Épilogue : Achever
C'est l'hiver, le froid va révéler ses morsures, ses constats, son exigence. L'heure est à la mort. Nos Années Sauvages prend fin pour mieux renaître, mieux se réincarner. Cet épilogue marque la mise en terre de la carcasse de notre "oiseau sans pattes". Il est né, a bien vécu, et rejoint désormais le tombeau, la terre d'où il vient. Il porte en lui les traces de son expérience, de ses rêves et de ses doutes, de ses convictions également. Pourtant il est temps de clore cette trinité afin de mieux cerner son intégralité. Un troisième et dernier volet qui assume donc une part plus noire, plus violente, avec cette mise à mort annoncée qui se fait malgré tout dans la douleur, presque un an après la naissance. Une année de prises de risques, de remises en cause, à chercher le meilleur chemin. Le magazine s'est transformé, s'est enrichit. Tourné aujourd'hui vers sa fin, ses acteurs ont a coeur de nous montrer une réalité. Les vanités et la grande faucheuse sont sur le devant de la scène. Éventrer, disséquer, transformer. Le premier volet nous a permi de vous Apprivoiser, le second a tenté de vous Domestiquer. Aujourd’hui cet épilogue est synonyme de mort, désormais tout doit s’Achever. Naissance - Vie - Mort. Une lumière s’éteint donc. Mais tout commence à la fin.
Thomas Cartron & Sylvain Wavrant
Mise à mort Thomas Cartron p. 15/23
Les Oiseaux baroques Violaine Arnaud p. 8/9 Natures Mortes Mattthieu Triolet p. 12/14 Figures d’écorchés Carine Peynaud p. 24/25
Confessions Intimes Enora Minot p. 6/7 La poussière ne vole qu’en présence du soleil Mounji Merzouk p. 10/11 Première fois Lise Mignon p. 26/27 Par les yeux de Caron T.D.H. p. 28/29
Le Loup et le Renard Helena Guilloteau Sylvain Wavrant p. 30/31
Par Enora Minot ~
Illustration : Coralie Mezières
CONFESSIONS INTIMES Fais moi l'amour, fais moi la mort. Encore, à corps. Éther mine moi, jusqu'à ce que je ne puisse plus respirer. A terre, épuise nos restes sans t'arrêter, Actes au pluriel, expire, retire, Entracte sacrilège / sacrifice, orifices recueil, bon accueil. Il a chassé ses derniers signes de croyance, dépecé les gestes d'innocence. Tueur tumeur, dévorant les volants, bas et dentelles scandaleuses, Bourreau des cœurs volage, assoiffé de corps mutiques, dans des décors multiples, profanant les douces vierges. Il fût l'affreuse et entêtante chanson paillarde des villages d’antan. La fleur est sa putain, un chemin soupirail que son rail ensanglanté dompte, Arrosant les joues roses, il cracha sa prose.
X Il n'y aura pas de grandes guerres entre nous car la dynamite crépite déjà dans nos tempes. Terroriste artiste qui a tressé mon cerveau asile, Je peins ma détresse et ta distance dissimulée, avec l' absence en pinceau. Je brûle ton retour et noie ton visage, en avalant ton rire et ton silence. Mon corps ne sera plus jamais le même ; Ton empreinte demeure au dessus de moi invisible, elle me chante un refrain qui me rappelle ta fausse gentillesse. « L'amour c'est comme une cigarette, ça se consume et ça nous prend la tête. » Un dos danse, des cuisses lévitent dans un décor qui ne se nomme pas. Les hommes se placent, coussins velours, whisky toujours. L'intouchable s'élance sur la scène, surface glacée, laquée ; Elle s'avance pour édulcorer les cœurs, colorer les mœurs. Quelques sourires obscènes, elle balance ses reins, colle, secoue, racole, coule vers le sol, à genoux elle noie son bassin aérien, ondule l'air de rien. Attitude frivole, elle aguiche, exhibe, exige, exalte, excite avec exactitude. Les liasses s'élèvent, il pleut des rectangles volants. De ses seins aux nippies cerise elle trace des dessins exotiques, ondulations pompons, convulsions érotiques. Sur cette place du mouvement, le ballet des provocations, poupée frôle et contrôle chaque geste. Suspendue à la barre, c'est l'heure de la convocation. Sur le tube métallique où elle s'agite, palpite, elle trace des ellipses. De bas en haut, zéro fripe, fin du show, fin du disque. NOIR, coulisses, elle se dérobe de la piste.
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ANNA Elle en a volé des balivernes de la bouche des oubliés. Elle en a avalé des litres visqueux vides de sens. Vu des ovales ravagés, des camés caméléons, Bouche ventouse, main piquouse. Elle en a vu des volants virevolter, des parkings puants, des parties / partouzes. Des Paris / Parias, des codes et des corps. Cocardée de gin elle a enlevé des jeans, vu tous les vices du mondes. Bordel borderline, sa tête déborde, au lupanar bordel !
TOMMY Sur sa gueule de détraqué on lit des traits de trac. Passant sur un boulevard en BM, s'étale un travelling de travelos. Passe Tommy, dépasse. Dans la voiture sniffs intuitifs, coke, coca, nique, pic-nics. Chez les proxos prolos, la chair est chère et s'allonge sur le crack. On pèse la misère pour mieux l'empaqueter. Pack pipe, cockpit revisité, en cabine tu t’abîmes. Une bouffée de nicotine, ça y'est, consommé / consumé, c'est l'heure, le bon numéro, le gros lot pour qui veut bien donner son âme.
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Par Mounji Merzouk ~
Illustrations : Éléonore Ampuy
La poussière ne vole qu’en présence du soleil.
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Des jours minuscules se pressaient là tout contre les trous dans les volets et pendant des semaines ou des mois, ici, la nuit était perpétuité. Elle était cette grille d’étoile symétriquement disposées, de jour, une constellation synthétique, parallèles fébrile, miennes. Et les nuits du reste du monde me venaient, montaient inlassablement sur mes mains puis mes épaules et enfin les yeux et je ne me voyais plus, je disparaissait d’eux. Et la lumière du jour existera toujours, réverbérées dedans à l’intérieur de mon crâne, le soleil ne se décroche pas, insolent, il vient brûler sauvagement jusque dans ces rêves étranges, hideux, debout là dans l’au dehors, dedans. Sur les étendues de collines clairsemées, de la terre, des cadavres poussent, les dépouilles d’hommes ou de femmes à la panse assez grotesquement gonflées d’entrailles grouillante de sourdes obscénités. Ils sont des mort et ils accouchent, là juste sous eux, dans l’herbe grasse, de boueuses et naïves petites choses sans vie mais néanmoins muées d’une volonté abstraite à voir le jour, elles aussi. J’aimerai m’extraire de ces visions, m’en réveiller, j’ouvre grand ces yeux mais il n’y a plus rien là, à mettre dedans, alors je m’en reviens à contre cœur observer le spectacle de ces collines qui se peuplent lentement. Quelques bribes de conversation rampent sous la porte, sous la serviette roulée tout contre son pas : « Mais sinon, que deviens ton grand fils ? C’est vrai que ça fait longtemps qu’on ne la pas revu dans le quartier. » - « Oh tu sais, il a plus vraiment le temps de venir nous voir maintenant ... Il s’est installé sur Paris avec sa nana et a monté sa petite entreprise, ça marche pas trop mal pour lui... Mais on s’appelle souvent » Je revit invariablement cet étrange dialogue entre ces deux garçons aux allures sensiblement chétives. L’un d’eux porte la singulière particularité suivante : à mesure que ses lèvres remuent, en dégringole des briques d’une noirceur inquiétante, elles viennent rouler à ses pieds et se superposent très précisément les unes aux autres, l’une après l’autre. Des lors, chaque mot même à demi murmuré donne naissance chez lui à un fragment du rempart qui s’élève, s’entremet progressivement entre les deux protagonistes. Puis intervient ce moment ou l’autre interlocuteur perd de son champ de vue ces mouvement de lèvres silencieuses, un sinistre pan de mur s’étant petit à petit formé entre eux. Ceci est un pays ou les mots ne sont qu’une chanson de percussion de briques qui lourdement s’érigent en de sombres barricades . Le garçon finit par s’adosser à la paroi calcaire, résigné il jure de ne plus jamais prononcer un mot. Sous la porte : « Je ne sais pas ce qu’il a ce chat, il n’arrête pas ronronner en se blottissant contre ton sac à main depuis que tu es arrivée, depuis plusieurs heures, c’est n’importe quoi . » .. « J’avais aussi un chat avant, une femelle, elle se mettait tout le temps dedans, il doit encore sentir son odeur...D’ailleurs j’ai jamais su ce qu’elle était devenue, un jour la porte est restée ouverte et on ne l’a plus jamais revue. » … « Celui là n’est jamais sorti d’ici, on fait gaffe aux fenêtres. » Un morceau de crayon patiente là quelque part, digéré sourdement, rampant dans les boyaux de pénombre. Il s’attend indéfiniment à être retrouvé et griffonner, échafauder un jour des lieux communs sur les vastes rues des villes sillonnées d’effluves de parfum féminin, des grands cerisiers qui se dilatent et explosent contre les visages des printemps, des acides libertés qui se remportent à grand coup de fièvre populaire et de guerres déjà perdues, des filles presque jolies au yeux mi-clos qui bougent leurs pas sous une musiques qui coulent sur les versants de leurs paupières, de la poussière de soleil qui descend lascivement le long des raies de lumière soufflées des stores vénitiens en des dimanches silencieux. Il s’y attend mais il fait noir et rien n’existe. Et le monde pourra prendre toute la place qu’il voudra, il ne rentrera plus jamais debout, précipité dans l’entrebâillement de ces pupilles maintenant voilées. Et le monde pourra prendre toute la place qu’il voudra.
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Natures Mortes Par Matthieu Triolet ~
Photographie : Thomas Cartron
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Une charogne Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme, Ce beau matin d’été si doux : Au détour d’un sentier une charogne infâme Sur un lit semé de cailloux, Les jambes en l’air, comme une femme lubrique, Brûlante et suant les poisons, Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique Son ventre plein d’exhalaisons. Le soleil rayonnait sur cette pourriture, Comme afin de la cuire à point, Et de rendre au centuple à la grande Nature Tout ce qu’ensemble elle avait joint ; Et le ciel regardait la carcasse superbe Comme une fleur s’épanouir. La puanteur était si forte, que sur l’herbe Vous crûtes vous évanouir. Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride, D’où sortaient de noirs bataillons De larves, qui coulaient comme un épais liquide Le long de ces vivants haillons. Tout cela descendait, montait comme une vague, Ou s’élançait en pétillant ; On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague, Vivait en se multipliant.
Natures Mortes
peintures à l’huile sur toile, dimensions variables.
Et ce monde rendait une étrange musique, Comme l’eau courante et le vent, Ou le grain qu’un vanneur d’un mouvement rythmique Agite et tourne dans son van. Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve, Une ébauche lente à venir, Sur la toile oubliée, et que l’artiste achève Seulement par le souvenir. Derrière les rochers une chienne inquiète Nous regardait d’un œil fâché, Épiant le moment de reprendre au squelette Le morceau qu’elle avait lâché. Et pourtant vous serez semblable à cette ordure, À cette horrible infection, Étoile de mes yeux, soleil de ma nature, Vous, mon ange et ma passion ! Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces, Après les derniers sacrements, Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses, Moisir parmi les ossements. Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine Qui vous mangera de baisers, Que j’ai gardé la forme et l’essence divine De mes amours décomposés ! Charles Baudelaire
M ise À mort
Photographe Thomas Cartron
Styliste Sylvain Wavrant
Modèles Dima Soroko Yaroslav Soroko
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Tout a déjà disparu. Dans l’obscurité, tout a disparu. Avec douceur, cette petite lumière qui chatouillait le bout de nos doigts s’est laissé mourrir. Nos mains, désormais transits par le froid, attendent l’aube certaine pour recommencer à bouger. Tout est déjà oublié, et tout peut recommencer. Instincts assumés, pulsions revendiquées. Deux corps nus, presque. Deux corps en rupture, en suspens, prêts à se laisser consumer par une nouvelle lumière, plus brulante encore. À nouveau. Tout a déjà disparu.
Thomas Cartron
figures d’écorchés
Par Carine Peynaud ~
Photographie : Thomas Cartron
Médusé Figé ! Ils m’ont figé, je me suis figé. Des regards vides et voilà, médusé. Les temps sont froids et seul mon sang me réchauffe. C’est froid, c’est blanc, aseptisé. Même moi, pourtant écorché. Pour qui, par qui et surtout pourquoi ? Avant dans cet état, je ne dérivais pas. J’étais mobile et conscient. Là, rien ne bouge et moi... je pense, branché, fixé, immobile. Mais sur un piédestal, attention ! Il n’y a plus d’Homme, je ne suis plus. Et puis à quoi bon crier ? Je n’ai plus de voix et l’autre plus d’instinct. Et l’inverse. Vide ! C’est vide ! J’ai tout vidé, non, ils ont tout vidé, même mon muscle. Plus de ressource. À mon image, plus d’énergie. À poil ! Mais moins libre. Ça n’a pas commencé ainsi. Je ne suis pas né ainsi. Qu’ai-je vécu ? Ai-je vécu ? Vais-je vivre ? Survivre ? Pourrir ? Oui pourrir ! Défait de mes viscères, recyclé par et pour des machines. Moi, Homme, carburant que je suis désormais. Trouvé, exploité, raffiné, vendu puis pourrissant l’atmosphère. Et ici, médusé sur mon radeau de béton, j’aimerais au moins dériver. Rohia
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Première fois. Quelques semaines seulement sont passées depuis mon arrivée. Je suis encore dans la phase initiale, celle où l’on s’étonne réellement des choses autour de nous. Où dès que l’on voit un café, on décide d’y passer du temps. Où l’on scrute chaque poster, à l’affût d’évènements, en s’étonnant du choix culturel fantastique. Je regarde les gens dans la rue, dans le métro, le bus, et imagine des vies et des anecdotes, des itinéraires. J’ai envie de m’approprier les rues. Seulement quelques semaines et déjà des gens à accueillir. C’est assez dur de les guider. Trop tôt pour partager les découvertes récentes, tellement excitantes et prometteuses, et les transformer en expériences éphémères pour visiteurs temporaires. Nous nous promenons la journée et sortons le soir. La nuit est sauvage, pleine de vie. On croise des meutes de jeunes hurlants, prêts à se jeter corps et âme dans la danse jusqu’au petit matin. Avec nos amis, nous avons décidés de nous rendre au Golgatha, un bar dansant. Le lieu est assez traditionnel: des bancs et petites tables en bois réparties dans un jardin où les gens sortent pour fumer ou discuter au grand air, et un dance-floor accompagné d’un bar à l’intérieur. Ce qui le différencie, c’est sa situation, en plein milieu du Viktoriapark. Pour y arriver, il faut traverser le parc de nuit sans éclairages. Nous faisons un petit détour par la colline du parc, point naturel le plus haut de la ville, d’où nous embrassons la vue. Le Sony Center change de couleur au loin, la tour de la télévision surplombe les autres immeubles. Quelques habitants sont là à discuter devant la vue avec une bière à la main. J’apprends que c’est le lieu où l’on se donne traditionnellement rendez-vous pour trinquer au premier de l’an. En redescendant, nous arrivons aux jeux pour enfants. Chaque parc, square ou morceau de verdure accueille ici des jeux pour enfants, mais pas nos banales balançoires et nos toboggans cabossés. Ici, les jeux sont tous différents, tous complètement fous, alors même les plus vieux se laissent parfois aller à y jouer. Des balançoires corbeilles pour quatre, des cages écureuils en métal art nouveau, des immenses tyroliennes, des trampolines... Nous nous laissons aller à l’effervescence nocturne, tandis qu’au loin, un chien passe et s’arrête pour nous observer. Ou?, attendez... silence! Ce n’est pas un chien. Mais un renard, en plein centre ville? Nous arrêtons de nous balancer pour nous approcher doucement. Il n’est pas effrayé. Il gambade dans l’herbe, fouinant de son museau dans les hautes herbes à la recherche de mulots ou de souris. Un de mes amis essaye d’aller plus près, mais le renard s’échappe un peu plus loin. Un couple de gens passe, nous leur montrons mais ils s’en moquent: « Oui oui, il est toujours là. » Je me demande si une telle lassitude m’arrivera un jour lors d’un face à face avec un animal sauvage? Deuxième fois Un mois plus tard. Nous avons changé d’appartement, nous nous installons enfin chez nous. Pas mal d’aller et retour dans les Wöhnunglösungen pour trouver des meubles, au supermarché pour se faire une épicerie digne de ce nom, au magasin de bricolage pour aménager tout ça. Nous sortons toujours, essayant de nouveaux endroits. Je ressens le même effet qu’en pensant à l’innombrable offre de livres à lire: comment avoir le temps de tout essayer, tout connaître? Après l’étonnement des premières semaines, viennent des questionnements plus larges. Ma curiosité devient plus profonde, j’ai envie de comprendre le fonctionnement de la ville, de ses habitants.
Après deux semaines dans notre appartement, nous sortons pour aller boire un verre et il y en a un juste là. A cinq mètres, museau levé, regard curieux. Je crois qu’il n’a même pas peur de nous. À vrai dire, il est plus intéressé par sa recherche, il fouine dans les poubelles pour des trouvailles croustillantes. Nous passons à côté pour aller vers la porte principale du lotissement. Il relève la tête. Il est beau, couleurs flamboyantes, museau pointu et petite truffe noire bordée de longues moustaches blanches et fines. Les oreilles réactives, tournées vers nous, la patte vive, il s’enfuit dans les fourrés. Troisième fois Nous le revoyons un soir en rentrant, comme un mirage. Nous rentrons avec des amis que nous accueillons pour un week-end, il est là, le même, je le vois à travers la grille. Le temps de dire aux autres de faire le silence, il m’a vu et a pris peur. Je me demande s’il habite ici, s’il a creusé son terrier dans notre jardin collectif. Peut-être connaît-il mieux la ville que moi? Quatrième fois Cela fait trois mois. La ville commence à m’être familière. Dans certains quartiers, j’ai mes petites adresses, je connais les endroits à voir. J’ai mes peintures murales préférées sur la ligne 1 du métro, je connais le caissier du Netto à côté de chez moi, j’ai mon vélo et je commence à me sentir chez moi. J’ai surtout développé un amour pour cette ville. L’impression qu’elle est perdue et que chaque personne qui y habite se doit de la soutenir. Une ville brisée par son histoire, que l’on a envie de soutenir au jour le jour d’un regard aimant. Malgré la froideur de l’architecture et l’atmosphère grise, il y a ici une énergie que l’on a envie de défendre. Avant-hier soir, je regarde par ma fenêtre pour regarder un hélicoptère passer dans la nuit. Je sors sur le balcon, j’aperçois en l’air la petite lumière blanche qui s’en va, et puis je la sens, sa présence. Il est là, sous le lampadaire qui éclaire le petit banc du jardin. Il me regarde, il m’a entendu ouvrir la porte-fenêtre. J’appelle mes amis qui sont devant un film, mais c’est trop tard, il est déjà parti, encore. On ne peut pas rattraper la vie sauvage. Elle s’est installée ici, longtemps avant moi. Peut-être est-ce pareil pour cette ville. Ce n’est pas une ville routinière. C’est une ville instinctive, parfois violente, parfois douce, et que l’on adopte, qui respire, qui vous nourrit. Ville trop grande pour tout voir, trop riche pour tout connaître, trop sauvage pour la dompter. Je suis prête à me laisser aller à son rythme. Si je m’égare, il y aura toujours un petit renard pour me rappeler où je suis.
Berlin, le 12 novembre 2012.
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Première fois
Par Lise Mignon ~
photographie : Violaine Gaspard
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Par T.D.H ~
Photographie : Thomas Cartron
Par les yeux de CARON Par les morts, parlent les vivants : Traité poétique d’un arpenteur
Parler de la vie et de la mort, c’est arborer un parcours dans les règles de la géométrie. La symétrie, d’abord, pour parler de la mort en frôlant la vie, puis celle d’un géomètre après la colère du Nil, et mettre en place toutes les idées de la vie et de la vie après la vie, sinon de la mort, comme on ordonne les parcelles après le chaos. La Terre Mère, sous la terre du Nil, puis les lignes de l’arpenteur qui se dessinent, comme dans le creux de la main. La vanité est un acte d’insolence, non parce qu’elle parle de la vie en abordant le morbide, mais parce qu’elle ne met plus Dieu au centre mais l’homme et l’assoit dans une mort naturelle. Plus que jamais l’homme est seul et au centre de son propre propos. La vanité : paralangage de la mort. L’homme avance parfois « la mort dans l’âme » et par la vanité l’artiste avance la mort « au dedans » de l’âme. La vanité dessine ce qui siège en fin de parcours, face à l’angoisse de la disparition à l’heure de rendre des comptes de son passage sur terre. L’angoisse est là, parce que la mort est naturelle et l’homme est seul face à la nature qui lui fait peur...
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Pourtant qui sommes nous, qui sommes nous devenus pour avoir orchestré cette solitude ? C’est une affaire de point de vue, en somme. Mais de quelle somme s’agit-il ? Celle de l’addition des pages de notre histoire, celle de notre rapport à notre propre monde, au cosmos. Dans l’empilement de ces pages d’histoire, plusieurs centaines de mètres dessinent un vertige dont les deux derniers millénaires ne comptent pas plus qu’un simple feuillet de quelques pages. Mais parler vrai du vivant sur une page, c’est s’inscrire dans l’épaisseur de la page, c’est s’inscrire dans le fil de son épaisseur. Et pour ne pas perdre le fil, je lirais dorénavant les livres d’histoire par la tranche. Il me fallait inverser le sens de la lecture pour obtenir le bon angle d’attaque. Parce qu’aborder la vie, c’est regarder le livre de la vie par son épaisseur et se rassurer de son rebondi… Le point de vue de la contemplation oblige donc à prendre de la distance et à contempler l’addition des livres par la tranche. Oui, pour mieux se comprendre il faut aborder la page de l’écrit par la tranche et en considérer d’abord la ligne, comme une ligne de vie, celle dans laquelle s’inscrit une divine et bonne aventure…celle qui se devine tranchée or. Et la ligne « est le produit d’une force, c’est le point sur lequel une force s’est exercée...le Plan Originel est un être vivant que l’artiste féconde et dont il sent la respiration… »(1). En guise de respiration, la vanité quant à elle, sent le dernier souffle…comme un point final, mais « le point n’est pas une abstraction géométrique, il possède une certaine extension, une forme et une couleur. »(1). C’est pour cela que les peintres se sont emparés de ce point final : la vanité. Qui sommes nous, qui sommes nous devenus, depuis de Gheyn le jeune ? MDCIII-2013=410. (2) Cela fait 410 ans qui nous séparent de la première vanité peinte. Sur l’empilement de ces 410 pages, les cinquante dernières nous ont fait entrer dans une ère nouvelle, dépassant celle du bronze, du fer. Une ère qui nous fait envisager de plus près, de très près, sans qu’on se le dise, pour arrêter d’avoir peur ensemble. Comme un ensemble de points que nous sommes et qui se côtoient et qui ne voudraient pas trop s’agiter pour ne pas trop monter en température. Autant de points qui forment un bel ensemble pourtant...une foule en expansion ? Il s’agit encore de géométrie, de points, de ligne et de plan… et Hubert Reeves en parle ainsi : « prenez une page format A4 et placez y un point » (3) le point : « base première de la composition »(1). « Ce point, c’est la bombe d’Hiroshima. Remplissez-y de points, la surface d’un timbre poste et vous aurez l’arsenal suffisant pour faire exploser et disparaître notre planète. Remplissez enfin (en fin ?..) cette page de tous les points qu’elle puisse contenir et vous aurez l’arsenal atomique détenu sur cette terre… »(3). Nous sommes entrés dans l’ère nucléaire, et comme des atomes qui risqueraient trop à s’agiter, nous restons pétrifiés de surdité.
Quelles vanités pour cette ère nouvelle ? Que dessinerait de Gheyn le jeune ce jour d’hui ? Peut être que dans cette grande solitude qui nous place seuls face à notre possible effacement, que de cette page couverte de points comme d’autant d’idées noires, il en ferait un bateau de papier pour une nouvelle arche de Noé, à moins que Caron, fils des ténèbres et de la nuit, ne nous rattrape sur le fil et nous “em-barque“…(4) Viennent alors les ténèbres, parmi les astres et la consternation. L’humanité entrera dans la pénombre et prendra le temps de la réflexion. Comme l’artiste attend la pénombre pour installer le temps de sa réflexion, parce que la pénombre a un temps, celui du jour qui reviendra parmi les astres et les constellations. Autant de flammes pour éclairer tous nos points en fusion. Points jaunes, « la couleur typiquement terrestre dont la violence peut être pénible et agressive »(5) et orangé parce qu’il « possède un mouvement d’irradiation sur l’entourage »(5). Nous le savions tous, la Terre était « bleue comme une orange ».(6) Qui sommes nous pour avoir tant joui de notre disparition ? Poussières, parmi les poussières, tant de points comme autant de notes envoyées dans le cosmos. Un juste retour vers la mémoire des dieux. Revenir du big BANG vers le grand PAN ? Pas tout à fait celui qui fut le protecteur des troupeaux et des bergers, mais celui qui était de lune avant que son croissant ne se transforme en cornes…il était dieu de la foule hystérique et faisait perdre son humanité à l’individu paniqué ! Celui là même qui appuiera sur le bouton rouge « couleur vive et agitée…possède une force immense…est un mouvement en soi »(5). Demandez le programme !... Le programme de la solitude ? il y a moins de 10 000 ans, la sédentarisation des hommes s’est accompagnée de la domestication. Le nombre et la convoitise, l’opulence, ont relégué le monde sauvage en monde concurrent, prédateur des récoltes et des élevages. La Terre Mère est devenue domestique et le reste du monde hostile. L’homme restait encore en prise avec le cosmos. Il en était le produit, faisait corps avec lui. Ainsi fut créée l’harmonie, un ensemble de notes lancé au ciel des dieux pour garder le contact, entretenir la vibration. Des mélodies comme des parfums qui habillent l’air et ravivent les narines divines. Le cosmos, c’était Le Tout : PAN, seul dieu à avoir connu la mort. Mais le grand Pan fut vraiment mort lorsque l’homme s’imposa à lui-même les grandes religions monothéistes. Dieu seul fut l’ancrage du Tout et la nature subordonnée à l’homme. Depuis il combat seul face au cosmos et l’harmonie n’est plus que musique de terrien. Il n’est plus de « bon jour pour mourir »(7). Alors suivons Enée qui emprunta la voie souterraine des ombres et rentrons dans nos ateliers peindre des natures mortes !
(1) Kandinsky dans « point ligne plan » (2) MDCIII : 1603 en caractères romains. Date de la 1ere vanité : Jacob de Gheyn le jeune (3) Hubert Reeves d’après « Malicorne » (4) CARON : faisait passer sur sa barque les ombres errantes des défunts à travers le fleuve Achéron vers le séjour des morts. (5) Kandinsky dans « du spirituel dans l’art » (6) Paul Eluard (7) Sitting Bull
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Textes ~ Sylvain Wavrant
Le Renard, nous le savons tous est réputé pour être rusé, futé et très discret. L’animal se fond dans son milieu, se dissimule assez aisément malgré son pelage coloré. Monsieur est bien souvent roux. Ses grandes oreilles pointues son bien utiles pour la chasse. Il n’hésitera pas a rester cacher dans un buisson, attendant sa proie qui passant par là se fera sauter dessus. En Europe, il est associé a la ruse. Devons nous rappeler le pauvre corbeau de la fable où cette jolie galette qui après avoir év ité
le lièvre, l’ours et le loup se fit croquer par notre Renard? Il est également associé à la flatterie et au mensonge. Il est l’un des animaux emblématique de Loki chez les scandinaves, dieu du feu et de la malveillance. Certains disent qu’il aurait également accompagné Orphée dans sa descente aux enfers. En Extrême-Orient, on dit qu’il possède l’élixir de longue vie et est à l’origine de possessions démoniaques. En Sibérie, souvent représenté sous la forme du renard noir, il est messager des enfers et attire les héros de légende vers le monde du dessous. Peu de choses reluisantes qui, au fil de l’histoire, ont fait du Renard un animal déprécié.
vage car il incarne finalement le double de la conscience humaine. Cependant l’animal se montre rarement, se déplace silencieusement. Parfois l’un d’eux s’égare dans la ville et crée la fascination et la panique à la fois. Il est vrai qu’il est plus facile de le croiser sous la forme d’un col de manteau ou étalé sur les bords de nos routes... Et «Apprenez que tout flatteur Vit aux dépens de celui qui l’écoute»...
Germaine Dieterlen, ethnologue française, présente le Renard ainsi: «Indépendant mais satisfait de l’être; actif, inventif mais en même temps destructeur; audacieux mais craintif; inquiet, rusé et pourtant désinvolte, il incarne les contradictions inhérentes à la nature humaine.» C’est aussi pour cette définition qu’il méritait un focus sau-
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Hélena Guilloteau ~ Illustrations
Loup y es-tu? Monsieur loup a peuplé nos terres, nos esprits et a réussi a faire son nid dans nos intérieurs car bien sur il s’agit de l’ancêtre du chien. Bon chasseur, vivant en meute, il possède la capacité d’être membre d’une société tout en vivant selon ses propres rêves, ses propres idées. Pour cela, Nos Années Sauvages lui devait quelques lignes. Le loup symbolise la famille, l’endurance, la liberté spirituelle, l’intuition et l’apprentissage. Sa vie sociale est d’une grande richesse et d’une grande complexité. Sentant ses vieux jours arrivés, l’animal se retirera de la meute et s’isolera. Il est le passeur entre le monde terrestre et le monde spirituel. Son hurlement pourra être la manifestation de ce dialogue entre les forces invisibles et terrestres. Longtemps respecté avant d’être diabolisé avec l’avènement du christianisme, nous nous rappellerons dans la mythologie latine, de la
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louve romaine, nourrice de Remus et Romulus, fondateurs de Rome. Bon, il est vrai qu’au moyen âge, faute de brebis, il se repliait sur quelques bons mollets. C’est toujours excitant de savoir que l’on n’est pas forcément en haut de la chaîne alimentaire, car oui il est carnivore. Mais c’est souvent la rage qui le mené a se confronter à notre espèce. Et non il ne tue pas pour le plaisir mais bel et bien pour survivre, quitte a parcourir de longues distances pour s’emparer d’une proie affaiblie ou seule. C’est en meute qu’il chasse le grand gibier qui sera ensuite partagé entre ses différents membres. En 813, Charlemagne voulant lutter contre les loups crée la louveterie, un corps armé sensé diminuer la présence du prédateur et des tueries dans les régions françaises. Celui-ci sera supprimé durant la révolution entraînant une recrudescence du prédateur. La louveterie sera rétablie par la suite
e t perdure encore aujourd’hui pour chasser les individus atteints de la rage. La bête n’a désormais rien a craindre car elle figure dans le registre des espèce protéger mais c’est encore et toujours lui ou son hybride garou qu’on invoquera pour effrayer les enfants. L’homme en a peur, sans doute pour des raisons plus profondes, l’animal reste profondément libre, il échappe au contrôle humain et prit au piège préféra s’arracher la pâte que de demeurer prisonnier...
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photographie : Thomas Dellys
La publication s’achève ici mais l’aventure ne fait que commencer... Nous tenons premièrement à féliciter et remercier tous les acteurs de Nos Années Sauvages. Ces esprits créatifs, ces individus, ces personnalités, ces soutiens, ces collègues et amis sans qui ces éditions n’auraient jamais pu voir le jour. Cette première tentative, cette première aventure est née en février 2012 et prend fin presque un an après. D’autres projets sont en cours, réunissant certains des acteurs que vous connaissez déjà, et de nouveaux talents découverts depuis. Toujours les mêmes envies, les mêmes exigences, mais des formes nouvelles. Le même plaisir, la même légèreté. Nos différentes rencontres, nos doutes, nos expériences démontrent aujourd’hui qu’il est possible de prendre part au mouvement, de se faire une place sur la scène, de lier les médiums, les idées et d’encourager les jeunes artistes et créateurs dont nous faisons nousmême parti à présenter leurs projets à un public hétéroclite. Ce cri sauvage, qui se faisait timide il y a quelques mois, a grandit et s’assume aujourd’hui au grand jour. Espérons que son écho perdure encore longtemps.
It’s dawn. Looks like quite a beautiful day. I wonder what sunset will be like.
Thomas Cartron & Sylvain Wavrant
avec le soutient de :
Direction artistique Sylvain Wavrant & Thomas Cartron Stylisme Sylvain Wavrant Photographie Thomas Cartron
Crédits couverture photographie : Thomas Cartron T.D.H, MDCIII-2013=410 (vanité)
(crâne de chat, rose séchée, lames de scalpel usagées, sphère plexiglas, cadran, mouvement et sphère de pendule - 2012)
Chloé Aublet, à corps ouvert
Typographie Anaïs Mendroux
(argile, émail - 2012)
Mise en page Thomas Cartron
Crédits publicité fictive PFA : Alix Gallet
Design graphique Anne-Lise Bachelier Graphistes invités «Off» Benjamin Grafmeyer - Sarah Garcin Illustrations Éléonore Ampuy Hélena Guilloteau Coralie Mezières Rédacteurs Mounji Merzouk Lise Mignon Enora Minot T.D.H. Sylvain Wavrant Modèles Aniko Kowalsky Dima Siroko Yaroslav Siroko Stéphanie Peynaud
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~ Crédits quatrième de couverture photographie : Violaine Arnaud ~ remerciements Thomas Dellys, Alexandre Dain, Gilles Dain, T.D.H., Baptiste Caccia, Gwenn Merel, Le Bon Accueil, Phakt, Crij-Bretagne, EESAB-Rennes, Rennes à coup de cœur.
Imprimé chez Icônes - Ouest Imprimerie, Rennes - France premier tirage en 100 exemplaires sur papier cyclus print 115 gr. couverture sur papier cyclus print 170 gr.
www.nos-annees-sauvages.com www.nos-annees-sauvages.tumblr.com contact@nos-annees-sauvages.com