r e v u e
c u l t u r e l l e
g r a t u i t e
D É R È G L E M E N T D E TO U S L E S S E N S O I R I S E T R é T I N E O FA B R I C E H Y B E R L E BA I N T U RC O R E F L ETs M O M e N TA N É s D ’ I TA L I E O D O M I N I Q U E B L A N C
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D E R R I È R E C H A Q U E G R A N D C RU, U N G R A I N D E FO L I E .
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D
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Prendre la parole pa r A le x andre C urnier
Retrouvez-nous sur Facebook /notorevue Twitter @noto_revue Instagram @noto_revue D I R EC T E U R D E L A P U B L I C AT I O N
C r é on . – Écoute-moi. A nt i gone . – Si je veux, moi, je peux ne pas vous écouter. Antigone, Jean Anouilh
Adolescent, j’ai été marqué par la figure d’Antigone. Je me souviens précisément de sa rencontre, dans la version de Jean Anouilh. Sur la couverture, la gravure des deux ombres perdues m’intriguait. Comprendre que les convictions pouvaient aliéner le rapport à l’autre m’a bouleversé. J’en avais déduit que la tragédie venait de l’absence de communication. Plus tard, le texte de Sophocle a modifié mon interprétation. La détermination d’Antigone ne m’apparaissait plus seulement comme un acte de résistance, mais elle était celle de l’homme moderne.
En couverture : Pierre-Louis Pierson, La Comtesse de Castiglione, vers 1863-1866. © www.metmuseum.org/Don de George Davis, 1948.
L e M essage r . – Ils sont morts, et les vivants ont été cause de leur mort. Antigone, Sophocle
Alexandre Curnier CO O R D I N AT I O N E T D é V E LO P P E M E N T
Clémence Hérout CO M I T É D E R É DAC T I O N
Julien Brocard, Caroline Châtelet, Maxence Collin, Clémence Hérout, Ludovic Pin, Cordélia Trouvère S EC R É TA I R E D E R É DAC T I O N
Nicolas Emmanuel Granier AV EC L A PA RT I C I PAT I O N D E
Gaëtan Akyüz, Nicolas Alpach, Pascal Bernard, Simone Chabaux, Marc-André Cotoni, Odile Lefranc
Nous sommes nombreux, désormais, à vouloir résister, être forts. Mais peut-être faudrait-il, comme Antigone, qui aurait pu se contenter de manifester son opposition à son oncle Créon, roi de Thèbes, être faible. Sa détermination résulte de son impérieuse faiblesse à ne pouvoir vivre sous la loi de Créon. La tragédie se déroule précisément au moment où les citoyens, déçus de la politique, sont prêts à faire appel aux tyrans pour « préserver l’institution menacée par leurs dissensions internes et les conflits extérieurs entre cités » (Jean-Pierre Vernant).
Portrait Pascal Bernard
Le prologue d’Antigone est une lutte de pouvoir, à mort, entre deux frères, Étéocle et Polynice. Avant eux, les jumeaux Amphion et Zéthos avaient édifié les fortifications de Thèbes, se murant dans un discours identitaire : à l’intérieur l’ordre, à l’extérieur le chaos. Sans oublier Sparte, qui voulait imposer son hégémonie en exploitant des valeurs conservatrices. Pour Athènes, il s’agit d’une défaite de la démocratie. Et cette défaite s’impose par la désaffection des élites envers la démocratie – elles n’entendent pas céder leur place à la voix du peuple.
Point & Contrepoint Simone Chabaux
Absence de communication, luttes ataviques de pouvoir, repli frileux sur soi, fuite vers la tyrannie. Nous connaissons l’ordre de la tragédie. Nous n’avons aucune excuse.
CO N C E P T I O N G R A P H I Q U E
A nt i gone . – Non pour haïr ensemble mais pour aimer ensemble, je suis née. Antigone, Sophocle
Je vois dans son sentiment le mouvement de l’épanchement, la nécessité de l’autre, le refus de la tyrannie et du repli. Nous sommes le peuple (démos), la moitié indispensable du pouvoir (kratos). Le pouvoir ne peut prendre aucune forme sans le peuple. Nous offrons trop de place médiatique à la parole politique, là où des historiens, des artistes, des philosophes devraient avoir l’espace pour nous éclairer. Il est indispensable que les intellectuels reprennent la parole. À nous de l’investir. Définitivement, avant la tragédie. Pour ce quatrième numéro, et premier de l’année, nous avions l’envie de dérégler vos sens, nous inspirant de la lettre d’Arthur Rimbaud, envoyée à 17 ans à Georges Izambard, son professeur, « il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens ». Nous avons demandé à quatre artistes, Jean-Michel Maulpoix, Christophe Honoré, Pierre Deshusses et Fabrice Hyber, acteurs de disciplines différentes, d’interpréter cette expression. De nouvelles rubriques viennent compléter notre sommaire : Reflet momentané d’Italie et Première fois. La vie de Jean Louis Gaillemin est l’expression d’une émotion artistique. Nous lui avons proposé de réveiller les souvenirs de son grand tour en Italie, à 16 ans. Le premier épisode de ce récit inédit, qui en comptera trois, vous emmène à Capri, là où la vie peut jaillir de la fiction. Avec Première fois, nous souhaitions vous ouvrir nos pages et vous offrir la possibilité de publier des textes inédits. À découvrir, un poème et une nouvelle. Suivez Adrien Goetz dans les vapeurs du célèbre Bain turc d’Ingres, laissez Jean Streff vous décrire le rôle des yeux et de celui qui regarde dans Cet objet du désir, et découvrez avec Françoise Frontisi-Ducroux l’origine du mot Amphitryon. Quant à Serge Fauchereau, il vous révèle, au cours de sa chronique Presque célèbre, la beauté inédite de la photographe lituanienne Domicele Tarabildiene. L’équipe de NOTO vous souhaite une heureuse nouvelle année, déréglée de tous vos sens.
Dérèglement de tous les sens Julien Brocard, Maxence Collin, Alexandre Curnier
Noto bene Cordélia Trouvère Bonnes feuilles Maxence Collin, Ludovic Pin Juliane Cordes, Corinne Dury IMPRIMÉ SUR LES PRESSES
Stipa, Montreuil D É P Ô T L É G A L : janvier 2016 ISSN
: 2427-4194
Encart abonnement p. 69 © NOTO est une revue trimestrielle gratuite publiée par les Éditions NOTO, SARL au capital de 5 000 € © Tous droits réservés. La reproduction, même partielle, de tout article ou image publié dans NOTO est interdite.
Nous adressons nos remerciements à tous ceux qui ont contribué à la préparation et la réalisation de ce numéro, en premier lieu les auteurs et les artistes. Nos remerciements s'adressent également à Maud Bernabe, Maxime Brenon, Julien Crespel, Agathe Demoulin, Françoise Meininger et Maïwenn Walter.
P ortrait
G ab r i el L ege r
Vase Canope, série Nihil Novum, 2014 Jerrican US WWII, bouchon de vase canope antique, Plexiglas, 50 × 34 × 16 cm.
Libation (21, 21, 21), série Cristallisation, 2015 Cristal de roche, bitume, verre, Plexiglas, 22 × 22 × 22 cm.
Solaris, série Words, 2015 Rouleau d'aluminium gaufré à la machine à écrire, Plexiglas, environ 28 × 2 000 cm.
NOTO
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© Gabriel Leger
gab r i el lege r
Finis Terræ, série Notre siècle, 2014 Bitume et essence sur Mylar, 60 × 87 cm.
À partir d'objets anciens liés ou non à son propre vécu, d'emprunts à l'histoire, au cinéma, aux beaux-arts ou à la littérature, et par l'emploi de matériaux connus pour leurs propriétés de conservation (plomb et bitume), Gabriel Leger travaille sur la mémoire, dont il fixe des fragments. Reproductions de photographies, peintes avec du bitume et de l'essence en remplacement des pigments et des liants traditionnels, les œuvres de la série Notre siècle préservent symboliquement des instants précis du passé (Finis Terræ). Né en 1978, Gabriel Leger vit et travaille à Paris. Il est représenté par la galerie Sator. www.gabrielleger.com
NOTO
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Pierre Deshusses Après ses études à l’École normale supérieure de Saint-Cloud, Pierre Deshusses a été tour à tour, et parfois conjointement, photographe, professeur, écrivain et traducteur. Il est aussi chroniqueur au Monde des livres et au Monde diplomatique.
Serge Fauchereau Après avoir enseigné la littérature américaine à l’université de New York, puis à celle du Texas, Serge Fauchereau a travaillé pendant une dizaine d’années au Centre Georges Pompidou comme commissaire de grandes expositions (Paris-New York, Paris-Berlin, Paris-Moscou, Les Réalismes, etc.). Auteur d’une quarantaine d’ouvrages de référence, tels Avant-Gardes, Le Cubisme, Les Peintres mexicains (Flammarion), dont une douzaine de monographie, il exerce aujourd’hui dans diverses institutions muséales internationales.
Françoise Frontisi-Ducroux Helléniste, sous-directrice honoraire au Collège de France, membre de l’équipe d’Anthropologie et histoire des mondes antiques (Anhima), Françoise Frontisi-Ducroux est l’auteure de nombreux ouvrages sur l’A ntiquité grecque, entre autres : L’Homme-cerf et la Femme-araignée (Gallimard, 2003), Ouvrages de dames. Ariane, Hélène, Pénélope... (Seuil, 2009).
Jean Louis Gaillemin Fondateur de Beaux-Arts Magazine et de L’Objet d’art, Jean Louis Gaillemin a enseigné à l’université de Paris-Sorbonne l’histoire du design et de l’art contemporain. Il est l’auteur d’ouvrages de référence sur Alphonse Mucha (Prestel-Somogy, 2009), Salvador Dalí (Gallimard, 2003 ; Le Passage, 2002) ou Egon Schiele (Gallimard, 2005). Au début des années 2000, il reprend son travail photographique, ayant pour objet le corps, qu’il expose régulièrement.
Adrien Goetz Ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé d’histoire, maître de conférences à l’université Paris-Sorbonne, Adrien Goetz travaille actuellement sur Ingres. Il est le directeur de la rédaction de Grande Galerie. Le Journal du Louvre, le trimestriel du musée. Chroniqueur pour Le Figaro, il est aussi romancier. Il a reçu le prix des Deux Magots et le prix Roger-Nimier pour son roman La Dormeuse de Naples (Le Passage et Points Seuil, 2004). Avec Intrigue à l’anglaise (Grasset et le Livre de Poche, 2007, prix Arsène-Lupin), il donne naissance à la conservatrice Pénélope Breuil, à qui il fait résoudre plusieurs énigmes liées à des œuvres d’art. Durant l’été 2015, il est présent sur France Culture avec la Visite au Louvre, chronique inédite et originale, adaptée depuis en un livre, 100 chefs-d’œuvre du Louvre racontent une histoire du monde (Beaux-Arts magazine éditions et Éditions du Louvre, 2015). Son dernier roman, La Nouvelle Vie d’A rsène Lupin, est édité chez Grasset.
NOS INVITÉS Christophe Honoré Romancier, scénariste, metteur en scène, il réalise en 2002 son premier film Dix-sept fois Cécile Cassard. Suivront notamment Ma mère (2004), Les Chansons d’amour (2007), Les Bien-Aimés (2011) et Métamorphoses (2014). Artiste associé au CDDBThéâtre de Lorient, Centre dramatique national, il adapte et met en scène en 2009, au Festival d’Avignon, Angelo, Tyran de Padoue de Victor Hugo. Toujours pour Avignon, il crée en 2012 Nouveau Roman. En 2015, il écrit et met en scène Fin de l’histoire d’après Witold Gombrowicz. Cette année, on pourra voir au cinéma son adaptation des Malheurs de Sophie (en salles le 20 avril), et sa mise en scène de Così fan tutte de Mozart pour le festival d’Aix-en-Provence.
Fabrice Hyber Lion d’or de la meilleure participation nationale en 1997, à la 47e Biennale de Venise, Fabrice Hyber est une figure majeure de l’art contemporain français. À partir des concepts de rhizome, de prolifération et de transformation, son travail protéiforme – dessins, sculptures, vidéos, photographies, etc. – est l’expression d’« une pensée en train de naître ». Artiste d’expérience, il confirme la nécessité de laisser l’art se transformer.
Jean-Michel Maulpoix Poète et critique littéraire, Jean-Michel Maulpoix est professeur à l’université Paris-III-Sorbonne nouvelle. Ancien élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud et agrégé de lettres modernes, il est le directeur du Nouveau Recueil, revue trimestrielle de littérature. Théoricien du lyrisme et grand connaisseur de la poésie moderne et contemporaine, il a été l’un des premiers à ouvrir un blog littéraire (www.maulpoix.net). Son prochain livre, Le Voyageur à son retour, paraîtra le 11 février 2016 (Le Passeur, collection Hautes rives).
Jean Streff Essayiste, romancier, scénariste et réalisateur, il est notamment l’auteur d’un livre culte, Le Masochisme au cinéma (Henri Veyrier, 1978 et 1990), des Extravagances du désir (La Musardine, 2002) et du Traité du fétichisme à l’usage des jeunes générations (Denoël, 2005), qui vient d’être traduit en japonais. Il est l’actuel secrétaire général du prix Sade, et son dernier roman Théorème de l’assassinat (2015) est édité par Les âmes d’Atala.
4 sommaire 06 D é r è g l e m e n t d e t o u s l e s s e n s 07
Cet objet du désir : Les Yeux
Le Fils de Vitalie
50
Par J ean - M ichel M aulpoi x
08 Got a cigarette? Un dérèglement des images. Par C hristophe H onor é
14 Ce grand désir d’avant Babel « Sans le sens, un texte n’est que bruit. » Réflexion sur la traduction et le sens des mots.
06
Par P ierre D eshusses
26 P o i n t & co n t r e p o i n t
L’art peut-il changer le monde ?
Par M artin S teffens et C harles Tordjman
19
Partenaire particulier
Toute la carrière d’Ingres dans un tableau. Plongée dans les vapeurs du Bain turc.
64 Éléphants
(poème)
D ’A mandine T hiriet
65
Sandrine Kiberlain dans les jardins du Palais-Royal (fiction)
de R ichard M agaldi -T richet
68 N o t o B e n e
NOTO aime et recommande
Par J ean Louis G aillemin
Pour l’intelligence des poètes : Amphitryon
Des dessins et des souvenirs
« À seize ans, je fuis Dinard et les vacances familiales pour découvrir l’Italie. »
36
55 M o t i f – A rt
P r e m i è r e f o i s
Épisode 1 : Capri
C h r o n i q u e s
30 R e f l e t s m o m e n ta n é s d ’ I ta l i e
Par J ean S treff
Par A drien G oet z
19 Animalimite « Tout faire. Expériences totales, multiples, extrêmes. » Par Fabrice H yber
Iris et rétine
50
Par F ran ç oise F rontisi - D ucrou x
Littérature, Radio, Beau livre, Chanson, Exposition, Danse : Carolyn Carlson, entretien (p. 70) ; Art : le Petit Palais, au bonheur des dames (p. 72) ; Théâtre : Krzysztof Warlikowski, entretien (p. 74) ; Théâtre : Dominique Blanc, entretien (p. 77) ; Poésie : Hannah Arendt (p. 82)
B o nn e s f e u i l l e s 84 Stendhal
Presque célèbre : Domicele Tarabildiene
43
D e G iuseppe Tomasi de L ampedusa
Points de chute
Clichés refoulés
86
Par S erge Fauchereau
D e A ndy watson
55
dÊrèglement de tous les sens
Le Fils de Vitalie pa r J ean - M ichel M aulpoi x
« Maintenant, je m’encrapule le plus possible. Pourquoi ? Je veux être poète, et je travaille à me rendre voyant : vous ne comprendrez pas du tout, et je ne saurais presque vous expliquer. Il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes, mais il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. Ce n’est pas du tout ma faute. C’est faux de dire : Je pense : on devrait dire : On me pense. – Pardon du jeu de mots. Je est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et nargue aux inconscients, qui ergotent sur ce qu’ils ignorent tout à fait ! » Arthur Rimbaud, lettre à Georges Izambard, dite « du Voyant », 13 mai 1871
Au commencement est la mother. Ou plutôt la vie orpheline. Curieusement, la première rime des Poésies de Rimbaud forme le mot « maman » :
© Pedrô / http://pedrodorianblog.canalblog.com
La chambre est pleine d’ombre ; on entend vaguement De deux enfants le triste et doux chuchotement. Si sombre en ses robes noires, si rêche, apparemment si peu apte à l’amour est la mère d’Arthur que le poète pour commencer se portraiture en orphelin, dépourvu de chaleur et de tendresse, amer, ne sachant que faire de son cœur trop sensible, cherchant dans le rêve un refuge et dans la nature une femme imaginaire... Un poème d’octobre 1870, Le Buffet, énumère les chiffons, les linges jaunes et toutes les « vieilles vieilleries » dont regorge le sombre meuble où gît la mémoire familiale. Il traite de la féminité sur le mode du fichu, du fané et du flétri. Rimbaud n’en viendra-t-il pas à « s’encrapuler » le plus possible et à « dérégler tous les sens » pour n’avoir jamais pu étancher sa soif à quelque tendresse, bouche ou liqueur que ce soit ? C’est dans le mal de cœur que le dérèglement commence. Mangé, volé, supplicié, devenu cœur de pitre, c’est celui d’un sujet lyrique déréglé et défiguré, un je dévoyé qui s’éloigne de ce bohémien qu’il était naguère, au temps des fugues de Ma Bohème ou du Cabaret-Vert, quand il fixait ses errances dans des formes brèves et un langage au sens clair. Voici à présent qu’un je obscurci, démiurgique, libre de tout devoir, multiplie les actions impossibles : « J’ai dansé sur les flots », « Je me suis baigné dans le Poème », « J’ai embrassé l’aube d’été »... Il les poussera jusqu’au dernier « couac ».
Pedrô, Rimbaud boulevard Raspail, 2009, pochoir, 15,34 × 18,59 cm.
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U n d é r è glement des i mages pa r C hristophe H onoré
GOT A CIGARETTE? –
dérèglement de tous les sens
Le cinéma capte le mouvement du réel et a la fonction de le dérégler. L’expérience cinématographique est abstraite et s’organise dans nos souvenirs. Pourtant, depuis le phénakisticope de Joseph Plateau en 1832, « joujou scientifique » pour Baudelaire, « premier appareil permettant la synthèse d’un mouvement bref », le cinéma cherche à restituer la fluidité du réel, tentant de faire oublier l’illusion qu’il offre.
–
Robert Bresson explique qu’« être abstrait, c’est exactement ce que le cinéma doit faire, c’est-à-dire non pas montrer des choses dans leur liaison habituelle, dans leur rapport habituel de la vie, mais prendre des parties d’un certain tout, les isoler et les remettre ensemble dans un certain ordre 1 ». Nous avons demandé à Christophe Honoré de prolonger cette réflexion. À partir d’images rémanentes et de son montage mental, il propose un film inédit, laissant le soin à votre persistance rétinienne de recomposer le mouvement et la magie de l’illusion. 1. Bresson par Bresson. Entretiens 1943-1983, à propos de Pickpocket (1959), Flammarion, Écrire l’art, 2013, p. 92.
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Gregg Araki, Nowhere, 1997.
Wong Kar-Wai, Happy Together, 1997. *Tu as une cigarette ?
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Paul Morrissey, Heat, 1972.
Gus Van Sant, Last Days, 2005.
dérèglement de tous les sens
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Jim Jarmusch, Mystery Train, 1989.
Pier Paolo Pasolini, L’Évangile selon saint Matthieu, 1964.
G ot a c i ga r ette ?
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Rainer Werner Fassbinder, Querelle, 1982. * Ça ne fait pas mal. Je dois te donner raison : tu sais t’y prendre
Hal Hartley, Simple Men, 1992.
dérèglement de tous les sens
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David Cronenberg, Crash, 1996.
Robert Bresson, Pickpocket, 1959. *Tu sembles triste
G ot a c i ga r ette ?
dérèglement de tous les sens
Ce grand désir d’avant Babel pa r P ierre D eshusses
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« Traduttore, traditore », l’expression est proverbiale : « Traduire, c’est trahir. » Mais savons-nous au juste ce qui se joue derrière ce poncif ? L’impossible mise en équation de la langue n’est-elle pas le signe que la vie humaine n’appartient pas au règne de la matière, mais est vouée à l’odyssée du sens ? Le traducteur Pierre Deshusses nous entraîne des règlements du sens au dérèglement des sens. © La Patinoire royale
vant d’être une œuvre de création, la traduction littéraire est une œuvre de destruction ou plutôt une œuvre d’effacement, où tout ce qui était apparemment ordonné dans un texte fini se trouve soudain perturbé, transformé et anéanti par le passage dans une autre langue. En effet, quand, sans savoir le russe, l’anglais ou l’allemand, on lit Dostoïevski, Joyce ou Musil en français, on doit sans cesse se rappeler et oublier, pour une bonne lecture, qu’aucun des mots qui défilent sous nos yeux n’a été écrit par Dostoïevski, Joyce ou Musil. Si tous les mots d’origine ont disparu dans cette activité de passage qu’est la traduction, « en cette activité de forge » comme dit Bernard Simeone, grand traducteur de l’italien, que reste-t-il de ces auteurs si ce n’est quelque chose de subtil qui s’appelle le sens ? Malgré cette évidence, il y a eu de nombreuses tentatives, notamment au cours des dernières décennies sous l’effet parfois terroriste de la traductologie, pour faire croire que l’essentiel dans le passage d’une langue à une autre n’est pas le sens, mais plutôt la musique de la langue de départ, un style, dans un dévoiement facile et racoleur de la belle phrase de Verlaine : « De la musique avant toute chose. » Cette prétention idéologique ressortit à un pur fantasme. Musicalement, le mot way n’a rien à voir ni avec « route » ni avec « chemin », le mot allemand Brunnen n’a rien à voir avec sa traduction française « fontaine ». Les exemples abondent. Et ce qui est vrai des mots l’est encore davantage des phrases. Il suffirait, par exemple, de lire à un non-arabophone la traduction arabe de trois modes d’emploi d’appareils domestiques et de lui dire que l’un de ces textes est le début de À la recherche du temps perdu. À lui de trouver lequel. Il choisirait et désignerait un texte au hasard. S’il avait
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dérèglement de tous les sens
Sans le sens, un texte n’est que bruit. C’est le sens qui impose ses règles dans la traduction. disposé du sens, il aurait percé à jour cette mascarade et aurait immédiatement répondu qu’aucune des trois traductions ne correspondait à un texte littéraire. Sans le sens, un texte n’est que bruit. C’est le sens qui impose ses règles dans la traduction. Pour autant, se crisper sur le mot à mot dans un prétendu souci de fidélité est tout aussi illusoire que de donner la priorité au flou d’une soi-disant musique. Deux grandes tendances parcourent l’histoire de la traduction : celle de Cicéron et celle de Jérôme, auteur de la Vulgate, traduction de la Bible en latin au iv e siècle. Le premier était partisan de la « pesée » des mots et de la priorité du sens, alors que le second était partisan du mot à mot dans la traduction des textes sacrés. Mais Jérôme s’aperçut très vite que sa méthode menait à un sabir incompréhensible. Il se rangea à un compromis bien tempéré entre les deux positions et – miracle de la conciliation – devint saint patron des traducteurs. Mettre en avant le sens et le faire revivre, ce n’est en effet pas s’en tenir à la traduction du simple message, de ce que Mallarmé qualifiait d’« éternel reportage », et qui ne correspond
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qu’à la part technique de la traduction, ou à l’interprétation ; c’est bien plutôt savoir que le sens doit s’incarner dans une forme, sans oublier que cette forme ne peut être une reprise de celle de la langue source : elle est une forme à inventer et à éprouver dans le « gueuloir » cher à Flaubert. Un texte, même s’il n’est pas destiné au théâtre, se dit et s’entend. Or la forme ne s’invente que de façon consubstantielle au sens, dans un jeu réfléchi. Ainsi on traduit les mots et ce qu’il y a entre les mots en composant un nouveau mariage des mots. Le vocabulaire afférant au commentaire de la traduction est d’ailleurs souvent proche du vocabulaire amoureux ou passionnel : on désire traduire un texte, on le trahit, on lui est fidèle... L’anecdote révèle combien, loin du souhait de nombreux linguistes de voir la traduction devenir une science sûre, lestée d’algorithmes, ce passage d’une langue à une autre échappe aux schémas et aux équations et fait la part belle aux mystères. Paradoxalement, ce refus du scientisme et cette acceptation de l’incertain rapprochent la traduction de ce que la vraie science a de plus glorieux, de plus audacieux et de plus modeste à la fois : la physique quantique. À la différence de la vision mécaniste de l’univers, qui s’enracinait dans l’atomisme des philosophes grecs, la physique moderne nous apprend que la matière n’existe pas avec certitude en des endroits définis. Les particules subatomiques, c’est-à-dire les électrons et, dans le noyau, les protons et les neutrons, ne ressemblent en rien aux objets consistants de la physique classique, ce sont plutôt des ondes. Mais ce ne sont pas des ondes tridimensionnelles « réelles » comme les ondes sonores ou
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C e G r and d é s i r d ' avant B abel
Julio Le Parc, V Virtuel n o 27, 1975, courtesy galerie Lélia Mordoch.
© La Patinoire royale
les vagues de l’eau. Ce sont des « ondes de probabilité », des quantités mathématiques abstraites. Les particules subatomiques ne sont donc pas des « choses », mais des interconnexions, des liens, des tendances. Telle est la façon dont la théorie des quanta révèle une unicité fondamentale de l’univers, démontrant l’impossibilité de décomposer le monde en unités séparées comme le seraient des briques : « Le monde nous apparaît comme un tissu complexe d’événements où les liaisons de tous les genres alternent, se chevauchent ou se combinent, déterminant ainsi la texture de l’ensemble », écrit Werner Heisenberg. Ce constat appliqué à la nature de la matière n’est pas sans analogie avec l’univers des mots. Voici plus de cent cinquante ans, l’écrivain et scientifique allemand Wilhelm von Humboldt écrivait déjà : « La parole n’est pas composée par l’assemblage des mots préexistants ; au contraire, les mots résultent de la totalité, de la parole. » Tout comme les particules subatomiques ne sont pas des choses mais des connexions entre des choses, les mots d’un texte ne vivent que de leurs
Les mots d’un texte ne vivent que de leurs interconnexions ; les mots sont aussi des tendances à l’existence.
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interconnexions ; les mots sont aussi des tendances à l’existence, des événements plus que des objets inertes, éléments distincts d’une construction ; Lacan parle très justement des mots comme autant d’« évocations ». Rares sont les mots d’un texte littéraire ayant une traduction automatique dans l’autre langue. Chaque langue est scellée, et la clef ne se trouve pas dans les dictionnaires. Cette constatation oblige à rompre avec le modèle de la causalité, sur lequel a été fondée une bonne partie de la science et de notre compréhension du monde pendant des siècles et elle signifie qu’à une cause (un mot dans la langue de départ) ne correspond pas nécessairement un effet (un mot dans la langue d’arrivée). Renoncer à cette dichotomie entre causalité et effet nous ramène à un paradigme de l’unicité. Mais comment affirmer que deux langues différentes sont une ? Disons plutôt qu’elles sont comme l’envers et l’endroit d’une même réalité, dans laquelle nous sommes forcément impliqués en tant que traducteurs puisque nous sommes les observateurs situés entre les deux langues : le lieu de la plus grande étrangeté et de l’imaginaire de l’évocation. Par notre imaginaire et l’imaginaire des mots, nous nous éloignons du texte et nous y revenons. Divorce et réconciliation. Si donc, au lieu de considérer le texte à traduire comme une matière inerte à transformer, nous le regardons comme un flux vivant ayant sa propre influence, ce n’est plus seulement nous qui opérons une modification par notre travail, c’est nous qui sommes modifiés par cette voix. Il y a échange et, comme dans tout échange, mouvement, qui interdit de distribuer les
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dérèglement de tous les sens
Francisco Sobrino, 541, 1968, boîte en Plexiglas, 40 × 40 × 10 cm, courtesy famille Sobrino.
Le traducteur ne diffère pas fondamentalement du mystique ou de l’amoureux qui cherchent à retrouver la région où jaillit le sentiment de la pensée. rôles de façon fixe – nous traduisons et nous sommes traduits. Le traducteur impliqué dans sa traduction ne peut que la revendiquer, de la même manière qu’en physique quantique, le fait d’observer une particule va avoir une influence sur l’observation et les vibrations des ondes. La division cartésienne entre le moi et le monde, le subjectif et l’objectif, l’esprit et la matière vole en éclats au profit d’une vision que l’on pourrait appeler orientale. « Le monde extérieur et son monde intérieur ne sont que les deux faces d’un même ouvrage, où les fils de toutes les forces et de tous les événements, de toutes les formes de conscience et de leurs objets, sont tissés en un réseau indivisible de relations indéfinies qui se conditionnent mutuellement. » Cette phrase pourrait être à nouveau de Heisenberg ; elle est en fait une citation du lama Govinda,
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bouddhiste tibétain. Comme le mystique accède au cœur des choses en sentant qu’il en fait lui-même partie, comme le physicien accède au cœur de la matière qu’il rend vivante par son observation même, le traducteur est happé par sa traduction. Cet échange intime ne peut toutefois se passer sous le regard des autres ; les mystiques orientale ou occidentale ont toujours insisté sur le côté personnel des expériences, ce qui leur a parfois valu les foudres des autorités religieuses établies. De la même façon, le traducteur littéraire ne peut traduire selon une méthode préétablie, une école, un dogme ; il ne peut le faire qu’au nom d’un savoir qui transcende tout savoir, comme disait saint Jean de la Croix. Les mystiques n’étaient pas ces doux illuminés que l’on se plaît parfois à imaginer ; mais leur rigueur reposait sur des exigences intérieures, dont le sola fide repris par Luther – le premier grand traducteur allemand – est l’une des multiples expressions. Investissement fusionnel du sujet connaissant (le traducteur) et de l’objet à connaître (le texte) : le traducteur ne diffère pas fondamentalement du mystique ou de l’amoureux qui, au prix d’un dérèglement de tous les sens, cherchent à retrouver la région où jaillit le sentiment de la pensée, par-delà les langues, dans ce grand désir d’avant Babel.
Les œuvres reproduites sont exposées à la Patinoire royale (Bruxelles), dans le cadre de l’exposition Let’s move!, jusqu'au 26 mars 2016. www.lapatinoireroyale.com
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Animalimite
© Fabrice Hyber, courtesy Galerie Nathalie Obadia
de F abrice H yber
« Les échanges, le commerce, l’image, la poésie sont les moyens de l’osmose. C’est par eux que peu à peu se mettent en place tous les moyens de multiplier la vie au-delà de la mort 1. » Inviter Fabrice Hyber à interpréter le dérèglement de tous les sens était une évidence. En guise d’invitation, je lui ai fabriqué et envoyé un très court film, maladroit et spontané. Il a répondu « oui », puis « Sade cosmique rose ». Nous lui avons laissé carte blanche, sachant qu’il faisait de « l’expérience la pierre de touche de sa pensée de l’art 2 ». Le monde de Fabrice Hyber est celui à venir, celui qui se transforme. « Je me souviens, quand j’étais enfant, j’adorais faire des petits ruisseaux dans la vallée, et j’installais des barrages pour les arrêter, et puis tout d’un coup, hop, je faisais sauter tous les barrages, et cela provoquait un bruit d’enfer que j’avais été loin de m’imaginer... Le fait visuel se transformait en phénomène sonore. Il y a comme ça des choses qu’on ne peut pas prévoir et qu’il faut laisser venir 3. » Cette observation, il l’a appliquée lors de sa collaboration avec le chorégraphe Angelin Preljocaj en 2005 : il a intégré dans les costumes ou fait surgir sur scène ses POF (Prototype d’objet en fonctionnement) lors du ballet Les 4 Saisons..., sur la musique de Vivaldi. Lorsqu’il a fallu recomposer le mouvement écrit sur un escalier bancal de trois marches, « les danseurs ont immédiatement généré des chorégraphies et des mouvements nouveaux assez étonnants 4 ». Fabrice Hyber nous invite à « tout faire », nous inventer, nous étonner, nous surprendre ou suspendre, comme sur ce portrait de 1987, intitulé C’est le moment de se préparer à de nouvelles expériences, où il se photographie, tête en bas, suspendu au plafond de son atelier, sa cheville gauche attachée à une corde. Fabrice Hyber ne résout pas une équation, il est le médecin-chaman qui prépare le breuvage. Perdez-vous dans les pages qui suivent. Découpez, transformez les dessins et les mots, puis recomposez le story-board, faites-en votre propre pensée sur le monde. A le x andre C urnier 1. Agenda 1999, Akademie Schloss Solitude, Cantz, 1994. – 2. Bernard Marcadé, « L’art, c’est toutes les possibilités du monde. », Hyber, Flammarion,
2009, p. 10. – 3. Il est interdit de mourir, entretien de Fabrice Hyber avec Thierry Laurent, Au même titre éditions, 2003, p. 18. – 4. Fabrice Hyber, Story-board, entretien avec Damien Sausset, Artpress no 320, février 2006, p. 28.
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p o i n t & co n t r e p o i n t
U ne question en débat. D eu x points de v ue . Dans ce numéro : L ’ art peut- il changer le monde ?
« L e s a rt i st e s t r ava i ll e n t à p ro n o n c e r le monde » pa r M artin S teffens ph i losophe
Faisons quelques détours par la pratique. Quand un artiste envisage la matière première qu’il s’apprête à travailler, il sait qu’il va changer quelque chose du monde. Il y a là un bloc de marbre, informe. Il y aura bientôt l’esquisse d’une statue. Il y a là une page blanche – et bientôt l’amorce d’un récit. Le mot « art » fut longtemps synonyme de savoir-faire. L’artiste est un peu artisan : dans « savoir-faire », il y a « faire ». Peut-on être artiste sans y mettre les mains ? Porbus, dans Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, rappelle au jeune Poussin : « Travaillez ! les peintres ne doivent méditer que les brosses à la main. » Car c’est en faisant que l’artiste commence à voir ce qu’il cherchait à faire. Et, ce faisant, l’art ne peut pas ne pas transformer le monde. Mais dans « savoir-faire », il y a aussi « savoir ». Or savoir n’est pas faire. Savoir, c’est même se retenir de faire. Si l’artiste se contentait de faire, jamais le bloc de marbre ne deviendrait statue : sous les coups répétés sans ordre ni mesure, la matière s’émietterait et deviendrait poussière. L’artiste fait, mais il doit aussi consentir à ne pas faire : son geste est plein de retenue ; il observe le bloc de marbre comme on observe un secret, avec pudeur et respect. En tant que l’art « fait » (ce que les Grecs nommaient poïesis), l’art transforme le monde extérieur. Mais en tant que l’art « sait », il l’écoute. Il l’écoute d’autant plus que, contrairement à l’artisan, l’artiste doit laisser venir à lui l’élément inattendu, improbable, cette part d’inconnu liée à la création artistique. Le savoir-faire de l’artiste, contrairement à celui de l’artisan, est, à un moment quelconque, un art de ne-plus-savoir... pour faire : un art de se laisser surprendre, de se laisser dire quel coup de burin doit être porté, quel sentiment traverse le personnage à cet instant du récit. Le vieux thème du Phèdre de Platon est en réalité toujours actuel : il n’y a pas d’artiste sans inspiration.
L’art peut-il changer le monde ? Il ne peut pas ne pas le faire : l’art n’est pas pure contemplation. Mais il doit commencer par ne pas le faire, car si l’art oublie ce qu’il y a en lui de contemplation, de réceptivité, de passivité créatrice, il se confondra bientôt avec les autres activités, qui brûlent et le monde et les hommes. C’est pourquoi je vois l’artiste comme un sismographe, laissant d’abord venir à lui la rumeur du monde, lui prêtant toute son attention, exacerbant peut-être sa sensibilité afin que, par la fine pointe de son être, il vibre aux secousses imperceptibles qui, demain, donneront au monde sa pulsation. Puis, ayant perçu quelque chose des mouvements profonds de son temps, l’artiste le fait passer dans la matière, à sa manière. Il se met à griffonner pour écrire, à barbouiller pour peintre, à grommeler pour chanter. Dans ses œuvres, l’art sécrète le secret de son époque. L’artiste n’impose pas au monde son style, ou son trait, ou sa voix : style, trait et voix lui sont imposés par son écoute du monde. L’artiste ne tente pas de « percer » dans le monde : il se laisse au contraire transpercer. L’artiste ne tente pas de se « faire une place dans le monde » : c’est au contraire le monde qui se fait place en lui, qui creuse en lui la chambre de son écho. L’art peut-il changer le monde ? Il faut plus précisément se questionner : qu’il y ait, dans le monde, des femmes et des hommes qui vibrent à ce monde et dont la vibration fait œuvre, qu’il y ait en ce monde d’authentiques artistes, cela apporte-t-il un changement ? « À quoi bon des poètes en des temps de détresse ? » demandaient Hölderlin et Heidegger. Ce que l’artiste change de ce monde, c’est que, par lui, le monde vient à se dire. Cela ne change rien : les meilleurs artistes ne font rien de nouveau. On a l’image d’un provocateur, dont l’œuvre vise à faire réagir. Mais c’est être prisonnier de son temps, crier sans écouter. Les vrais artistes (peut-être sont-ils rares) travaillent, par leurs œuvres, à prononcer le monde. Cette fidélité est leur plus grande création. Un jour, de l’un d’eux, souvent après sa mort, quelqu’un dira : lui a su ce qui se passait. Nos regards étaient fixés vers ceux qui changeaient le monde : les politiques, les artistes engagés, les industriels. Lui n’avait pas cette prétention. C’est lui, pourtant, qui changera la donne, car une fois le monde dit, on prend mieux conscience de ce qu’il est, des secousses qui le traversent. Et alors, on peut se reprendre, se corriger et, quand cela n’est plus possible, aimer ce monde d’autant mieux que, malgré son caractère impossible, l’art parvient encore à le dire, à le peindre, à le chanter. NOTO
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L ’a r t p e u t- i l c h a n g e r l e m o n d e ?
Le théâtre est un art vivant. Présent et immédiat, le jeu est une vie démultipliée. C’est de la vie au carré. Mettre en scène, c’est trouver une vérité qui nous serait commune, aux uns et aux autres. Or, dans le théâtre, faire faux peut être troublant parce que paradoxalement plus vrai que le réel. Mettre en scène, c’est essayer de retrouver ses premières émotions de lecture, c’est les refabriquer. En ce sens (celui de l’émotion), le théâtre est vraiment le frère de la littérature. Par exemple, lorsqu’on est bouleversé par une lecture et que le théâtre veut prendre en charge ces vibrations, ces sensations fortes, physiques, quasi organiques, on a le sentiment très étrange que lecture et vision se confondent, que la vraie vie, c’est la littérature, parce que la vraie vie, c’est imaginer la vie. Théâtre et littérature donnent une deuxième chance à la vie. Les livres n’ont pas changé le monde, mais ils ont changé leurs lecteurs. Aristote se demandait ce qui pousse les hommes à se représenter eux-mêmes. C’est là une question centrale : qu’est-ce qui nous pousse à vouloir être autres et nous-mêmes sur une scène ? La chance du théâtre, c’est qu’il est légitime à se poser cette question du « nous ». Comme nous savons que ce « nous » se démembre, la scène l’interroge, et c’est cette vivante interrogation qui fait théâtre. Quand ce qui nous réunit est vibrante et commune émotion, le théâtre fait son effet. Aujourd’hui, il ne s’agit plus de dire qu’il y aura un monde meilleur ou que nous savons comment le rendre meilleur. Il faut au contraire dire que le monde est à désenchanter. Nous vivons dans un monde où la désillusion est majeure : elle est conductrice et désespérante. Alors, cette assemblée d’émotions que produit le théâtre est essentielle.
D’une certaine façon, le théâtre est la vraie vie parce qu’il permet de nommer ou de rayer les échecs, parce qu’il permet de recoudre ou de désigner les plaies. Parce qu’il dit : « Tu n’es pas foutu, tu n’es pas vaincu. » Parce qu’il permet de dire l’origine du meurtre, parce qu’il augmente et donne de la valeur à la colère. Oui, le théâtre ré ordonne le monde et, dans ce sens et de façon imaginaire, il le change. En faisant coïncider son être intime avec l’imaginaire de la scène, avec son être public, le théâtre entre en vibration avec ses voisins et cela fonde bizarrement la démocratie. Au théâtre, le public est inclus. Si le « nous-ensemble » est privé de son passé, de son avenir, il est englué dans un présent mortifère, il devient opaque, comme impraticable. Oui, le théâtre, par l’ébranlement mental qu’il provoque, a la force de mettre la pensée au cœur d’une assemblée vivante. Le théâtre est toujours, par définition, à faire aujourd’hui par des gens d’aujourd’hui pour des gens d’aujourd’hui. Le théâtre doit ouvrir les yeux sur le monde tel qu’il est dans sa diversité au moment où il nous arrive. Voir le monde, s’imaginer sur scène en coïncidence avec nos questions, nos doutes, nos inquiétudes. Être en permanence aux côtés du monde.
« Le théâtre met la pensée au c œ u r d’une assemblée » pa r C harles T ordjman metteu r en sc è ne
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Jean Louis Gaillemin Reflets momentanés d’Italie Capri, Venise, Rome Récit
« À seize ans, je fuis Dinard et les vacances familiales pour découvrir l’Italie. »
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Capri
« Moi aussi je suis allé en Arcadie » Je connais Capri depuis longtemps. J’ai passé les dix premières années de ma vie dans un village ouvrier des hautes Vosges. Dans cette enclave du capitalisme paternaliste, les seules ressources pour un enfant curieux étaient l’enseignement des frères ignorantins, les sermons exaltés des prêtres et la lecture familiale de l’Ancien Testament avec son Dieu jaloux. Seul antidote, la découverte à sept ans, dans un « cabinet noir », de Mes beaux contes mythologiques, datant des années vingt. Sur la couverture, une petite fille fait la lecture à un petit garçon au col orné d’une lavallière, qui regarde Apollon sur son char sortir de son bassin. J’y découvre extasié Bacchus, Cérès, Junon, et surtout Mercure, dont les tours et la grâce me séduisent. L’enlèvement de Ganymède par Jupiter n’attire guère mon attention, mais Deucalion et Pyrrha me bouleversent lorsque, à la suite du déluge, ils repeuplent le monde en jetant derrière eux, selon les indications d’Apollon, les « os de leur mère », c’est-à-dire les cailloux du chemin. Des pierres jetées par Deucalion naquirent les hommes, et de celles de Pyrrha, les femmes. Cette idée d’une humanité autochtone me libérait du Dieu créateur et de mes réticences à l’égard de l’autre sexe. La Grèce me semblait le pays des origines, c’était décidé, je serais archéologue. À dix ans, je suis envoyé dans un pensionnat parisien tenu par des prêtres qui avaient le bon goût de confier nos cerveaux aux professeurs de Condorcet et de se cantonner aux choses saintes. Au De viris illustribus, je préférais déjà les Bucoliques, qui me rassuraient sur l’innocence de mes propres bergerades. Une tête de marbre d’Alexandre, dans un manuel d’histoire, oriente ma nostalgie, que la découverte du Louvre, où nous emmenait un vieux prêtre un peu clochard, confirme : les nudités marmoréennes de la grande galerie
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reflets momentanés d'italie
m’exaltent autant que me laisse songeur un tableau où j’ai l’impression de retrouver les plaines et les arbres de ma province : quelques bergers, que je pense lorrains, entourent un tombeau où se lit l’inscription « Et in Arcadia ego », que je traduis hâtivement par « Moi aussi je suis allé en Arcadie » : ce n’est pas la mort qui règne en Arcadie, mais la vie à laquelle je me promets, moi aussi, de goûter, avant de revenir mourir près d'un étang vosgien de mon enfance. Je découvre Capri sur l’étagère d’une cabane au bord d’un étang en Lorraine, dans un livre broché d’un certain Roger Peyrefitte, L’Exilé de Capri, avec l’alerte préface d’un autre inconnu : Jean Cocteau. J’ai treize ou quatorze ans, c’est dire si les baignades de Tibère et les polissonneries garçonnières de Jacques de Fersen avec des lycéens de Condorcet arrivent à point nommé. Je crois alors que c’est un roman et le scandale que le héros provoqua avenue de Friedland, son procès, son exil, la découverte à Rome du beau Nino, qu’il ravit pour l’installer avec lui dans le nid d’aigle qu’il se faisait construire à Capri, font de cette île l’Arcadie par excellence. Je rêve de la via Krupp, où la nuit de nobles étrangers prennent langue avec les indigènes. À seize ans, je fuis Dinard et les vacances familiales pour découvrir l’Italie. Venise, Florence, puis un séjour à Rome est l’occasion de pousser jusqu’à Naples et Capri, qui jouit encore d’une sorte d’extra-territorialité. Sur la piazza, le soir, c’est le petit manège de séduction : des garçons du monde entier s'y retrouvent. Le deuxième jour, je gravis comme un dévot la colline de Tibère, et c’est au pied de Santa Maria del Soccorso, chapelle expiatoire des crimes du vieil empereur, que je remarque, sur la carte d’état-major qui me sert de guide, une certaine « Villa Felsen » située en contrebas. Malgré la faute d’orthographe, je comprends que le roman était une histoire vraie. Je dévale la pente encore vierge de clôtures. Je fais le mur à l’extrémité du parc de la villa Lysis, planté sur des falaises à pic. La végétation locale a pris le dessus sur les fantaisies exotiques, les buissons sont épais, les chemins rares. L’ancien tennis où Nino jouait les étudiants oxfordiens avec son canotier est transformé en poulailler. Sur un socle aux plaques de marbre disjointes, des mots rappellent les rêves d’annunziens : « Laus vitae. » Un petit pont me conduit à la villa elle-même, l’escalier aux marches disloquées mène au portique surmonté de l’inscription d’une église milanaise immortalisée par Barrès : « Amori et dolori sacrum. » Les trépieds de
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Capri
bronze qui ornaient la colonnade et flanquaient l’escalier ont été remplacés par de vieux bidons d’huile d’olive où poussent des fuchsias, les volets de la véranda néoclassique sont édentés, les balustrades vacillent. Les murs sont rongés par le sel et dégoulinent de crasse. La maison est fermée. Vingt ans plus tard, je fais à nouveau le mur avec un ami bavarois. L’escalier est au bord de l’écroulement, les balustrades se sont effondrées, la terrasse du nord s’est affaissée, « Amori et dolori sacrum » s’efface inexorablement. En bas, le tempietto, où Plüschow venait de Naples photographier quelques éphèbes, a perdu son socle. La gardienne, qui doit avoir l’habitude des pèlerins esthètes, nous fait visiter les lieux. Dans l’entrée, des plantes en pot s’agrippent aux pampres rouillés de la rampe en fer forgé, et le socle en opus incertum de pierres antiques est vide de son David de bronze. Seul vestige du décor « plaine Monceau », une console néoclassique erre dans le vide du grand salon. À son extrémité, la chute du toit a entraîné les planchers jusqu’à la fumerie d’opium, dont le mur a cédé. Loin d’affaiblir le mythe, la ruine le renforce. Chaque jour, l’air, la mer, le feu du soleil ont conjugué leurs efforts pour sublimer l’Arcadie de Fersen. Alchimie des éléments qui révèle la quintessence du lieu. Consacrée désormais à l’amour d’un cosmos dans lequel elle se meurt, la villa Lysis s’est dépouillée de son côté Louis XVI (Fersen oblige) pour mieux incarner le rêve böcklinien de la villa au bord de la mer. Déchéance qui ravive la décadence fin de siècle des origines. Lysis en ruine libère l’imagination et permet les retrouvailles. Les fantômes de Jacques de Fersen et de Nino peuvent revenir hanter les lieux, comme celui de Gradiva, à l’horizon, dans les décombres de Pompéi. Nous partons à leur rencontre sur les terrasses. C’est alors que je ramasse par terre vingt centimètres d’un rang d’oves tombé de sa corniche. Je sais, c’est mal, mais il est toujours sous mes yeux, au moment où j’écris ces lignes. Il y a quelques années, je suis revenu à Capri, les hasards du Net m’ayant fait découvrir une bergerie à louer non loin de Lysis. Ma première promenade est consacrée à Tibère. La pente étant désormais impraticable, j’emprunte le sentier qu’avait fait tailler Fersen dans le roc pour gagner sa colline inspirée. Entre-temps, j’avais vu que Bruce Weber avait pris la succession de Plüschow, photographiant nus les mannequins de Versace pour la plus grande joie de
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reflets momentanés d'italie
En contrebas, interdit par une ultime palissade, le tempietto n’a pas été touché par les restaurateurs. Ses colonnes montrent leur âme de fer, le plâtre et la terre cuite s’effritent. C’est le suprême refuge. À l’abri de ces trois clôtures, j’ai quitté le monde extérieur pour entrer dans le rêve. Personne ne peut se douter de ma présence, ni même l’imaginer. Je ne suis plus que le témoin invisible d’un mythe qui s’estompe. Je reste terré dans cette capsule intemporelle longtemps après le coucher du soleil sur Ischia. Je n’existe plus que par mes souvenirs, mon rêve d’adolescent, plus réels, plus tangibles que cette maison banalisée. Soudain sur le sol, dans les feuilles sèches et la poussière, les restes d’une bougie plate dans son carton me font penser que des étrangers avant moi sont venus cultiver la même ou d’autres voluptés.
prochain épisode : Venise
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© Photographies Jean Louis Gaillemin © Collection particulière © D.R.
Donatella. Mais j’avais aussi appris dans des revues de déco que la villa avait été brutalement restaurée puis vendue à la municipalité de Capri, qui en avait fait un lieu d’exposition. J’appréhendais le pire, la caisse, le ticket, la brochure, la cafétéria, les panneaux et les fiches pédagogiques. Dieu merci, la villa était fermée, pas la queue d’un touriste. À moi les joies de faire à nouveau, malgré les années, le mur. J’entre à l’extrémité du parc qui, par miracle, est resté dans son état : la végétation a continué sa croissance folle, gommant les allées et le tennis poulailler. Plus aucun socle ni statue, seule dans un coin l’inscription « Laetitia terrae », sur une plaque de marbre qui se délite. Il me faut contourner un grillage pour rejoindre, de l’autre côté du petit pont, la villa. Les bidons et leurs fuchsias ont disparu, l’escalier a été refait, le péristyle a retrouvé ses mosaïques, le sol ses pavés bleus à rinceaux, mais la véranda de fonte a été supprimée, donnant à la façade un aspect pataud, que le récent badigeon renforce. Le long des allées, de suspects tuyaux annoncent des éclairages nocturnes à ras de terre comme dans les villas de séries américaines. Pis encore, une plaque de marbre à la mémoire de Roger Peyrefitte, « chantre de Capri », brise le mythe qu’il a contribué à créer. Mais le coucher de soleil nimbe le portique à l’antique et, dans cet endroit le plus humide de l’île, la nature a repris ses droits : de grandes dégoulinades salissent les marbres, la peinture blanche s’écaille, quelques balustres de terre cuite branlent déjà, mousses et lichens gagnent le mur de la dédicace « à la jeunesse d’amour ». La décadence fin de siècle n’a pas dit son dernier mot.
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Jean Louis Gaillemin à vingt-trois ans.
À la suite de son procès en 1903, pour une affaire de mœurs, Jacques d'Adelswärd-Fersen (1) (1880-1923), quitte Paris et s’installe à Capri. Il y fait
3 construire la villa Lysis. À sa mort la maison est abandonnée. Les escaliers (2) sont avalés par la nature, et la chambre chinoise (3) et ses vapeurs d’opium
s’effacent. Seul le feu irréel du soleil italien réveille les souvenirs du poète. Propriété de la commune de Capri, elle est aujourd’hui ouverte au public.
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chroniques
pou r l ’ i ntell i gence des po è tes
Amphitryon pa r F ran ç oise F rontisi - D ucrou x
partenaire particulier
Le nom commun fait saliver, grâce à Molière. Le nom propre vient de plus loin, de Plaute, d'Ovide, de l'Antiquité : comme bien souvent, les dieux sont plus gourmands qu'innocents.
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ourquoi le nom d’A mphitryon sert-il d’enseigne à des restaurants qui visent à une reconnaissance gastronomique ? Pourquoi ce nom propre – un anthroponyme – est-il devenu, par antonomase, un substantif désignant un hôte généreux, de qui l’on attend bon accueil et bonne chère ? C’est uniquement à cause de deux vers de Molière : « Le véritable Amphitryon/ Est l’Amphitryon où l’on dîne 1 . » Cette réplique de Sosie, le serviteur d’A mphitryon, répond à la proposition qui vient d’être énoncée : « Ayez, je vous prie, agréable/ De venir honorer la table/ Où vous a Sosie invités. » Cette aimable incitation est de Jupiter qui, sous les traits d’A mphitryon, se joue de l’infortuné mari, dont il vient de séduire l’épouse, occupant sa maison et endossant tous ses rôles. Loin d’être conciliant, le véritable hôte laisse éclater sa colère et se répand en injures et menaces contre le fourbe imposteur qui l’a déshonoré. Lorsque la vérité sera révélée – « Un partage avec Jupiter/ N’a rien du tout qui déshonore 2 » –, il ne soufflera mot, laissant son serviteur Sosie commenter : « Le seigneur Jupiter sait dorer la pilule. » Amphitryon n’est pas un vulgaire cocu de farce. C’est un homme digne et indigné, qui s’incline devant la
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toute-puissance. Il avale la pilule contre son gré. Et il reste en scène, drapé dans un silence éloquent. Molière suit de très près le texte de la comédie au titre identique de Plaute. On peut même dire qu’il la traduit, avec une élégante inventivité. La réplique fameuse de Sosie ne figure pas chez Plaute, non plus que l’invitation explicite de Jupiter, qui envoie simplement Sosie préparer le dîner. Ces quelques vers, décisifs pour le renom des amphitryons de l’avenir, sont donc du cru de Molière. Il fait pour ce héros ce que Plaute avait déjà fait pour Sosie, dont le nom est devenu substantif. Tel est incontestablement le thème majeur de la pièce : les sosies, la duplication. Amphitryon offrira aux artistes, peintres et dramaturges, l’occasion de s’affronter au problème de la représentation du dédoublement d’un et même de deux personnages. Voie féconde puisque Giraudoux affirmera être le trente-huitième à tenter l’essai. Plaute ne se casse pas la tête : dans le prologue, il fait expliquer par Mercure que le public pourra le différencier de Sosie par un plumet sur son chapeau, et que Jupiter sera reconnaissable à un collier d’or. Des doubles, certes, mais nuancés par des signes distinctifs.
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© Trustees of the British Museum
Cratère en cloche à figures rouges, 360-320 avant notre ère, attribué à Python, peintre de Paestum, Londres, British Museum. Si Jupiter a pris l’apparence d’Amphitryon absent, Alcmène a-t-elle trompé son époux ? Pour lui, il n’y a pas de doute : la scène peinte sur ce cratère montre Amphitryon, à droite, qui s’apprête à mettre le feu au bûcher de l’autel, aidé par Antenor (à gauche). Sur l’autel, Alcmène implore l’aide de Zeus (en haut à gauche). Deux Hyades, nymphes de la pluie, soulèvent et versent des hydries remplies d’eau représentée par les multiples points blancs.
© akg-images/De Agostini Picture Lib./L. Romano
chroniques
Hercule étranglant les serpents, vers 50 avant notre ère, fresque de la maison des Vettii, Pompéi. De cette nuit d’amour, Alcmène donne naissance à deux enfants, Iphiclès, fils d’Amphitryon et Hercule, fils de Jupiter. Jalouse, Héra, épouse et sœur de Jupiter, envoie deux serpents à la naissance des jumeaux. Si Iphiclès fuit, Hercule étrangle les deux monstres et prouve, par son courage, qu’il est bien le fils de Jupiter.
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pou r l ’ i ntell i gence des po è tes
Jupiter, en Amphitryon, soupe avec Alcmène avant de passer au lit. Il connaît le proverbe, rapporté par Térence : « Sans Cérès et Bacchus,
© collection particulière
Vénus reste froide. »
Laissons de côté le thème du double pour nous intéresser à la carrière gastronomique des amphitryons. Car la thématique du repas n’est pas absente de la comédie de Plaute. C’est même le souci constant de Sosie, conformément aux codes de la comédie romaine, qui veulent que l’esclave soit affamé, glouton, menteur et battu. Mais les maîtres dînent aussi et invitent à dîner. Jupiter lui-même, en Amphitryon, soupe avec Alcmène avant de passer au lit. Il connaît le proverbe, rapporté par Térence : « Sine Cerere et Libero Venus friget 3 » (« Sans Cérès et Bacchus [c’est-à-dire sans manger ni boire], Vénus reste froide »). Chez Plaute et chez Molière, Amphitryon, général thébain, est parti guerroyer en laissant sa jeune épouse enceinte. À son retour, elle est sur le point d‘accoucher. C’est le moment que choisit Jupiter pour prendre son apparence et sa place auprès d’A lcmène, qu’il engrosse d’un second rejeton : ce sera Hercule. On peut s’étonner de son attirance pour une quasi-parturiente, mais il est avéré que l’intérêt des dieux pour les mortelles tend aussi à la procréation de grands héros. La superfétation est si réussie que le second bébé rattrape le premier et naît avec lui. Les dieux se jouent du temps. Jupiter accélère le développement intra-utérin de son fils aussi aisément qu’il a prolongé sa nuit avec Alcmène. L’A ntiquité connaît de ce mythe d’autres versions que celle de Plaute. Dans la tradition grecque, Amphitryon, roi de Thèbes, respecte un souhait de sa jeune épouse : je ne t’appartiendrai, dit-elle, que lorsque tu auras vengé la mort de mes frères. Amphitryon, étonnamment docile pour un mari grec, part, s’acquitte de sa mission et s’apprête à rentrer, plein de gloire et d’amour. La veille de son retour, Jupiter prend ses traits, rentre au logis à sa place et, victorieux, consomme le mariage, exerçant en quelque sorte un
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Giorgio Vasari, Hercule étouffant les deux serpents sous le regard d’Alcmène et de Jupiter, 1556-1557, huile sur panneau, Florence, Palazzo Vecchio, salle d’Hercule.
droit de cuissage. Amphitryon arrive à son tour, est surpris de l’accueil réservé de sa femme, et celle-ci de l’ardeur renouvelée de son mari. Lorsqu’il se met à lui raconter ses exploits, elle lui fait remarquer qu’il se répète et, pour preuve, lui montre les beaux cadeaux qu’elle a reçus de lui la veille. Comme cela se passe à Thèbes, on convoque le devin Tirésias, qui éclaircit le mystère. Mais Amphitryon ne veut rien entendre et pourchasse son épouse jusqu’à l’autel où elle s’est réfugiée. Il amasse un bûcher et y met le feu. Jupiter intervient et, d’une averse, éteint les flammes. Alcmène met au monde, dans des délais raisonnables, deux garçons, conçus successivement des deux Amphitryon. Le fils de Jupiter est Hercule, qui, très vite, prouve à son père adoptif son ascendance divine en étouffant dans ses petits bras deux monstrueux serpents envoyés dans son berceau par Junon.
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Dans la version accélérée de Plaute, Alcmène accouche (en coulisses) miraculeusement à toute vitesse et sans douleurs. Et le nouveau-né divin étrangle sur le champ les serpents. Mais cela ne se passe pas toujours aussi bien pour Alcmène. Alors qu’elle est devenue très âgée, Ovide lui fait raconter l’horreur de la torture infligée par Junon, qui retarde l’accouchement pendant sept jours. Elle en frissonne encore. Assise sur le seuil, Lucine, divinité de l’accouchement, serrait étroitement les genoux et les doigts pour empêcher la délivrance, jusqu’à ce qu’une servante dévouée eut l’idée d’annoncer que sa maîtresse venait d’enfanter. Surprise, Lucine bondit et écarta les mains, libérant la parturiente. La servante maligne fut transformée par Junon en belette. C’est là une histoire secondaire, mais qui reste dans la mémoire d’Alcmène, mère du grand Hercule. Chez Plaute, Jupiter occupe encore la place au moment de la naissance des jumeaux. Il empêche le véritable Amphitryon d’entrer chez lui et joue son rôle. C’est ce qui permet à Vasari de composer un tableau – au Palazzo Vecchio de Florence – qui, dit-il, représente « Jupiter et Alcmène regardant la force d’Hercule, et comme plaisantant de la mort de ces animaux venimeux 4 ». Le peintre explique que « l’aigle qui se trouve au pied du lit, tenant le foudre dans ses serres, indique que l’homme nu est Jupiter transformé en Amphitryon et non Amphitryon ». L’œuvre de Vasari ressemble étonnamment à une peinture pompéienne de la maison des Vettii (il existe d’autres exemples), que Vasari ne pouvait connaître, car elle était encore enfouie sous les cendres du Vésuve. L’ambiance y est plus agitée : Alcmène prend la fuite, un serviteur accourt avec une lance, et l’on peut hésiter à reconnaître sous les traits du père, plus perplexe qu’inquiet, Amphitryon ou Jupiter. Le choix dépend de la version retenue par les artistes : Plaute ou la tradition grecque ? Dressé sur un pilier, un aigle, qui semble statufié, domine la scène, comme en redoublement et en confirmation du test génétique que constitue l’épreuve des serpents. Le sujet est un topos, très apprécié dans l’A ntiquité.
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Pour satisfaire son appétit de femmes mortelles, Jupiter endosse bien des formes – taureau, cygne, satyre, etc. Sa métamorphose en Amphitryon lui fait explorer au plus profond la condition humaine. Il consomme et le mariage et la nourriture des hommes. Les mortels sont définis comme mangeurs de pain... et de viandes, dont les dieux ne connaissent ordinairement que le fumet, leur part sacrificielle. Jupiter, blasé sans doute du nectar et de l’ambroisie, comme il l’est de la chair lumineuse des déesses, s’offre le luxe de faire aussi bonne chère chez les humains. En définitive, un souper fin chez Amphitryon, préliminaire à une nuit d’amour, en compagnie d’une belle femme vertueusement infidèle, est sans aucun doute le summum du plaisir des dieux. Molière avait vu juste. 1. Molière, Amphitryon, acte III, scène v. – 2. Ibid., acte III, scène x. – 3. Térence,
L’Eunuque, acte IV, scène v. – 4. Giorgio Vasari, Ragionamenti di palazzo Vecchio (I, 7).
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© Fonds Archives théâtre et comédie des Champs-Elysées
Amphitryon 38 est la deuxième pièce de Jean Giraudoux, mise en scène par Louis Jouvet. Alcmène est la protagoniste de cette trente-huitième – selon l’auteur – version du mythe, où le dédoublement n’est pas le ressort principal. Créée le 8 novembre 1929, avec des décors Art déco de Camille Cipra et des costumes conçus par Jeanne Lanvin, la pièce rencontrera un certain succès, mais sera jugée grivoise par certain critiques et même « égrillarde et polissonne » par Paul Claudel. En 1934, Louis Jouvet inaugure sa direction du théâtre de l’Athénée en mettant en scène une nouvelle version de la pièce, qui rencontrera un succès international.
LE LOUVRE
c’ est aussi un magazine
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Š M. K. iurlionis National Museum of Art Š Adagp, Paris, 2016
Photomontage aux avions, 1932, Kaunas, Lituanie, M. K. iurlionis National Museum of Art.
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p r esque c é l è b r e
Domicelė Tarabildienė pa r S erge F auchereau
C lich é s refoul é s
Reconnue pour ses peintures et ses illustrations, l’artiste lituanienne a exploré les ressources de la photographie dans sa jeunesse. Elle s’est mise en scène dans des montages d’avant-garde restés mystérieux et souvent ignorés.
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l est évidemment plus difficile de se faire connaître comme artiste quand on naît dans un petit pays à l’existence fragile que lorsqu’on appartient à un grand État puissant économiquement, donc culturellement. Jusqu’à une époque récente, si l’on était une femme, il valait mieux choisir le dessin et la peinture, de préférence à la sculpture, plutôt réservée aux hommes, ou à la photographie, qui n’était guère considérée comme un art à part entière. Domicele Tarabildiene naît en 1912, citoyenne russe dans une Lituanie qui ne sera libre que durant l’entre-deuxguerres. Elle mourra soviétique car le pays sera annexé à l’URSS à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Ces aléas historiques aident à comprendre les vicissitudes d’une carrière artistique de ce temps-là. Dans la jeune Lituanie des années vingt, Domicele Tarabildiene fait ses études à Kaunas. En 1928, elle reçoit les encouragements du sculpteur Juozas Zikaras et, l’année suivante, exécute ses premières illustrations. C’est en 1930 qu’elle se prend de passion pour la photographie. Ce qui
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l’intéresse, ce n’est pas la photo souvenir ou la photo documentaire, qui se pratiquent alors dans son pays, mais la photo qui saisit l’étrange ou l’impossible. Pour gauchir ou pervertir la vision commune, tous les procédés sont bons : surimpressions, négatifs retouchés, flous calculés, recadrages, mises en scène soigneusement truquées, etc. Tout ceci n’est pas entièrement nouveau, mais on se demande comment une jeune fille de dix-huit ans a pu s’informer de ces techniques, qui commencent tout juste à être utilisées à des fins artistiques dans les capitales culturelles – à titre de repère, rappelons que l’album Champs délicieux de Man Ray a été publié en 1922 à Paris. Compte tenu des contacts internationaux de l’époque, la Lituanie devait toutefois connaître les photomontages des dadaïstes allemands et des constructivistes russes et polonais. Quoi qu’il en soit, Domicele Tarabildiene se lance dans la photographie avec un Zeiss Ikon modèle Ikonta et une belle indépendance d’esprit. Certes, comme tout détenteur d’un appareil photographique, elle prend une scène de rue,
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Robe du soir, 1930, Kaunas, Lituanie, M. K. iurlionis National Museum of Art. Étude avec un nu, 1930, Kaunas, Lituanie, M. K. iurlionis National Museum of Art.
un bateau ou un cirque, mais d’emblée elle est elle-même son objet d’étude privilégié, démarche qu’avait adoptée Claude Cahun en France quelques années plus tôt. L’une et l’autre pratiquent l’auto-mise en scène, mais l’artiste française veut faire surgir de sa propre image des personnalités différentes, indépendantes de son propre sexe, comme Marcel Duchamp lorsqu’il se faisait portraiturer en son alter ego, l’élégante Rrose Sélavy. Plus ingénue mais non moins adroite, la jeune Lituanienne a un objectif plus ouvertement plastique dans les nombreuses photos où elle se met en scène de façon singulière. Les premières auto-mises en scène de Domicele Tarabildiene relèvent encore de cette esthétique pictorialiste d’autrefois, où les photographes voulaient rivaliser avec la peinture. Elle reconstitue par exemple une traditionnelle Vanité (1930), où elle pose très coquette, l’œil en coin moins charmeur qu’inquiet, alors qu’elle s’appuie sur une
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tête de mort dans un environnement de signes – livre, gravure encadrée. Plus complexe sera l’agencement de deux miroirs orientés de façon à montrer son visage de face, de profil et en vue plongeante. Si ce n’est elle qui a appuyé sur le déclencheur, c’est certainement elle qui a conçu cette combinaison de reflets. Les œuvres suivantes seront plus inattendues, comme ce corps allongé, en perdition dirait-on, les mains esquissant des gestes vains, la bouche ouverte en un rictus qui la rend méconnaissable ; mais l’attention du regardeur est retenue par la longue chevelure étalée et comme flottant dans l’eau au-dessus ou au-dessous d’elle (1932). La chevelure est au contraire entièrement voilée lorsque Domicele Tarabildiene se métamorphose en Vierge saint-sulpicienne, auréolée d’étoiles surajoutées. Plus hardi est un Nu au modèle en plâtre (1931), où elle se dresse, l’air sombre, peut-être menaçant, derrière un petit modèle masculin de plâtre, une sorte
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Les premières auto-mises en scène de Domicele Tarabildiene relèvent encore de cette esthétique pictorialiste d’autrefois, où les photographes voulaient
© M. K. iurlionis National Museum of Art © Adagp, Paris, 2016
rivaliser avec la peinture.
d’A pollon, dont la tête est prise entre ses seins et dont le corps cache mal la toison pubienne. Coupé au-dessus de la poitrine et sans la statuette, ce portrait est repris peu après dans Libellule, avec quatre ailes ajoutées par surimpression, créant ainsi une femme-insecte, une de ces libellules qu’on appelle aussi demoiselles et qui sont carnassières. Au même moment, l’Italienne Wanda Wulz créait un hybride en fondant son autoportrait avec une tête de chat ; plus heureuse que la Lituanienne, elle le fera connaître lors d’une importante exposition des futuristes en 1932. Un autre exemple de réutilisation d’un même cliché est Pleine lune (1932) où Domicele Tarabildiene pose en sous-vêtements devant une énorme lune lumineuse ; de ses deux mains, elle fait des gestes à la signification mystérieuse. Sa silhouette identique est reprise la même année dans un Photomontage à la jupe où le bas du corps est vêtu d’une vaste jupe à grands carreaux, qui dégage les jambes. La lune a laissé place à un soleil occupant tout l’espace avec des rayons qui reprennent et amplifient les carreaux du vêtement, qui n’est peut-être qu’un abat-jour. Avant d’avoir un sens littéral, les surimpressions et les photomontages de Domicele Tarabildiene sont d’abord plastiquement beaux et surprenants. Mentionnons quelques œuvres plus légères où l’humour prévaut, telles que Pied de nez à la lune ou bien Assise sur la lune, et cette poétique photo où il lui a suffi, posant devant un fond sombre, d’élever la main au niveau d’une étoile peinte pour que les rayons aient l’air de jaillir de ses doigts. Pour présenter encore deux exemples, citons un Nu de 1931, mélange de figuration et d’abstraction, où une bande ondulante large comme une colonne s’élève d’un nu féminin allongé et très cambré, peut-être en proie à un orgasme. On est plus indécis face au Photomontage aux avions (1932), où l’artiste
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Vanité, 1930, Kaunas, Lituanie, M. K. iurlionis National Museum of Art.
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Auréoles d’étoiles, 1932, Kaunas, Lituanie, M. K. iurlionis National Museum of Art. Nu, 1931, Kaunas, Lituanie, M. K. iurlionis National Museum of Art.
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Dans la Lituanie du début des années trente, la photographie expérimentale est considérée comme un passe-temps et ne permet guère de gagner sa vie.
figure en buste de profil, serrant contre elle un chaton tandis que, devant eux, sortis d’une forêt brumeuse, montent au ciel une dizaine d’aéroplanes blancs et fantomatiques. Assurément, les autoportraits corrigés ou mis en scène sont presque aussi vieux que la photographie, mais ils n’ont pas tous le même objectif. Aujourd’hui, il est courant qu’ils veuillent choquer (innombrables visages distors ou rendus monstrueux), amuser (entre mille, un Colombien moustachu costumé en Wonder Woman), que sais-je ? Domicele Tarabildiene est plus proche des photographes qui s’interrogent sur la personnalité. Si, fardé et habillé en femme ou barbouillé de crème à raser, Marcel Duchamp désire, de son propre aveu, « changer d’identité », d’autres, de Claude Cahun à Cindy Sherman, démultiplient leur propre apparence pour révéler la pluralité des personnalités en chacun de nous et le leurre que constitue celle que nous assumons en apparence. Dans la Lituanie du début des années trente, la photographie expérimentale est considérée comme un passetemps et ne permet guère de gagner sa vie. Domicele Tarabildiene dessine des illustrations, sert d’assistante à un peintre fresquiste ou pose pour le sculpteur Juozas Zikaras. C’est peut-être ce qui l’incite à étudier la sculpture en 1933. C’est aussi l’année où elle se marie. Elle aura trois enfants entre 1934 et 1936, tout en poursuivant ses études à Kaunas. En 1937, à l’Exposition universelle de Paris, elle reçoit une médaille d’or pour l’illustration. Une bourse lui est accordée pour suivre les cours de l’École nationale supérieure des arts décoratifs à Paris (1937-1939). Son professeur est Paul-François Niclausse, sculpteur consciencieux mais peu porté à l’innovation. Domicele Tarabildiene se voit décerner un prix en 1938 pour un grand haut-relief dans le style Art déco, une Pêcheuse qui, avec son filet et le trident qu’elle brandit, a plutôt l’air d’une rétiaire entrant dans l’arène.
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Mais la photographie ? Elle continue ; cependant le retour à l’ordre dans les arts (et dans sa vie) a fini par atteindre l’artiste. Ses photos de genre (bouquinistes sur les quais ou immeubles pittoresques à Naples, en 1938) sont dans la manière réaliste et humaniste qui domine alors. On ne la retrouve que dans certains autoportraits sans surprise ou dans la reprise d’anciens négatifs retouchés à la main de motifs abstraits (La Robe fleurie, 1931-1940). A-t-elle fini par penser comme Claude Cahun qu’« on ne fait peut-être que grossir la ressemblance, qu’accentuer les imperfections du visage caché » ? La guerre, le retour au pays, les difficultés du quotidien avec un quatrième enfant, la rareté du matériel photographique semblent l’avoir fait renoncer. Au lendemain de la guerre, englobé dans l’Union soviétique, son pays perd son indépendance. Elle se consacre désormais aux arts graphiques, sa principale source de revenus, ainsi qu’à la peinture. Elle échappe au réalisme socialiste obligatoire et peint des paysages, des enfants, des fleurs, tout cela aussi rassurant que convenu. Elle crée plus d’un millier d’illustrations et d’estampes, très professionnellement, selon des techniques très diverses et des styles très changeants. C’est encore pour cela qu’on l’estime : le musée M. K. Čiurlionis à Kaunas a certes présenté une exposition de ses photographies en 2002 mais, dix ans plus tard, la grande rétrospective de son activité au musée des Beaux-Arts de Vilnius ne comportait qu’une demi-douzaine de photographies. Artiste émérite de la Lituanie soviétique, abondamment laurée, Domicele Tarabildiene est morte en 1985. Jusqu’à ses derniers jours, elle se laissait volontiers photographier. S’intéressait-elle encore à la photographie et à ses autoportraits d’avant-guerre ? Je n’en sais pas plus.
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Photomontage à la jupe, 1930-1931, Kaunas, Lituanie, M. K. iurlionis National Museum of Art.
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cet objet du d é s i r
Les Yeux pa r jean streff
I ris et r é tine
Si le corps de l’autre est a priori le premier objet du désir, il l’est rarement dans son entier. On se noie aisément dans un regard et de façon moins avouable, on se rince la vue. Le globe oculaire, arme ultime des voyeurs que nous sommes.
« T’as d’beaux yeux, tu sais. » Jacques Prévert
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ette réplique culte de Jean Gabin adressée à Michèle Morgan dans Quai des brumes 1, et à laquelle elle répond langoureusement : « Embrassez-moi », dit bien toute l’attraction sexuelle que peut exercer l’objet de notre désir d’hiver. Qu’ils soient bleus, verts, marron, noirs, ou must, vairons, les yeux sont au top des armes fatales de la séduction. Si Michèle Morgan incarna « les yeux du cinéma français » dans les années 1940 et 1950, Lauren Bacall, qui les avait plutôt verts, fut surnommée « the look » à cause de la sensualité se dégageant de son regard, qui mit Humphrey Bogart à ses pieds dès leur première rencontre sur le plateau du Port de l’angoisse 2. La couleur bleu délavé de ceux de Paul Newman devint légendaire, concentrant une bonne partie du talent de l’acteur selon les mauvaises langues hollywoodiennes, au point qu’il adorait imaginer par dérision cet épitaphe : « Ci-gît Paul Newman. Sa carrière d’acteur prit fin lorsque ses yeux bleus devinrent bruns. » Après lui avoir conseillé de « jouer
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comme il était », René Clément précisa à Alain Delon sur le tournage de Plein soleil, film qui le lança : « Un acteur n’existe pas sans regard. » Doté d’une stupéfiante beauté, il ne se lassa jamais d’appliquer ce précepte à la lettre pour tous les personnages qu’il incarna, de Rocco au Samouraï, sans oublier le pochtron aux yeux hagards, mais ô combien toujours présents, de Notre histoire 3. Luis Buñuel n’hésita pas à mutiler l’œil de Simone Mareuil, le tranchant avec une lame de rasoir effilée dans une célèbre séquence du Chien Andalou 4 . Salvador Dalí, qui cosigna le scénario, déclara y voir la symbolique de « l’œil vaginal violé par le rasoir phallique ». La relation entre l’œil et le sexe féminin a souvent inspiré les peintures et dessins de Hans Bellmer et a été magnifiée, en littérature, par Georges Bataille dans Histoire de l’œil 5, texte dans lequel il devient un organe sexuel à part entière. Si l’œil est un organe, il est aussi la source d’un des cinq sens : la vue, que saint Augustin appela fort joliment « la convoitise des yeux » et qui, quelques siècles plus tard, deviendra chez Freud « la pulsion scopique », soit le plaisir de regarder. Pulsion que Raymond Roussel poussa à son comble dans son texte La Vue 6, où il décrit, avec une précision
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© collection particulière
The Look, la légendaire Lauren Bacall (1924-2014).
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Fenêtre sur cour de Alfred Hitchcock, 1954. Premier film d’Hitchcock pour le studio Paramount, Fenêtre sur cour (Rear Window) connut un grand succès. Pour diriger les voisins observés par le héros-voyeur (James Stewart), les acteurs étaient équipés d’oreillettes, permettant à Hitchcock de communiquer avec eux, dans cet unique et immense décor, en direct pendant les scènes.
d’anthropologue, tout au long de huit cents alexandrins, l’image inscrite dans le petit œilleton d’à peine un demicentimètre que l’on trouvait autrefois sur le manche de certains porte-plumes. Art fétichiste par excellence, qui permet, grâce à ses différentes grosseurs de plan et ses angles de prise de vues, de focaliser l’attention du spectateur sur l’objet personnel de son désir, le cinéma ne pouvait échapper à sa contradiction originelle : qui du regardant ou de celui qui fait regarder est le plus voyeur ? Deux films ont tenté de résoudre ce délicat problème. Le premier, d’A lfred Hitchcock forcément, dont Harris et Lasky parlent en ces termes dans leur livre consacré au chantre du suspense 7 : « Faisant de sa caméra l’œil du spectateur, Hitchcock a toujours joué le rôle d’un voyeur et ce film, l’un des plus grands du maître, constitue un régal pour les scopophiles. » Celui qui se régale et que l’on regarde se rincer l’œil dans
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Fenêtre sur cour 8, c’est bien James Stewart, qui, une jambe dans le plâtre, est condamné à observer, pour ne pas trop s’ennuyer, ses voisins avec des jumelles. Et là, Hitchcock prend son pied. Son voyeurisme cinématographique, comblant par la même occasion le nôtre, atteint des sommets jamais dépassés dans son œuvre et dans tout le septième art. On passe de la vieille fille qui prépare chaque jour la venue d’un amant putatif (et qui le giflera quand, enfin arrivé, il ne respectera pas le cérémonial qu’elle a mis en place) à l’apollon de service qui se fait rappeler à l’ordre de ses talents de puissance virile par une voix off féminine (dont on imagine le corps toujours allongé sur un lit) à chaque fois qu’il tente de fumer à la fenêtre, en passant par le couple de retraités qui dépose chaque matin son chien dans la cour grâce à un système de poulies, pour finir sur la danseuse qui répète à l’infini son ballet en petite tenue. Car ce qui passionne sir Alfred dans ce film, plutôt que l’intrigue d’un homme ayant tué sa femme, ce sont les
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© Set Rear Window (1954)/Universal Studios © STUDIOCANAL
Le Voyeur de Michael Powell, 1960. Le Voyeur (Peeping Tom) s’ouvre sur un gros plan de l’œil de Mark Lewis (Karlheinz Böhm). Dans le quartier de Soho (Londres), il rencontre une prostituée aux cheveux blonds qui le conduit dans sa chambre. La scène est filmée par Mark, qui dissimule une caméra sous son manteau. Il filme ses jambes et s’attarde sur une poubelle où il jette une boîte de pellicule Kodak. Une fois dans la chambre, Mark dévoile sa caméra, s’approche de la fille et filme son visage balayé par un reflet lumineux, le pied aiguisé de la caméra, et ses cris horrifiés. Le plan suivant présente un projecteur, qui diffuse en noir et blanc la scène précédente. De dos, on devine Mark. Sur l’écran s’inscrit le titre du film : Peeping Tom. Michael Powell ne ménage pas le spectateur avec cette ouverture. Le film déchaîna la critique, qui eut raison de la carrière du réalisateur : « Cela fait longtemps qu’un film ne m’avait pas autant dégoûté », pouvait-on lire dans The Observer. En 1960, seul Jean-Paul Török en fait l’éloge dans Positif : « On peut y voir l’étude psychologique toute en nuances d’un authentique auteur de films, qui pousse jusqu’à la limite une certaine conception de la direction d’acteurs. » On doit la réhabilitation du réalisateur de The Red Shoes (Les Chaussons rouges, 1948) à Martin Scorsese notamment, qui prit en charge, des années plus tard, le réalisateur, alors ruiné et dépressif, retrouva une copie du film et le restaura. Le Voyeur est aujourd’hui unanimement salué par les critiques, réalisateurs et cinéphiles du monde entier.
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1. le voyeur filme sa victime, 2. il regarde le film, 3. le spectateur voit le voyeur regarder, 4. la victime se voit mourir 5. et derrière se tient un metteur en scène qui prend plaisir à nous montrer.
agissements quotidiens de tous ces voisins, proies permanentes des jumelles, voire du téléobjectif de l’appareil photo, que James Stewart braque en permanence sur eux, allant jusqu’à négliger les avances de la pourtant charmante Grace Kelly pour mieux s’en délecter. Dans le numéro 510 de la revue Arts, datée d’avril 1955, François Truffaut écrivait : « Fenêtre sur cour est le film de l’indiscrétion, de l’intimité violée et surprise dans son caractère le plus infamant, le film du bonheur impossible, de la bassesse quotidienne, le film du linge sale qui se laverait dans la cour, disons-le, le film de la solitude morale... » Un autre chef-d’œuvre 9, signé Michael Powell, sorti en France au Midi-Minuit, salle des Grands-Boulevards qui alternait films érotiques et d’épouvante, et qui coûta sa fin de carrière au réalisateur avant de faire partie du panthéon de son œuvre, montre bien la grande solitude du coureur de fond qu’est le voyeur devant un désir jamais assouvi. L’expression « viol par les yeux » que l’on doit à l’incontournable Magnus Hirschfeld 10 prend ici tout son sens, tandis que Powell réussit le film quasi parfait sur le cinéma. Mark Lewis (interprété aussi bizarrement que sublimement par Karlheinz Böhm, l’empereur de la série des Sissi), assistantopérateur professionnel et client assidu de la cinémathèque, ne se sépare jamais de sa petite caméra 16 mm qu’il aime à caresser, chouchouter, embrasser et avec laquelle il filme, toujours aux aguets, n’importe quelle scène d’intimité qui puisse satisfaire son désir. Profitant de son métier, il propose aussi à de jeunes starlettes de leur faire ce qu’on appellerait aujourd’hui un book, une fois le studio fermé. Pour cela, elles se dénudent (mais pas trop, ce n'est pas son truc) et dansent en avançant, sous ses ordres, devant l’objectif de la caméra. Le pied brusquement tiré de celle-ci se transforme en lame d’acier qui vise la gorge de la victime. Et c’est alors que la lame commence à s’enfoncer que, par un mécanisme soudain, un miroir vient se poser sur la caméra, obligeant la jeune femme à contempler sa propre
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agonie. Le soir, rentré chez lui, Mark se projette le film. Nous atteignons un degré de voyeurisme inédit dans un septième art qui en a fait son gagne-pain depuis la sortie des usines Lumière. À savoir : 1. le voyeur filme sa victime, 2. il regarde le film, 3. le spectateur voit le voyeur regarder, 4. la victime se voit mourir 5. et derrière se tient un metteur en scène qui prend plaisir à nous montrer. Plaisir pour le moins ambigu qu’il poussera au bout, puisque Mark, se sachant découvert, finira par retourner son arme cinématographique contre lui et se suicidera en avançant vers la caméra meurtrière accrochée au mur, en s’autofilmant et regardant sa propre mort dans le miroir de ses fantasmes. Sachant que Mark Lewis a passé son enfance devant la caméra de son père (rôle tenu par Michael Powell en personne !), Le Voyeur est certainement le film ultime sur le cinéma. Dans un entretien accordé à la revue Midi-Minuit fantastique d’octobre 1968, le réalisateur britannique dit : « J’ai tout de suite été fasciné par l’idée. Je me sentais très proche du héros qui est un metteur en scène "absolu", quelqu’un qui aborde la vie comme un metteur en scène, qui en est conscient et en souffre. C’est un technicien de l’émotion. » Souhaitons que Michael Powell et Alfred Hitchcock soient assis côte à côte sur le même banc au paradis des voyeurs. 1. Le Quai des brumes, Marcel Carné, scénario et dialogues de Jacques Prévert
d’après le roman homonyme de Pierre Mac Orlan, 1938. – 2. Le Port de l’angoisse (To Have and Have Not), Howard Hawks, 1944. – 3. Notre histoire, Bertrand Blier, 1984. – 4. Un Chien andalou, Luis Buñuel, scénario de Luis Buñuel et Salvador Dalí, 1929. – 5. Georges Bataille, Histoire de l’œil. D’abord édité en 1928 sous le pseudonyme de Lord Auch en 134 exemplaires illustrés par André Masson, ce court roman sera publié pour la première fois sous le vrai nom de l’auteur en 1962 par Jean-Jacques Pauvert. – 6. Raymond Roussel, La Vue, Paris, Alphonse Lemerre, 1904. – 7. Robert A. Harris et Michaël S. Lasky, Alfred Hitchcock, Paris, Henry Veyrier, 1986. – 8. Fenêtre sur cour (Rear Window), Alfred Hitchcock, 1954. – 9. Le Voyeur (Peeping Tom), Michael Powell sur un scénario de Leo Marks, 1960. – 10. Magnus Hirschfeld (1868-1935) : psychiatre et sexologue allemand, fondateur du premier institut de sexologie à Berlin, défenseurs des homosexuels et auteur, entre autres, de la somme Anomalies et perversions sexuelles, publiée par ses élèves après sa mort.
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motif
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J ean A uguste D ominique I ngres ( 1 7 8 0 - 1 8 6 7 ) travailla di x ans à son B a i n t u r c , allant
© D.R. / Jean Auguste Dominique Ingres photographié par Eugène Disderi, entre 1857 et 1865.
jusqu ’ à modifier
Des dessins et des souvenirs Ing r es , L e B ain turc P a r A drien G oet z
le cadrage de cette sc è ne de lascivit é , qui choqua avant d ’ ê tre d é nigr é e . D epuis , ce labyrinthe de corps fascine le spectateur , qui y d é couvre des r é miniscences de toute la carri è re du peintre . P long é e dans les vapeurs du hammam le plus c é l è bre que le S econd E mpire nous ait laiss é .
La pérennité d’un marbre antique tremblement du temps, essai consacré à la vieillesse des artistes, il est tentant de voir dans ce dernier tondo une « convocation testamentaire », un « regard environnant, circulaire, d’adieu 2 ». Quand le pire des deux Goncourt ose décrire Ingres âgé dans le feu de l’action, il répond en réalité à une critique qui poursuit le maître depuis ce collage de portraits, glacial empyrée, qu’était son plafond d’Homère peint pour le Louvre en 1827 : Ingres passait pour être un artiste froid. Jules Claretie s’en moque ainsi : « Monsieur Ingres ? demande un visiteur à la porte de l’auteur de L’Apothéose d’Homère. – Oh ! Monsieur, M. Ingres ne peut pas recevoir, il est dans le froid de la composition 3 ! » Ce cliché était en concurrence avec l’image du « robuste vieillard 4 » qui continuait à jouer au jeune homme alors qu’il avait enterré presque tous ses amis et une bonne partie de ses élèves.
© D.R.
« Au fait, le vieil Ingres était resté baiseur dans l’âge le plus avancé ; et lorsqu’il commençait à être excité à l’Opéra par quelque danseuse, il s’écriait : “Madame Ingres, en voiture !” et il opérait dans le retour chez lui 1. » Quel besoin – amusement et méchanceté mis à part – a Edmond de Goncourt de colporter dans son Journal cette anecdote salace qu’il tient d’Alfred Stevens, qui avait été, bien des années auparavant, élève du maître ? En 1862, Ingres, fier comme Titien, avait signé Le Bain turc, en ajoutant son âge, 82 ans, ce qui ne l’empêcha pas de retoucher son œuvre durant l’année qui suivit. Il avait usé de chiffres romains, « MDCCCLXII Aetatis LXXXII », comme s’il voulait corriger toutes les arabesques de son tableau et lui donner la pérennité d’un marbre antique. Sur le coussin bleu de La Grande Odalisque, il avait tracé « 1814 » en chiffres arabes. À la suite de Gaëtan Picon dans Admirable
Jean Auguste Dominique Ingres, Le Bain turc, vers 1862, huile sur toile marouflée sur bois, Paris, musée du Louvre.
© Montauban, musée Ingres/photo Guy Roumagnac / © Vincent Corpet
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Charles Marville, Le Bain turc, 1859, Montauban, musée Ingres. Jean Auguste Dominique Ingres, étude pour Le Bain turc ou La Femme aux trois bras, vers 1859-1863, huile sur papier, 25 × 26 cm, Montauban, musée Ingres. Vincent Corpet, 130701, 2013, glassochrome sur papier, collection particulière.
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Tous les sens convoqués Le Bain turc ose montrer vingt-cinq femmes entre elles, dans un lieu où le regard masculin n’entre que par effraction. Au premier plan, une des baigneuses se cache les yeux, matérialisant cet écran entre la scène et le spectateur, qu’aucune d’elles ne regarde, sauf peut-être la femme noire sur la droite. Le tableau en appelle à tous les sens : la vue bien sûr, mais pas uniquement. Un parfum brûle, créant une volute de fumée devant les cheveux de la femme blonde, des mains se croisent et se touchent sans que l’on puisse savoir si celle dont le corps se love à côté de cette femme blonde cache ses seins ou si c’est sa voisine qui la caresse, un plateau au premier plan invite à goûter d’autres saveurs, la musique des instruments résonne... Commencé une dizaine d’années avant la date inscrite sur l’œuvre, le tableau n’avait rien de testamentaire : fait pour étonner, il était destiné à un grand collectionneur privé, peint pour être regardé plutôt dans un cabinet que dans un musée. Ébauché d’abord pour Anatole Demidoff, prince de San Donato, grand collectionneur de femmes et d’œuvres d’art, séparé de la princesse Mathilde Bonaparte depuis 1847, il avait été demandé dès 1848 par le prince Napoléon, frère de Mathilde. Il lui fut livré en 1859. Dans la collection du cousin germain de Napoléon III, esprit libéral passionné par l’A ntique, qui commanda à l’architecte Alfred Normand la célèbre maison pompéienne et son portrait à Hippolyte Flandrin, il avait ce format quadrangulaire, connu par deux photographies de Marville. Il fut cependant renvoyé à Ingres, peut-être parce que le prince,
qui épousait la fille du roi de Piémont-Sardaigne la même année, ne pouvait afficher chez lui un tel gynécée. Le tableau n’avait finalement été vu que chez le maître, lors d’une exposition privée en 1864. Ingres, ayant retrouvé son tableau, échangé contre son précieux autoportrait de jeunesse (1804, Chantilly, musée Condé), lui donna une forme circulaire 5. Sur la gauche, la femme noire qui effleure un tambourin semble jouer avec le tableau lui-même, invitation à voir ces formes rondes qui s’entrelacent comme des variations musicales. Le Bain turc aurait dû être offert à Montauban – il serait le chef-d’œuvre du musée Ingres – avec tout ce qui se trouvait chez le maître lorsqu’il mourut, le 14 janvier 1867. Acheté par Khalil-Bey en 1865, il avait échappé de justesse aux intentions testamentaires du peintre et était entré dans l’étonnante collection du diplomate turc, étudiée par Francis Haskell 6. Contemporain de l’Olympia de Manet, il fut découvert lors de la rétrospective Ingres du Salon d’automne de 1905, avant d’entrer au Louvre en 1911. Ce tableau secret au xix e siècle devint une des œuvres majeures du xx e siècle ; il semble avoir été peint pour être vu par Picasso et par Matisse. L’étude pour la femme qui pose au premier plan porte aujourd’hui, dans le fonds du musée de Montauban, un titre apocryphe, La Femme aux trois bras, qui la rend moderne. Elle inspirait encore récemment Vincent Corpet, qui en fit une Léda impudique.
Edmond de Goncourt, avec son frère Jules, avait vu, le 31 décembre 1867, Le Bain turc, un peu avant la dispersion de la collection de Khalil-Bey. La vente eut lieu les 16 et 17 janvier 1868, un an après la mort d’Ingres. Leur description, comme souvent, est odieuse et intéressante. Dans leur Journal, d’un même regard, ils embrassent Le Sommeil de Courbet (1866, Petit Palais) et la composition qu’ils appellent Bain antique : « Et voilà comment, aux deux extrémités de l’art, ces deux idiots populaires ont traduit le nu de la femme. » Les Deux Amies de Courbet est pour eux « une ordure bête », et dans le tableau d’Ingres ils voient « là, dans ce bain antique, une mêlée de corps mannequinés, avec des disproportions presque caricaturales, une assemblée de sauvagesses de la Terre de Feu, découpées dans du pain d’épice, des corps qui retournent à la primitivité embryonnaire des premières académies de l’art 7 ». Ils n’ont rien compris, mais ils ont tout vu : les déformations anatomiques, la manière de procéder par découpages, assemblages et collages, le retour du vieux maître à l’apprentissage de sa jeunesse et à une enfance de l’art qui remplace les héros froids du début du siècle par les corps, hâlés de verni, de « la Terre de Feu ». Pour Courbet, Edmond de Goncourt a fait amende honorable quand il découvrit le plus secret des tableaux de Khalil-Bey, qu’il ne désigne pas sous son titre, L’Origine du monde : « Ce ventre, c’est beau comme la chair d’un Corrège 8. » Voilà sans doute ce qui, selon lui, manque au Bain turc, cette chair changée en peinture, et qui explique le choix de l’adjectif « mannequiné ». L’exposition « Mannequin d’artiste, mannequin fétiche », au musée Bourdelle 9, a bien éclairé le sens de cette critique, fréquente à l’époque. Un artiste qui ne peut faire poser de vrais modèles se contente de mannequins. On y voyait La Désolation des Océanides, d’Henri Lehmann, exemple de cette tendance à mannequiner répandue parmi les ingristes.
Pour Ingres, les mannequins sont plutôt des dessins et des souvenirs : il a trouvé son sujet dans les éditions illustrées des Turkish Embassy Letters de Lady Mary Wortley Montagu, au succès indéfectible depuis 1763 – serait-elle la jeune femme blonde, au centre ? – et a fait poser les souvenirs de ses œuvres passées 10, un peu comme Ossian, qui, en songe, invoque les ombres des disparus dans le grand tableau inabouti conservé aujourd’hui à Montauban. La première M me Ingres, Madeleine Chapelle, avait posé pour La Femme aux trois bras, étude qu’il avait conservée, comme sans doute il garda longtemps, avant de n’en laisser subsister qu’un daguerréotype, le tableau où elle posait nue et allongée – enceinte sans doute de quelques mois. La seconde M me Ingres, Delphine Ramel, qui peut-être avait exigé la destruction de cette toile, s’accommoda-t-elle mieux du fantôme de Madeleine déguisée en Orientale ? La Baigneuse, dite Baigneuse Valpinçon, du nom de ce collectionneur qui fit se rencontrer Ingres et le jeune Degas, est placée dans Le Bain turc, mais transformée : elle joue ici de la musique. Un calque en couleurs, conservé à Bayonne, montre comment, à partir de cette Baigneuse de 1808, le peintre avait inventé une première scène de bain, composition gravée au trait, avec des variantes, par Réveil (dans le recueil des œuvres majeures d’Ingres publié par son ami Magimel en 1851). L’Angélique, qu’il avait peinte plusieurs fois délivrée du monstre par Roger, est devenue une danseuse. Mieux encore, les amateurs pouvaient reconnaître dans la femme assise, la main près du visage, l’intimidante M me Moitessier, telle qu’elle posait pour son portrait en robe à fleurs (1856, Londres, National Gallery). Ingres rivalise ici avec son élève Chassériau – le disciple qu’il aimait et qui l’avait trahi pour Delacroix –, mort en 1856, après avoir peint la plus audacieuse des compositions de nus féminins, Le Tepidarium (1853, musée d’Orsay).
© Musée muséum départemental, Gap. / © D.R. / © Bayonne, musée Bonnat-Helleu/photo A. Vaquero
Une tendance au mannequinage
Henri Lehmann, La Désolation des Océanides au pied du roc où Prométhée est enchaîné, 1850, huile sur toile, Gap, musée muséum départemental des Hautes-Alpes, dépôt du musée du Louvre (1913). Désiré-François Millet, vue d’un tableau représentant M me Ingres nue, dans l’atelier du peintre, vers 1852, daguerréotype, Montauban, musée Ingres. Étienne Achille Réveil, La Baigneuse d’après Jean Auguste Dominique Ingres, 1851, gravure au trait sur acier. Jean Auguste Dominique Ingres, Baigneuse vue de dos, 1864, crayon au graphite, aquarelle et rehauts de gouache blanche, sur papier calque, Bayonne, musée Bonnat-Helleu, musée des Beaux-Arts de Bayonne.
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Un manifeste secret et sacré Le Bain turc est à la fois une résurrection de ses peintures et de ses dessins – une sorte de « livre de déraison » de son atelier –, et un hommage à la pure beauté de la ligne. C’est pour cela qu’il se passe de modèles vivants, et que son mannequinage est essentiel, aux antipodes du lubrique maquignonnage imaginé par Goncourt, pour qui les femmes sont des pantins. La forme ronde n’est pas seulement destinée à matérialiser l’oculus par lequel le voyeur invite le spectateur à regarder avec lui. L’oculus, forme parfaite, au sommet du Panthéon de Rome – où Ingres allait se recueillir devant la tombe de Raphaël, ému au point d’en réclamer quelques reliques au pape –, c’est l’image de la perfection de l’univers : l’apothéose du vieil Ingres, après celle du vieil Homère, son entrée chez les déesses, par le regard. « Son libertinage est sérieux et plein de conviction », avait écrit Baudelaire dans Le Corsaire-Satan en 1846. Le Bain turc n’est pas une égrillarde turquerie, c’est, comme L’Origine du monde, un manifeste secret et sacré, qui dit tout du peintre et de ses obsessions : l’Orient d’où vient la lumière, l’Antiquité rêvée, l’hommage à la Renaissance et à la forme circulaire, l’amour des corps tels que son idéal d’artiste les a transfigurés. Tout cela est bien loin des danseuses de l’Opéra. Ingres met en scène une ultime image de L’Âge d’or. Sur le mur du grand salon du château de Dampierre, il s’était essayé à ce thème inspiré d’Hésiode ; en 1849, il avait laissé inachevé, après avoir multiplié les dessins, un panorama de corps parfaits et enlacés, au début du monde. Ici, il conçoit une vision abstraite, qui synthétise son idéal de la beauté.
Jean Auguste Dominique Ingres, La Vierge adorant l’hostie, 1854, huile sur toile, Paris, musée d’Orsay.
L’autre grand tondo qu’il a peint est La Vierge adorant l’hostie, qui a presque les mêmes dimensions que Le Bain turc. Tableau sacré, icône ingriste, c’est aussi une composition qu’on peut voir, en oubliant son sens religieux et « le froid de la composition », comme une suite de variations musicales sur les formes circulaires : les yeux, les visages, l’auréole, le disque blanc de l’hostie, qui est la divinité, le créateur de tous les sens, l’amour qui meut le ciel et les étoiles. Dans l’exposition Ingres, à Madrid au musée du Prado jusqu’au 27 mars, les deux tableaux sont face à face. Ingres a le culte de la beauté, la religion du dessin, la peinture est pour lui une sorte de paradis, un monde hors du monde, comme le harem du sultan, où toutes les femmes de sa vie, ses créatures, tiennent une sainte conversation. À 82 ans, c’est de ce feu sacré qu’il brûle. 1. Edmond et Jules de Goncourt, Journal. Mémoires de la vie littéraire (11 août
1892), édition de Robert Ricatte, préface de Robert Kopp, Robert Laffont, 1989, vol. III, p. 742. – 2. Gaëtan Picon, Admirable tremblement du temps, Albert Skira, Les sentiers de la création, 1970, p. 31. – 3. Jules Claretie, de l’Académie française, Souvenirs du dîner Bixio, Charpentier, 1924, p. 10. – 4. Peter Benson Miller, « Les derniers feux de monsieur Ingres », in Ingres, catalogue de l’exposition, dirigé par Vincent Pomarède, Stéphane Guégan, Louis-Antoine Prat et Éric Bertin, Gallimard-Musée du Louvre, 2006, p. 359-365. – 5. Georges Vigne, « Ingres a-t-il peint un second exemplaire du Bain turc ? (à propos de la “photographie Cambon” récemment retrouvée) », La Revue du Louvre et des musées de France, n o 3-1992, p. 56-63. – 6. Francis Haskell, « Un Turc et ses tableaux dans le Paris du xixe siècle », in De l’art et du goût jadis et naguère, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 1989, p. 362-383. – 7. Edmond et Jules de Goncourt, op. cit., (31 décembre 1867), vol. II, p. 124. – 8. Ibid., (29 juin 1889), vol. III, p. 287. – 9. Jane Munro, Mannequin d’artiste, mannequin fétiche, catalogue d’exposition, Paris-Musées, 2015. – 10. Hélène Toussaint, Le Bain turc d’Ingres, « Les dossiers du département des peintures », RMN-Musée du Louvre, 1971.
Amandine Thiriet Éléphants Sur les cimes glacées des Alpes rocailleuses Endoloris de froid emmitouflés de peaux De tigres et de lions une armée Toute d’or De sable de safran Surgit dans le silence d’un Paysage lunaire Dans les rayons frais et roses d’un soleil Glacé Soleil De cette Rome Soleil froid impérieux Timide et Reposant
Et derrière ces dunes ces dunes dures et grises Résonne un Grondement Résonne un Barrissement Les Alpes Semblent crouler sous ces pas inconnus Ces pas lourds ces pas lents Ces monstres surprenants qui surgissent du froid Éléphants !
© Illustration Papier Tigre
Mais la terre a des spasmes La Roche en branle Tremble sous le rythme effréné de cette armée D’ombres qui se déploie, infinie Aux couleurs du feu et du sang Elle danse et se prolonge en une interminable queue Des visages brûlés de l’armée d’Hannibal Ils ont pris avec eux Le cuir, l’ambre, le pourpre, la poussière De cet interminable chemin Qui les conduit, vengeurs, certains Vers l’orgueilleuse Rome la puissante cité qui demain Sera réduite à néant Ils ont pris avec eux leurs couleurs leurs senteurs leurs Tapis ils ont pris Leurs esclaves leurs femmes aux lourdes chevelures Ils ont pris toute leur ville Qu’ils traînent dans la neige assourdie de ces roches désertes
Première fois
Richard Magaldi-Trichet Sandrine Kiberlain dans les jardins du Palais-Royal Les arbres étaient déjà en fleur dans les jardins du Palais-Royal. Ces petites fleurs rose et blanc qui sous le soleil de mars donnent envie de croire aux beaux jours. Les beaux jours ! Grégoire retint un soupir exaspéré. Dans n’importe quel livre, on aurait donné le nom des arbres. Lui n’en savait foutrement rien. Les beaux jours et les arbres en fleur. Et pourquoi pas La Mélodie du bonheur. Une gamine avec sa trottinette le bouscula. Trop bien habillée pour s’excuser. L’allée sous les arcades était envahie de promeneurs. Grégoire aurait aimé être le seul à avoir le droit d’être là. Pas les autres. Mais il la vit dans une boutique d’écharpes, discutant avec une femme jeune et élégante. Il reconnut tout de suite Sandrine Kiberlain. Son visage émacié, son regard un peu perdu de tristesse. Et de tendresse. Il répétait tout le temps à Aline : « Tu ressembles à Sandrine Kiberlain, je t’assure. » Ça la faisait rire. Elle lui disait : « Arrête avec ça, tu es ridicule », mais elle rougissait. Maintenant Aline n’était plus là. Il ne lui restait que Sandrine Kiberlain. Elle sortit de la boutique, dit au revoir à son amie, continua sous les arcades. Il la suivit. Il la regardait marcher, tranquillement. Les images se brouillaient dans sa tête, son cœur s’accélérait. Il ne savait plus très bien. Il avait envie de la regarder. De la garder. La gamine à la trottinette repassa devant lui. Il allongea son pas, la fit trébucher. Elle se mit à chouiner à terre jusqu’à l’arrivée de sa mère : « Quelle brute ! » Il ne se retourna pas. Sandrine Kiberlain s’était arrêtée devant une autre boutique. Il se plaça à côté
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d’elle. Il pouvait voir le reflet de son visage dans la vitrine. Il avait l’impression qu’Aline le regardait. Il aurait aimé rester comme ça. Tout figer dans un clap final. Sandrine Kiberlain s’adressa à lui : « Vous me suivez ? » Piégé, Grégoire joua franc-jeu : « Vous voulez prendre un café ? – Sûrement
pas. Et arrêtez ça tout de suite. » Elle entra dans la boutique. Dans un livre elle aurait accepté. L’histoire aurait continué. Mais il n’était pas dans un livre. L’histoire était finie. Une table s’était libérée au soleil. Grégoire décida de prendre son café seul. Comme si elle avait été là. Comme il faisait tous les jours.
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première fois
Le serveur s’approcha et lui remit le menu : « C’est pour déjeuner ? – Non juste
un café, s’il vous plaît, si possible », répondit Grégoire avec un sourire humble. « Désolé, les tables sont réservées pour les clients qui déjeunent. » Les mots putain fait chier coincés juste au-dessus de la glotte, il prononça entre ses dents « Bon, ben une salade Caesar. » Il ajouta : « Et un café », avec toute la hargne qu’il pouvait.
« C’est pas moi qui fais les règles », grommela le serveur en s’éloignant. « Welcome to Paris! Don’t you just LOVE their attitude? » Deux touristes américaines le dévisageaient avec un large sourire sous leurs lunettes de soleil. Il remarqua leurs mises en plis impeccables et leurs chaussures de sport. Il ne put retenir un petit sourire, qu’elles interprétèrent comme un acquiescement. Le soleil était agréable. Les conversations parvenaient à Grégoire en bruit de fond, parasitées par les « Oh my God! Really? » des deux Américaines qui s’esclaffaient plus fort. Le serveur posa la salade devant Grégoire. Il la repoussa pour bien montrer qu’il était déterminé à ne pas la toucher. Son portefeuille le gênait dans la poche arrière de son jean. Il le sortit, s’amusa à l’ouvrir et le refermer. La photo d’Aline était toujours là. Bien sûr. De toute façon, il lui aurait dit quoi, à Sandrine Kiberlain ?
« Vous ressemblez à Aline. » Et alors ? Il sortit la photo. Moins de taches de rousseur, peut-être. Les yeux moins bleus aussi.
« Girlfriend? » demanda l’Américaine, trop curieuse. « Yes, Sandrine Kiberlain, famous french actress », plaisanta Grégoire. « Oh! I see, amazing! » dit-elle en relevant ses lunettes. Il ne continua pas, son café venait d’arriver. Il entendit seulement « Who the
fuck is Sandrine Kiberlain? » et remarqua le haussement d’épaules de la voisine. Il avait envie d’être tranquille, il connaissait le moyen de faire partir les deux envahissantes. Il alluma une cigarette. La première bouffée lui fit relâcher tous ses muscles de plaisir. Il prit bien soin de souffler la fumée dans la bonne direction. Il vit les deux silhouettes quitter leur table. Le plaisir fut accru. Le plaisir. Il avait un peu oublié la sensation. À part la clope, qui n’avait rien à voir. Rien à voir avec ce qu’Aline lui avait fait partager. Il lui aurait raconté, à Sandrine Kiberlain. Elle aurait sûrement été choquée. Épouvantée. Lui l’était maintenant, trop tard. Il saisit la petite cuillère sur la soucoupe, la fit tourner. Il revit la flamme du briquet. Les petits crépitements, les petites bulles... tout lui revenait. Le sentiment qu’Aline l’emportait vers un pays dangereux. Interdit. Mais pour elle il était prêt à tout. Il n’y voyait qu’un jeu. Que son amour. Même la seringue ne l’impressionnait pas. « Inconscience et Bêtise sont dans un bateau... Laquelle tombera la première ? » lui demandait toujours son père quand il était adolescent.
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« What the fuck do I care » , aurait-il voulu répondre aujourd’hui. Sans se prendre une gifle. La gifle, c’était après. Ou plutôt, tout de suite. Tout de suite après la seringue. Une gifle de vent, en lui. « Aline, je sens le vent, je sens le vent ! » Il rigolait. En lui, sur lui, sous sa peau. Même les cheveux. Oui, il sentait ses cheveux. Et le verbe. Et le mot. Tout prenait forme et se déversait. Comme une chute d’eau, une cascade au soleil. Au soleil du sourire d’Aline. Et ils parlaient. Sans s’arrêter. Même en anglais, comme jamais. Il avait appelé son copain Mark à New York, qui se doutait bien des raisons de ce soudain bilinguisme illuminé. Mais éphémère. C’est bien pour cela que Grégoire avait arrêté à la troisième fois. Après le vent, il y avait la pluie dans son corps. Une pluie glacée, lourde. Chaque goutte avait sa douleur. Chaque matin restait dans la nuit. Le vent avait emporté l’envie de se lever et le plaisir rendait soudain sa bile amère. Grégoire avait trouvé cela insupportable. Le mot « unworthy » lui était venu. Il avait vérifié dans le dictionnaire : « Sans grand intérêt, sans noblesse. » Oui, cela ne valait ni le jeu ni la chandelle. Lorsqu’il l’avait dit à Aline, elle l’avait regardé sérieusement, profondément. Elle essayait de le comprendre. Mais elle ne pouvait pas. Elle ne pouvait plus. Elle était restée au pays de la pluie. Pour toujours. Elle n’avait d’autre choix que de chercher le vent pour avoir à nouveau un peu de soleil. Encore un peu de soleil avant la nuit complète. Grégoire continuait de faire tourner la petite cuillère, perdu dans ses souvenirs. Quelqu’un vint s’asseoir en face de lui. Il leva la tête et sursauta légèrement. Sandrine Kiberlain l’observait.
« Bon, juste un café », lui dit-elle avec son sourire sincère. Grégoire se sentit désemparé. Il n’avait pas prévu ce retour à la réalité. Il hésita. Tout cela n’avait plus de sens.
« Je ne sais plus quoi vous dire... » Sandrine Kiberlain, agacée, repartit dans les jardins du Palais-Royal. Grégoire ne put rien dire d’autre. Il eut simplement le temps d’entendre « petit con ».
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H urricane . Il aura fallu attendre quarante ans pour que soit enfin traduite l’autobiographie de Rubin Carter, alias le boxeur Hurricane, condamné à tort pour un triple homicide en 1966. Ce texte, paru en 1974 aux États-Unis, a pourtant défrayé la chronique. Son enfance dans les quartiers populaires de Paterson, New Jersey, les maisons de redressement, l’armée, la boxe, son procès injuste et la taule, Rubin raconte tout, avec une maladresse touchante, une colère et un humour salvateurs. C’est en prison qu’il écrit cette autobiographie sans concession ; ses mots, comme des uppercuts, laissent le lecteur K.-O. Ils ont bouleversé Bob Dylan, et lui ont inspiré une chanson restée célèbre, qui donna lieu à une tournée en 1975. É milie Pautus et S ophie R inc k
radio
De Rebecca Manzoni, r é a l i s é e s pa r F l o r a B e r n a r d P o p & C o d u l u nd i a u j e u d i à 7 h 2 4 , T u b e s & Co l e v e nd r e d i à 7 h 2 4 , s u r F r a n c e In t e r w w w. f r a n c e i n t e r . f r
man z ophonique . Les Pop & Co et Tubes & Co de Rebecca Manzoni sont des formats courts au carrefour de la chronique culturelle, du billet humoristique, de la fiction d’actualité et de la pédagogie d’investigation, inventant un nouveau genre de radio qu’on appellerait « manzophonique » ou « docufiction musicomique ». Consacrés à la musique ou au cinéma, ces petits bijoux d’écriture littéraire et radiophonique sont construits sur une dramaturgie élégante et espiègle, où les sons, extraits musicaux et relances s’insèrent idéalement dans un texte qui donne à apprendre tout en faisant rire. Ce sont des émissions qui s’écoutent, se réécoutent, se téléchargent et, à l’instar d’autres chroniqueurs de la station qui sortent leur best of en livre, mériteraient une parution en coffret CD.
Si Rebecca Manzoni innove dans la forme, elle se démarque aussi dans le choix de ses sujets. Pointue à sa manière, elle parle avec beaucoup de chic de choses qui ne le sont pas, développant un goût érudit pour les œuvres modestes réalisées avec soin. Ses chroniques portent sur Billie Jean, Alexandrie Alexandra, Star Wars, Alain Chabat, Adele ou Dalida, nous faisant redécouvrir la culture populaire que nous pensions connaître par cœur. Persuadée qu’on peut éprouver autant de plaisir (mais pas le même) à regarder Julie Lescaut ou un film de Billy Wilder, elle valorise une certaine idée de la culture décloisonnée, éclectique et ludique, où postures et condescendance n’ont pas leur place. Journaliste créative, elle ne veut pas définir son travail comme artistique, parce qu’elle dit penser d’abord à l’auditeur lorsqu’elle conçoit ses chroniques. Et cela s’entend. C lémence H érout NOTO
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R acolage . The Angry Red Planet (1959), Sock It to Me Baby (1968), The Pleasure Game (1970), Slaves in Cages (1972)... De ces films de série B spécialisés dans l’horreur, la science-fiction et surtout l’érotisme, tournés le plus souvent sans budget ni réelle ambition artistique, il reste d’étonnants souvenirs. Outrancières et datées mais remarquables par leur audace graphique, les 316 affiches de L’Art du regard proviennent de la collection personnelle du cinéaste Nicolas Winding Refn (Drive, Only God Forgives). Les commentaires de Alan Jones, au ton désabusé, traduits par l’écrivain Philippe Garnier, retracent les trajectoires des réalisateurs, comédiens et producteurs de ces œuvres périssables, pour la plupart disparues. Et si ces films prétendument censurés peuvent aujourd’hui faire sourire, avec leurs accroches racoleuses et leurs fausses promesses d’extravagances et de déviances multiples, les affiches se veulent le reflet d’une quête de liberté, d’un profond désir de choquer et de subvertir par l’image. G a ë tan A k y ü z
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Danse
c a r o ly n C a r l s o n S e e d s ( r eto u r à la t e r r e ) , d u 1 3 au 2 4 j a n v i e r D e n s i t y 2 1 . 5 / D i a lo g u e w i t h Rot h ko , d u 5 au 7 f é v r i e r D o u b l e V i s i o n / E l e c t r o n i c S h a d o w, d u 1 0 a u 1 2 f é v r i e r Pneuma, du 17 au 20 février T h é â t r e N at i o n a l d e C h a i l l o t, Pa r i s 1 6 e w w w. t h e at r e - c h a i l l o t. f r
« L a da n s e e s t u n t r ava i l av ec l’ i n v i s i b l e » D epuis quatre décennies , sa poésie v isuelle déli v re un langage chorégraphique onirique et original . D e ses solos , comme B lue L a dy, qui l ’ ont rendue célèbre à trav ers le monde , à ses grands ballets , comme S i g n es , pour l’ Opéra de Paris , la plus fran ç aise des danseuses et chorégraphes américaines continue de souffler un v ent de créati v ité . A rtiste associée au T hé â tre national de C haillot, elle y présente cette saison des créations et des pièces emblématiques de son répertoire . E ntretien av ec C arolyn C arlson La création pour le jeune public Seeds (Retour à la terre), que vous présentez actuellement à Chaillot, est-elle un clin d’œil à la Cop 21 ? J’ai toujours défendu l’environnement. Je crois que l’écologie répond à un besoin spirituel. Notre terre est très fragile. Il faut remercier les arbres, les herbes, l’eau, le soleil... En ville, on oublie trop souvent le miracle et la dimension sacrée de la terre. Pour sensibiliser le jeune public, je suis partie de l’idée de la graine – seed en anglais –, qui est un miracle en soi, et de Elyx, un personnage virtuel attachant dessiné par Yacine Aït Kaci, le créateur vidéo du spectacle.
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Au commencement, qu’est-ce qui vous a rendu sensible à la danse ? Je suis d’origine finlandaise. Mes parents invitaient les Finlandais de Californie à la maison. Mon père mettait un disque de Jean Sibelius et me demandait : « Est-ce que tu danses pour nous ? » Je répondais : « Oui ! » et je dansais. J’ai toujours fait des improvisations. à 7 ans, j’ai étudié la danse classique, je suis entrée à l’école du San Francisco Ballet. Mais je n’étais pas assez sérieuse pour continuer. J’ai étudié la poésie et la philosophie à l’université de l’Utah. J’y ai rencontré Alwin Nikolais. Il m’a ouvert des portes qui ne se sont pas refermées. Ses improvisations étaient incroyables. Il signait les chorégraphies, la musique, les lumières, les costumes. Il faisait tout, c’était un philosophe. Quel homme ! Il m’a transmis sa technique, son esprit. Il est toujours là, à mes côtés. Pourquoi la poésie tient-elle une aussi grande place dans votre processus de création ? J’ai toujours des idées quand je travaille avec ma compagnie mais je sens, quand j’écris de la poésie, que je vais plus profondément en moi-même. J’aime ce mode d’expression. C’est direct, court et fort. Il y a tant de poètes et de penseurs qui m’ont influencée : Carl Jung , Gaston Bachelard, Arthur Rimbaud, Czesław Miłosz, Paul Valéry... Inanna, la déesse sumérienne, m’a inspiré une chorégraphie avec sept danseuses. Vos idées de chorégraphies dérivent-elles de cette recherche poétique ? Non, tout se fait en même temps. Dans les années 1960-1965, je vivais à New York. On était en pleine période hippie. Tout s’est ouvert, et tout le monde s’est mis à écrire de la poésie. à ce moment, j’ai découvert la méditation par la calligraphie grâce à un ami bouddhiste. Il y a un lien évident entre danse et calligraphie. Pour la calligraphie, tu disposes d’encre en bâton que tu dilues dans l’eau. Pendant une vingtaine de minutes, tu la prépares tout en méditant. Il y a l’eau et l’odeur de l’encre et, devant toi une page blanche. Cette page vierge, c’est toi-même. Tu dois être vide. Tu ne dois pas penser. Quand tu es prêt, tu fais un geste qui marquera la page. Peu importe si cela est beau ou pas, c’est la trace de la méditation, la trace du présent. Il faut vivre dans le moment. Souvent, nous nous projetons dans le futur ou nous nous tournons vers le passé. Dans la danse, le geste vit et meurt dans l’instant. Avec la calligraphie, le geste devient une trace sur le papier. Ces traces vont m’inspirer des haïkus, qui deviendront à leur tour des gestes sur scène. C’est
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© Jean Louis Fernandez
En février, vous présentez Density 21.5 et Dialogue with Rothko. Vous réunissez donc le plus ancien et le plus récent de vos solos. Density 21.5 est une œuvre importante, qui a lancé ma carrière en France. C’est le solo que j’ai créé en 1973 pour un hommage à Edgard Varèse, à l’Opéra. Rolf Liebermann, qui venait d’en prendre la direction, m’avait demandé de rester à Paris. Ce solo, à mi-chemin entre l’homme et l’oiseau, est inspiré par Nietzsche. J’aime cet esprit de l’oiseau libre qui regarde par-dessus les hommes. À Chaillot, ce solo sera suivi de Dialogue with Rothko, que j’ai créé en 2013. Presque quarante ans les séparent. On pourra ainsi voir les différences...
pourquoi j’appelle mon travail poésie visuelle. La danse, ce n’est pas que gestuel, c’est aussi une question d’énergie. On travaille sur la manière dont l’énergie passe de la scène au public. Tout comme la poésie. Chaque mot est une vibration. Un bon poète comme un bon musicien comprend l’espace entre chaque mot. Comment jaillit votre poésie visuelle à partir d’une peinture de Rothko ? Rothko est indéfinissable. Je l’ai découvert lors d’une exposition à Paris. Quand j’ai vu ses tableaux, ça a été une évidence pour moi, c’était très zen, la manière dont il perçoit l’espace et utilise les formes et les couleurs. Ce qui me frappe dans ses œuvres, c’est l’absence de distinction précise. Tu peux apercevoir l’obscurité entre deux couleurs. Dans ma danse, dans ma poésie, il n’y a pas de frontière visible, tout est ouvert, ce qui laisse la place pour l’interprétation. C’est toujours un travail avec l’invisible, comme chez Rothko.
© Laurent Paillier/photodanse.com
La danseuse étoile Marie-Agnès Gillot raconte que vous lui avez appris à sculpter l’espace. Si on regarde l’arbre là-bas, on va peut-être le trouver beau. Mais on oublie quelquefois que c’est la distance qui crée cette beauté. Mais qu’est-ce que la distance ? C’est la conscience de l’espace, c’est-à-dire la perception de cet espace. Si je mets mes bras comme ça [elle met ses bras en croix, N.D.L.R.], mes doigts touchent l’horizon. Cela signifie, dans ma perception, que je touche l’infini. Donc ce geste, je le fais pour toujours. Pour une danseuse, selon qu’on on lui dit de faire ce geste comme ci ou comme ça, ou si on lui dit : « Fais ce geste pour toujours », l’énergie sera forcément différente. Avec les mots, on change l’énergie dans le corps. Comme la perception, cela ne relève pas de l’émotion. C’est peut-être à cela que pensait Marie-Agnès.
deux pièces importantes de mon répertoire : mon solo Density 21.5 à la danseuse Isida Micani, qui sera présenté à Chaillot en février, et mon solo Blue Lady aux danseurs Tero Saarinen et Jacky Berger, qui a tourné pendant trois ans. Toute ma vie est une histoire de transmission, par les performances, par la poésie, par les sourires échangés. L’autre jour, j’ai croisé un moine bouddhiste dans le métro, qui m’a souri. C’est une brève rencontre dans une vie, mais c’est une transmission inoubliable. Quelle leçon tirez-vous de ces quatre décennies de recherches poétiques et chorégraphiques ? Avec mon travail, j’essaie de revenir à l’essentiel, à ces questions existentielles : qui suis-je ? Où vais-je ? C’est cela, la beauté de la danse. La danse ne permet pas le mensonge. Quand tu vois un danseur, tu vois la vérité. Un danseur ne peut pas cacher son corps. Quand il est sur scène, il n’a pas de costume. Tu peux voir sa lumière, tu peux voir son charisme. J’aime beaucoup quand le dalaï-lama dit : « Nous n’avons pas besoin de plus d’argent, nous n’avons pas besoin de plus de succès ou de célébrité, nous n’avons pas besoin d’un corps parfait ou d’un compagnon idéal. Dès à présent, nous avons un esprit qui représente à lui seul tout ce dont nous avons besoin pour atteindre un bonheur complet. » Notre travail est de trouver cette lumière pour briller. P ropos recueillis par O dile L efranc
Comment vos danseurs s’imprègnent-ils de votre démarche poétique ? Nous travaillons avec une vision poétique de l’espace en partant toujours de l’improvisation. Par exemple, pour Now, ma dernière création, produite par le Théâtre national de Chaillot, je me suis inspirée de la pensée de Gaston Bachelard. J’ai demandé à chaque danseur de lire La Poétique de l’espace et d’improviser en s’appuyant sur un thème comme « être en suspension » ou sur un mot comme « maison », qui peut être le corps, le vide, le dehors, le dedans... Et puis, je collabore aussi avec des artistes d’autres univers, arts visuels, peinture, musique... C’est un travail collectif. Je suis accompagnée par des danseurs fidèles. J’ai une équipe en qui j’ai une totale confiance et que je remercie – c’est important d’exprimer sa gratitude. Alors le groupe est très fort. Être en résidence à Chaillot, avec ma compagnie, , dans la maison de Jean Vilar, c’est fantastique. Son directeur Didier Deschamps m’offre des conditions exceptionnelles pour travailler et rencontrer le public. La transmission de votre art vous est indispensable... Alwin Nikolais m’a toujours aidée quand j’étais à New York. C’est important pour moi d’accompagner les jeunes compagnies comme je l’ai fait quand j’étais à la direction du Centre chorégraphique national de Roubaix. J’anime annuellement une master class au CDC-Atelier de Paris pour de jeunes danseurs. Dernièrement, j’ai transmis
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Collection
Av e n u e W i n s t o n - C h u r c h i l l , Pa r i s VIII e w w w. p e t i t pa l a i s . pa r i s . f r (entrée libre)
Si vous rechignez à grossir les files d’attente du Grand Palais, traversez l’avenue Winston-Churchill. Le Petit Palais sera plus accueillant, et ses collections permanentes sont gratuites. Ces deux édifices se font face depuis le début du xx e siècle, rares vestiges de l’Exposition universelle de 1900, qui marqua l’apogée du Paris de la Belle Époque et reçut plus de cinquante millions de visiteurs. Il est difficile de ne pas admirer l’architecture de Charles Girault, Grand Prix de Rome de 1880, qui éleva un chef-d’œuvre de l’art monumental éclectique de cette époque. Son plan en trapèze, ordonné autour d’un jardin en demi-cercle bordé d’un péristyle dorique, accorde une place primordiale à la lumière, qui éclaire, à travers verrières, coupoles et baies, une importante collection de peintures, de sculptures et d’art décoratif.
L es collections permanentes ré v èlent des trésors qui méritent notre attention , tout autant que les e x positions temporaires . P our le v er le voile sur ce musée parisien , laissons - nous guider par quelques femmes habitant ces lieu x .
B oire D’emblée, une figure féminine habillée d’un drapé ample, repoussant sa chaise, nous tend une coupe de vin. Cette allégorie du Toast, exécutée par Jean-Antoine-Marie Idrac puis Jules-Félix Coutan entre 1883 et 1888, nous invite à un festin pictural. Elle lève son verre à la République et à toutes ces femmes qui règnent en majesté sur les
Au bonheur des dames. Promenade dans la grande galerie du Petit Palais
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cimaises. À droite, voici Sarah Bernhardt, par Georges Clairin, représentée dans un intérieur luxueux, affalée sur son canapé, vêtue d’une robe de satin blanc. Du haut de ce portrait monumental qu’elle conserva toute sa vie, elle dévisage le visiteur, avant qu’il ne se dirige vers La Parisienne, retenue et impassible, de Charles-Alexandre Giron. Diamant noir dont on ignore l’identité, elle est inaccessible et détourne le regard. Alors le spectateur se dirige vers d’autres femmes, moins hautaines, moins distantes. Vi v re Lors de l’exécution de la toile Les Demoiselles des bords de la Seine, Gustave Courbet a 38 ans. Le scandale provoqué par son Enterrement à Ornans, présenté au Salon de 1850-1851, est derrière lui, mais il ne lui faut pas longtemps pour s’attirer de nouvelles critiques. La toile, devant laquelle passent aujourd’hui des visiteurs que plus rien ne choque, provoque alors un tollé. Pour deux élégantes allongées sur l’herbe, cherchant la fraîcheur ? L’une se repose sur sa robe qu’elle a ôtée et fixe le spectateur de ses yeux entrouverts. Ne lui restent que sa chemise, son corset et son jupon – en 1857, elle est, pour ainsi dire, dévêtue. L’autre, plus habillée, fixe au loin le paysage. Draperies volumineuses, soie et mousseline, sur cette herbe fleurie, exécutées avec des touches vives mais précises... Courbet se révèle maître dans la représentation des tissus. Il parsème sa toile de petites taches blanches aléatoires : la lumière traversant les feuillages, préfiguration de l’impressionnisme. Pourquoi un accueil si violent ? par exemple, de Théophile Gautier : « C’est un coup de tampon à tour de bras sur le tam-tam de la publicité pour faire retourner la foule inattentive. »
Courbet provoque, suggère mais ne montre rien. Malgré la torpeur de l’été, aucune femme respectable ne se serait permis de s’allonger en sous-vêtements sur les bords de la Seine. Ces dames seraient de petite vertu. D’autres éléments soulignent la sensualité de cette toile. Elles ont gardé leurs gants légers, peut-être parce que leurs habits ont été enlevés à la hâte, par l’homme qui les accompagne, trahi par un chapeau de paille masculin et deux bouquets offerts. Toute la puissance érotique de l’œuvre est difficile à cerner si l’on ne prend pas le temps de l’admirer. Courbet cherche à traduire les mœurs de son époque, « en un mot, faire de l’art vivant, tel est [son] but », comme il le déclarait dans la brochure qu’il imprima à l’intention des visiteurs de son pavillon du Réalisme en 1855.
nus, sur les draps d’un lit défait, dans une chambre richement décorée, où l’épanouissement des fleurs répond à celui des sens, où le sommeil naît de l’extase. Amour fusionnel du teint mat et des courbes généreuses de la femme brune se mélangeant avec une beauté frêle, rousse et plus pâle, aux traits empruntés à Joanna Hifferman, modèle de Courbet. Sur la soie, un collier de perles est rompu : luxe et luxure incarnés dans ce bijou, signe de la puissance érotique de la liaison entre les deux femmes. Les poses n’ont rien de conventionnel, la beauté se trouve non pas dans l’image de la femme idéale mais dans ces corps mêlés, ces cheveux relâchés, ce collier arraché, cette passion qui ignore le spectateur. Courbet impose, dans un format réservé à la peinture d’histoire, un amour interdit entre deux femmes. Tout semble opposer Le Sommeil et Les Demoiselles des bords de la Seine. L’un suggère, l’autre est explicite. L’un connut les foudres de la critiques du Salon, l’autre fut commandé par Khalil-Bey, qui le présenta à un cercle très privé. Ancien ambassadeur ottoman, riche amateur d’art, il possédait également L’Origine du monde et Le Bain turc d’Ingres. Face au Sommeil, posée sur le sol, la Bacchante couchée d’Auguste Clesinger tord son corps sur un lit de grappes de raisin, gisant entre désir et ivresse. Dans le marbre s’exalte la peinture à laquelle elle fait écho, comme si l’une des deux femmes avait quitté cette chambre clinquante pour poursuivre sa rêverie érotique au milieu de cette grande galerie. À moins qu’elle ne soit une troisième figure désirant rejoindre le lit des deux amies. Les femmes règnent dans cette collection, riche panorama de la création artistique de l’A ntiquité au xx e siècle. À votre tour de vous abandonner sur les parquets du Petit Palais, dans leur contemplation. nicolas alpach
© Nicolas Alpach
La femme, au Petit Palais, n’est pas qu’une Parisienne mondaine – elle jouit de son corps comme elle l’entend, ne se souciant plus du visiteur qui, croisant son regard, se transforme en voyeur. J ouir Un peu plus loin, Le Sommeil (1866) ne peut être plus explicite. La charge érotique de la toile est telle que les visiteurs contemplent l’œuvre, coupables, de loin. Deux corps de femmes s’enchevêtrent,
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Théâtre
D e K r z y s z t o f Wa r l i k o w s k i Co m é d i e d e C l e r m o n t- F e r r a nd l e s 2 3 e t 2 4 j a n v i e r ; Co m é d i e d e R e i m s l e s 3 0 e t 3 1 j a n v i e r ; Co m é d i e d e G e n è v e d u 1 1 au 1 3 f é v r i e r ; Ta r b e s , l e Pa rv i s l e s 2 2 et 2 3 m a r s ; Pa r i s , t h é â t r e n at i o n a l d e C h a i l lot e n n ov e mb r e .
« J e c h e r c h e d e s s o u r c e s d i f f é r e n t e s p o u r u n n o u v e a u t h é â t r e d e l a pa r o l e . » T enu pour iconoclaste et provocateur , le metteur en scène polonais Kr z ys z tof Warli kows k i monte dans sa langue maternelle L es F r a n ç a is , pièce librement inspirée de À l a R ec h erc h e du temps perdu de M arcel P roust. I l y pri v ilégie les thèmes moins con v enus de l ’ homophobie et de l ’ antisémitisme , présents dans l ’ œ u v re , mais au xquels l ’ écri vain n ’ avait pas osé faire ou v ertement référence . Warlikowsk i entend ainsi rendre « u n h omm ag e à l a F r a n ce , à ses va leurs de libert é et d ’ é g a lit é , avec u n e œ uvre o n n e peut plus fr a n ç a ise » . D e l ’ époque proustienne transformée par le premier conflit mondial à notre société e x posée à des menaces multiples , nombreuses sont, selon lui , les con v ergences . L a Comédie de C lermont- F errand accueillera la première fran ç aise de cette pièce, déj à jouée à Varsov ie par la compagnie N owy T eatr . entretien av ec Kr z ys z tof Warli kows k i .
Le 6 février 2014, au théâtre de l’Odéon, lors d’une rencontre avec Georges Banu pour son cycle Amour et désamour du théâtre, vous aviez eu ces mots : « Le théâtre ne m’intéresse plus. » Pourtant, votre nom figure toujours à l’affiche de pièces de théâtre majeures... Le théâtre ne m’intéresse plus en ce sens qu’il n’est plus que conventions. Bien sûr, à l’âge de 18 ans, curieux, je suis passé par tout Molière, par tout Racine. Puis je suis revenu aux Grecs anciens, à Shakespeare, où la source est plus pure, plus surprenante. On peut le qualifier de théâtre du monde, dans le sens de « globe ». L’héritage français, lui, est tellement lourd : en premier lieu, tout ce qui est classique était produit pour la cour ou pour un mécène issu de l’aristocratie, de l’Église ou de la bourgeoisie. Les pièces des auteurs suédois ou norvégiens du xix e siècle étaient commandées par la bourgeoisie pour le public bourgeois. Ce public existe toujours, donc on peut le satisfaire avec ces produits. Moi, je ne m’y reconnais pas. C’est même sans cesse une surprise de retrouver ces pièces à l’affiche. Je me suis interrogé sur les aspirations du public polonais, son besoin d’être dérangé, de ne plus subir ces pièces d’entertainment. Le théâtre n’a jamais été un divertissement. J’ai alors cherché des sources différentes, des monologues notamment. J’ai commencé à monter des textes qui n’étaient pas écrits pour le théâtre, comme ceux du prix Nobel de littérature en 2003 J. M. Coetzee. Son roman Elizabeth Costello m’a intrigué. J’ai trouvé dans ce livre une fiction d’un bon format, celle d’une écrivaine qui donne des conférences dans des universités américaines, conférences qui portent autant sur la littérature et l’holocauste des animaux que sur l’éthique et la frontière entre l’art et la réalité. Coetzee peut se permettre d’entrer dans la peau d’une femme célèbre, vieillissante, de plus en plus dérangeante. Je trouvais intéressant de confronter le public à ce genre de déclarations déroutantes : en quel autre lieu comparer l’holocauste des Juifs et celui des animaux ?
© Jean Louis Fernandez
Les Français
Par ailleurs, on comprend qu’il ne s’agit pas de divagations, que ces propos ont un sens, un contenu. Je les estimais nécessaires pour provoquer les Polonais, défier leur intelligence, les obliger à réfléchir, à établir un dialogue avec l’œuvre qui, elle-même, ne raconte rien, mais soulève des questions, nous confronte avec le monde entier. J’entendais poursuivre avec le théâtre de la parole parce qu’au théâtre, il est encore possible de proposer des spectacles jamais présentés. Pourquoi adapter ce monument de la littérature française qu’est À la recherche du temps perdu ? Ce n’est pas une pièce de théâtre. La pièce n’a pas la prétention d’être une adaptation quelconque. C’est une inspiration, un montage de plusieurs scènes, dialogues. On a suivi la trame du roman, un texte originellement en français, surtitré à la lettre près. Par exemple, un grand discours ouvre Sodome et Gomorrhe sur ce que l’on n’appelait pas encore l’homosexualité. On évoque peu ce thème quand on aborde Proust, on s’arrête aux madeleines, au portrait de la grand-mère Bathilde Amédée. Du côté de chez Swann, autre exemple, ne parle pas de Swann mais de Dreyfus. Bien sûr, cette adaptation est mon point de vue très subjectif, le regard d’un étranger sur l’auteur français le plus marquant de l’histoire de la littérature. Ce texte sonne étrangement contemporain, étrangement dérangeant. Proust, lui-même issu d’une famille mi-française, mi-juive, ne se range jamais d’aucun côté. Il évolue au sein de ce Paris devenu un centre international, où les arts éclosent, où les ballets russes se produisent, où tous les artistes du monde accourent, à l’instar de Vienne, de Munich, de Berlin. Proust retrace l’histoire de l’art de cette époque. De mon point de vue de Polonais, je me devais de restituer le contexte propre à mon pays. Proust était un auteur chéri du pouvoir communiste, pouvoir on ne peut plus idéologique. Il était étudié à l’université, constituait la référence en terme d’éducation culturelle européenne. La question, aujourd’hui : l’est-il toujours ? Jusqu’à quel point la Pologne a-t-elle perdu le contact avec cette intelligentsia d’avant-guerre, propulsée au-delà du communisme jusqu’aux années 1990 ? On disait à l’époque, à Varsovie : l’Europe va jusqu’à la rive gauche de la Vistule, puisque à droite, il y a déjà l’Est. Là était la frontière. À la recherche du temps perdu porte en soi les prémices des drames à venir. Comment l’analysez-vous ? Marcel Proust, comme d’autres, dont Thomas Mann, prédit la fin d’une société, de cette société d’avant les guerres, l’apocalypse d’une culture. Dans le contexte actuel, après les attentats à Paris en janvier et en novembre 2015, que reste-t-il des valeurs intellectuelles européennes ? Quelle est leur place dans la société ? En Pologne, on a suivi ce mouvement de défense des valeurs républicaines. On se rend compte qu’elles sont essentiellement françaises. La société polonaise, ancrée à droite, très catholique, ne peut pas être perçue comme une nation-monde, où ces valeurs auraient été reprises. Leur ébranlement nous confronte à nouveau au sentiment d’une fin proche. Il est restitué par le fameux monologue de Charlus sur la fin de Pompéi, dont il ne reste que des pierres. On ne peut cantonner la Recherche à la description d’une France bourgeoise, antisémite. Selon moi, il est toujours question de la société, celle d’hier et celle d’aujourd’hui, avec la mobilisation des Français en 2015, eux qui avaient commencé par un acte radical, qui a précédé tous les actes radicaux : la guillotine. On n’a plus vécu de rupture aussi NOTO
forte que celle de 1789, si ce n’est la révolution russe au début du xx e siècle. La République en sort renforcée et guide l’Europe dans sa marche vers la modernité. L’Europe n’est-elle pas un recours ? L’enthousiasme pour l’Europe est très vite retombé. On est témoin du phénomène de « conservatisation » des sociétés européennes. Les Français symbolisent les Européens en danger. L’A ngleterre, autre pays du théâtre, ne nous a rien appris, rien donné, hormis quelques scandales touchant la famille royale. On n’y conçoit pas, à la manière européenne, que l’art peut sauver la société, qu’il lui est nécessaire dans son cheminement vers le progrès. Prenez l’exemple des quelques spectacles vivants de ces dernières années, qui défendaient des points de vue essentiels, se confrontaient aux tabous de la société, percutaient de front, si je puis dire, des murs de catholiques s’estimant offensés. Toute la fierté de la société humaine se retrouve dans ce questionnement sur elle-même. Cette inspiration de la Recherche renvoie à ce questionnement, appuyé sur un texte déroutant, dérangeant, entre moderne et ancien. Proust a inventé un vocabulaire qui nous apparaît désormais naturel, mais qui n’avait pas encore de nom à l’époque. Comment le restituez-vous sur le plan de la dramaturgie ? Dans cette inspiration, je fais appel à la danse, à la vidéo, au théâtre à travers des citations de Phèdre de Racine, à l’opéra avec Pelléas et Mélisande de Debussy. Ce qui constitue l’essence même de mon théâtre : un montage de textes, mais aussi de genres. Si on considère mon travail au théâtre mais aussi à l’opéra, mes spectacles doivent pouvoir accueillir un public sans étiquette. J’ai vécu cette expérience au Festival d’Avignon, du temps d’Hortense Archambault et de Vincent Baudriller, où se produisaient artistes visuels, artistes de mouvement, du bloc allemand, flamand. Tous abandonnaient le spectacle de la parole pour aller vers la performance, vers des genres de moins en moins définissables. La vieille narration théâtrale n’est plus qu’une tradition qu’on cultive à la manière des spectacles de l’opéra de Pékin. Les écrits de Proust ont pour vous valeur de prophétie et d’éveil des consciences... La pièce me renvoie à la situation que j’ai trouvée en Pologne en débutant au théâtre, dans les années 1990, quand le théâtre accompagnait l’opposition. C’était un plateau de liberté, la parole était libre. On pouvait entendre Kafka, un théâtre d’allusions, qui parlait de la dictature, de l’individu soumis à la pression de cet appareil idéologique. Il a fallu précipiter le changement, abandonner le théâtre classique d’auteurs tels que Molière, se confronter à la « barbarisation » culturelle, à la barbarisation de la rue, de la société polonaise écrasée par l’oppresseur soviétique. Il était alors impensable qu’un metteur en scène de ma génération adapte Molière. C’est un auteur toujours joué, en France bien sûr, à la ComédieFrançaise, ou en Allemagne. Mais peut-on considérer qu’il relève d’un genre toujours vivant ? Il véhicule des schémas à l’ancienne, très inscrits, comme le théâtre de boulevard. De nombreux auteurs actuels le perpétuent et commencent leur travail par l’acte I : « L’action se déroule dans la cuisine... » On se croirait chez Eugene O’Neill. Puis vous lisez Sarah Kane : « Les rats mangent les bras des personnages. » P ropos recueillis par C ordélia T rou v ère
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© Sophie Lawani-Wesley pour La Patinoire Royale VARIETY
ELMER BÄCK
LUIS ALBERTI
Galerie
Let’s Move!
DVD
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un film de PETER GREENAWAY
mpatible 4/3) - Couleur - Durée du film : 100 min
er la sensibilité des spectateurs
LIO SAVANTE Produit par SUBMARINE, FU WORKS, E WOLTING, SAN FU MALTHA, CRISTINA VELASCO de la photographie REINIER VAN BRUMMELEN NSC SOLARES Maquillage MARIPAZ ROBLES Effets spéciaux rlands Film Production Incentive of the Netherlands Film Fund, und, Tax shelter du Gouvernement Fédéral de Belgique et Tax F/ARTE, VPRO, YLE Ventes Internationales FILMS BOUTIQUE. RKS / PALOMA NEGRA FILMS S. DE R.L. DE C.V./ EDITH FILM port est exclusivement destinée à l’usage privé dans le cadre on en public, télédiffusion, exportation) sans autorisation est
Que viva E i s e n s t e i n !
L a Pat i n o i r e r o ya l e R u e V ey dt 1 5 – B r u x e l l e s w w w. l a pat i n o i r e r o ya l e . c o m Jusqu’au 26 mars 2016 (entrée libre)
D e P e t e r G r e e n away Py r a m i d e V i d é o , 1 h 4 5 , 2 0 1 5
I N I T I AT I O N . En 1931, rejeté par Hollywood et frappé de suspicion par les Soviétiques, Sergueï Eisenstein se rend au Mexique, à Guanajuato, pour y tourner un nouveau film intitulé Que Viva Mexico ! Plongé dans un monde aux antipodes de ce qu’il a connu jusqu’alors, le grand cinéaste russe se laisse initier par son guide Palomino Cañedo au plaisir, à l’amour et à la mort. Ce bref séjour chamboulera son univers, laissant une trace indélébile sur sa vie et sur son art. Peter Greenaway rencontra pour la première fois le cinéma d’Eisenstein dans les années 1950, dans une petite salle de l’East End à Londres, et celui-ci ne le quitta plus. À travers cette période particulière dans l’existence d’Eisenstein, et loin de nous livrer une hagiographie, le réalisateur britannique capte l’essence de son personnage et en rend toute la complexité. Pour ce faire, il compose un film étonnamment burlesque, étourdissant, à l’image de son protagoniste. Ces dix jours qui ébranlèrent Eisenstein nous révèlent un homme fragile, difficile à aimer ou à détester, à saisir et à comprendre. Il ne reste au spectateur qu’à se laisser emporter dans ce voyage à travers les terres mexicaines, où le décor aux couleurs chatoyantes devient une expérience sensuelle. M arc - A ndré C otoni
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M ou v ement . L’exposition Let’s move! est un parcours libre dans l’art cinétique de 1955 à la fin des années quatre-vingt. Transchromie, vibrations, effets d’optique, de lumière, le visiteur, par son mouvement, devient un acteur de l’œuvre. Il ne s’agit pas seulement d’une interaction, mais bien d’un rapport de nature presque scientifique, où l’œuvre est le support d’une expérience. Réalisée en collaboration avec la galerie Denise René (Paris), pionnière de l’art cinétique avec son exposition Mouvement en 1955, la Patinoire royale, galerie inaugurée en avril 2015, expose une centaine d’œuvres de vingt-neuf artistes dont Julio Le Parc, Carlos Cruz-Diez (avec Chromosaturation, immersion physique dans des espaces monochromes), Jesus Rafael Soto, Victor Vasarely ou Francisco Sobrino et ses étonnantes Structures permutables. A . C .
© Depagne Thierry
PREMIÈRE
un film de PETER GREENAWAY
nt délirant illon visuel
tre du cinéma russe, er Greenaway nt !
Théâtre
D o m i n i q u e Bl a n c Les Liaisons dangereuses De Pierre Choderlos d e L a c l o s , a d a p tat i o n e t m i s e e n s c è n e d e C h r i s t i n e L e ta i l l e u r Théâtre de Sète du 20 au 22 janvier ; Le Mans, l e s Q u i n co n c e s d u 27 au 2 9 j a n v i e r ; t h é â t r e d e S a i n t- Q u e n t i n - e n -Y v e l i n e s d u 1 1 a u 1 3 f é v r i e r ; P o n t o i s e , l ’ Ap o s t r o p h e t h é â t r e d e s L o u v r a i s d u 1 7 a u 1 9 f é v r i e r ; M o d è n e ( I ta l i e ) , T e at r o S t o r c h i l e s 2 4 e t 2 5 f é v r i e r ; Pa r i s , T h é â t r e d e l a V i l l e d u 2 a u 1 8 m a r s ; T h é â t r e n at i o n a l d e N i c e d u 2 3 a u 2 5 m a r s ; Q u i mp e r , t h é â t r e d e C o r n o u a i l l e s du 29 au 31 mars.
« s e r ê v e r à pa rt i r d u r ê v e d e l ' au t r e » E lle est l ’ une des grandes comédiennes du thé â tre et du cinéma fran ç ais . D écou v erte par Patrice C héreau, qu ’ elle n ’ a cessé de retrou v er au fil de sa carrière , D ominique B lanc , 5 9 ans , arpente sans relâ che les plateau x . O n souligne sa discrétion et sa mesure alors que , paradox alement, sur scène , c ’ est sa présence qui en impose : terrienne , solide . À quelques semaines de son entrée à la Comédie - F ran ç aise , elle interprète , au thé â tre , le r ô le de la marquise de M erteuil dans L es L i a iso n s da n g ereuses de C hoderlos de L aclos . E ntretien . NOTO
Comment est né le projet des Liaisons dangereuses ? La proposition émane du directeur du Théâtre national de Bretagne (TNB), François Le Pillouër. Il m’a parlé du désir de Christine Letailleur de mettre en scène le texte. Nous nous sommes rencontrées – j’avais entendu parler de son travail, mais ne la connaissais pas – et nous avons décidé de nous lancer dans cette aventure un peu folle. Christine est une « littéraire », qui a fait de nombreuses adaptations. Elle voulait que celle-ci soit le plus féminine et féministe possible, afin d’attribuer à Merteuil une place considérable, et cela aussi m’attirait. Je savais que le résultat serait profond, puissant. Réunir sur un plateau six comédiennes incarnant tous les âges de la femme avec leurs états intérieurs profonds, amoureux, est rarissime de nos jours. Nous nous sommes donc lancées et Vincent Pérez – avec qui j’avais déjà travaillé – s’est imposé dans le rôle du vicomte de Valmont. J’aime la part de mystère et d’inconnu que peut offrir ce métier. René Char s’interrogeait : « Comment vivre sans inconnu devant soi ? » Comment avez-vous construit le rôle de la marquise de Merteuil ? Mon travail a consisté à lire et relire le roman comme s’il était une source d’inspiration continuelle, pour creuser au plus profond du texte. Les lettres de Merteuil se font plus rares que celles de Valmont, mais elles permettent de plonger dans son âme. J’ai également consulté des ouvrages sur l’époque, comme ceux de Chantal Thomas, qui a beaucoup publié sur le xviiie siècle et sur la condition de la femme 77
au siècle des Lumières. Un livre comme L’Invention de la liberté de Jean Starobinski m’a aussi nourri. Les Liaisons dangereuses ont été écrites quelques années avant la Révolution française et la façon dont Merteuil sort de son enfermement programmé, dont elle se libère de son aliénation pour inventer sa propre liberté, est très intéressante. Il y a notamment une lettre, un peu ignorée, où elle raconte son passé. On y apprend comment elle a été l’architecte de son corps, les souffrances qu’elle a endurées au nom de l’expression du plaisir, de la liberté gagnée pour vivre selon ses désirs. J’ai été épatée par ce parcours. La construction du rôle, elle, s’est faite petit à petit. Lorsqu’on travaille avec un nouveau metteur en scène, que ce soit au cinéma, au théâtre ou à la télévision, il faut se montrer le plus souple possible et s’introduire dans ses rêves. Finalement, je conçois mon métier comme cela : arriver à entrer dans le rêve de l’autre, à se rêver soi à partir du rêve de l’autre.
Christine Letailleur qualifie Les Liaisons dangereuses de « roman de la fascination »... Nous sommes fascinés par la noirceur de l’âme humaine et, en effet, le spectacle la donne à voir. Mais plutôt que fascination, je dirais ivresse maléfique. On est sidéré quand on joue, on ressent une espèce d’ivresse à aller si loin dans la manipulation et dans la perversité. C’est une aventure jubilatoire, extrêmement agréable. Vous avez confié lors d’une interview qu’on ne vous avait jamais proposé un rôle d’une telle noirceur. Jamais. Étonnant, non ? J’ai souvent joué la souffrance, le désespoir – ne parlons pas du cinéma, c’est identique. Les gens m’ont confié leur douleur, et j’en ai pris la responsabilité ; je l’ai assumée tant et plus.
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J’ai été une victime aussi, beaucoup. J’ai eu la chance qu’au théâtre, on m’offre des rôles magnifiques – au cinéma également, même si on y a tendance à vous proposer ce que vous venez de faire. Mais c’est la première fois que l'on m'offre de faire l’expérience de la barbarie, de compter au nombre des barbares. C’est une grande responsabilité qui, dès le départ, m’a enchantée. Passer, pour le dire de façon primaire, du côté des méchants, du pouvoir, est neuf, intrigant et tout à fait palpitant. Interpréter ce personnage sombre a-t-il modifié votre façon de travailler ? Totalement. Je me suis d’abord demandé si j’étais le « bon casting », une interrogation légitime. Après il a fallu inventer, proposer : cela s’est fait par étapes. Depuis, le travail se poursuit. J’espère que ma Merteuil sera un peu plus grande, diabolique, profonde, soir après soir. Ça, je le tiens de Chéreau. Lorsque Patrice dirigeait Nanterre, Luc Bondy avait mis en scène Terre étrangère d’A rthur Schnitzler, dans laquelle je jouais avec Michel Piccoli et Bulle Ogier. Puis Bondy avait dû repartir. Chéreau, qui avait plusieurs retours [écrans vidéo captant ce qui se passe sur scène, N.D.L.R.] dans son bureau, était venu me donner des notes deux jours avant la dernière représentation, parce qu’il estimait que certaines scènes se décalaient. Cela m’est resté en mémoire : le travail s’élabore lors des répétitions, certes, puis il continue jusqu’au bout, metteur en scène présent ou pas. À quoi attribuez-vous cette « étape » ? Je ne sais pas. Toutefois, si je considère ce que j’ai fait au théâtre, Merteuil représente véritablement un tournant. Entrer à la Comédie-Française et me voir proposer le rôle d’Agrippine dans Britannicus de Racine en constitue un autre. Si je ne peux pas parler de ce rôle – j’ai lu la pièce sans l’avoir encore travaillée –, je sais que je suis confrontée à un personnage fort, avide de pouvoir.
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© Jean Louis Fernandez
Mais il peut arriver que l’on échoue à « entrer dans le rêve de l’autre » ? Oui, parfois, ce n’est pas possible. Dans ce cas, le métier devient un métier de solitude. On peut aussi se tromper de personnes, d’aventures. C’est normal. À partir de là, il faut rêver malgré tout, en dépit de l’incommunicabilité, sauver tout ce qui peut l’être, ce qu’on pense du rôle et du texte. Car il reste toujours le texte, et de façon générale, c’est le matériau avec lequel je travaille. J’y suis très attentive. Je ne connaissais pas du tout le français du xviiie des Liaisons dangereuses. J’avais joué Le Mariage de Figaro, mais la langue de Beaumarchais est très différente de celle de Choderlos de Laclos. Il m’a fallu comprendre ce français qui me paraissait au départ obscur, incompréhensible. L’image que j’ai est celle du labour, du fait de retourner la terre pour ne cesser de l’aérer jusqu’à ce qu’elle devienne fertile. La langue est fertile lorsque vous arrivez à la transmettre, à la rendre claire, lumineuse, limpide. Ce travail, nous l’avions mené avec Patrice Chéreau pour Phèdre : rendre l’alexandrin fluide comme du français contemporain, accessible à tous. Populaire évidemment, populaire éminemment... Que quelqu’un qui n’est jamais allé au théâtre puisse découvrir cette pièce et en comprendre toute l’histoire est une chose très importante.
Pourquoi avoir donné des lectures des Années d’Annie Ernaux au théâtre de l’Atelier à Paris ainsi qu’au TNB à Rennes ? Depuis très longtemps, j’éprouve une grande admiration pour Annie Ernaux. J’ai lu tous ses livres. À l’occasion de L’Autre, adaptation cinématographique par Pierre Trividic et Patrick Mario Bernard de L’Occupation – pour laquelle j’ai été récompensée à la Mostra de Venise, en 2008 –, j’ai demandé à la rencontrer. Nous avons sympathisé. J’admire son écriture dense, intense, puissante, quasiment chirurgicale, extrêmement précise, sans apprêt ni effet, sans aucune complaisance envers soi. C’est de la haute joaillerie. Lorsque le théâtre de l’Atelier m’a invitée pour une lecture, j’ai choisi Les Années. Pour moi, il s’agit d’un livre culte, un modèle en matière d’autobiographie. Annie Ernaux et moi avons fait le découpage ensemble car c’était important qu’elle l’approuve.
En mettant en son centre un individu qui parle du monde à la troisième personne, ce livre offre une position rêvée au comédien. Tout à fait. Sans en être l’auteur, on se glisse dans sa peau pour raconter une multitude de personnages. Dans Les Années, Annie Ernaux évoque les réunions de famille si bien que lors de la lecture, je convoque le public à un banquet littéraire, où se succèdent années et repas. Par ailleurs, j’aime beaucoup l’exercice de la lecture. J’ai commencé en 1996 avec Michel Piccoli. Dirigés par Paul Veyne, nous lisions des poèmes et des textes de résistance de René Char. Je suis « entrée » en lecture dans ce contexte, et je continuerai de la pratiquer, tant cet exercice de concentration est passionnant. Soi et le texte, sans costume ni décor, ce rapport très physique, très charnel au texte me plaît. Quels sont les livres, les auteurs qui vous accompagnent ? René Char, évidemment et, avec l’aide de Marie-Claude Char, sa compagne, j’ai pu naviguer dans son œuvre. Cet auteur m’apporte beaucoup de lumière, c’est une espèce de héros. J’aime évidemment Marguerite Duras, dont j’espère pouvoir jouer à nouveau La Douleur, quand le temps sera venu. Il y a Tchekhov, dont j’engrange tout ce que je peux depuis que je suis adolescente ; Arthur Schnitzler, dans lequel Luc Bondy m’a dirigée. Tchekhov et Schnitzler étaient médecins, ils avaient une telle connaissance de l’humain, de sa fragilité, de sa vulnérabilité. J’en suis bouleversée. Ces auteurs me font du bien et me consolent. Pour quelles raisons acceptez-vous un projet ? Mon instinct me guide. Je rencontre la personne, je l’écoute. L’entretien, l’urgence de son désir m’amènent à dire oui ou non. Puis il y a la proposition elle-même, le rôle, le texte : si ça ressemble à ce que j’ai déjà fait, j'ai tendance à refuser. Avancer dans l’inconnu, se remettre en cause régulièrement, remettre sa vie en jeu de façon artistique, voilà qui m’intéresse. Je ne dis pas « vaincre ou périr » comme Merteuil, mais cela doit rester un pari. Ce qui me fait avancer, c’est cet ailleurs qui fait que je me lance dans le rêve d’un autre. Qu’il s’agisse de théâtre, de cinéma ou d’opéra, c’est se trouver à un autre endroit du rêve.
Pourquoi « culte » ? C’est un livre dans lequel les gens se reconnaissent. Il s’agit d’une grande aventure humaine, qui embrasse une moitié de siècle : de 1940 à 2008, à travers la vie d’une femme, on assiste à l’évolution de la société française sur les plans politique, sociologique, onirique, sensitif, sensuel et voluptueux. Cette période nous est relatée d’un point de vue féminin. Le personnage se livre avec beaucoup de modestie, d’humilité, de discrétion. On assiste à son épanouissement d’écrivain. Lorsque je l’ai lu au théâtre de l’Atelier, ce fut extraordinaire : les générations se reconnaissaient et s’enthousiasmaient au fur et à mesure des périodes évoquées. En cela, c’est un grand livre populaire, un livre culte. J’aime cette idée de défendre un texte à la fois âpre, dense, drôle aussi, ce qu’A nnie Ernaux n’avait pas forcément perçu.
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Le metteur en scène Marc Paquien qualifie justement votre jeu d’instinctif... J’utilise sur le plateau la part d’animalité qu’on porte en soi. C’est ce qui m’a permis d’avoir la chance – parce que ce fut une chance – d’être reconnue par Chéreau dès le début. Cela a été exceptionnel pour moi. Il m’a repérée lors d’un travail d’élèves sur Platonov de Tchekhov, où j’interprétais Anna Petrovna. Il m’a embauchée pour Peer Gynt. Je jouais de petites choses certes, mais me retrouver face à des acteurs instinctifs, avec une part sauvage, comme Maria Casarès, Nada Strancar ou Gérard Desarthe, m’a servi d’apprentissage. Devenir pensionnaire de la Comédie-Française, est-ce une façon de vous remettre en cause ? C’est une nouvelle aventure humaine et artistique, un choix de l’inconnu car, hormis Éric Ruf – avec qui j’ai joué Phèdre dans la mise en scène
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de Chéreau et qui demeurera à jamais mon Hippolyte –, je ne connais personne au sein de cette maison. On m’avait proposé d’y entrer il y a quelques années et j’avais décliné. Le fait que cela vienne d’Éric et sa personnalité m’ont décidée à accepter. J’aime le comédien, le metteur en scène, j’admire le décorateur. À la Comédie-Française depuis vingt ans, il en a une connaissance incroyable. J’ai le sentiment qu’il veut lui donner une dimension internationale. Participer à cette aventure est extraordinaire. Vous avez reçu, notamment, quatre césars et deux molières. Quelle attention prêtez-vous aux prix ? Au début, j’ai galéré. J’ai été refusée à tous les concours institutionnels : le Conservatoire, l’école de la rue Blanche. J’étais tellement désespérée que j’ai failli laisser tomber. Aussi, ça me fait plaisir, ne serait-ce qu’en souvenir de cette période. Un prix ne récompense pas qu’une seule personne mais une équipe, un ensemble et, pour moi, c’est toujours une reconnaissance à partager. Ce métier est un métier de promesse, de liberté, et les prix me touchent. Mais le lendemain matin, il faut retourner au boulot. À quand remonte votre désir d’être comédienne ? Enfant, je n’étais pas comédienne, j’étais metteuse en scène et dirigeais mes amies dans Les Femmes savantes, Les Précieuses ridicules, etc. Le désir m’en est venu sous une forme masquée, lorsque j’avais une quinzaine d’années. Adolescente extrêmement timide, complexée et sauvage, j’ai raconté à mes parents que je voulais prendre des cours d’art dramatique pour m’ouvrir aux autres. Ils m’ont inscrite à Lyon, au cours de Janine Berdin, une grande dame et une remarquable pédagogue. Elle m’a demandé de travailler Le Journal d’Anne Frank. J’ai appris mon texte et suis arrivée au cours complètement terrorisée. Mais une fois sur le plateau, j’ai tout oublié, j’ai senti un grand vide dans ma tête : j’étais Anne Frank. C’était parti. Ce fut le début d’une aventure et d’une expérience extraordinaires, où j’avais le sentiment que je n’étais plus du tout moi ; j’étais débarrassée de tout ce qui pouvait m’entraver. Je me souviens très bien que Janine Berdin m’a dit de m’inscrire au Conservatoire. Je suis rentrée chez moi, je l’ai annoncé à mes parents et cela ne leur a pas du tout plu. Donc il en a été autrement. Comme j’étais assez douée en sciences, j’ai fait des études d’architecture. Quand je suis venue à Paris avec le souvenir de cette ivresse, de ce considérable bonheur d’être, je me suis sentie prête à tenter l’aventure une nouvelle fois. Et je me suis accrochée.
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Cherchez-vous cette sensation d’ivresse chaque fois que vous jouez ? En effet, c’est une réaction physique, qui peut se traduire, selon les instants, par l’accélération des battements cardiaques, par une émotion qui irradie tout mon corps, par la chair de poule, une décharge électrique... Quel est le premier spectacle que vous avez vu ? C’était avec ma petite maman – qui est toujours en vie. Elle m’a emmenée voir Tartuffe, monté par Planchon au Théâtre national populaire (TNP) de Villeurbanne. J’en conserve un souvenir extraordinaire, les comédiens étaient dans un état de liesse et de bonheur éblouissant. Le plateau m’a semblé une terre étrangère, un ailleurs où les gens étaient incroyablement heureux. Évidemment, c’est en ce lieu que le rêve a commencé à prendre forme. J’ai continué à aller beaucoup au théâtre : aux Célestins, au théâtre du Huitième. Lorsque Patrice Chéreau m’a engagée pour Peer Gynt, créé au TNP, j’ai senti que la boucle était bouclée : jamais, je n’aurais pu rêver pareille opportunité. À l’époque, je savais que Chéreau était un homme très important, mais je n’avais pas conscience de son aura internationale. J’ai compris tout de suite qu’il m’était essentiel et mon rapport avec lui a été incroyablement fertile. J’aimais évidemment son intelligence, mais aussi son corps, son animalité, son charisme, son potentiel physique, la façon dont il me touchait, me parlait, cette intimité profonde quand il me dirigeait. Je les porte toujours en moi. N’avez-vous jamais eu envie de passer à la mise en scène, au théâtre ou au cinéma ? J’ai réalisé un documentaire, Sandra Kalniete, la dame de Lettonie et un court métrage. Dernièrement, j’ai tourné dans l’adaptation par Katell Quillévéré du livre de Maylis de Kerangal Réparer les vivants. J’avais adoré ce livre et avais contacté l’éditeur pour en demander les droits, mais Katell les avait déjà obtenus – d’ailleurs, tout le cinéma français lorgnait dessus. J’aimerais adapter un livre un jour, y dessiner mon chemin. Ce désir est très fort, d’autres œuvres, d’autres auteurs se présenteront. Cela se fera ou pas... La vie passe tellement vite, j’en suis assez catastrophée. J’ai bien vécu, je n’ai pas à me plaindre. J’ai fait ce que j’ai voulu quand je l’ai voulu. Mais j’aimerais, si j’en ai l’occasion, inscrire mon désir différemment. P ropos recueillis par C aroline C h â telet
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Chanson
La Grande Sophie N o s H i s t o i r e s , Un i v e r s a l Music France, 2015 w w w. l a g r a nd e s o p h i e . c o m . f r
© Cesar Blay
L a m é lo d i e d u l a n g ag e . Nos Histoires précède une tournée de di x- huit mois : la chanteuse met en musique ses rencontres et porte ses compositions comme autant de bonnes paroles . R encontre .
Fraîcheur et spontanéité sont les mots qui viennent à l’esprit lorsqu’on croise pour la première fois La Grande Sophie. C’est en toute simplicité, avec générosité, qu’elle évoque la genèse de son nouvel opus. « Trois ans après La Place du fantôme, album introspectif, j’avais besoin d’une ouverture à l’autre. Nos Histoires a la couleur des rencontres. » Rencontres paisibles et émouvantes comme celles qui ont inspiré la chanson Hanoï : « Ma dernière tournée, en octobre 2013, s’est terminée dans la capitale du Viêt Nam. Le général Giáp, héros national, venait de mourir, le pays était en deuil. Le concert prévu dans un stade avec des groupes locaux avait été annulé. Nous avons joué à l’institut français, en toute intimité. Un instant magique. J’ai senti que la musique éveillait des émotions chez les spectateurs, qui, pour la plupart, ne parlaient pas français. Toute la salle s’est levée à la fin. Je suis partie avec un pincement au cœur et chez moi, j’ai ressenti comme un vide ; j’ai eu envie d’écrire, j’ai pris ma guitare et Hanoï est née. » La chanson, catalyseur du nouvel album, se veut le gage de son amitié pour le peuple vietnamien, qu’elle retrouvera lors d’une longue tournée. Outre Hanoï, La Grande Sophie se produira à Hô Chi Minh-Ville, Bangkok, Hongkong ou Singapour. « J’ai toujours été attirée par l’Asie, pour son côté
secret, naïf, pur. On est ailleurs, comme plongé dans une autre époque, même si on est tourné vers l’avenir. Quelle énergie aussi dans sa jeunesse ! » Rencontres restituées par la musique plus que par les mots. « Dans ma tête, j’entends toujours une phrase, une expression, avec une ligne mélodique. Un mot peut tout déclencher, mais un air l’accompagne toujours. Je ne pars jamais du texte. Je prends ma guitare et je cherche. Les chansons savent apparaître quand il faut ; il n’y a jamais de hasard », ajoute La Grande Sophie. Il n’en a pas fallu plus pour que, de la rencontre avec la romancière Delphine de Vigan, à l’occasion d’une lecture musicale, naisse une amitié incarnée par la chanson Je n’ai rien vu venir : « Entre nous, il y a eu une complicité immédiate. Elle avait écrit six romans, j’avais composé six albums. Les romans ont fait écho aux chansons. Elle piochait dans ses livres des moments de lecture et je lui répondais en chanson. Dans Jours sans faim, je me suis arrêtée sur cette phrase : "Je n’ai rien vu venir." J’en ai tiré une chanson pour la lecture musicale, que j’ai gardée sur l’album. » Aujourd’hui, l’aventure commune se poursuit avec un spectacle que les deux femmes écrivent. Rencontres plus tourmentées aussi, amitiés déçues retracées dans Les Lacs artificiels : « Je parle de la rencontre sous toutes ses formes, parfois ratée. Des sentiments non réciproques, situations qui me blessent et peuvent provoquer ma colère. La musique sert alors d’exutoire. C’est mon moyen de communiquer, tant pour établir le contact que pour exprimer mes émotions. » Les questionnements sont tout aussi personnels dans La Maison des doutes : « C’est vraiment un autoportrait. Ces doutes sont très présents chez moi. Au départ, je les dissimulais. Je suis arrivée à un stade où ce n’est plus possible. Aujourd’hui, je les chante, je les clame. Ils me permettent de me montrer plus exigeante, d’aller plus loin. » Ils assaillent souvent l’autodidacte qu’elle revendique être. Elle a écrit sa première chanson à 12 ans et créé son premier groupe à 13 ans : « Je n’ai peut-être pas une technique parfaite, je n’ai pas fait de nombreuses années de conservatoire, mais j’apporte ce que je suis en m’efforçant de donner à chaque fois le meilleur de moi-même. » Comme elle a accepté sa voix « qui part dans les aigus. Je la détestais, je savais qu’elle était présente, qu’elle était puissante. Je ne l’assumais pas. Je l’utilisais pour des reprises de chansons anglaises et tout le monde me disait : pourquoi tu n’essaies pas d’écrire en français avec ce timbre-là » ? C’est chose faite avec Nos histoires. La chanteuse s’approprie aussi les récits d’autrui. Depuis le 11 mars évoque un couple séparé par le tsunami qui a déferlé sur les côtes japonaises. Au mari ne restait plus que le S. M. S. de son épouse, l’enjoignant de la ramener à la maison. Il a changé de vie, appris à nager, à plonger et, depuis 2011, tous les jours, il fouille les fonds marins à sa recherche. « J’ai été très sensible à cette histoire, au-delà du romantisme. Il ne la retrouvera pas, mais le lien demeure. » Elle chante aussi Maria Yudina, impressionnée par le courage de cette musicienne russe, qui s’est opposée au régime communiste. « Elle était pourtant la pianiste préférée de Staline, qui était sensible à sa virtuosité. Elle n’a jamais mâché ses mots. Elle lui écrivait et il ne répondait jamais. C’était une résistante. Une femme seule. » La Grande Sophie garde un regard enchanté sur son environnement. Modeste, mais déterminée. « Je ne me considère pas comme une poète. Je fais de la chanson. Je viens de la scène, je me suis produite dans des bars, des squats, des lieux très improbables. J’ai écrit énormément de chansons. À l’époque, en dix-neuf jours, je pouvais enregistrer dix-neuf titres. Je travaillais dans l’urgence. Aujourd’hui, je veux aller au bout de ce que j’entends réellement. Moins de chansons, mais les meilleures d’entre elles », conclut-elle avec un rire léger. Toutes les chansons viennent à point à qui sait entendre. C ordélia T rou v ère
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P OÉSIE
Heureux celui qui n’a pas de patrie. Poèmes de pensée D e H a nn a h A r e nd t, t r a d u i t d e l ’ a l l e m a nd pa r F r a n ç o i s M at h i e u , p r é f a c e d e K a r i n B i r o , Pay o t, 2 0 1 5 , 2 4 0 p. , 2 0 € .
Comment avez-vous découvert l’existence de ces poèmes ? Presque par hasard. Je préparais une conférence sur Hannah Arendt quand j’ai découvert quelques poèmes, perdus au milieu de sa correspondance. En parcourant la biographie que lui consacre Elisabeth Young-Bruehl, j’en ai relevé d’autres. Et de très bons. Je me suis dit qu’il devait exister un ouvrage les réunissant tous mais, après maintes recherches, il s’est avéré que ce n’était pas le cas. C’est alors qu’a germé l’idée d’un recueil. Je suis allée à New York, où j’ai pu consulter les archives numérisées de ses œuvres au Hannah Arendt Center et au Arendt-Blücher Trust, qui détenaient des poèmes inédits. Leur qualité, d’une part, et l’éclairage qu’ils apportent sur son œuvre théorique, d’autre part, m’ont convaincue de l’importance de faciliter l’accès à ce trésor méconnu. Au regard de son œuvre, quelle place Hannah Arendt accordait-elle à la poésie ? Au départ, cette place est purement affective, émotive. Dès l’âge de 12 ans, Hannah Arendt se constitue une bibliothèque, où figurent les ouvrages des poètes romantiques allemands, tels que Goethe et Heine. Vers 14 ans, elle s’intéresse à la poésie et à la philosophie grecques, qu’elle étudie parmi un cercle d’amis. Cette première approche crée un terreau, une sensibilité qu’elle va nourrir, notamment au cours de ses études universitaires. Sa rencontre en 1925 avec Martin Heiddeger est déterminante. Le philosophe de 35 ans encourage Hannah Arendt à écrire des poèmes. Lui-même en compose beaucoup, certains qu’il lui dédie. Au-delà de la relation tant décriée qui les unit, il y a entre eux un vrai échange et une admiration commune pour Rilke et Hölderlin. Durant ces années, l’amour devient le thème majeur de la poésie de l‘auteure. Mais assez rapidement, après leur séparation, l’amour va glisser vers ce qui, dans
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l’A ntiquité, est très proche : l’amitié. C’est d’ailleurs le sujet de son dernier poème avant le long silence des années 1930 : Aux amis. Voilà en quelque sorte ce qui constitue la première phase de son œuvre poétique : la découverte à la fois de l’amour et d’un langage, d’une forme, lui permettant d’évoquer ce qu’elle ne peut dire autrement. Ce qui est troublant dans cette première phase, c’est précisément la maîtrise de la forme poétique, qui s’accompagne d’une certaine mise à distance des émotions. On est loin des épanchements amoureux auxquels on peut s’attendre de la part d’une jeune femme qui découvre la passion à 20 ans. Deux facteurs concomitants permettent de l’expliquer : l’un tient à la composition particulière des poèmes chez Arendt, l’autre relève davantage de ce qui fait l’originalité de son œuvre. Concernant la fabrication à proprement parler de ses poèmes, Hannah Arendt passe par un long processus mental de rumination, de réflexion tant sur la structure, les sonorités, la métrique, le rythme que sur le contenu. Une fois tous ces éléments agencés dans sa tête, elle transpose le poème à l’écrit de manière définitive. Il n’y avait pas une seule rature sur les manuscrits que j’ai vus ! Ce fonctionnement impose déjà en lui-même une forme de distanciation. Mais la véritable originalité de son œuvre, et ce dès ses premiers poèmes, tient au fait qu’elle n’évoque ses émotions qu’au travers de concepts plus généraux tels que l’amour, la fuite du temps, la nature, la souffrance. Elle est déjà dans un univers où la pensée, la réflexion sur la vie, sur autrui, sur le rapport des individus au monde est importante. Cette inclination transparaît dans une tendance à conclure ses poèmes sur une note épigrammatique, et dans la recherche d’une forme d’universalité.
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l a p o è t e à l ' o mb r e d e l a p h i lo s o p h e . Tout au long de sa v ie , H annah A rendt ( 1 9 0 6 - 1 97 5 ) a écrit des poèmes , part originale et méconnue de son œ u v re au regard de sa pensée politique . entretien av ec Karin B iro , qui les a réunis dans un recueil inédit.
poètes américains parmi lesquels Randall Jarrell et T. S. Eliot. Ils lui transmettent leur passion de la poésie, leur bagage culturel anglophone. À l’inverse de Theodor Adorno qui dira qu’« écrire un poème après Auschwitz est barbare 2 », ils cherchent ensemble à donner un sens nouveau à la poésie afin qu’elle retrouve la fonction, la place première qu’elle avait dans l’A ntiquité. Toutefois, en 1946, la fin de la Seconde Guerre mondiale pose la question d’un retour en Allemagne. Ce vers « Heureux celui qui n’a pas de patrie » est sa réponse : ma patrie est ailleurs. Elle est dans mes rêves, dans ma poésie, elle est à la fois dans une pensée théorique que je suis en train d’élaborer et dans ce pays, les États-Unis. Ma patrie, c’est un champ des possibles. Hannah Arendt choisit l’exil.
Durant les années 1930, Hannah Arendt cesse d’écrire de la poésie. Pourquoi ? Tout d’abord parce qu’elle entre en lutte contre la montée du nazisme, faisant de sa survie sa première préoccupation. Après avoir été arrêtée par la Gestapo, elle quitte l’A llemagne en 1933 et s’installe un temps à Paris, avant de partir aux États-Unis en 1941. Durant cette décennie, elle ne s’accorde plus le loisir de se tourner vers une forme d’intériorité ; elle n’en a plus envie. En outre, la poésie est pour elle incompatible avec l’engagement. Elle n’écrira qu’un seul poème engagé, en 1942, « Justice et liberté ». Quelle place l’exil occupe-t-il dans le renouveau de son œuvre poétique ? Pourquoi avoir choisi ce vers « Heureux celui qui n’a pas de patrie » pour titre de ce recueil ? « Heureux celui qui n’a pas de patrie » est la transformation d’un vers de Friedrich Nietzsche, qui dit exactement le contraire : « Avoir une patrie ! Malheureux celui qui n’en a pas maintenant 1... » À son arrivée à New York, Hannah Arendt apprend l’anglais et rencontre un groupe de jeunes
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Elle choisit l’exil aux États-Unis et rédige toute son œuvre théorique en anglais. Mais ses poèmes, eux, sont écrits en allemand. Sont-ce, chez elle, deux entités fondamentalement différentes, hermétiques l’une à l’autre ? Il faut souligner que la place que Hannah Arendt accorde à la poésie dans sa vie et dans son travail ne cesse de grandir à partir des années 1950. En allemand, il y a un terme qui désigne la volonté de faire de l’art : Kunstwollen. Cette aspiration ne cesse de croître et se nourrit d’une réflexion profonde, qui trouve sa concrétisation dans sa pensée théorique autant que dans sa poésie, sous des formes certes différentes. Les poèmes qu’elle compose entre 1950 et 1952, après ses retrouvailles avec Heidegger, sont d’une densité incroyable, à l’image de sa vie, et se doublent d’une dimension métaphorique. Une anecdote intéressante montre que cette évolution se produit aussi dans le développement de sa pensée philosophique. Comme le reste de ses ouvrages théoriques, elle écrit La Condition de l’homme moderne en anglais (The Human Condition). Quand elle découvre la traduction allemande, elle la trouve mauvaise et décide de la réviser. Non contente de retoucher le texte, elle ajoute des poèmes, des citations, qui lui semblent naturels et essentiels à la compréhension de sa pensée. Cela montre bien l’importance, selon moi, que revêt le langage poétique dans son travail. Elle n’a pourtant jamais publié ses poèmes. Sans doute par pudeur. Peut-être que le secret était la garantie de leur sincérité, de leur liberté de ton, ce qui fait tout l’intérêt de ce recueil. P ropos recueillis par L udo v ic P in
1. Friedrich Nietzsche, Vereinsamt (« Solitaire »), 1884. – 2. Theodor W. Adorno, Prismes.
Critique de la culture et société, Payot, Petite Bibliothèque Payot, 2010, p. 30.
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Bonnes feuilles Stendhal de G iuseppe T omasi di L ampedusa M onique B accelli ( trad . de l ’ italien ) / / / É ditions A llia / / / 1 1 2 p. / / / 6 , 5 0 € / / / E n librairie le 7 jan v ier 2 0 1 6
Deux fois par semaine, Tomasi di Lampedusa, auteur du roman Le Guépard, immortalisé à l’écran par Luchino Visconti, prononçait chez lui, devant un public composé de jeunes gens, des « leçons » sur la littérature, anglaise principalement (Byron, Shakespeare), mais également française. Les éditions Allia ont l’excellente idée de publier, en février 2016, les pages consacrées par le célèbre romancier à Stendhal.
Stendhal doit son immense réputation à ce qu’on le considère comme un excellent romancier psychologique. Ce qu’il est en effet. Qu’il soit aussi un grand lyrique, un grand observateur de la conjoncture historique, un grand « moraliste » est moins universellement connu. Car une autre face de l’édifice est constituée par la doctrine éthique qui se dégage * Les termes et les
phrases en italique suivis d’un astérisque sont en français dans le texte. Lampedusa cite parfois Stendhal de façon approximative. Chaque fois que nous l’avons pu, nous avons rétabli le texte original. (Toutes les notes sont de la traductrice.) 1. Le Rouge et le Noir
de ces deux romans 1. Ce qui en ressort, c’est une morale de type épicurien, mettant l’accent sur les plaisirs spirituels plus que sur ceux du corps. En tenant compte de ce principe, il semble clair que l’on trouve plus de satisfaction dans la quête que dans la possession. Totalement agnostique, Stendhal ne recherchait évidemment pas les satisfactions physiques mais l’attente de celles-ci (« Le plus grand plaisir de l’Opéra réside pour moi dans les accords des violons avant que le rideau se lève, dans l’atmosphère d’attente joyeuse qui remplit * la salle éclairée et parée de jolies femmes »). Une forme de satisfaction probablement
conditionnée par les caractéristiques physiologiques qui poussèrent Stendhal à la fameuse tentative avec la Pietragua 2, et qui le rapproche de Proust. D’autre part, cette recherche des plaisirs, qui est le ressort de l’activité vitale de Stendhal, vise des buts fort communs et même modestes. Il suffit de lire les pages où il exprime ses « plus grands désirs », pour s’apercevoir, dès qu’on ouvre le livre, à quel point
et La Chartreuse
notre auteur fut fondamentalement antiromantique. Alors que Dumas, au cours des mêmes années,
de Parme (note de la
« fourrait » (on ne peut pas dire incarnait) dans le personnage de Montecristo ses rêves
rédaction de Noto).
mégalomanes de richesse et de pouvoir ténébreux, et que Balzac évoquait avec beaucoup plus
2. Angela Pietragua,
de puissance le défi que ce pauvre diable de Rastignac lançait à Paris, alors que toute une
milanaise, est la sœur
troupe de poètes petits et grands rêvaient de dominer le monde, ou au minimum la France,
de la célèbre
par le seul mérite d’avoir découvert de nouvelles césures à l’alexandrin, Stendhal, lui, se
cantatrice. Elle avait 23 ans quand Stendhal
contentait de désirs fort modestes. Cela vaut la peine de lire ce passage clé, assez peu connu
fit sa connaissance
hors du cercle des spécialistes. Je n’en citerai que les passages les plus caractéristiques :
en 1811. Il eut avec elle une liaison orageuse
God me donne le brevet suivant :
et alla jusqu’à
1. Jamais de douleur sérieuse jusqu’à une vieillesse fort avancée : alors non douleur, mais
l’enlever. Elle-même,
mort, par apoplexie, au lit pendant le sommeil sans aucune douleur morale ou physique.
faisant allusion à sa laideur, l’appelait
Chaque année pas plus de trois jours d’indisposition. Le corpus et ce qui en sort inodore.
« Le Chinois ».
2. Beaux cheveux, excellentes dents, belle peau jamais écorchée. Odeur suave et légère.
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Le 1er février et le 1er juin de chaque année les habits du privilégié deviennent comme ils étaient la troisième fois qu’il les a portés. 3. Il jouera parfaitement au whist, à l’écarté, au billard, aux échecs, mais ne pourra jamais gagner plus de cent francs. 4. Tous les jours à deux heures du matin le privilégié trouvera dans sa poche un Napoléon d’or [...]. Les assassins, au moment de le frapper, ou de lui donner du poison, auront un accès de choléra aigu de huit jours. [...] Les voleurs seront frappés d’un accès de choléra aigu, pendant deux jours. 5. Le privilégié prenant une bague au doigt et disant : « Je prie que les insectes nuisibles soient anéantis », tous les insectes, à six mètres de sa bague, dans tous les sens, seront frappés de mort. Ces insectes sont puces, punaises, poux de toute espèce, morpions, cousins, mouches, rats, etc., etc. 6. En tout lieu de privilégié après avoir dit : « Je prie pour ma nourriture » trouvera : deux livres de pain, un bifteck cuit à point, [...] un fruit et une demi-tasse de café. 7. Le privilégié ayant une bague au doigt, la femme qui serait déjà amoureuse de lui, perdra sa sotte retenue 3. 8. Dix fois par an, le privilégié, le demandant, pourra diminuer des trois quarts la douleur d’un être qu’il verra, ou cet être étant sur le point de mourir, il pourra prolonger sa vie de dix jours, en diminuant des trois quarts la douleur actuelle. Il pourra, le demandant, obtenir pour cet être souffrant la mort subite et sans douleur. 9. Le privilégié pourra changer un chien en une femme, belle ou laide ; cette femme lui donnera le bras et aura le degré d’esprit de Mme Ancilla et le cœur de Mélanie. Ce miracle pourra se renouveler vingt fois chaque année.* Dans un passage de Henry Brulard il nous dit : « Les épinards et Saint-Simon ont été mes seuls goûts durables, après celui toutefois de vivre à Paris avec cent louis de rente, faisant des livres.* » On ne peut pas ne pas noter l’extraordinaire modestie et la délicatesse de ces quelques demandes à God. Désirs modérés de marque purement épicurienne et par conséquent de goût classique ; mais qui ne découlent pas d’un piètre sentiment de soi, parce que Stendhal avait une conscience précise de sa valeur et que l’on trouve fréquemment dans ses notes des prévisions très exactes de la lointaine date où sa gloire sera au zénith (1885-1937). (Et, soit dit en passant, cette auto-installation de l’écrivain au paradis, si fréquente chez les classiques et dont Horace, Virgile, Dante, Pétrarque, Shakespeare, Ronsard et Corneille nous offrent d’illustres exemples, est inconnue des romantiques qui, bien que fort peu modestes, devaient secrètement sentir qu’ils étaient de pauvres types chez qui l’appétit des réalisations de la vie était trop vif pour qu’ils puissent avoir le sentiment de l’éternité. À vue de nez, le exegi monumentum romantique n’existe pas. En revanche il s’exprime magnifiquement chez Baudelaire et Pouchkine qui dépassèrent largement leur romantisme originel.) On ne saurait effectuer une recherche sans effort ; et l’on ne saurait supporter l’effort sans énergie. La morale hédoniste de Stendhal postule le culte de l’énergie. Dans ce consul mécontent et besogneux se cache un précurseur de Nietzsche. Il admire les personnages ex lege de la Renaissance, méprise les vaniteux Français, voue un culte à l’Italie et à son peuple, © Éditions Allia
chez qui il découvre une incessante recherche du plaisir, et une réserve d’énergie rendant possible cette recherche. Tout en dévoilant les défauts et les dangers que comportent ces caractéristiques [...], sa tendresse pour l’histoire, pour l’art et plus particulièrement pour la façon de vivre des Italiens, se révèle à chacune de ses pages.
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3. Cet article semble être une invention de Lampedusa.
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E n librairie le lundi 2 2 fé v rier
des pages 5 5 à 6 0
É ditions E ditions ç à et l à / / / 1 5 2 p. / / / 1 8 € / / / e x traits
D e A ndy Watson
Points de chute Chris, un jeune londonien, vit en colocation avec un ancien ami de fac. Quand ce dernier lui demande une faveur, Chris accepte sans savoir qu'il s'agit de l'accompagner à l'enterrement d'un certain Georges. Après la cérémonie, Chris rencontre la veuve de ce dernier et décide de la revoir. Après Slow News Day, Ruptures et Little Star, on retrouve Andi Watson et son univers, ses histoires de couples en devenir ou en fin de vie, de jeunes adultes désemparés et un peu perdus.
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© Ça et là
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6, rue de Furstenberg 75006 Paris www.musee-delacroix.fr
Delacroix et l’Antique
Exposition du 9 décembre 2015 au 7 mars 2016
Eugène Delacroix, Étude d’homme nu, dit aussi Polonais. Paris, musée du Louvre © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Tony Querrec
#DelacroixAntique
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