Molly

Page 1

Molly Une brise légère automnale fait virevolter les feuilles mortes. Le paysage se couvre de paillettes et dorures d’or. Jaune, orange, rouge. Ces teintes dominantes ont envahi l’espace, le temps et les âmes. À chaque saison, ses couleurs. Un cycle sans fin. Une routine intemporelle inébranlable. Un éternel recommencement. Un émerveillement pour certain, un ennui mortel pour d’autre, le néant pour moi. Pourquoi s’en soucier ? La vie s’écoule laborieusement en secondes, minutes, heures, jours, semaines, mois, années. Un sablier qu’on tourne et retourne inlassablement. On prend l’unique scénario universel et on le duplique à l’infini pour chaque nouvelle naissance et chaque décès. Naître, vivre, mourir. Métro, boulot, dodo. L’asphyxie des sens, la disparition des rêves, l’engourdissement des espoirs, la décrépitude des illusions. Des robots aseptisés, noyés dans la consommation à outrance pour oublier l’ironie de leur existence désuète. Une petite bourrasque tourne ma page, sans crier gare. Une mèche ébène s’égare entre le monde des rêves et mon regard azur. Je balaie cette chevelure rebelle de mon visage et la remets en place. Repose ma main sur mon livre, pour en garder le contrôle. Une domination purement matérielle, car chacun des mots, des points et virgules me possèdent au point de réduire la réalité à un infime rayon de lumière dans mon obscurité. Une porte qui donne sur un monde qui m’est devenu étranger. J’en perçois parfois quelques échos, à travers les mots. Un lointain murmure insignifiant qui n’a plus de prise sur les phrases et les récits. -

Molly ? Molly ? Toujours dans tes bouquins. Jamais tu ne relèves le nez ?

Je crois qu’il s’agit de mon professeur de Mathématique. Ou celui d’Histoire. Je n’en suis plus certaine. Ce n’est qu’une voix qui m’est devenu étrangère et poignarde mon intrigue captivante. Telle une mouche à merde sur la spécialité du chef d’un restaurant quatre étoiles. Il suffit de la balayer d’une main, pour qu’elle s’envole vers un ailleurs plus digne de son rang. Mais le mal est fait, la perfection est définitivement souillée et a perdu de son attrait. Je referme mon livre et me redresse telle un automate. La sonnerie retentie et le bruit des pas par millier s’accentuent dans mon dos. C’est l’heure de lessivage des neurones et de l’abrutissement des masses. Le lycée, haut-lieu de prédilection pour la perversion des élites qui prônent la disparition de la connaissance et de la culture. Leur but réel, faire pulluler de la main d’œuvre stupide, incapable de réflexion et de prise de décision hors d’un groupe. La méthode parfaite pour annihiler toute rébellion au fil des générations lobotomisées. Fournissez-leur des occupations abrutissantes, gavez les de nourriture d’une industrie sans âme, prônez le matérialisme à outrance comme unique objectif de vie et vous obtenez la recette parfaite de l’être humain nouvelle génération. Une coquille vide, que l’on remplit de purin et de boniments. L’esclavagisme moderne, une boucherie à ciel ouvert qui broie chaque être jusqu’à leurs morts. Je serre contre ma poitrine à peine naissante, mon œuvre du jour. Un recueil de nouvelles de mon auteure favorite. Certains diront que ce n’est qu’un énième ouvrage parmi les centaines d’autres qui pullulent dans tous les recoins de la demeure familiale. D’autres se contenterons de moqueries et autres bassesses pour fustiger mon manque de modernité évidente. « Quoi? Ça existe encore les livres papiers? Le numérique t’en a entendu parler ?! Pauvre Molly, toujours à la ramasse !». Ils ne peuvent pas comprendre. Qu’importe leurs propos et leurs pensées, ils ne sont qu’un infime écho dans le lointain. Plus rien n’est réellement audible. Plus rien n’a de


formes. Les couleurs et les sons s’entremêlent. Des ombres éparses derrière la vitre embuée de ma propre réalité. Un murmure dans mon vacarme des mots. Mon échappatoire est devenue mon refuge. Je ralentis le pas et respire cette odeur enivrante et rassurante. L’encre d’imprimerie, la poussière, l’humidité, les adhésifs de la reliure. Des senteurs précises et indéfinissables à la fois. Chaque livre est unique. Il véhicule l’âme de son auteur, mais est libre de sa propre destinée. Ils imbibent nos sens et nos âmes, dans un vacarme étourdissant à chaque page que l’on tourne. Ils délivrent l’histoire au fil des mots, des phrases et des ponctuations. Un tourbillon d’intrigues, de dénouement et de révélations. Les personnages prennent forme et vie dans un recoin de notre tête. On les imagine jusqu’au moindre détail. Puis ils deviennent réels au point de dominer le monde réel jusqu’à l’évaporer. Puis ils meurent tous au mot « fin », nous laissant épuisé, ésseulé et vidé. La magie reprend au prochain livre…. Car il y a toujours un autre livre. Madame Grace, mon professeur de Français, la seule qui feint de comprendre cette « période sombre et douloureuse » que je semble traverser, m’a affublée d’une maladie psycho-affectivedépressive ou un truc du genre : la bibliomanie. Je collecte les livres, au-delà de l’entendement et de la logique pour combler un vide affectif. Ou peut-être pour noyer un chagrin que je ne peux exprimer de manière normale et acceptable. Ou encore pour trouver un dérivatif à mon asocialité chronique et galopante. Pourquoi pas tout cela à la fois ? Ou rien de tout ça ? Du baratin de psychologue bon marché en manque de mélodrames. La différence effraie la masse populaire. Ne pas rentrer dans le moule est qualifié de tare, d’anormalité, de mal, de démence qu’il est nécessaire de corriger. Quand une erreur se glisse dans la machine, un reformatage du cerveau et une bonne réinitialisation de l’être me feront reprendre le droit chemin et la destinée qui m’incombe. Les livres, outil de connaissance, d’imaginaire sans limite et de créativité infinie… Pour moi. Les livres, outil de perdition, de destruction mentale, déstructuration de la cohérence, maladie psychique pour le reste du monde. L’excès en tout nuit, c’est ce que disent les docteurs des problématiques mentales à mon sujet. Lire, c’est bien. Lire trop, c’est mal. Lire comme il convient de le faire, c’est acceptable. Lire au point d’en perdre tout intérêt pour la réalité, c’est inacceptable. Ils disent que je suis un danger pour les autres et que mes lecteurs horrifiques et morbides sont les prémisses d’une démence. Un jour, je passerais à l’acte et tuerais par pur plaisir sadique. Pas un, pas deux, mais des centaines, peut-être des milliers de gens. Il est nécessaire de m’arrêter tant que cela est encore possible. Mes parents ont pleuré et imploré qu’on me sauve à tout prix. Les « hommes en blanc » ont défilé sans discontinuité pour me faire ingurgiter de gré ou de force des comprimés arc-enciel. Mes étagères autrefois gavées de livres aux mille odeurs et aux mille mots ont disparu du jour au lendemain. Les murs fleuris de ma chambre ont fait place aux murs jaunâtres des hôpitaux. J’aurais voulu hurler, à qui voulait bien m’entendre, qu’ils se trompaient. J’aimais lire. Voilà tout ! Était-ce un crime ? Pourquoi en faire un drame ? C’est vrai, parfois quand ma colère était profonde, il m’arrivait d’écrire moi aussi des mots. Des mots sales, vulgaires, vilains, méprisables, hautains… Mais ce ne sont que des mots ! De l’encre sur un papier, des lettres qui n’ont pas toujours le sens que l’on veut bien leur donner. De la colère évaporée que le carnet se referme. Ils disent que je suis mauvaise à cause des mots que je lis. À cause des mots que j’écris. Je ne suis pas normale. Je ne suis pas comme les autres. Je n’interagis pas avec les livres comme il convient de le faire. Je semble les traduire et les comprendre de la mauvaise manière.


Je ne sais pas. Je ne sais plus. J’ai la tête prise dans un étau. La douleur d’abord diffuse est devenu lancinante. Ma léthargie face à la réalité a fait place à une cacophonie. Je voudrais qu’on me laisse lire. C’est la seule manière de faire revenir le silence, l’obscurité rassurante et l’apaisement. La bête dans ma tête semble sur le point d’exploser. Je voudrais qu’on me donne un carnet, pour y confier ma détresse et ma noirceur. Les couleurs du monde m’aveuglent. Ils sont des aiguilles perçant mes paupières lourdes et douloureuses. Les bruits de la vie et des gens, me donnent envie de hurler, tant la guerre fait rage dans mes entrailles. Je ne suis plus qu’un cri qu’on contraint au silence. Je donnerais ma vie pour un livre. Ma vie pour une plume. Je ne veux pas vivre, comme tous les autres. Je veux vivre dans les pages et m’y perdre à tout jamais. J’ai crié, je crois. Où est-ce quelqu’un d’autre ? Je ne sais pas. Je ne sais plus. Les jours, les nuits, les heures, les minutes. Plus rien n’a de cohérence. Je voudrais pleurer, mais les larmes se sont perdues entre les pages disparues. Je peine à ouvrir les yeux. Je réalise à peine, que je suis debout dans cette chambre puant la javel et le chloroforme. La dorure de l’automne, s’infiltre avec peine par les persiennes pour jaillir sur les murs jaunâtres. Mais il n’y a pas de jaune ni d’orange. Seulement du rouge. Du rouge écarlate. Du rouge sanguin. Une forme gît au sol. Inanimée. Je l’observe et crois reconnaître, Mathilde, l’infirmière. Ou peut-être est-ce Céleste ? Je n’en suis pas certaine, son visage défiguré par un dernier hurlement de terreur laisse poindre le doute. Le silence est revenu. Ma migraine enfin déchue. Un large sourire s’esquisse sur mes lèvres. Je me sens apaisée. Je me sens entière, maîtresse de ma destinée. Je passe au-dessus du cadavre de Mathilde ou Céleste et me dirige vers la lumière de la réalité. Ma réalité. Le processus est achevé. Ils diront que ma passion excessive des livres m’a rendu folle et qu’ils ont échoué. J’ai perdu pied entre le réel et l’irréel. Ou peut-être que détruire la magie des livres à libéré le monstre qui se tapissait dans mon obscurité contrôlée ? Celui-ci n’étant plus rassasié par l’irréel, a préféré s’abreuver dans le réel ? Nul ne le saura jamais.


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.