» de Bastien Simon, 25e Heure Production
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L’urbanisme transitoire ouvre des possibles pour des projets incertains et inventifs, se composant dans le temps. Il exige de la collectivité ou du propriétaire un minimum de « lâcher prise » afin que les occupant·es aient l’autonomie nécessaire pour inventer de nouveaux usages, imaginer des mixités fécondes et sortir de la ville standard. C’est le cas de l’état qui cède temporairement la gestion d’anciens locaux de bureaux à YesWeCamp et SOS Solidarités. «Le bâtiment de l’état est mis à disposition d’associations en « leur donnant les clés », c’est l’idée de « on vous confie un bâtiment et on vous laisse programmer à l’intérieur ce dont vous avez envie », et on a construit avec eux le programme du lieu.» m’explique Marthe Pommié à propos de CocoVelten.
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QUELS ESPACES DANS LA VILLE ? EFFETS SUR LA VILLE ET LES QUARTIERS Si ces hébergements en occupation temporaire supposent d’être dépendants des lieux mis à disposition, la localisation de ces lieux n’est pas anodine. En effet, positionner un centre d’hébergement sucite souvent de grands débats, et une forte opposition des riverain·es. Qu’il s’agisse de les positionner un centre-ville ou en périphérie, dans des quartiers populaires ou riches, le choix n’est jamais neutre, et suppose des approches différentes. C’est en effet le cas entre CocoVelten, situé dans un quartier populaire à Marseille et les Grands Voisins, dans le 14e arrondissement, les beaux quartiers de Paris. «On sait aujourd’hui que loger 80 personnes en centre ville c’est quelque chose qui suscite de l’opposition de la part de différents types de groupes sociaux, que ce soit de la part des gens qui habitent autour, des élus locaux… et c’est pas pour rien, c’est par rapport à toutes les craintes que ça peut susciter. Et le fait de dire on a un projet qui mixte les usages ça permet de faire héberger des gens dans le centre ville d’une métropole.
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S’il avait été au fin fond de Marseille on l’aurait pas pris parce que toute l’idée de ce type de lieu c’est qu’il soit accessible, donc ça ce construit pas dans les marges de la ville ou c’est une tout autre logique.» Marthe Pommié à propos de CocoVelten. Une autre démarche en regard de la ville congestionnée est celle du Paris de l’hospitalité porté par les Enfants du Canal. Iels proposent ainsi des CHRS mobiles, capables de s’adapter à des différents lieux et fonciers vacants1. C’est une manière de prouver à l’État que l’espace ne manque pas. L’urbanisme transitoire suppose également un lien temporel entre l’histoire du lieu occupé et son futur. L’apport des Grands Voisins au futur projet est impressionnant. Le projet temporaire a permis de faire le lien entre les époques et dans le quartier. A l’origine, le programme est assez classique, avec une grande dominante résidentielle et des commerces. Quand les Grand Voisins sont arrivés, avec leur regard neuf et leur pouvoir expérimentation, iels ont permis de révéler des usages. Très vite, à travers l’usage, on se rend compte que les commerces classiques ne fonctionneront pas, mais que des petits commerces comme une bou1
Voir page 155, partie 2.2.1.
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langerie, etc, se sont déjà rendues indispensables pour le quartier. Alors on s’inspire de ce qu’y est déjà fait pour penser le programme. Les bureaux alternatifs que les architectes pensaient timidement ont largement prouvé leur utilité lors de l’occupation, ce qui permet de légitimer leur insertion dans le programme. D’autres lieux, que l’on imaginait non utilisables dans la préfiguration du programme et des espaces, se révèlent comme des espaces à fortes potentialité grâce à l’appropriation spontanée qu’en ont eu les occupant·es. C’est le cas par exemple de cours fermées que les amménageur·ses percevaient comme des «enclaves» à «désenclaver», qui se révèlent plutôt commes des «enclos», avec des notion de domesticité, de confort, de paisibilité... Iels y préfigurent alors, grâce aux Grands Voisins, des lieux où les enfants peuvent jouer sans craindre les voitures, des lieux de rencontres, de jeu. Grâce au projet, on introduit même dans le futur projet de l’hébergement d’urgence. «Ça c’est un acquis d’Aurore. A l’origine il y avait 50% de logement social, à destination de familles. Et là y aura un hôtel social, porté par Paris Habitat.»2 2 Visite du chantier avec Yannick Beltrando, architecte-urbaniste, maîtrise d’oeuvre urbaine sur la ZAC Saint-Vincent-dePaul. Enregistré et monté, par Emmanuel Moreira, producteur et journaliste radio. 23/08/2019
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III.ii. LIEUX PLURIDISCIPLINAIRES, LA GESTION PARTICIPATIVE DES SANS-ABRIS
Redonner une place aux plus précaires dans la ville, c’est également considérer leur rôle dans le groupe, leur permettre de retrouver une place socialement. L’occupation temporaire a permis, pour les projets que nous avons abordé, de considérer la ville et les équipements dans une logique de mixité des usages. A travers ces projets, iels ont réussi à faire se juxtaposer des usages que nous supposons communément inassociables. La culture y a rencontré le soin et l’entreprise, et les trois, en se cotoyant, se sont rendus interdépendants et com-
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plémentaires. Les Grands Voisins ou cocoVelten ont démontré que, non seulement l’événementiel et l’hébergement n’était pas incompatibles, mais surtout qu’ils pouvaient se nourrir l’un de l’autre. Ces lieux se construisent donc sur des programmes mixtes qui, dans l’idée, permettent d’inclure les sans-abris dans l’impact positif sur la ville et le quartier. Cela a permis de décaler les regards et de ne plus porter un regard misérabiliste sur la pauvreté. Grâce à cette mixité, des personnes ont pu réaccéder à des emplois, à des activités dont elles étaient exclues. Cette mixité a également provoqué la rencontre d’individu·es appartenant à différents groupes sociaux. En somme, de tels projets ont su provoquer de nouvelles opportunités (pour les hébergé·es et les voisin·es), qui nous permettent de se projeter dans une ville plus solidaire.
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LA MIXITÉ D’USAGES AU SERVICE DE LA MIXITÉ SOCIALE allier culturel, hébergement et soin, développer la société du care Il ne suffit pas d’affirmer qu’un lieu est ouvert à tous·tes pour qu’il soit moteur d’inclusion. Un urbanisme augmenté Les projets d’urbanisme transitoire se développent à la croisée d’enjeux multiples, ce qui fait leur richesse. Ces enjeux s’imbriquent et créent des combinaisons nouvelles. On en identifie différents, composantes de la ville, et qui, assemblés, créent une forme d’urbanité augmentée, à la croisée de problématiques plurielles. Des enjeux démocratiques : le droit au logement, à la ville, à une alimentation saine et accessible, la nécessité de créer des espaces de rencontres, de frictions, de partage dans les territoires. Des enjeux d’aménagement, de fabrique territoriale : pour un urbanisme contributif, afin de préfigurer les projets urbains, de tester de nouveaux usages, des combinaisons différentes d’activités, de publics, d’expérimenter des nouveaux modes de faire la ville.
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Des enjeux économiques : pour prototyper, développer, entreprendre, cultiver... Des enjeux sociaux et culturels : travailler autrement, imaginer des biens communs, œuvrer pour des cultures partagées, des lieux de création et production collectifs.
centres d’hébergement bars, restaurant associatifs services sociaux lieux mixtes ressourceries, recycleries
maisons de projet espaces ouverts
ateliers partagés lieux de création lieux de diffusion
espaces numériques espaces de co-working ateliers partagés
serres jardins autonomes jardins partagés fermes urbaines
FabLab incubateurs pépinières réemploi de matières
schéma inspiré par «Les enjeux de l’urbanisme transitoire», par Cécile Diguet et Sylvie Castano - IAU îdF
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Le « zoning1 » urbain, méthode de planification largement mise en œuvre en France après la Seconde Guerre mondiale, a favorisé des bâtiments et des quartiers monofonctionnels (zones d’activités, quartiers de bureaux...) qui répondaient à des besoins spécifiques (quartiers résidentiels tranquilles, zones logistiques efficientes...) mais qui sont parfois devenus depuis, des territoires d’obsolescence. Conjuguer les usages dans le temps et dans l’espace est ainsi revenu au goût du jour depuis la fin des années 1990, renforcé par les possibilités offertes par le numérique de déspécialiser les lieux. La mixité fonctionnelle est en effet présentée comme un moyen d’offrir une ville plus vivante, diverse, animée, moins figée et univoque, de mieux répondre aux besoins des citoyen·nes, de réduire les distances parcourues en rapprochant des usages différents, de mutualiser des espaces et d’économiser le foncier. Elle peut se décliner de l’échelle du quartier à celle du bâtiment en passant par l’ilot. Mais alors qu’il est souvent difficile de planifier ou de construire d’en-haut et avec succès la mixité fonctionnelle, il semblerait que l’urbanisme tran1 La séparation des fonctions a été le principe ordonnateur de la ville moderne, consacré par la Charte d’Athènes (rédigée en 1933 et publiée en 1943 par Le Corbusier, Jean Giraudoux et Jeanne de Villeneuve).
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sitoire soit capable de proposer une mixité endogène, portée par les besoins et les acteur·ices locaux. L’illustration la plus emblématique des vertus de la mixité est l’opération des Grands Voisins. A sa phase 1, on parle d’environ 200 structures (associations, acteur·ices culturels, entreprises de l’ESS), un camping de 100 places et 600 places d’hébergement : 300 places dans le foyer de travailleur·ses migrant·es gérées par l’association Coallia, et 300 places gérées par l’association Aurore, destinées à différents publics, comme de jeunes réfugiés primo-arrivants ou des femmes en voie d’autonomisation. La mixité a permis de faire face aux charges du site (1,5 millions d’euros par an dont la moitié pris en charge par l’État), mais elle a aussi favorisé les interactions entre les personnes hébergées, les activités économiques et une foule de visiteur·ses de passage, attiré·es par le caractère utopique et foisonnant des lieux. Comment la mixité d’usages impacte-t-elle les centres d’hébergement ? Cela peut notamment participer à la perception extérieure de ces lieux, et donc par rayonnement à éviter de stygmatiser un groupe d’individu·es très
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hétéroclite. En effet, les CHRS et autres centres sont souvent perçus comme des lieux dangereux, car regroupant un grand nombre de personnes pathologisées, addictes et donc présumées violentes. A CocoVelten ou aux Grands Voisins, les lieux sont également perçus par le public extérieur comme festifs, proposant une offre culturelle ou encore un lieu de sociabilités. Cet à-priori positif permet ainsi à des groupes sociaux très variés de se croiser ou se fréquenter et donc de modifier les visions pré-conçues que l’on peut porter sur un groupe de personnes. Stephan, chef de service au CHS Albert 1er des Grands Voisins, explique que les personnes qu’il accompagne sont moins en prise directe avec la réalité. «Ici aux Grands Voisins, c’est un peu comme un autre monde, avec plus de tolérance face à la violence ou la misère. Il y a quelque chose de très friendly qui ne correspond pas à la réalité mais qui a des avantages quand il faut se reconstruire. Mais c’est parfois compliqué pour certains résidents de sortir des Grands Voisins et de s’ouvrir au monde extérieur, le problème étant que le projet est temporaire.»2 Toutefois, le côté festif peut être gênant, notam2 Les citations de travailleur·ses sociales sont issues de la «Fresque du travail social», visible sur le site lesgrandsvoisins.org
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ment car il existe parfois un décalage entre la programmation et ce que pourrait souhaiter les hébergé·es. C’est ce que regrette Céline, la référente sociale d’un des centres des Grands Voisins. «Nous essayons tout de même de mobiliser les jeunes pour qu’ils puissent aussi découvrir de nouvelles choses par le biais la programmation des GV.» Au contraire, Valérie, conseillère en économie sociale et familiale dans le centre d’hébergement de l’Association Aurore Coeur de Femmes estime que l’activité culturelle proposée est bénéfique pour les personnes hébergées : «elle permet de donner une autre dimension à notre accompagnement, de nous donner d’autres outils d’insertion.» La cohabitation suppose un temps d’adaptation car deux temporalités se s’y confrontent : l’une rapide, celle de l’événementiel et l’autre plus lente, celle des centres d’hébergement. En effet, même si les personnes en situation d’urgence sont accueillies, établir un lien de confiance avec les résident·es est un travail long, affirme Angélique Bérengé, cheffe de service à Cœur de femmes (GV). «Pour que certaines femmes investissent les lieux et les activités, cela a pris du temps mais aujourd’hui, elles participent souvent aux activités du Trocshop, au café prix libre du matin ou au projet Food, qui permet
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aux résidents de préparer et de vendre des repas.» Elle poursuit : «Depuis l’installation des Grands Voisins, le principal changement est d’être au cœur d’une atmosphère très vivante, comme disent certaines résidentes : “même si on ne participe pas, c’est déjà génial d’avoir cette ambiance quand on passe”.»
DE LA COMPLEXITÉ JURIDIQUE DE FAIRE DES BÂTIMENTS MIXTES Pour arriver à faire cohabiter dans un bâtiment mixte accueil du public, hébergement et bureaux, des programmes qui ont chacun des règlementations spécifiques et souvent contradictoires, il faut utiliser des chemins pas forcément évidents. Par exemple, à CocoVelten, le statut de la résidence n’est pas un statut de centre d’hébergement d’urgence, c’est une Résidence Hôtelière à Vocation Sociale (RHVS) car ses normes étaient plus facilitantes vis à vis de la construction et de l’habitat. Ces expériences qui jouent avec les normes et autres réglementation permettent de poser des bases de réflexion sur le système des normes.
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«Au sein de l’état on a tenté de tirer toutes les conclusions qu’on pouvait tirer de cette expérimentation.», explique Marthe Pommié. «C’est clair que d’un point de vue général, transformer un bâtiment d’administration en bâtiment d’habitation ça coûte cher, proportionnellement à l’effet et au confort obtenus c’est peut être aussi quelque chose qu’on ferait peut être pas pareil dans un deuxième projet. Après oui, la complexité juridique à laquelle on a été confronté, on l’a faite remonter. Entre la bonne idée de « y a personne dedans on va y mettre des gens » et le projet, y a quand même beaucoup d’obstacles qui sont des obstacles de notre propre fait, et ça serait peut être bien de réfléchir à les lever. Cela étant dit, la loi Élan et ses articles sur l’urbanisme temporaire et l’occupation temporaire de bâtiments à quand même largement participé à la simplification juridique.»3
3 Propos issus de l’entretien téléphonique mené dans le cadre du mémoire
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POURQUOI ET COMMENT PROVOQUER LA PARTCIPATION DES HÉBERGÉ·ES AU LIEU ? Des projets comme les Grands Voisins ou CocoVelten on montré que par la mixité d’usages, iels permettaient aux hébergé·es de réaccéder à des emplois et des activités destinées à un autre groupe social et provoquaient de nouvelles opportunités plus solidaires. Ces activités se déclinent en plusieurs temps, ceux de la réinsertion professionnelle, par la formation ou l’emploi ; mais aussi par l’accès à des loisirs et l’encouragement au bénévolat. Actions d’insertion Pour l’association Aurore, mixer activités et hébergement permet de fluidifier le travail social. Certain·es hébergé·es sont employé·es sur place, comme à la lingerie (le restaurant des grands voisins), grâce notamment au dispositif «premières heures» de la ville de Paris qui permet d’embaucher des personnes en grande précarité. «Nous sommes effectivement convaincus que la mixité des activités et des usages est vertueuse, un travail partenarial avec Plateau Urbain et Yes we camp s’est construit en 2015, et participe à une
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meilleure insertion de publics hébergés. C’est aussi la mixité qui permet plus facilement d’ouvrir les portes sur le quartier et de changer le regard, parfois méfiant, sur l’hébergement d’urgence. L’acceptation sociale et l’intégration est un vrai sujet pour nous.» explique Pascale Dubois de l’association Aurore.1 Angélique Bérengé, cheffe de service à Cœur de femmes, confirme que cette activité d’insertion professionnelle est extrêmement bénéfique au lieu : «avoir tout à disposition, notamment le Dispositif Premières Heures (dispositif permettant de réinsérer professionnellement et de manière progressive des personnes en situation de grande exclusion sociale) est une vraie valeur ajoutée du site.»2 Toutefois, l’insertion par l’emploi de certains jeunes aux GV nécessite de les préparer à la réalité du travail, qui n’est pas toujours proche du contexte bienveillant des GV : «Le site des Grands Voisins est un espace bienveillant où les personnes sont très pédagogues, c’est un véritable tremplin pour les jeunes car il favo1 Citation issue du rapport «L’urbanisme transitoire : optimisation foncière ou fabrique urbaine partagée ?», Janvier 2018, Institut d’Amménagement et Urbanisme Île de France 2 Les citations des autres travailleur·ses sociales sont issues de la «Fresque du travail social», visible sur le site lesgrandsvoisins. org
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rise l’estime de soi et leur permet de travailler leurs compétences sur place. Par exemple, des jeunes se forment à la menuiserie à l’atelier de construction ou à la cuisine à l’Oratoire. Par ailleurs, pendant les vacances scolaires, les jeunes participent aux marchés, aux repas et cafés à prix libre. Ils sont bien encadrés, gagnent en confiance et sortent souvent transformés de leur stage aux Grands Voisins. Par ailleurs, il est facile de suivre l’évolution de la personne, on a un retour quasi instantané et les jeunes sont souvent fiers de nous montrer ce qu’ils ont fait. Mais j’impose ma validation avant qu’ils ne soient employés aux Grands Voisins, je m’assure que les jeunes sont placés sur des postes stratégiques qui vont leur permettre de progresser et de gagner des compétences. Je travaille également la sortie du site : j’essaye de leur montrer que le monde du travail n’est pas celui des Grands Voisins pour éviter l’enfermement et une sortie difficile du site. Ce n’est pas encore arrivé car j’y suis vigilante, je rappelle les règles d’entreprises et expose les contraintes. Pour éviter cet enfermement, j’oblige également les jeunes qui font leur premier stage ici à faire leur second stage à l’extérieur. Souvent, le stage de 5 semaines en première année de CAP est la première expérience professionnelle pour les
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jeunes et il est important qu’ils comprennent comment fonctionne le monde de l’entreprise.»3 C’est par exemple la belle histoire de Ghada, aux GV. Elle est hébergée par Coeur de Femmes pendant la saison 1 des Grands Voisins, et a participé activement au projet des Comptoirs, le restaurant d’insertion expérimental développé par les associations Aurore et Yes We Camp. Cette initiative a permis à une trentaine de cuisinier·es et d’aide-cuisinier·es habitant sur le site de s’essayer, dans les conditions réelles d’ouverture au public, à un service de restauration professionnelle. Aujourd’hui, Ghada poursuit son chemin de cuisinière avec son propre comptoir culinaire. Pour les résident·es en attente de papiers qui ne peuvent pas bénéficier d’un contrat de travail, une monnaie locale sous forme de tickets-temps, leur permet d’acheter des produits sur le site (systèmes de S.E.L4). C’est ce que reproche toutefois un hébergé aux GV : «D’autres se sentent frustrés. Si y a un déménagement, pourquoi prendre des gens de l’extérieur ? 3 Propos de Kahina, conseillère en insertion professionnelle au centre d’hébergement pour mineurs étrangers isolés Pangéa, aux Grands Voisins 4 Systèmes d’Échanges Locaux
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Ici y a des gens qui ont besoin de travail. Utiliser les gens comme bénévoles, je n’ai pas aimé. Ils ont profité des gens, ils ont donné des tickets-temps, ça sert à quoi ? Tu ne peux même pas acheter de la bière ! D’un côté c’est bien, tu peux acheter des fringues avec, mais de l’autre côté tu peux rien faire avec. Tu peux pas aller au cinéma, tu peux pas acheter des clopes. Ils devraient insérer les résidents dans leur mouvement, pourquoi ils attendent la fin pour le faire ? Aider quelqu’un c’est lui apprendre à aller chercher de l’argent»5 Prendre part à l’activité du lieu Entre autres, les résident·es peuvent prendre part aux enjeux démocratiques et culturels. Iels peuvent par exemple rendre part aux décisions du lieu, comme c’est le cas par exemple avec les Assemblées Générales des GV. Pour Stephan, chef de service du centre d’hébergement Albert 1er, le foisonnement d’activités est un atout pour travailler à l’insertion des jeunes avec lesquels il travaille : «Travailler aux Grands Voisins, c’est un surcroît de travail parce que ça demande aussi de gérer 5 Propos d’un résident, Abdoulay dans la cour de la Chapelle, un espace réservé aux résidents des centres d’hébergements. Enregistré et monté, par Emmanuel Moreira, Podcast sur le Soundcloud YWC
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les éventuels conflits liés aux différents acteurs du site. Mais c’est aussi magnifique car ça offre beaucoup d’opportunités aux personnes résidant ici : participer à plein d’activités, s’insérer dans des dispositifs… C’est très riche et ça permet de palier à l’oisiveté qui est l’une des grandes problématiques chez les jeunes qu’on accompagne : plus de la moitié d’entre eux sont dans une situation administrative délicate les empêchant ainsi de travailler. Les Grands Voisins permettent d’atténuer provisoirement cette problématique en proposant des activités et en favorisant de nouvelles rencontres et la découverte de différents univers.» Par ailleurs, ce mélange d’activités est propice à l’ouverture vers l’extérieur. Des bénévoles viennent donner par exemple des cours de français et le lieu est devenu une petite ville dans la ville, au sein duquel les riverain·es ont plaisir à se retrouver. Une fois que la confiance s’établit, les niveaux de compétences et de hiérarchie se flouent pour laisser place aux rapports humains. Pour citer un énième exemple, l’artisan luthier Adrien Collet installe son atelier chez les GV, puis propose de donner bénévolement des cours de guitare à des hébergé·es. Cette posture pourrait à priori bien illustrer les systèmes hiérarchiques que nous mettons naturel-
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lement en place dans nos rapports : une personne qui travaille, qui a donc un capital économique plus élevé qui fait une « bonne action » en donnant des cours gratuits, non monétisés car le second interlocuteur·ice est dans une posture d’infériorité : pas de chez soi/pas d’emploi. Peut-être même que la personne dont on parle ne parle pas ou mal le français. La position de professeur/apprenant dans le cadre du cours de guitare peut accentuer ces différences sociales. Toutefois, ce que permet les GV, c’est le prolongement des rapports, hors les cours. Dans le film de Bastien Simon, on suit l’évolution de ces relations : comment ils montent un groupe de musique qui installe sa salle de répétition aux GV puis y jouent lors d’événements. Ils enregistreront même un EP dans les murs, et les liens resteront après la fin de l’occupation. C’est ce que ce genre de lieu permet, d’aplanir les différences aux profits des rapports humains. C’est aussi ce qui peut être compliqué pour les personnes qui y travaillent : « C’est très prenant socialement. Le site étant aussi un lieu de fête, il faut réussir à différencier travail et apéro. Par exemple au début, quand j’allais boire une bière après le travail à la Lingerie, j’étais très sollicitée par les personnes que j’accompagne et
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qui vivent ici. La double casquette est un peu difficile. Je n’arrivais pas trop à gérer et je passais 50 heures par semaine aux Grands Voisins. Il faut le temps de trouver sa place. » Lisa, éducatrice spécialisée dans le centre d’hébergement Albert 1er La philosphie de Plateau Urbain, représenté ici par des paroles de Adrien Roques lors de notre entretien, encourage une «obligation de moyens», c’est dire que les gens aient en permanence les moyens de réaliser quelque chose plutôt que de leur imposer de la réalisation. C’est à dire que le travail consiste plutôt à créer des conditions favorables à l’implication. «De toujours être dans une main tendue et de ne jamais forcer. Être à l’écoute des besoins, de pas projeter sa propre envie sur la personne hébergée, de favoriser les temps informels pour savoir ce qu’ils ont envie de faire. Avoir du budget pour rémunérer c’est essentiel. On voit bien que la participation change complètement quand c’est rétribué ou non. C’est aussi une grande question : à quel moment ça devient du bénévolat, la contribution volontaire et à quel moment c’est rémunéré. Être capable de communiquer, avoir des affiches claires, des plannings clairs. Être identifiés et visibles. De faire un suivi avec les travailleurs sociaux.»
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POURQUOI CHERCHE-T-ON LA MIXITÉ SOCIALE À TOUT PRIX ? Lorsqu’il s’agit de parler de la mixité sociale, on oublie souvent de reposer certaines bases de réflexion. Il me semble par ailleurs que nous, personnes privilégiées, créons des tabous autour des différences sociales et raciales1, ce qui empêche de traiter les problèmes de fond car ne sommes pas en mesure de reconnaitre nos privilèges comme un fait à dépasser pour entrer dans l’action. Ainsi, et comme le souligne Adrien Roques lors de notre discussion, il est important de se poser la question : quels sont nos critères de mixité ? quelle en est sa définition ? quels sont nos critères de réussite ? Qui veut la mixité sociale ? Un article de Cairn définit ainsi : «La mixité sociale fait référence à la coexistence sur un même espace de groupes sociaux aux caractéristiques diverses. Érigée en objectif politique, elle renvoie à un idéal de société qui préserverait la cohésion nationale et garantirait l’égalité des chances.»2 1 La notion de « race » est une construction sociale et non biologique qui ne se fonde pas seulement sur des caractéristiques visibles, mais aussi sur de prétendues différences culturelles, religieuses ou liées à l’origine. 2 «La mixité sociale : le point de vue des sciences économiques Les gagnants et les perdants de la ségrégation», Harris Selod Dans Informations sociales 2005/5 (n° 125), pages 28 à 35
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Il est vrai qu’une des critiques émises à propos des Grand Voisins notamment est le manque de mixité social. Pourtant, selon la définition préalable, la coexistence nécessaire à cette mixité existe bel et bien. Adrien Roques analyse une forme de racisme inconscient dans cette critique : «Si la personne elle a pu arriver à cette conclusion, quelle grille d’analyse a-t-elle posé ? Généralement c’est des gens qui venaient comme ça, donc ça veut dire quoi, qu’ils ont regardé la couleur de peau ? Ça veut dire qu’ils essayent de créer un résultat de mixité par rapport à un mélange de couleur de peau ? C’est quand même assez bizarre.» Il définit pour sa part que «travailler sur la mixité sociale c’est décider d’aller à l’encontre d’une zone de conforts, de choses naturelles qui sont d’aller vers des personnes qui nous ressemblent.» Selon lui, imposer la mixité en tout temps et en toute heure demande ainsi beaucoup d’énergie car suppose d’être constamment dans une logique d’ouverture. «Et est ce que les personnes qu’on veut accueillir est ce que en retour elle veulent partager du temps avec nous ?» «Maintenant je suis assez à l’aise avec des gens qui ressemblent restent ensembles. Surtout qu’on parle d’un lieu de vie, un lieu de travail, y a une partie pas choisie là dedans. Il y a les question de
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subi et de choisi dans l’injonction à la mixité. De quel droit moi je vais dire à un·e hébergé·e « il faut vraiment que tu deviennes pote avec les gens du 16e » ?» Créer des passerelles entre les gens Il définit son propre objectif comme le fait de toujours permettre des passerelles entre les différents groupes. «C’est pas très grave que les gens restent entre eux, ce qui est grave c’est qu’ils n’aient pas l’opportunité de voir autre chose.» Iels essaient ainsi de faire les choses de manière le plus transversale possible, et de surtout toujours prendre en compte les rapports de domination spatiale et de travailler sur la notion d’habiter. Quelques exemples : Le restaurant des Cinq Toits «Si on crée un restaurant, on crée une très grande barrière sociale symbolique. Déjà c’est pas à bas prix parce que grande conscience écologique et sociale donc on est pas sur une fourchette basse. C’est très joli, dressé à l’intérieur, y a rien de plus culturel qu’une table dressée. On va mettre en place des choses pour que les gens soient à l’aise dans ce restaurant. Il y a sept employé·es qui sont issu·es du centre d’hébergement, les gens ont par-
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ticipé à la construction, on met en place des cafés suspendus, des repas suspendus, tout autant de produits qui sont gratuits. Autant d’invitation pour venir profiter du restaurant. On co-construit le lieu et on le fait fonctionner de manière transversale. Il y a par exemple des ateliers de cuisine partagés, 15 personnes issues du centre et 15 personne issues de l’extérieur qui cuisinent ensembles sous la houlette d’un ou d’une chef·fe.» Les ateliers vélo des Cinq Toits Ce sont des ateliers autoréparation gratuits et ouvert à tous·tes, animés par des personnes hébergées qui sont formées à la mécanique cycle de manière gratuite tous les jeudis. Selon Adrien Roques, ces projets, en comparaison avec des CHU classiques, permettent de créer des espaces tampon entre la violence de la société, «qui n’est pas organisée pour les accueillir et par nature excluante parce que c’est la société qui les a mis dans cette situation là» et des des zones plus tolérantes, plus bienveillantes, plus organisées pour créer une passerelle entre le monde de l’exclusion et le monde favorable à l’insertion.
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Gérer les conflits d’usages La mixité entre logements, services, bureaux, équipements, activités peut susciter des conflits d’usage (bruit, maintenance des espaces communs, gestion des déchets, stationnement...), conflits que les animateur·ices des sites d’urbanisme transitoire peuvent anticiper et gérer, à la différence d’autres sites. Ainsi, Yes We Camp, sur le site des Grands Voisins, a pu anticiper, avec Aurore, le besoin d’intimité des populations hébergées et en même temps, la nécessité de les intégrer aux activités publiques des lieux (à la Lingerie, avec les structures installées, à la Ressourcerie...). Le fait d’avoir la main sur la programmation des activités dans l’espace et le temps des Grands Voisins, mais aussi sur la signalétique, a ainsi pu œuvrer en ce sens. Les sites de travail, de production, de création, ouverts au public doivent aussi concilier flux de visiteur·ses et cadre de travail apaisé pour les résident·es. Les conflits d’usage sont donc anticipés et gérés grâce à la continuité de l’action des porteur·ses de projets, de la conception du projet à sa mise en œuvre. C’est l’émergence d’un nouveau métier : des sortes de programmistes en action, conjuguant régie de projet, d’espace, d’activités.
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Par ailleurs, la mixité peut aussi améliorer l’acceptabilité d’une occupation transitoire auprès des riverain·es. Aurore et Plateau Urbain insistent ainsi sur l’acceptabilité réciproque entre hébergement d’urgence et accueil d’activités économiques : quand l’hébergement nourrit l’utilité sociale du projet, les activités répondent à un besoin de locaux d’un autre type de population, plus insérée, plus favorisée. Le danger de mixer les usages Toutefois, juxtaposer un bar à côté d’un centre où des personnes souffrant d’alcoolisme vivent ; dans ce centre vivant également des enfants, pouvant ainsi être mis en danger par des personnes pathologisées... Induit des dangers évidents. Séparer les usages permet donc à priori de régler ces problèmes. Nous pourrions également considérer que les juxtaposer permet une autre vision du social : qui reproduit des environnements extérieurs, n’évite pas des problématiques qui existent quoiqu’il en soit. Cela pose tout de même la question du soin, de la société du care... Si cette démarche permet de ne pas ghettoïser, elle reproduit peut-être des violences sociales en juxtaposant des usages si contradictoires.
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III.iii. OCCUPATION TEMPORAIRE, ENTRE EXCLUSION ET OPPORTUNITÉ Critique en trois temps Si nous avons évoqué dans le chapitre précédent certains aspects de la remise en question de cet outils qu’est l’occupation temporaire, nous nous attacherons dans ce dernier chapitre à décortiquer quelque unes des critiques émises à son sujet. En effet, s’il peut paraitre évident et sensé de d’utiliser les espaces-temps en creux de la ville pour mettre à l’abri, il est nécessaire de comprendre quels en sont les limites.
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Ainsi, nous essayerons tout d’abord de comprendre si ces projets participent à la gentrification, et donc, d’une certaine manière, si la démarche est contre-productive. Puis, dans un deuxième temps, nous aborderons la question du vécu, si le temporaire ne peut créer des traumatismes supplémentaires et réancrer l’hébergement dans une logique de service non nécessaire ou secondaire. Enfin, au vu du succès d’expérience achevées, comme celle des Grands Voisins, qui sont largement saluées par l’opinion public, nous nous interrogerons sur le danger de la reproduction. En effet, ces projets et leur succès s’ancre dans une logique d’acupuncture urbaine, d’ajustements permanents et de traitements des problématiques de manière endogène.
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L’OCCUPATION TEMPORAIRE PARTICIPE-T-ELLE À LA GENTRIFICATION ? La gentrification est un processus essentiellement urbain par lequel la population d’un quartier, ou d’une ville dans son ensemble, se modifie au profit de classes sociales favorisées dont l’installation se fait au détriment des classes plus modestes qui l’occupaient auparavant. Il en résulte une transformation plus ou moins rapide du statut social et économique du quartier ou de la ville concernés. La gentrification se caractérise par un phénomène de substitution de populations aisées aux classes populaires repoussées en périphérie des villes. Il en résulte un processus de ségrégation géographique totalement antinomique avec la notion de mixité sociale, dont de nombreuses études montrent qu’elle est indispensable à toute ambition pertinente de cohésion sociale. On sait que les projets en occupation temporaire servent entre autre à revaloriser un bâti, notamment par des activités culturelles. Cette revalorisation du foncier engendre une revalorisation du quartier, et donc l’augmentation de sa valeur monétaire. Le prix au mètre carré hausse et les loyers suivent, ce qui provoque le départ des populations
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pauvres. De nombreux quartiers ont vécu ce phénomène de gentrification par la culture, comme par exemple à Nantes le quartier des Olivettes, anciennement ouvrier, où des ateliers d’artistes et d’artisan·es avaient été placés à l’aide de baux précaires. Participer à la gentrification massive des villes est un reproche souvent émis à l’égard de projets culturels en occupation temporaire. On pourrait dans ce sens penser que le résultat serait contre-productif. En effet, si une action de mise à l’abri de personnes précaires participe à la précarisation d’autres... le serpent se mord la queue. Ces projets ont-ils un impact sur le processus de gentrification ? A ce sujet, YesWeCamp répond : «Lorsque nous intervenons dans des quartiers aisés, le sujet est inversé : nous réussissons à y faire habiter et venir des populations vulnérables. Le résultat est d’ailleurs très positif : la cohabitation se passe bien, l’envie de rencontre supplante la méfiance, et cette proximité directe avec le travail social ne fait pas chuter les loyers ! La question de la gentrification se pose pour nos déploiements en quartiers populaires. Ce processus repose sur des mécanismes puissants, qui nous échappent en
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bonne partie (la métropolisation, l’attractivité des infrastructures de transport…), ce qui n’empêche pas de vouloir maîtriser notre impact. Notre intention est de contribuer à l’émergence d’une troisième voie possible, entre ne rien faire pour ces quartiers (ce que nous dénonçons), et avoir une logique d’investissement immobilier avec plus-value financière par l’attraction de catégories sociales plus riches (ce que nous dénonçons également). Nous faisons en sorte que nos projets permettent aux riverains de prendre part, et en quelque sorte d’acquérir les codes de la dynamique urbaine en cours. L’espoir est que par ces participations, et les initiatives qui ‘ils pourront développer, les habitants actuels deviennent des ressources et des moteurs de l’évolution du quartier.» En effet, il faudrait tout d’abord, pour émettre cette critique, s’intéresser au cas par cas des projets. Des projets comme les Cinq Toits ou les Grands Voisins, qui s’inscrivent le 16e ou 14e arrondissement de Paris n’ont pas les mêmes problématqiues qu’un projet comme celui de CocoVelten qui s’insère dans un quartier populaire de Marseille. Adrien Roques invite ainsi à aborder la question dans sa grande complexité pour ne pas «poser l’autre question, qui est beaucoup plus simple et
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qui repose pour le coup sur la responsabilité des personnes qui gèrent les lieux et pas celle de l’ancrage local qui est celle de comment ton lieu peut permettre aux habitants déjà là de se l’approprier.» Pour lui, l’important réside dans l’intention et de la sincérité des acteur·ices. «La question c’est de savoir est ce qu’on est capables de comparer différents acteurs qui sont sur des territoires équivalents et qu’elle est leur intention véritable, leur sincérité quand ils décident de s’adresser à un public qui est déjà là. Moi par exemple j’ai mis énormément d’attention dans le fait qu’il y ait des habitants du 16e dans le projet, et c’est la même chose à Montreuil ou autre. Donc ça, ça dépend vraiment de la valeur, de la sincérité des acteurs. Après, se dire tiers lieu ou occupation temporaire dans une zone intramuros de Paris = gentrification… c’est… faut vraiment pousser plus loin la réflexion, moi je trouve. Il faut déjà déconstruire ce qu’on pense qu’est la gentrification.»
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LE TRAUMATISME DU TEMPORAIRE Une autre question que soulève l’hypothèse de l’occupation temporaire dans le cadre de la mise à l’abri est celle du traumatisme potentiel que pourrait créer la fin de l’occupation, donc le départ, le déménagement d’un tel lieu de vie sur ses occupant·es. En effet, des personnes en cours de reconstruction, qui établissent des liens de confiance avec les travailleur·ses sociaux mais aussi les autres occupant·es (hébergé·es et autres structures dans le cadre d’un programme mixte), ne pourraient-elles pas vivre le départ comme un énième abandon, une négation de leur fragilités et de leurs besoins spécifiques, voire de leur capacité d’attachement à un lieu. A ce propos, Adrien Roques recommande de toujours rappeler la notion de temporaire, pour que l’utopie ne s’ancre pas trop dans les esprits et que tout le monde se positionne dans une posture de transition. «On est toujours très clair sur la date de fin car il faut toujours dans la tête de tout le monde qu’on soit prêts à partir. Y a tout un message, un posture à faire passer pour que les gens préparent la suite.» En effet, il est nécessaire, comme le souligne Mar-
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the Pommié, de considérer le transitoire comme un tremplin vers autre chose, une opportunité pour rebondir. Toutefois, les porteur·ses de projet anticipent la suite. C’est par exemple le cas pour l’association Aurore dans le cadre des Grands Voisins, dont la promesse (accomplie) était de retrouver un hébergement pour tous les occupant·es, quitte à ce qu’il soit «moins sympa»1. C’est également le cas de Plateau Urbain qui prévoit des ateliers de recherche immobilière en amont pour préparer la suite des structures hébergées sur site. «Je pense que ça met un coup au moral à un certain nombre de gens mais c’est normal c’est cinq ans de projet2 et beaucoup de passion. On se rend compte que oui les gens sont toujours attachés à un lieu, c’est toujours difficile de partir mais c’est intéressant de voir le lieu comme un espace de transition et pas un espace de destination. Voir le lieu comme un tremplin, un croisement. Ça passe beaucoup par la communication, de bien anticiper les choses.»3 1 Paroles du directeur de l’association Aurore dans le film documentaire de Bastien Simon «Les Grands Voisins, la cité rêvée» 2 Se refère ici aux Grands Voisins 3 Paroles de Adrien Roques lors de notre entretien
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En effet, pour les personnes que j’ai eu la chance d’interviewer, le temporaire permet de créer des dynamiques différente. L’objectif de l’hébergement est bien d’en sortir et finalement, donner un date limite dès le début met dans une posture différente, peut-être plus dynamique et active pour la préparation de la suite. «Comme tout dans la vie, quand vous avez en temps délimité pour accomplir une action, vous allez la faire différemment que quand on vous dit « rendez-vous quand t’as fini » et donc ça se joue pour les hébergé·es, les activités qui sont développées dans les lieux, pour les entreprises qui sont accueillies…» explique Marthe Pommié. Une autre problématique que le temporaire comporte est celle des risques liés à la question du départ et du legs. Quel est l’impact du projet sur son environnement et les populations habitantes ? Y a‑t-il des services produits par le projet et qui créeraient ensuite un manque ? Qu’est-ce qui peut rester, qu’est-ce qui peut être transmis ?
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LE DANGER DU SUCCÈS, TENTATION DE REPRODUIRE UNE EXPÉRIENCE Ne pas devenir une méthodologie-doctrine qu’on réplique sans acuponcture Enfin, il me semble important de s’attarder un peu sur la question de la méthode. En effet, cette approche de l’urbain est innovante et répond à certaines problématiques de la ville. Toutefois, et comme nous l’avons souligné à plusieurs reprises, c’est une méthode de l’instinct, du moment, qui comporte une grande part d’intelligence sociale. Chaque projet est ainsi extrêmement différent, ses problématiques diffèrent en fonction du contexte politique, géographique, social, économique... Il ne s’agirait donc pas de calquer la méthodologie d’un projet en occupation temporaire sur un autre, ça n’est pas une recette que l’on peut se permettre d’appliquer à tout va. Il faut ainsi prendre le temps d’en redéfinir les principes et de réévaluer la méthode pour chaque projet.
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CONCLUSION DE LA PARTIE III. Dans cette dernière partie, nous avons tenté de retrouver une place aux sans-abris dans la ville. Cette place est à la fois tangible, c’est-à-dire la place géographique, spatiale, mais également mentale, c’est-à-dire considérer de replacer les individu·es en grande précarité de logement dans la ville solidaire, donc de reconstituer des maillages de sociabilités incluant ces personnes invisibilisées. Pour cela, afin de répondre à la pression foncière, nous avons tout d’abord considéré de voir la ville par son négatif, sous le prisme, non de sa densité, mais de ses vides. En effet, nous avons bien compris que les espaces délaissés sont nombreux, et que si cette vacance est temporaire, il serait possible d’en tirer profit pour mettre à l’abri. C’est l’hypothèse que nous avons étudié dans la première partie, en essayant tout d’abord de comprendre les ressorts de cet outil. Puis, nous avons étudié ses effets, notamment de flexibilité plus large vis à vis de l’expérimentation. En effet, il semblerait que les règles soient plus souples
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grâce au temporaire, ce qui permet d’utiliser ces espaces-temps comme des laboratoires de la ville. Enfin, nous avons étudié les effets sur la ville et les quartiers, comment le transitoire propose de reconnecter passé et futur dans la construction de la ville sur elle-même, en incluant dans cette histoire une version plus solidaire. Puis, nous avons étudié la mixité des usages dans les projets d’hébergement en urbanisme transitoire. L’hypothèse ici explorée est que la mixité d’usage peut se mettre au service de la mixité sociale, et donc permettre une constellation d’outils utiles au travail social de réinsertion des personnes hébergées. Nous avons toutefois questionné quelles sont les limites de cette fameuse mixité, sociale comme d’usages. Enfin, nous avons rapidement questionné quelques critiques émises sur ce type d’urbanisme, comme par exemple son rôle dans la gentrification, les effets négatifs du temporaire ou encore le risque de copier une méthode sans réadapter au contexte.
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POUR CONCLURE... A travers ce mémoire, nous avons tenté d’explorer certaines hypothèses pour produire de l’hébergement d’urgence en France. Nous nous sommes interrogé·es sur les contraintes auxquelles il doit répondre : diversité des publics et des vécus, personnes fragilisées ayant vécu multiples traumatismes, cohabitation, décloisonner le soin, soigner les équipements, varier l’offre au sein de la structure pour favoriser la réinsertion, ancrage dans la ville complexe, associer des acteur·ices hétéroclites, etc. Pour cela, nous avons exploré la métropole bordelaise du côté de cell·eux qu’on ne voit pas. Qui sont les invisibles ? Où sont-iels ? Quelles logiques suivent-iels ? Force est de reconnaitre que le phénomène de sans-abrisme n’est pas uniforme, que nous n’avons pas affaire à une problématique unilatérale de personnes dormant dans la rue. Les profils et les rai-
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sons sont vastes et chaque jour un peu plus hétéroclites face aux phénomènes d’intensification des migrations, à l’horizon bouché du logement et aux conjugaisons multiples de ruptures. Ainsi, les formes de sans-abrisme se multiplient, les réponses que trouvent ces personnes ultra-précarisées s’adaptent en fonction de besoins variés : du bidonville au squat militant, en passant par la rue, un campement, un véhicule loué... On peut toutefois identifier certains mouvements dans la ville, certaines logiques que suivent les personnes victimes de la ville hostile. Ces lieux s’organisent selon certains critères d’acceptabilité/ rentabilité/sécurité et subissent «l’effet plumeau», caractéristique de leur indésirabilité. La gouvernance qui régit la production de l’hébergement d’urgence n’en est pas moins complexe. Les dispositifs se multiplient, suivant des critères de rentabilité et subissant les effets de la délégation. L’action étant mal coordonnée et éparse, il parait compliqué de trouver sa place dans une forêt de dispositifs pourtant univoques. Si le militantisme vient varier cette réponse et illuminer d’autres solutions, il s’agirait de reconnecter avec le rôle protecteur de l’état.
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Face à cette diversité, il est impensable de continuer de penser l’hébergement de manière uniforme et surtout, standardisée. Il faut démultiplier les services et les regards pour atteindre un plus grand de nombre de personnes et ne plus laisser quiconque se livrer seul·e à la dangerosité de la rue. Nous avons par ailleurs exploré deux hypothèses naïves que nous avons illustrées à travers la France, pour réinventer nos manière de produire l’hébergement d’urgence : et si on impliquait les personnes sans-abri dans la production de l’hébergement ? et si on utilisait les bâtiments et fonciers vacants pour mettre des gens à l’abri ? La première hypothèse consiste à déclencher le pouvoir de participation des personnes sans-abri, supposément les mieux placées pour évoquer leurs besoins. La participation existe dans bien d’autre domaines mais n’est pourtant que très peu utilisée dans celui de l’hébergement. Pourquoi ? Nous avons ici identifié deux échelles de participation : en amont du projet, par la conception, puis pendant sa construction, avec le chantier. Nous avons donc étudié quelques outils pour im-
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pliquer les concerné·es dans la conception. Tout d’abord, considérer le programme est une première étape. Si nous avons vu la programmation en action, en particulier dans le cadre de réhabilitations, nous nous sommes également intéressé·es au cas de la programmation ex-nihilo, dans le cadre de construction nouvelles notamment. Puis, nous avons considéré la conception des espaces, comment s’extraire d’un prisme normatif créateur de violences. Enfin, nous avons étudié quelques outils afin de défaire des rapports normés et enfermants, comme la CNV, le temps long, faire confiance, varier les outils manuels... Le temps du chantier peut également se réveler comme un outil probant dans tout l’attirail de l’accompagnement social. Participer à un chantier permet de changer les niveaux de hiérarchie mais peut aussi participer à retrouver une meilleure estime de soi et créer du lien social. Dans certains cas, il est même possible de faire du chantier en lien avec une démarche d’insertion professionnelle, ce qui est un outil non négligeable pour un public sans-abri. Enfin, les effets d’un chantier participatif sur le bâtiments peuvent permettre une meilleur appropriation et un bâti plus vivant par la suite. La seconde hypothèse s’intéresse à la place des
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sans-abris dans la ville, en proposant de mettre à l’abri dans les creux de celle-ci. Cette approche est largement expérimentée et théorisée par le collectif YesWeCamp notamment, ce qui nous a amené à décortiquer quelque uns de leurs projets. Nous avons ainsi analysé comment le foncier ou les bâtiments vacants peuvent être mis à profit temporairement pour l’utilité publique et ici spécifiquement pour la mise à l’abri. Différentes possibilités induisent différentes approches, selon si le propriétaire est public ou privé, si la mise à disposition est un bâti ou du foncier... Le temporaire peut également être vécu comme un laboratoire. En effet, les règles étant plus souples et l’acceptabilité de nouveautés meilleure, ces projets laissent beaucoup de place à l’expérimentation et l’innovation, afin de préfigurer une ville résiliente et solidaire. L’occupation transitoire permet également de faire le lien entre les époques, de reconnecter les histoires et même de préfigurer des besoins. Grâce à l’expérimentation, les occupations temporaires que nous avons étudié propose une mixité d’usages inédite : allier hébergement, soin, culture, entreprenariat... Que produit cette mixité ? Quelles en sont les limites ?
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La mixité d’usages provoque la mixité sociale. Ce type d’urbanisme permet en effet de sortir de la logique de zoning urbain et vient créer une forme d’urbanisme augmenté où différents services et populations se rencontrent. La cohabitation du milieu culturel et de l’hébergement notamment demande un temps d’adaptation, car produit des lieux à deux vitesses, mais provoque surtout des opportunités. En effet, une telle mixité permet d’inclure les hébergé·es dans la gestion du lieu. Cela multiplie les opportunités d’insertion professionnelle et rend accessible une offre culturelle et sociale traditionnellement inaccessibles pour les personnes précaires. Toutefois, il faut considérer la gestion de conflits d’usages et ne jamais forcer, rentrer dans une logique d’injonction : en effet, l’objectif est de multiplier les opportunités mais la demande doit venir des principaux intéressé·es. Certaines question se posent toutefois : l’urbanisme transitoire participe-t-il à la gentrification ? Le caractère temporaire des occupations peut-il créer des traumatismes ? Comment ne pas créer une énième méthodologie figée mais bien proposer de nouvelles approches ? Si ces questions se posent, les réponses sont équivoques. Il convient de toujours regarder les projets dans leurs spécificités afin de ne pas porter de jugement simpliste.
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La bonne volonté est de mise pour produire de tels projets, mais est-elle suffisante ? Et comment la mesurer ? Pour aller plus loin, nous aurions pu faire le choix de s’intéresser à chaque profil afin d’adapter les solutions concrètement. Les hypothèses sont une somme d’outils et de réflexions à considérer pour proposer des projets plus proches des besoins, mais chaque cas s’encadre de son propre contexte, ses propres problématiques. Nous aurions pu ainsi analyser chaque profil et adapter la réponse. Dire par exemple qu’une famille Rom aurait plus besoin d’un terrain vacant, accompagné de projets en auto-construction avec clause d’insertion... Qu’un groupe de jeunes travailleur·ses, étudiant·es et apprenti·es pourrait former des colocations temporaires dans des bâtiments vacants avec une offre culturelle à portée de main, qu’une maman seule et ses enfants auraient besoin d’une proximité avec un service de puériculture et des passerelles pour réaccéder à l’emploi.... Ainsi de suite. Mais ces analyses ne me semblent pas suffisantes, car dépendent en effet du type de groupe auquel appartient la personne, mais aussi et surtout de son individualité, de son histoire propre.
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LIVRES Les Saprophytes, urbanisme vivant, Amandine Dhée, Éditions la Contre-Allée, 2017
L’Hypothèse Collaborative, Georges et Mathias Rollot, Éditions Hyperville, 2018 L’Invention de la ville. Banlieues, townships, invasions et favelas, Michel Agier, Éditions des Archives contemporaines, 1999
Nos Cabanes, Marielle Macé, Éditions Verdier, 2019 CONSIDÉRANT QU’IL EST PLAUSIBLE QUE DE TELS ÉVÉNEMENTS PUISSENT À NOUVEAU SURVENIR, Sébastien Thiéry (coordinateur), Post-Éditions, 2014 LIEUX INFINIS, CONSTRUIRE DES BÂTIMENTS OU DES LIEUX ?, Encore Heureux, Fazette Bordage, Gilles Clément, Jade Lindgaard, Jochen Gerner, Joëlle Zask, Luc Gwiazdzinski, Pascal Nicolas-Le Strat, Patrick Bouchain, Patrick Perez, Patrick Viveret, Raphaël Besson, Éditions B42, 2018
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PUBLICATIONS & ARTICLES Calais Mag’, L’autre journal de la Ville de Calais, Collectif PEROU, 2016 Rapport dactivité, Le Lab-Zéro un an après, LabZéro, 2018 L’URBANISME TRANSITOIRE, Optimisation foncière ou fabrique urbaine partagée ? Institut d’amménagement et d’urbanisme Île de France, 2018 LE PARIS DE L’HOSPITALITÉ , Archives, Présentation du projet, Collectif PEROU, 2013 https://www.perou-paris.org/pdf/Actions/2PAGES_PEROU_ EDC_131017.pdf LE PARIS DE L’HOSPITALITÉ , Archives, Synthèse du cahier des charges, collectif PEROU, 2013 https://www.perou-paris.org/pdf/Actions/Synthese_cdc_hospitalite. pdf Yankel Fijalkow, « Marie Chabrol, Anaïs Collet, Matthieu Giroud, Lydie Launy, Max Rousseau, Hovig Ter Minassian, Gentrifications », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 13 janvier 2017, consulté le 25 octobre 2020. URL : http://journals.openedition. org/lectures/22130 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.22130 Rapport narratif Coco Velten 2019 - 1ère partie 2020, CocoVelten, 2020 Éradiquer les bidonvilles en France : de la cabane à l’Algeco ? Enjeux des logements temporaires, Elise ROCHE, Tracés, Revue de Sciences Humaines, 2019 La France peut accueillir toute l’hospitalité du monde, Sébastien Thiéry, Médiapart, 2017 https://blogs.mediapart.fr/sebastien-thiery/blog
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LE COLLECTIF PEROU, PLUME CONSTRUCTIVE, Anne-Marie Fèvre, Libération, 2014 Coco Velten, un espace des possibles, Entretien avec Kristel Guyon, Fatchalire, Numéro 14, 2019 https://www.fatche2.fr/art/2611 Dans le miroir du passé, Villes conviviales, Lisa Peattie, Revue Topophyle, 2019 https://topophile.net/savoir/villes-conviviales/ A Paris, migrants frappés et journalistes molestés lors de l’évacuation d’un campement éphémère, Gurvan Kristanadjaja, Libération, le 23 novembre 2020 https://www.liberation.fr/france/2020/11/23/a-paris-plusieurscentaines-de-migrants-installent-des-tentes-place-de-la-republique_1806517 SDF : Aspect psychopathologique et comportement, Alain MERCUEL, Bull. Acad. Natle Méd., 2013, 197, no 2, 271-276, séance du 5 février 2013 Dispositif d’appartement de coordination thérapeutique “Un chezsoi d’abord” Organisation, bilan et perspectives, DIHAL, Février 2018 https://www.gouvernement.fr/sites/default/files/contenu/piece-jointe/2018/05/presentation_ppt_generale_ucsdb.pdf Mal-logement : les différentes solutions d’hébergement et de logement accompagné, Ministère de la Transition Écologique, Septembre 2020 https://www.ecologie.gouv.fr/mal-logement-differentes-solutions-dhebergement-et-logement-accompagne
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CONFÉRENCES ET DOCUMENTAIRES Les Grands Voisins, la citée rêvée (documentaire), Bastien Simon, la VingtCinquième Heure distribution, 2020 « La permanence pour un urbanisme vivrier », Sophie Ricard, Frugalité Heureuse et Créative, 2020 https://www.youtube.com/watch?v=ozc8lKGqndU Le principe d’hospitalité universelle, Les archipels de Patrick Chamoiseau (Rencontre-débat/Conférence), Patrick Chamoiseau en conversation avec Jane Sautière (autrice) et Sébastien Thiéry (politologue, coordinateur de l’association PEROU), au MUCEM, 2019 https://www.mucem.org/programme/le-principe-dhospitalite-universelle Les ruines du capitalisme, Anna L.Tsing, France Culture, La grande Table, 2018 https://www.youtube.com/watch?v=Qir0Q3ZpHiA Construire l’action, Sébastien Thiéry, Collectif PEROU, ENSA Strasbourg, 2018 https://www.youtube.com/watch?v=XbOtcJSH01M Repenser les espaces de vie, Nicolas Détrie, TEDxUniversitéParisDauphine, 2018 https://www.youtube.com/watch?v=A-FCKAN1570 Habiter le paysage urbain , Nicolas Détrie, YesWeCamp - 30 minutes pour demain, WeAreLeonard, 2020 https://www.youtube.com/watch?v=DCHd96IsGNE Push - Chassés des villes, documentaire Arte https://www.arte.tv/fr/videos/084759-000-A/push-chasses-des-ville s/?fbclid=IwAR1SwsRL6hjiF_Jl6kKjcTsiMV_uuHkHGtY365lCnNlhyAHaiNAz8c1x2OY
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Considérant, un film du PEROU, réalisé par Sébastien Thiéry, sur l’arrêté municipal n° 2013/147 du 29 mars 2013 lu par Yves-Noël Genod https://vimeo.com/73077077?fbclid=IwAR2I7oFGvJOTvNpRpG65_9XTEiZOe2ZsWnuDjtku8fPX1LohatD2_ZpJrIo Reportage SDF, les femmes invisibles, https://www.youtube.com/ watch?v=hNsEfVPPm_w Conférence Les Saprophytes, Calire Bonnet, cycle ALTER ARCHITECTURE, ENSA Strasbourg, 2017 https://www.youtube.com/watch?v=DjqU2sKC5Bw
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PODCASTS France Culture, Émissions Entendez-vous l’éco ? L’économie de la nuit (4/4) : Dans les pas des sans-abri, le 20/02/2020 https://www.franceculture.fr/emissions/entendez-vous-leco/entendez-vous-leco-emission-du-jeudi-20-fevrier-2020 France Culture, Émissions LSD, La série documentaire En mal de toit : état des lieux du mal-logement Épisode 4 : Parce qu’il faut bien s’abriter quelque part…, le 21/05/2020 https://www.franceculture.fr/emissions/lsd-la-serie-documentaire/ en-mal-de-toit-etat-des-lieux-du-mal-logement-44-parce-quil-fautbien-sabriter-quelque-part France Culture, Émissions L’Invité des Matins, Épisode : Patrick Bouchain : «L’harmonie, c’est ce qui fait la beauté de l’architecture», le 20/05/2020 https://www.franceculture.fr/emissions/linvite-des-matins/imaginer-la-ville-de-demain-patrick-bouchain-est-linvite-des-matins SoundCloud, YesWeCamp, Série de podcast sur Les Grands Voisins et CocoVelten https://soundcloud.com/yeswecamp/tracks France Culture, Émissions Politique ! Épisode : Dernières nouvelles de la démocratie participative, le 15/02/2020 https://www.franceculture.fr/emissions/politique/dernieres-nouvelles-de-la-democratie-participative
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Est-il possible de produire de l’hébergement d’urgence dans un processus participatif en France ? Inclure les sans-abris dans les processus de conception/construction/ gestion de l’hébergement temporaire, une solution résiliente ? Quelle place des invisibles dans la ville ?