NOTO #5 - Printemps 2016

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R E V U E

C U L T U R E L L E

G R A T U I T E

LUMIÈRE O PIERRE SOULAGES O CHIMÈRE O CORRÈGE V E N I S E O G E O R G E S D I D I - H U B E R M A N O E X A LT E R L A C U R I O S I T É

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FESTIVAL DE L’HISTOIRE DE L’ART

3-4-5 JUIN 2016

PAYS INVITÉ ESPAGNE

#FHA16

FONTAINEBLEAU


www.noto-revue.fr 114-116, boulevard de Charonne 75020 Paris contact@noto-revue.fr

La Révolution la nuit

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PA R A L E X A N D R E C U R N I E R

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Alexandre Curnier CO O R D I N AT I O N E T D É V E LO P P E M E N T

Clémence Hérout

« La poésie doit être faite par tous. Non par un. » Lautréamont, Poésies II Enfant, je fus invité par un camarade de classe à dormir chez lui. Après le dessert, avant d’aller se coucher, mon ami, d’une façon très solennelle, me révéla la chose suivante : « Nous sommes des gens simples, chez nous, le soir, on dort. » Tout en mesurant la confiance qui m’avait été accordée, j’ai longtemps pensé que cette confidence – qui, dans le décor de mon souvenir, avait une couleur honteuse – était une façon de me dire : « À quoi bon rêver ? Les jeux sont faits. »

CO M I T É D E R É DAC T I O N

Caroline Châtelet, Maxence Collin, Clémence Hérout, Ludovic Pin, Cordélia Trouvère S EC R É TA I R E D E R É DAC T I O N

Nicolas Emmanuel Granier AV EC L A PA RT I C I PAT I O N D E

Gaëtan Akyüz, Nicolas Alpach, Pascal Bernard, Marc-André Cotoni, Elsa Fottorino, Odile Lefranc, Yvon Plouzennec, Gwénaël Porte Portrait . Pascal Bernard

En couverture : À Jupiter. Conception Alexandre Curnier - réalisation Corinne Dury. © Éditions NOTO

Depuis la fin du mois de mars, à Paris et ailleurs en France, la nuit est l’objet de beaucoup d’espoirs. Des générations se retrouvent, se regardent, s’écoutent et s’invitent à réfléchir à des alternatives. Peu importe ce qui a déclenché ces rendez-vous nocturnes, le temps qu’ils dureront ou leur devenir. Cette initiative populaire, mue par le choix d’investir les idées et la culture, en « refusant tout leader ou tout engagement vers les institutions », est le chemin le plus fertile pour réinventer. Nous devons nous réjouir de cette faim pour la parole et la connaissance. La nuit n’est plus le théâtre du rêveur solitaire. Elle s’illumine d’étincelles, d’une ambition commune, celle d’agir par la réflexion. Georges Didi-Huberman, dans le texte que nous publions dans ce cinquième numéro de NOTO, écrit : « On ne sort pas comme cela, d’un coup, d’un état de “disparition” dans la lumière. Mieux encore, en réapparaissant, [les lucioles] feront apparaître la nuit elle-même. » Pierre Soulages, autre invité de ce numéro, pourrait lui répondre : « La matière avec laquelle je travaille n’est pas le noir, mais la lumière qu’il émet vers le regardeur. [...] Je crois à l’importance du regardeur. »

Lumière . Maxence Collin, Alexandre Curnier, Clémence Hérout, Cordélia Trouvère Chroniques, Reflets momentanés d’Italie, Motif . Alexandre Curnier Noto bene . Cordélia Trouvère Bonnes feuilles . Maxence Collin et Ludovic Pin CO N C E P T I O N G R A P H I Q U E

Juliane Cordes, Corinne Dury R É G I E P U B L I C I TA I R E

Mazarine Culture Paul-Emmanuel Reiffers, président-directeur général Françoise Meininger, directrice du pôle culturel IMPRIMÉ SUR LES PRESSES

SNEL, Vottem, Belgique I M P R I M É S U R D U PA P I E R

Ce nouveau numéro de NOTO s’ouvre donc avec la lumière et les réflexions de Georges Didi-Huberman, Pierre Soulages et Éric Soyer. Jean Louis Gaillemin vous avait emmenés dans ses souvenirs, à Capri ; cette fois, c’est à Venise qu’il veut « tout comprendre, tout voir, tout noter ». Nous poursuivons notre série sur l’histoire de l’art, avec des textes inédits d’auteurs majeurs dans leur discipline. Après Adrien Goetz sur Le Bain turc d’Ingres dans notre précédente livraison, Guillaume Cassegrain pose son regard sur Corrège et ses Amours de Jupiter. Pour Bernard Blistène, directeur du Musée national d’art moderne, dans l’entretien qu’il nous a accordé, il faut « à tout prix exalter une culture de la curiosité ». En souhaitant participer de cette ambition, nous vous invitons à découvrir ce nouveau numéro de NOTO. 1. Titre de la revue créée en 1946 par Yves Bonnefoy.

Magno™ natural 100 g /m 2 et Magno™ natural 190 g /m 2. Produit par Sappi Europe SA. DÉPÔT LÉGAL ISSN

: avril 2016

: 2427-4194

Formulaire abonnement p. 77 © NOTO est une revue trimestrielle gratuite publiée par les Éditions NOTO, SARL au capital de 5 000€ © Tous droits réservés. La reproduction, même partielle, de tout article ou image publié dans NOTO est interdite.

Nous adressons nos remerciements à tous ceux qui ont contribué à la préparation et à la réalisation de ce numéro, en premier lieu les auteurs. Nos remerciements vont également à Carole Bourguignon, Errietti Engonopoulou, Ahmed Jelloul, Vincent Josse, Corinne Laude, Dima Mallemi, Camille Pajot, Tiziana Ravelli, Colette Soulages et René Todt.

Impression et façonnag www.snel.be


P O RT R A I T

CAPUCINE VEVER

YAHIDKA Développée en collaboration avec Valentin Ferré, l’application YAHIDKA invite l’utilisateur à une déambulation urbaine dans le 19 e arrondissement de Paris et à Malakoff. Accompagné de créations sonores immersives, l’auditeur explore mentalement les anciennes carrières se trouvant juste sous ses pieds. Réalisée dans le cadre d’une résidence (soutenue par la Drac Île-de-France) à la Maison des arts de Malakoff en 2014, avec la participation de la Maison des arts de Malakoff, de la Biennale de Belleville et du DICRéAM.

Verso Pollice Comme un lointain écho aux combats qui s’y déroulaient dans l’A ntiquité, une sculpture est enfouie dans le sol des Arènes de Lutèce. Le titre et la forme de l’œuvre font référence au geste utilisé par l’empereur et la foule pour ordonner la mort du gladiateur.

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© Capucine Vever

CAPUCINE VEVER

The Long Lost Signal En février 2012, une boîte noire géolocalisée, contenant un élixir olfactif et une adresse courriel, est abandonnée à l’embouchure de la Vilaine (Morbihan). La dérive dans l’océan Atlantique de cet objet énigmatique et anonyme construit le récit de la déambulation de l’œuvre (vidéos, dessins, projet éditorial, etc.). Réalisée avec le soutien de la société Dolink.

À travers des actions, des créations sonores ou visuelles (vidéos, installations, éditions), Capucine Vever exploite le potentiel narratif et poétique des territoires géographiques qu’elle investit : les Arènes de Lutèce avec Verso Pollice, les anciennes carrières de la ville de Malakoff et du 19e arrondissement de Paris pour Yet another hole I didn’t know about /// À la conquête de la Nouvelle Californie (YAHIDKA), l’île de Nantes, le village de Bugarach, etc. Mêlant réalité et fiction, ses travaux requièrent la participation active du visiteur, en sollicitant son attention et sa capacité à se projeter mentalement dans l’espace et dans le temps. Née en 1986, Capucine Vever vit et travaille à Pantin et ailleurs. www.capucinevever.com

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GUILLAUME CASSEGRAIN Historien de l’art, il enseigne l’histoire de l’art moderne à l’université Grenoble-Alpes. Spécialiste de la peinture italienne de la Renaissance, il a publié plusieurs livres aux éditions Hazan (Tintoret, La Coulure et Roland Barthes ou l’Image advenue). Il publiera prochainement un ouvrage sur la réception de Michel-Ange (Portrait d’encre, Hazan) et un essai sur Denis Roche.

GEORGES DIDI-HUBERMAN Historien de l’art et philosophe, il enseigne à l’École des hautes études en sciences sociales. II a publié une trentaine d’ouvrages sur l’histoire et la théorie des images, et a récemment fait paraître, aux Éditions de minuit, Sortir du noir – longue lettre au réalisateur László Nemes consacrée à son film Le Fils de Saul (2015, Grand prix du festival de Cannes et Oscar du meilleur film en langue étrangère) –, ainsi que Peuples en larmes, peuples en armes, sixième tome de L’Œil de l’histoire.

SERGE FAUCHEREAU Après avoir enseigné la littérature américaine à l’université de New York puis à celle du Texas, Serge Fauchereau a travaillé pendant une dizaine d’années au Centre Pompidou comme commissaire de grandes expositions (« Paris-New York », « Paris-Berlin », « Paris-Moscou », « Les Réalismes », etc.). Auteur d’une quarantaine d’ouvrages de référence, tels Avant-Gardes du xx e siècle, Le Cubisme, Les Peintres mexicains (Flammarion), dont une douzaine de monographies, il exerce aujourd’hui dans diverses institutions muséales internationales.

CLAUDE FRONTISI Professeur émérite à l’université Paris-OuestNanterre-La Défense (chaire « Art du xx e siècle »). Il y a fondé et dirigé le Centre de recherches interdisciplinaires sur l’art contemporain Pierre-Francastel, ainsi que la revue 20/21 siècles. À l’ENS-Ulm, il a codirigé le séminaire « La Confusion des genres » (photographie et environs). Pour l’École du Louvre, il a élaboré le programme contemporain des cours en régions et donné des cycles annuels de conférences. Ses ouvrages portent notamment sur l’œuvre de Paul Klee et les grands mouvements du premier xx e siècle, en particulier l’Art nouveau, le cubisme et le futurisme. La question des relations entre texte et image est un thème transversal à cet ensemble et donne également lieu à diverses publications. Enfin, il a conçu et dirigé l’Histoire visuelle de l’art (Larousse, réédité en 2009).

NOS INVITÉS

FRANÇOISE FRONTISI-DUCROUX Helléniste, sous-directrice honoraire au Collège de France, membre de l’équipe d’Anthropologie et histoire des mondes antiques (Anhima), Françoise Frontisi-Ducroux est l’auteure de nombreux ouvrages sur l’A ntiquité grecque, entre autres : L’Homme-cerf et la Femme-araignée (Gallimard, 2003), Ouvrages de dames. Ariane, Hélène, Pénélope (Seuil, 2009).

JEAN LOUIS GAILLEMIN Fondateur de Beaux-Arts magazine et de L’Objet d’art, Jean Louis Gaillemin a enseigné à l’université Paris-Sorbonne l’histoire du design et de l’art contemporain. Il est l’auteur d’ouvrages de référence sur Alphonse Mucha (Prestel-Somogy, 2009), Salvador Dalí (Gallimard, 2003 ; le Passage, 2002) ou Egon Schiele (Gallimard, 2005). Au début des années 2000, il reprend son travail photographique, ayant pour objet le corps, qu’il expose régulièrement.

PIERRE SOULAGES Irréductiblement lui-même décidé à « rejeter tout ce qui plaît trop », Pierre Soulages manie le paradoxe : inventivité et sérialité cohabitent dans son œuvre. Le noir est sa couleur – qu’il a portée jusqu’à l’outrenoir – pour ce qu’elle « contient de possibilité de la lumière », dont il s’emploie à sonder le mystère. Spectateur de son travail, il instaure un dialogue permanent entre ce qui apparaît sur la toile pendant qu’il peint et ses propres réactions devant ce qui émerge. Les sens n’en sont pas exclus : pour lui, « l’ascétisme n’empêche pas une volupté cachée ». La monumentalité de ses œuvres saisit. Ses tableaux sont « les murs eux-mêmes ». Aujourd’hui, Pierre Soulages est l’artiste en exercice dont la peinture est la plus présente dans les collections du monde. En 2014 a ouvert le musée Soulages, à Rodez, qui conserve sa donation et organise des expositions temporaires.

ÉRIC SOYER Scénographe et créateur lumière né en 1968, Éric Soyer réalise les décors et lumières des spectacles du metteur en scène et dramaturge Joël Pommerat depuis 1995. Il collabore également avec les metteurs en scène et chorégraphes Sylvain Maurice, Christine Dormoy, Denis Marleau ou Nacera Belaza.

JEAN STREFF Essayiste, romancier, scénariste et réalisateur, il est notamment l’auteur d’un livre culte, Le Masochisme au cinéma (Henri Veyrier, 1978 et 1990), des Extravagances du désir (la Musardine, 2002) et du Traité du fétichisme à l’usage des jeunes générations (Denoël, 2005), qui a été traduit en japonais. Il est l’actuel secrétaire général du prix Sade, et son dernier roman Théorème de l’assassinat (2015) est édité par les Âmes d’Atala.


5 sommaire 07 L U M I È R E 50 Cet objet du désir :

08 Minima lumina

Les Cheveux De l’or et de l’ordre

Phénoménologie et politique de la lumière

PA R G E O R G E S D I D I - H U B E R M A N

13 De l’effacement à l’éblouissement

« Je pars du noir pour composer la lumière,

car il faut d’abord créer le vide pour fabriquer l’espace. » P R O P O S E T P H OTO G R A P H I E S D ’ É R I C S OY E R

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22 Bonjour, monsieur Soulages ! « La matière avec laquelle je travaille n’est pas le noir mais la lumière qu’il émet vers le regardeur. »

Surgie du noir. La lumière selon Pierre Soulages PA R C L A U D E F R O N T I S I

34 R E F L E T S M O M E N TA N É S D ’ I TA L I E

Épisode 2 : Venise « La Venise imposante, référencée, n’est plus

C H R O N I Q U E S

41 Pour l’intelligence des poètes :

Chimère Organisme génétiquement modifié

56 M O T I F – A RT

Corrège, a parte Vers 1530, Corrège répond à une commande

de Frédéric II pour orner une pièce à usage privé. Quatre instants mythologiques des Amours de Jupiter, quatre chefs-d’œuvre, ou le récit de quatre assujettissements.

50

66 P R E M I È R E F O I S

Vers la poussière, suivi de Lagune

D E G A B R I E L H E N RY

68 N O T O B E N E

NOTO aime et recommande Musique, bande dessinée, document,

qu’une fantaisie, un décor. Libéré du souci d’apprécier, d’admirer, je me perds. Je ne suis plus que le spectateur anonyme d’un théâtre d’ombres. »

PA R J E A N LO U I S G A I L L E M I N

PA R G U I L L A U M E C A S S E G R A I N

E N T R E T I E N AV E C P I E R R E S O U L A G E S

30 Post-Scriptum

PA R J E A N S T R E F F

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essai, documentaire, musique, littérature, cinéma classique Musée : Bernard Blistène, entretien (p. 70) Patrimoine : la chapelle de la Madeleine à Penmarc’h (p. 78) Théâtre : Lisbonne occupe Paris (p. 82)

B O N N E S F E U I L L E S

PA R F R A N Ç O I S E F R O N T I S I - D U C R O U X

84 Palestine.

44 Presque célèbre :

D E R A J A S H E H A D E H

Journaux d’occupation

Níkos Engonópoulos Grecs symboles

PA R S E R G E FA U C H E R E A U

87 Un grand jardin

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D E G I L L E S C L É M E N T E T V I N C E N T G R AV É


6, rue de Furstenberg 75006 Paris www.musee-delacroix.fr

Hippolyte Gaultron, Portrait de Delacroix d’après l’autoportrait des Offices © 2012 Musée du Louvre / H. Bréjat. Jardin du musée Delacroix © 2013 Musée du Louvre / A. Mongodin.

Venez découvrir le musée Eugène-Delacroix

Un atelier d’artiste au cœur de Paris


Camille Pajot, Opsis num.2, encre sur papier, 2016. Š Camille Pajot

lumière


LUMIÈRE

Tout commence par une histoire esquissée par une voix empruntée à Pier Paolo Pasolini : « La nuit dont je te parle, [...] nous avons vu une quantité énorme de lucioles, qui formaient des bosquets de feu dans les bosquets de buissons, et nous les enviions parce qu’elles s’aimaient, parce qu’elles se cherchaient dans leur envol amoureux et leurs lumières, alors que nous étions secs et rien que des mâles dans un vagabondage artificiel. » Fragile spectacle que ces vers à feu dansant dans l’épaisseur de la nuit, et qui ne tarde pas à être offusqué par une tout autre lumière, dévorante celle-là : « Nous avons ensuite grimpé sur les flancs des collines [...] et nous sommes arrivés sur une haute cime. De là, on voyait clairement deux projecteurs très loin, très féroces, des yeux mécaniques auxquels il était impossible d’échapper, et alors nous avons été saisis par la terreur d’être découverts, pendant que des chiens aboyaient, et nous nous sentions coupables, nous avons fui... » Nous sommes en 1941. Dans l’Italie fasciste, en plein conflit mondial, Pasolini fait l’expérience de la précarité des lucioles face aux redoutables projecteurs du pouvoir, cette maxima lumina par laquelle celui-ci se met en scène et traque ses opposants. Mais le poète ne tarde pas, dans sa fuite, à découvrir avec ses amis une clairière herbeuse. Ils s’étendent là et perdent peu à peu le sens du temps. Aux premières lueurs du jour, Pasolini se lève, se dévêt et danse nu en l’honneur de la lumière naissante. L’espoir et la joie demeurent. En 1975, la paix est revenue, la démocratie règne. Pourtant, Pasolini : « J’abjure la Trilogie de la vie », cette série de trois films célébrant « les corps “innocents” avec la violence archaïque, sombre, vitale de leurs organes sexuels », contre l’irréalité triomphante des médias de masse. Ce dernier rempart a cédé à son tour : « Le centralisme fasciste n’a jamais réussi à faire ce qu’a fait le centralisme de la société de consommation. » Ce pouvoir s’est doté d’une arme bien plus insidieuse que la classique répression : l’hédonisme consumériste, qui violente insensiblement les corps et dissout le peuple en même temps que toute possibilité d’une authentique liberté. Les timides lueurs des lucioles se sont résorbées dans la lumière vorace du pouvoir. L’histoire de Pasolini s’est arrêtée cette année-là, lorsqu’on l’a retrouvé assassiné. A-t-il vu juste ? Beaucoup le lui refusent, l’assimilant à un réactionnaire. D’autres le lui accordent, constatant peut-être dans leur propre vie combien se sont multipliées les occasions – et les tentations – d’aveuglement. Mais cet accord pourrait bien ne pas être inconditionnel. A-t-il eu raison de désespérer ? C’est à cette question que nous mène Georges Didi-Huberman, au seuil de Survivance des lucioles (les Éditions de minuit, 2009). Il a accepté de poursuivre ici l’un des fils de sa réflexion sur le pouvoir des images – non pas toutes les images, mais celles à travers lesquelles un œil attentif et patient peut en voir affleurer d’autres, passées, que l’on croyait perdues et qui reviennent de façon inattendue, déjouant le cours implacable du temps. Notre regard n’en est-il pas transformé de simple faculté en expérience ? M A X E N C E C O L L I N

NOTO

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Minima lumina Phénoménologie et politique de la lumière PA R G E O R G E S D I D I - H U B E R M A N

Il faut, pour savoir, savoir trancher. Il faut savoir situer la ligne de crête ou de front, savoir où l’on veut situer son savoir. Et, par conséquent, savoir ce que l’on accepte de perdre – de perdre en non-savoir – lorsqu’on cherche à gagner quelque chose en savoir. Il est certain que les neurosciences ont beaucoup à nous apprendre sur ce qu’est le sensible, et comment il fonctionne. Mais, avec le sensible à l’œuvre, ne franchit-on pas un cap, ne passe-t-on pas d’une échelle à l’autre ? Traversons les frontières, mais gardons-nous de confondre les échelles de grandeurs : la leçon de Gaston Bachelard n’est pas obsolète quand il plaçait la confusion des ordres de grandeurs au rang d’obstacle épistémologique par excellence (comme lorsqu’on croit, à observer la trajectoire des planètes, que cela pourrait influer sur nos affaires de cœur). Je crains fort de ne pas travailler dans l’échelle neuro, bien que cette dimension soit liée, sans aucun doute – mais comment ? toute la question est là –, à celle où s’observent, comme je tente de le faire, les « symptômes culturels ». Disons : l’échelle névro. Je rappelle brièvement, en citant l’inépuisable Dictionnaire historique de la langue française, l’émergence, à la fois conjointe et disjointe, de ces deux préfixes dans notre vocabulaire : « NEUR-, NEURO-, NÉVR-, NÉVRO- : élément savant tiré du grec neuron, “tendon” qui se disait aussi du sexe de l’homme et, par métonymie, d’une corde (faite avec des nerfs ou des boyaux), du lien qui fixe la tête de la flèche, de la corde d’une lyre, des fibres d’une plante. Ce n’est que tardivement

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et dans le vocabulaire médical qu’il a pris le sens moderne de “nerf” en tant qu’organe de sensation. [...] La variante névro- repose sur la prononciation byzantine de l’u grec adoptée par le latin médiéval [et a donné névrose, névrotique, dans le champ des sciences psychopathologiques] 1. »

* Il y a peut-être une définition de la lumière dans l’ordre de grandeur neuro et dans son approche du sensible. Mais, dans l’ordre de grandeur du sensible à l’œuvre, je dirai qu’il y a seulement des lumières, et même des lumières contre lumières. Il est, à cette échelle, insuffisant de parler de la lumière en général, de la lumière comme véhicule ou milieu de la visibilité en général. Il y a bien lutte de certaines lumières contre d’autres lumières, parce que certaines lumières font apparaître les choses tandis que d’autres les font disparaître. La lumière est comme le feu : elle est multiple, elle est vorace. Elle est pour le meilleur et pour le pire. En prenant un exemple qui fut cher à Pier Paolo Pasolini, l’exemple des lucciole  2, on dira qu’il est très facile de faire disparaître les lucioles : il suffit d’allumer un projecteur, un spot suffisamment puissant ou un réverbère d’autoroute. Pour faire réapparaître les lucioles – ce qui est toujours possible, puisque beaucoup de choses de la nature et presque toutes les choses de l’esprit sont capables de survivances –, il suffira de rendre à la nuit son pouvoir de latence et de prégnance. Il suffira de

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LUMIÈRE

l’accepter, d’accéder à son pouvoir de visualité, qui se nomme : l’obscur. Alors, les lucioles pourront réapparaître – même s’il vous faudra attendre très longtemps : on ne sort pas comme cela, d’un coup, d’un état de « disparition » dans la lumière. Mieux encore, en réapparaissant, elles feront apparaître la nuit elle-même comme ce milieu visuel depuis lequel nous parviennent leurs précieux signaux. Il y a des choses, comme les lucioles, qu’il ne faut peut-être pas éclairer simplement ou « élucider » à tout prix ; une luciole éclairée perd sa propre lumière et ne nous apparaît plus que depuis son petit corps d’insecte sec, minable et insignifiant. Peut-être faut-il au contraire préserver leur liberté d’apparaître ou pas, ou de faire les deux choses à la fois : apparaître et disparaître en passant devant nos yeux comme un éclair ou une étoile filante, fût-elle lente.

* Les lucioles, jusque dans leur disparition éventuelle, nous parlent de l’apparition des images. Comment faire apparaître une image ? Comment l’éclairer ? Comment appréhender, comment

relation complexe qu’il reste à établir entre phénoménologie et politique du visible. Qu’entend-on, d’ailleurs, ici ou là, lorsqu’on dit d’une chose qu’elle nous est visible ? Du côté des approches sociologiques contemporaines inspirées, notamment, par le livre de Daniel J. Boorstin The Image  5 , la « visibilité » serait le nouveau nom – « civilisation de l’image » oblige – de l’antique « renommée » (fama). La sociologue Nathalie Heinich a, ainsi, complété son analyse de l’« élite artiste », mise en place selon elle depuis le xixe siècle, par une enquête sur les phénomènes de « visibilité » en tant que caractéristique centrale du « régime médiatique » contemporain 6. La notion de visibilité s’identifie dès lors à quelque chose comme un régime scopique de la renommée  7, qui fonctionne aussi comme un régime capitalistique des « valeurs » ou des « biens » visuels. Qu’il y ait des choses ou des êtres plus « vus » que d’autres signifie, selon Nathalie Heinich, que la visibilité peut se comprendre comme un véritable capital susceptible, à ce titre, d’être mesuré et géré comme n’importe quelle autre quantité économique  8.

Il y a donc bien contraste – et même lutte – de certaines lumières avec d’autres lumières. susciter son apparition ? Comment respecter la lumière singulière appelée par une œuvre d’art ? Comment trouver la lumière juste – esthétiquement, éthiquement – pour une image ? On sait, depuis Walter Benjamin, toute la signification anthropologique, esthétique et politique, d’une simple modification dans l’éclairage des rues de Paris, par exemple  3. On sait, depuis André Malraux, ce que peut signifier la nouvelle illumination, en éclairage rasant par exemple, d’un monument du patrimoine. Il y a donc bien contraste – et même lutte – de certaines lumières avec d’autres lumières. À la nécessaire phénoménologie de la perception, il faudrait désormais adjoindre une non moins nécessaire « polémologie de la perception », quelque part entre mésentente et partage, pour rendre hommage aux travaux de Jacques Rancière sur la question des rapports entre esthétique et politique  4. Il est vrai que la lecture des travaux sociologiques ou politiques sur l’art nous prive souvent d’une phénoménologie précise du monde sensible, alors que celle-ci – à la recherche d’une anthropologie commune à toute perception esthétique – fait souvent l’impasse sur les divergences sensibles dont chaque objet visuel est susceptible de faire l’objet. La notion de « goût » servant, le plus souvent, de cache-misère ou d’alibi dans cette

NOTO

Rien n’est plus vrai et rien n’est plus faux. Rien n’est plus vrai, parce que rien ne décrit mieux l’état présent de nos aliénations, de nos courses au « capital ». Mais si, comme le veut avec raison Nathalie Heinich, la « visibilité » est ce « phénomène social total touch[ant] tous les domaines de la vie collective 9 », alors rien n’est plus faux que de décrire ce phénomène du seul point de vue des « vainqueurs », pour ainsi dire. Rien n’est plus faux parce que le « capital » et le « régime médiatique » sont bien loin d’épuiser la totalité des phénomènes, des pratiques sociales et, bien sûr, des faits de « visibilité ». Il est abusif de considérer le champ social comme réglé dans sa totalité sur un seul fonctionnement. Ce champ devrait bien plutôt être envisagé comme un champ de tensions et, même, comme un champ de batailles : visibilités contre visibilités. Comme il y a lumières contre lumières, comme il y a pouvoirs contre pouvoirs, comme il y a fonctionnements contre fonctionnements. Une analyse cohérente de la société où nous vivons et des « visibilités » qui s’y forment ne pourra donc se passer – comme Georg Simmel, entre autres, l’avait bien vu  10 – d’une analyse dialectique mettant en jeu tout ce qui est « visible » ou « capitalisé » avec, et contre, tout ce qui refuse de l’être. Que ce soit par volonté ou par destin

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MINIMA LUMINA

– par conflit en tout cas –, il y a des phénomènes qui échappent à la logique des vainqueurs. S’il était vraiment impossible d’échapper à cette logique, les lucioles auraient bel et bien disparu. Mais ce n’est pas le cas : elles existent malgré tout comme existent, partout, des minorités. Elles existent quelquefois – mais pas seulement, loin s’en faut – sous la forme d’œuvres d’art ménageant à la « visibilité » un destin non standard, c’est-à-dire une existence critique au regard de la société tout entière.

* Les lucioles n’ont pas disparu. Elles se terrent quelque part, fût-ce dans l’air de nuits peu habitées. Fût-ce dans l’art, quelquefois. Maurice Merleau-Ponty en appelait, contre toute philosophie d’école, à une pensée dialectique – et, même, « hyperdialectique », disait-il – qui saurait échapper aux antinomies brutales de l’être et du néant  11. Le réel n’est fait que de situations intervallaires, intermédiaires – conflictuelles ou de compromis – entre l’« être absolu » (celui d’une visibilité-capital, par exemple) et le « néant absolu » (celui des lucioles en faillite,

éclaire vivement, on les claquemure dans leurs cadres ou leurs vitrines sécurisées... En même temps, elles sont précieuses – mais inestimables –, comme le visible qu’elles révèlent, comme cette bande d’écume changeante, admirable quelquefois, incon­ sistante quelque part, et qu’il est impossible, en toute rigueur, de reclore dans une lumière qui les isole. À l’instar du langage, le visible serait donc à penser, selon les termes de Merleau-Ponty, « comme se réalisant dans l’homme, mais nullement comme sa propriété 13 ». Est-ce pour cela que Merleau-Ponty voulut parler, à un moment, de l’« image libre  14 » ? Est-ce pour cela qu’il envisageait le visible comme « ruissellement et vie » ? Comme phénomène irradiant et non pas comme simple objet limité, avant tout parce que chaque événement de visibilité – chaque forme qui surgit, chaque couleur qui s’étend, chaque lumière qui pointe – se modifie « par sa propre durée  15 » ? Sans doute. Un phénomène est une chose de temps, ce qui implique l’ouverture de sa visibilité à quelque paradoxal espace-temps de latences qu’une simple couleur ou lueur dans la nuit serait capable de faire lever, comme un fantôme ou un souvenir involontaire : « Comme le

Les lucioles n’ont pas disparu. Elles se terrent quelque part, fût-ce dans l’air de nuits peu habitées. par exemple). On ne comprendra rien à rien sans dialectiser, sans inclure le négatif dans chaque existence positive et le positif dans chaque néant supposé. « Tout est obscur quand on n’a pas pensé le négatif, tout est clair quand on l’a pensé comme négatif. Car alors, ce qu’on appelle négation et ce qu’on appelle position apparaissent complices et même dans une sorte d’équivalence. Ils s’affrontent “dans un tumulte au silence pareil”, le monde est comme cette bande d’écume sur la mer vue d’avion, qui semble immobile et soudain, parce qu’elle s’est élargie d’une ligne, on comprend que, de près, elle est ruissellement et vie  12... » Ne dira-t-on pas qu’il est complètement fou, celui qui voudrait mesurer en permanence ou capitaliser – acheter, posséder, faire fructifier en nouveaux bénéfices, revendre selon une nouvelle estimation – la bande d’écume qui va et vient entre la mer et le rivage ? N’est-ce pas d’abord le mouvement qui compte ? Le sensible, visible, ne serait-il pas précisément cette bande d’écume, ce ruissellement perpétuel dont personne ne parviendra jamais à fixer la forme et, encore moins, la valeur ? Telle est bien l’ambiguïté fondamentale des œuvres d’art : elles sont des objets, elles entrent par conséquent dans le circuit de l’échange, de la valeur et du prestige, c’est pourquoi on les

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souvenir-écran des psychanalystes, le présent, le visible ne compte tant pour moi, n’a pour moi un prestige absolu, qu’à raison de cet immense contenu latent de passé, de futur et d’ailleurs qu’il annonce et qu’il cache 16. » Voilà pourquoi la visibilité n’est pas affaire de quantum mais de quale, c’est-à-dire de singularité issue d’un jeu de forces (comme toute une tradition théorico-artistique, de Léonard de Vinci à Paul Klee, n’a jamais cessé d’y insister). Il est remarquable que Merleau-Ponty ait pu parler des objets sensibles – ce caillou, ce coquillage sous mes yeux, entre mes mains – comme autant de forces douces confrontées à un certain état du monde : « La chose, le caillou, le coquillage, n’ont pas le pouvoir d’exister envers et contre tout, ils sont seulement des forces douces qui développent leurs implications à condition que des circonstances favorables soient réunies. [...] L’être et l’imaginaire sont pour Sartre des “objets”, des “étants” – pour moi ils sont des “éléments” [...], c’est-à-dire non pas des objets, mais des champs, être doux, non thétiques, être avant l’être  17... »

* Cette douceur des choses « non thétiques » reconnue par Merleau-Ponty m’évoque précisément, dans le domaine lumineux, la douce lenteur des lucioles et de leurs signaux érotiques

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dans la nuit. Mais cette douceur se confronte fatalement à la non-douceur, à la dureté du monde. Évoquer les lucioles, ce serait donc parler d’un état alternatif de la lumière : lumière de la douceur contre lumière de la dureté, de la surexposition insomniaque. N’y a-t-il pas, déjà, un conflit évident entre la visibilité du phénoménologue de la perception et la visibilité du sociologue des médias ? Mais cela ne veut pas dire que l’une devrait « exister » et que l’autre devrait être réduite au « néant », ni que l’une serait « vérité » et l’autre « mensonge ». Les deux existent, voilà bien le drame et, à la fois, l’intérêt dialectique de la situation. Les deux coexistent dans leur perpétuel conflit dont les péripéties seront à la fois poétiques (parce que des formes s’y inventeront) et politiques (parce que des relations sociales s’y inventeront). Il y aurait donc, que l’on soit philosophe ou sociologue, artiste ou commissaire d’exposition, des choix à faire, constamment, pour qu’une visibilité soit produite aux yeux de tous et de chacun. Le choix « médiatique » que Nathalie Heinich analyse (mais dont elle semble ne pas voir qu’il y en a bien d’autres possibles) consiste à dire qu’un objet visible est un objet suffisamment éclairé pour qu’un maximum de spectateurs y aient accès. Le choix « phénoménologique », dont Merleau-Ponty décrit l’expérience, consiste à reconnaître, au contraire, qu’un objet n’est réellement visible que parce qu’il est suffisamment éclairant pour quelqu’un, fût-il seul à s’en apercevoir. C’est ce qui arrive lorsqu’au cours d’une promenade nocturne surgissent tout à coup les lucioles et leur « douce » visibilité. Au point de vue phénoménologique, donc, ce qui est visible n’est pas tant ce qui est accessible sous la lumière (c’est-à-dire éclairé) que ce qui est accessible comme lumière (c’est-à-dire éclairant). On penserait presque à une apparition amoureuse : la Passante de Baudelaire, la Nymphe de Warburg ou la Gradiva de Jensen et Freud... Les lucioles, d’ailleurs, zoologiquement parlant, ne sont rien d’autre que des apparitions amoureuses, des invitations lumineuses envoyées aux congénères pour venir s’accoupler. C’est ce qui donne à ce point de vue une tonalité érotique ou émotionnelle particulière, soutenue par deux mouvements d’approche concomitants. Le premier est un mouvement de réciprocité que la « visibilité médiatique », tout entière organisée par l’inégalité, le surplomb du regardant par le regardé, ignore évidemment. Merleau-Ponty n’a pas cessé de souligner l’« incorporation du voyant au visible » et l’impression – énoncée surtout par des peintres – que l’on est regardé par ce que l’on voit  18. Réciprocité amoureuse, en effet, mais il est clair que c’est aussi d’une politique du regard échangé qu’il est question dans cette absence de hiérarchie : le corps voyant s’ouvre au corps visible dans le temps même

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où celui-ci se trouve ouvert par le regard – ou par le désir – du spectateur  19. Ce qui amène Merleau-Ponty à suggérer quelque chose comme un baiser, un acte de lèvres adressé au visible et dans le visible : « Le corps nous unit directement aux choses par sa propre ontogenèse, en soudant l’une à l’autre les deux ébauches dont il est fait, ses deux lèvres : la masse sensible qu’il est et la masse du sensible où il naît par ségrégation, et à laquelle, comme voyant, il reste ouvert 20. » Le second mouvement, tout aussi érotique, est une pulsation entre deux états antinomiques : une pulsation qui – au niveau philosophique auquel se place Merleau-Ponty – va de l’être à l’expérience et de l’expérience à l’être, une pulsation métaphorisée par un état alternativement « allumé » et « éteint » devant le visible, mais tout aussi bien devant le temps lui-même : « Au moment où ma perception va devenir perception pure, chose, Être, elle s’éteint ; au moment où elle s’allume, je ne suis déjà plus la chose  21. » Façon de dire qu’on ne saurait tout avoir sous la même lumière et, notamment, que si vous mettez en place – dans une exposition d’art, par exemple, ou même dans une expérience scientifique – un objet bien éclairé de l’extérieur, il pourra difficilement manifester les puissances de l’obscur et devenir de lui-même éclairant. Il en est de tout choix esthétique comme de tout choix éthique et de toute perception : ce que l’on gagne d’un côté, on le perd fatalement de l’autre. 1. Alain Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, dictionnaires

Le Robert, 1992 (éd. 1995), p. 1319. – 2. Pier Paolo Pasolini, « L’articolo delle lucciole » (1975) in Saggi sulla politica e sulla società, édition de Walter Siti et Silvia De Laude, Milan, Arnoldo Mondadori, 1999, p. 404-411 ; traduit de l’italien par Philippe Guilhon, « L’article des lucioles » in Écrits corsaires, Paris, Flammarion, 1976 (éd. 2005), p. 180-189. Voir mon commentaire dans Survivance des lucioles, Paris, les Éditions de minuit, 2009. – 3. Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le livre des passages (1927-1940), traduit de l’allemand par Jean Lacoste, Paris, Cerf, 1989 (éd. 1993), p. 579-587. Voir Hollis Clayson, Paris in Despair. Art and Everyday Life under Siege (1870-1871), Chicago-Londres, The University of Chicago Press, 2002, p. 51-88 (« Claustrophobia : La Ville Lumière Goes Dark »). – 4. Jacques Rancière, La Mésentente. Politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995. Id., Le Partage

du sensible. Esthétique et politique, Paris, la Fabrique éditions, 2000. – 5. Daniel J. Boorstin, Le Triomphe de l’image. Une histoire des pseudo-événements en Amérique (1962), traduit de l’anglais (États-Unis) par Mark Fortier, Montréal, Lux éditeur, 2012. – 6. Nathalie Heinich, L’Élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Gallimard, 2005. Id., De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard, 2012. – 7. Selon la formule de Leo Braudy, « visibility is fame », citée par N. Heinich, De la visibilité, op. cit., p. 25. – 8. Ibid., p. 33-52. – 9. Ibid., p. 561. – 10. Cf. Georg Simmel, Philosophie de la modernité (1903-1923), traduit de l’allemand par Jean-Louis Vieillard-Baron, Paris, Payot, 1989 (éd. 2004), p. 355-426 (« Conflit et modernité »). Id., Sociologie. Étude sur les formes de la socialisation (1908), traduit par Lilyane Deroche-Gurcel et Sibylle Muller, Paris, PUF, 1999, p. 265-346 (« Le conflit »), p. 453-470 (« Le pauvre »), etc. – 11. Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible, suivi de Notes de travail (1959-1961), édition de Claude Lefort, Paris, Gallimard, 1964 (éd. 1979), p. 120-121 et p. 129. – 12. Ibid., p. 92-93. – 13. Ibid., p. 328. – 14. Ibid., p 311. – 15. Ibid., p. 301. – 16. Ibid., p. 153. – 17. Ibid., p. 214 et 320. – 18. Ibid., p. 173

et 183. – 19. Ibid., p. 157. – 20. Ibid., p. 179. – 21. Ibid., p. 163.

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Éric Soyer, de l’effacement à l’éblouissement E N T R E T I E N R É A L I S É PA R C L É M E N C E H É R O U T P H OTO G R A P H I E S D ' É R I C S OY E R

Éric Soyer conçoit les décors et les lumières des spectacles de l’écrivain et metteur en scène Joël Pommerat. Créateur lumière et scénographe sont habituellement deux métiers distincts, mais Éric Soyer ne conçoit pas l’un sans l’autre : le décor est pensé comme support de la lumière, quand il n’est pas directement créé par elle. Un rideau, une cloison, une vitre, des chaises, des rais de lumière, des motifs lumineux : chez Soyer et Pommerat, la scène est un espace dépouillé où les lieux sont suggérés et où tout semble émerger du noir – ou peut-être de notre inconscient. « Je ne peux pas vous montrer de dessins, de schémas ou de croquis de préparation, car nous travaillons toujours de manière très pragmatique avec Joël Pommerat. Comme un cuisinier qui préparerait simplement ses ingrédients et ses couteaux avant d’inventer une recette, j’arrive avec mon matériel pour créer l’espace et la lumière in situ, dans une démarche qui relève de l’artisanat quotidien. C’est en travaillant ainsi que l’on crée l’accident. Je ne veux pas sacraliser ma démarche : il faut rester modeste pour questionner nos habitudes et repartir de zéro à chaque spectacle. » Leur compagnie théâtrale Louis-Brouillard porte bien son nom : si leurs spectacles prennent si souvent l’allure d’un rêve – ou d’un cauchemar –, c’est d’abord par l’écriture de Joël Pommerat, c’est aussi parce qu’Éric Soyer travaille sur le fragment, la suggestion, les reflets déformés ou le gros plan. « Dans l’écriture de Joël Pommerat, le réalisme bascule souvent dans un monde fantasmagorique, qui devient un univers mental, sans que le point de bascule soit visible. » Parfois, on ne voit qu’une main, un visage ou une silhouette, sans comprendre comment les acteurs sont entrés, ni combien ils sont, ni quel âge ils ont. Certains spectacles pratiquent au contraire l’éblouissement et la surexposition : en jouant avec les limites de sa perception, les lumières donnent un rôle essentiel à l’intelligence du spectateur. Éric Soyer profite des tournées ou du travail de création des spectacles pour prendre des photos où son rapport à la lumière se révèle.

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« Je pars du noir pour composer la lumière, car il faut d’abord créer le vide pour fabriquer l’espace où l’action aura lieu. Le noir est la condition pour percevoir la lumière : ce n’est pas une absence ou un vide, mais le champ de tous les possibles. Il existe une multitude de noirs. Au théâtre, le premier est celui où les lumières sur le public s’éteignent avant que le spectacle ne commence. Je trouve ce moment fascinant : il n’existe pas d’autre endroit où l’on plonge dans le noir un groupe de gens qui ne se connaissent pas. « Le noir est une matière : selon qu’il est palpable ou non, sa densité est différente. Il peut avoir l’aspect d’un mur, d’un drapé, d’un textile, d’une peau, de l’air, etc. Ce qui m’intéresse, c’est l’aspect organique de la lumière et de l’ombre. Elles permettent de redessiner l’espace, de sculpter les corps, d'attiser la curiosité et le désir, de voir ce qu’on ne voit pas. Je dis “voir ce qu’on ne voit pas”, parce que le cerveau peut percevoir une forme dans son ensemble : lorsqu’un objet ou un corps n’est pas totalement visible, le cerveau sait imaginer la part manquante.

« Avec Cercles/Fictions, nous nous sommes réapproprié la distance entre le public et la scène pour resserrer l’espace et réinvestir le travail sensible des spectateurs, qui joue sur les seuils bas de la perception. Le public doit être proche de la scène, et surtout rester particulièrement attentif et aiguiser son regard pour percevoir ce qui émerge progressivement du noir. Le passage au noir entre les scènes permet de construire un montage comme au cinéma, de passer d’un espace-temps à un autre et d’échapper à la pesanteur des objets et des corps. Le fondu au noir s’apparente

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© Éric Soyer

« Je tends d’ailleurs au gros plan, même s’il est réputé impossible au théâtre : la focale de l’œil peut pourtant être dirigée sur un endroit précis. Le cheval de Cercles/Fictions surgit dans un éclair de lumière tout en restant en partie dans l’ombre, pendant que le spectateur entend le bruit de ses sabots, de son souffle, et sent son odeur. La distorsion de la perception produite par la proximité du son et de l’odeur, alors que la vision est très fragmentaire, crée cet effet de gros plan, sans l’artifice de la vidéo. Le spectateur ne perçoit plus que des silhouettes, des fragments d’œil ou de main, et le bruit d’un souffle. Le cerveau plonge malgré la distance et fabrique ainsi son gros plan. « Dans Je tremble, le visage d’un acteur immobile est éclairé par deux carrés de lumière en mouvement : on a l’impression de voir la personne bouger, de rentrer dans son cerveau et de pénétrer sa pensée. Cela devient surnaturel.




© Éric Soyer


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au clignement des paupières. Il permet la régénération des sens et a le pouvoir de déplacer la perception de la temporalité et de l’espace. Parce qu’on ne sait jamais combien de temps dure un noir : en estompant les limites et les repères, le noir altère la perception de l’espace-temps et favorise le brouillage. « Pour La Réunification des deux Corées, nous avons collaboré avec un vidéaste, Renaud Rubiano, en envisageant la vidéo comme de la lumière. Nous nous sommes attachés à l’apparition et à la disparition de la lumière, en créant des mouvements, des flous et des dégradés. Un carré noir apparaît au sol au milieu d’un espace blanc et ronge peu à peu la lumière, ou l’inverse. « L’œuvre scénique accorde alors un rôle actif à l’imaginaire, car c’est au spectateur de recoller les fragments en acceptant que l’histoire soit racontée par effleurements, dans un spectacle jouant sur la perte de ses repères. Dans Au monde, on ne sait plus si les fenêtres ouvrent sur le monde extérieur ou sur l’intérieur de la tête des personnages. « On perçoit toujours le noir en fonction de la lumière, avec des ombres qui peuvent être nettes ou floues, et différentes qualités de nets et de flous. J’ai commencé à m’intéresser au grain lors D’une seule main : c’est une notion utilisée en photographie, qui trouve sa place dans l’alliance de la scénographie et de la lumière. Cette dernière se crée avec le dispositif scénique, qui permet de prolonger l’outil lumineux en apportant un cadrage, une matière, une profondeur de champ, etc. La conjonction de phénomènes physiques, de manipulations de matériaux, de conduites permet d’écrire l’allumage, l’extinction et les dégradés de lumière.

Les spectacles écrits et mis en scène par Joël Pommerat sur une lumière et une scénographie d’Éric Soyer cités : Au monde, 2004 ; D’une seule main, 2005 ; Je tremble (1), 2007 ; Pinocchio, 2008 ; Cercles/Fictions, 2010 ; La Réunification des deux Corées, 2013 ; Ça ira (1) Fin de Louis, 2015.

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© Éric Soyer

« Si le passage au noir crée la disparition par effacement, le passage au blanc le fait par éblouissement. Dans Ça ira (1) Fin de Louis, nous avons travaillé sur des seuils hauts de lumière blanche jusqu’à l’aveuglement. L’ensemble de la scène disparaît, mais dans un rideau de lumière. La lumière peut donner l’illusion au spectateur qu’il ne se trouve plus dans un théâtre. Alors on peut l’emmener partout : dans les pensées des personnages, sur la mer ou, comme dans Pinocchio, dans le ventre d’une baleine. »



Š Vincent Josse


« Outrenoir » : noir qui cessant de l’être devient émetteur de clarté, de lumière secrète.

Bonjour, monsieur Soulages ! E N T R E T I E N R É A L I S É PA R C L A U D E F R O N T I S I P H OTO G R A P H I E D E V I N C E N T J O S S E


LUMIÈRE

C E T E N T R E T I E N AV EC CO L E TT E E T P I E R R E S O U L AG E S D AT E D U 1 1 M A R S 2 0 1 6 . I L A P O U R C A D R E L E U R M A I S O N D E S È T E , S O N S É J O U R LU M I N E U X AV EC , D ’ U N C Ô T É , L A M E R E T, L U I FA I S A N T FA C E , L E T R I P TYQ U E PEIN T U R E 2 2 2  ×  4 2 1 C M , 30 S E P T E MBR E 198 3  1 . D E U X E S PAC E S D E LU M I È R E A F F RO N T É S , É G A L E M E N T M O U VA N T S .

« La nouveauté, à quoi ça ressemble  ? » En tout état de cause, vos outrenoirs  3 ne se révèlent qu’en leur présence, comparables en cela au « blanc sur blanc » de Malevitch, chacun de ces tableaux pour des raisons bien spécifiques. Ainsi, ces œuvres ne sauraient être reproduites sans perdre la quasi-totalité de leur « aura ». CLAUDE FRONTISI

me concerne et m’intéresse tout particulièrement. Je vous en lis quelques lignes qui vous amuseront, je crois... « À notre époque, l’impossibilité de la reproduction, même à l’ère du numérique, de ces œuvres est étonnante. De fait, photographier est sans espoir. Il reste possible que les techniques de moulage capables de retenir stries et reliefs du micromètre au centimètre sur de grandes surfaces puissent littéralement produire une copie à l’identique. Pas simple. 4 »

Je n’y crois guère, en effet. Cette remarque me fait penser aux répliques des grottes « ornées » (c’est le terme utilisé par les préhistoriens) du paléolithique, dont les parois ont été reproduites point par point, en 3D, à l’aide des techniques les plus sophistiquées : Altamira, Chauvet, la future Lascaux 4. En ce qui vous concerne, les enjeux sont différents car, pour l’essentiel, délibérément plastiques. Nous y reviendrons sans doute. CLAUDE FRONTISI

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Et le fait que la composante physique de ce phénomène ait frappé un scientifique spécialiste de ces questions, Joël Chevrier, PIERRE SOULAGES

P I E R R E S O U L A G E S , poursuivant sa lecture « Mais au-delà

de cette difficulté technique à reproduire, il y a la rencontre entre la vision de l’artiste et la description scientifique. Considérer la lumière dans l’espace devant le tableau comme la matière de l’œuvre est une intuition artistique qui rencontre la description scientifique de la lumière basée sur le champ électromagnétique dans le vide. »

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surface

La lumière qui apparaît dans cette peinture « outrenoir », centre de ce que je fais depuis quarante années, est d’une nature différente, autre. L’ensemble des différents reflets que j’organise est le fondement de cette peinture. Sa matière n’est pas l’état de surface de la couche picturale, sa vraie matière est la lumière naissant d’une surface noire qui, par endroits, est lisse, ou rugueuse, ou striée... la lumière qui vient du noir, couleur qui est, entre toutes, la plus grande absence de lumière. Elle a des effets sur le regardeur qu’on a très souvent constatés. Effets venant de l’intériorité de son regard et de tout ce qui l’habite en profondeur. Je ne connais pas d’autre œuvre ainsi conçue et agissant de cette façon. Si cela est nouveau, cela n’a jamais été recherché. PIERRE SOULAGES


PIERRE SOULAGES

De mon côté, j’ai toujours affirmé que la matière avec laquelle je travaille n’est pas le noir mais la lumière qu’il émet vers le regardeur : par conséquent l’espace est devant le tableau, et vous qui le regardez êtes dans l’espace de la peinture. C’est ce que ce chercheur a pensé, écrit, sans me connaître, avec son mode de pensée, son vocabulaire de physicien.

De fait, en exploitant les propriétés prismatiques de la lumière et sa réflexion « diffuse », vous vous situez dans la descendance lointaine de Newton et de Chevreul 5. Mais vous en tirez des conséquences extrêmes, lesquelles mènent votre peinture à une rupture ontologique que n’ont accomplie ni Seurat, ni Rothko, quel que soit leur génie propre.

CLAUDE FRONTISI

Si la lumière change de direction, la peinture change aussi. Si le spectateur bouge, il voit un autre tableau. Il y a de multiples possibilités provoquées par le déplacement du regardeur ou de la source lumineuse. PIERRE SOULAGES

Ainsi, le regardant se trouve immergé spatialement dans un espace qui contredit celui de la « fenêtre » d’A lberti, ou plutôt le complète. Le vôtre est donc un espace existentiel, concret, celui d’Alberti est virtuel, idéel. Toutes choses égales, comme pour les nombres « réels » et les « complexes », des espaces irréductibles mais complémentaires et conjoints. Marcel Duchamp affirmait déjà que « c’est le regardeur qui fait l’œuvre ». Chacun de vos tableaux correspond donc à une virtualité plurielle d’œuvres, déclinant leurs possibles à l’infini, en fonction du spectateur. CLAUDE FRONTISI

Cette peinture, c’est « ce qu’on voit, au moment où on la regarde » puisqu’elle change sans cesse avec la lumière, notre positionnement, etc. C’est pourquoi je crois à l’importance du regardeur, c’est vrai, une œuvre existe vraiment dans un triple rapport : l’œuvre elle-même, le regardeur et celui qui l’a faite. Ces effets sont produits par le travail de la matière mono-pigmentaire noire dont la viscosité, la densité de la pâte employée ont été obtenues avec des outils particuliers. Parfois je les fabrique moi-même dans une recherche de lumière, conséquence des surfaces produites. Certains peuvent rappeler ceux des artisans. Et il m’arrive aussi de me servir de leurs outils, mais détournés de leur usage habituel. Je me souviens m’être servi pendant des années d’un racloir à désoperculer d’apiculteur pour amincir une couche de peinture et faire ainsi apparaître en transparence la couche inférieure.

C L A U D E F R O N T I S I Il le découvre peu à peu comme il le ferait d’une ronde-bosse... plate, rainée de stries en relief. Vous abandonnez donc vos peintures à leur sort. Y a-t-il des cas où vous ne voulez plus voir l’une de vos toiles, tout au moins après la période probatoire que vous leur imposez ?

PIERRE SOULAGES

espace

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Quand je ne veux plus la voir, je la brûle. En réalité, je ne la brûle que si je considère qu’elle n’aboutira à rien. Mais je récupère les châssis. Les seuls chemins qui m’intéressent sont ceux qui comportent des précipices. Dans une peinture se faisant, je me méfie de ce qui est sans danger. PIERRE SOULAGES

Vous m’aviez, il y a une bonne trentaine d’années, ici-même, à Sète, montré l’emplacement de ces autodafés. À cette époque, il avait été longuement question de châssis et de châssissiers, des modes de fabrication et, bien entendu, des formats et de leurs proportions. CLAUDE FRONTISI

Vous parliez de cette conférence du colloque « Image et signification  6 ». Je disais : la peinture n’est pas un langage.

PIERRE SOULAGES


Elle n’est pas un langage mais a affaire avec le langage... CLAUDE FRONTISI

P I E R R E S O U L AG E S

Elle n’est pas là pour transmettre

un sens. C L A U D E F R O N T I S I Votre volonté d’extirper le sens ne date pas d’hier. Je me souviens que vous mimiez devant moi votre geste visant à l’extirper de vos peintures, en déléguant à votre corps tout entier et à sa chute les traces que la brosse laissait sur la toile, et non au geste de la main. En effet, la force gravitationnelle ne saurait produire un « signe » ; pas plus qu’un sismographe n’en délivre. Vous refusiez que l’on rapproche votre peinture de la calligraphie.

Il y a aussi des calligraphies illisibles. Quand nous sommes allés au Japon pour la première fois, en 1958, des calligraphes japonais ont organisé une réunion pour me rencontrer. D’ailleurs, ils étaient nombreux et ils avaient aligné une dizaine de calligraphies contre le mur. Ils m’ont questionné : X. – Qu’est-ce que vous pensez de la calligraphie ? M oi . – Je n’y comprends rien parce que la calligraphie, pour moi, reste liée à un sens que je ne déchiffre pas. Ce que j’y vois, c’est autre chose. X. – Enfin, vous aimez ou pas ? M oi . – Le regard que je porte ne peut pas être le regard d’une personne qui connaît. PIERRE SOULAGES

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calligraphie

© Pierre Soulages. Courtesy Pierre Soulages

LUMIÈRE


PIERRE SOULAGES

Peinture 222 × 421 cm, 30 septembre 1983, triptyque à espacement (3 éléments de 222 × 137 cm, juxtaposés), huile sur toile, collection privée.

X. – Mais qu’est ce que vous préférez ? M oi . – Ça et ça. X. – Et bien justement ce sont les meilleures. M oi . – C’est intéressant car je ne connais qu’une composante de votre calligraphie. À mon avis, il y a un sens, un son, une invention qui transgresse le code de lecture, la chose en elle-même : aucun de ces éléments ne doit manquer pour établir un jugement. Ils ont dit immédiatement : « Soulages est français donc cartésien. » Ils voulaient dire « logique ».

À propos de calligraphie, toutes les dimensions que vous évoquez sont explicitées dans le traité de Shitao 7. L’auteur centre son propos sur l’unique trait de pinceau, « l’absence de règle qui engendre la règle ». Il se place sur un plan non pas métaphysique mais éthique.

CLAUDE FRONTISI

P I E R R E S O U L A G E S Toutes les formes portent en elles des correspondants éthiques.

archéologue

CLAUDE FRONTISI

Le face-à-face avec la surface vierge,

sans idée préconçue... P I E R R E S O U L A G E S J’exprimais déjà, en 1948, des choses contre l’expressionnisme. J’écrivais : « La peinture est un ensemble de formes sur lequel viennent se faire et se défaire les sens qu’on leur prête », nous en parlions tout à l’heure : leur sens appartient à celui qui regarde.

[Nous évoquons alors le chantier de l’abbatiale de Conques et l’affection du peintre pour l’art roman.]  8 Très jeune, j’ai aimé l’art roman, comme tout le monde de nos jours, mais je remarque que, du xiii e au xviii e siècle, il était ignoré – pas de texte, pas de commentaires sur ce sujet 9 : PIERRE SOULAGES

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par conséquent l’on peut dire qu’on ne le « voyait » pas. Cependant, il était bien là !

Notamment dans votre région natale. Rodez se situe sur le chemin de Saint-Jacques qui traverse le Massif central, avant d’arriver à Conques puis à Moissac...

CLAUDE FRONTISI

P I E R R E S O U L A G E S On ne les voyait pas. On ne pensait qu’à des frontons, des colonnes. L’art classique incarnait à lui seul toute l’architecture française. Cette sorte d’aveuglement existe toujours, les périodes oubliées changent. J’étais très critique sur l’enseignement que je recevais. On ne se focalisait que sur cinq siècles. Mais du Moyen Âge roman, on ne parlait pas, ou si peu. De Saint-Savin, peut-être, mais Tavant ? C’était en 1941 !

Vous n’étiez guère plus éloigné de Conques que de Pech Merle, à peine davantage des Eyzies.

CLAUDE FRONTISI

À 16 ans, dans une revue, j’ai découvert le bison d’Altamira, découvert aussi que les premières peintures de l’humanité ont été exécutées dans le noir des grottes. Altamira, cent quatre-vingts siècles ! Pech Merle, cent soixante, cent quatre-vingts 10 ! Et on nous bassinait avec cinq siècles ! Et alors, ce n’était donc pas des hommes, il y a cent quatre-vingts siècles ? Et quand bien même on ferait intervenir les origines de notre culture, Socrate, Platon, c’est vingt-cinq siècles, les présocratiques et la Bible, vingt-six... Alors, ce que j’ai fait ? J’ai rejoint un archéologue et je suis parti faire des fouilles. Quand la première fois j’ai raconté cela, on a pensé que j’arrangeais le passé. Or il se trouve que lorsque j’ai exposé au Centre Pompidou en 2009, l’historienne chargée de la chronologie a entrepris des recherches à PIERRE SOULAGES


LUMIÈRE

P I E R R E S O U L A G E S Ce qui m’a étonné, c’est de prendre conscience que les premières peintures de l’humanité ont été produites dans le noir absolu des grottes. De la craie, ces hommes en avaient partout dans leur environnement. Mais ils fabriquaient du noir en brûlant, en broyant les os. Ils mettaient cette poudre en bouche et faisaient du crachis : mâchaient et crachaient. J’en ai eu l’expérience à Pech Merle avec Michel Lorblanchet  11. Je me suis aussi introduit dans un trou de lapin où l’on se glisse pour trouver un dessin visible par une personne seule, dans le noir. Et ce sont des siècles dont on ne parle pas ! Avec ma passion du noir depuis l’enfance, ça m’a beaucoup plu d’apprendre ça. On y trouve aussi des tracés digitaux appelés ironiquement « macaronis ». On sent bien que l’homme qui les a gravés s’est fait plaisir en caressant profondément du doigt la terre humide des parois de la grotte. Comme en caressant un ventre, mais de l’intérieur.

CLAUDE FRONTISI

Nous remontons peu à peu à votre

propre « préhistoire »... Il y a des histoires sur mon enfance que l’on m’a racontées mille fois... Pierre Encrevé 12 a voulu vérifier. Il est allé interroger ma

Votre culte de la couleur noire a souvent conduit la critique à des rapprochements flatteurs, parfois rapides ou abusifs. Je connais en tout cas votre goût pour la peinture de Courbet. Peut-être s’agit-il pour vous d’un parrainage fondateur. Pouvez-vous évoquer cette rencontre à titre de conclusion ? CLAUDE FRONTISI

Je venais d’arriver à Montpellier. J’avais trouvé une chambre dans un petit hôtel, près de la préfecture, devant laquelle il y avait une foule énorme qui semblait attendre. Et, sur le balcon, j’ai vu apparaître Pétain et Franco qui saluaient la foule. C’était le 13 février 1941 – moment où on restituait la dame d’Elche à l’Espagne. J’étais écœuré. Pour me changer les idées je suis allé au musée Fabre. C’est là que j’ai découvert les Courbet... PIERRE SOULAGES

PIERRE SOULAGES

Et parmi eux, justement, La Rencontre 13. Merci, monsieur Soulages !

C L AU D E F RO N T I S I

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© Pierre Soulages. Courtesy Pierre Soulages

C L A U D E F R O N T I S I La préhistoire se trouve toujours rangée dans une catégorie à part dans les études d’histoire de l’art. Pourtant « c’étaient des hommes » et ils faisaient de la peinture.

cousine Marthe, mon aînée de plusieurs années (elle était alors centenaire). Il lui a demandé si elle avait des souvenirs de l’enfant que j’étais « Il n’était pas comme les autres », a-t-elle répondu. Et elle lui a raconté une de ces anecdotes qui font partie du patrimoine familial. Comme tous les enfants, j’aimais dessiner et peindre. On m’avait offert une boîte de couleurs mais je préférais tremper mon pinceau dans l’encrier. On me disait : « C’est pourtant joli les couleurs. » Je reprends le récit : « Il avait peint des gros traits d’encre noire sur un papier. – Et ça représente quoi ? – Il a répondu : De la neige. » Je pense maintenant que le contraste rendait le blanc du papier éclatant et m’évoquait non un paysage enneigé mais l’éclat de la neige. Et d’ailleurs, à 5 ans, je ne savais sûrement pas ce qu’était un paysage. Mais j’aime bien avoir fait de la neige avec du noir !

noir

Rodez. Et elle a trouvé des photos de cette époque (j’avais 19 ans) : l’archéologue et moi sommes en tenue de fouilles, avec une échelle de corde, près de l’ouverture d’un aven. J’étais révolté par ce que j’entendais au lycée et partout ailleurs. Je trouvais scandaleux que cette période de l’humanité soit ignorée.


PIERRE SOULAGES

Peinture 71 × 181 cm, 13 juillet 2011, acrylique sur toile, collection privée.

1. Il faut rappeler que Pierre Soulages ne donne pas de titre à ses

l’espace interne de l’édifice. – 9. Pierre Soulages parle de la passion

tableaux. La nomenclature indique simplement Peinture, les dimensions

française pour l’art gothique qui perdure au-delà du

et la date. – 2. « Le public demande sans cesse du nouveau... De la nouveauté,

jusqu’à son revival du

xix e

xvi e

siècle,

siècle. En Italie, au contraire, l’art roman

à quoi ça ressemble ? C’est vieux comme le monde, la nouveauté. » Jacques

reste la référence de l’architecture renaissante, le terme « gothique »,

Prévert, réplique du film Les Enfants du paradis (1945). – 3. Pierre Soulages

popularisé sinon inventé par Giorgio Vasari, étant dépréciatif, comme

expose ses peintures mono-pigmentaires au Centre Pompidou en

art des « barbares », les Goths. Cette acception n’aura pas échappé

neige

1979. – 4. Joël Chevrier, « Les outrenoirs de Pierre Soulages, obsession

aux tenants de la contre-culture des années 1970-1980. – 10. Derniè-

d’un physicien ? », sur le site www.echosciences-grenoble.fr, 11 avril

rement, ces dates ont été remises en cause et leur chronologie

2014. – 5. Cf. Claude Frontisi, « La lumière au figuré. La peinture selon

« remontée ». – 11. Michel Lorblanchet est préhistorien, directeur de

Eugène Chevreul », in Raison présente « Les lumières et les hommes »,

recherches honoraire au CNRS, dans le Quercy. On lira notamment

n o 196, 4 e trimestre 2015. – 6. Image et signification, actes du colloque,

Art pariétal. Grottes ornées du Quercy, éditions du Rouergue, 2010.

la Documentation française, 1983. – 7. Shitao (peintre et poète du tout

– 12. Pierre Encrevé est l’auteur du catalogue raisonné Soulages.

début du xviii e siècle), Les Propos sur la peinture du moine Citrouille-amère,

L’œuvre complet, 3 vol. (1946-1958, 1959-1978, 1979-1997), le Seuil.

traduit du chinois et commenté par Pierre Ryckmans, Plon, 2007.

Il faut y ajouter le tome IV (1997-2013) paru en 2015 chez Gallimard.

– 8. Lors d’une précédente conversation (au milieu des années 1980),

– 13. Intitulée plus tard Bonjour, monsieur Courbet (1854), Montpellier,

Pierre Soulages avait évoqué sa recherche d’une matière translucide

musée Fabre. L’œuvre commémorait l’arrivée de Courbet dans la

susceptible de traduire l’idée qu’il se faisait d’une lumière adaptée à

ville. Une « rencontre », sans aucun doute.

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LUMIÈRE

P O S T- S C R I P T U M : SURGIE DU NOIR L A LU M I È R E S E LO N P I E R R E S O U L AG E S PA R C L A U D E F R O N T I S I

« Et Dieu sépara la lumière d'avec les ténèbres. » Genèse, I, 4 P E R S P EC T I V E S

Depuis la Seconde Guerre mondiale, l’œuvre de Pierre Soulages s’est peu à peu imposé par sa singularité, sa force, sa fécondité, s’emparant de manière propre des divers modes de la peinture (comprenant dessin, gouache, etc.), de l’estampe et de la sculpture. Lui-même s’est souvent exprimé à propos de ses propres travaux, avec constance et fermeté. Les éloges n’ont pas manqué, ni les polémiques. Rappelons, pour mémoire, le « Procès à Soulages  1 » instruit en 1962 par le journal Clarté, avec Pierre Buraglio pour rapporteur et Roger Vailland, talentueux avocat de la défense et ami du « prévenu ». Plus récemment, à l’occasion de l’inauguration du musée de Rodez, la chicane faisait long feu, ranimée tant bien que mal par un ex-ministre de l’Éducation  2. Outre ces épisodes rappelés pour la beauté du fait, je choisis (non sans arbitraire  3) de citer deux publications éclairantes : un entretien avec Jean-Michel Le Lannou, qui rassemble et explicite nombre des positions constantes du peintre 4 ; dans l’autre, goûtée visiblement par Soulages, Joël Chevrier développe sa perspective de chercheur et de scientifique 5. Je n’ai garde, bien entendu, de passer sous silence les diverses contributions de Pierre Encrevé, au premier rang desquelles on rangera l’imposant catalogue raisonné

de l’œuvre complet de 1946 à 2013  6, instrument désormais indispensable à la documentation comme à la réflexion et au plaisir du parcours – Pierre Soulages s’étant lui-même chargé de souligner les limites de toute reproduction (matières et formats), de la topologie, etc. AU CO M M E N C E M E N T É TA I T L A N E I G E

En art, l’une des modalités courantes de l'historiographie focalise l’attention du lecteur sur la périodisation des œuvres, ce qui, du moins en première instance, lui fournit une approche commode, quoique réductrice. Pour Soulages, et pour s’en tenir aux tableaux, on pourrait distinguer deux grands volets dont l’articulation majeure se situerait en 1979, avec l’invention capitale de l’« outrenoir ». C’est à ce point précis que s’opère de façon irréversible la bascule spatiale induite par l’agencement du tableau, accueillie par Soulages. Dès lors, son chantier se déploie comme une longue et constante expérimentation – une combinatoire, pourrait-on dire – du mono-pigmentaire (avec parfois de brèves incursions du bleu ou du rouge), de sa matière visqueuse, des formats et de leurs dimensions, des effets de surface, etc. Et tout de même, si l’on veut (s’il fallait) raccrocher ses perspectives au schéma évolutionniste orthodoxe, c’est-à-dire « comprendre » plutôt que s’immerger, alors les années qui ont anticipé l’outrenoir sont éclairantes  7. Relaté sommairement, voici ce que cela donne : au commencement, l’épisode mythique de la neige issue du noir (le mythe

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© Pierre Soulages. Photo : Vincent Cunillère.

PIERRE SOULAGES

Peinture, 97 × 130 cm, 30 juillet 2014, acrylique sur toile, Courtesy Galerie Karsten Greve Köln, Paris, St Moritz.

ne ment pas, il subsume). Puis la rencontre avec Courbet, le rejet de « l’École ». Puis, à l’issue des « années sombres », les formes brunes issues des horizons forestiers, qui s’accolent rapidement en rubans où le brou de noix rend l’hommage de la peinture à la nature ; un adieu aussi. Car cette abstraction-là ne suffit pas au peintre. Il faut, condition sine qua non, détruire le sens pour pouvoir s’engloutir dans le sensoriel. Là se situe la rencontre fortuite avec Paul Klee, quasi révélatrice, même si c’est à rebours. Pour celui-ci, « écrire et dessiner sont identiques en leur fond », image et langage jouent une partie commune qui entremêle leurs paradigmes (par exemple, titre et iconographie). Or, c’est le contraire que veut Soulages. Comme Henri Michaux, lequel, quoique suivant d’autres voies, désirait « jeter le sens aux orties  8 ». Après une expérience similaire (la visite d’une exposition), Michaux rapporte être revenu « voûté d’un grand silence ». Klee, Soulages : polarités extrêmes de la peinture, singulières, inéluctables.

fait retour, écrin autant que fond, contraste violent des prétendues non-couleurs, épiphanie de silence  9. Et encore, ménagées dans l’obscure luminosité de la surface, ce sont soit des plaques « tectoniques », soit des cratères, alignements peu soucieux de régularité, opposant le lisse au grenu et les matités aux luisances. Ces césures introduisent ainsi un lyrisme inédit dû largement au relief : comme si, mutatis mutandis, la rythmique de Fats Waller s’imposait au 4/4 de Jean-Sébastien Bach – qui d’ailleurs n’ignorait rien de la syncope... Et de fait, ça change tout ! Ainsi l’énergie créatrice de Soulages ne faiblit pas. Ni la violence, ni la poétique ne font défaut à cette peinture sans cesse recommencée. « C’est la mer ! » aurait pu penser Cézanne en la voyant, comme il le disait du piémont de la Sainte-Victoire, qui n’est guère séparée, au moins en esprit, des horizons maritimes que Soulages contemple depuis son belvédère, à Sète. 1. Clarté, n o  43, mai 1962. Ce journal était l’organe, depuis 1956,

de l’Union des étudiants communistes (UEC). Malgré sa « reprise en main » par le PC, Clarté gardait une certaine autonomie idéologique par rapport à son grand confrère, L’Humanité, et au parti. D’où ce « procès » contradictoire... – 2. Luc Ferry, « Soulages et l’art contemporain : de l’humour au pompeux », in Figaro Vox, 24 juillet 2014. – 3. J’aurais pu – et même dû – rappeler les contributions de Pierre

Daix, auquel je rends ici un amical hommage, notamment son Pierre Soulages (Lausanne, Ides et Calendes, collection Polychrome, 2002). Dans l’article « Soulages » de son Dictionnaire Picasso (1995), Daix écrit : « Avec son ami Hans Hartung , il est le seul peintre abstrait d’après 1945 auquel Picasso ait prêté attention. » – 4. Pierre Soulages et Michel Le Lannou, « Entretien avec Pierre Soulages », in Philosophique n o 2-1999, faculté des lettres de Besançon, éditions Kimé, 1999, p. 89-97. En ligne : philosophique.revues.org/247 – 5. Cf. supra et Joël Chevrier, « Les outrenoirs de Pierre Soulages... », op. cit. – 6. En attendant la suite... Cf. Pierre Encrevé, op. cit. – 7. Pour faire vite et bien, on pourra se référer à l’ouvrage de Michel Ragon, toujours d’actualité pour cette part de la chronologie, Les Ateliers de Soulages, Albin Michel, 1990. – 8. Autocitation retrouvée dans « L’entrée en peinture – le côté de

l’écrit : Michaux et Klee », in Henri Michaux. Le regard des autres, catalogue

L ’ AU R A D E L A P E I N T U R E

Récemment, Soulages a introduit comme encore et toujours des variantes dans sa pratique. Le blanc y

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de l’exposition, galerie Thessa Hérold, 1999. – 9. Formule familière à Jean Laude parlant peinture, grand ami de Pierre Soulages et parfait connaisseur de son œuvre.




JEAN LOUIS GAILLEMIN REFLETS MOMENTANÉS D’ITALIE Capri, Venise, Rome Récit

« À seize ans, je fuis Dinard et les vacances familiales pour découvrir l’Italie. »


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Venise

« Spectateur anonyme d’un théâtre d’ombres » « Que faites-vous là ? » m’interrogent deux policiers. Il est trois heures du matin, nous sommes au milieu des années soixante, c’est mon premier séjour à Venise. Je suis flatté d’avoir l’air d’un voyou. L’ostello della gioventù où j’ai déposé mon barda a fermé ses portes à dix heures du soir – il faut alors protéger la jeunesse. Pas question de m’enfermer quand la Cité des Doges m’attend, je décide de passer la nuit à déambuler et je me perds avec volupté dans le labyrinthe. Après un hommage à la Piazzetta, je me lance au hasard. Jouissant des contrastes entre les calli aux murs crasseux et l’espace magique des campi, ému par le surgissement brutal d’une façade baroque, agacé par le sadique clapotement de l’eau qui signale le cul-de-sac et, parfois, de l’autre côté d’un canal, un chef-d’œuvre inaccessible. La ville courtisane se dérobe pour mieux s’offrir. Épuisé, j’étale un Corriere della Sera sur les marches de la chiesa della Pietà sur les Schiavoni. Deux heures plus tard, zélé et maussade, un bedeau me réveille avec son balai. Quand j’aborde une cité, mille impressions me touchent comme des flèches, j’admire, j’intègre, je mets en place une histoire. Les grands noms, les hauts lieux permettent de former un premier canevas. Et l’analyse s’affine, la mémoire gomme ou exalte les images qui s’agrègent selon mes désirs. D’un séjour à l’autre, la métamorphose se précise, une carte du tendre se dessine, la ville devient mienne. L’affect le plus ténu soulève alors une tempête de souvenirs. « Échos morphologiques », pour reprendre le mot de Dalí, qui donnent au presque rien une dimension d’absolu. Venise est particulièrement propice à ce genre d’égotisme. Intimité qui permet l’art subtil de la synecdoque. Un coin de rue, la forme d’un balcon, un porche entrouvert suffisent à ancrer le fragment dans tout un passé d’émotions. Collages et citations bousculent les perspectives

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REFLETS MOMENTANÉS D'ITALIE

comme dans les fantaisies d’Eugène Berman. Les vestiges du passé bousculent ces appeaux. Amori et dolori sacrum de Maurice Barrès et Le Voyage en Italie d’Hippolyte Taine me servent de guides désaccordés. L’un classe, l’autre vagabonde, Taine vante le siècle de Titien et raille les affèteries rocaille que Barrès vénère. Le premier gémit devant la décrépitude, le second fuit « les magnificences » classées comme la Ca’ d’Oro restaurée par le baron Franchetti, pour se délecter de « ces palais déshonorés par des fenêtres closes de planches ». Si Taine rêve de résurrection, Barrès savoure l’agonie et convie ses lecteurs au « plaisir délicat du repliement ». De La Mort de Venise à La Mort à Venise, d’autres lectures délétères comme le baron Corvo, Jean Lorrain ou Henri de Régnier suivront. Un petit cahier relié de rouge reçoit mes confidences et mes découvertes. Je veux tout comprendre, tout voir, tout noter. De misérables croquis tentent de fixer les images qui se bousculent. J’ai très vite mes préférences : Tintoret à la Scuola San Rocco, les Véronèse de Saint-Sébastien, mais surtout l’immense Tiepolo, alors méprisé, vu comme futile et maniéré, dont les compositions vertigineuses sont habitées d’anges et de héros mélancoliques. Je cours voir sa Passion à Sant’Alvise, son plafond aux Jésuates. J’intrigue pour apercevoir les tendres épaules d’Isaac à l’Ospedaletto, mais mon faible va à la Scuola dei Carmini où les Vertus en contre-plongée dévoilent leurs anatomies pour la plus grande joie des putti qui volettent au plafond. Rare exemple dans l’iconographie chrétienne : l’embrassade dans les airs d’un maçon et d’un ange venu le sauver de la chute d’un échafaudage, qui avait ravi, avant moi, le peintre Filippo De Pisis. Il me faudra attendre pour visiter Antoine et Cléopâtre au palais Labia, alors jalousement gardé par la RAI. Si j’aime la pénombre de San Marco, je fuis sa piazza malgré le Caffè Florian. Si j’affectionne de traverser le Grand Canal sur la gondole d’un traghetto pour me donner des airs de Vénitien, je lui préfère celui de la Giudecca, le long des Zattere. De la Punta della Dogana aux magasins du port, les silhouettes de San Giorgio, des Zitelle et du Redentore rythment le mince bandeau des maisons que la brume la plus légère peut faire disparaître. Le bonheur se cristallise là où on ne l’attend pas, au hasard qui soudain fait signe. Comme près de San Nicolò dei Mendicoli, où je découvre en fin d’après-midi, après avoir longé une brutale façade néoclassique d’entrepôt,

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Venise

une haute cheminée d’usine derrière le mur d’enceinte du port. Si je n’avais pas longé cette façade, je n’aurais vu ni le muret ni la cheminée, mais la disposition des trois et les longues ombres du soir métamorphosent soudain l’environnement en une image « chiriquienne ». Minimale, déchargée d’histoire, banalisée, Venise est un décor métaphysique que je contemple dans un état de légère euphorie. Un autre soir, sur le Campo dell’Angelo Raffaele, je m’installe à l’extrémité d’une terrasse pour éviter les conversations et les voisinages. Le soleil est bas, l’air est pur, un avion laisse sa trace blanche sur un ciel d’azur. Plusieurs campi et campazzi viennent se croiser. Au sol, leurs pavements se rejoignent. Pataudes et banales, quelques bâtisses se sont détachées pour former un archipel architectural aux perspectives discordantes. L’une avec son fronton à oculus a tout d’une gare métaphysique. Insolente, une autre nous tourne le dos et montre son mur aveugle. Deux grandes fenêtres de l’abside de San Raffaele, un campanile, une fenêtre en plein cintre et un puits suffisent à rappeler Venise. En fond de scène, vu de biais, un petit fronton donne à une maison du Campazzo San Sebastiano un vague air de palazzo. Surgis des coulisses, quelques silhouettes traversent l’espace en diagonale. La Venise imposante, référencée, n’est plus qu’une fantaisie, un décor. Libéré du souci d’apprécier, d’admirer, je me perds. Je ne suis plus que le spectateur anonyme d’un théâtre d’ombres. Légère ivresse que chaque caresse du vent avive et qu’une bouteille d’orto di Venezia permet de prolonger. En apesanteur, j’ai l’impression de tout voir pour la première fois, comme Chirico à Florence sur la piazza Santo Spirito lors de sa « révélation ». Je jouis du moindre détail : les découpes en hirondelle d’un volet, la tache des briques roses sur l’enduit blanc de la sacristie, une feuille de journal qui s’envole. Une fenêtre qui s’allume, le claquement d’une porte, un chuchotement, le fait le plus insignifiant prend allure d’événement. Le flux léger et régulier des ombres qui passent, les quelques mots saisis à leur passage contribuent à ce sentiment d’irréalité. Cette béatitude raphaélienne m’accompagne sur le chemin du retour. Les réverbères de la Giudecca ont l’air plus fantomatiques que jamais. D’autres lieux dans Venise sont susceptibles de provoquer cette lévitation extatique, comme le campo San Francesco della Vigna, où le vis-à-vis de la façade baroque et des gazomètres crée un court-circuit saisissant, ou encore San Pietro di Castello, dont la vue sur le mur de l’arsenal est imprenable.

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REFLETS MOMENTANÉS D'ITALIE

prochain épisode : Rome

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© Photographies Jean Louis Gaillemin © collection privée, Houston

Mais il est une enclave que je préfère, ce sont, au nord de l’arsenal, quelques calle et tese qui ont encore échappé à la Biennale. La petite palissade une fois franchie, il est tentant de s’endormir sur un talus herbeux et de découvrir, en se réveillant, au milieu des chardons et des orties, le vague écho palladien de brique et de marbre des anciens magasins. Non loin, un blockhaus et la grise silhouette d’un sous-marin échoué sur une rampe me rappellent à mes devoirs. Hors du temps et de l’histoire, entre terre et mer, Venise est le lieu par excellence des mirages et des hallucinations causées par le « paludisme psychologique ». Sanctuaire idéal de l’adoration du moi, elle devient un double qu’il n’est même plus nécessaire d’arpenter lorsque l’identification est accomplie. Reclus dans son petit hôtel, Barrès recrée dans la fumée des cigares une Venise qui n’existe nulle part, d’une beauté selon lui-même. John Ruskin perçoit, lors de son dernier voyage, les fantômes et les nuées qui vont l’obséder. De mes premières errances ne me sont restés que mes carnets et une photographie, non une photographie de Venise, mais une de moi. J’étais parti presque sans un sou. Je ne pouvais me permettre la moindre pasta. Du pain, du lait, des fruits faisaient mon ordinaire, ma pensione était sordide, mais je voulais immortaliser ce rêve. Dédaignant le Photomaton, je commandai mon portrait à un photographe en studio. Tapis sur le sol, décors peints, tabouret et projecteurs, « non si muove ». À revoir ce cliché aujourd’hui, je comprends l’inquiétude de la patrouille de nuit des carabinieri.


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E U G È N E B E R M A N , S U R L E S M A RC H E S , V E N I S E , 1 9 3 1 - 3 2 .

P O U R L E S V I S I T E U R S CO M M E P O U R L E S A RT I S T E S , L A C I T É D E S D O G E S S E R É V È L E S I O N AC C E P T E D E L A R E G A R D E R I M M O B I L E .

3

J E A N LO U I S G A I L L E M I N D R A P É D A N S U N E R O B E D E S S I N É E PA R T I M OT H Y H E N N E S S Y.

I N STA L L É AU C E N T R E D ’ U N E P I A Z Z ETTA ( 1 ) , S U R L E S M A RC H E S D ’ U N E É G L I S E ( 3 ) , O U P O S É S U R L E M U R E T LO N G E A N T U N R I O ( 6 ) ,

6

P O U R Q U E S U R G I S S E U N D É C O R M É TA P H Y S I Q U E , U N T H É Â T R E D ’ O M B R E S , A U X L I G N E S D E F U I T E I N F I N I E S .

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© Trustees of the British Museum

Plaque en terre cuite à relief de Milos, vers 490-470 avant notre ère, Londres, The British Museum. Cet étonnant relief de Milos (du nom de l’île des Cyclades) montre parfaitement l’étrangeté anatomique du monstre : une tête de lion, celle d’une chèvre et une queue se terminant par une tête de serpent. Les reliefs étaient destinés à être plaqués sur des coffrets en bois, imitant des décors en ivoire ou d’autres matériaux précieux.


CHRONIQUES

POUR L’INTELLIGENCE DES POÈTES

Chimère PA R F R A N Ç O I S E F R O N T I S I - D U C R O U X

O RGA N I S M E G É N É T I Q U E M E N T M O D I F I É

Devenu nom commun, souvent au pluriel, ce monstre de la mythologie a incarné douleur et ténèbres, avant que l’on perde la trace de son origine. Sous la pente montagneuse de Lycie où il fut enseveli ou dans l’imaginaire des artistes, il brûle pourtant toujours.

L

es chimères prolifèrent dans l’art du xix e siècle. Chez les poètes d’abord : Chacun sa chimère, annonce Baudelaire avant de faire cheminer dans un paysage lugubre un cortège résigné de voyageurs écrasés sous le poids d’une bête féroce. Une monstruosité bien différente de la rousse créature aux yeux verts et aux « ailes d’épervier » que chevauche Théophile Gautier, différente aussi du « beau monstre » d’Albert Samain, qui « de ses griffes de fer » fait couler à flots le sang des hommes : poitrine ouverte, ils meurent en souriant. Quant aux Chimères de Gérard de Nerval, leur titre annonce un art poétique, affichant le caractère composite d’une inspiration qui amalgame des sources opposées. Mais l’efficacité onirique des incantations du poète va bien au-delà de la référence à l’hybridité du monstre mythique. Chez les peintres, la chimère balance entre horreur et beauté, toujours fascinante. Gustave Moreau en fait une centauresse ailée qui étreint dans son envol une jeune femme dénudée ; mais il baptise aussi « chimères » d’extravagants montages de portions animales. Ces créations, comme celles d’un Jérôme Bosch ou d’un Gustave Doré, provoquent cependant moins de malaise que les productions

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contemporaines de photographes (le Chien sur un coussin à douloureuse tête humaine de Joel-Peter Witkin) ou de taxidermistes (le Wolpertinger, lièvre ailé à bois de cerf). Quand le trop-plein de réalisme l’emporte sur l’imaginaire, ne sort-on pas du monde de la rêverie ? À plus forte raison quand il s’agit des créatures fabriquées par greffes ou par mélange génétique, dans le secret inquiétant des laboratoires. Ces chimères multipliées ont une ancêtre commune, une origine précise. Les restes de la créature fabuleuse nommée Chimaira tressautent aujourd’hui encore sous le sol d’une colline du sud de la Turquie – au risque de patauger à notre tour dans le réalisme, témoignons qu’on s’y brûle les pieds, sur des flammes produites par des émanations de gaz. Preuve, s’il en fallait, de l’immortalité de la bête. Mais qui est donc Chimère ? C’est d’abord le rejeton d’un couple de monstres primordiaux. Son père, Typhon, grand comme une montagne, crachant du feu et ceint de serpents, met en danger l’ordre de Zeus, qu’il capture, mutile et enferme dans une caverne. Finalement vaincu, il est enseveli sous l’Etna toujours agité de ses soubresauts. Sa mère, Échidna la Vipère, jolie sirène aux yeux rieurs, dont le corps finit en queue serpentine, se contente de dévorer les passants dans

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© D.R.

CHRONIQUES

La Chimère d’Arezzo, art étrusque, vers 400 avant notre ère, bronze, Florence, Musée archéologique national. L’artiste de cette impressionnante sculpture (78,5 × 129 cm), découverte le 15 novembre 1553 par des ouvriers à Arezzo en Toscane, a saisi le moment où Chimère vient d’être frappée. En 1785, Francesco Carradori (ou son professeur Innocenzo Spinazzi) façonne et ajoute la queue à tête de serpent (absente lors de la découverte). Ne connaissant pas sa position originelle, le restaurateur a choisi de faire mordre par le reptile la corne de la chèvre, plutôt que de le faire se dresser pour attaquer.

le Péloponnèse. Ensemble ils enfantent quelques monstres, tels l’hydre de Lerne et le chien Cerbère à trois têtes. Cependant, Chimère est aussi un animal domestique. Élevée par le roi de Carie, elle est chargée d’aller ravager les troupeaux du roi voisin, en Lycie. Il lui suffit de traverser la frontière et de souffler son haleine embrasée. Sans posséder le charme ambigu de sa mère, Chimère n’est pas hideuse. Plutôt bizarre, elle est un mélange curieux de lion, de chèvre (qui lui donne son nom) et de serpent (récurrent dans le capital génétique familial). Les artistes antiques ont su lui donner des formes harmonieuses. La chimère d’Arezzo en porte témoignage. Le corps puissant du lion se termine en un serpent qui mordille, joueur, les cornes de la chèvre dont le buste jaillit du dos du félin. La nocivité de la bête – bien moindre que celle de ses géniteurs – est utilisée par le roi de Lycie pour se débarrasser de Bellérophon, faussement accusé d’une tentative de séduction d’une femme mariée. Les monstres servent aussi à cela ; en définitive, ils prouvent la valeur des héros qui en triomphent. Ainsi de Persée face à la Gorgone.

NOTO

CHIMÈRE, TOURMENTÉE ET DOULOUREUSE, INCARNE LA FACE FANTASQUE ET TÉNÉBREUSE DE LA CRÉATION POÉTIQUE, LE SOLEIL NOIR DE L’IMAGINAIRE.

Bellérophon est vainqueur de Chimère, mais il n’était pas seul. Hésiode le dit clairement : « C’est Pégase qui en triompha, avec le preux Bellérophon  1 . » Le bel étalon ailé, hybride idéal, bénéficie de l’appui d’Athéna, qui, pour l’occasion, invente le mors : le héros dompte le cheval fougueux et, faisant corps avec sa monture, frappe d’en haut le monstre cracheur de feu. Chimère est ensevelie sur place, où elle brûle encore. Bellérophon, grisé par son exploit et exalté par l’euphorie du voyage aérien, entreprend d’atteindre l’Olympe. Zeus le foudroie et l’expédie

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© Adagp, 2016

© The J. Paul Getty Trust. All rights reserved

POUR L’INTELLIGENCE DES POÈTES

brutalement au sol. À moins que, autre version, ce ne soit Pégase qui, irrité d’être mis sous le joug , ne finisse par désarçonner son cavalier. Il se peut de surcroît qu’il ait quelques remords d’avoir participé à l’extermination de Chimère, sa parente ; né de la Gorgone Méduse et de Poséidon, Pégase est selon les généalogies tantôt le neveu, tantôt le grand-oncle de Chimère. Toujours est-il que le cheval ailé rejoint l’Olympe et la compagnie des Muses. Pour elles, de son sabot il fait surgir la source Hippocrène. Son nom l’y prédispose car, en grec, la source se dit pégé. Jaillissant sur l’Hélicon, son eau possède, on ne s’en étonnera pas, la propriété de rendre poètes ceux qui la boivent. La défaite de Chimère n’a pas aboli la rivalité des deux hybrides. Concurrents bien plus qu’ennemis, ils se sont disputé, ou partagé, le patronage des poètes. À travers les siècles, la destinée des deux adversaires diverge. Chimère, tourmentée et douloureuse, incarne la face fantasque et ténébreuse de la création poétique, le soleil noir de l’imaginaire. Elle voit sa figure initiale dispersée en une pluralité de significations : elle se perd dans les vaines imaginations, les rêveries illusoires, les songes creux. Le « pays des chimères », jadis cher à Jean-Jacques Rousseau, creuset de la création artistique, est plutôt déprécié. Le chimérique passe pour futile, inutile, contre-productif. Pégase, lui, conserve son unité, ne s’avilit pas dans un nom commun, et acquiert de nos jours un statut d’emblème, voire de logo, mis au service de la publicité, de la communication et de la technologie aéronautique. Pour Victor Hugo, il est cheval de lumière qui dissipe les ténèbres et « envoie à ce fatal ciel noir/ Une éclaboussure d’étoiles  2 ».

Kylix à figure noire, attribuée au peintre des Boréades, 570-565 avant notre ère, Los Angeles, The J. Paul Getty Museum. À l’intérieur de cette kylix (coupe utilisée pour le vin lors des banquets), Pégase frappe Chimère avec ses sabots tandis que Bellérophon lui transperce le flanc avec une lance. Jean Effel, Au temps où les bêtes parlaient, Pégase : « Encore du laurier ! Toujours du laurier ! », Julliard, 1978.

1. Hésiode, Théogonie, texte établi et traduit par Paul Mazon, les Belles Lettres,

2012, vers 325. – 2. Victor Hugo, Au cheval.

NOTO

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CHRONIQUES

PRESQUE CÉLÈBRE

Níkos Engonópoulos PA R S E R G E FA U C H E R E A U

G R EC S SYM B O L E S

My stérieux tableaux que ceu x de ce su rréa l i ste hel l ène, ami de Paul Éluard, longtemps incompris dans son propre pays. Demeurer incertain face à cette peinture historique et politique, qui mêle Antiquité et art m o derne, guerre et beauté, n’ est p a s l e m o i ndre de ses att ra i t s.

S

oit un tableau de couleurs vives de la fin des années 1930, censé présenter les Détails du mécanisme d’un réveil national. Devant un fond théâtral de temples et de colonnes que révèle un rideau tiré sur la droite, des figures ont pris la pose sous une lampe à pétrole. Il est difficile de dire si ce sont de véritables personnages ou des objets. Le plus central, dans la tenue traditionnelle des libérateurs grecs de 1821, a une tête de statue de pierre et tient une hache avec laquelle il a décapité une sculpture moderne, un torse de jeune homme repris au cubiste Raymond Duchamp-Villon. Pourquoi ? Une femme nue nonchalamment assise sur un divan semble le contempler sans émotion ; elle est voilée, n’a pas de visage, peut-être pas de tête, mais elle garde à ses pieds une marotte de chapelier couverte d’un turban qui n’a rien de grec. Chacune de ces deux figures est accompagnée d’une sorte de personnage particulier, discrètement en retrait. Un mannequin de couturière en costume de général d’autrefois menace de poignarder dans le dos l’homme à la hache. Est-il un allié fourbe des libérateurs grecs ? La femme sans visage est en revanche protégée par un antique soldat coiffé d’un casque dorien à cimier. La scène est très intrigante, et son titre nous égare peut-être

NOTO

plus qu’il ne nous renseigne. Longtemps, les contemporains du peintre, grecs ou étrangers, étaient convaincus que tout cela était de la provocation sans aucun sens. Est-ce si sûr ? Comment le peintre Níkos Engonópoulos (1907-1985) en est-il arrivé là ? Ce ne saurait être un caprice ou une supercherie car ces personnages qui échappent à mon insuffisante perspicacité se retrouvent régulièrement dans l’œuvre du peintre de la même époque, et pour longtemps encore. Dans Phonographe au bord de la mer (1939-1940), la femme nue portant un gros poisson est debout devant l’antique hoplite casqué, qui a troqué sa cuirasse pour un maillot de bain de la Belle Époque. Assis sur une chaise basse, il paraît désemparé et ne savoir que faire d’une pancarte destinée à indiquer une direction, objet aussi déplacé ici que d’autres, tels un cône de géomètre et un phonographe à pavillon. Doit-on sourire ou se poser d’embarrassantes questions ? Níkos Engonópoulos est le principal peintre d’un surréalisme apparu en Grèce dans les années 1930. Tout a commencé avec Andhréas Embirikos (1901-1975), qui a découvert ce mouvement entre 1926 et 1931 à Paris, où il étudiait la psychanalyse, dont il fera sa profession à Athènes.

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© Errietti Engonopoulou

Argo, 1948, huile sur toile, 92 × 73 cm.


© Errietti Engonopoulou

CHRONIQUES

Le Phonographe au bord de la mer, 1939-1940, huile sur toile, 150 × 110 cm.

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PRESQUE CÉLÈBRE

SYLLABAIRE II (Poème publié en français par l’auteur)

Il révèle cette nouveauté à ses compatriotes avec Haut Fourneau (1935) – un recueil de proses automatiques qui fait scandale – et une modeste exposition d’œuvres de ses amis de Paris (André Breton, Max Ernst, Victor Brauner, Oscar Dominguez, etc.), qui lui attirent aussitôt l’amitié du poète Odysseus Elytis, futur Prix Nobel, et de Níkos Engonópoulos. La famille Engonópoulos est suffisamment aisée pour envoyer le jeune Níkos en France. Il devient donc interne dans un lycée parisien (1923-1928), et il est entendu qu’il fera des études de médecine. Cette future carrière ne l’attire pas car il veut être peintre et poète. On lui coupe donc les vivres. Il est de surcroît rappelé pour effectuer son service militaire. Libéré, il occupe de petits emplois tout en suivant des cours du soir. Il s’inscrit à l’école des Beaux-Arts d’Athènes et étudie la peinture byzantine (1932-1938). D’un travail mené discrètement, il présente enfin en 1938 plusieurs peintures, des traductions de poèmes de Tristan Tzara et un volume de ses propres poèmes, Défense de parler au chauffeur, tous malmenés par la critique. Il récidive l’année suivante avec une exposition personnelle et un nouveau livre, avec le même résultat frustrant. La période de la guerre tempère beaucoup cette activité. Il s’emploie à reproduire de vieilles maisons d’Athènes – car il a toujours fait grand cas de l’art ancien et populaire. Il compose en secret un long poème, Bolivar, où il exalte le libertador sud-américain, probablement avec l’arrière-pensée d’une liberté espérée pour la Grèce occupée. La paix revenue, il publie son poème et redouble d’ardeur tout en enseignant le dessin à l’Université polytechnique nationale, ce qui assure son quotidien. On l’estime cependant surtout comme décorateur de théâtre. Bien qu’il ait représenté la Grèce à la Biennale de Venise en 1954, il reste incompris en dépit de l’appui actif de l’ami Embirikos : « Níkos Engonópoulos, en ce monde il y a deux sortes de gens, dans toutes les classes et dans tous les métiers. Ceux qui peuvent pénétrer et éjecter de la semence et

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Les mots âcres et subtils sertis en les réminiscences abstraites des îles partagent en mon cœur (qu’ils simulent) les roses roses de ma vie des roses roses de ma mort

les gens qui n’éjectent que de la merde. Toi, tu appartiens aux premiers. Laisse les autres faire la sale besogne 1. » La période de dictature des colonels (1967-1974) est peu favorable aux arts plastiques mais Engonópoulos survit grâce à l’enseignement. Durant la dernière décennie de sa vie, il se tient à l’écart de l’agitation sociale, tout en continuant à peindre et à écrire. On a tout de même fini par reconnaître son grand talent. Ses livres sont réédités et sa peinture donne lieu à une vaste rétrospective en 1983. Un arrêt du cœur met fin à son activité deux ans plus tard. Parmi ce « mélange d’époques » que soulignait Embirikos dans l’œuvre de son ami, on ne manque pas de remarquer des constantes, des signes récurrents. Certains lui sont propres, comme le masque, les cigarettes, la main baguée des personnages masculins, et d’autres lui sont fournis par la tradition picturale moderne, ce dont il se cache d’autant moins qu’il la réinterprète à sa façon. Mais est-ce d’une telle importance que les lunettes noires de Giorgio De Chirico soient portées par Jason, le navigateur de l’Argo (1948), tandis que son compagnon fume une cigarette ? On rencontre aussi des lunettes noires et des cigarettes chez Andy Warhol ou Claes Oldenburg...

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CHRONIQUES

Détails du mécanisme d'un réveil national, 1939, huile sur toile, 120 × 100 cm.

Il y a toujours un sens dans un tableau d’Engonópoulos, mais il est insidieux et ne s’impose pas de façon évidente. Le regardeur doit y mettre du sien. Son Chasseur de l’aube de 1947, au bord de la mer, à proximité d’un phare, seulement vêtu d’un gilet de fer forgé, est en présence de trois Grâces, une brune, une blonde, une rousse. Ce n’est pas le Troyen Pâris, car il porte un fusil de chasse désarmé sur un bras dont la main baguée tient une cigarette et la chaînette retenant un aigle captif. Cet homme serait plutôt Hermès puisqu’il est accompagné d’un coq, mais l’aigle n’est-il pas l’attribut de Zeus ? Pourquoi aurait-il un fusil ? On remarque encore que de sa main libre s’échappe un poisson denté qui semble troubler les trois dames, dont l’une ouvre la porte. Mais le poisson était aussi un symbole phallique et quant au coq... Les éclaircissements que je me donne sont bien obscurs, mais le pouvoir de fascination du tableau tient à l’incertitude stimulante dans laquelle il me plonge. Je m’égare à plaisir, et on peut être certain que le peintre y comptait bien ; grand connaisseur de la mythologie, il y mêle et... pervertit les signes à dessein.

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Le Chasseur de l’aube, 1947, huile sur toile, 92 × 73 cm.

On a quelquefois écrit que les surréalistes grecs s’écartaient volontiers de l’histoire contemporaine. Serait-ce parce que les vicissitudes de l’actualité de leur xx e siècle suggèrent la discrétion ? Il y a cependant des évocations sans ambiguïté dans la peinture d’Engonópoulos. Un tableau de 1963, dont par exception il avait fait deux versions, s’intitule Au rendez-vous allemand, allusion évidente à un livre de Paul Éluard écrit durant la guerre – et ce poète était le seul surréaliste parisien qu’il a connu personnellement. Loin d’un Parthénon désert qu’interdisent des grilles aux pointes agressives, une élégante d’un autre siècle s’apprête à passer devant une guérite marquée d’une croix nazie. Elle détourne la tête du soldat allemand, squelette botté, casqué et qui, très korrekt, lui présente les arme. « Des saluts font justice de la dignité/ Des bottes font justice de nos promenades/ Des imbéciles font justice de nos rêves/ Des goujats font justice de la liberté » écrivait Éluard. N’oublions pas qu’Engonópoulos était aussi un poète épris de liberté. 1. Tetradio, 3 mai 1945, traduit par Jacques Bouchard.

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© Errietti Engonopoulou

PRESQUE CÉLÈBRE

Au rendez-vous allemand, 1963, huile sur toile, 54 × 45 cm.

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CHRONIQUES

CET OBJET DU DÉSIR

Les Cheveux PA R J E A N S T R E F F

DE L’OR ET DE L’ORDRE

Si le corps de l’autre est a priori le premier objet du désir, il l’est rarement dans son entier. Au cinéma, dans la Bible, chez Freud ou chez Sade, la forêt de phanères du crâne diffuse par capillarité une dose certaine de féminité, de virilité, d’érotisme ou de morbidité.

« L’homme à qui [Rosalie] avait affaire n’avait pas plus de vingt-six ans ou trente ans. Dès qu’elle entra, il la fit asseoir sur un tabouret très élevé et destiné à cette cérémonie. Aussitôt qu’elle y fut, il détacha toutes les épingles qui tenaient sa chevelure et fit flotter jusqu’à terre une forêt de cheveux blonds superbes dont la tête de cette belle fille était ornée. Il prit un peigne dans sa poche, les peigna, les démêla, les mania, les baisa, en entremêlant chaque action d’un éloge sur la beauté de cette chevelure qui l’occupait si uniquement 1. »

V

enant de Sade, on peut aisément deviner la suite de cette scène racontée par la Duclos dans Les Cent Vingt Journées de Sodome. Sans aller jusqu’à la perversité du divin marquis, la littérature et la peinture ont été marquées par l’empreinte du pouvoir érotique des cheveux. S’appuyant sur la mythologie ou sur les mythes, l’art n’a cessé de rendre hommage à ce dont Pierre de Ronsard parle dans le second livre de ses Sonnets pour Hélène : Ces cheveux, ces liens, dont mon cœur tu enlaces, Grêles, primes, subtils, qui coulent aux talons, Entre noirs et châtains, bruns, déliés et longs, Tels que Vénus les porte, et ces trois belles Grâces 2.

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Depuis le paradis chrétien, où Ève est pourvue d’une longue chevelure blonde, jusqu’aux légendes juives de Lilith, figure démoniaque aux cheveux forcément sombres, la toison est l’emblème de la féminité, fût-elle nymphe ou Gorgone, pure héroïne ou tombeuse d’hommes. Première compagne d’A dam selon le Talmud, Lilith, contrairement à « Ève, la claire », n’est pas issue d’une côte de celui-ci mais serait, comme lui, formée d’argile et donc son égale. Là où Ève est la femme docile, aussi idéale que génitrice, Lilith fonctionne alternativement comme image de démon sexuel (les succubes, servantes de Lilith, séduisent les hommes pendant leur sommeil) et comme femme fatale, impossible à féconder. C’est pourquoi elle devint dans les années 1970 l’égérie de nombreux mouvements féministes outre-Atlantique. Les Américains n’ont pourtant pas attendu l’éclosion du féminisme pour jouer avec la symbolique de la couleur de cheveux. Dès 1910, le réalisateur D. W. Griffith introduisit le mythe de la vamp. L’actrice Theda Bara, la première de ces prédatrices sexuelles plus portées sur l’érotisme que sur la procréation, était brune. L’analogie entre la vamp dévoreuse d’hommes et le vampire suceur de sang ne paraissant pas suffisamment explicite aux producteurs, ceux-ci inventèrent à Theda Bara un passé rocambolesque :

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© Prints & Photographs Division, Library of Congress, LC-USZC4-1845

Peter Behrens, Le Baiser, gravure sur bois, 1898. Dans l’iconographie de l’A rt nouveau, la figure féminine est centrale. Les boucles, les chignons, la couleur des cheveux ou les ornementations raffinées (épingles, peignes, etc.) restituent une charge érotique, que Privat-Livemont, Alfons Mucha ou Jan Toorop vont largement exploiter.


CHRONIQUES

Titien, Marie-Madeleine en pénitence, 1530, huile sur toile, Florence, palais Pitti.

Dante Gabriel Rossetti, Lady Lilith, 1868, huile sur toile, Wilmington, Delaware Art Museum.

née au pied des pyramides égyptiennes, se nourrissant exclusivement de venin de serpent (si Ève y a succombé, Lilith est souvent représentée nue, un boa enroulant son corps), elle avait été durant sa jeunesse l’enjeu de combats meurtriers que se livraient les tribus nomades du désert pour sa possession. La couleur de la crinière féminine continuera longtemps d’obséder le cinéma américain. De la rousse Jane Russel à la blonde Marilyn Monroe en passant par la brune Louise Brooks, qui donna son nom à une coiffure, les stars n’ont cessé de jouer avec leurs cheveux. Le must revient à Orson Welles, qui, dans La Dame de Shanghai 3, impose à Rita Hayworth, la plus flamboyante rousse des écrans de l’époque, de se transformer en blonde oxygénée. Alors qu’ils sont en instance de divorce, Welles fait couper l’attribut qui a fait de la star un sex-symbole,

devant un parterre de journalistes, et teint ce qu’il reste en blond. La Columbia s’égosille, Orson rigole, Rita dit qu’elle lui devait bien ça et le film tourne au désastre financier. Méduse, la plus illustre des trois Gorgones, n’avait rien à envier, côté « tous les hommes à mes pieds », à Theda Bara et à celles qui l’ont suivie. La jeune fille était tellement fière de sa beauté, et plus particulièrement de sa chevelure, qu’elle osa rivaliser avec la déesse Athéna. Pour la punir, celle-ci transforma ses cheveux en serpents et modifia son regard, qui pétrifiait quiconque le croisait. C’est ainsi que, sans le vouloir, Méduse devint la première femme vénéneuse d’un cinématographe mythologique ; capable, bien avant Lauren Bacall 4, de clouer sur place n’importe quel malandrin par le seul pouvoir de son regard. Et de ses terrifiants phanères.

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© Twentieth Century Fox France

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© Samuel and Mary R. Bancroft Memorial, 1935

CET OBJET DU DÉSIR

Perchée sur son rocher, la Loreley a depuis longtemps oublié Ève et Lilith. Elle coiffe à l’infini sa longue tignasse blonde à l’aide d’un peigne en or, tout en regardant avec mélancolie son reflet dans le miroir du Rhin, là où les navigateurs qu’elle attire en chantant et en jouant de sa lyre, telle une sirène de l’Odyssée, font naufrage et se noient. Là-haut le vent tordait ses cheveux déroulés, Les chevaliers criaient Loreley, Loreley [...] Elle se penche alors et tombe dans le Rhin Pour avoir vu dans l’eau la belle Loreley Ses yeux couleur du Rhin ses cheveux de soleil nous conte Guillaume Apollinaire de la belle Allemande dans Alcools 5. D’abord apparue comme fantôme, après s’être jetée dans le fleuve par désespoir amoureux, la Loreley est devenue, au cours de ses représentations picturales, une femme fatale qui entraîne les hommes à leur perte. Rusalka, héroïne d’un conte slave, qui fascina Leopold von Sacher-Masoch et inspira un opéra à Antonin Dvořák, allait plus loin ; après avoir séduit les jeunes gens qui passaient près des eaux marécageuses où elle se tenait tapie, elle les enlaçait puis les étranglait avec ses cheveux. La provocation sexuelle liée à la chevelure féminine, et ce qui s’ensuit pour les pauvres hommes – fussent-ils fils de Dieu – qui s’y laissent prendre, poussera Marie-Madeleine, l’ex-prostituée et compagne de Jésus, à essuyer avec sa longue crinière les pieds de ce dernier, comme le montre le Tintoret dans Un repas chez Simon. Célèbres cheveux de l’éternelle pécheresse, dont Claude Louis-Combet nous dit dans Magdeleine à corps et à Christ : Pécheresse suis-je donc Au mitan de mon lit surpeuplé Un tel désastre Ma chevelure échevelée l’annonçait.

Voyez comme elle est belle D’être si noire et étalée. Égarée que je suis C’est à elle que ma quête se confie. J’irai où elle m’emportera Ma ténèbre, ma lumière, Ma sombre constellation, Pure parure de ma féminité. Telle qu’elle ploiera, j’adviendrai 6. Cette « parure de la féminité » peut aussi conduire à la folie quand elle est ôtée du crâne dont elle naît chaque jour et devient simple objet désincarné de désir. « Il a de terribles accès de fureur, c’est un des déments les plus singuliers que j’ai vus. Il est atteint de folie érotique et macabre. » Ainsi est

Dans Percy Jackson : le voleur de foudre, de Chris Columbus (2010), adapté du roman de Rick Riordan, le jeune héros se découvre être le fils de Jupiter. Percy va devoir affronter plusieurs ennemis mythologiques, dont Méduse, interprétée par Uma Thurman.

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« Gilda, tu es visible ? – moi ? » Lorsque Gilda (Rita Hayworth) apparaît à l’écran, à la dix-huitième minute, elle est installée devant sa coiffeuse. Elle relève la tête et rejette, avec un style unique, en arrière son incroyable chevelure. Son entrée est fatale. La prédatrice jette son filet. On pense au Vampire d'Edvard Munch, avec cette même chevelure rousse, qui avale sa proie. À la fin du film (Charles Vidor, 1946), Gilda, veuve bien triste, glisse sur la scène du casino, dans une robe fourreau en satin noir (créée par le français Jean-Louis Berthault), et vampirise les spectateurs avec son interprétation suggestive de Put the Blame on Mame. Put the blame on Mame One night she started to shimmy-shake That brought on the Frisco quake. (« C’est Mame qu’il faut blâmer/ Une nuit elle a commencé à s’agiter et à trembler/ Cela a déclenché le tremblement de terre Frisco. ») Tremblement de terre ou crise de nerf, Gilda tente de jeter son dernier sortilège et agite à nouveau ses cheveux en tous sens. Les spectateurs applaudissent et les hommes jubilent. Une claque viendra rompre définitivement le sortilège. Gilda pleure et sa chevelure l’avale. La femme n’est plus fatale. Le film est un succès et Rita Hayworth devient une légende.

En octobre 1946 (sept mois après la sortie sur les écrans américains de Gilda), Orson Welles réalise La Dame de Shanghai, qu’il tourne avec Rita Hayworth. Avant le tournage, Orson Welles, second mari de l’actrice, convoque les journalistes, qui assistent au scalp de la chevelure rousse et électrique de Rita Hayworth. Stupéfaction ! Gilda devient Elsa Bannister, blonde oxygénée aux cheveux courts.


© 1946, renewed 1973, Columbia Pictures industries, Inc/All rights reserved/Courtesy of Columbia Pictures

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CET OBJET DU DÉSIR

présenté le malheureux héros de La Chevelure 7, nouvelle de Guy de Maupassant dans laquelle un homme, jusque là bien sous toutes coutures, achète chez un antiquaire un meuble dans un tiroir secret duquel il découvre « une énorme natte de cheveux blonds, presque roux », qui va finir par avoir raison de son entendement. Car, comme le personnage de Sade, il ressent « le besoin impérieux de la reprendre, de la palper, de [s]’énerver jusqu’au malaise par ce contact froid, glissant, irritant, affolant, délicieux ». Soit, en termes plus actuels, de se masturber dedans. Pourtant, si le héros de Maupassant avait lu son contemporain Freud, il se serait méfié des cheveux. Selon l’inventeur de la psychanalyse, les serpents sur la tête de Méduse seraient des substituts symboliques du pénis. Et comme celle-ci est la plupart du temps représentée coupée, les serpents-verges qui l’ornent, fulminants... La symbolique a malencontreusement échappé au pauvre Samson. Endormi par un barbier philistin qui lui coupe ses sept tresses sur ordre de Dalila, comme nous le font voir Caravage et Rubens, il ne retrouvera sa force légendaire, sous-entendu sa virilité, que lorsqu’elles auront repoussé. Les cheveux rendent fou, les cheveux rendent impuissant, les cheveux tuent, les cheveux inspirent les peintres et les poètes. Et les cheveux sont pour certains hommes la plus belle parure de la femme. Le 14 février 2014, Eric Kroll, photographe américain spécialisé dans le fétichisme et le BDSM (bondage, discipline, sadomasochisme), présenta pour la Saint-Valentin, à la galerie Explosed View de New York, une collection hallucinante réunie par un certain Arthur, tel que le photographe le prénomme : photos, films 8 mm, collages de magazines, etc. entièrement consacrés à la capillarité féminine, le plus longue et fournie possible. Arthur vivait à Manhattan dans les années 1960. C’était un splendide haltérophile, bodybuildé avant la lettre, à qui il arrivait parfois de servir de giton à des hommes plus âgés, riches

NOTO

LES CHEVEUX RENDENT FOU, LES CHEVEUX RENDENT IMPUISSANT, LES CHEVEUX TUENT, LES CHEVEUX INSPIRENT LES PEINTRES ET LES POÈTES.

et célèbres. Mais ce qui l’intéressait, c’était avant tout les cheveux de femmes. Il filmait toutes celles qui en portaient de longs dans le parc de Washington Square ou sur les plages de Coney Island, en les suivant avec sa petite caméra Kodak sans se faire remarquer. Il découpait dans les magazines les photos, dessins, extraits de bandes dessinées ayant rapport avec son obsession, et en faisait des assemblages sur des pages de cahiers d’écolier dans lesquels sa passion se déchaînait autant sur la chevelure des stars cinématographiques que sur les héroïnes, souvent ficelées mais toujours très chevelues, d'Eric Stanton ou de John Willie. Il accumulait aussi les numéros du fanzine Stan’s photos, entièrement consacré à des femmes l'ayant jusqu’au sol. Peu de temps avant l’exposition, Kroll convie le collectionneur fétichiste à une soirée organisée par des amies de sa connaissance : « Il m'a souri gentiment et a décliné l’invitation. » Il lui avoue dans la foulée n’avoir jamais eu de relation intime avec une femme. Et le photographe de se demander : « C’est quoi l’amour ? » 1. Donatien Alphonse François de Sade, Les Cent Vingt Journées de Sodome, in

Œuvres complètes, Pauvert, 1986. – 2. Les Sonnets pour Hélène sont publiés en 1578 dans une nouvelle édition des Amours. Le poète y narre son amour platonique pour Hélène de Surgères, une jeune suivante de Catherine de Médicis, qui est restée indifférente à ses avances. – 3. La Dame de Shanghai (The Lady from Shanghai), Orson Welles, 1947. – 4. Cf. NOTO 4. – 5. Guillaume Apollinaire, Alcools, Gallimard, Folio, 2013. – 6. Claude Louis-Combet, Magdeleine à corps et à Christ, texte inspiré de photographies d’Elizabeth Prouvost, Fata morgana, 2009. – 7. Guy de Maupassant, La Chevelure, in Contes et nouvelles, tome II, Gallimard, la Pléiade, 1979.

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A RT

CO R R È G E , A PA RT E LES AMOURS DE JUPITER PA R G U I L L A U M E C A S S E G R A I N

VERS 1530, CORRÈGE RÉPOND À UNE COMMANDE DE FRÉDÉRIC II POUR ORNER UNE PIÈCE À USAGE PRIVÉ, UN STUDIOLO OU UN C AMERINO, D ’ U N PA L A I S À M A N TO U E . Q UAT R E I N STA N T S MYTHOLOGIQUES, QUATRE SAISISSEMENTS, QUATRE CHEFS-D’ŒUVRE, OÙ JUPITER, LE SOUVERAIN DU CIEL ET DE LA TERRE, P R E N D U N E A P PA R E N C E « D’UNE RÉALITÉ TOTALEMENT ET SIMPLEMENT N AT U R E L L E   » : U N E N U É E , U N CYGNE, UNE PLUIE D ’ O R E T U N A I G L E . L E G É N I E D E CO R R È G E E S T D E R É S E RV E R S U F F I S A M M E N T D ’ I N T I M I T É P O U R Q U E L E «   S P E C TAT E U R T R O U V E , S I C E N ’ E S T MATIÈRE À S’Y FIXER, DU MOINS À S’Y DÉPLOYER ». R É C I T D E Q U AT R E A S S U J E TT I S S E M E N T S .

NOTO

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À l’écart Réservée, la peinture de Corrège l’aura été – sous des aspects relativement divers, esthétique, historique –, et cela malgré la reconnaissance qu’il reçut assez tôt de ses contemporains et, encore plus, des siècles suivants. Antonio Allegri est resté au long de sa vie à la périphérie des centres artistiques importants et en retrait des cours dans lesquelles ses confrères cherchaient fortune et reconnaissance. Il s’est ainsi tenu à l’écart du monde public, retiré dans la monotonie d’un foyer familial (Giorgio Vasari insiste étrangement et revient à deux reprises dans sa courte biographie sur le poids que sa famille a fait peser sur lui 1), ignorant les longs voyages de formation pour se contenter du chemin menant de Correggio à Parme, le long duquel, un 5 mars 1534, il trouva la mort. Réservé, Corrège l’était sans doute de tempérament, « timide » même (« Fu molto d’animo timido »), se retenant, comme Vasari le constate dans sa quête infructueuse du véritable visage du peintre, de faire son autoportrait ou de se laisser peindre par un autre. Là où ses prédécesseurs (Andrea Mantegna) ou ses contemporains (Titien) assuraient leur publicité par le biais d’autoreprésentations, de portraits insérés au cœur de

Jupiter et Io, vers 1530, huile sur toile, Vienne, Kunsthistorisches Museum.

leurs histoires peintes, Corrège aura préféré entretenir un semblant d’anonymat, ne se livrant que de manière détournée, par le biais de ces innombrables sourires qui animent ses toiles et qui traduisent, en écharpe, la joie évoquée par son nom de famille : Allegri. Dans cette discrétion du peintre, sa retenue quasi maladive, ses amateurs les plus forcenés ont trouvé la clef de son art. Sa peinture n’a rien de la grandiloquence habituelle aux compositions de la Renaissance, n’impose pas une rhétorique bavarde mais, au contraire – et le cycle (si cela en est vraiment un) des Amours de Jupiter le montre bien –, déploie une science du déplacement, de l’écart ou, dans un registre plus littéraire, du sous-entendu, qui impose au spectateur une sorte de réserve, qui l’invite à mettre en suspens sa volonté de savoir et sa prétention à maîtriser les moindres rouages de ce langage particulier qu’est la peinture. Stendhal, l’un des plus fervents amateurs de l’art d’A ntonio Allegri, conseillait de fuir l’éclat du jour, la clarté permettant de tout voir parfaitement, pour attendre le crépuscule et profiter égoïstement des nuances si rares des tableaux du maître. Une peinture de Corrège que Stendhal voyait


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s’épanouir entièrement lorsqu’il pouvait la contempler seul, le nez collé à la toile et que, les larmes de joie venant baigner ses yeux, toute parole lui devenait inutile pour exprimer ce que ces œuvres lui « disaient ». Une parole alors placée en réserve, soudainement retenue durant la contemplation de l’image ou réservée au simple corps et à son pouvoir d’expression. Stendhal, face à un tableau de Corrège, pouvait se mettre, à la façon de Pietro della Vecchia devant une peinture de Pietro Ricchi, à trembler ou danser, donnant à l’intensité de l’image toute latitude d’exercer son pouvoir sur le corps du spectateur.

Celui qui regarde

© D. R.

Les peintures de Corrège, Stendhal les voyait de « tout son corps », comme plongé au cœur de l’image et participant affectivement aux fables dépeintes. Le nuage enveloppant Io, dans les contours duquel on perçoit la main et le visage de Jupiter, vaut, pour sa fonction de voile isolant sensuellement la jeune femme du reste du monde, d’emblème de cette contemplation « réservée », favorisant une rêverie privée qu’aimait tant Stendhal. Au moins l’une des quatre toiles des Amours de Jupiter

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Eugenio Cajès, Léda et le cygne, 1604, huile sur toile, Madrid, musée du Prado.

© Museo Nacional del Prado

Léda et le Cygne, vers 1532, huile sur toile, Berlin, Gemäldegalerie, Staatliche Museen.

a provoqué de façon violente sur son propriétaire cette « danse de Saint-Guy », le confrontant, par un commerce intime avec la toile, par l’adresse qu’elle lui tendait, à la vérité folle de la peinture à laquelle seul son corps pouvait répondre. Lorsque la Léda et une copie de Io rentrèrent au xviii e siècle dans la collection de Philippe, duc d’Orléans, son fils, Louis, surnommé « le Pieux », lacéra la tête de la jeune femme enlacée au cygne. Le tableau fut réparé (peut-être par Antoine Coypel) mais seule une copie conservée à Madrid permet encore de se faire une idée de l’expression originale donnée par Corrège à son héroïne. Si l’emportement de Louis concerne bien la teneur sexuelle de ces tableaux figurant des étreintes amoureuses, il n’a étrangement pas cherché à effacer les corps enlacés mais le visage de la jouissance. Son geste iconoclaste, d’autant plus surprenant qu’il a eu lieu dans un cadre privé, contre des peintures qui étaient la possession de son propre père, semble une réponse pathologique à la nature singulière de l’art de Corrège, à sa capacité à imposer une relation subjective

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à celui qui regarde. En lacérant les visages de Léda (et de Io dans la copie), le fils du duc d’Orléans a souhaité annihiler l’effet de sujet, l’assujettissement qui le rendait ainsi complice de ces relations amoureuses adultérines et a voulu, avec force, rester à l’écart de ce débordement d’affect si cher à Stendhal. Cet effet de sujet apparaît avec insistance dans ce cycle jusqu’à en devenir, si ce n’est le véritable motif, du moins un de ses moteurs dramatiques, et il témoigne de la nature fortement subjective de la peinture de Corrège. Io, naturellement, comme l’a rappelé Hubert Damisch dans un commentaire qui reste à ce jour le plus pertinent sur la peinture de Corrège  2, est l’incarnation du sujet par excellence (Io/je), celui de ces histoires mythologiques portant le nom des différents « acteurs » (Io, Ganymède, Léda, Danaé) mais aussi celui qui devient tel lorsque, se plaçant devant les tableaux, il les envisage depuis un « point de vue » unique. Corrège a varié avec un grand soin la mise en place de cet effet de sujet. Le nuage, dans lequel se cache Jupiter,


© D. R.

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jusqu’à donner l’impression de s’être transformé entièrement en nuée, devenant alors la matière volatile qui s’unit à Io, se mue en un écran qui facilite, par l’élision du corps du Dieu, la projection du spectateur. La nuée devient ainsi un espace réservé, tel une alcôve, où le « sujet » qui contemple peut se projeter et devenir le « sujet » actif de l’histoire. Le regard dirigé vers l’extérieur de la toile du jeune Ganymède est une autre solution trouvée par Corrège pour assujettir le spectateur et le mettre sous l’emprise des effets de l’image. Étrangement, alors que le jeune berger est dans les griffes de son amant, il se retourne vers le spectateur et, sans donner l’impression d’être inquiet, le regarde avec un sourire plein de tendresse et de désir, qui l’implique, en tant que sujet (moi/io) dans le rapport amoureux. Dans Danaé, si les différentes figures semblent, cette fois, ignorer ostensiblement le spectateur, entièrement accaparées par leurs tâches, disposées deux par deux mais répétant un même absorbement, la question de l’assujettissement n’est pas absente. Au fond de la scène, dans l’embrasure d’une

fenêtre ouverte sur le ciel, Corrège peint une tour ruinée. Ce détail sert à révéler la position en hauteur de la chambre de Danaé, suivant par là le récit ovidien, qui raconte comment le père de la jeune fille, Acrisios, avait souhaité, pour contrer le mauvais présage de son meurtre par son futur petit-fils, la maintenir hors d’atteinte, à l’abri d’une tour. Pour autant, Corrège tire parti de cet argument narratif pour en faire autre chose. En coupant les arches du bâtiment par le rebord de la fenêtre, ce sont deux yeux qui apparaissent et qui semblent, relayant notre propre position devant la toile, s’immiscer dans l’intimité de cette relation charnelle. Ces yeux de la peinture nous contemplent depuis l’image et nous dévisagent comme le voyeur que nous sommes, soudainement surpris dans ce que nous pensions être notre position dominante.

Des amours intimes Réservée, la contemplation de ces quatre tableaux l’était certainement puisqu’il devait s’agir, même si les origines de la commande restent encore incertaines,

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d’un cycle destiné à un usage privé, sans doute pour orner un studiolo ou un camerino, pièce d’un palais ou d’un château où les princes de la Renaissance assemblaient leur collection de peintures et de sculptures. Alfonso d’Este, à Ferrare, avait ainsi, quelques années auparavant, imaginé un camerino où les plus grands artistes italiens de l’époque (Raphaël, Michel-Ange, Giovanni Bellini) auraient été rassemblés autour d’un programme mythologique et érotique. Les Amours de Jupiter, imaginés au sein de la cour de Mantoue, non loin de Ferrare, s’inscrivent vraisemblablement dans cette lignée de décorations privées. Les tailles et les formats forts différents (deux sont horizontaux et deux verticaux) de ces tableaux laissent effectivement à penser qu’ils ont été imaginés par l’artiste en fonction d’un lieu d’exposition connu au préalable. Les deux toiles verticales (Ganymède et Io) devaient sans doute venir encadrer des fenêtres et doivent donc leur format singulier à la salle dans laquelle elles étaient censées prendre place. Pourtant, le cycle de Corrège paraît encore un peu plus « réservé » que ces exemples contemporains et avoir été, plus que privé, intime. Vasari, le premier à décrire ces toiles, n’en NOTO

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mentionne ainsi que deux (Léda et une « Vénus » qui doit être la Danaé) sur quatre pour louer, dans un ensemble destiné selon lui à Charles Quint, les chairs pleines de « morbidezza » et surtout les cheveux « d’une teinte ravissante, si minutieusement et si finement rendus qu’on ne peut en voir de plus beaux ». La description en apparence si précise de Vasari ne vient pas d’une observation directe des tableaux mais d’un témoignage que lui aurait fait Giulio Romano. Si Vasari n’a pas vu ces peintures (ce qui n’est pas rare dans ses Vies), c’est qu’elles ont été rapidement soustraites à un regard public. Mengs, plus d’un siècle plus tard, lorsque la gloire de Corrège aura atteint son apogée, dans ce siècle qui était fait pour un homme ayant, selon Berenson, « le tempérament d’un français du xviiie siècle 3 », ira plus loin dans cette théorie de la « réserve » en pensant que Vasari ne s’était pas seulement trompé mais qu’il avait menti sciemment : « Vasari se trompe ou n’a pas voulu dire la vérité ainsi à propos des tableaux que le Corrège peignit pour le duc de Mantoue  4. » Si certains auteurs ont imaginé que Les Amours de Jupiter avaient été peints pour une des salles du Palazzo Te, la sala de Ovido en l’occurrence  5, il est fort probable


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Danaé, vers 1531, huile sur toile, Rome, galerie Borghèse.

qu’ils étaient plutôt appelés à décorer une pièce encore plus intime, bien loin des fastes et des manifestations publiques des frasques érotiques du duc de Mantoue, telles que Giulio Romano a pu les représenter dans la salle de Psyché. Rien de tel dans les tableaux de Corrège, qui s’adaptent au registre intime pour lequel ils ont été imaginés. Le petit palais du Marmirolo, réservé au duc, encore plus à l’écart de la ville que le Palazzo Te, pourrait être un écrin idéal pour des tableaux si privés. Un déplacement de registre s’opère des fresques de Giulio Romano aux tableaux des Amours de Jupiter, adaptation aux conditions de visibilité des œuvres. Au sexe en érection (premier exemple dans la peinture européenne) de Jupiter/Frédéric dans la salle de Psyché répond le sexe dissimulé dans les oreillers de Danaé, placé sous son bras et qui, par le jeu du froissé du drap, semble laisser écouler sa semence. Ces quatre peintures, par leur histoire si imprécise comme par leur composition ordonnée par des « retraits » (la nuée qui recouvre Io, la chambre close où est recluse Danaé, la masse sombre de l’aigle qui enserre Ganymède ou les arbres fermant l’horizon de Léda), semblent

toujours se retirer au regard, se dégager de toute vision trop intrusive. L’histoire (ou les histoires) de cette série s’est jouée dans l’intimité d’une pièce où l’amateur pouvait profiter de ses qualités particulières et dans le secret d’un regard, où ses affects pouvaient se libérer sans retenue.

Un regard désirant Ici, et comme souvent dans la peinture de Corrège, tout est affaire de retenue en appelant, en retour, à la réserve du spectateur qui, dans l’intimité de son regard, peut laisser place à une « lecture obscure de l’image 6 ». On pourra toujours retrouver un message allégorique où les tableaux sont les supports d’une réflexion morale néoplatonicienne : Ganymède incarnerait l’élévation de l’âme ; Cupidon, dans Léda, produirait une musique céleste servant le même type de lecture ; le cerf, relativement discret dans l’angle droit de Io, serait la figuration d’un psaume décrivant l’âme humaine buvant à la source divine  7 ; enfin les amours polissant leurs flèches au premier plan de Danaé vaudraient pour la traditionnelle opposition de l’amour sacré à l’amour profane  8. Il n’en NOTO

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demeure pas moins que les peintures de Corrège fonctionnent plutôt comme des écrans où le désir du spectateur trouve, si ce n’est matière à s’y fixer, du moins à s’y déployer. Si ces quatre peintures ont bien trait à des récits mythologiques que d’autres peintres avant (peu, à vrai dire, car Corrège est l’un des premiers à peindre une Danaé et une Io) et après lui ont repris, le travail de Corrège semble s’attarder sur le problème plus intime du rapport des corps entre eux, sur la distance, plus ou moins grande, qui règle leur attraction. Entre Danaé et Ganymède, c’est la gamme des écarts s’instaurant entre les corps dans leur liaison (le mot le dit) amoureuse qui est montrée par le peintre : d’une distance que l’écoulement de la semence d’or (Corrège insiste sur la lourdeur des gouttes) mesure au corps-à-corps de Ganymède et de son aigle. Les délicates variations de la distance avec laquelle les amants s’unissent l’un à l’autre sont une autre façon pour Corrège de dire ce qu’il en est du fonctionnement d’un regard désirant, de sa nécessaire distance, de ses avancées et de son aveuglement. Corrège travaille, comme en réserve de la signification iconographique et de l’éventuel programme

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Le Rapt de Ganymède, vers 1530, huile sur toile, Vienne, Kunsthistorisches Museum.

symbolique, à l’instauration d’une « région paradisiaque des signes subtils et clandestins  9  », qui célèbre les sens au cœur du sens. Expression originale de cette science des signes inventée par Corrège, les légers attouchements qu’il figure dans la plupart de ses tableaux, érotiques comme religieux. Les doigts donnent l’impression de marquer une réserve, celle peut-être de Corrège lui-même, lorsqu’ils viennent à toucher un autre corps. Danaé effleure, comme par mégarde, alors qu’elle est pourtant engagée dans une relation charnelle, le genou de Cupidon et Léda, de la même façon, touche à peine du bout de son doigt la patte du cygne. La main qui enserre Io réalise entièrement cette subtilité des gestes en caressant le corps nu de la jeune femme d’une main sans consistance, d’une main de vapeur. Le désir est ici représenté par le détour des iconographies ovidiennes mais aussi tenu en réserve afin que le spectateur puisse projeter sur l’écran tendu son propre fantasme. Une envie sensuelle, celle des histoires et celle de la peinture, qui vaut pour l’envie du regard lui-même, qui « fait pâlir le sujet devant quoi ? Devant l’image d’une complétude qui se referme  10 ».

1. « Fu molto d’animo timido, e con incommodità di se stesso incontinove fatiche esercitò

l’arte per la famiglia che lo aggravava. » Giorgio Vasari, Les Vies, p. 72 et 74. – 2. Hubert Damisch, Théorie du nuage. Pour une histoire de la peinture, Seuil,

1972, p. 11-40. – 3. Bernard Berenson, Les Peintres italiens de la Renaissance, Gallimard, 1953, p. 198. – 4. Anton Raphaël Mengs cité par Arturo Carlo Quintavalle, Tout l’œuvre peint du Corrège, Flammarion, les classiques de l’art, 1977, p. 12. – 5. Egon Verheyen, The Palazzo del Te in Mantua. Images of Love and Politics, The Johns Hopkins University Press, 1977, p. 9. Verheyen soutient l’idée que le cycle de Corrège s’adapterait à la logique de la salle où se trouvent peints Les Enfants de Jupiter. Orphée, qui apparaît dans les fresques de cette pièce, ferait pourtant mentir cette logique générale. – 6. Pierre Fédida, « Le souffle indistinct de l’image », in Le Site de l’étranger. La situation psychanalytique, PUF, 1995, p. 191. – 7. Psaume 42 : « Comme un cerf soupire auprès des eaux courantes, ainsi mon âme soupire auprès de toi, Ô Dieu ! Mon âme a soif de Dieu vivant. » – 8. Egon Verheyen, « Correggio’s Amori di Giove », in Journal of Warburg and Courtauld Institutes, vol. 29, 1966, p. 180-194. – 9. Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, 1977, p. 81. – 10. Jacques Lacan, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse. Le Séminaire, livre XI, Seuil, 1973, p. 131.

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Gabriel Henry Vers la poussière

La pierre est blanchie au feu sans mélange du jour

il descendrait vainqueur vers la mer

le pont d’un navire immobile

l’animal cérémonieux

au bord, l’escalier

un nuage d’yeux complices le suit

une plaine lancée là

quand d’autres élèveraient bien vite des toits

a enfanté

peau crue sous l’œil terrible

il avance

le jardin a ses guetteurs touchant le haut

bientôt il nage dans les herbes hautes

la dépouille émeraude le porte et le perd

les premiers signes, les sagaies

à la surface de son corps brusque comme le vent

dont il sent les pointes dans son sang

ce pourrait être l’haleine immense de la nuit

sur le bout de sa langue

cadavre incessant

et l’ombre de ces tours déjà l’enveloppe

mer dissimulée

l’éclaireur passe les portes de la ville antique

il flotte

ses yeux commandent des floraisons

il se retourne

encore et

les bruissements s’éteignent

encore

ce visage

au bas

c’est moi

volant au chat son rythme injouable

avant que n’œuvrent les ronces

il contourne le puits dormant

l’iris frappé d’or

les veilleurs, visages noués, visages traversés

ce petit corps

c’est moi

de formules magiques

prodiguent des refuges d’eau

projeté aveugle

il avance

à vos côtés

glisse sans heurts

dans ce fleuve vers la poussière

© Illustration Papier Tigre

des marches

et des murs


Première fois

Lagune La ville peau offerte embrasse chaque jour la cicatrice d’où fuit en continu ce lait de titane,

ailleurs si rare

mer et ciel noués dans un même visage énigmatique jouent des tours cruels, égarent le visiteur entre des îlots instables et se rient des tentatives de cartographie Les bateaux prennent des ailes dans la lagune ils se croisent s’effacent en pleine lumière et l’on croit avoir vu l’un ou l’autre happé par le son isolé d’une cymbale et le souvenir indiquera une odeur de poudre et d’encens mêlés mais sans doute est-ce un mensonge soufflé par les eaux en peau de perle je suis allé dans la lagune suivant les fêlures du miroir qui s’écrivaient au fur et à mesure et j’ai pris peur les bruits de moteur le clapot peuplent ce désert où tout paraît fondre de loin en loin un désert tissé d’échos de magnésium brûlé, où chacun laisse son fantôme agir ceux que l’on hèle sur un pont jumeau sont absents à eux-mêmes le temps s’y affaisse imperceptiblement la nuit n’a plus de raison de venir les arbres du déluge sont en avance passagers de la musique opaline, ils maraudent indéfiniment les saisons n’ont pas prise

NOTO est fait pour vous et NOTO s’ouvre à vous. Un jury constitué de professionnels de l’édition sélectionne, pour chaque numéro, des textes inédits d’auteurs jamais publiés. En partenariat avec Papier Tigre.

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on dit que Phaéton y court après ses étincelles comme des chèvres va dans la lagune, c’est une forêt du temps cache-toi dans ses eaux précieuses de fonderie dors et si tu es digne du songe son soleil viendra sans mélange se coucher sur tes os crus

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MMANDE

CO RE

NOTO AIME

ET

MUSIQUE

MIROIRS. PIANO SOLO : DUTILLEUX, LISZT PA R J O N A S V I TA U D , N O M A D M U S I C , 2 0 1 6 , 1 5 €

V I B R AT I O N S . Pour le centenaire de Henri Dutilleux, Jonas Vitaud choisit, dans son dernier disque, de le confronter à Franz Liszt – deux musiciens qu’en apparence tout oppose. Pourtant, le pianiste français parvient, grâce à une sélection précise et des enchaînements subtils, à créer un jeu de résonances quasi mystiques entre ces deux univers. Et à former, dans ce dialogue énigmatique, un tout organique. Échos harmoniques, proximité esthétique, les œuvres se répondent entre elles. Ces mystérieuses vibrations traversent l’album et en font tout le charme. Les Préludes du compositeur français s’intercalent entre des pièces dépouillées de Liszt, de l’Angélus ! Prière aux anges gardiens des Années de pèlerinage à la première Valse oubliée, aux attraits nostalgiques. À ces miniatures s’ajoutent des œuvres plus denses et virtuoses, telles la dantesque première Méphisto-Valse du Hongrois et la Sonate opus 1 de Dutilleux. L’occasion d’apprécier toutes les nuances du jeu de Jonas Vitaud, sa façon de sculpter (d’ausculter ?) les silences, le son perlé du bout des doigts, la vigueur explosive qu’il parvient à dompter sans jamais sombrer dans l’épanchement ou la démonstration gratuite. Un disque sensible et profond, à l’image de l’interprète. E L S A F OTTO R I N O

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U TO P I E . La ville de FranDisco est née de l’imaginaire de l’artiste trisomique belge Marcel Schmitz. Maquette de carton assemblé figurant une cité utopique, elle s’est étoffée au gré des expositions et des résidences, et elle est réinterprétée sous la forme d’une bande dessinée muette par Thierry Van Hasselt. Dans son adaptation en deux dimensions, parfois complétée par des dessins de Marcel Schmitz, l’auteur met en scène une faune de constructions, de véhicules et de personnages animés par une curieuse énergie. Le mouvement d’une parade, des pratiques religieuses incertaines, une pluie de shampoing ultra doux et des cornets de frites parfois vivantes donnent à la métropole de guingois un rythme pétillant et joyeux. Difficile d’envisager la cartographie de FranDisco, il est sans doute plus tentant de s’y égarer afin de contempler d’encore plus près cette œuvre en ping-pong et son territoire en expansion continue. G A Ë TA N A K Y Ü Z

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DOCUMENT

© Angelo Pennoni / Paolo Iannarelli

ACCATTONE. SCÉNARIO ET DOSSIER D E P I E R PA O L O PA S O L I N I , P R É F A C E D E C A R L O L E V I , AV E C D E S T E X T E S D E H . J O U B E R T- L A U R E N C I N , P. - A . M I C H A U D , F. G A L L U Z Z I E T C . C A U J O L L E , T R A D U I T D E L ’ I TA L I E N PA R J . - C . Z A N C A R I N I E T H . J O U B E R T- L A U R E N C I N , É D I T I O N S M A C U L A , 2 0 1 5 , 4 4 €

S U B V E R S I O N . C I N Q U A N T E A N S A P R È S L ’ A S S A S S I N AT D E P I E R PAO LO PA S O L I N I , O N R E T R O U V E DA N S C E T O U V R AG E L E F I L M DA N S L E Q U E L I L M E T E N S C È N E P O U R L A P R E M I È R E F O I S U N S O U S - P R O L É TA R I AT R O M A I N C O N F R O N T É A U M O N D E M O D E R N E . L E S É C R I T S D U P O È T E S O N T AC CO M PAG N É S D ’ U N R I C H E A P PA R E I L D O C U M E N TA I R E E T C R I T I Q U E .

En 1949, au cours d’une fête de village, Pier Paolo Pasolini, alors âgé de 27 ans, a de brèves relations sexuelles avec des adolescents. L’occasion est trop belle pour ses adversaires d’isoler un militant politique bien trop actif à leur goût et de condamner son homosexualité. Un mois plus tard, accusé de détournement de mineurs et d’actes obscènes sur la voie publique, il est exclu du parti communiste et suspendu en tant qu’enseignant. Mis au ban de la société, sans travail, Pasolini quitte avec sa mère, au début de l’année 1950, le Frioul pour Rome. Ils y connaissent d’importantes difficultés financières : sa mère est obligée de faire des ménages et il doit enseigner dans une banlieue pauvre et lointaine. Malgré tout, cette époque marque le début d’une nouvelle période extrêmement créative pour le poète. Pasolini découvre avec beaucoup d’intérêt une population marginalisée, celle des borgate, qui forme une sorte de sous-prolétariat. Il s’imprègne de ce monde nouveau en allant à la rencontre de ses habitants, essaye de capter leurs particularités stylistiques et gestuelles, et plus largement une conscience, une authenticité, qui lui semblent préservées du monde moderne. La technique utilisée par Pasolini sera reprise dans Comizi d’amore (1964), son documentaire sur la sexualité des Italiens : interroger les personnes de façon à libérer la parole. Au cours de son immersion dans ces faubourgs, Pasolini se lie d’amitié avec de nombreux jeunes gens, dont certains joueront plus tard dans ses films. Ses connaissances en dialecte populaire l’amènent rapidement à travailler pour le cinéma, notamment en participant au scénario de La Dolce Vita (1960) de Federico Fellini. Au cours de l’été 1960, il rédige le scénario d’Accattone, avec lequel il veut dépasser les représentations cinématographiques des prolétaires contemporains, comme en offre notamment Rocco et ses frères (1960) de Luchino Visconti, qu’il n’a pas aimé malgré l’enthousiasme général. Pour ce faire, il écrit l’histoire d’un souteneur oisif qui se retrouve sans gagne-pain le jour où sa protégée, Maddalena, est envoyée en prison pour dénonciation calomnieuse. Errant, rejeté, il tombe sur une jeune fille naïve, Stella, qu’il va tenter de pousser à la prostitution ; mais, touché par sa pureté, il essaye de travailler lui-même afin de gagner sa vie honnêtement et d’épargner la jeune fille. Le piège

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de toute une société injuste se referme malgré tout, rappelant qu’il n’y a pas de rédemption possible pour ceux qui vivent au ban de la société. Pasolini parvient à capter les différentes figures de cette population des banlieues romaines – prostituées, souteneurs, travailleurs divers, miséreux en tout genre – et à en dresser un portrait qui ne tombe jamais dans le manichéisme. Il réussit à faire un film de toute beauté, rompant, dans le fond comme dans la forme, avec ce qui se faisait alors. Les publications de Pasolini ont toujours fait événement en Italie, et ses films n’échappent pas à la règle. À sa sortie, Accattone est interdit au moins de 18 ans, de peur qu’il ne soit mal perçu par des spectateurs manquant de maturité. Le 2 novembre 2015 a eu lieu au théâtre de l’Odéon, à Paris, une soirée de commémoration de l’assassinat de Pier Paolo Pasolini, quarante ans plus tôt, jour pour jour, sur une plage d’Ostie, près de Rome, et dont les circonstances exactes sont toujours ignorées. Les éditions Macula, réputées pour la qualité de leurs publications, ont choisi ce moment pour publier le scénario d’Accattone en un très beau coffret de deux volumes. Dans le premier se trouve le scénario accompagné de nombreuses photographies du tournage et du film, ainsi que quelques textes : une préface de Carlo Levi, l’auteur du roman Le Christ s’est arrêté à Eboli (1945), qui partageait l’intérêt de Pasolini pour les laissés-pour-compte, et qui souligne la singularité du film ; d’autres textes suivent, signés de Pasolini – deux nous narrant les difficultés auxquelles le réalisateur a dû faire face avant de parvenir à réaliser son film et deux autres plus théoriques sur sa vision du cinéma. Le second volume rassemble plusieurs textes critiques de grande qualité, amenant un éclairage intéressant sur l’œuvre de Pasolini, accompagnés de belles photographies des lieux du tournage, des personnages et de scènes du film. Il s’agit d’un document comme nous en avons peu en France sur des films du patrimoine. L’importance et l’urgence de ce type de démarche éditoriale nous sont pourtant une nouvelle fois rappelées par le décès du charismatique interprète d’Accattone, Franco Citti, survenu en janvier dernier. De sorte que le présent livre rend un bel hommage non seulement à Pasolini, mais aussi à cet acteur qui l’a accompagné dans plusieurs de ses films. M A R C - A N D R É C OTO N I

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MUSÉE

BERNARD BLISTÈNE

Vous évoquez souvent l’idée d’exalter la curiosité du spectateur. Pouvez-vous nous en dire plus ? Je vous dois la vérité. J’avais développé cette idée de la curiosité avec deux de mes amis proches, l’historien de l’art Jean-François Chevrier et la conservatrice, aujourd’hui directrice adjointe du Musée national d’art moderne à mes côtés, Catherine David, à l’époque où nous souhaitions, il y a fort longtemps, inventer une revue. Nous parlions ensemble d’une nécessaire culture de la curiosité. Nous avions fait les recherches et bâti le sommaire d’un possible numéro sur les différentes formes de la curiosité, en tant qu’elle est défaut, philosophie ou manière d’être au monde, pour appréhender la création. Sur ces bases, nous nous disions : « Il nous faut à tout prix exalter une culture de la curiosité. » La revue ne s’est pas faite, mais cette idée m’a toujours poursuivi. Je pense qu’elle recouvre des champs du savoir et des manières d’être qui sont, pour certains, réprimés. Être curieux, c’est se mêler de ce qui ne nous regarde pas, c’est aussi préserver, au fil du temps, la capacité de nous stimuler et de stimuler les autres, tout autant pour des choses que nous connaissons et que nous redécouvrons, que pour des choses qui nous sont inconnues. La curiosité n’était pas chez moi l’idée de me prendre pour la Comtesse de Ségur – la petite Sophie est curieuse dans Les Malheurs de Sophie –, mais plutôt de voir s’il n’existait pas une histoire de la curiosité, une histoire des curieux. Tout ce qui a trait à ce mot magnifique d’amateur – celui qui aime – me semblait reposer sur la curiosité et, dans mon travail aujourd’hui, sur la nécessité de donner aux différents publics qui viennent dans cette grande maison ce goût de la curiosité. Comment avez-vous concrétisé cette notion de curiosité dans la présentation des collections du Musée national d’art moderne ? Je crois fondamentalement qu’un musée raconte une histoire ou raconte des histoires. L’organisation même de ses collections doit permettre au public de suivre un fil rouge. Si ce fil rouge est trop linéaire, il finit par donner une histoire peut-être trop déterminée. Pour exalter une forme de curiosité, il faut faire des « pas de côté ». Dans la présentation de la collection moderne, nous avons tenté d’articuler un fil rouge avec la trame narrative des salles latérales, dans lesquelles nous racontons l’histoire des curieux, de la critique d’art, des historiens de l’art et de tous ceux qui ont contribué à bousculer

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les cadres interprétatifs. Voyez par exemple actuellement la salle dédiée aux Stein : on sait que les goûts de Leo Stein et de sa sœur Gertrude n’étaient pas les mêmes. Or c’est captivant d’avoir les œuvres pour le montrer. Un peu plus loin, prenez la salle dédiée à cet extraordinaire critique et marchand allemand Wilhelm Uhde, un des premiers grands défenseurs des cubistes, qui, quelques années plus tard, s’est intéressé aux naïfs. Nous avons réfléchi à la manière de mettre en relation l’amour des naïfs et l’amour des cubistes autour des archives que nous conservons. Ensuite, allez plus loin pour voir, en contrepoint de la salle permanente dédiée à André Breton, une salle dédiée à Robert Lebel, un historien de l’art, expert en tableaux anciens, une personnalité extraordinaire, qui s’est intéressée, sa vie durant, en homme libre, autant à l’art de son temps qu’à l’art classique : il a écrit sur Théodore Géricault, Léonard de Vinci, Nicolas Poussin, mais il était en même temps dans la proximité des surréalistes dès le milieu des années 1930. Il a côtoyé une multitude d’artistes, n’a cessé de s’interroger sur la création sous toutes ses formes avec sagacité, jusqu’à être le premier à écrire une monographie sur Marcel Duchamp, qui fait toujours autorité. Prenez aussi la salle consacrée à Blaise Cendrars, complice de quantité de figures de l’avant-garde, qu’il s’agisse de Sonia Delaunay ou de Fernand Léger et de tant d’autres. Comme il le disait lui-même, Cendrars a beaucoup « bourlingué » et bourlinguant, il s’est intéressé aux Latino-Américains, et, ce faisant, a été proche d’Oswald de Andrade, de Tarsila do Amaral et de tant d’autres... Toutes ces salles, ces pas de côté, réintroduisent, dans un parcours historique fait de repères que le public peut bien évidemment appréhender, des contrepoints, des exaltations de gens qui vont – je reprends l’expression d’A rthur Rimbaud – « trafiquer dans l’inconnu » pour trouver du nouveau. Pourquoi choisir l’année 1905 pour marquer la naissance de l’art moderne ? Il y a plusieurs raisons à cela. L’année 1905 marque la jonction avec le musée d’Orsay. En même temps, nous avons souhaité faire revenir Luxe, calme et volupté de Matisse – le premier tableau que l’on voit désormais en entrant. Il était déposé à Orsay bien qu’il soit sur nos inventaires. Un tableau de cette importance est un peu comme une charnière dans une porte. Soit il est le dernier jalon du néo-impressionnisme, soit il est le premier jalon du fauvisme. Je préfère le voir ouvrir une porte.

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© Photos Clémence Hérout

«  U N M U S É E D O N N E L A P O S S I B I L I T É D E C O M P R E N D R E .   » L E D I R E C T E U R D U M U S É E N AT I O N A L D ’ A RT M O D E R N E , AU C E N T R E P O M P I D O U, É VO Q U E S A V I S I O N D U L I E U D ’ E X P O S I T I O N E T L A M A N I È R E D O N T I L A C O N Ç U L A N O U V E L L E P R É S E N TAT I O N D E S CO L L EC T I O N S . S A M I S S I O N : R ACO N T E R U N E H I S TO I R E . S A M É T H O D E : L A M I S E E N P E R S P EC T I V E P O L I T I Q U E D E S Œ U V R E S . S O N O B J EC T I F : C R É E R D E S M O M E N T S D ’ I N T E N S I T É P O U R L E P U B L I C . E N T R E T I E N .


ceux qui la racontent, ceux qui l’écrivent. Donner la parole aux poètes qui ont joué un rôle majeur dans l’histoire des Modernités est crucial. J’évoquais Cendrars, mais des figures, d’Apollinaire à Alain Jouffroy plus près de nous, ont joué un rôle cardinal dans une interprétation qui n’est pas seulement descriptive mais qui est aussi sensible et théorique des œuvres d’art qu’ils ont rencontrées.

Et retenir l’année 1965 pour la naissance de l’art contemporain ? Après 1965, on assiste aux prémices de l’art conceptuel, qui est une rupture majeure. C’est aussi le moment des premières œuvres pensées au-delà du musée, créées en dépit du musée ou qui formulent une critique vis-à-vis du musée. Ainsi, je travaille, pour l’année prochaine, sur la présentation de la collection contemporaine ; la première salle posera d’emblée la question d’un art au-delà du musée, on y verra évidemment, entre autres, Marcel Broodthaers et Daniel Buren : deux figures fondatrices de cette critique institutionnelle dont on parle à l’envi aujourd’hui. Une des originalités de votre présentation est d’articuler arts plastiques avec ouvrages de critiques d’art et d’écrivains présentés dans les vitrines... C’est né de constats simples. Tout d’abord, il faut raconter une histoire et la rendre intelligible. Rien de mieux que donner la parole à ceux qui l’ont prise en leur temps pour faire entendre ce qu’ils cherchaient à dire. Deuxième constat : nous avons ici la plus belle des collections de livres et d’archives, au sein de la bibliothèque Kandinsky. Je trouvais judicieux de puiser dans ce fonds considérable pour le donner à voir. Troisième constat : l’histoire de l’art passe par

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Vous travaillez actuellement sur la présentation des collections contemporaines, qui sera inaugurée en 2017. Quelle histoire allez-vous raconter ? Le public doit avoir les clefs pour saisir la création contemporaine. Que s’est-il passé après le nouveau réalisme ou le pop art, qui, pour bien des gens, sont encore des mouvements contemporains ? Qu’est-ce que l’invention de l’art conceptuel ? La prééminence des expressions artistiques des années 1980 ? Ce rapport aux installations et à l’environnement ? Ces œuvres qu’on pénètre, qui ne vous tiennent plus simplement, comme un tableau, face à elles ou à distance ? Il y a des penseurs, des écrivains qui témoignent. Ces salles que nous allons construire vont permettre, comme à l’étage moderne, des rotations, sans pour autant détruire le cheminement narratif et les repères d’une histoire désormais vieille d’un demi-siècle. Le changement des accrochages tous les dix-huit mois obligeait à fermer l’espace et rendait impossible la lecture de pans entiers de notre collection, pourtant historiquement incontournables. Je ne le veux plus. Il faut préserver une trame toujours ouverte. En revanche, les salles latérales permettront toujours et encore ces investigations et ces pas de côté que nous avons inaugurés. Il est d’ailleurs nécessaire de faire des liens entre le niveau 5 et le niveau 4 du musée, pour qu’il y ait là aussi une sorte de fil rouge qui se déploie tout au long des xx e et xxi e siècles. Une fois l’ensemble des espaces ouvert et réaménagé, nous allons essayer dans un premier mouvement de bâtir pour ces salles-dossiers une présentation sur les relations entre arts plastiques et musique. Un événement artistique, une œuvre ne se produisent jamais isolés d’un contexte. Restituer le contexte, c’est toucher à la littérature, la poésie, la critique et l’histoire des idées. On sait que Kandinsky était proche de Schönberg , on sait que Picasso et Stravinsky ont eu, au moment des ballets russes, un rapport absolument jubilatoire. On sait en revanche que les surréalistes n’aimaient pas la musique. On sait que de nombreux danseurs ont été dans la proximité du minimalisme, que Steve Reich et Philip Glass ont eu un lien très fort avec les plasticiens, tout comme on sait que John Cage a été à l’origine de Fluxus. Il faut raconter tout cela, par des salles dans lesquelles on associera l’écoute, les œuvres plastiques à des partitions et des manuscrits. Essayer de façonner une histoire des voisinages et des frottements entre musique et arts plastiques à travers le xx e siècle et jusqu’à nos jours, voilà une entreprise riche de découvertes et d’initiations possibles !

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Souvent, les présentations des collections dans les musées internationaux offrent une mise en scène spectaculaire des chefs-d’œuvre ; vous privilégiez l’histoire et la mise en exergue de mouvements artistiques méconnus, comme le lettrisme... Il y a deux grands musées d’art moderne dans le monde : le Moma et le Centre Pompidou. À la différence de mes amis new-yorkais, je n’ai absolument pas envie de présenter notre extraordinaire collection comme une série de trophées, pas plus que de faire une démonstration de force. J’ai envie de suivre le public en me disant qu’il y a des temporalités différentes, qu’il y a, comme disait Stuart Hall, « un palimpseste de récits plurivoques et discontinus, d’histoires qui se chevauchent mais ne correspondent pas ». Je vais tous les jours dans le musée, parce que j’aime m’échapper ainsi. Vous suivez les visiteurs, vous voyez qu’ils ont un sentiment de découverte, même ceux qui ont des repères sur le fauvisme, le cubisme, l’abstraction, le dadaïsme, le surréalisme, voire sur l’art du présent. Vous voyez que certains ont un regard intime avec certaines œuvres. C’est aussi cela, notre travail. Il ne s’agit pas de présenter une stricte collection de chefs-d’œuvre, mais de montrer que l’expérience artistique est l’expérience du regard et qu’elle se fait aussi par tâtonnements. Je me suis toujours refusé à imaginer que l’on puisse venir dans un musée avec la seule idée de voir les dix chefs-d’œuvre et repartir. Vous ne pouvez pas venir au Centre Pompidou en vous disant : « Je vais voir leur Vénus de Milo, leur Joconde ou leur Victoire de Samothrace. » D’ailleurs, nous n’avons pas ces œuvres ! Notre Joconde à nous porte la moustache, notre Vénus de Milo s’affuble de houppettes et de tiroirs. Quant à notre Victoire de Samothrace, elle est bleu cobalt !

Selon vous, qu’est-ce qui fait l’originalité des collections du Musée national d’art moderne ? C’est l’histoire même de ce musée, né après-guerre. À la différence des musées qui ont été faits avec beaucoup d’argent, il a essentiellement été bâti avec les donations des artistes ou de leurs familles. Et cette générosité ne se dément pas aujourd’hui. D’ailleurs, l’histoire de ce musée s’est construite sur une histoire de complicité avec ses directeurs successifs et l’ensemble des équipes scientifiques. J’écrirai un jour une histoire de ces relations. Jean Cassou a été le fondateur du Musée national d’art moderne. Il a compris et imposé sa nécessité. Pontus Hultén a été le premier directeur du musée installé au Centre Pompidou. il avait dit en substance : « On ne comprendra cet endroit que quand on l’aura fait. » Dominique Bozo, qui a été mon maître ici et dont j’avais été un des jeunes conservateurs, était obsédé par la collection plus que par toute autre chose. Il en mesurait le retard, son apport est considérable. Dans l’histoire de l’art, vers 1915, les grands collectionneurs russes, comme Sergueï Chtchoukine et Ivan Morozov, sont venus à Paris pour acheter des œuvres de Picasso, de Matisse, de Derain et de tant d’autres, et ils ont ainsi apporté à de jeunes artistes en Russie, comme Malevitch, une matière insoupçonnée. En retour, ici, où il n’y avait que bien peu d’intérêt pour l’art moderne, les jeunes artistes n’ont, de fait, pas vu ces œuvres. On ne peut pas faire de l’histoire moderne et contemporaine de l’art en France sans réfléchir à ce qui a été donné à voir ou, au contraire, à ce qui n’était pas visible aux jeunes artistes. Un artiste, qu’on le veuille ou non, répond d’une œuvre existante. Il n’y a pas de création ex nihilo. Proust a toujours dit qu’il


répondait à Balzac, Picasso à ses débuts répondait à Cézanne ou Lautrec. Cela doit nous obliger à être vigilants et ne se résout pas uniquement en montrant des chefs-d’œuvre. Cela se problématise en montrant la diversité et la complexité des situations, mais surtout en tentant et en donnant la possibilité de comprendre pour en juger.

© Photos Clémence Hérout

Sur un plan plus personnel, que vous a apporté l’expérience d’avoir dirigé des lieux aux collections prestigieuses ? J’ai eu la chance, dans ma vie professionnelle, d’avoir de belles collections entre les mains. J’ai été jeune conservateur ici, j’ai dirigé les musées de Marseille, où les collections venaient de tous horizons, de toutes époques de l’Antiquité à aujourd’hui, j’ai été responsable de la délégation aux arts plastiques, j’ai travaillé aux États-Unis, au Guggenheim de New York. Mais je n’avais jamais eu une collection et une équipe qui permettent de confronter des idées au niveau qu’autorise le Musée national d’art moderne. D’ailleurs, nous travaillons aussi à un ensemble de salles, dans cette optique du pas de côté, que l’on appelle « politique de l’art ». Retraverser l’histoire de la modernité à l’aune de certains grands événements qui ont donné lieu à la construction, par des artistes, d’œuvres singulières – prenez le club ouvrier d’Alexandre Rodtchenko, le monument à la IIIe Internationale de Vladimir Tatline, le retour à l’ordre d’un artiste comme l’architecte Adalberto Libera dans les années 1930 en Italie – permettra sans doute des découvertes infinies. Pour que le musée soit vivant et un lieu d’expérience, un judicieux laboratoire de la pensée, il est indispensable qu’il ne soit pas un espace statique mais un espace de mises en tension, ce qui diffère de l’approche du musée que nous avions jusqu’à aujourd’hui. C’est donner à l’archive, donner aux balbutiements, donner à la correspondance, donner à une certaine intimité du rapport à l’œuvre, tant du côté de l’artiste que du côté de la personne qui regarde, quelque chose qui permette, comme l’aurait dit Jean-François Lyotard, des « moments d’intensité », afin d’aider à construire de nouveaux cadres interprétatifs. Quels liens tissez-vous avec les artistes vivants ? C’est la part la plus nécessaire et la plus importante de l’action d’un directeur de musée d’art moderne et contemporain et d’une grande équipe – nous sommes trente conservateurs : à la fois la fidélité et l’engagement. Un philosophe dit que l’engagement est une décision pour une cause imparfaite. Même si la notion est galvaudée, je crois qu’un grand musée est redevable d’un engagement profond de ses responsables auprès des artistes. Il y a quelques années, William Rubin, au Moma, célébrait Frank Stella et pas Andy Warhol, parce qu’il était moderniste, disciple de Clement Greenberg, et que, pour lui, il était nécessaire de montrer le cheminement de Cézanne à Picasso, de Picasso à Pollock, de Pollock à Stella. C’était cette histoire qu’il voulait raconter. Il ne voulait pas tant avoir raison que garder son histoire.

Et que faire désormais de la mondialisation, dont on sait qu’à bien des égards elle s’efforce de transformer la culture en un bien marchand comme les autres ? C’est cet engagement qui donne la tonalité, qui qualifie en quelque sorte le travail d’un conservateur à un moment donné de son parcours. On est comptable de ce qui s’appelle l’art moderne et contemporain, et on l’est encore davantage à l’heure de la mondialisation, à propos de laquelle j’ai nombre d’incertitudes – je rejoins assez Dominique Méda qui dit clairement que la mondialisation prétendument heureuse mène à tout le contraire d’une société mondiale en transformant le monde en une véritable arène. Pourtant, nous avons le devoir de rendre compte de la création vivante à l’échelle du monde. La tâche est gigantesque dès lors que vous tentez de préserver une capacité de juger qui ne soit pas soumise à la seule loi du marché. À un moment donné, vous vous demandez : « Comment puis-je rendre compte de tout cela ? Comment puis-je articuler quelque chose ? » Soit c’est la foire à tout – on montre un peu de tout, entre bonne conscience et démagogie –, soit on essaye d’articuler quelque chose. Or je crois nécessaire de parler des contextes. Je tente de dire que l’histoire de l’art moderne en France a été immensément pétrie de tous ces artistes exilés, de ces artistes qui sont venus ici. J’essaye de montrer également qu’on a une histoire coloniale et postcoloniale qui nous donne à penser la création de façon singulière. Je suis plutôt enclin à construire des choses qui articulent tout cela ensemble, ce qui n’empêche pas d’avoir des équipes qui prospectent du côté de l’Asie du Sud-Est et ailleurs dans le monde. Et je suis bien le premier à dire qu’il ne faut pas croire que c’est parce que vous êtes au Musée national d’art moderne que ce que vous dites est la doxa, que c’est comme cela et pas autrement. Il faut expérimenter des formats différents. Nous avons essayé d’instaurer une relation entre l’œuvre et l’archive, l’œuvre et le document, l’œuvre et son contexte. Je n’étais absolument pas sûr que cela rencontrerait son public. Or, il faut toujours garder à l’esprit le public et la fonction pédagogique du musée. Quels artistes ou quels mouvements avez-vous envie de défendre ? Je ne me considère pas comme un promoteur. Il me faut savoir désormais donner la parole à des personnes plus jeunes que moi. J’ai dans mon équipe des collaborateurs que j’aime voir expérimenter des choses au regard de la création la plus vivante. Je continue de regarder la création contemporaine. Je rencontre des artistes tous les jours. Je me promène au milieu de cette sélection, je continue de faire des choix, d’avoir des engagements. Je reste convaincu qu’une œuvre intéressante est toujours une sorte de néologisme, une forme d’expression singulière. Le dripping de Pollock est un moment fondateur dans la fabrique de la peinture, le monochrome d’Yves Klein est un moment de radicalité essentielle. J’essaye aussi de regarder si des artistes remettent en question des modes de production et le fonctionnement même d’une œuvre dans le système global dans lequel nous évoluons. Or il est à craindre qu’on ne rencontre pas de Filliou ou de Kippenberger tous les jours... E N T R E T I E N R É A L I S É PA R O D I L E L E F R A N C

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ESSAI

L’ A F F A I R E K O LT È S . RETOUR SUR LES ENJEUX D’UNE CONTROVERSE D E C Y R I L D E S C L É S , É D I T I O N S L’ Œ I L D ’ O R , 2 0 1 5 , 1 3 €

D I V E R S I T É . E N 2 0 0 7, L E M O N D E D U T H É Â T R E E S T SECO U É PA R L ’E N T R É E AU R É PE RTO I R E D E L A CO M É DIEF R A N Ç A I S E D U R E TO U R AU D É S E RT, M I S E N S C È N E PA R M U R I E L M AY E TT E . L ’ AYA N T D RO I T D E L ’ AU T E U R P ROT E S T E : L E R Ô L E D ’ A Z I Z N ’ E S T PA S J O U É PA R U N A R A B E . D E U X P RO C É D U R E S J U D I C I A I R E S S U I V E N T. S O U S L A F O R M E D ’ U N E E N Q U Ê T E , C ET O U V R AG E D É M O N T E L ’ A RG U M E N TA I R E D E S PA RT I E S , P R É S E N T E D E S D O C U M E N TS I N É D I TS ET M ET E N LU M I È R E L E S E N J E U X S O U S -J AC E N T S D E L ’ A F FA I R E .

Alors qu’elle vient d’être nommée administratrice générale de la Comédie-Française, Muriel Mayette signe une mise en scène du Retour au désert de Bernard-Marie Koltès, concrétisant ainsi l’entrée au répertoire du dramaturge décédé en 1989. Cité par la critique du Monde en marge de l’article publié quelques jours après la première, le frère et ayant droit de Koltès dit regretter que « le rôle d’Aziz ne soit pas confié à un comédien arabe » alors que la pièce s’inscrit dans le contexte de la guerre d’A lgérie, que le personnage prononce plusieurs répliques en arabe et que Koltès avait clairement exprimé son attachement à la présence d’acteurs non blancs dans les mises en scène de ses pièces. La réponse de la Comédie-Française s’effectue par voie de presse, généralisant l’affaire sur le thème du « racisme à l’envers » et de l’abus de pouvoir des ayants droit. Excédé que le théâtre justifie ce qu’il considère comme une faute au lieu de la reconnaître, le frère de Koltès refuse de renouveler le contrat autorisant la Comédie-Française à jouer la pièce : le conflit prend alors une ampleur médiatique considérable. L’institution place la controverse sur le sujet de l’entrave à la liberté de création et, quelques semaines plus tard, elle assigne le frère de Koltès en justice pour abus de droit moral et diffamation. Spécialiste de l’écrivain Bernard-Marie Koltès, le metteur en scène Cyril Desclés revient à la genèse de l’affaire. La problématique est d’abord juridique, puisque le déclencheur est d’ordre contractuel : alors qu’il n’est pas encore question de la distribution, la cession des droits de la pièce à la Comédie-Française donne lieu à des échanges interminables, confinant au dialogue de sourds, sur l’exclusivité demandée par la Comédie-Française sur la pièce, le respect du texte, le nombre minimum de représentations ou le type de contrat. Le droit d’auteur, ici exercé par son ayant droit, est au centre des discussions, mais, si la polémique médiatique a transformé le frère de Koltès en censeur, Cyril Desclés révèle la question qui conditionne toutes les autres et qui est au moins aussi vieille qu’Aristote : les acteurs l’emportent-ils sur les poètes ? Le texte est-il un matériau que le metteur NOTO

en scène utilise et façonne au même titre qu’un décor ou des costumes, ou doit-il être respecté jusque dans ses moindres didascalies ? Cyril Desclés pose pourtant le problème autrement en démontrant par une fine analyse dramaturgique de l’œuvre de Koltès que celui-ci se préoccupait autant de l’écriture que de la présence sur le plateau, et qu’il y a dans ses pièces un souci scénique manifeste, confirmé par ses autres déclarations. Il n’est certes pas indiqué clairement dans Le Retour au désert que le rôle d’A ziz doit être joué par un acteur arabe : sauf que, comme le montre Cyril Desclés, non seulement le texte le sous-entend, à commencer par les répliques prononcées en arabe et la présence de la guerre d’Algérie en arrière-plan, mais en plus Koltès n’a jamais fait mystère de ses convictions sur le sujet. Il s’était par exemple dit passionné par le français altéré des personnes dont ce n’est pas la langue maternelle, et avait clairement souhaité qu’un Arabe ou un Noir soit présent dans chacune de ses pièces. L’œuvre de Koltès propose une certaine vision de la France : négliger la seconde, c’est sans doute passer à côté de la première. La Comédie-Française accuse quant à elle le frère de Koltès de « racisme à l’envers » : ce qui est signifié ici, c’est d’abord qu’un comédien peut tout jouer, mais aussi qu’un acteur blanc privé de jouer un personnage arabe serait victime de discrimination. Considérer qu’un comédien peut tout jouer, c’est concevoir son art comme de la fabrication, en oubliant ce qui relève de l’ontologie. C’est ce qu’affirme Bernard-Marie Koltès lorsqu’il écrit dans une lettre : « On ne joue pas plus une race qu’un sexe. » Cyril Desclés développe moins le second point qui a poussé la Comédie-Française à accuser le frère de Koltès d’incitation à la haine raciale, mais on regrette que le théâtre ne se révolte pas tout autant contre la quasi-absence des Arabes, des Noirs, des Asiatiques (ou, plus généralement, des « non-Blancs ») sur les plateaux. Georges Lavaudant l’avait efficacement exprimé dans une tribune citée par Cyril Desclés : « Comme par hasard, c’est toujours l’Arabe (le rôle) de service qui est sacrifié. » Si le rôle d’Aziz n’a pas été confié à un Arabe, c’est aussi parce que la troupe de la Comédie-Française n’en comptait aucun : « Aux exigences d’un auteur rappelées par la bouche de son ayant droit s’oppose la réalité (momentanée) d’une troupe très peu représentative de la diversité française », précise l’auteur de cet essai. Depuis début 2016, un collectif d’artistes et de professionnels du spectacle, Décoloniser les arts, tente de mobiliser l'opinion, à commencer par les responsables culturels, sur le manque de représentation des minorités dites visibles sur les plateaux : preuve, s’il en était, que l’affaire Koltès n’a pas été pleinement résolue. C L É M E N C E H É R O U T 74


Jean-Claude Taki

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SOTCHI INVENTAIRE D E J E A N - C L A U D E TA K I , É D I T I O N S I N T E R VA L L E S , 2 0 1 3 , 1 8 €

MUSIQUE

CLIO

D I S PA R I T I O N S . « Le 29 août Olga enfonce dans la mer. L’enterrement 6 septembre. » Voilà ce par quoi commence non pas le roman mais l’histoire dont il se fait l’écho. Une disparition soudaine, annoncée d’un mail lapidaire rédigé dans un français maladroit. Le lieu du drame est Sotchi, ville balnéaire russe qui a fait parler d’elle en raison de sa sélection, étonnante, pour les Jeux olympiques d’hiver de 2014. Mais de ski il n’est nullement question ici. Des mois après la disparition de sa compagne, Guillaume débarque en plein été sur les côtes de la mer Noire, « parce qu’Olga est morte à Sotchi, mais après avoir dit cela, tu devines aussitôt que ce n’est pas une explication, que ce n’est pas la vraie raison, et si ta lucidité t’éloigne de la naïveté, il t’est néanmoins impossible de comprendre pourquoi tu es ici ». Quête devenue obsession aveugle, presque vide de sens, Guillaume, illustrateur de métier, va entreprendre de dessiner le mobilier de la chambre décrépite de l’hôtel qu’il va occuper plusieurs semaines durant, dans une tentative de se reconnecter au réel. En creux apparaît une autre disparition, celle de l’URSS... Avec beaucoup d’acuité et sans angélisme, Jean-Claude Taki, cinéaste notamment primé pour Sotchi 255, ausculte les rouages de l’abandon, de la mélancolie au remplacement de l’être aimé, dans un premier roman qui a tout d’un récit de voyage intérieur. L U D O V I C P I N

DE CLIO, CD DE 11 TITRES U G O & P L AY, 2 0 1 6 , 1 5 €

P R I N T E M P S . Remarquée lors du radio crochet La Relève, sur France Inter, en 2015, Clio sort son premier album, qui porte son nom, en ce début de printemps. Cette saison sied à ravir à ces onze titres où se conjuguent espièglerie et légèreté – une légèreté qui n’exclut ni la profondeur des sentiments, ni la justesse du ton, ni même, parfois, une petite mélancolie. Clio nous promène donc entre le boulevard Haussmann et Saint-Malo, où se joue l’éternelle scène d’adieu de deux jeunes amoureux. À vélo ou à pied, elle nous convie dans une galerie de portraits de l’être aimé, sous le patronage d’un Rohmer (à qui une ode est consacrée) qu’on imaginerait volontiers charmé par la voix de cette Franc-Comtoise. Là où l’album pourrait tomber dans l’écueil d’un passéisme malvenu, il saisit ce qui fait le sel de la vie, intemporel, accessible à tous ceux qui préfèrent regarder les gens autour d’eux plutôt que l’écran de leur téléphone : des gosses qui jouent, la coupe de cheveux ratée d’un type, l’impossible odeur d’un autre. Il y a maintes occasions de sourire de l’incongru et c’est ce que Clio nous invite à faire. En prime, Fabrice Lucchini, séduit par la chanson Éric Rohmer est mort, pousse la chansonnette sur la dernière piste de l’album, dans un style qui lui est définitivement propre. Irrésistible. L U D O V I C P I N

ESSAI

DÉSIR SACRÉ ET PROFANE D E DA N I E L A R A S S E , É D I T I O N S D U R EG A R D , 2015, 29,50€

CO R P S E T D É S I R . Historien d’art, spécialiste de la Renaissance, Daniel Arasse s’était démarqué par son style accessible et ses analyses picturales aux angles inédits et pourtant si justes, montrant de manière ludique des évidences qu’on ne voyait plus. Construit comme une suite de petites fictions, On n’y voit rien (Denoël, 2000) menait par exemple l’enquête sur six tableaux choisis. Il y conduisait une brillante analyse esthétique sous la forme d’un récit à la fois drôle et haletant : Daniel Arasse avait inventé la critique d’art à suspense. Les Éditions du regard publient dix de ses textes aujourd’hui introuvables sous le titre Désir sacré et profane. Le corps dans la peinture de la Renaissance italienne. Communications de colloques ou articles, ces textes réunis par son épouse, Catherine Bédard-Arasse, analysent des œuvres sous l’angle de la représentation du corps et du désir multiple qu’il suscite. On y retrouve tout le savoir malicieux de Daniel Arasse, qui peut construire sa réflexion à partir d’un nombril décentré ou d’un bracelet, tout en l’appuyant sur des faits solides et des analyses documentées. Très dense et bien illustré, le recueil ne semble cependant pas à mettre entre toutes les mains : au-delà de son érudition, les citations italiennes non traduites risquent parfois d’entraver la compréhension des lecteurs non italophones. Si les fins connaisseurs d’art transalpin le dévoreront sans doute avec grand plaisir, ceux qui souhaitent s’initier à l’histoire de l’art préféreront du même auteur On n’y voit rien ou Le Détail : pour une histoire rapprochée de la peinture (réédité par Flammarion, champs arts, 2009). C L É M E N C E H É R O U T NOTO

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DE CLARA ET JULIA KUPERBERG LE 20 MAI À 22H30 SUR OCS GÉANT

P I O N N I È R E S . Qui sait, aujourd’hui, qu’avant 1920 il y avait plus de femmes productrices et réalisatrices que dans toute la suite de l’histoire du cinéma ? Qui étaient ces femmes qui ont posé les fondations du septième art ? Dans ce documentaire où se succèdent des témoignages inédits de Paula Wagner, coproductrice avec Tom Cruise de Mission impossible, de Sherry Lansing, première femme à diriger un studio moderne à Hollywood, et des images d’archives où l’on voit Hollywood se construire au fil du siècle (de ses champs labourés à l’architecture bétonnée), se dessine une histoire qui réhabilite ces pionnières qui ont été oubliées à mesure que le cinéma devenait une industrie dirigée par des hommes. Vers 1910, considéré comme un art mineur et peu lucratif, le cinéma est un des seuls secteurs ouverts aux femmes, qui viennent s’installer sur la côte ouest pour devenir scénaristes, actrices, réalisatrices et même productrices. Lois Weber, Mary Pickford, Frances Marion, Alice Guy Blaché, entre autres, font preuve d’une innovation sans pareille pour l’époque. On apprend ainsi que le premier film narratif et parlant a été réalisé par la Française Alice Guy Blaché, quelques mois avant Georges Méliès, et le premier film en couleurs par Lois Weber. C’est elle qui ose montrer pour la première fois une femme nue à l’écran dans son film Hypocrites (1915). Si les femmes ont ensuite eu des difficultés à s’imposer dans les métiers du cinéma à Hollywood, ce très beau documentaire montre que la créativité des pionnières a transcendé leur désir d’émancipation et révolutionné le cinéma. O D I L E L E F R A N C

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PATRIMOINE

LA CHAPELLE DE LA MADELEINE À PENMARC’H JEAN BAZAINE ET MARIE-MADELEINE

D I A LO G U E D E S P I E R R E S E T D E L A L U M I È R E . C E T É D I F I C E R E L I G I E U X B R E TO N N E R E S S E M B L E PA S AUX AUTRES. EN 1981, IL A BÉNÉFICIÉ D’UN S U P P L É M E N T D ’ Â M E LO R S Q U E L ’ A RT I S T E J E A N B A Z A I N E Y A I N S TA L L É S E S V I T R AU X . L E D É F I É TA I T D E TA I L L E , C A R I L FA L L A I T I N T É G R E R D E S F O R M E S CO N T E M P O R A I N E S DA N S U N M O N U M E N T H I S TO R I Q U E E T L E S FA I R E AC C E P T E R .

De passage dans le sud-ouest du Finistère ? Ne manquez pas la chapelle de la Madeleine. Situé au creux d’un léger vallon, ce petit édifice médiéval, jadis visible de toutes parts, se dérobe désormais aux yeux des promeneurs derrière un rideau de végétation. Le monument actuel est le fruit de multiples campagnes de construction, dont les plus récentes dateraient du xv e siècle pour la partie occidentale et du xvie siècle pour la partie orientale. À l’ouest de la flèche surmontant le pignon, une fontaine révèle la présence d’une source coulant sous la nef. Les vertus curatives de ses eaux et le vocable de sainte Marie-Madeleine confortent l’idée de la présence passée d’une léproserie. Vendu en 1809 en tant que bien national, l’édifice est acquis par la commune – qui en est toujours propriétaire. Lorsqu’elle est classée à l’inventaire des Monuments historiques, le 20 juillet 1956, la chapelle est délabrée. Des travaux de restauration sont entrepris à la fin de la décennie suivante, sous l’impulsion d’Edmond Michelet (député du Finistère à partir de 1967 et ministre des Affaires culturelles à partir de 1969). Cette campagne, loin d’être anodine, fait naître une idée fabuleuse dans l’esprit d’un artiste dont la vie se partage entre son séjour parisien et sa maison-atelier de la rue du Stouic, à Saint-Guénolé. P É N I N S U L E E N C E RC L É E PA R L ’ AT L A N T I Q U E Jean Bazaine (1904-2001), dont le premier séjour à Saint-Guénolé remonte à 1936, tombe très vite sous le charme des paysages caractéristiques de cette région. Sous ses yeux, dans la baie d’Audierne, s’offre un panorama en perpétuelle évolution, qui s’anime au gré du vent, de la marée, de la lumière ou de l’heure du jour. Très attaché à cette péninsule encerclée par l’Atlantique, il explique : « Ici, j’ai le monde en création devant moi  1. » À la fin de sa vie, il ressent le besoin de remercier le pays bigouden de l’avoir tant inspiré et projette de fournir à la Madeleine les vitraux dont elle est alors dépourvue. Dans la lignée de la réalisation des verrières de l’église Saint-Séverin à Paris (1965-1970), Bazaine propose

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© Photos Yvon Plouzennec

un dessin. Appuyé dans sa démarche par le recteur Lebeul et par l’abbé Maurice Dilasser, il se heurte dans un premier temps à un refus catégorique de la part des Bâtiments de France, qui envisagent une restauration « xvi e siècle » de la vitrerie. La situation évolue et l’artiste se voit officiellement confier le chantier en 1977. Après les esquisses et les cartons (conservés au musée des Beaux-Arts de Quimper) vient le temps de la réalisation avec le maître-verrier Bernard Allain. LA VIE DE MARIE-MADELEINE Le cycle composé par Bazaine raconte les épisodes marquants de la vie de Marie-Madeleine, de son portrait originel à sa transfiguration, à travers six baies de formes et de dimensions différentes. C’est en fin d’après-midi que l’artiste conseillait de venir les observer. La première baie dans laquelle dominent les tonalités rouges et orangées représente la Chevelure apparente de la pécheresse. Pleine de feu et de vie, c’est avec ses mèches qu’elle essuie les pieds du Christ lors de leur première rencontre. Vient ensuite la verrière de la Montée au Golgotha et ses multiples nuances de bleu : les trois tons renvoient aux trois Marie présentes au pied de la Croix. À la très grande froideur de l’ensemble s’ajoute l’ombre du gibet, qui plane dans la partie droite de la composition. Le troisième épisode illustré par Bazaine est le Matin de Pâques. Dans la lueur rouge de l’aube, Marie-Madeleine se hâte vers le tombeau pour embaumer le corps de Jésus. Les petites flammèches bleues représentent la sainte qui se cache sur le chemin car les rites funéraires sont interdits pour un condamné à mort. Au sein de cette atmosphère brûlante apparaissent déjà quelques touches vert tendre qui illustrent l’arrivée du printemps et la naissance d’un nouveau monde, celui de la chrétienté. La maîtresse vitre située au-dessus de l’autel est de loin la plus spectaculaire. Ses nuances rosées et dorées donnent corps au thème de la Résurrection. Le mouvement ascendant et la chaleur naturelle suggèrent la vision de Marie-Madeleine, première témoin du retour à la vie du Christ, dans une palette aux mille variations. N’étant pas croyant, Bazaine ne voulait pas figer la représentation d’un événement dont il ignorait le sens exact. Afin de ne pas lui donner de couleur fixe et de permettre au vitrail d’évoluer selon l’heure du jour et la saison, il choisit d’appliquer de la grisaille sur les différentes pièces de verres qui composent cet immense tableau. La cinquième verrière traduit la rencontre de Madeleine avec le Christ ressuscité, plus connue sous le titre de Noli me tangere (« Ne me touche pas »). Les deux silhouettes sont presque figuratives : à gauche, le Christ est sur le point de s’élever vers les cieux et arbore la couleur jaune de la divinité ; à droite, la sainte est toujours vêtue de bleu mais sa robe contient quelques touches de jaune, indiquant qu’elle a été choisie pour annoncer la Résurrection au monde. Enfin, l’ultime vitrail de ce cycle symbolise Marie-Madeleine épanouie.

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Telle une fleur ouverte, elle n’est plus identique à celle qu’elle était au début de son chemin initiatique. Il suffit de se retourner dans la nef et d’observer la Chevelure pour s’en convaincre. La composition, les couleurs, la lumière, tout est différent. Très fier de ce chef-d’œuvre offert à son pays d’adoption, Bazaine avoue : « Je crois n’avoir jamais eu plus de bonheur à chercher les divers mouvements d’orchestration lumineuse d’un thème que dans cette petite chapelle isolée du début du xv e siècle  2. » FA I R E CO M P R E N D R E S O N Œ U V R E Cette œuvre magistrale, unanimement reconnue, constitue désormais l’intérêt majeur de la chapelle. Si, de prime abord, les fidèles ont pu être désemparés face à ce dialogue entre art contemporain et lieu de culte historique, ils ont changé d’avis et se sont rapidement approprié les vitraux. Bazaine lui-même a su créer les conditions de la bonne réception de son travail, le jour de l’inauguration, le 26 juillet 1981 (jour du pardon de la Madeleine). Au lieu de deviser avec le parterre médiatique des premières travées – Monique Lang, le chef de cabinet de son mari, plusieurs officiels locaux –, il préfère adresser son discours aux fidèles présents au fond de la chapelle. Il décrit alors un à un les six épisodes de la vie de Marie-Madeleine, explique sa démarche pour faire comprendre son œuvre, afin que les « gens d’ici » s’en sentent proches. L’adhésion formelle devient une adhésion totale. Cette pédagogie a permis à l’histoire racontée par Bazaine de s’intégrer sans heurt dans un édifice plusieurs fois centenaire. Cette histoire, qui résonne toujours dans les murs de la chapelle grâce à des passeurs de mémoire, a permis à cette œuvre contemporaine de devenir un patrimoine à part entière. Y V O N P L O U Z E N N E C . Cet article n’aurait pu voir le jour sans la contribution essentielle de Michelle Andro. Qu’elle trouve ici les marques de ma sincère reconnaissance.

1. Phrase rapportée par Michelle Andro, membre de l’association des amis de la Madeleine. – 2. Jean-Pierre Abraham, Jean-Pierre Greff, Bazaine à Penmarc’h, éditions Palantines, 2007, p. 88.

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CINÉMA CLASSIQUE

AU HASARD B A LT H A Z A R D E RO B E RT B R E S S O N DV D A RT E É D I T I O N S 1 H 3 5 – 1 9 6 6 H T T P S : / / VA D . C N C . F R

© Tamasa Distribution

A S C È S E E T T R AG É D I E . L A M U S I Q U E D E S C H U B E RT, L E M O N D E V U À T R AV E R S L E PA R CO U R S T R AG I Q U E D ’ U N Â N E : I L Y A C I N Q UA N T E A N S S O RTA I T S U R L E S É C R A N S L E LO N G M É T R AG E D E RO B E RT B R E S S O N , S O M M ET D E L ’ A RT D U R É A L I SAT E U R . S O N T R AVA I L C I N É M ATO G R A P H I Q U E A D E P U I S É T É Q U E L Q U E P E U O U B L I É , A LO R S Q U E S O N A P P O RT T H É O R I Q U E E S T TO U J O U R S LU E T CO M M E N T É .

« Cinématographe : façon neuve d’écrire, donc de sentir  1 », écrivait Robert Bresson dans ses notes rédigées entre 1950 et 1958. Une décennie plus tard, il tourne Au hasard Balthazar, film dans lequel « on voit le monde », ainsi que le dira Jean-Luc Godard lors de sa sortie en 1966. Acclamé par les intellectuels et la critique, le film assoit la réputation de Bresson, confirme son talent et le destine à une grande carrière. Le film est un choc. Le cinéaste se montre à la fois cruel et tendre avec son protagoniste, un âne. Il voit en celui-ci d’abord le symbole biblique – l’âne de la Nativité (du reste, il accentue la symbolique par le nom, Balthazar, plaçant d’emblée et sans aucun doute possible le film sous l’égide du sacré). L’âne est aussi l’enfance et l’innocence, et, à ce titre, il subit de plein fouet la folie des hommes. La noirceur de l’âme humaine apparaît tout entière. Si le film marque autant les esprits, c’est parce qu’il détonne dans un paysage cinématographique scindé entre deux visions : d’un côté, la vieille école de la qualité française, de l’autre l’héritage de la Nouvelle Vague. Bresson ouvre une troisième voie, préfigure une écriture où l’austérité est de mise, et qui cherche à retrouver l’automatisme des gestes et des dialogues qui constituent notre essence. Il écrivait à ce propos : « Modèles devenus automatiques (tout pesé, mesuré, minuté, répété dix, vingt fois) et lâchés au milieu des événements de ton film, leurs rapports avec les personnes et les objets autour d’eux seront justes parce qu’ils ne seront pas pensés. » Alors, vidée de tout superflu qui viendrait l’alourdir, faisant peser de tout son poids un réel factice, la mise en scène cherche seulement le vrai. Au hasard Balthazar vient parachever la recherche ascétique du cinéaste en conjuguant la précision d’un Pickpocket, où chaque plan est millimétré, et la tragédie lyrique d’un Procès de Jeanne d’Arc. Le film apparaît aujourd’hui comme l’œuvre d’un cinéaste au sommet de son art. Mais que reste-t-il de Robert Bresson ? Son cinéma semble avoir été peu à peu oublié, dissous dans l’océan des classiques tandis que, dans le même temps, ses écrits sont exhumés et étudiés. Le théoricien prend la place du cinéaste. Néanmoins, son cinéma s’intellectualise autant qu’il est une force sensible. Devant ses films, l’émotion nous happe, la gorge se serre, le ventre se noue. Dans Au hasard Balthazar, l’émotion naît de l’andantino de la Sonate no 20 de Schubert. Pièce musicale intime par excellence, elle préfigure

la tragédie à venir. Du reste, la dramatisation ne vient pas seulement des images mais aussi (et surtout) des sons et des silences qui alternent avec harmonie. « Le cinéma sonore a inventé le silence », écrivait le réalisateur, qui restera l’un des premiers à avoir envisagé le son non comme une simple illustration de l’image mais comme un corps indépendant, permettant la dramatisation et l’émotion. Ces dernières sont également le fruit d’un scénario qui, par sa construction quasi programmatique, évoque la fable. Après une période d’amour et d’innocence (l’enfance ?), l’âne passe entre les mains violentes d’hommes peu scrupuleux, exposant comme un théorème, les uns après les autres, les vices de l’âme humaine. Seule Marie se détache du lot, véritablement aimante. Les persécutions de Balthazar rappellent la figure du Christ, tant sa vie est un chemin de croix. Bresson avait toujours pris soin de marquer ses films d’une présence divine, faisant de sa foi la pierre angulaire de son cinéma ; ici, l’absence de dieu, ou plutôt son impuissance, marque un tournant et donne un aspect presque désespéré. Rien ni personne ne peut sauver l’âne de sa tragédie. À la fin, le soleil frappe Balthazar et l’écrase au sol violemment. L’animal, ramené à sa condition de simple chose mortelle, est projeté vers la mort, qui, à chaque instant, l’observe, et le surprend finalement, alors qu’il a été touché par une balle, esseulé et aboyé par les chiens. Les moutons se détournent et continuent leur vie tandis que Balthazar s’écroule. Le visage attendrissant de Marie, merveilleuse Anne Wiazemsky, a marqué l’imaginaire collectif de plusieurs générations de cinéphiles, voyant dans son regard, pas encore rattrapé par le vice, une possible rédemption, contrastant avec la noirceur désespérée des âmes humaines que Balthazar croise. G W É N A Ë L P O RT E 1. Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Gallimard, collection blanche, 1975.


LISBONNE OCCUPE PARIS T I A G O R O D R I G U E S , O C C U P AT I O N B A S T I L L E : B O VA RY, D U 1 1 A U 1 7 AV R I L P U I S D U 3 A U 2 6 M A I CE SOIR NE SE RÉPÉTERA JAMAIS, LES 10, 17 ET 24 MAI J E T ’A I V U P O U R L A P R E M I È R E F O I S A U T H É Â T R E DE LA BASTILLE, DU 6 AU 12 JUIN T H É Â T R E D E L A B A S T I L L E , PA R I S 1 1 e , W W W. T H E AT R E - B A S T I L L E . CO M T E AT R O P R A G A , Z U L U L U Z U , D U 3 1 M A I A U 4 J U I N T H É Â T R E D E S A B B E S S E S , PA R I S 1 8 e , D A N S L E C A D R E D U F E S T I VA L C H A N T I E R S D ' E U RO P E , Q U I AC C U E I L L E D U 1 1 M A I AU 4 J U I N D E S S P E C TA C L E S ( D A N S E , M U S I Q U E E T T H É Â T R E ) , D E S I N S TA L L AT I O N S E T D E S E X P O S I T I O N S V E N U S D U P O R T U G A L M A I S A U S S I D ' I TA L I E , D E P O L O G N E , D E S U È D E E T D E G R È C E , W W W. T H E AT R E D E L AV I L L E - PA R I S . C O M

L E N O U V E AU T H É Â T R E P O RT U G A I S . P E S S OA D ’ U N C Ô T É , B OVA RY D E L ’ AU T R E : L A V E N U E E N F R A N C E D ’ É Q U I P E S LU S I TA N I E N N E S R E N O U V E L L E L A V I S I O N S U R D ’ I M P O RTA N T E S F I G U R E S L I TT É R A I R E S E T S U R L A M A N I È R E D ’ Ê T R E E N S C È N E AU J O U R D ’ H U I .

Alors que l’Union européenne se nécrose et que ses États membres se déchirent sur leurs politiques migratoires et économiques, les structures culturelles comme les artistes continuent à défendre la nécessité de l’ouverture. Certes, l’affaire n’est pas nouvelle – pas plus que les crises qui touchent l’Europe – et la France n’a pas attendu le mitan des années 2010 pour figurer en bonne place des pays ouvrant ses institutions culturelles à des esthétiques et paroles étrangères. En dépit de la diminution des financements publics, le mouvement

© Sylvain Duffard

THÉÂTRE

perdure, se concentrant dans certains cas sur des pays emblématiques de l’Europe en crise. Outre l’hivernal festival Reims scènes d’Europe, qui a consacré début 2016 un focus aux artistes grecs, ce printemps, c’est le Portugal qui est à l’honneur à Paris. Pour rappel, après la Grèce et l’Irlande, le Portugal fut le troisième pays à recevoir à partir de 2011 l’aide financière du FMI et de l’Union (à hauteur de 78 milliards d’euros). Pour la culture, la cure d’austérité a mené à la disparition du ministère au profit d’un simple secrétariat d’État. Comme le relevait déjà en 2013 la journaliste Marina da Silva, « au Portugal, le théâtre était pauvre avant la crise. Elle ne lui laisse aujourd’hui aucune chance. Le pays traverse, depuis 2009, la plus grave récession depuis la chute de la dictature en 1974. Le taux de chômage a grimpé à 18 %, alors même qu’il était l’un des plus bas d’Europe auparavant, les mesures d’austérité économiques et sociales saignent la population et le coût de la vie a explosé. Autant dire que le budget destiné à la culture a rétréci comme peau de chagrin et que les subventions ont été supprimées ou réduites drastiquement : de près de 40 % entre 2011 et 2012  1 ». Au vu de ce panorama, on saisit l’importance du soutien des institutions théâtrales françaises à l’accompagnement d’artistes étrangers. Si la programmation entre avril et juin de la compagnie lisboète Teatro Praga et du directeur du Teatro Nacional Dona Maria II de Lisbonne, Tiago Rodrigues, est le fruit de la volonté distincte de deux théâtres parisiens – le théâtre des Abbesses dirigé par Emmanuel Demarcy-Mota pour la première, le théâtre de la Bastille emmené par Jean-Marie Hordé pour le second –, leur présence conjointe invite à y regarder de plus près. D’autant que là où il s’agit pour le Teatro Praga du « conventionnel » système de coproduction d’un spectacle, en l’occurrence le dernier de la compagnie, Zululuzu, pour Tiago Rodrigues la forme même de l’invitation innove. Pensé en collaboration avec les équipes de la Bastille, Occupation Bastille est un dispositif travaillant à occuper, littéralement, le théâtre. En compagnie de comédiens (Jacques Bonnaffé, David Geselson, Grégoire Monsaingeon, Alma Palacios, Ruth Vega Fernandez, Raquel Castro et Miguel Borges), des personnels administratifs et techniques


introuvable : Pessoa a vécu dans une Afrique du Sud à l’époque coloniale, il a étudié dans une école anglaise, a commencé à écrire en anglais, puis est parti jeune, à l’âge de 17 ans. Les vestiges de cette période sont partout dans son œuvre, mais on ne peut les signaler directement. Ce sont des choses très banales, diffuses, comme le fait qu’il a ensuite parfois continué à écrire en anglais. Nous avons donc choisi de travailler sur cet imaginaire, sur ces clichés, en partant de ces derniers : il y a le « zulu », le « zoulou » et le « luzo », qui renvoie au lusophone, à la culture portugaise. Les chemins au sein de la compagnie se trouvent toujours après coup.

du théâtre, mais aussi des spectateurs (certains participeront à l’un des spectacles créés), Tiago Rodrigues conçoit trois propositions : Bovary, création s’inspirant du procès intenté (pour atteinte à la morale et à la religion) à Flaubert en 1857 pour son roman éponyme ; Ce soir ne se répétera jamais, série de one shot réunissant des artistes, des spectateurs et des membres de l’équipe du théâtre ; et Je t’ai vu pour la première fois au théâtre de la Bastille, « manifeste-mémoire de cette occupation » selon les termes de Rodrigues.

© Photo Susana Pomba

L’un comme l’autre ont bien choisi de s’attaquer à des monuments de la littérature dépassant leur genre : monument réel que fut Fernando Pessoa, mais dont la question de l’imbrication entre le réel et la fiction, à travers ses multiples hétéronymes, parcourt toute l’œuvre, et qui, en dépit de ses personnalités changeantes, devint l’emblème d’une nation. Monument de fiction qu’est Madame Bovary, mais dont la figure excède elle aussi largement le seul personnage de roman, que ce soit en donnant naissance au bovarysme, affection mélancolique, ou à travers les multiples inspirations littéraires et artistiques dont elle est la source. Occupation Bastille de Tiago Rodrigues défendant l’idée d’un projet in progress à découvrir durant sa réalisation, nous avons interrogé José Maria Vieira Mendes, l’un des fondateurs de Teatro Praga, sur Zululuzu. Cette création de la compagnie, qui verra le jour en mai en Turquie, se donne comme une pérégrination libre autour de la figure de Fernando Pessoa et de ses possibles. Occasion de renouveler la vision sur la figure majeure de la littérature portugaise, moyen, aussi, pour la compagnie connue pour ses opus détonants (et déjà accueillie à plusieurs reprises en France), de renouveler ses modes de travail. Quelle est l’origine de Zululuzu ? Nous voulions travailler sur le fait que Fernando Pessoa a vécu en Afrique du Sud durant sa jeunesse. Ces années sont en général considérées comme assez obscures ou n’ayant pas influencé son écriture. Pessoa est énormément étudié au Portugal, il existe à son sujet une profusion de travaux universitaires, de biographies, etc. Or, on trouve très peu de productions traitant cette période, et, lorsqu’elles existent, elles participent d’un cliché de ce que serait l’Afrique. Il existe une espèce de vox populi de Pessoa, qu’on pourrait transposer sur nombre d’écrivains européens ayant séjourné en Afrique. C’est comme une attente, ou une recherche d’exotisme (la savane, le soleil plombant, le zoulou, etc.) dans son écriture – bien sûr

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Qu’est-ce qui vous intéressait dans la figure de Fernando Pessoa ? Nous essayons toujours de faire un spectacle sur ce que nous n’aurions jamais fait. Fernando Pessoa représente une espèce d’impossibilité pour nous : il est extrêmement étudié, il est chargé d’une mythologie nationale et d’une symbolique puissante. En cela il est très difficile à travailler dans un spectacle, surtout pour Teatro Praga. Nous avons donc choisi de nous y attaquer en cherchant le point aveugle, caché, de Pessoa, et avons pensé à l’Afrique du Sud, à cause du mystère entourant sa jeunesse. Nous avons notamment réalisé plus ou moins le même trajet que lui, de Lisbonne à Durban, en passant par le Mozambique, pour enfin revenir à notre point de départ. Ajoutée à nos recherches, cette expérience du voyage nous a permis de nous libérer, de nous émanciper de son œuvre. Désormais, nous sommes capables de juste choisir un vers, un épisode de sa vie, et d’imaginer toute une scène avec nos propres références. Zululuzu sera une espèce de délire, de fantaisie très visuelle et libre sur la vie et l’œuvre de Pessoa. Il devient presque un prétexte pour développer une pensée sur la postcolonisation, sujet abordé en France mais très peu au Portugal. Pourquoi dites-vous que Pessoa est très difficile à travailler dans un spectacle, surtout pour Teatro Praga ? Habituellement, nous nous intéressons à des points ou des zones cachés. Je vais utiliser un exemple : à Teatro Praga, nous aimons particulièrement la pensée du philosophe Michel Foucault. Tout en étant professeur au Collège de France, institution centrale dans l’université française, Foucault a écrit des ouvrages sur la folie, la sexualité, etc., soit des thèmes plus à la marge. Se saisir de thèmes peu traités ou peu visibles est ce qui nous intéresse. Avec Pessoa, nous réalisons un peu le cheminement de Foucault, puisque nous nous penchons sur une figure très institutionnelle, à travers laquelle nous évoquons, entre autres, l’histoire des Noirs au Portugal au début du xxe siècle. Néanmoins, Zululuzu n’est ni un spectacle historique, ni un documentaire : nous nous saisissons d’informations, les réunissons, les mêlons, mais elles sont là pour nous permettre de déclencher un imaginaire, créer une république sur scène. Habituellement, nous concevons nos spectacles en partant d’une forme théâtrale, que nous vrillons de l’intérieur. Pour Tropa-Fandango, il s’agissait du théâtre de revue, rigide formellement. Pour Zululuzu, nous ne partons pas d’une structure stricte. Cette création est directement influencée par notre précédent spectacle sur le troisième âge, qui a très peu voyagé mais qui nous a permis de nous libérer de cette question des formes. C A R O L I N E C H Â T E L E T 1. Lettre du syndicat de la critique de théâtre, musique et danse, n o 59, juin 2013.

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BONNES FEUILLES Palestine. Journaux d’occupation D E R A J A S H E H A D E H , T R A D U I T D E L ’ A N G L A I S PA R G U I L L A U M E V I L L E N E U V E / / / G A L A A D E É D I T I O N S / / / EN LIBRAIRIE LE 12 MAI 2016 /// 24€

Pour nombre d’entre nous, le conflit israélo-palestinien est à la fois familier et lointain. Il est, pour ainsi dire, la toile de fond naturelle des affaires d’un Moyen-Orient que nous n’imaginons pas autrement que divisé, violent et passionné. Soucieux de ne pas nous laisser entraîner à des jugements hâtifs sur une situation d’une cruelle complexité, nous préférons garder une sage retenue et nous en tenir à des déclarations de principes : les incompréhensions, les fautes, les crimes, les haines se sont accumulés depuis de trop nombreuses années pour que nous croyions encore possible de juger le passé. Il est toutefois une réalité quotidienne très concrète qu’à cette occasion nous négligeons souvent. C’est elle que l’écrivain et avocat Raja Shehadeh nous rappelle dans ces Journaux d’occupation, magnifiquement traduits par Guillaume Villeneuve. Pour le fondateur de l’organisation humanitaire Al-Haq, Prix Orwell 2008 du livre politique pour Naguère en Palestine (traduction française parue en 2010, Galaade), la situation n’est pas nouvelle : « L’État d’Israël n’a cessé d’aigrir ma vie depuis le jour où ses troupes d’assaut expulsèrent mes parents de leur maison de Jaffa jusqu’aux destructions contemporaines d’un paysage que je vénère. » Ce paysage est bien sûr celui de la Cisjordanie qu’habite l’auteur – une terre soumise à une politique délibérée d’enclavement, de morcellement et de grignotage. Vexations et violences de tous ordres émaillent le quotidien de ses habitants. Ce n’est pas le moindre des mérites de ce journal que de nous en révéler les conséquences, jusque dans les aspects les plus anodins de la vie – ceux qui échappent à l’œil des médias et que seule peut révéler une plume sensible à la fragilité du monde. Rien n’est caché des espérances contrariées de l’auteur, de son amertume, de sa colère. Malgré tout, il ne renonce jamais à formuler le vœu d’un monde réconcilié, comme on le verra dans les pages que les éditions Galaade nous autorisent à reproduire.

4 AVRIL Depuis plus d’un siècle, avec quelques interruptions majeures, chaque samedi précédant les Pâques orthodoxes, la Grand-Rue de Ramallah est envahie par des groupes de scouts qui paradent en jouant de la musique. Les trottoirs sont bondés de dizaines de milliers de spectateurs, autochtones ou extérieurs à la ville. Ce n’est pas une parade de premier ordre. Pour la plupart, les trompettes jouent faux et les tambours, quoique enthousiastes, sont beaucoup trop bruyants et souvent à contretemps. Pourtant, tout au long de ma vie, je me suis efforcé de ne jamais manquer Sabt al-Nour, la procession de la Lumière, ce jour où la lumière émerge «  miraculeusement  » du tombeau du

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Christ dans l’église du Saint-Sépulcre, où l’attend le patriarche grec. Il émerge alors de la petite salle obscure et s’avance pour assurer les foules venues du monde entier rassemblées dans l’église que le miracle de la lumière s’est à nouveau produit. La flamme est alors transportée dans les diverses villes chrétiennes par toute la Palestine pour en éclairer les églises avant la célébration des Pâques. Certains l’emportent chez eux et s’efforcent de la conserver, vacillante, toute l’année. Pour moi, les événements annuels de ce type sont des jalons importants qui mettent en relief les nouvelles tribulations qu’a connues notre malheureuse ville. Pour la petite minorité de chrétiens palestiniens, dont la plupart sont orthodoxes, Pâques est la solennité la plus importante. C’est à cette époque de l’année que la Palestine jouit du temps le plus agréable. C’est aussi la fête la plus colorée. Elle s’accompagnait jadis d’un certain nombre d’autres célébrations, dont la fête de l’Annonciation, Sitna Mariam, qui voyait chrétiens et musulmans camper trois jours durant sur la colline devant la porte du Lion de la vieille ville de Jérusalem. Mais depuis l’occupation israélienne de Jérusalem, cette fête est supprimée. D’autres cérémonies, tel le chemin de croix sur la Via Dolorosa dans la vieille ville, continuent d’être célébrées, mais surtout par les touristes étrangers, pas par les chrétiens palestiniens des alentours, qui ne peuvent entrer à leur guise dans la Ville sainte. Il ne reste donc que Sabt al-Nour, qui a été célébrée à Jérusalem durant les dernières 1  200 années. Si l’on en croit Naseeb Shaheen, auteur de A Pictorial History of Ramallah 1, avant la Nakba, qui divisa la Palestine, les jeunes gens de Ramallah et d’autres villes palestiniennes se rendaient à Jérusalem pour recevoir la Lumière. Il raconte que si c’était surtout les jeunes gens de Ramallah qui la remportaient, des querelles souvent « sérieuses éclataient pour savoir qui recevrait la Lumière en premier ». Les désaccords les plus sérieux opposaient souvent les jeunes gens de Ramallah et de Lydda. Cela fait vingt-deux ans que les habitants de Ramallah n’ont pu recueillir par eux-mêmes la flamme à Jérusalem, aussi la question de savoir qui l’aura en premier ne se pose-t-elle plus. Aujourd’hui, il leur faut l’attendre au barrage de Kalandia, qui sépare les deux villes. À son arrivée, elle est portée sur la place principale de la ville, la Manarah (c’est-àdire « le phare ») où l’attend le pope orthodoxe, avec d’autres dignitaires et grands personnages. Ils se sont présentés sur la place à la tête d’une huitaine de groupes de scouts venus de Ramallah et des villes chrétiennes proches, Jifna, Aboud, Birzeit et Taybeh, ainsi que des camps de réfugiés voisins. Les scouts du Club islamique de Ramallah sont aussi présents. Malgré sa portée essentiellement chrétienne, cette célébration rassemble chrétiens et musulmans. À cette occasion, un groupe scout de la ville mixte israélienne de Lydda, en Israël, participait également à la parade. Cette année, Penny et moi n’avons pas eu à nous mêler aux foules debout sur les trottoirs. C’est un ami, le directeur du Mattin Group, un groupe de recherche en droit et en politique sis Grand-Rue, qui nous a invités à regarder la procession depuis son balcon. Dans l’escalier,

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1. Une histoire illustrée de Ramallah (NdT).


je me suis rappelé que ce même bureau avait été détruit par l’armée israélienne au cours de l’invasion de Ramallah, en 2002, qui eut lieu à peu près au moment de Pâques. Ce fut l’une des rares années sans célébration de Sabt al-Nour, de même qu’il n’y en eut pas au cours des premières années succédant à la guerre de 1967, au début de l’occupation israélienne, ni pendant les deux premières années de la première intifada, en 1988 et 1989. J’ai si souvent aspiré au jour où nous autres Palestiniens pourrons célébrer notre fête en paix, dans une Palestine indépendante libérée du harcèlement de la soldatesque étrangère qui contrôle notre vie  ! Ce jour est encore à venir, bien que les scouts puissent aujourd’hui épingler le drapeau palestinien sur leur uniforme et faire marcher en tête le porte-drapeau. Nos couleurs pavoisent abondamment les villes et les villages palestiniens et pourtant ces scouts qui paradent dans la rue aujourd’hui ne peuvent camper dans les champs parce que la plus grande partie en reste contrôlée par des mains étrangères. Je n’oublierai jamais un incident qui a eu lieu en 1990, lors de la première procession que l’armée israélienne ait autorisée après le début de l’intifada. Elle avait stipulé qu’aucun drapeau palestinien ne pourrait être déployé. Mais quelque jeune enthousiaste avait escaladé le toit de la pharmacie Salah dominant la Manarah pour y jucher un drapeau. Certains des organisateurs, qui avaient obtenu l’autorisation, l’ont repéré. Aussitôt, ils ont demandé à un jeune homme de grimper et de l’enlever. Celui-ci s’est exécuté, tandis que nous regardions, en retenant notre souffle à l’idée qu’un tireur embusqué israélien l’abatte avant qu’il redescende. Arrivé au drapeau, il a entrepris de le plier si soigneusement, si amoureusement, et avant de le dissimuler, il y a porté les lèvres et l’a embrassé  ! Puis il l’a placé derrière sa chemise avant de redescendre. Tous nous regardions bouche bée. Je me demandais où ce jeune homme – qui a dû naître après l’occupation israélienne, à partir de laquelle faire flotter notre drapeau a toujours été un délit – avait appris comment traiter ce drapeau. Le premier groupe de scouts à passer devant nous battait du tambour avec une assurance et un enthousiasme stupéfiants  ; d’autres soufflaient dans leur trompette dans un terrible vacarme. À ma vive surprise, le groupe suivant (et c’est une nouveauté de l’année) jouait de la cornemuse. Dans la mesure où ce n’est pas un instrument dont on joue en Palestine, je me suis demandé qui pouvait l’avoir enseigné à ces scouts. Depuis l’époque où elle était encadrée par des officiers britanniques, l’armée jordanienne a eu un faible pour cet instrument  ; nos scouts l’ont-ils appris en Jordanie, ou des soldats de son armée  ? L’autre nouveauté était leur mise, ces capes, les unes blanches les autres rouges, et les croix très visibles sur leur uniforme, qui leur donnaient l’air de jeunes croisés. La police palestinienne a magnifiquement géré la situation. Toute la circulation était déviée, tout se fit en bon ordre et l’on ne vit pas une seule bagarre malgré toute cette fourmilière. Tout le monde semblait bien s’amuser par cette chaude journée de printemps. La flamme a été dûment remise et en revenant de la Manarah à l’église orthodoxe grecque de la vieille ville de Ramallah, j’ai remarqué que le pope avait confié la flamme qui devait être transportée au Premier ministre musulman de l’Autorité palestinienne, marchant à son côté, et une autre au gouverneur du district musulman, de l’autre côté. Voir depuis notre balcon où cette cérémonie commença d’être célébrée à Ramallah. Il était si normal, alors, que chrétiens, juifs et musulmans de cette terre prennent part aux fêtes religieuses des autres, qu’ils célèbrent ensemble, qu’ils se sentent exaltés plutôt que menacés par la présence des autres religions monothéistes qui avaient paisiblement vécu côte à côte des siècles durant.

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