NOTO #7 - Automne 2016

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R E V U E

C U L T U R E L L E

G R A T U I T E

F R O N T I È R E S O E T E L A D N A N O M É D U S E O PA U L A R D E N N E C E C I E S T U N E I M A G E D U R É E L O G R A N D V I L L E O J E U D E PA U M E S

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www.noto-revue.fr 114-116, boulevard de Charonne 75020 Paris contact@noto-revue.fr Retrouvez-nous sur Facebook /notorevue Twitter @noto_revue Instagram @noto_revue

D I R EC T E U R D E L A P U B L I C AT I O N

Paysage dans le brouillard (Topio stin omichli), Theo Angelopoulos, 1988.

Alexandre Curnier CO O R D I N AT I O N E T D É V E LO P P E M E N T

Clémence Hérout

Que sommes-nous en train de construire ? PA R A L E X A N D R E C U R N I E R

C’est avec cette interrogation que s’est ouverte la septième Biennale de Bucarest1, emmenée par son commissaire, Niels Van Tomme. Au-delà de l’espace public de la Roumanie après l’effondrement du socialisme d’État, la question ouvre un passionnant champ de réflexion. Je suis d’une génération épargnée par l’Histoire, néanmoins un spectateur très informé grâce aux sources inépuisables et instantanées offertes par mon époque. Pourtant, j’ai bien conscience de la nécessité de réduire cette distance et du besoin de devenir un témoin actif. Dans l’introduction à L’Histoire (Opérette) de Witold Gombrowicz, Constantin Jelenski écrit : « Un des projets de la pièce contient en marge cette note, écrite en majuscule : CHANGER LES FORCES DE L’HISTOIRE ??? Mais dans quelle direction ? »

En couverture : Florent Manelli, Traversons les nuages. © Florent Manelli / Éditions Noto

Theo Angelopoulos, dont le cinéma est indispensable, en a donné une image saisissante avec Paysage dans le brouillard (1988), où Voula et Alexandre recherchent un père invisible, parti de l'autre côté de la frontière pour travailler en Allemagne. Le but du voyage des enfants est une illusion, mais traversée par de nombreux signes. Dans une scène, une main de pierre gigantesque surgit du fond la mer, tenue en lévitation par un hélicoptère. La séquence est d’une poésie renversante. Mais on aperçoit rapidement que la main, émersion de l’Histoire, a l’index, celui qui indique, cassé... Quelle direction prendre ? « Il est grand temps que la pensée redevienne ce qu’elle est en réalité : dangereuse pour le penseur, et transformatrice du réel. » Cette réflexion de Denis de Rougemont dans Penser avec les mains (1936) est peut-être une piste pour l’interrogation de la Biennale de Bucarest. Construire le réel. Refuser d’être pour ou contre, mais avoir l’ambition d'édifier une réflexion et d’en être surpris. Il est certainement difficile d’évaluer l’onde sismique de nos actions. Mais nous pouvons, dans un premier temps, réfléchir à ne pas les réduire à des gestes égotiques. Comme Voula et Alexandre, mettons-nous en route ! À la fin de leur voyage, dans un brouillard épais, un arbre lumineux indique le chemin. Dans ce septième numéro de NOTO, nous interrogeons le mot « frontière ». Dans La Grande Illusion (1937), Jean Renoir fait dire à l’un de ses personnages : « Ah, qu’est-ce que tu veux, une frontière ça se voit pas, c’est une invention des hommes, la nature s’en fout. » La nature peut-être, mais certainement pas les artistes, comme vous allez le découvrir avec l’essai de Paul Ardenne et notre conversation avec Etel Adnan. La main, comme objet de désir, la méduse, personnage mythologique, et toujours la culture comme fil conducteur de NOTO, ainsi qu'une nouvelle chronique, Ceci est une image du réel, pour mieux comprendre comment se construit notre perception aux images. Très bonne lecture avec ce numéro d’automne. 1. BB7, du 26 mai au 30 juin 2016.

CO M I T É D E R É DAC T I O N

Caroline Châtelet, Clémence Hérout S EC R É TA I R E D E R É DAC T I O N

Nicolas Emmanuel Granier AV EC L A PA RT I C I PAT I O N D E

Nicolas Alpach, Pascal Bernard, Sylvain Lefort, Odile Lefranc, Ludovic Pin, Gwénaël Porte Portrait. Pascal Bernard Frontières. Alexandre Curnier, Clémence Hérout Chroniques, Motif, Noto bene, Bonnes feuilles. Alexandre Curnier Culture et politique. Caroline Châtelet, Clémence Hérout, Odile Lefranc CO N C E P T I O N G R A P H I Q U E

Juliane Cordes, Corinne Dury R É G I E P U B L I C I TA I R E

Mazarine culture Paul-Emmanuel Reiffers, président-directeur général Françoise Meininger, directrice du pôle culturel P H OTO G R AV U R E

Fotimprim, Paris IMPRIMÉ SUR LES PRESSES

Snel, Vottem, Belgique DÉPÔT LÉGAL : ISSN :

octobre 2016

2427-4194

Formulaire d’abonnement page 06 © NOTO est une revue trimestrielle gratuite publiée par les Éditions NOTO, SARL au capital de 5 000€. © Tous droits réservés. La reproduction, même partielle, des articles ou images publiés dans NOTO est interdite.

Nos adressons nos remerciements à tous ceux qui ont contribué à la préparation et la réalisation de ce numéro, en premier lieu les auteurs. Nos remerciements vont également à Thierry Crépin-Leblond, Piérine Di Giacomo, Jean Frémon, Annick Lemoine, Astrid Mallick, Marie-Astrid Pourchet, Mâkhi Xenakis.

Impression et façonnag www.snel.be


P O RT R A I T

A U R É L I E N M A U P LOT

Les Horizons, feuillet extrait des Horizons, 2014, impression numérique sur les pages de La Grande Crevasse de Roger Frison-Roche (Arthaud, 1958), 660 × 130 cm.

Impatience, 2015, photographie issue du livre Les Chemins de la mer (Minerva / France Loisirs, 1979), 25 × 18,5 cm.

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© Aurélien Mauplot

A U R É L I E N M A U P LOT

Pierre végétale, Grotta di San’A ngelo, Palombaro, Abruzzes, Italie, 2016, charbon de bois sur calcaire, 10 × 4.5 m. env.

Partant de données historiques, géographiques ou littéraires, Aurélien Mauplot élabore des images, des objets ou des récits, entre réalité et illusion. Ses travaux perturbent et interrogent notre perception de modèles de représentation établis, comme le tracé des frontières ou le point zéro à partir duquel est mesuré l’altitude en France (Point zéro +16, Les Horizons, Les Possessions). Organisées en ensembles, plus ou moins complexes, les œuvres d’Aurélien Mauplot invitent autant à la réflexion qu’à l’évasion, par exemple sur les traces du Nautilus de Jules Verne ou d’une expédition vers une île du nom de Moana Fa’a’aro (Subisland, phase 2). Né en 1983, Aurélien Mauplot vit et travaille à Villedeau (Creuse). www.aurelienmauplot.com

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LAURENT BARIDON Les travaux de Laurent Baridon, professeur d’histoire de l’art à l’université Lumière-Lyon-II, portent sur l’histoire de l’architecture, sur la culture visuelle satirique ainsi que sur les imaginaires scientifiques et sociaux des artistes. Dernier ouvrage paru : Un atlas imaginaire, cartes allégoriques et satiriques (Citadelles & Mazenod, 2011).

PAUL ARDENNE Universitaire (faculté des Arts, Amiens), historien de l’art et commissaire d’exposition, Paul Ardenne est l’auteur de nombreux ouvrages ayant trait à l’esthétique actuelle – Art, l’âge contemporain (éditions du Regard, 1997), L’A rt dans son moment politique (La Lettre volée, 2000), L’Image corps (éditions du Regard, 2001), Un art contextuel (Flammarion, 2002), Portraiturés (éditions du Regard, 2003) – ainsi que de monographies d’architectes et d'un essai sur l’urbanité contemporaine, Terre habitée (Archibooks, 2005, réédition augmentée 2010). Paul Ardenne est également romancier : La Halte (éditions Que, 2003), Nouvel Âge (Le Grand Miroir, 2005), Sans visage (Grasset, 2012), Comment je suis oiseau (Le Passage, 2014).

ETEL ADNAN Née en 1925 à Beyrouth d’une mère grecque d’Izmir et d’un père syrien, Etel Adnan a étudié la philosophie à la Sorbonne, Berkeley et Harvard, avant de l’enseigner en Californie. Auteure de nombreux essais, poèmes et pièces de théâtre, elle écrit en anglais, en français et en arabe. Figure du féminisme et du mouvement pour la paix, Etel Adnan écrit, dessine et peint l’architecture cosmique du monde. À l’été 2016, une importante rétrospective est organisée à la Serpentine Gallery. Elle présente à la galerie Lelong A Tremendous Astronomer (du 12 octobre au 19 novembre 2016) et l’Institut du monde arabe organise sa première rétrospective en France du 18 octobre au 1 er janvier 2017.

DOMINIQUE DE FONT-RÉAULX Conservatrice générale au musée du Louvre, directrice du musée Eugène-Delacroix, Dominique de Font-Réaulx a été conservatrice, au musée d’Orsay, de la collection de photographies. Chargée de mission auprès d’Henri Loyrette pour la coordination scientifique du projet du Louvre Abu Dhabi, elle enseigne à l’École du Louvre, à l’Institut de sciences politiques de Paris, et est conseillère scientifique de la filière culture de l’école d’affaires publiques de Sciences-Po. Commissaire de plusieurs expositions, en France et à l’étranger, elle est l’auteure de Peinture et Photographie, les enjeux d’une rencontre (Flammarion, 2012).

NOS INVITÉS FRANÇOISE FRONTISI-DUCROUX Helléniste, sous-directrice honoraire au Collège de France, membre de l’équipe d’Anthropologie et histoire des mondes antiques (Anhima), elle est l’auteure de nombreux ouvrages sur l’A ntiquité grecque, entre autres : L’Homme-cerf et la Femme-araignée (Gallimard, 2003), Ouvrages de dames. Ariane, Hélène, Pénélope... (Seuil, 2009).

FLORENT MANELLI C’est à l’âge de 14 ans, en découvrant le travail d’Andy Warhol, que Florent Manelli décide de s’intéresser aux arts visuels. Le besoin de dessiner ne s’est pourtant manifesté que beaucoup plus tard, lors d’un voyage à Montréal et de la rencontre avec une amie chanteuse et musicienne. D’un trait fin au feutre noir à une peinture colorée, ses dessins sont le reflet d’un imaginaire partagé entre réalité, pop art et sobriété. Le portrait a une place importante dans son travail : les traits, les expressions, les formes d’un même visage possèdent des centaines de lectures différentes. Pour NOTO, il signe, avec un dessin original, la couverture du septième numéro.

JEAN STREFF Essayiste, romancier, scénariste et réalisateur, il est notamment l’auteur du livre culte Le Masochisme au cinéma (Henri Veyrier, 1978 et 1990), des Extravagances du désir (La Musardine, 2002) et du Traité du fétichisme à l’usage des jeunes générations (Denoël, 2005), qui a été traduit en japonais. Il est l’actuel secrétaire général du prix Sade, et son dernier roman, Théorème de l’assassinat (2015), est édité par les Âmes d’Atala.

CATHERINE WIHTOL DE WENDEN Directrice de recherche émérite au CNRS, Catherine Wihtol de Wenden est docteure en science politique. Elle a été consultante pour l’OCDE, la Commission européenne, le HCR et le Conseil de l’Europe, et est membre du comité de rédaction des revues Hommes et Migrations, Migrations société et Esprit.


Bernard Buffet, Autoportrait sur fond noir, 1956. 129,3 × 96,8 cm, huile sur toile. Collection Pierre Bergé © Dominique Cohas © ADAGP, Paris 2016

14 octobre 2016 – 26 février 2017 www.mam.paris.fr

RÉTROSPECTIVE

#expoBuffet


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NOTO#4

NOTO#2

NOTO#3

NOTO#5

1 AN (4 NUMÉROS) +

CADEAU AU CHOIX

(épuisé)

NOTO#6

L e Soldat Laforêt de Guy Cavagnac (Carlotta) C onversation avec Cézanne (Éditions Macula) Panique à Needle Park de Jerry Schatzberg (Carlotta)

NOTO#8 (janvier 2017) vous pouvez aussi faire un don de soutien Je joins un chèque de . . . . . € à l’ordre des ÉDITIONS NOTO

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sommaire 08 F R O N T I È R E S

58 Pour l’intelligence des poètes :

09 L’art dans le prisme

Yeux en gelée

Méduse

de la frontière, et inversement

PA R PA U L A R D E N N E

20 Un imaginaire plus large

« Je suis sensible à l’absence de frontières, tout en comprenant que les frontières aident aussi à penser. On a besoin de frontières mais on a besoin de les dépasser comme les tabous »

PA R F R A N Ç O I S E F R O N T I S I - D U C R O U X

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C O N V E R S AT I O N AV E C E T E L A D N A N

66 M O T I F – A RT Grandville : visions

d’un autre monde

Le célèbre caricaturiste était-il un membre anonyme du club des hachichins ? Enquête en compagnie d’une ménagerie infernale PA R L A U R E N T B A R I D O N

28 « La frontière construit

une identité »

74 P R E M I È R E F O I S

E N T R E T I E N AV E C C AT H E R I N E W I H TO L D E W E N D E N

C U LT U R E E T P O L I T I Q U E

36 La musique classique est-elle audible ?

20

PA R C A R O L I N E C H Â T E L E T E T C L É M E N C E H É R O U T

42 « Le théâtre, un acte politique joyeux » E N T R E T I E N AV E C M A R C I A L D I F O N Z O B O

C H R O N I Q U E S

47 Ceci est une image du réel :

Photo de famille

Miracle d’une nativité

47

Le silence des pierres D E F R É D É R I C M A RT I N

76 N O T O B E N E

NOTO aime et recommande Littérature, musique, photo, Musique : Ludwig Van, le mythe Beethoven, playlist (p. 78) Documentaire : Close encounters with Vilmos Zsigmond, entretien avec Pierre Filmon (p. 80) Danse : Lucinda Childs, entretien avec Lou Forster (p. 88)

B O N N E S F E U I L L E S

91 Ravive

PA R D O M I N I Q U E D E F O N T- R É A U L X

D E R O M A I N V E R G E R

52 Cet objet du désir : Les mains Jeu de paumes

94 Soulèvements. Par les désirs (fragments sur ce qui nous soulève)

PA R J E A N S T R E F F

D E G E O R G E S D I D I - H U B E R M A N

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Paul Rudolph, Vue du Williamsburg Bridge. Lower Manhattan Expressway, New York City, 1970, encre sur papier, 1970. © Library of Congress, Prints & Photographs Division, [LC-DIG-ppmsca-26437, e.g., LC-USZ62-123456]

frontières


L’art dans le prisme de la frontière, et inversement

Le 24 mai 1968, on entendait crier dans les rues « Les frontières, on s’en fout », et il s’agissait bien d’obtenir la libre circulation des personnes. L’historien de l’art et commissaire d’exposition Paul Ardenne nous emmène sur les pas d’artistes qui ont cherché, depuis vingt-cinq ans, à confronter notre monde globalisé aux frontières qu’il ne cesse, paradoxalement, d’ériger – monde ouvert aux autres, pourvu que ceux-ci soient sélectionnés . 1

P A R PA U L A R D E N N E

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Kader Attia, Rochers carrés, 2008, tirage argentique, 80 × 120 cm, courtesy collection Barjeel Art Foundation, UAE ; collection Sharjah Art Foundation, UAE ; collection Société générale, France ; collection privée et galerie Nagel Draxler.


L ’A R T D A N S L E P R I S M E D E L A F R O N T I È R E , E T I N V E R S E M E N T

Dennis Oppenheim, Time Line, 1968, courtesy Dennis Oppenheim Estate.

© Dennis Oppenheim

© Kader Attia

J

e ne saurais dire combien j’ai dû traverser de frontières entre États. Des centaines depuis ma naissance, sur tous les continents, jusque dans les zones les plus reculées et les plus inhospitalières du globe. Cette formalité m’a toujours pesé, elle est un frein au voyage, à la libre circulation, au désir de vivre vite. C’est ce « poids » que représente le plus souvent la frontière, poids dont les artistes plasticiens contemporains, depuis un quart de siècle, ont une conscience de plus en plus aiguë. Le monde global dans lequel nous vivons n’est pas un monde continu. C’est au contraire un territoire discontinu, administrativement régenté, bureaucratiquement parcellisé, politiquement surdivisé. Dans un monde globalisé, la notion de « frontière » est, en principe, obsolète. On sait combien, en réalité, il n’en est rien. La situation dans laquelle nous vivons, eu égard à la « frontière », nous met en face d’un paradoxe. Jamais les biens, les marchandises et les capitaux n’ont autant voyagé, et avec un minimum de contraintes – concrétisation de la mondialisation économique, qui repose sur le principe de la libre circulation commerciale ou, du moins, de l’entrave minimale (douanière, fiscale) imposée à cette circulation. Mais jamais les hommes, dans le même temps, n’ont ressenti avec autant d’acuité l’existence de frontières et leur persistance inamendable. Visas multipliés, contrôle des flux migratoires, expulsions hors du territoire national des résidents sans papiers, érection de murs bien concrets, de Palestine à Melilla, du Rio Grande à Nicosie, au sein de l’Europe, entre Hongrie et Croatie, ou à l’intérieur même de Bagdad occupée par les Américains, etc. Autant de signes tangibles de ce maintien irréductible de la frontière, limite physique à laquelle les corps vivants ont décidément pour vocation d’être assujettis, et avec violence le plus clair du temps : on ne passe pas toujours la frontière, ou certains la passent, sous conditions toujours (la bonne nationalité, la légalité acquise), d’autres pas. Les artistes, dans la période récente, ont montré un indéniable attachement à la frontière, entendons la frontière politique,

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celle qui scinde des États différents ou qui a pour vocation à mettre en forme une séparation entre populations. On se souvient comment Santiago Sierra, lors de la Biennale de Venise en 2003, en a donné une représentation particulièrement brutale. Invité à investir le pavillon espagnol, cet artiste, connu pour son art calculé de la cruauté, en mure les accès à l’exception de deux sas surveillés par des représentants de la Guardia Civil. Ironiquement, l’œuvre est titrée Mur clôturant un espace, dans la lignée des intitulés propres aux années 1960, l’époque par excellence de l’art conceptuel et minimal. L’accès du pavillon, devenu une enclave de l’État espagnol lui-même en terre italienne, à l’instar d’une ambassade, est alors réservé aux seuls ressortissants hispaniques présents à Venise. Sous condition, encore, qu’ils montrent leurs papiers aux représentants de l’ordre veillant l’entrée. On se souvient aussi, autrement plus poétique, de la proposition sous forme de tracé plastique qu’accomplit Dennis Oppenheim à l’invite de Gerry Schum, qui le filma depuis un

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FRONTIÈRES

petit avion : matérialiser au moyen d’une motoneige, en plein cœur de l’hiver, le tracé d’une partie de la frontière entre États-Unis et Canada passant à l’exact milieu d’un fleuve gelé (Time Line, 1968). La ligne que trace Oppenheim lancé à toute vitesse suit et décalque exactement celle de la frontière officielle entre les deux États. Dans un paysage enneigé, cette trace, cependant, n’est pas sans faire l’effet d’une blessure, d’une lacération d’un territoire homogène, territoire qu’unifie la blancheur prédominante de la neige le recouvrant de son manteau dans sa totalité, le fleuve y compris. Mais qu’à cela ne tienne. La découpe des limites des États n’a que faire de l’harmonie plastique d’un paysage. « Poétiser », plastiquement parlant, la frontière : Allan Sekula, Ursula Biemann, Krzysztof Wodiczko, Chantal Akerman, Stalker, Multiplicity et tant d’autres, ces vingt dernières années, se sont adonnés à cette tâche avec application. La frontière, semblent-ils argumenter, voilà qui peut offrir aussi un matériau artistique, l’équivalent d’un argument de travail, argument à la fois esthétique et moral. Allan Sekula, dans le cadre d’une vaste enquête photographique sur la région frontière de Tijuana (Dead Letter Office, 1996-97), entre Mexique et Californie, indexe les considérables différences qu’on y constate en matière de mode d’existence, de niveau de vie et de culture, tandis que la frontière n’est plus seulement une limite géographique mais une quasi-coupure entre deux mondes qui coexistent physiquement mais se rejettent violemment l’un l’autre. Ursula Biemann, pour sa part, se rend à Ciudad Juárez pour recueillir la parole de femmes mexicaines exploitées dans les maquiladoras, ces usines à bas coût de main-d’œuvre délocalisées hors des États-Unis par les grandes firmes nordaméricaines, ou de prostituées (Performing the Border  2 , 1999). Le mythe de la frontière s’effondre. Il ne s’agit plus de ce lieu interlope où le petit bourgeois, victime du cliché, croit pouvoir se perdre et purger à bon compte et sans repentir ses désirs d’exotisme salace (alcool, jeux violents, putains), selon le modèle immortalisé par Orson Welles dans La Soif du mal (Touch of Evil,

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© Ursula Biemann

Ursula Biemann, Performing the Border, 1999, vidéo, 43 mn, courtesy de l’artiste.


© Galerie Peter Kilchmann

Javier Téllez, One Flew over the Void (Bala perdida), 2005, vidéo couleur, son, 11 min 30 sec, courtesy galerie Peter Kilchmann, Zurich.


1958), mais de tout autre chose, d’un ordinaire sinistre : un lieu d’ennui, d’aliénation totale, de désespérance languide où rien n’a lieu, sauf l’exploitation banalisée des plus pauvres par les plus nantis. Circulez – passez la frontière –, il n’y a rien à voir. Rien qu’un monde qui en vampirise un autre, massivement et méthodiquement. Dans sa composante documentaire (celle-ci s’est exposée avec éclat lors des Documenta 10 et 11 de Kassel, en 1997 et 2002), l’art contemporain joue volontiers à la formule redresseuse de torts. La frontière ? Ce n’est pas exactement un lieu pour rêver, ligne dont la traversée est la promesse d’investir un ailleurs plein de surprises positives et d’une vie relancée. C’est plus sûrement un pôle de souffrance, une surface de contact problématique. Exactement ce que montre l’artiste israélienne Miri Segal lorsqu’elle exhibe telle quelle, comme s’il s’agissait

entendu. Mais c’est une blague, une bouffonnerie qui n’engage à rien – sauf peut-être à inspirer les chicanos désireux de passer de l’autre côté, conviés pour l’occasion à se propulser dans les airs au-dessus de la clôture séparant leur pays de celui de George W. Bush, au moyen de catapultes, par exemple... Mais pour le reste ? « Nous vivons tous sous le même ciel mais nous n’avons pas tous le même horizon », a dit Konrad Adenauer, premier chancelier de la République fédérale d’A llemagne. Une Allemagne, au moment où le maire de Cologne et ancien opposant à Hitler en prend les rênes, en 1949, récemment coupée en deux. Un même ciel pour tous mais des horizons séparés. La formule peut s’appliquer à maints endroits, ceux notamment où conflits et sécessions ont contribué à scinder les lieux, à délimiter des zones non plus unies mais séparées ou devenues concurrentielles.

L’homme de Gaza perçoit la mer comme une barrière, comme une frontière liquide. d’un simple film de surveillance – ce qu’elle est, d’ailleurs –, une vidéo filmée dans le périmètre d’un check point urbain situé non loin de Tel Aviv : ici des Palestiniens attendent le règlement de formalités interminables, tandis que rien ne se passe (Place de la bonne heure, 2005). Ce que structure la frontière, dans ce cas, c’est la différence, la non-conciliation, l’écart territorial, physique et culturel : mise en lumière et en évidence d’une symbolique de défaite contre laquelle l’artiste, en vérité, ne peut pas grand-chose. Ou alors si, avec l’accord des autorités locales, et parce que cela tient du divertissement et du cirque, à condition qu’il joue au clown, comme le fera spectaculairement Javier Téllez, homme-obus sautant par-dessus la frontière entre Mexique et États-Unis – One Flew over the Void (Bala perdida), 2005. L’artiste, dans ce cas, passe la frontière sans trop d’encombre, c’est

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Ces lieux de séparation, s’ils sont matérialisés par des coupures tangibles, peuvent l’être aussi de façon beaucoup plus labile – quand il s’agit de frontières maritimes, notamment. L’intérêt pour la mer frontière, les côtes frontières, à cet égard, est devenu omniprésent dès qu’il s’agit de poétiser la frontière, en toute logique. C’est depuis la mer, en immergeant ses caméras, que Marcel Dinahet filme la ville fantôme de Famagouste, à l’est de Chypre (Famagusta – Varosha  3, 2009). Impossible pour lui de faire autrement : Varosha, déserté depuis les années 1970 et la partition imposée aux Grecs par les Turcs, est un quartier interdit, où seuls patrouillent les Casques bleus. Le collectif Studio 21bis, voici quelques années, installe sur le littoral de Sangatte, dans le Pas-de-Calais, une barrière douanière flanquée d’un sens interdit (Horizon - Sangatte, 2009). L’équivalent, face à la Manche,

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© Marcel Dinahet

FRONTIÈRES


L ’A R T D A N S L E P R I S M E D E L A F R O N T I È R E , E T I N V E R S E M E N T

Marcel Dinahet, Famagusta – Varosha, 2009, vidéo couleur, son, 4 min 31 sec, production Suspended Spaces.

d’une frontière, sur le plan physique, et, en matière administrative, d’un cinglant « On ne passe pas ». Les réfugiés d’Asie centrale présents, en attente de gagner clandestinement le Royaume-Uni ? Qu’ils se contentent de regarder l’horizon. Celui où vivent les nantis, posé à l’extrémité de leur vision, de l’autre côté du bras de mer, leur est interdit d’accès. La frontière, dans ce cas, est un verrou. L’eau est, comme la terre, une barrière physique territoriale : mers et océans administrés et nationalisés sur leurs bordures en font un espace d’accès restrictif. En attestent les drames des boat people, hier en mer de Chine, aujourd’hui en Méditerranée et dans le détroit de Gibraltar, en rapport avec les migrations dues à l’exclusion politique, à la misère, ou aux deux à la fois. Ce statut de hard water, de nature à entraver la circulation des hommes et à cliver et ségréguer l’espace humanisé, définit l’eau comme politique, diviseuse et créatrice de frontières peut-être invisibles à l’œil mais bien réelles. Vue depuis la plage de Gaza, dans les Territoires occupés, la Méditerranée orientale ne saurait avoir la même saveur plaisante que perçue depuis la grande plage Frishman à Tel Aviv. L’homme de Gaza perçoit la mer comme une barrière, comme une frontière liquide – la limite territoriale à ne pas franchir, pour lui, commence à quelques miles marins du rivage ; l’homme sur la plage Frishman, quant à lui, comme une occasion de plaisance – bain, jeux de raquette, danse, jouissance du spectacle, au-dessus de la mer, de la noria des avions qui entrent en Israël ou qui le quittent.

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Un même sentiment qu’à Gaza a toutes les chances d’étreindre les « regardeurs » que photographie de dos Kader Attia, assis sur des rochers de béton (Rochers carrés, 2008). Face à leur regard mollement scrutateur, qu’on devine désillusionné, l’eau d’une mer. Derrière la ligne d’horizon de cette mer, on le pressent, existe un pays de cocagne, sans doute cet Occident qui continue de faire rêver les damnés de la terre – ici ceux du Maghreb. Le lieu où satisfaire l’espérance d’une vie meilleure, lieu d’une destination refusée que la mer frange mais où elle ne conduit pas, sauf à prendre des risques inconsidérés. Claire Tabouret (Le Passeur, Les Solitaires, Portrait 1, 2011) et Alexandrine Deshayes (Clandestin débarquant sur une plage des îles Canaries, 2008) rendent compte, dans quelques-unes de leurs peintures, d’une porosité possible de la frontière, qui peut être traversée même par ceux qui n’en ont pas le droit, en bravant l’interdit, et en prenant des risques, justement. Sur un mode cru, sans concession dramaturgique, sans illusion, on montre les migrants des mers et l’aventure que représente leur passage vers l’éden terrestre, la « nouvelle frontière » d’une prétendue Terre promise de la prospérité. Ulysse des temps contemporains ne traverse pas la Méditerranée de part en part mais, toujours, du Sud vers le Nord. Un Ulysse qui n’est roi de rien, défait de toute Ithaque, en l’occurrence. Traverser l’étendue de cette eau marine qui vous sépare du paradis prétendu, se mouvoir et ne plus endurer de façon statique et reléguée sa situation de prolétaire global. Il arrive en effet que l’on puisse cesser de poireauter sur la digue, et que l’on décide de passer la frontière. Parfois la barrière en vient à céder, l’horizon donne l’impression d’être partageable, le « bateau mental » qu’a dans la tête le migrant, comme le suggère Yto Barrada (Le Détroit - Tanger, 2000), peut espérer pouvoir remonter l’ancre et lever les voiles. Mais à quel prix ? Car ceux qui partent sont les clochards terrestres, les « déracinés de tous les pays », non les enracinés. Franchir la frontière liquide, pour eux, ne peut s’envisager qu’au prix de risques considérables, dont la mort par noyade. Monde cruel des clandestins

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Claire Tabouret, Portrait 1, 2011, acrylique sur toile, 27 × 22 cm. Le Passeur, 2011, acrylique sur toile, 200 × 250 cm. Les Solitaires, 2011, acrylique sur toile, 180 × 250 cm.


PA U L A R D E N N E

© Photo : Irwin Leullier / Claire Tabouret © Photo : Rebecca Fanuele / Claire Tabouret © Photo : Marin / Claire Tabouret

© Malik Nejmi

Malik Nejmi, El Maghreb, la traversée, série Ba oua Salam, 2005, C-print, 100 × 100 cm, édition 5/5.

de la mer, des boat people, des passeurs sans pitié, et du « Qui gagne perd », si souvent. Atteindre le pays de cocagne, déjà, n’est pas aisé. Et pour quel résultat ? Se retrouver caserné dans un camp de réfugiés, à l’instar, entre tant d’autres, de celui de Lampedusa, au large de la Tunisie et de la Sicile, qu’on ne quitte pas aisément et où certains migrants passent de longs mois, le temps pour les uns de perdre leurs illusions et de devenir fous pour les autres. Subir les affres de la stigmatisation, la gifle du mauvais accueil. Étranger qui franchit la frontière, sois le malvenu. Partir, atteindre le territoire rêvé, sans doute le peut-on. Soit sur ces bateaux « préparés », contenant ressources diverses, eau potable et baluchons, dont la barque africaine sculptée par Barthélémy Toguo (Road for Exil, 2008) est à la fois une description et une métaphore – celle, en substance, de l’exil volontaire aux airs de survival trip, de voyage pour la survie. De façon légale, aussi, mais alors en s’interrogeant, comme le suggère une photographie de Malik Nejmi – un homme en djellaba, tous gestes suspendus, sur le pont supérieur d’un bateau, plongé dans une méditation, qui dit moins l’euphorie que la perplexité (El Maghreb, la traversée, série Ba oua Salam, 2005). En 2015, l’artiste poursuit cette approche en ajoutant la parole à l’image. Avec Ged amoul Bankas, la mer ne nous accroche pas  4 , Malik Nejmi demande à un jeune Sénégalais, en transit au Maroc, de filmer les techniques de passage, les rituels avant la traversée et les objets de la migration : rames, bouées, photos... Le corps du migrant, orienté vers l’eau de la mer qui le transporte, fait rarement de celle-ci le viatique d’un exode heureux, celui qu’offrirait sans coup férir un billet sans retour pour la terre de la Grande Promesse. L’axe d’un transit menant vers l’inconnu, plutôt. Concernant la frontière (ce qu’elle est, ce qu’elle structure, ce qu’elle symbolise, qu’elle soit terrestre ou liquide), l’artiste ne saurait dire et éprouver plus que ce que tout le monde, comme lui, ne sait que trop et éprouve de manière identique : il y a des frontières, il y a une division concrète du monde et des territoires, il n’existe pas de continuum territorial qui permette à tout un chacun de se mouvoir à sa guise, en homme absolument libre, comme l’autorise pourtant de manière absolument explicite la Déclaration universelle des droits de

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l’homme de 1948, prônant la liberté de circulation pour tous et en zn faisant un droit inaliénable de l’humanité moderne  5. La déconvenue endurée par les artistes désireux, en 2006, dans le cadre de Manifesta 6, d’installer, en vain, une école d’art servant de pôle culturel de réconciliation sur la « ligne verte » séparant Nicosie – une ville occupée, au nord, par les Turcs et, au sud, par les Grecs – en est la douloureuse illustration. L’art, en vérité, a peu de chance de réussir là où l’ONU a échoué depuis 1975, date de la partition de Chypre. La frontière est ce lieu par excellence où éprouver sa propre identité, surtout quand elle est celle du faible, et comment elle peut s’avérer dérangeante. Barthélémy Toguo, dans les années 1990, se promène d’un pays à l’autre avec des valises en bois qui suscitent immédiatement la curiosité des douaniers. Cette performance artistique en apparence anodine se révèle très instructive. Eût-il été blanc, gageons que l’intérêt inspiré par cet artiste facétieux dans les lieux de transit de pays à pays – les aéroports, en particulier – n’eût pas été si intense, et ce, bien qu’il ne transportât rien : confectionnées en bois plein, ses valises ne pouvaient rien contenir. Se mouvoir dans le monde est aisé tant que l’on n’aborde pas à la frontière. Toute frontière, d’une manière ou d’une autre, est une mise en échec de la mobilité. La mobilité pure est une utopie. Le corps de l’humain est politique, il est, comme tel, assujetti à ce que lui prescrit la politique. Le corps, notamment, doit être à quelqu’un (c’est bien le moins) mais aussi de « quelque part ». La frontière, justement, décline ce quelque part du corps : derrière, on est chez soi, protégé ; au-delà, on est un étranger.

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FRONTIÈRES

Découpage bien réel de l’espace physique mais aussi politisé, la frontière interdit la revendication, par l’individu lambda, d’une « citoyenneté mondiale ». Impossible d’accéder au rang d’apatride absolu et de revendiquer de ne pas avoir de pays. Lors de la première Biennale du bout du monde, qui a eu lieu à Ushuaïa, ville la plus australe du monde, et alentour, en mars et avril 2007, les artistes Lucy et Jorge Orta ont créé en Antarctique une base « mondiale » avec drapeau et statuts spécifiques. Aux résidents de cette base était remis, par les artistes, un passeport universel leur permettant de se rendre n’importe où dans le vaste monde, sans nulle formalité à accomplir. Cette œuvre est certes généreuse mais sa portée, jusqu’à nouvel ordre – et pour longtemps – reste tout au plus symbolique. Tout comme l’est l’affichage des portraits géants, par JR, sur le mur séparant Israël des Territoires occupés, d’un rabbin, d’un prêtre et d’un imam. Ensemble en photographie, cela ne veut pas dire ensemble politiquement. L’enfer est pavé de bonnes intentions, comme l’on sait.

aux yeux, en vérité, une situation dont on se doit de rappeler qu’elle aura résulté en tout et pour tout d’une décision de l’Occident, à des fins « onusiennes » d’ouverture prétendue et d’égalitarisme proclamé. Dans les faits, pour autant que l’on sache, le pouvoir réel n’a pas bougé d’un iota, son épicentre est resté le même, les frontières étant de surcroît toujours là, bien solides, plus solides même que jamais. Jean-Pierre Raynaud, depuis des années, s’est spécialisé dans la peinture de drapeaux nationaux. Cette obsession paraîtra sans nul doute d’un autre temps à ceux, pétris d’idéologie universaliste, pour qui les frontières sont au mieux des reliquats d’un autre temps et les États nationaux, dans la foulée, les scories des siècles passés, fous comme l’on se souvient de nationalisme, d’irrédentisme et de revendications allogènes. Le travail de Raynaud, qu’on l’apprécie ou non, joue en tout cas comme une piqûre de rappel, pour prémunir de la naïveté. L’artiste, par définition, est un maître dans le domaine de l’illusion. S’il

Découpage bien réel de l’espace physique mais aussi politisé, la frontière interdit la revendication, par l’individu lambda, d’une « citoyenneté mondiale. » La vogue multiculturelle des expositions « globales » (« Magiciens de la Terre » en 1989, « Partages d’exotismes », Biennale de Johannesburg en 1995, Documenta 11 en 2002 par Okwui Enwezor, etc.) a pu créer ces vingt-cinq dernières années l’illusion d’une abolition des frontières. L’art, a-t-on voulu (faire) croire, avait à l’évidence la capacité d’abolir les frontières. La preuve ? Une même manifestation pouvait réunir sur le mode d’une communion intellectuelle des gens d’origine infiniment diversifiée. C’était oublier – naïvement, ou avec une feinte naïveté – que ce multiculturalisme n’est qu’une façade de circonstance, une tactique du fort pour s’offrir en toute bonne conscience les bonnes grâces du faible séduit. De la poudre

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oublie la frontière, et que les frontières, jusqu’à nouvel ordre, perdurent, il hausse cette illusion à la puissance deux. Ce n’est pas forcément souhaitable. 1. Ce texte est issu d’une conférence prononcée lors de la journée d’études « Fron-

tière(s) et échanges artistiques », coordonnée par Fanny Drugeon et Malick Ndiaye, INHA, Paris, 7 juin 2013. Elle paraîtra, à l’automne 2016, dans l’ouvrage Heureux les créateurs ? L’art à l’âge postmoderne : ses amis, ses faux amis, ses ennemis, Bruxelles, éditions La Muette. Nous en publions une version revue et illustrée par l’auteur et les éditions NOTO. ­– 2. www.geobodies.org/art-and-videos/performing-the-border. – 3. ddab. org/fr/oeuvres/Dinahet/Page12/Page12-famagusta. – 4. https://vimeo.com/132213981. – 5. « Article 13. 1. Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence

à l’intérieur d’un État. 2. Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays. »

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© Galerie Polaris

Yto Barrada, Le Projet du détroit - Avenue d’Espagne, Tanger, 2003, C-Print 2003, 60 × 60 cm.


Conversation

PA R A L E X A N D R E C U R N I E R AV E C L A P A R T I C I P AT I O N D ’ O D I L E L E F R A N C

«  PA R F O I S O N P E RC E U N E N O U V E L L E AU TO RO U T E , L A T E R R E E S T É C A RT E L É E , L E S A R B R E S S O N T A R R A C H É S , E T L A F E M M E - A N C Ê T R E S O U F F R E U N E F O I S D E P LU S . L E S O I S E AU X A B A N D O N N E N T L E S F O R Ê T S ET VO N T V E R S L E S S OM M ET S L E S P LU S D É GAG É S , A N N O N Ç A N T L ’ È R E D E L ’ E S PAC E   1 .   » E T E L A D N A N E S T N É E À B E Y RO U T H D ’ U N P È R E SY R I E N E T D ’ U N E M È R E G R EC Q U E . S O N A P P R E N T I S S AG E D U M O N D E S E FA I T AV EC L E S M OT S E T L E S I M AG E S D E S A L P H A B E T S T U RC , G R EC E T F R A N Ç A I S . E N 1 97 7, A P R È S AVO I R C I RC U L É E N T R E L E L I B A N , L A F R A N C E E T L E S É TAT S - U N I S , E L L E S ’ I N S TA L L E À S AU S A L I TO ( C A L I F O R N I E ) , O Ù E L L E R E N CO N T R E L E M O N T TA M A L PA Ï S . «  TA M A L PA Ï S E S T L À , P  L E E T F O N D U DA N S L ’ O C É A N , DA N S L A B A I E , DA N S L E S L AC S E T R É S E RVO I R S . M O N Œ I L D RO I T S E F O N D DA N S D E S CO U L E U R S . L ’AU T R E S E P E R D DA N S L ’ I N F I N I  2 .   » S A P O É S I E , S E S F I L M S , CO M M E L E S F O R M E S E T L E S CO U L E U R S D E S E S TA B L E AU X S O N T U N E CO N T E M P L AT I O N D U M O N D E , S A N S F RO N T I È R E E T E N G AG É E . «   VO I R , A F I N D E P E I N D R E . P E I N D R E , A F I N D E VO I R  3 .   » S A P E I N T U R E N ’ E S T PA S S I L E N C I E U S E . R E N CO N T R E R E T E L A D N A N , C ’ E S T R E N CO N T R E R L E B R U I T D U M O N D E .

© Etel Adnan courtesy galerie Lelong Paris

Etel Adan, un imaginaire plus large


l’enfant, amoureux de cartes et d’estampes,/ L’univers est égal à son vaste appétit... »

Comment abordez-vous la couleur ? Pour moi, peindre, c’est la couleur. Autrement, je dessine à l’encre – même l’encre, c’est une couleur. Quand le papier absorbe le noir, vous n’imaginez pas le plaisir que cela procure. Il y a des différences subtiles si c’est de l’encre japonaise ou si c’est une encre bon marché. Et la nature du papier compte également beaucoup, si vous peignez sur du papier jaunissant ou du papier vieilli.

Etel Adnan, Sans titre, ca 1975, pastel sur papier, 25 × 36 cm.

Lorsqu’on demande à Serge Daney, le critique de cinéma, quelle image lui rappelle son enfance, il évoque sa passion pour les cartes géographiques. Je suis née en 1925, et, dans les années 1930, on ne m’a jamais donné de crayons de couleur et de papier. Ce sentiment du dessin a commencé à l’école, durant la leçon de géographie, où on nous faisait dessiner des cartes. On avait des cahiers dans lesquels il y avait des cartes déjà imprimées qu’il fallait remplir. On nous donnait des crayons de couleur. Je dessinais l’Europe. Quand je mettais du bleu à l’extérieur, c’était les océans. Je ne sais pas pourquoi l’Europe était rouge, l’Afrique marron et la Chine jaune. Je crois que c’est là que j’ai pris mon premier plaisir à dessiner. Les cartes m’ont toujours passionnée, encore aujourd’hui. Quand je vois de vieilles cartes, comme celles sur les murs du couloir qui rejoint la chapelle Sixtine au Vatican, je trouve que c’est beau. J’aime à regarder les anciennes cartes, tordues et abîmées, des voyageurs arabes, où l’on doit tout deviner. Cela me ramène vers Le Voyage, l’un des plus beaux poèmes de Baudelaire, qui commence par ces vers : « Pour

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Quelle est la couleur avec laquelle vous aimez peindre? J’aimerais bien vous donner une réponse nette. Mais une couleur qui m’attire dans la peinture, c’est le rouge. Les couleurs existent les unes par rapport aux autres. C’est la première forme et la première couleur qui vont créer les autres formes et couleurs. Si j’ai commencé avec la couleur bleue, très probablement la peinture va être abstraite. Si j’ai commencé avec un triangle taupe, la peinture sera plus proche d’un paysage. Et si la première chose que je fais est en bas de la toile, ce sera une surface verte. La troisième couleur répond à ces deux couleurs. Le quatrième geste répond aux autres. Plus j’avance, plus les choix sont difficiles, il faut que cela ait un sens. Les couleurs s’appellent, se valorisent. Les dernières couleurs finissent le tout et peuvent faire basculer le tableau. Vous aviez eu cette formule sur les couleurs, en disant qu’elles étaient des portes sur les autres mondes. C’est vrai de chaque art et de tous les matériaux. Vous pouvez dire la musique et dire le son. Et vous pouvez dire la peinture, donc la couleur. Les arts sont des langages non verbaux, et plus encore. Un jour, j’ai eu ce sentiment très fort qui a très peu duré : je ne suis pas musicienne mais j’ai mis du Beethoven, et, tout à coup, j’ai vu


© Etel Adnan courtesy galerie Lelong Paris

FRONTIÈRES

un monde qui s’est ouvert et qui s’est refermé. J’ai découvert un ailleurs vrai, et puis c’est parti. Lorsque j’étais professeur de philosophie de l’art à Berkeley, je montrais aux étudiants des tableaux de Jackson Pollock. Ils disaient : « Cela ne veut rien dire. » Je leur répondais : « Quand vous écoutez de la musique, est-ce que cela veut dire quelque chose ? Est-ce que vous savez ce que cela veut dire ? » Les arts ne sont pas destinés à être traduits en mots. On peut le faire, mais ce n’est pas le but. Les arts créent un monde. Quel est ce monde ? Où est-il ? Je peins un paysage, mais ce n’est pas un paysage précis. Où est le paysage ? On a ce sentiment que l’on peut évoluer dans le paysage. Chaque art exprime quelque chose que l’on appelle langage. La poésie utilise les mots pour aller au-delà des mots. Précisément pour recréer des mondes qui ne sont pas traduisibles. C’est pourquoi traduire de la poésie dans d’autres langues, c’est bien, mais on perd beaucoup. Ce monde est

aussi attaché aux sons ; on ne peut pas traduire Racine car le rythme fait partie du sens.

Le défi est le même avec Shakespeare. La musicalité est presque impossible à traduire, ça chante. J’ai vu mes premiers Shakespeare quand j’avais 14 ans, lors de mon premier voyage à Londres. Je suis allée au théâtre du Globe voir une de ses pièces. Je ne connaissais pas l’anglais, cela ne m’a pas dérangée, car j’ai compris Shakespeare : c’est un univers de sons, des tempêtes de sons. Vous êtes née à Beyrouth d’un père syrien et d’une mère grecque. Dans Au cœur du cœur d’un autre pays (Tamyras, 2010), vous écrivez : « Je suis le saumon indien originaire d’une terre arabe. » Je me compare au saumon, c’est vrai. C’est mystérieux, il revient mourir chez lui. Je suis sensible à l’absence de frontières, tout en comprenant que les frontières aident aussi à penser. Si on pense constamment dans le « très large », la pensée se

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Etel Adnan, Sans titre, 2016, huile sur toile, 33 × 41 cm.


ETEL ADNAN

dilue, car la pensée a besoin de repères, il y a une dialectique, structurelle à la pensée. La vie est le résultat du féminin et du masculin ; on a besoin de la marée qui avance ; chaque chose appelle son contraire. On a besoin de frontières mais on a besoin de les dépasser, comme les tabous.

Et de dépasser les espaces ? L’énergie est espace. J’ai été peintre en Amérique. Regardez un tableau de deux mètres sur trois – prenez Pierre Soulages et Frantz Kline, qui ont peint de grands formats. Il y a un espace mental chez Kline que Soulages n’a pas. Soulages peint à l’échelle de la France et Kline à l’échelle de l’Amérique. La peinture vous le dit. Je crois que je peins à l’échelle américaine, c’est là que j’ai vécu plus qu’ailleurs pendant cinquante-cinq ans, et c’est là que j’ai été peintre. J’ai grandi dans une ville où il n’y avait pas de musée. Le premier musée que j’ai visité, c’est le Louvre. J’avais 24 ans, j’étais venue étudier à Paris. J’ai eu deux révélations : la Vénus de Milo et la Victoire de Samothrace. Je n’ai pas été plus loin. Je tournais autour de ces deux statues. Je partais et je revenais. Il y a aussi ce tableau du Titien, L’Homme au gant. C’est un esthète, ce jeune homme. Et la salle des Nymphéas de Claude Monet à l’Orangerie. J’avais un côté obsessionnel dans mes passions. J’ai aimé à un moment les aquarelles d’Eugène Delacroix, elles me mettaient dans un état second. Après, j’ai vraiment aimé l’art en Amérique dans les années 1950. J’ai découvert avec passion les tableaux de Vassily Kandinsky et les expressionnistes américains et mexicains comme Diego Rivera, José Clemente Orozco, David Alfaro Siqueiros. Peut-être qu’on éduque trop les enfants... Les enfants découvrent moins par eux-mêmes, ils sont moins innocents, ils attrapent les idées reçues de leurs parents. Moi, je n’avais pas de

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culture. J’ai grandi très simplement, je suis allée à l’école à 5 ans. Et c’est très bien comme ça. J’aime que les choses arrivent d’elles-mêmes. Je ne sais pas si c’est oriental, on croit à la destinée. Je sais que je rate les choses trop organisées. Mais si je marche dans la rue et que par hasard quelqu’un chante, je suis heureuse. Il n’y avait pas de livre à la maison, bien que mon père fût officier d’état-major. Il y avait le Coran qu’il ne lisait pas parce qu’il le connaissait par cœur, les Évangiles en grec parce que ma mère était grecque de Smyrne. Il y avait aussi une icône de la Sainte Vierge et une petite veilleuse. C’était cela la culture, et c’était merveilleux parce que cela suffisait. J’entendais une bougie crépiter la nuit. Le monde était un conte de fées. On ne nous disait rien, on ne nous bourrait pas la tête de connaissances. J’ai vécu dans un imaginaire plus large que ma petite ville.

J’ai découvert votre travail avec la série sur le mont Tamalpaïs, que vous avez peint pendant vingt ans. J’ai toujours eu le désir de naviguer entre ces formes, ces couleurs et de plonger dans ces horizons... Ce sont des paysages abstraits mais l’énergie, cette passion qui me touche, vient vraiment de cette partie de Californie où j’ai vécu cinquante ans, d’abord comme jeune étudiante ; puis j’y ai enseigné la philosophie de l’art. C’est aussi le début de l’Amérique latine ce que l’on aperçoit, l’autre... C’est effectivement de l’autre côté du pont de San Francisco. Ce qui m’a frappée, c’est le vert de cette montagne, au beau milieu de montagnes grises, enneigées ou de granit et de calcaire. Quand je les regarde, je suis apaisé et j’ai envie que vos formes éclatent à mon visage... C’est un grand paysage condensé. Ce petit paysage


FRONTIÈRES

Vous arrivez aux États-Unis en 1955, au moment où va surgir l’expressionnisme abstrait. Tout bascule là-bas au point de vue artistique et, dans ma vie, c’est un basculement total. On a une grande vague devant soi, on n’a pas peur, on sait qu’on va la traverser. Ce sont des coups de foudre totalement heureux. Il n’y a aucun danger. C’est une découverte. Après l’enfance, on découvre moins. L’enfance est très importante. Tout ce que nous sommes résulte de notre premier contact avec le monde. Cela fait que tout nous frappe. Ce n’est pas une question de sentimentalité, mais de vie intense. Un enfant vit dans le présent en général. S’il n’a pas de problème, il n’a pas la notion du passé très développée, et le futur, c’est le futur immédiat. À l’époque, Beyrouth était une petite ville aux toits rouges. On voyait la mer de partout et on voyait le soleil se lever derrière la montagne. Un jour, j’ai demandé à ma mère : « Mais d’où sort le soleil ? » Je crois que je lui ai posé cette question à un moment où elle était particulièrement énervée, car j’ai reçu une fessée. Et c’est resté : à chaque fois qu’elle voulait me gronder, elle disait : « Et maintenant, je vais te dire d’où sort le soleil. » C’est bizarre. Elle a pris cette question à l’envers et cela l’a énervée longtemps. Cela m’a marquée. Vous avez une façon particulière de représenter le soleil dans vos tableaux. C’est toujours un carré ou un rond. Quand j’ai commencé à peindre, et jusqu’à aujourd’hui, j’ai utilisé un couteau. On ne peut pas l’utiliser comme un pinceau. J’ai fait un carré et j’ai dit : « C’est un soleil. » J’ai exposé à Beyrouth en 1973.

© Etel Adnan courtesy galerie Lelong Paris

qui peut diluer un paysage aussi grand, c’est un mystère. C’est un mélange d’intuition et de pensée. Il faut laisser le mystère agir. C’est une dialectique de la pensée.

Il y avait une exposition des peintres libanais plus ou moins de gauche pour soutenir les Palestiniens. Le représentant de Russie est le seul ambassadeur à s’être déplacé. J’exposais un grand tableau, un des rares que j’ai réalisés, car je peins de petits formats. Je me souviens que j’avais peint un grand arc et un carré rouge dans un cercle bleu foncé. L’ambassadeur m’a demandé ce que c’était. J’ai répondu que c’était le soleil. Il m’a demandé pourquoi il était carré et pas rond. J’ai répondu : « Parce que c’est un brave ouvrier. » Il a pouffé de rire. Mais c’est vrai que le soleil est carré et costaud.

Vous dites que nous n’aimons pas la Terre, que nous l’abandonnons au profit de la Lune. Nous sommes dans un monde qui, au niveau symbolique, hait la terre. Quand Christophe Colomb a atteint l’Amérique, symboliquement, l’Europe a éclaté. Il a ouvert un océan. Quand l’être humain a atterri sur la Lune, nous avons tous quitté la Terre. C’est comme Christophe Colomb mais à l’échelle mondiale. J’explique ainsi le désintérêt inconscient pour notre planète. On se bat pour l’énergie, l’argent, la recherche de la

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ETEL ADNAN

Etel Adnan, Sans titre, 1992, encre de Chine sur papier Japon, 62,5 × 99 cm. Etel Adnan, A Tremendous Astronomer IV, 2016, encre et pastel sur papier, 30 × 46 cm.

longévité. On a trouvé de l’eau sur une lune de Jupiter. C’est passionnant. Mais on se fiche de n’avoir pas d’eau sur Terre. On oublie que l’immigration résulte de la peur inconsciente d’un monde qui finit. Les réfugiés ont peur de là où ils viennent.

Vous parlez, dans La vie est un tissage (galerie Lelong , 2016) – il s’agit de votre première lettre à Claire Paget –, de « ceux qui survivront aux multiples prochains, sournois et irrémédiables malheurs que le Sud nous prépare comme le feu, la guerre et le miracle, car il faut bien le dire, de tous ces signes il va naître quelque miracle, c’est-à-dire un moment de lucidité, ce petit moment de la connaissance, qui nous fuit à l’échelle d’un monde ». Ce fameux miracle qu’on attend du Sud viendra-t-il de la littérature ? Il va venir d’abord de sa propre libération. Si le Sud arrive à s’en sortir, il prouvera qu’on peut s’en sortir. Nous allons très bientôt tous être au niveau de la survie parce que les problèmes du monde arrivent de partout : la pollution qui a atteint un niveau irréversible et la démographie sont les deux bombes qui peuvent détruire la Terre. Celle-ci n’a pas de ressources infinies et l’être humain ne peut se contenter de vivre avec mentalement la surface

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de son village, de son pays ou même de la Terre. Alors comment allez-vous faire quand il n’y aura plus de place pour bouger ? Déjà, il y a des quartiers où l’on étouffe, il y a des coins à New York, sur la 57e rue ou à Madison, où 200 000 personnes sortent des bureaux en même temps. J’ai été prise dans cette foule immense, c’est irrespirable. La population mondiale double tous les trente ans. Quand on vit à dix dans une chambre, on perd son espace mental. Le Liban a exactement la même surface que Los Angeles. Mais au Liban, il y a des montagnes et on n’aime pas la Syrie et son influence, il n’y a pas d’espace mental, on ne peut qu’émigrer. À Los Angeles, il y a toute l’Amérique. Mêmes les tigres et les lions ne survivent pas dans des petits territoires. Ils ont besoin de kilomètres carrés.

Mais l’Amérique est un pays riche. Oui, il ne faut pas oublier que cette richesse permet ce monde. C’est plus facile pour un pays riche d’être démocratique que pour un pays pauvre, où la revendication est constante et rend les gouvernants paranoïaques. Mais la parole engagée existe moins en Amérique qu’ailleurs. Y règne une pensée unique généreuse, qui


n’est pas stalinienne. Il n’y a que Bernie Sanders qui offrait une vraie alternative pour l’élections présidentielle : c’était une vraie gauche. C’est paradoxal, on trouve aux États-Unis les meilleures universités du monde comme UCLA, Harvard et, dans celles moins connues, d’excellents départements. Les États-Unis ont réussi à attirer les meilleurs esprits du monde car les possibilités sont plus ouvertes. Or, du point de vue de la pensée politique, à part Noam Chomsky et deux ou trois intellectuels, même s’il y a des gens très forts, on ne les entend pas ou alors ils chuchotent. Il y a beaucoup d’autocensure en Amérique. Il y a eu toutefois une passion contre la guerre du Viêtnam : il y a eu une véritable expression des intellectuels contre le gouvernement. Mais contre ce qui se passe au Moyen-Orient, personne n’a bougé. Contre ce qui passe avec les Noirs, personne ne bouge. Il n’y a pas de grande démonstration d’intellectuels américains.

Dans votre expression artistique, avez-vous pris en compte cette autocensure ? Dans ma poésie, l’autocensure est inexistante. Je ne me cache pas. C’est une des rares poésies

Je voulais vous montrer ce dessin (voir p. 8). C’est la coupe d’un pont qui est aux États-Unis, le Williamsburg Bridge. Ce dessin me fascine, car on a l’impression d’y voir des escaliers. C’est un pont qui va vers les étoiles. Il y a beaucoup de choses dans ce dessin, des gratte-ciels, des bâtiments, une pagode. L’ensemble est futuriste. C’est presque un Léonard de Vinci. C’est un archétype. C’est extraordinaire, il y a de tout, cela dit tout : c’est le monde d’aujourd’hui. C’est le besoin de quitter la Terre. Et en même temps, c’est dangereux. 1. Etel Adnan, Voyage au mont Tamalpaïs, Manuella éditions, 2013, p. 7. – 2. Op. cit, p. 78. – 3. Op. cit, p. 85.

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© Fabrice Gibert, courtesy Galerie Lelong Paris

en Amérique où l’on parle de l’état du monde. Si d’autres le font, c’est beaucoup plus indirect. Heureusement, on compte des poètes résistants, comme Kathy Acker. Voilà une femme qui hurlait. Il y a aussi toute la littérature noire américaine qui s’intéresse aux problèmes du monde avec les écrivains, tels Alice Walker, Richard Wright, Toni Morrison. En 1945, l’Amérique était maîtresse du monde, et ce sentiment de domination est resté. On explique le succès de Trump par la diminution du pouvoir américain à cause de la montée en puissance de la Chine. L’Amérique savait que la Russie n’était pas de taille à gagner une guerre contre elle ; les Américains ne sont pas habitués à ne plus être les maîtres du monde. Il y a une arrogance naturelle de penser qu’ils sont les meilleurs du monde alors qu’ils ne le sont plus. Aujourd’hui, le centre est partout, même un petit pays comme le Liban est un mini-centre. Tout ce qui se passe là-bas, aussi minime soit-il, a une importance mondiale qu’on ne peut mesurer. Tout prend une importance mondiale, encore plus aujourd’hui, à cause des médias et de la rapidité des voyages. Encore la question des frontières.


6, rue de Furstenberg 75006 Paris www.musee-delacroix.fr facebook.com/MuseeEugeneDelacroix

Eugène Delacroix et George Sand, Nouvel accrochage 23 septembre 2016 23 janvier 2017

Hippolyte Gaultron, Portrait de Delacroix d’après l’autoportrait des Offices © 2012 Musée du Louvre / H. Bréjat. Eugène Delacroix, George Sand habillée en homme,1834 © RMN-GP (mdL) / T. Le Mage

une amitié picturale et littéraire


«   L A FRO N T I È R E CO N ST R U I T U N E I D E N T I T É  » E N T R E T I E N AV E C C AT H E R I N E W I H T O L D E W E N D E N R É A L I S É PA R A L E X A N D R E C U R N I E R E T C L É M E N C E H É R O U T

La crise des réfugiés et les débats politiques sur les migrations posent en filigrane la question de nos frontières : font-elles figure de barrière infranchissable, de constitution d’une communauté indivisible, de définition de l’État, de lieux de passage ou au contraire de fractures ? Une spécialiste des migrations internationales nous éclaire. NOTO

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Qu’est-ce qu’une frontière ? La frontière a toujours été établie pour limiter un territoire. Il s’agit de se donner des limites ou de se protéger contre d’éventuels ennemis. La grande muraille de Chine vise clairement à la protection visà-vis de l’extérieur. Les frontières, le mur d’Hadrien par exemple, ont aussi pour fonction de délimiter le monde connu : au-delà se trouvent les barbares et les endroits qu’on ne souhaite plus explorer. Cependant, les confins de grands empires anciens, perse ou ottoman par exemple, étaient flous. C’était alors la dimension naturelle qui formait la frontière, puisque la vision de l’empire se perdait là où on ne pouvait plus vivre, comme dans des régions désertiques ou très froides. Ces empires ignoraient où se trouvaient exactement leurs frontières, ce qui ne revêtait que peu d’importance. Vous évoquez la dimension naturelle de la frontière, mais y a-t-il vraiment des frontières naturelles ? Elles sont toujours construites, en effet : tous les fleuves ne sont pas des frontières. Avec l’avènement des États-nations, les frontières naturelles ont d’ailleurs été utilisées pour délimiter le territoire, alors qu’elles peuvent être à l’origine d’une unité d’espace. Si les Pyrénées ou les Alpes sont utilisées comme frontières, elles forment justement une communauté. La Savoie se trouvait à la fois en Italie, en France et en Suisse : l’essence de cette zone était précisément sa dimension alpine, tout comme le royaume de Navarre autour des Pyrénées. Il s’agit d’un lieu de communauté de vie dans un espace naturel donné où il est difficile de survivre. La région alpine se caractérisait, entre autres, par la pauvreté du monde rural. Une forme de gouvernement s’appliquant au partage de la rareté et l’existence d’une communauté de langue ont constitué l’unité de ce territoire : ce sont plus les espaces naturels que les frontières qui ont délimité un mode de vie.

Les frontières seraient-elles alors davantage une zone qu’une ligne ? Le limes romain [fortifications le long de certaines frontières de l’Empire romain, ndlr] se situait par exemple en amont de la frontière, avant la frontière elle-même. Il existe aussi des confins, des endroits non délimités qui précèdent la frontière. Et enfin des frontières assez brutales, comme entre les États-Unis et le Mexique ou entre l’Inde et le Bangladesh, qui sont des frontières militarisées séparant des populations aux origines communes : dans ces deux cas, c’est bien la frontière qui nous traverse et non le contraire.

Il existe une série d’interdépendances multiples où les enjeux dépassent les frontières nationales. Les frontières sont à la fois transgressées et sacralisées.

Pourquoi certaines frontières ont-elles donné lieu à la construction de murs ? Par peur de l’autre, de l’invasion... Par crispation migratoire, donc, à l’exception sans doute de la frontière cisjordanienne ou de celle séparant les Corée du Nord et du Sud, qui sont très politiques et moins liées à des questions migratoires. Quantité de frontières sont construites chaque jour : le géographe Michel Foucher estime qu’il n’y a jamais eu autant de frontières qu’aujourd’hui. Des territoires communs ont disparu et des frontières artificielles construites. Alors qu’elle faisait partie de la Russie, l’Ukraine est désormais obligée d’ériger des frontières pour exister comme État. Le souverainisme des États s’accompagne de crispations autour du contrôle des frontières. Régis Debray estime qu’« admettre une frontière, c’est faire acte de modestie, et refuser de réduire le monde à soi. La frontière est le meilleur ami du cosmopolitisme : elle reconnaît qu’il y a plusieurs mondes et que je m’y inscris à ma place » (Éloge des frontières, Gallimard, 2010). La frontière construit une identité : on construit toujours un autre pour définir un « nous » collectif.

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FRONTIÈRES

C’est une idée très romantique alors que, très concrètement, la frontière est aujourd’hui violente.

La contradiction est réelle, car si nous vivons, à l’exception de la Corée du Nord, dans un monde d’économie de marché, nous n’avons jamais été aussi sécuritaires sur la frontière. Les Britanniques représentent l’archétype de cette contradiction en se faisant les chantres de l’économie libérale tout en voulant contrôler leurs frontières. Si le système économique libéral était totalement mis en œuvre, tout circulerait librement, y compris les humains.

Les frontières ont toujours été violentes : en Afrique, par exemple, des ethnies ont été coupées en deux pour satisfaire des intérêts coloniaux. Aujourd’hui, les frontières sont violentes car les humains se voient interdire de les traverser. La crise des réfugiés divise l’Allemagne et semble raviver un clivage entre l’Est et l’Ouest : il est intéressant de constater que le parti eurosceptique Alternative für Deutschland (AfD) est plébiscité dans l’ex-RDA, qui avait au centre de sa politique la défense de ses frontières en opposition à la RFA. Notre perception des frontières est-elle façonnée par notre histoire ou nos mentalités ? Oui, en grande partie. C’est l’État-nation qui a façonné la frontière. Les pays dépendant de l’URSS avaient peu d’expérience de l’émigration, car les migrants ne venaient pas forcément pour travailler, mais parce qu’ils étaient originaires de pays considérés comme amis : des dissidents communistes de pays européens y étaient accueillis, par exemple. Il s’agissait d’une autre politique, fondée sur des réseaux politiques d’amitié et destinée à créer un glacis communiste. Il y avait donc peu de migrants en RDA, et ils vivaient entre eux. Ces anciens pays communistes ont découvert l’immigration d’installation avec l’entrée dans l’Union européenne, alors qu’ils ont construit leur autonomie sur une identité culturelle ethnique. La Hongrie, la Pologne ou la Tchéquie ont marqué leurs différences avec la Russie sur des critères ethnicoreligieux, dans la perspective de durcir leur dimension identitaire pour s’affranchir des grands empires. Après l’entrée dans l’Union européenne, ils veulent maintenir cette identité, car ils ont sans doute l’impression que l’Union impose une diversité très éloignée de leur approche.

Pourquoi l’humain n’est-il pas considéré comme une valeur libre de circuler ?

Si le système économique libéral était totalement mis en œuvre, tout circulerait librement, y compris les humains.

Une valeur est accordée à l’humain, car certains États font venir des gens sélectionnés pour leur créativité, leurs compétences, leur profil, etc. Une politique sélective vis-à-vis de différentes formes d’élites est appliquée, mais la peur d’échouer à soi-disant « intégrer » les pauvres demeure – pauvres qui ne le sont pas, car ce ne sont pas les plus démunis qui partent. Les migrants font peur, d’autant plus qu’existe une menace terroriste. On veut contrôler qui entre sur son territoire, et cette crispation est mortifère : trente mille personnes sont décédées en Méditerranée depuis 2000. Est-ce une erreur de dire que la mondialisation a vampirisé les frontières ? Le phénomène est global et interdépendant : ce que l’on décide ici produit des effets là-bas. Les Chinois vont en Afrique, les Africains viennent chez nous. Il existe une série d’interdépendances multiples où les enjeux dépassent les frontières nationales, en particulier concernant l’énergie, l’environnement, l’accès à l’eau, l’alimentation ou les transferts financiers. On assiste alors à une crispation archaïque sur la frontière alors qu’il existe des problématiques transnationales qui ne peuvent plus être gérées par les États. Les frontières sont à la fois transgressées et sacralisées. La capacité à conquérir un territoire est-elle toujours aussi importante pour les États ?

Theresa May a présenté les « opportunités économiques d’un monde plus large » que l’Europe offertes par le Brexit. Il s’agit là d’une conquête économique des frontières.

Il faut souligner que l’immigration n’est pas une conquête, mais la fuite d’une situation de crise. Les personnes quittant leur pays sont souvent issues

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L A F RO N T I È R E CO N ST R U I T U N E I D E N T I T É

de classes intermédiaires, qui ont suffisamment de réseaux pour construire leur migration – mais pas assez pour se faire une place dans leur pays d’origine. Il ne s’agit donc pas de la migration d’une classe dominante qui ferait figure d’invasion. Un facteur d’attraction les amène dans d’autres États tandis que de grandes crises les poussent hors de leur pays d’origine. La plupart de ces gens aspirent à la paix, à construire un projet de vie. Dans beaucoup de pays, c’est impossible. Le pouvoir est confisqué par quelques-uns, il n’y a pas de logement ni de métier accessibles, sans parler des contraintes subies par les femmes ou les homosexuels dans certains pays. Beaucoup avaient des métiers chez eux, mais se sentaient déjà morts : ils traversent la frontière pour exister, dans une quête d’individualisme hors de pays communautaires où il faut être comme l’autre et où l’on vit sous la pression du regard d’autrui. Ces personnes veulent individualiser leur mode de vie, pensent déjà sur des schémas occidentaux et veulent s’affranchir d’un certain poids social. L’Histoire a été marquée par les grandes minorités sans État : les Juifs, les Inuits, les Kabyles, les Somalis, les Palestiniens, les Sames, etc. Ces populations ont-elles besoin de frontières pour exister ? Pas nécessairement, mais il leur faut un statut. Les sédentaires ont toujours beaucoup plus de droits que les migrants : on pourrait imaginer un statut pour les nomades, si ce n’était pas la peur qui nous gouvernait.

environnementaux, seuls dix-sept millions sont ainsi des migrants internationaux. Il y a beaucoup de migrations Sud-Sud. Je ne pense pas qu’on puisse craindre de façon massive des migrations climatiques. Une grande confusion règne entre les termes de réfugiés, demandeurs d’asile, clandestins, sans-papiers...

on pourrait imaginer un statut pour les nomades, si ce n’était pas la peur qui nous gouvernait.

Les migrations dues au climat ne sont pas un fait nouveau. L’ouragan Katrina, qui s’est abattu sur la côte méridionale des États-Unis en août 2005, a provoqué le déplacement temporaire de plus de un million de personnes. La crise climatique peut-elle provoquer plus de migrations que les situations politiques ?

C’est exact. Le statut de réfugié est pourtant défini par la Convention de Genève du 28 juillet 1951 et correspond à des critères précis : avoir subi une persécution ou avoir la crainte fondée d’une persécution, etc. Sur les soixante-cinq millions d’humains considérés comme réfugiés, seuls vingt millions jouissent de ce statut, auxquels les demandeurs d’asile sont candidats ; 45 % des demandeurs d’asile ont obtenu le statut de réfugié en Allemagne contre 30 % en France. Mais tous les réfugiés ne remplissent pas les critères définis par la Convention de Genève : quand les réfugiés sont menacés par la société civile, il est difficile de prouver la persécution. Certains migrants ne peuvent normalement prétendre au statut de réfugié car ils essaient d’entrer dans un pays dans la perspective d’y trouver la paix et/ou l’accès au marché du travail, mais ils déposent une demande d’asile car il est possible d’entrer dans un pays sans visa lorsqu’on est réfugié. Il existe aussi des réfugiés de fait : les réfugiés des grandes crises sont souvent accueillis par des pays du Sud n’ayant pas signé la Convention de Genève. Il faut également citer les déplacés environnementaux, qui ne sont pas considérés comme des réfugiés. On oublie généralement que des gens poussés hors de chez eux n’entrent pas dans la catégorie politique des réfugiés. Il semble y avoir peu d’organisation mondiale dans la crise des réfugiés. L’Union européenne n’a presque pas la capacité d’imposer ses vues en la matière. Jean-Claude Juncker a proposé un plan que peu de pays ont mis en œuvre. C’est l’Union européenne qui devrait régler la question de Calais, par exemple. Beaucoup ne sont pas habitués à raisonner de façon globale et à mettre en œuvre une politique de solidarité. L’Union européenne devrait sans doute également mieux communiquer

Les crises politiques restent les plus importantes en ce qui concerne les migrations internationales : les déplacés environnementaux demeurent souvent dans leur pays, et ce sont d’ailleurs souvent les plus pauvres. Sur quarante-deux millions de déplacés

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FRONTIÈRES

auprès des citoyens, sachant toutefois que l’immigration est un sujet technique. Les populations sont plus passionnées par des débats souvent vains sur l’identité nationale que sur la question des migrants... En 2010 s’est installé au Sahara occidental un campement géant aux portes de Laâyoune, avec arrondissements, distribution de nourriture, collecte des déchets, etc. On rencontre aussi une forme d’organisation dans la « jungle » de Calais ou dans des camps au Soudan. Ces camps-villes sont généralement contenus dans les États, à part les camps de déplacés du Darfour. Le camp de Laâyoune est particulier, car il se greffe sur la question du Sahara occidental, dont le Maroc a fait un enjeu d’identité, d’autant que la population de cette région est revendiquée par l’Algérie. Le phosphate présent dans cette zone constitue en outre une ressource importante pour le Maroc. Sa population ne veut pas être annexée et aspire à son autonomie. La frontière a été fermée et ces gens se sont retrouvés enfermés et sédentarisés de force. Les camps-villes constituent-ils de nouvelles frontières ? Des camps se forment car les gens sont poussés hors de chez eux. Comme l’expose la sociologue et économiste Saskia Sassen dans La Ville globale : New York, Londres, Tokyo (Descartes et Cie, 1996) et Expulsions. Brutalité et complexité dans l’économie globale (Gallimard, 2016), ce sont des villes globales qui définissent le sort du monde, tandis que les humains sont repoussés à leurs abords, dans des bidonvilles ou en périphérie. On estime le nombre d’apatrides à treize millions : ce sont des gens dont on ne veut pas. On les trouve au Bangladesh, en Afrique après la guerre du Rwanda, etc. Ces personnes sont repoussées de la citoyenneté : elles aussi sont des sans-papiers qui n’aspirent pas à devenir des migrants statutaires. En Chine, il y a ainsi cent millions de sans-papiers internes. La Chine a toujours eu peur en effet que

Ils traversent la frontière pour exister, dans une quête d’individualisme hors de pays communautaires où il faut être comme l’autre et où l’on vit sous la pression du regard d’autrui.

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les campagnes envahissent les villes : pour éviter la création de bidonvilles, les autorités interdisent aux Chinois de partir. Ceux qui quittent tout de même leur lieu d’origine s’entassent dans les villes pour exercer des métiers qualifiés, mais ils perdent alors tous leurs droits : ils n’ont plus le droit à la santé, à la retraite, à l’école gratuite... Et la Chine ne veut pas changer le système car ces citoyens déclassés sont très peu payés, donc utiles à la compétitivité économique. De même, du fait de la politique de l’enfant unique, les filles disparaissent des statistiques. Beaucoup de gens n’ont plus d’existence légale. Les pays de départ laissent partir les personnes dont ils ne veulent plus : le droit de sortie est important depuis les années 1990, car un État préférera délivrer un passeport, plutôt que d'avoir un dissident chez lui, mais le droit d’entrée s’est considérablement réduit, entraînant la création d’un univers des « indésirables » – selon l’ethnologue et anthropologue Michel Agier –, qui campent dans les banlieues, les franges ou les périphéries. Hannah Arendt écrit dans Les Origines du totalitarisme que « le totalitarisme ne tend pas vers un règne despotique sur les hommes, mais vers un système dans lequel les hommes sont de trop ». L’Union européenne reste très dépendante de l’immigration pour des raisons démographiques : les migrants occupent des métiers que les Occidentaux ne veulent pas choisir. Quand je prends le métro très tôt, je suis la seule Blanche... Nous entretenons donc une dépendance à l’égard de ces personnes à cause des métiers qu’elles exercent, sachant que la situation permet aussi la promotion sociale des Occidentaux qui ne pratiquent plus ces professions. Le sentiment qu’ils sont de trop et qu’on ne pourra pas partager les aides sociales est pourtant largement partagé. Il y a beaucoup de créateurs parmi les migrants également, car ces gens qui sont venus d’ailleurs ont un regard autre. Je reste persuadée que nous avons besoin des gens qui viennent de l’extérieur.


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La musique classique est-elle audible ? PA R C L É M E N C E H É R O U T , AV E C L A P A R T I C I P AT I O N D E C A R O L I N E C H Â T E L E T I L L U S T R AT I O N É M I L I E S E T O P O U R N O T O

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C U LT U R E E T P O L I T I Q U E

Une actrice donne des leçons d’anglais à un homme d’affaires : s’il tombe rapidement amoureux d’elle, la réciproque n’est pas vraie – et pour cause, l’élève est pour elle un inculte, un vrai, de la catégorie de ceux qui ne se rendent compte de rien. Ils sont dans un salon de thé : on y diffuse l’air Caro nome tiré de Rigoletto, il le fredonne. Elle s’étonne qu’il connaisse l’opéra, jusqu’à ce qu’il chante les paroles de Juanita banana, la chanson reprenant la mélodie de Verdi immortalisée par Henri Salvador. Interprétée par Anne Alvaro et Jean-Pierre Bacri dans Le Goût des autres d’Agnès Jaoui, la scène raconte notre rapport à la musique classique : si elle est largement exploitée dans la culture populaire, elle illustre presque immanquablement le fossé de la légitimité culturelle. Peer Gynt d’Edvard Grieg a servi à vendre de la margarine, de l’eau pétillante, du café, un fast-food, une brosse à dents, de la crème fraîche et une voiture, mais peu de gens iront l’écouter en concert – 7 % des Français déclarent aller à un concert de musique classique au moins une fois dans l’année 1. Si tout le monde connaît les standards, les actes engageants – acheter un enregistrement ou se rendre à un concert – concernent une faible part de la population. La musique classique est même séparée des autres genres musicaux : à quelques exceptions près (la radio FIP, en particulier), elle dispose de ses fréquences, de ses salles de concert, de ses festivals, de ses écoles et de ses émissions. Les plus gros festivals de France en termes de fréquentation, les Vieilles Charrues et Solidays  2, programment quasiment tous les genres musicaux à l’exception de la musique classique : Oxmo Puccino, Louane, Mr. Oizo, Ibrahim Maalouf et Jain partagent les mêmes scènes, mais on y ajoute rarement Martha Argerich ou le quatuor Hermès. La séparation n’est toutefois pas totalement étanche puisque, suivant une tradition que personne ne peut expliquer, la musique classique est souvent accolée aux musiques dites « du monde » et au jazz. Face à ce paradoxe d’une musique à la fois perçue comme élitiste et intégrée au bien commun, mise à part tout en étant partout, quelques initiatives veillent à traverser les frontières.

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Bande à part Éclectique : c’est l’adjectif qui est souvent venu qualifier la programmation de Didier Varrod, le directeur musical de France Inter jusqu’à l’été 2016. À son arrivée en 2012, Didier Varrod décide de supprimer le classement des chansons par genre musical pour « promouvoir la diversité » et « casser le carcan de la niche ». Si les titres diffusés au cours des émissions d’Inter (deux par heure en moyenne) relèvent de la pop, de la chanson, du rock, de la soul ou des musiques du monde, la musique classique reste cantonnée aux émissions qui lui sont dédiées. Didier Varrod y voit plusieurs explications : « Historiquement, France Inter a fait appel à un producteur spécialisé dans les musiques classiques au sens large. La place réservée à la playlist étant en outre limitée sur une radio généraliste, il reste difficile d’y intégrer tous les genres musicaux, d’où la diffusion de concerts des orchestres de Radio France le week-end et la présence d’une émission quotidienne sur la musique classique, longtemps incarnée par Frédéric Lodéon – aujourd’hui Vincent Josse avec La Récréation. Il faut y ajouter La Preuve par Z de Jean-François Zygel tous les samedis. L’équilibre entre le directeur de la musique et les producteurs de ces émissions spécialisées doit être trouvé, pour laisser aux personnes légitimes la capacité de faire des choix. Je n’interférais donc pas dans la programmation de Vincent Josse. La musique classique est par ailleurs difficile à jouer en playlist, parce qu’elle est généralement instrumentale et que c’est un matériau idéal pour parler par-dessus... Il vaut mieux que ces musiques soient jouées en direct ou abordées dans une émission à part pour être respectées. » À part, la musique classique l’est bien : les deux autres grandes radios généralistes concurrentes de France Inter, RTL et Europe 1, ne lui consacrent actuellement aucune émission. Pour en écouter sur les ondes, il faut opter pour les radios qui lui sont dédiées, comme France Musique ou Radio classique. Festivals et salles de concert aussi pratiquent généralement la séparation : sur 2 119 festivals de musique en France, seuls 47 d’entre eux (soit 2,2 %) mêlent la musique classique à d’autres genres, qui sont le plus souvent des musiques traditionnelles ou du jazz. Du côté des salles,

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L A M U S I Q U E C L A S S I Q U E E S T- E L L E A U D I B L E   ?

hormis les scènes nationales ou les salles municipales ayant pour mission de proposer une grande diversité de disciplines artistiques, les programmations font rarement se côtoyer un orchestre symphonique et la chanson française – d’abord pour des raisons acoustiques, aussi pour des questions liées à la segmentation des spectateurs.

Dédramatiser, désacraliser Il semblerait en effet que ceux qui assistent à un concert de Pierre Hantaï à l’abbaye de Silvacane vont rarement voir Christophe Maé au Zénith, même si les travaux du sociologue Bernard Lahire  3 ont remis en cause la vision de Pierre Bourdieu, qui indexait nos goûts à notre classe sociale : Bernard Lahire déplace la frontière entre cultures légitime et illégitime pour mettre en avant les pratiques et préférences de chacun, façonnées par notre histoire, notre éducation, nos rencontres ou nos influences, pour instaurer une légitimité culturelle à géométrie variable, où il est possible d’aller voir une pièce de théâtre expérimental un jour et une comédie familiale au cinéma le lendemain. Quand on regarde autour de soi, cet éclectisme est même une évidence : il semble avoir pourtant du mal à essaimer jusqu’à la musique classique, au sujet de laquelle règne le sentiment confus qu’il faudrait être initié pour l’écouter. Plus que tout autre style musical, elle est perçue comme savante, ce que le milieu contredit difficilement. C’est sans doute cette sensation d’intimidation que Didier Varrod exprimait lorsqu’il indiquait vouloir « laisser aux personnes légitimes la capacité de faire des choix ». Mais si le journaliste Vincent Josse précise d’emblée ne pas être musicologue, il préfère « ne pas poser cette question en termes de légitimité. Sinon, on ne fait rien. » « J’essaie de faire passer un moment agréable, émouvant, instructif, dans un rapport ludique et joyeux à la musique classique, que j’essaie de dédramatiser », explique-t-il. Dédramatiser, le mot est lâché : la diffusion de la musique classique a l’air d’être un vrai drame, et pas au sens esthétique du terme.

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Elle véhicule même une image élitiste suffisamment ancrée pour influencer notre consommation. Dans l’ouvrage collectif Le Cerveau mélomane  4, Nicolas Gueguen commente ainsi les résultats d’une étude montrant que le montant des achats des clients d’un caviste diffusant de la musique classique est multiplié par deux et demi ; les consommateurs n’achètent pas davantage de bouteilles, mais ils optent pour des vins d’une qualité supérieure, car la musique classique susciterait un biais cognitif – perçue comme prestigieuse, elle pousserait à des achats qui le seraient tout autant. C’est sans doute la raison pour laquelle la musique classique est tant utilisée dans la publicité : elle auréole le produit promu d’une touche d’exception. Toutefois, et c’est le revers de cette image de luxe, les commerces, bars ou restaurants diffusant de la musique classique sont quasi inexistants. Comme le montre une étude 5 conduite en 2014, les commerçants souhaitent que la musique choisie soutienne l’image de leur marque et rencontre l’adhésion des clients : peu prendront le risque de diffuser une musique considérée comme excluante. On rejoint alors l’hypothèse émise par Vincent Josse : la musique classique n’est pas diffusée davantage par « peur de ne pas plaire ». Il est vrai que la musique classique est peu compatible avec la consommation : la durée des morceaux n’est pas normée pour passer en radio, il reste complexe de répertorier les œuvres sur les lieux et sites de vente ou de streaming (il y a plusieurs Cinquième Symphonie, plusieurs interprétations, plusieurs enregistrements, parfois plusieurs versions. Et doit-on indexer les albums par compositeur, chef d’orchestre, chanteur, soliste instrumental, ensemble ou orchestre ?), il est difficile de choisir une version lorsqu’on veut simplement acheter le CD de Don Giovanni de Mozart et qu’une quarantaine d’enregistrements sont disponibles... Même si des initiatives comme le site de streaming Qobuz, l’application classique sur le site de streaming Deezer ou la plate-forme Classical live de la boutique en ligne Google Play pourraient tendre à faciliter l’achat d’enregistrements de musique classique. Si ces initiatives sont trop récentes pour juger de leur réussite en termes de ventes, il semble que la musique

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C U LT U R E E T P O L I T I Q U E

classique gagne en diffusion ce qu’elle perd en sacralisation : le succès des compilations « Je n’aime pas le classique, mais ça j’aime bien ! » (puis « Je n’aime toujours pas le classique... », « Je n’aime décidément pas le classique... ») montre qu’elle plaît largement lorsqu’on désamorce son caractère inhibant.

Curiosité et plaisir Sortir la musique classique de ses cadres, se débarrasser de son image empesée et se l’approprier pour la transformer en objet de curiosité et de plaisir, c’est précisément ce que font Maxime Pascal et Clothilde Chalot. Le premier a 31 ans : directeur musical de l’orchestre amateur Impromptu, il est aussi cofondateur et chef d’orchestre du Balcon, un ensemble iconoclaste rassemblant compositeurs, instrumentistes ou ingénieurs du son irrespectueux, créatifs et innovants. Le Balcon s’adresse au public avec humour ; non content de sonoriser les instruments pour mieux diffuser leur son dans la salle et envelopper les spectateurs, Le Balcon s’intéresse autant à la musique romantique qu’aux opéras contemporains, effectuant réorchestrations, arrangements ou réécritures de partitions, telle La Symphonie fantastique d’Hector Berlioz transformée par le jeune compositeur Arthur Lavandier et jouée lors de la réouverture de l’Athénée Théâtre Louis-Jouvet à Paris, en septembre 2016. Le public était debout, puis il était convié à une fête dans le théâtre, avec boîte de nuit, studio photo, fanfare, bars cachés et quizz musical absurde. Le Balcon est en fait issu d’une insatisfaction, que Maxime Pascal détaille ainsi : « Le Balcon est né d’un désir fort et commun de s’éloigner du caractère institutionnel de la musique classique, qui crée un écran, ce quelque chose qui nous empêchait de voir ce qu’on aurait aimé voir. Lorsque j’allais écouter des concerts, je me sentais loin du son, je voyais les ficelles, les coutures, je trouvais la réalisation trop lourde. J’avais envie d’être dedans, d’être au milieu de l’orchestre. Et, surtout, je trouvais que les artistes avaient peur du public, je le voyais en tant que spectateur. Les compositeurs avaient peur, les instrumentistes avaient peur, les institutions avaient peur... Ils avaient peur de la réception du public, et ça se sentait. Je voulais que l’on se départe

NOTO

de cette peur, que l’on entreprenne quelque chose dans une démarche sans explication, comme le punk des années 1970 ou le rap des années 1980. C’était un acte irréfléchi et injustifié, assumé comme tel, pour répondre au besoin de voir évoluer l’institution symphonique vers quelque chose de nouveau. Mais je n’ai pas l’impression d’avoir beaucoup de mérite : toute notre génération poussait dans cette direction à ce moment-là. » Clothilde Chalot a 35 ans : elle a cofondé avec l’ingénieure du son Hannelore Guittet NoMadMusic, une plate-forme de musique augmentée, à la fois maison de disques, webzine et créatrice de projets numériques. Le label propose des enregistrements inédits de classique, de jazz et de musiques du monde, disponibles en CD ou téléchargement, des articles sur ces musiques, mais aussi une application de composition, NoMadScore, à utiliser par le grand public – c’est ainsi qu’a été lancé un concours de composition ouvert à tous, où il s’agissait d’imaginer sa propre sonate de Vinteuil (une œuvre pour violon et piano fictive décrite par Proust dans À la recherche du temps perdu) : le gagnant a vu sa composition interprétée par l’orchestre de l’opéra de Rouen-Normandie en septembre 2016. Pour Clothilde Chalot, le projet est aussi né d’une incompréhension : « Lorsque je propose à un ami de venir avec moi à un concert de musique classique, la question qui se pose immédiatement n’est pas celle du coût, mais celle du savoir : il y a une barrière psychologique qui empêche la découverte intuitive. Beaucoup se disent qu’il faut posséder des connaissances pour écouter de la musique classique et la comprendre. Alors que c’est juste une question d’émotion. Je trouvais aussi que les propositions des maisons de disques ne correspondaient ni aux attentes du public ni à celles des artistes. Ma réflexion est d’ailleurs arrivée au moment où Harmonia Mundi fermait la moitié de ses boutiques. J’avais l’impression que les labels classiques indépendants tombaient des nues, et j’étais surprise de leur surprise. Le CD était quand même en soins palliatifs depuis dix ans : je ne comprenais pas pourquoi il fallait s’accrocher à ce support que de moins en moins de personnes utilisent. Il y avait une réelle incompréhension entre la réalité, le public et l’industrie de la musique classique. En particulier, les codes de communication nous semblaient inadaptés à un public jeune, sans parler de la difficulté à trouver de la musique classique en ligne. »

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L A M U S I Q U E C L A S S I Q U E E S T- E L L E A U D I B L E   ?

Si Clothilde Chalot a senti son projet globalement bien accueilli par un milieu qui cherchait des solutions à la désaffection du public et à l’érosion du marché du disque, Maxime Pascal raconte des débuts difficiles, où Le Balcon fut mal accepté par les institutions culturelles : « Nous avons subi des résistances et beaucoup de condescendance de la part des interlocuteurs institutionnels, des financeurs publics et de certaines structures. Il faut dire que Le Balcon a été créé à l’époque où tous les ensembles se cassaient la gueule : l’artiste était déconsidéré par tous les interlocuteurs du monde musical. Globalement, l’artiste est toujours un mendiant : il doit mendier sa subvention, mendier son concert, être heureux de ce qu’on lui donne... Nous avons au contraire refusé toutes les concessions exigées pour recevoir des subventions. Cette radicalité nous a certes permis de mener notre projet artistique, mais elle nous a valu trois ans de bénévolat. J’ai ressenti beaucoup d’hostilité, au point de me considérer en guerre contre le milieu institutionnel musical. » Maxime Pascal et Clothilde Chalot se distinguent aussi de la doxa institutionnelle sur « l’accessibilité à la musique classique » : les tutelles conditionnent en effet généralement leur soutien financier à des actions de sensibilisation destinées à « élargir le public de la culture ». Clothilde Chalot témoigne de son embarras : « C’est le terme “accessibilité” qui me dérange. J’ai l’impression de penser à des handicapés, comme si on amenait un public déficient vers l’art et la culture. Certes, il faut mettre des mots, parce qu’il faut pondre des textes, mais il y a un aspect “évangéliste” dans l’idée d’accessibilité qui me gêne. On ne va jamais parler de rendre le rap accessible alors que c’est le même problème : il s’agit d’ouverture et de curiosité. Je ne veux pas que tout le monde écoute de la musique classique, mais il faut essayer, et connaître son histoire culturelle. Après, ce sont des émotions : il y a des genres qui nous touchent plus que d’autres. Il faut s’ouvrir, connaître, découvrir. » La doctrine officielle énerve carrément Maxime Pascal : « Quand on évoque “l’accès à la culture”, je ne sais pas de quoi on parle. Et si j’essaie de comprendre, c’est pire. Je refuse de jouer le jeu d’un raccourci prêt-à-penser quand il est question de parler d’art, et je ne me retrouve pas du tout dans cette démarche évangélisatrice, même si le terme “accès à la culture” ne veut tellement rien dire qu’on peut difficilement être contre... C’est un bel enfumage : le piège consumériste s’est refermé sur la politique publique, car

NOTO

l’“accès à la culture” justifie la subvention. J’ai l’impression qu’on dit “le public” pour dire “les clients” : quand un interlocuteur nous demande de réfléchir aux publics auxquels on s’adresse, il est inconsciemment question de cibles marketing. La question est d’autant plus dérangeante lorsqu’on rappelle que la musique classique écrite n’a rien d’universel : c’est un art majoritairement occidental, masculin et blanc. N’importe qui évoquant la musique classique aura fait un grand pas en acceptant que la musique qu’il appelle “classique” n’est ni populaire ni élitiste, mais marginale, sur le plan artistique autant que social. Je veux simplement faire les spectacles que je voudrais voir. » Il est frappant de constater que ces deux structures musicales ayant réussi le pari de faire autrement de la musique classique et de susciter l’enthousiasme du public par une pratique artistique innovante, une adresse directe aux spectateurs, une utilisation éclairée de la technologie et une collaboration avec les amateurs – en un mot, d’exploser la perception et les cadres de la musique classique pour en faciliter la diffusion – pensent bien la question du public hors des schémas généralement tracés par les pouvoirs publics : dans cette optique, la motivation de la Philharmonie de Paris, par exemple, pose question. La construction en a officiellement été décidée en raison du besoin d’une nouvelle salle, un emplacement en a été choisi avec l’idée de faciliter la venue de Parisiens et de Franciliens de quartiers plus défavorisés. En parallèle, la salle Pleyel a reçu l’interdiction de donner de concerts classiques pour éviter la concurrence. Loin de ces considérations, le mouvement Nuit debout, commencé à la fin du mois de mars 2016, a donné naissance à Orchestre debout, qui a réuni trois cents musiciens et cent cinquante choristes amateurs ou professionnels pour donner des concerts classiques place de la République, sous les acclamations de la foule : preuve s’il en était que, pour reprendre les propos de Clothilde Chalot, « il n’y a pas de cloisons. C’est nous qui les créons ». 1. Source : ministère de la Culture et de la Communication, 2008. – 2. 278 000 spec-

tateurs accueillis en 2016 pour les Vieilles Charrues, presque 200 000 pour Solidays. ­– 3. Bernard Lahire, La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi,

Paris, La Découverte, 2004. – 4. Nicolas Gueguen, « L’effet Château Lafite », in Emmanuel Bigand (dir.), Le Cerveau mélomane, Paris, Belin, 2013. – 5. Christophe Waignier, La musique dans les lieux de vente, étude SACEM, 2014.

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C U LT U R E E T P O L I T I Q U E

Le théâtre, un acte politique joyeux E N T R E T I E N R É A L I S É PA R O D I L E L E F R A N C I L L U S T R AT I O N É M I L I E S E T O P O U R N O T O


MARCIAL DI FONZO BO COMÉDIEN, METTEUR EN SCÈNE, DIRECTEUR DE LA COMÉDIE DE CAEN une certaine

J’ai rencontré de nombreux auteurs, comme

joue comme s’il jouait dans une langue étrangère,

Rafael Spregelburd, que nous avons souvent

une langue qu’il ne connaît pas. » C’était mon

monté avec Élise Vigier, artiste associée à la

cas, et je suis resté très sensible au travail sur

Comédie de Caen. Le cinéma argentin est

le langage. J’éprouve toujours un grand plaisir

Quand je suis arrivé en France, je ne parlais

en pleine santé – j’espère que cela va durer

à débarquer dans le langage, à le traiter sur

pas encore le français. J’ai quitté l’Argentine

car, depuis l’année dernière, l’Argentine a

scène comme un corps en soi.

à l’âge de 18 ans, parce que j’ai grandi sous la

changé de couleur politique. L’histoire se

dictature militaire, une des plus sanguinaires

répète, une sorte de boucle infernale enferme

qui soient, avec des dizaines de milliers de

ce pays. J’espère que le gouvernement ultra-

disparus, la torture, la censure, etc. Je n’en ai

libéral actuel ne va pas écraser les évolutions

pas directement souffert, mais l’adolescent

sociales. On peut détruire en vingt-quatre

que j’étais a été marqué par cette atmosphère

heures ce qu’on a mis tant d’années à

oppressante. Et c’est pour cela que j’ai eu

construire...

envie de faire du théâtre. Je le voyais comme

Je suis donc arrivé en France avec l’idée de

un refuge de la pensée, un territoire de résis-

liberté. En parallèle à mon apprentissage du

tance intellectuelle. Tout cela était alors

français, j’ai travaillé au théâtre d’Aubervilliers,

Le premier livre que j’ai lu en français est

intuitif ; je peux dire désormais que, pour

que dirigeait Alfredo Arias. Grâce à lui,

L’Uruguayen de Copi. C’était une coïncidence,

moi, le théâtre a toujours été lié à la rébellion,

j’ai obtenu mes premiers permis de travail

parce que le personnage vit un exil volon-

l’endroit de prise de parole – un acte politique

comme machiniste. Ensuite, je suis entré à

taire et joyeux, où l’imagination se déploie,

fort qui peut être joyeux et pas forcément

l’école du théâtre national de Bretagne, où j’ai

où il invente cette ville de Montevideo au fur

agressif.

rencontré Claude Régy et Matthias Langhoff,

et à mesure des mots, sous forme épistolaire.

Être joyeux, c’est une certaine idée du cou-

avec qui j’ai beaucoup appris. Jouer en fran-

Il envoie des lettres à son éditeur, à qui il

rage, d’envie de changement.

çais a été un grand bouleversement dans ma

demande de rayer au fur et à mesure ce qu’il

Heureusement, l’Argentine a beaucoup changé.

vie d’acteur. J’ai souvent retrouvé cette idée

vient de lire. À la fin de la lecture, dit-il, il

Je m’y suis reconnecté grâce à l’émergence

chez Antoine Vitez, Claude Régy ou encore

ne reste rien d’autre que la mémoire. Cela

de dramaturges, ces quinze dernières années.

chez Kafka pour l’écriture : « Il faut que l’acteur

m’a beaucoup marqué. Par la suite, j’ai

idée du courage

NOTO

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L’exil, et l’imagination se déploie


C U LT U R E E T P O L I T I Q U E

monté nombre de pièces de Copi. C’est un

est aujourd’hui encore une bombe, après

Histoire de la littérature récente (P.O.L.) est

personnage, une figure qui m’accompagne

la tuerie d’Orlando et face au fanatisme

un régal. Il y aura aussi Pauline Sales, Pascal

– sa folie volontaire, sa liberté totale d’ar-

religieux qui vient pallier une certaine idée

Quignard, qui vient également de la litté-

tiste. Copi a écrit la plupart de ses pièces

d’utopie. Et ces deux textes sont d’actualité

rature, des auteurs anglais comme Dennis

en français. Un peu comme Beckett, un peu

en Argentine.

Kelly, Lee Hall, un texte de Georg Trakl mis

comme Kafka, il a changé de langue très vite :

en scène par Claude Régy, et des auteurs

après des pièces de jeunesse en espagnol, la

classiques : la lecture que Catherine Marnas

majorité de son œuvre est écrit en français. Le théâtre national Cervantes à Buenos Aires, l’équivalent de la Comédie-Française en Argentine, m’a sollicité pour faire entrer Copi au répertoire. C’est un événement puisque

Une vision poétique

fait de Lorenzaccio, de Musset, est tout à fait politique.

et enthousiaste du monde

La diversité

d’aujourd’hui

est une richesse

une sorte de consécration, un rêve d’enfance

Dès qu’on évoque un auteur dit « contem-

J’aime la diversité de la France plus que sa

qui se réalise. Le texte a été vite choisi : Eva

porain », on imagine un résultat un peu

langue. J’aime beaucoup Paris et les auteurs

Peron est un texte majeur dans l’œuvre de

hermétique, un peu expérimental. Alors,

français. Je suis devenu français il y a quelques

l’écrivain. C’est l’irrévérence absolue, une

expérimental, oui, mais hermétique, pas du

années, j’ai la double nationalité franco-

pièce qui contient de manière efficace l’uni-

tout. Il est essentiel d’aborder de nouvelles

argentine. Hélas, on tente par tous les moyens

vers de Copi, noir et sulfureux ; une pièce

formes de dramaturgie, qui a sans cesse

de faire passer un message sinistre depuis

shakespearienne du point de vue du rapport

évolué. Les auteurs qui me passionnent sont

vingt ans, une prédiction en Europe et aux

entre intime et collectif. Shakespeare, mieux

en prise direct avec le monde d’aujourd’hui,

États-Unis, qui seraient que l’état du monde,

que personne, par des histoires intimes, peut

ils le questionnent de manière politique et

les flux migratoires et les changements de

raconter le politique, il sait immiscer le poli-

sont capables d’en donner une vision poé-

ce siècle résulteraient d’un fléau du diable

tique à l’intérieur de l’intime. Eva Peron, c’est

tique, enthousiaste et joyeuse. La Comédie

ou des dieux, alors que c’est seulement le

drôle mais on rit « bizarre ». Il y a une telle

de Caen est un centre dramatique national

résultat des politiques qui ont été menées.

liberté de ton, c’est une petite farce parfaite,

et a donc pour mission la formation d’un

Il faut vraiment se défaire de cette idée que

un peu comme Ubu Roi, une pièce à rebon-

public. Cet engagement implique d’associer

la diversité en France fait du mal, qu’il faut

dissements avec un personnage magistral.

des auteurs à son projet : Mohamed El Katib,

sortir de l’Europe. Au contraire, j’aime à croire

Cette pièce sera suivie d’un autre texte que

Amir Reza Koohestani... Nous programmerons

que la France future se construira autour de

je n’ai jamais monté, L’Homosexuel ou la Diffi-

également Olivier Cadiot – à mon sens le

ces richesses !

culté de s’exprimer. Dans le contexte argentin,

plus grand dramaturge actuel, qui vient de la

L’exception culturelle française est exem-

dans ce théâtre, dans notre monde qui

littérature. Je trouve son écriture merveilleuse.

plaire. Sans parler de l’Argentine, on ne

régresse parfois, redire un texte comme

Il manie avec beaucoup d’humour et d’intel-

retrouve pas de tel modèle en Europe. Le

L’Homosexuel est important. Ce texte de 1972

ligence la langue française. Son dernier livre,

modèle allemand est fort, l’Angleterre aussi,

Copi a été interdit pendant les années de dictature et même après. En 2017, c’est le trentième anniversaire de sa mort. Travailler à Buenos Aires, au théâtre Cervantes, est

NOTO

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MARCIAL DI FONZO BO

pour d’autres raisons – l’exception culturelle

vous jouez un rôle, vous y mettez du vôtre,

l’inconnu, découvrir quelque chose avec de

n’y existe pas, c’est le théâtre commercial

et cela vous renvoie à une image de vous

nouvelles personnes.

qui fait loi. L’Espagne, le Portugal et l’Italie

que vous ne connaissiez pas. Un dialogue se

Il y a suffisamment de problèmes avec les

sont dans le gouffre, les artistes dans des

fait secrètement avec le rôle, qui ne vous

frontières qu’on peut difficilement en mettre

situations précaires. On ne parle même pas

change peut-être pas mais qui vous grandit

dans les arts. Il y a, tout simplement, diffé-

de la Grèce. Le système français est précieux

et vous complexifie. Chaque rôle ouvre sur

rentes disciplines, et chaque artiste a une

mais fragile, et il faut chaque jour le défendre :

un nouvel espace de soi.

spécificité. Sur un plateau, on peut convo-

existe la tentation de démolir le théâtre

J’ai travaillé pendant vingt ans dans un

quer des gens aux parcours différents, mais

public soi-disant privilégié, avec le système

collectif d’acteurs, le Théâtre des lucioles ; il

chacun conservera sa singularité. On voit

des intermittents. L’argent versé par l’État

a la particularité d’être composé seulement

de plus en plus les arts du cirque se nourrir

pour la culture permet un développement

d’acteurs. Nous avons commencé à travailler

de danse et de théâtre, le théâtre s’inspirer

social, économique et éducatif. Les enfants

comme comédiens et à appeler des metteurs

du cinéma pour l’usage de la vidéo et du

qui vont assister à des représentations

en scène extérieurs. Petit à petit, nous avons

montage. Le théâtre musical existe depuis

reçoivent un bagage culturel incroyable : le

réalisé nos propres spectacles. Aujourd’hui,

longtemps. La transversalité est intéressante

théâtre public est une ressource précieuse

ces projets collectifs sont courants mais, il y

mais tout dépend du projet, pas des arts

dans l’enseignement. À la Comédie de Caen,

a vingt ans, c’était plus rare. Il y avait Tg Stan

eux-mêmes.

nous animons des ateliers avec les écoles,

et peut-être une ou deux autres expériences.

nous essayons de faire de l’action culturelle

La mise en scène a été une continuité évi-

un terrain de jeu et d’expérimentation pour

dente. J’y ai pris goût : plus tard, j’ai mis

les artistes, en inventant de manière ludique

en scène des opéras, et je prépare un long

la formation du regard. Un jour, dans le métro,

métrage de fiction.

j’ai croisé une jeune adulte qui m’a dit, avec

L’idée de collectif est un terme juste, l’idée

les yeux pleins d’étoiles : « Quand j’étais gamine,

de famille est trompeuse. Ce n’est pas parce

l’école m’a emmenée voir votre pièce de théâtre,

qu’on évolue en collectif, ce n’est pas parce

et je suis devenue auteure. » Voilà une raison de

que j’ai associé un collectif d’auteurs à la

passer une bonne journée !

direction de la Comédie de Caen, que l’on forme une famille. J'essaye plutôt de faire un projet en étoile. On part du théâtre pour

Chaque rôle ouvre sur un nouvel espace de soi

s’adresser au public de différentes manières, on se relaye, on se concerte. Cela ne veut pas dire qu’on travaille tous dans la même pièce comme une famille. Le collectif induit l’indépendance et la responsabilité de chacun. Lorsque je mets en scène, j’ai besoin de vraies personnalités, de présences fortes, et j’aime

Tous les rôles m’ont marqué pour des raisons

l’idée de ne pas repartir de zéro : il y a un

différentes. C’est une relation étrange : quand

acquis, une confiance. Mais j’apprécie aussi

NOTO

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© Gabriel Bouys / AFP photo

Photo de famille à bord de l'Aquarius : le petit Désiré Alex, né le 25 mai, ses parents Bernadette Obiona et David Dibonde, l'infirmière Angelina Perri et la médecin de MSF Erna Rijnierse (centre), et le capitaine du navire Alexander Moroz.


CHRONIQUES

CECI EST UNE IMAGE DU RÉEL

Photo de famille P A R D O M I N I Q U E D E F O N T- R É A U L X

M I R A C L E D ’ U N E N AT I V I T É

Notre imaginaire collectif résonne dans nos réactions à certains clichés d’actualité. À quoi tiennent leur force et leur présence ? Comment se construit une image ? En mai 2016, un enfant né en mer offre un peu de sérénité au sein d'une tragédie. Derrière la représentation contemporaine affleurent des codes picturaux anciens.

A

ffrété en janvier 2016 par l’association humanitaire SOS Méditerranée, le cargo Aquarius navigue entre les côtes de la Libye et celles de l’Italie afin de porter secours aux embarcations de migrants qui tentent de rejoindre l’Europe depuis l’Afrique. Le bateau a déjà sauvé plus de 2 000 personnes, hommes, femmes et enfants. Son équipage, comme les volontaires de Médecins sans frontières qui l’accompagnent, a été confronté aux drames d’une violence inouïe dont sont victimes celles et ceux qui, malgré les périls, préfèrent tout risquer dans l’espoir d’une vie meilleure. Forcés par le désespoir à croire les promesses de passeurs sans scrupules, ils prennent place sur des bateaux de fortune, souvent de simples boudins pneumatiques, de vagues canots au fond de bois abîmé, risquant de se renverser au moindre coup de vent, de se briser sous la houle puissante des courants méditerranéens. Les journalistes qui ont navigué sur l’Aquarius témoignent de la détresse de ceux qui trouvent un refuge, provisoire, sur le cargo battant pavillon britannique. Jean-Paul Mari, grand reporter pour Mediapart, écrit ainsi sur son blog , journal de son voyage de vingt et un jours sur le navire humanitaire : « L'équipe de médecins à bord, pourtant habituée

NOTO

aux missions humanitaires, a été frappée par la rencontre avec les migrants sauvés par l'Aquarius, les récits des hommes. Et le silence mutique des femmes. » Dans Le Monde daté du 16 septembre 2016, Maryline Baumard, aussi présente sur le bateau, signe un article émouvant, en hommage à la mémoire de vingt-deux migrants décédés, tués par leurs compagnons de misère en proie à la panique suscitée par la rupture du plancher de leur canot. Vingt-deux personnes, dont vingt et une femmes, de toutes jeunes filles. « Vingt-deux sacrifiés, à qui leurs compagnons de voyage ont enfoncé la tête dans ce mélange d’eau, d’urine et d’essence, par instinct de survie (...). On ne se doutait pas alors de cette scène d’apocalypse de survivants mordus au sang dans une lutte pour la vie. On ne savait pas sur l’Aquarius qu’on sauverait les restes d’un radeau de La Méduse du xxie siècle. » L’horreur de ces tragédies, que leur répétition ne saurait amoindrir, rend infiniment précieuse la joie de cette photographie, prise fin mai 2016 sur l’Aquarius par Gabriel Bouys, photographe de l’A gence France presse, qui accompagnait la journaliste Fanny Carrier. Une jeune femme grave, mais apaisée, tient un enfant dans ses bras, dans un geste d’offrande. Le regard serein de ses yeux mi-clos embrasse le bébé qui vient de naître, petit homme aux traits délicats

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Andrea Mantegna, L’Adoration des Mages, vers 1495-1505, détrempe sur lin, Los Angeles, Getty Center, The J. Paul Getty Museum.

dont les mains fermées semblent, déjà, faire preuve d’une détermination acharnée. À ses côtés, un homme au regard fier, riche de l’exploit que sa compagne vient d’accomplir, donnant naissance à un être humain tout neuf, promesse d’un espoir renouvelé. Comme en symétrie, un autre homme dont l’émotion est perceptible ; dans son sourire, comme dans ses yeux, rires et larmes, de joie, de soulagement, de surprise, se mêlent. Entre eux, deux femmes. Épuisées, aux traits tirés, mais fortes, mais puissantes. Elles ignorent le photographe. Elles posent sur la mère et l’enfant un regard bienveillant, souriant, comme si elles se permettaient d’espérer que la protection qu’elles viennent d’offrir à ce petit garçon, en accompagnant sa naissance, puisse se prolonger sa vie durant, comme si elles se laissaient à croire, pour une fois, qu’elles possèdent le pouvoir de lui éviter inquiétudes et troubles, drames et tragédies. Ils sont tous vêtus simplement de tee-shirts dont les plis et les froissements révèlent la tension des heures qui s’achèvent. L’enfant, seul, porte un vêtement de couleur, pyjama à l’orange vibrant qui le distingue ; un bonnet blanc couvre sa petite tête,

NOTO

comme une délicate couronne. Hommes et femmes sont représentés à mi-corps, leurs visages disposés pour former un cercle pour l’enfant présenté au monde. Leur groupe clôt presque l’espace ; on aperçoit quelques parois de métal vides de tout décor. La lumière qui irradie du hublot, à l’arrière-plan, donne à ce lieu sans apprêts, fruste, une richesse inattendue. Un halo doré nimbe la scène, faisant oublier la banalité de l’endroit. C’est une photographie de famille qu’a prise Gabriel Bouys. Sa force tient au respect, conscient ou inconscient, que son auteur a porté à des modèles anciens ; l’attrait que cette image exerce sur ceux qui la regardent naît de ces références implicites. Le calme serein de la mère qui présente son enfant couronné, la fierté du père, l’émotion du capitaine du bateau – homme de pouvoir pourtant, seul maître à bord –, la protection farouche des deux soignantes, qu’elles souhaiteraient sans faille, évoquent les poses et les attitudes des personnages d’une Adoration des Mages. On se souvient de ces trois personnages, rois et magiciens, venus de très loin, chargés d’or, de myrrhe et d’encens, pour célébrer la naissance, dans une étable, d’un petit garçon. Venus de Galilée en Judée pour se faire recenser, ses parents, Marie et Joseph, n’avaient pas trouvé de lieu pour les accueillir, malgré la grossesse de la toute jeune femme. Migrants au siècle d’Auguste, ils avaient réussi, malgré les difficultés, à faire triompher la vie. Derrière l’image contemporaine publiée par l’AFP affleurent des codes de représentation anciens. Le dénuement des coursives intérieures dans la photographie de Bouys rappelle celui de la grange au toit branlant que conçut le peintre flamand Jérôme Bosch. Sa composition, saisissante, qui place père, mère, médecin, infirmière et capitaine sur une même ligne, valorisant ainsi le jeu des regards, insistant sur la puissance des émotions, donnant au cercle qui célèbre l’enfant une forme parfaite, fut celle qu’avait retenue Andrea Mantegna, à la toute fin du xv e siècle. Il s’inspirait de l’arrangement des reliefs antiques ; en rompant avec les usages médiévaux, Mantegna offrait à son œuvre une

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© Digital image courtesy of the Getty’s Open Content Program

CHRONIQUES


© Philadelphia Museum of Art © The Wallace Collection, London

CECI EST UNE IMAGE DU RÉEL

Jérôme Bosch, L’Adoration des Mages, début du xvi e siècle, huile sur panneau, John G. Johnson Collection, Philadelphie, Philadelphia Museum of Art.

Pierre Paul Rubens, L’Adoration des Mages, vers 1624, huile sur panneau de chêne, Londres, The Wallace Collection.

modernité nouvelle. Le peintre avait, grâce à la succession des visages et la beauté des voiles et des turbans, créé un rythme coloré, exaltant l’hommage fait à l’enfant. Le silence semble s’être fait autour de lui, pour donner place à la variété des sentiments suscités par l’événement de sa naissance. Joseph, le père, laisse transparaître son inquiétude ; Gaspard, le plus proche du nourrisson, est emporté dans un rêve, pris dans ses pensées ; Balthazar, à droite, ouvre grand, d’étonnement, la bouche et les paupières, comme si la beauté de l’enfant surpassait toutes les richesses qu’il apporte avec ses deux compagnons ; Melchior, le plus âgé et le plus puissant, s’est incliné, faisant offrande de ses biens. Marie,

NOTO

la mère, seule, conserve une sérénité qui l’élève, comme si, déjà, elle devinait la force à venir de son fils. La sensibilité généreuse de Rubens, au début du xvii e siècle, se plut à enchanter cette rencontre de la richesse et du dénuement, de la puissance et de la fragilité, de la sûreté et de l’inquiétude. La palette dorée de son Adoration des Mages exalte l’émerveillement de ceux venus célébrer l’enfant. Leur trouble, leur surprise magnifient l’assurance sereine de la mère et de son fils. Les richesses et les puissances, que l’artiste peignit avec volupté, paraissent alors dérisoires au regard du miracle d’une naissance. Son œuvre, conçue pour susciter émoi et admiration, est composée

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En 1936, Dorothea Lange livre un reportage, commandé par la future Farm Security Administration, sur les agriculteurs contraints d’émigrer vers les champs agricoles de la Californie, après la Grande Dépression et les nombreuses catastrophes naturelles appelées Dust Bowl. En 1960, la photographe explique à Popular Photography : « Je l'ai vue approcher. Elle était affamée et désespérée, comme attirée par un aimant. Je ne me rappelle pas comment je lui ai expliqué ma présence, mais elle ne m'a posé aucune question. Elle m'a dit qu'elle avait 32 ans et qu’ils s’alimentaient avec des légumes gelés pris dans les champs voisins et les oiseaux que les enfants tuaient. Elle venait de vendre les pneus de sa voiture pour acheter de la nourriture. Elle était sous cette tente, avec ses enfants blottis autour d'elle, et semblait savoir que mes photos pourraient l'aider, et elle m'a aidée. Il y avait une sorte d'égalité à ce sujet. » Les photos furent reproduites dans de nombreux quotidiens américains, provoquant la consternation du public. Le gouvernement fédéral expédia immédiatement près de dix tonnes de produits alimentaires. Cette jeune mère, accompagnée de ses enfants, détournant le regard de la photographe, apparaît comme une madone universelle, fragile, aux illusions perdues. Avec cette photo, Dorothea Lange crée l’image symbole de la Grande Dépression et de ses conséquences humanitaires.

© Library of Congress, Prints & Photographs Division, FSA/OWI Collection, [LC-DIG-fsa-8b29516, e.g., LC-USF34-9058-C] © Library of Congress, Prints & Photographs Division, FSA/OWI Collection, [LC-DIG-ppmsca-03055, e.g., LC-USF34-9058-C] © Library of Congress, Prints & Photographs Division, FSA/OWI Collection, [LC-DIG-ppmsca-03054, e.g., LC-USF34-9058-C]

Dorothea Lange, Mère migrante à Nipomo, Californie, février ou mars 1936.


CECI EST UNE IMAGE DU RÉEL

avec soin. Il a imaginé deux diagonales, qui passent, à gauche, par la figure de Gaspard, le plus jeune des Mages, à droite, par celle de Marie, dont la beauté juvénile irradie la peinture, et culminent au sommet du tableau, avec la tête du chameau, détail exotique non dénué de gaieté. Le placide animal participe lui aussi à la joie de tous. Cette composition magistrale offre au peintre de faire converger les regards vers la scène principale, où Melchior s’agenouille, avec humilité, devant le petit garçon. Les couleurs chaudes choisies par Rubens – rouge, brun, jaune, or et grenat – comme la liberté de sa touche, qui fait vibrer la représentation, rehaussent cet arrangement habile de l’œuvre. La scène de l’adoration des Mages a été une des plus populaires de la peinture, du Moyen Âge au xix e siècle. Elle fut copiée, imitée, détournée. Les images d’Épinal permirent une diffusion très large, dans bien des foyers. L’estampe est fidèle aux représentations picturales. Joseph, le père inquiet, les mains jointes, couve du regard son épouse. Les Mages s’agenouillent devant l’enfant. Balthazar, à droite de l’image, porte une élégante coiffure de plumes bleues, blanches, rouges. Ce Roi venu de loin serait-il l’évocation d’une protection républicaine ? Liberté, Égalité, Fraternité, garantie d’un monde meilleur où les migrants de tous les pays trouveraient leur place. À cette audace républicaine, l’auteur du dessin a ajouté la manière dont il a décrit Marie. Il a donné à la jeune femme la majesté d’une déesse antique. Elle a pris la posture d’une Junon, au port altier, au profil découpé. Grâce à la diffusion de ces modèles par l’estampe, la scène de l’adoration des Mages devint le modèle de représentations profanes. Dans les années 1930, la photographe américaine Dorothea Lange fut missionnée par l’administration américaine pour photographier les habitants des États-Unis meurtris par la grande dépression de 1929. Ses images révèlent son attention à ses modèles, avec une rare humanité. Implicitement, elle choisit leurs poses et leurs attitudes en écho à celle des scènes religieuses. Chassées de leurs maisons, privées de leur outil de travail, ces familles démunies gardent, devant l’objectif de Lange,

NOTO

L A F O RC E D E C ETT E I M AG E T I E N T AU R E S P EC T Q U E S O N AU T E U R A P O RT É À D E S M O D È L E S A N C I E N S  ; L ’ ATT R A I T Q U E C E TT E I M AG E E X E RC E S U R C E U X Q U I L A R EGA R D E N T N A Î T D E C E S RÉFÉRENCES IMPLICITES.

une dignité humaine qui force le respect et induit, sans pathos, une émotion profonde. Elles atteignent ainsi au sacré, à une dimension universelle et intemporelle. Les films de Ken Loach se réfèrent à ce même modèle. Vilipendée par les services sociaux, rejetée par les siens, trouvant peu à peu dans l’amour de Jorge une stabilité nouvelle, l’héroïne de Ladybird tient, comme la mère errante de Lange, son enfant avec une majesté sereine, non dénuée de défi. « Ok, on a un garçon ! » s’écria le capitaine de l’Aquarius, Alexander Moroz, rouge d’émotion. La mère du petit Désiré Alex, nommé ainsi par ses parents en hommage au pacha du navire, avait pris le risque, malgré sa grossesse à terme, de s’embarquer avec son compagnon sur un canot pneumatique, défiant les flots. La naissance de l’enfant, raconte Fanny Carrier, suscita cris de joies et applaudissements chez tous les migrants qui avaient, ce jour-là, trouvé refuge sur le bateau. La naissance d’un enfant, malgré la fatigue, la faim, la peur, demeure l’occasion d’une joie intense. Celle de Désiré Alex fut vécue comme un miracle. Un miracle de courte durée. Si le capitaine fit aux parents l’offrande d’une somme d’argent, il leur expliqua, afin qu’ils ne nourrissent aucune fausse espérance, que bien que né sur territoire britannique – l’Aquarius battant pavillon de Gibraltar –, le petit garçon ne bénéficierait pas de cette nationalité. L’asile du petit migrant, malgré la protection de ceux qui le firent naître, ne sera que provisoire. Sa vie commencera sur les chemins de l’exil, soutenue – et menacée – par l’espoir d’une installation enfin paisible et durable.

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CHRONIQUES

CET OBJET DU DÉSIR

Les mains PA R J E A N S T R E F F

J E U D E PA U M E S

Si le corps de l’autre est a priori le premier objet du désir, il l’est rarement dans son entier. Et comment le toucher, et comment en être ému, si ce n’est par cette extrémité, souple, sensuelle, active, douée de parole muette ?

« Ma dame, ce soir, avait ôté ses gants, et ses mains, tantôt câlines et posées l’une sur l’autre comme un signe d’initié, tantôt se caressant entre elles, montraient leur paume profonde et souple ou leurs longs doigts aux ongles de gemmes [...]. Ces mains conscientes de leur beauté et de leur puissance, je n’ose les toucher 1. » Joséphin Péladan

L

e 6 avril 1327, Francesco Petrarca, âgé de 23 ans, rencontre Laure de Sade à la sortie de l’église Sainte-Claire d’Avignon. Le jeune Pétrarque tombe immédiatement sous le charme de celle qu’il célébrera à n’en plus finir dans les 366 odes de son Canzionere  2. Tout est beau chez l’aïeule du divin marquis. Et en particulier ses mains : Ô belle main qui m’étreins tout le cœur Et en si peu d’espace toute ma vie enfermes ! Dans Le Fou d’Elsa, Louis Aragon termine son poème consacré à celles d’Elsa Triolet, son épouse adorée et sa muse, par ces vers :

NOTO

Donne-moi tes mains que mon cœur s’y forme S’y taise le monde au moins un moment Donne-moi tes mains que mon âme y dorme Que mon âme y dorme éternellement  3. Auguste Rodin, de son côté, modèlera les mains dans de nombreuses sculptures : mains de Dieu, du diable, des amants, elles sortent de la tombe, se multiplient pour dire adieu ou finissent en voûte de cathédrale pour garder leur secret. Car les mains enferment le plus amène des secrets, oublié dans nos sociétés ultra-aseptisées : le désir de toucher l’autre. Instinct innocent devenu indécent. Un autre artiste s’est délecté de la main dans son œuvre. De l’Objet désagréable où elle tente de s’emparer d’un gourdin hérissé d’épines à l’Objet invisible où elles s’efforcent de retenir le vide en passant par la Main prise que l’on imagine bientôt broyée pour finir sur La Main, posée sur sa tige au bout du bras comme une girouette indiquant le sens du vent et le fil du temps, Alberto Giacometti a exposé la main dans des environnements surréalistes. Si les deux sculpteurs affichaient un goût prononcé pour ces extrémités

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© D.R.

Liza, Marco Ferreri, 1972 Un an après avoir joué dans Peau d’âne de Jacques Demy, Catherine Deneuve est la chienne, au sens propre, de Marcello Mastroianni.


CHRONIQUES

King Kong, John Guillermin, 1976. Dwann (Jessica Lange) « – Laisse-moi ! Nous deux, ça ne pourra jamais marcher ! »

– qui ont tant à dire qu’elles remplacent aisément le langage quand on ne parle pas la même langue –, c’est que les mains sont pleines de qualificatifs et de sous-entendus. Elles peuvent être élancées, boudinées, de bûcheron, d’artiste ou, plus pointu, de pianiste pour courir sur les touches d’un Steinway comme lors d’un concert mythique de Keith Jarrett à Cologne (24 janvier 1975). Elles se recroquevillent comme des ceps de vigne quand elles appartiennent à de vieilles sorcières chez Walt Disney ou foisonnent quand Philippe Halsman fait une photo de Jean Cocteau. Elles peuvent être de fer dans un gant de velours chez une dominatrice, se joindre pour prier Dieu ou demander pardon, se faire tirer les lignes par une chiromancienne et même se faire baiser quand on est reine d’A ngleterre. Elles donnent un coup pour aider ou plusieurs pour boxer, on peut avoir une préférence innée pour la droite ou pour la gauche, ou être ambidextre. Elles sont parfois gourdes, mais sans perdre pour autant leur finesse d’esprit quand l’apôtre Paul les impose aux Samaritains. Elles servent d’appui, d’essuie quand elles sont sales ou de garde chez les chasseurs et les dessinateurs. On peut les tendre à un ami, se les serrer dans une bonne poignée virile. La main devient morte chez un notaire, courante dans un commissariat, mise quand elle se transforme en ingérence ou passe au poker. Elles deviennent vilaines quand on joue avec ou chinoises quand elles projettent des ombres. Que seraient les mains sans les doigts ? On ne pourrait pas faire de stop ni lever le pouce pour interrompre un jeu ou dire bravo, le baisser quand l’empereur romain condamnait à mort le gladiateur à terre, se les tourner quand on n'a rien à faire ou se résumer à un seul doigt quand elles sont l’œuvre de César. Fini l’index tendu pour demander la parole ou le majeur pointé hors de la paume retournée en guise d’insulte. Et qui d’autre que le petit doigt peut faire des révélations, également indispensable pour marquer le respect quand il se tient sur la couture du pantalon ou pour se glisser suavement dans le lobe de l’oreille et en gratter l’intérieur ? Les mains embrassent ainsi d’infinies possibilités.

NOTO

De la première version tournée en 1933 à sa plus récente (Peter Jackson, 2005), une scène ne manque jamais d’être tournée : l’enlèvement d’Ann Darrow par King Kong. Une main immense, qui permet de donner aux spectateurs une échelle de son impressionnante taille, capture (ou sauve – elle a été attachée et offerte en offrande à King par la tribu vivant sur Skull Island), l’innocente actrice. King Kong est vu comme un monstre, qui montre pourtant toute son humanité, lorsqu’il plonge Ann Darrow sous une cascade pour une douche tonique ou la protège d'un ptéranodon, d'un serpent géant ou de la cupidité des hommes. Les affiches de 1933 et 1976 montrent un King Kong féroce emportant la belle. En 2005, Ann Darrow est libre et précède la bête. Elle disparaît même sur les couvertures des coffrets DVD. Question d’époque.

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CET OBJET DU DÉSIR

© D.R.

La Nuit du chasseur (The Night of the Hunter), Charles Laughton, 1955.

Fruit de voyages communs et d’amour libre qui mènent les deux artistes et leurs compagnes, Nusch et Adrienne, de Cornouailles à Avignon en passant par Mougins, dans la maison du couple de critiques d’art Zervos où ils retrouvent Picasso, sans oublier une petite visite au château de Sade à Lacoste, paraît en 1937 Les Mains libres  4, un recueil de poèmes de Paul Éluard illustré par Man Ray, ou plutôt, comme il est écrit dès la première page : « Dessins de Man Ray illustrés par les poèmes de Paul Éluard. » Œuvre à quatre mains dont la préface de l’écrivain ne cache pas le but : faire naître le désir. Parmi les cinquante-quatre dessins et autant de textes qui composent le recueil, on peut voir une main d’homme empoignant sans la moindre délicatesse une chevelure de femme (Le Désir), une femme nue modèle réduit serrée dans une main masculine comme une proie prise au piège (Pouvoir) ou encore une autre femme tout aussi nue dont le corps est entièrement composé d’une main (Belle main). S’agissant d’hédonisme, les mains sont forcément mises à l’honneur : à la fois tendres et cruelles, élégiaques et rapteuses. Premier instrument de la caresse, les mains virevoltent sur la peau du désir, savent autant procurer du plaisir, parfois solitaire, qu’en recevoir, insinuent leurs doigts au plus intime du corps pour amener à la jouissance. Mais les mains peuvent aussi étrangler dans un élan de jalousie, assassiner par vengeance, cupidité ou simplement pour le plaisir. Bref, les mains hésitent souvent entre Éros et Thanatos. Nul n’oubliera celles de Robert Mitchum dans La Nuit du chasseur  5. Sur les doigts de la gauche sont inscrites les lettres H.A.T.E, sur ceux de la droite les lettres L.O.V.E. Ce qui permet au révérend Harry Powell, ex-tueur de veuves en série reconverti dans la recherche d’un magot, d’enseigner les notions du bien et du mal aux enfants de Willa Harper (Shelley Winters) et au vieux couple de voisins, dans une scène d’anthologie, où les deux mains se livrent un combat sans merci comme dans un concours de bras de fer : « [Le révérend montre une à une ses mains et épelle les lettres inscrites sur leurs doigts.] H, A, T, E. C’est par la main gauche que Caïn a tué son frère... L, O, V, E. Vous voyez ces cinq

NOTO

doigts ? Leurs veines remontent jusqu’au cœur de l’homme. La main droite, mes amis, la main de l’amour... Je vais vous raconter l’histoire de l’humanité. [Il enchevêtre ses deux mains.] Ces mains étaient toujours en train de se battre. Maintenant, regardez-les ! La main droite déteste se battre. [La main gauche abat lentement la main droite.] On dirait que l’amour est fichu. Mais attendez un instant ! Attendez ! [La main droite reprend le dessus.] L’amour est en train de gagner. Oui parfaitement. [La main droite finit par vaincre la main gauche.] C’est l’amour qui a gagné et la haine est sur le carreau ! [Regards ébahis de l’assistance.] » Au cinéma, les mains ont longtemps été autant symboles de mort que de plaisir. C’est souvent par un mouvement de main se crispant sur les draps ou s’accrochant aux anges, telle celle de Kate Winslet s’envoyant en l’air avec Leonardo DiCaprio avant la catastrophe finale du Titanic  6 , que les réalisateurs de films grand public trouvèrent des subterfuges pour montrer la jouissance féminine. Quant à la mort, elle a aussi été, pour ne pas trop choquer, montrée par une main finissant d’agoniser dans un dernier soubresaut ou tombant pendante du lit d’agonie. L’un des cinéastes qui s’est le plus servi des mains est bien sûr Alfred Hitchcock. Chez le maître du suspens, les mains jouent un rôle fondamental, qu’elles soient tueuses armées d’un couteau dans une séquence culte

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CHRONIQUES

sous la douche de Psychose en 1960 ou salvatrices dans La Mort aux trousses  7, alors que Cary Grant, à bout de force, tient celle d’Eva Marie Saint suspendue dans le vide sur la falaise du Mont Rushmore. Même main qui, dans un enchaînement de plans sublime d’érotisme, aide l’héroïne à monter dans la couchette du train qui ramène le couple à New York. Impossible d’oublier celle de Robert Walker essayant d’attraper le briquet qui le condamne à travers la grille d’une bouche d’égout dans L’Inconnu du NordExpress  8, celle d’Ingrid Bergman, serrant la clef de la cave où est caché dans des bouteilles de vin l’uranium des anciens nazis réfugiés au Brésil, dans Les Enchaînés 9 ou encore celle de Grace Kelly tendue, en relief, vers les ciseaux qu’elle finira par planter dans le dos de son agresseur dans Le crime était presque parfait  10 et que l’on retrouvera sur l’affiche originale. Les mains ont aussi servi de nombreux génériques, le plus beau et sensuel restant celui des Innocents  11, où celles de Deborah Kerr (ou de sa doublure) s’approchent, s’éloignent, se lacent et s’entrelacent dans un ballet digne de La Cathédrale de Rodin. Macha Méril glisse la sienne sur un fond blanc dans l’ouverture d’Une femme mariée 12 avant que l’on entende ces mots : « Je n’sais pas » et que celle d’un homme entre dans le champ et lui enserre le poignet en demandant : « Tu n’sais pas si tu m’aimes ? » On pourrait dire que toutes les histoires d’amour dans les films de Godard sont incarnées en ce plan de mains. Si la pauvre créature du docteur Frankenstein s’est vue, au fil de ses innombrables aventures cinématographiques, parfois dotée de mains d’assassins, elle n’est pas la seule à l’écran à pâtir de greffes hasardeuses. Ainsi, dans les adaptations du roman de l’écrivain français Maurice Renard, Les Mains d’Orlac (paru en 1920, auquel ont succédé quatre films entre 1924 et 1962), un pianiste, victime d’un accident, se voit greffer les mains d’un criminel. Il aura beau lutter contre, ces mains diaboliques viendront toujours à bout de sa volonté et de la vie de ses victimes.

NOTO

P R E M I E R I N ST R U M E N T D E L A CARESSE, LES MAINS VIREVOLTENT SUR LA PEAU DU DÉSIR. MAIS LES MAINS PEUVENT AUSSI ÉTRANGLER DANS UN ÉLAN DE JALOUSIE. Quand on apprend que toutes les mains qui tuent – et Dieu sait si elles sont nombreuses – dans les films de Dario Argento, maître du giallo italien avec Mario Bava, sont celles du réalisateur en personne, on ne peut s’empêcher d’avoir un petit frisson dans le dos. Dans le monde romain, le mariage était définitivement scellé par la poignée de mains droites que se donnaient les nouveaux époux, se jurant ainsi fidélité ; la dextrarum junctio, souvent représentée, se pratiquait sous la protection d’une divinité. Le samedi 22 septembre 2007, à l’âge de 84 ans, André Gorz, philosophe cofondateur du Nouvel Observateur, est retrouvé mort dans sa maison de Vosnon. Il s’est suicidé en même temps que son épouse, Dorine, atteinte d’un cancer. Quand une amie entre dans la chambre, les deux corps sont allongés sur le lit, se tenant par la main. Unis dans l’amour jusque dans la mort 13... 1. Joséphin Péladan, Les Dévotes d’Avignon, Union générale d’éditions, collection

« 10/18 », 1984. – 2. Pétraque, Canzionere, Gallimard, « Poésie/Gallimard », 1983. – 3. Les Mains d’Elsa, in Le Fou d’Elsa, Gallimard, collection « Blanche », 1963. – 4. Man Ray et Paul Éluard, Les Mains libres, édition originale Jeanne Bucher, 1937.

Gallimard, « Poésie/Gallimard », 2009. – 5. La Nuit du chasseur (The Night of the Hunter), Charles Laughton, 1955. – 6. Titanic, James Cameron, 1997 et 2012 pour la version 3D. – 7. La Mort aux trousses (North by Northwest), Alfred Hitchcock, 1959. – 8. L’Inconnu du Nord-Express (Strangers on a Train), Alfred Hitchcock, 1951. – 9. Les Enchaînés (Notorious), Alfred Hitchcock, 1946. – 10. Le Crime était presque

parfait (Dial M for Murder), film en relief réalisé par Alfred Hitchcock en 1954. – 11. Les Innocents (The Innocents), Jack Clayton, d’après Le Tour d’écrou de Henry

James, 1961. – 12. Une femme mariée, Jean-Luc Godard, 1964. – 13. Lettre à D. Histoire d’un amour, paru un an plus tôt chez Galilée, finissait sur ces phrases : « Nous aimerions chacun ne pas survivre à la mort de l’autre. Nous nous sommes dit que si, par impossible, nous avions une seconde vie, nous voudrions la passer ensemble. »

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© Robert Bresson/MK2

Pickpocket, Robert Bresson, 1959. Savoir utiliser habilement ses mains est indispensable au meilleur des prestidigitateurs, dont le double maléfique est le pickpocket. Pour Robert Bresson, « les mains sont comme des personnes. Elles ont une intelligence et une volonté propres. Elles se portent (souvent) d’elles-mêmes où nous ne les envoyons pas. Il est possible qu’elles entraînent le pickpocket où il ne veut pas aller ». Pickpocket est l’histoire de Michel, « un jeune homme tenté par le vol. Il lutte contre la tentation, puis il cède. Il s’est forgé des théories sociales qui l’excusent. Il est en même temps fasciné par le geste magique » (Bresson par Bresson. Entretiens 1943-1983, rassemblés par Mylène Bresson, Flammarion, 2013). À la fin du film, Jeanne, dont Michel est tombé amoureux, embrasse la main gauche de Michel, qui empoigne des barreaux d’une cellule. « Ô Jeanne, pour aller jusqu’à toi, quel drôle de chemin il m’a fallu prendre. »


CHRONIQUES

POUR L’INTELLIGENCE DES POÈTES

Méduse

PA R F R A N Ç O I S E F R O N T I S I - D U C R O U X

YEUX EN GELÉE

Animal ou plante ? Cette masse flottante est restée longtemps méconnue, jusqu’à ce qu’un scientifique, Linné, lui donne un nom, et qu’il le choisisse dans la mythologie.

M

éduses et gorgones cohabitent dans nos mers et nos océans. Plus encore que de voisinage, c’est une affaire de parenté. Car, malgré des apparences contrastées, les arborescences coralliennes nommées gorgones et les masses gélatineuses que nous appelons méduses appartiennent à une même classe zoologique, celle des Cnidaires. Dans l’Antiquité déjà, les savants les rangeaient dans la famille des « Cnidées », c’est-à-dire des urticants, auprès des oursins et des anémones de mer. Considérées comme des zoophytes – animaux plantes –, ces créatures jouissaient d’une considération fort inégale. Le sort de la molle parente de la gorgone minérale est alors obscur – tout juste si l’on connaît son nom. Ces masses flottantes tentaculaires sont nommées « poumons de mer » – halipleumon en grec, pulmo marinus en latin –, allusion à leur mode de déplacement : elles se contractent en nageant. On les ignore et leur approche est répulsive : on les appelle aussi « orties » et leur valeur nutritive est nulle. Sans doute est-ce la raison de leur quasi-absence dans l’iconographie antique. Pas de poumon marin sur le décor des vases qui déploient les arabesques de la faune marine. Peut-être un soupçon, mais rien n’est moins sûr, sur la poterie minoenne. Rien sur les célèbres « assiettes à

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poissons » de la céramique italiote : les poulpes y abondent, les calmars et les seiches aussi et quelques variétés de coquillages entourent les poissons les plus connus. Rien non plus en mosaïque romaine, à moins de prendre l’éventail d’un coquillage pour la coupole du poumon marin. Le silence subsiste pendant des siècles. Le naturaliste Guillaume Rondelet (1507-1566) les sort à peine de l’ombre dans son Histoire des poissons, en latin, traduite en français en 1558. Le savant montpelliérain décrit cette « espèce d’ortie » comme une simili éponge ou une pelote verte gonflée d’eau, qui se flétrit sitôt sortie de la mer. Les étranges dessins qui accompagnent sa description de deux espèces languedociennes – une rouelle plate d’où tombent des algues ou de longs cristaux aigus – laissent à penser que l’artiste illustrateur n’avait jamais rencontré la chose de visu. En 1710, dans un mémoire de l’Académie royale des sciences, le physicien René-Antoine Ferchault de Réaumur (1683-1757) donne aux « orties errantes » étudiées sur les côtes charentaises le nom de « gelée de mer ». Dénomination probablement locale, symétrique du jelly fish des Anglais, toujours en usage. Son étude est sérieuse, solide, scientifique en somme : rien de bien excitant. Enfin Carl von Linné (1707-1778) vint. En 1744, dans son Systema naturae, le grand nomenclateur donne au flasque

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© The New York Public Library Digital Collections

Maurice Pillard Verneuil, L’Animal dans la décoration, planche 57, E. Lévy, « Librairie centrale des beaux-arts », 1897. The Miriam and Ira D. Wallach Division of Art, The New York Public Library.


Laurent Honoré Marqueste, Persée et la Gorgone, 1890, marbre, Lyon, musée des Beaux-Arts.

Pierre Mignard, Le Roi Céphée et la reine Cassiopée remerciant Persée d’avoir délivré leur fille Andromède dit aussi La Délivrance d’Andromède (détail), 1679, huile sur toile, Paris, musée du Louvre.

poumon de mer le beau nom de « méduse ». Miracle du changement de nom ! Telle la bonne fée qui transforme un bébé renfrogné en splendide jouvencelle, Linné transfigure le cousin du corail en l’introduisant dans l’imaginaire du mythe. Cela s’imposait, puisque ces zoophytes inclassables sont apparentés. L’érudit suédois sait que la tête coupée par Persée, qui donne naissance aux Gorgoniae, est celle de Méduse, la seule gorgone semi-mortelle. Il sait que ces trois sœurs sont sorties de la mer, filles de la baleine Céto et du dieu marin Phorcys. De fait, les créatures nées de la mer se comptent par centaines dans la Théogonie d’Hésiode. Et puis il y a les tentacules qui rappellent les serpents de Méduse. Lesquels, pour les Anciens, n’évoquent pourtant que le poulpe, dont l’image fait parfois écho à la tête de la Gorgone. Il est vrai qu’entre-temps les artistes européens, Benvenuto Cellini par exemple, ont remodelé la tête de Méduse. Il est vrai aussi que, dans l’A ntiquité même, le mythe avait évolué, transformant le monstre hideux et létal en femme fatale, qui stupéfie par une beauté aussi insoutenable que l’était sa laideur initiale. Bref, le nom magique de Méduse opère et la transfiguration mythique est en marche. Des savants accélèrent le processus. Au tout début du xix e siècle, lors de l’expédition aux Terres australes, le médecin François Péron (1775-1810) pose un regard scientifique sur les méduses, récoltées, disséquées mais

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aussi observées dans leur élément. Il crée une terminologie appropriée, les constitue en classe zoologique, dont il commence à répertorier les multiples espèces. Et le dessinateur qui l’accompagne, Charles-Alexandre Lesueur (1778-1846), unissant la précision graphique au charme de l’aquarelle, leur confère un statut définitivement esthétique. La carrière de la méduse, objet beau et bon à penser, est lancée. Les expéditions du prince Albert I er de Monaco (1848-1922) font avancer la recherche médicale et permettent la découverte de l’anaphylaxie. Parallèlement, la méduse devient un motif décoratif : au musée océanographique de Monaco, on la fige en mosaïque, en vitrail, en fresque, en papier peint et en lustres somptueux. Elle devient aussi pendeloques, boucles d’oreilles, bijoux divers 1. Elle campe aujourd’hui sur les tables de chevet, abat-jour de plastique d’un goût contestable. Il paraît que cette exaltation de la méduse est moins sensible chez les locuteurs anglo-saxons fidèles à leur jelly fish et chez les tenants germanophones de la Qualle urticante. En réalité, même transfigurée, la méduse n’a pas effacé la triste gelée de mer. Un tour de France des appellations vernaculaires est révélateur. En provençal, la méduse c’est du carnasso ou car-marino, une douteuse viande marine, ou encore du glaio ou glairo, soit glaire et glaviot ; en occitan on dit pote, poto, poutoun, qui renvoient aux lèvres, y compris

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© Lyon MBA – Photo RMN / René-Gabriel-Ojéda © Digital image courtesy of the Getty›s Open Content Program © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Franck Raux

Persée avec une Gorgone, kyathos (vase servant à puiser et verser le vin) à figures noires, vers 510-500 avant notre ère, Los Angeles, Paul J. Getty Museum.



« La vie est semée de ces miracles que peuvent toujours espérer les personnes qui aiment. Il est possible que celui-ci eût été provoqué artificiellement par ma mère qui, voyant que depuis quelque temps j'avais perdu tout cœur à vivre, avait peut-être fait demander à Gilberte de m'écrire, comme, au temps de mes premiers bains de mer, pour me donner du plaisir à plonger, ce que je détestais parce que cela me coupait la respiration, elle remettait en cachette à mon guide baigneur de merveilleuses boîtes en coquillages et des branches de corail que je croyais trouver moi-même au fond des eaux. » Marcel Proust, « Autour de M me Swann », À l’ombre des jeunes filles en fleurs. Le corail rouge, Corallium rubrum, a toujours fait parler de lui. Il peut se flatter d’une naissance mythique : Ovide raconte comment Persée, après la délivrance d’Andromède du monstre marin, se lave les mains et pose la tête de la Gorgone sur un lit d’algues vertes qui s’imprègnent du sang du monstre et se pétrifient à son contact  1, comme pouvait le faire son regard. Ce prodige n’est pas autant représenté par les artistes que la décapitation de Méduse. Pierre Mignard a ajouté cette métamorphose à sa Délivrance d’Andromède, où il est possible de voir le sang de la tête encore vivante de Méduse se figer. En 1570, Giorgio Vasari poétise le moment dans Persée libérant Andromède, et l’invention du corail. Il ajoute à sa composition un magnifique ballet aquatique de nymphes, ravies de ce miracle, qui sortent de l’eau ces futurs diadèmes de beauté. Pour Théophraste, pour Pline, pour le médecin Dioscoride, le kouralion grec, curalium latin, dit aussi gorgonia, est une plante marine qui, en vieillissant, se détache du fond des mers, flotte jusqu’au rivage et durcit à vue d’œil. Sa peau humide et souple s’encroûte et elle se pétrifie tout en gardant sa forme végétale. Spectacle aussi agréable que stupéfiant, précise l’auteur du Lapidaire orphique. Jusqu’au xviiie siècle, les philosophes et les naturalistes ont attribué les coraux au règne minéral et végétal. Seul Jean-André Peyssonnel, médecin marseillais, avance en 1725 que le corail est formé par des animaux microscopiques. Sa naissance, son étrangeté et ses propriétés magiques vont naturellement lui accorder une place de choix dans les cabinets de curiosités des xvie et xvii e siècles. La collection des Médicis de Florence « contenait une branche de corail qui, selon l’inventaire, continuait de croître  2  ». Corail-Costa Brava (1), œuvre de l’artiste Hubert Duprat, « explorateur érudit, manipulateur des règnes végétal, minéral et animal 3 », y aurait trouvé assurément sa place. Ce nid de vingt-cinq centimètres, composé de branches de corail soudés par de la mie de pain, est une nouvelle exploration du mythe. Magique, le corail est un remède contre les douleurs abdominales, les maladies de sang , les cicatrices ou la mélancolie. Il sert également de porte-bonheur. En collier, il a une fonction apotropaïque : il est un talisman qui conjure le mauvais sort (2).

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Symbolique, le voici représenter le sang et le sacrifice du Christ. Depuis les époques préhistoriques, le corail a toujours eu une valeur marchande. Son squelette est utilisé, encore aujourd’hui, dans la haute joaillerie ou l’orfèvrerie. Le musée de la Renaissance, à Écouen, conserve dans ses collections une extraordinaire statuette de Wenzel Jamnitzer (3) représentant une jeune femme portant une grande branche de corail. Cette Daphné de la mer réinterprète le récit d’Ovide et ajoute à la métamorphose les mystères du monde marin. De forme arbustive (c’est un arbre-pierre, lithodendron), le corail rouge mesure de quelques millimètres à une trentaine de centimètres de hauteur (jusqu’à un mètre pour les autres espèces), sa surface est parsemée de petites excroissances blanches, des polypes, entourées d’une couronne de huit tentacules. Il est principalement présent en Méditerranée (Corse, Sardaigne, Sicile, Naples, Catalogne, Afrique du Nord). Vivant à une profondeur de quelques mètres à trois cents mètres, sa croissance est très lente, de l’ordre de 0,35 millimètres par an 4. Si le corail rouge ne fait pas partie des espèces protégées de Méditerranée, sa pêche est réglementée.

1. Ovide, Les Métamorphoses, IV, 740 sq. : « Le vainqueur purifie ses mains dans l'onde. Il dépose

la tête de Méduse ; et, pour qu'elle ne soit pas endommagée par le sable du rivage, il lui fait un lit de feuilles et de légers arbustes qui croissent au fond de la mer ; il en couvre la tête de la Gorgone ; et ces tiges nouvellement coupées, vives encore et remplies d'une sève spongieuse, éprouvent le pouvoir de cette tête, rougissent et durcissent en la touchant. Les nymphes de l'océan essayèrent de renouveler ce prodige sur d'autres rameaux. La même épreuve obtint le même succès. Elles jetèrent ensuite dans la mer ces tiges qui devinrent la source féconde du corail. Depuis ce temps, cet arbuste conserve la même propriété ; osier tendre et flexible sous l'onde, il durcit à l'air, et n'est plus qu'une pierre. » – 2. Marion Endt-Jones, « “Quelque chose de riche et de rare” : le corail dans l’art contemporain », extrait des actes des journées d’étude « Que la bête meure. L'animal et l'art contemporain », centre de recherche en histoire culturelle et sociale de l’art, 11 et 12 juin 2012. – 3. Catherine Tsekenis, Cycle « des gestes de la pensée » : Hubert Duprat, Journal de la Verrière n o 4, 2014. – 4. Denis Allemand, Les Coraux précieux, Institut océanographique de Monaco, 2012.

© MONA/Rémi Chauvin / courtesy Art : Concept, Paris

L E CO R A I L RO U G E


© DR © The New York Public Library Digital Collections © M. Dagnino / Musée océanographique de Monaco

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(3) Wenzel Jamnitzer, Daphné, 1550, Écouen, musée national de la Renaissance.

(2) Piero della Francesca, La Vierge de Senigallia, 1470-1485, huile sur carton transférée sur panneau de bois de noyer, Urbino, Galleria Nazionale delle Marche.

(1) Hubert Duprat, Corail Costa Brava, 1994, corail rouge de Méditerranée, mie de pain, colle, 25 × 25 × 25 cm, collection privée, Paris.

Philippe Galle, d’après Jan van der Straet, dit Stradanus, La Pêche au corail, planche 92 de la suite Venationes Ferarum, Avium, Piscium, 1580, burin.

Will R. Barnes, Corail, 1910, costume de théâtre, collection Robert Hubberthorne Burnside, archives The Billy Rose Theatre Division, The New York Public Library.

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Branche de corail rouge, musée océanographique de Monaco.


Charles-Alexandre Lesueur, Méduse Rhizostoma octopus, vers 1804-1808, aquarelle sur vélin, Muséum d’histoire naturelle, Le Havre.

Mâkhi Xenakis, Méduse, 2015, encre et aquarelle sur calque découpé, 100 × 140 cm.

Jean Schlumberger, Méduse, clip en or, platine, cabochons ronds en pierre de lune, saphirs et diamants, « Blue Book » Tiffany & Co., 1998-1999.

1. On trouvera tous les détails de cette aventure dans le très beau livre de

Jacqueline Goy, Les Miroirs de Méduse. Biologie et mythologie, éditions Apogée, 2002. – 2. Medusarium, Aquarium de Paris.

© M. Dagnino / Musée océanographique de Monaco © Tiffany & Co. Archives © Muséum d’Histoire naturelle, Le Havre

celles de la vulve (potta en italien) ; le basque marmoka répond, en Saintonge, au marmou (mou de mer : retour au poumon ?), qui se décline en marmouset, soit marmot, petit singe, mais aussi avorton. Les marins bretons disent glaoul, glaoulen ou gwele, c’est-à-dire gélatine, terme qui désigne aussi le placenta. Partout on rencontre malaise et dégoût à l’évocation de la chose glauque ensablée sur les plages, qui révulse les baigneurs, pullule dans les vagues, encombre les filets... et fait penser au sexe féminin et à quelques gluances. Les deux représentations se conjoignent au Medusarium du Trocadéro, dont les organisateurs, tout en invitant les visiteurs à contempler le ballet fascinant des méduses, entendent les « sensibiliser [...] à la gélification des océans  2 ». Danger d’autant plus grand que l’on a découvert une variété immortelle et invasive. Pendant ce temps, les gorgones des récifs coralliens dépérissent et semblent vouées à la disparition. Mais, tandis que les méduses appartiennent de plus en plus à la science, le mythe ne les abandonne pas. Car, ne pouvant être contemplées qu’à travers la vitre d’un hublot ou d’un aquarium, ou, mieux encore, saisies sur film de gélatine, et désormais numérisées, pixélisées, en clichés fixes ou en vidéos, les méduses se retrouvent comme iconisées. À l’instar de leur marraine mythique, le monstre mortifère dont Persée n’avait pu dévisager que l’eikon, le reflet capté sur le bouclier d’Athéna.

© Mâkhi Xenakis

Méduse Rhizostoma pulmo, musée océanographique de Monaco.


LE LOUVRE

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PA R L A U R E N T B A R I D O N

LE CÉLÈBRE C A R I C AT U R I ST E D U X I X e S I È C L E , D E S S I N AT E U R D E S «   AU T R E S C H O S E S 1  » , I N V E N T E U R D ’ U N B E ST I A I R E FA B U L E U X E T C R É AT E U R D E P E R S O N N AG E S A U X T Ê T E S A N I M A L E S , É C H O S IMAGINAIRES DE SES CONTEMPORAINS, A-T-IL ÉTÉ INFLUENCÉ PAR DES PSYCHOTROPES, ALORS EN VOGUE DANS LE MILIEU ARTISTIQUE ?


Peu de temps après le décès de Grandville, survenu le 17 mars 1847, Édouard Charton lui rend hommage dans les colonnes du Magasin pittoresque  2, en reproduisant deux dessins, accompagnés de deux lettres, que l’artiste lui a envoyés le 26 février. Ces compositions représentent deux « Rêves », selon le titre de l’article choisi, alors que le dessinateur, dans sa première lettre, évoque plusieurs titres pour finalement s’arrêter sur Visions et transformations nocturnes. Le dessin original de la première gravure compte parmi les œuvres les plus sombres et les plus spectaculaires de l’artiste, ce qui explique qu’il ait déterminé sa fortune critique auprès des symbolistes et des surréalistes  3. Charles Blanc, en forgeant la légende d’un artiste mort fou, a contribué à en faire l’œuvre d’un esprit délirant  4. Elles ont aussi attiré l’attention des historiens de l’art : Philippe Kaenel, qui a étudié Grandville à plusieurs reprises  5, a notamment montré que sa production s’inscrit dans une longue généalogie de scènes oniriques caractéristiques des esthétiques romantiques, dont The Nightmare de Füssli est l’œuvre séminale. Ce n’est pas le moindre des talents de Grandville que d’élaborer des images ingénieuses et complexes capables de susciter de multiples interprétations. Il s’agit ici d’en examiner une nouvelle sous la forme d’une hypothèse : aurait-il conçu ses œuvres sous l’empire du hachich ?

Ménagerie infernale Dans un célèbre article du 10 juillet 1843 paru dans La Presse, Théophile Gautier décrit son expérience de consommation du dawamesc – « la confiture verte » – au club des hachichins : « Je voyais encore mes camarades à certains instants, mais défigurés, moitié hommes, moitié plantes, avec des airs pensifs d’ibis debout sur une patte, d’autruches battant des ailes si étranges, que je me tordais de rire dans mon coin, et que, pour m’associer à la bouffonnerie du spectacle, je me mis à lancer mes coussins en l’air, les rattrapant, les faisant tourner avec la dextérité d’un jongleur indien  6. » Fait curieux, dans ce même article, Gautier évoque, non sans dureté, un vaudeville qui s’inspire du livre illustré par Grandville intitulé Petites Misères de la vie humaine  7. Or le récit de son expérience du hachich évoque étrangement les monstres hybrides imaginés par l’artiste. Grandville les a notamment mis en scène dans une suite de soixante et onze lithographies intitulée Les Métamorphoses du jour. Parue en 1829, au début de sa carrière, elle montre la société française sous la forme d’une faune humaine ensauvagée, d’une ménagerie sociale tantôt féroce, tantôt risible. Le succès de ces satires morales et parfois politiques a lancé Grandville, devenu à 26 ans le spécialiste des « hommes à têtes de bêtes », comme le précise le sous-titre de l’édition populaire pour mieux faire comprendre le procédé qui permet de donner une version moderne – « du jour » – des Métamorphoses d’Ovide 8.

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Théophile Gautier poursuit le récit de son expérience en ces termes : « Mais bientôt la pâte magique tout à fait digérée agissait avec plus de force sur mon cerveau, je devins complètement fou pendant une heure. Tous les songes pantagruéliques me passèrent par la fantaisie : caprimulges, coquesigrues, oysons bridés, licornes, griffons, cochemares, toute la ménagerie des rêves monstrueux trottait, sautillait, voletait, glapissait par la chambre ; c’étaient des trompes qui finissaient en feuillages, des mains qui s’ouvraient en nageoires de poissons, des êtres hétéroclites avec des pieds de fauteuils pour jambes, et des cadrans pour prunelles, des nez énormes qui dansaient la cachucha montés sur des pattes de poulet ; moi-même je me figurais que j’étais le perroquet de la reine de Saba, maîtresse du défunt Salomon. Et j’imitais de mon mieux la voix et les cris de cet honnête volatile. Les visions devinrent si baroques que le désir de les dessiner me prit et que je fis, en moins de cinq minutes, avec une vélocité incroyable, sur le dos de lettres, sur des billets de garde, sur les premiers morceaux de papier qui me tombaient sous les mains, une quinzaine de croquis les plus extravagants du monde 9. » Ces dessins n’ont peut-être jamais existé mais la description de cette ménagerie infernale rappelle d’autres œuvres de Grandville. Durant cette même année 1843, l’artiste travaille à Un autre monde, livre où foisonnent des monstres et des créatures hybrides constituées d’humains et d’animaux, de machines à vapeur, de meubles et d’objets, tout à fait semblables à ceux

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que décrit Gautier 10. L’ouvrage paraît en livraisons entre février et novembre 1843, avant d’être vendu en un volume en 1844 11. Le texte, rédigé selon les idées de Grandville, fait allusion à l’article de La Presse paru en juillet sans toutefois citer le nom de l’auteur. Il est question du « feuilletoniste qui a mangé du hachych (prononcez rrhahchihhh) » en écho à la phrase de Gautier : « Pour raconter tout entière une hallucination de hachich, il faudrait un gros volume, et un simple feuilletoniste ne peut se permettre de recommencer l’apocalypse ! » Autre concordance, le passage où l’écrivain raconte lancer ses coussins devient dans Un autre monde de Grandville : « Jamais jongleur indien ne déploya autant de dextérité ni de souplesse. » Les citations et allusions sont évidentes. Gautier rend donc compte en juillet 1843 d’un spectacle théâtral inspiré de Grandville avant de décrire ses propres visions à la manière des dessins publiés par l’artiste dans les premiers chapitres d’Un autre monde, parus à partir du mois de février de cette même année. À l’appui de l’hypothèse de l’influence des images sur les délires de l’écrivain, il faut signaler que Gautier qualifie ses hallucinations de « fantasias » en se référant aux œuvres de Delacroix réalisées au début des années 1830. Quelques semaines plus tard, Grandville cite implicitement mais précisément l’écrivain pour représenter l’état de béatitude inquiète d’un des héros d’Un autre monde qui, sous l’effet d’un puissant philtre d’amour comparé au « rrhahchihhh », voit en imagination Gertrude, la femme aimée. Elle lui apparaît sous la forme d’une série de métamorphoses qui la font passer par différents états : serpent, cor, coquille, fantôme, femme tenant une fleur, fleur dans un vase, bilboquet, arc et carquois puis oiseau. Le même procédé de composition est utilisé dans les Rêves de 1847. Une substance hallucinogène en est-elle à l’origine ? Le nom de Grandville n’apparaît jamais, même à titre d’hypothèse, dans la littérature qui entoure les séances organisées par Jacques Moreau de Tours  12 . Cet aliéniste élève d’Esquirol était alors en pleine préparation de son plus célèbre ouvrage, Du hachisch et de l’aliénation mentale, publié en 1845. Ces séances avaient pour but d’observer l’effet du hachich ingéré sous la forme d’une pâte à forte concentration sur des imaginations particulièrement fertiles. Moreau de Tours pense en effet que la folie a des causes physiologiques et que l’on peut tenter de les approcher en observant les homologies entre le rêve, l’hallucination et le délire. Les expérimentations

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avaient lieu à l’hôtel Pimodan, où résidait Baudelaire, et l’on pouvait y rencontrer Honoré de Balzac, Alexandre Dumas, Gustave Flaubert, Alphonse Karr, Gérard de Nerval, Eugène Delacroix, Honoré Daumier et Tony Johannot. D’autres personnes étaient également présentes mais leur nom a été tenu secret. Grandville évoquant le hachich dès l’été 1843, il n’avait aucune raison de dissimuler son expérimentation du dawamesc. Il semble même vouloir laisser penser qu’il en a consommé. Or son nom n’est jamais cité. Si Grandville n’est pas un hachichin, s’il est impossible d’avoir la certitude qu’il a effectivement consommé un psychotrope hallucinogène, la question de savoir s’il en aurait eu besoin pour créer ses œuvres monstrueuses peut être examinée. En d’autres termes, les Rêves de 1847, qui procèdent des mêmes métamorphoses que les dessins conçus en 1843 pour Un autre monde, sont-ils des notes graphiques d’hallucinations comparables à celles que Gautier dit avoir réalisées à l’hôtel Pimodan ?

Satire anodine et calembour grivois Le caractère macabre et fantastique des Rêves de 1847 est récurrent dans l’œuvre de Grandville et il ne doit probablement rien à l’usage d’un psychotrope. Dès la fin des années 1820, il excelle dans l’élaboration d’images complexes, ingénieuses et ambivalentes. Le tragique et le macabre se mêlent au comique léger et au calembour grivois. La mort apparaît dès 1827 dans La Sibylle des salons, un jeu de cartes de divination, bien avant que sa vie ne soit marquée par une succession de deuils. Peu de temps après, la série d’estampes intitulée Voyage pour l’éternité renoue avec la danse macabre médiévale pour la projeter dans le Paris de 1829, non sans un humour noir que souligne le sous-titre : « Service général des omnibus accélérés, départ à toute heure et de tous les points du globe. » Grandville a-t-il trouvé seul cette belle formule qui plaisante le thème du dernier voyage ? À cette époque, il est employé par Charles Philipon, le talentueux journaliste et caricaturiste, et fréquente Honoré de Balzac, qui travaille également pour Philipon dans le même journal que l’artiste 13. L’écrivain estime qu’il a su, avec le Voyage pour l’éternité, « donner de la gaîté à la mort ». Grandville excelle à créer des images qui recèlent plusieurs niveaux de lecture. Sous le comique, le sérieux et le drame ne sont jamais loin, y compris dans sa satire politique. La

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© Bibliothèques de Nancy

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J.J. Grandville, Rêves, Le Magasin pittoresque, X, n o 27, juillet 1847, p. 213, bibliothèques de Nancy. J.J. Grandville, Rêves (étude préparatoire), Le Magasin pittoresque, X, n o 27, juillet 1847, p. 211, dessin, fusain et gouache, bibliothèques de Nancy.

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J.J. Grandville, Voyage pour l’éternité, 1830, Bibliothèque nationale de France. J.J. Grandville, Carte vivante du restaurateur, vers 1830-35, bibliothèques de Nancy.

huitième planche du Voyage pour l’éternité montre une personnification de la mort servant « un plat de son métier » à quelques convives parmi lesquels se reconnaissaient sans peine des personnages politiques considérés comme des ennemis ou des traîtres par les républicains. On ne saurait mieux et plus subtilement promettre la mort à ses ennemis politiques. C’est le même genre de sous-entendus qui transparaît dans la Carte vivante du restaurateur, une suite de douze lithographies qui prend pour principe l’aphorisme de Brillat-Savarin, dont la Physiologie du goût avait paru en 1825 : « Dis-moi ce tu manges, je te dirai ce que tu es. » Satire anodine en forme de calembour grivois – Un maquereau, une morue affrontent les corps et les visages pisciformes d’un souteneur et d’une prostituée –,

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© Bibliothèques de Nancy © BnF

le ton est plus incisif pour qui sait reconnaître le prince de Polignac en « porc frais » qui s’apprête à consommer la « dinde truffée » – la femme qui l’accompagne – dans un « cabinet particulier » qui n’a rien de ministériel. Vil, gras, profiteur et jouisseur, tel est le portrait de cet ultra qui se goberge alors que plusieurs années de mauvaises récoltes affament et agitent le pays. Rien d’étonnant à ce que Grandville devînt l’un des dessinateurs vedettes de La Caricature et du Charivari, les journaux de Philipon. Mais le durcissement de la censure le conduit, comme d’autres, à se tourner vers l’illustration, la pratique de la satire politique étant devenue impossible. C’est ainsi qu’il travaille pour le Magasin pittoresque, reproduisant des Caprices de Goya qui, certainement, l’amènent à plus d’ambition esthétique en accentuant le caractère macabre et fantastique de son œuvre. D’ailleurs, l’un des Rêves de 1847 semble inspiré du Sommeil de la raison de Goya, le vol des chauves-souris se retrouvant dans la Promenade dans le ciel, titre donné par Charton au second dessin gravé. Grandville a la chance d’illustrer de grands textes comme les Fables de La Fontaine et les Voyages de Gulliver de Swift, des œuvres satiriques et parfois fantastiques – pour le second – qui l’ont sans doute beaucoup inspiré. Mais la carrière de peintre qu’il ambitionne, et dont témoignent ses participations au Salon, s’éloigne peu à peu. Son succès en tant qu’illustrateur lui permet de nourrir sa famille et de vivre décemment, surtout après le succès des Scènes de la vie privée et publique des animaux. C’est en 1840 que l’éditeur Jules Hetzel lui confie l’illustration de deux volumes dont les auteurs prestigieux sont placés sous la houlette d’Honoré de Balzac. Aujourd’hui encore considéré comme un des fleurons du livre illustré romantique, cet ouvrage représente un tournant dans la carrière de l’artiste. Il s’agit de la dernière collaboration avec Balzac qui, depuis 1829, soutenait Grandville en des termes très élogieux, tout en le guidant. Par ailleurs, l’artiste se brouille avec Hetzel, qui refuse de lui accorder un statut d’auteur à part entière. Cette querelle s’envenime quand Grandville accuse l’éditeur de lui avoir volé une idée pour la faire illustrer par un autre dessinateur, Tony Johannot. Dès lors, Grandville entend concevoir des livres illustrés dans lesquels l’illustration sera centrale et primordiale, confiant à des écrivains de second rang le soin d’illustrer ses images, à partir de ses propres idées. Un autre monde en est la démonstration. Les personnages de la plume et du crayon s’affrontent tout au long du livre qui s’achève sur un rébus :


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une façon de revendiquer un discours par l’image. Grandville devient alors un auteur à part entière, mais un auteur qui a peu écrit faute de savoir le faire, sauf dans le Magasin pittoresque, où il saisit toutes les occasions de s’émanciper de sa pratique de l’illustration de textes littéraires servilement assujettie aux écrivains et aux éditeurs.

La plume et le crayon

© Musée des Beaux-Arts de Nancy © Ville de Castres – Musée Goya, musée d’art hispanique

Grandville a sans doute payé cher cette indépendance. Son talent a certes été célébré par les plus prestigieux critiques et écrivains contemporains au moment de sa disparition. Mais, même à ce moment-là, les compliments sont comptés et ambigus. Théophile Gautier, dans sa nécrologie, lui dénie le pouvoir de parler en images : « Il a voulu faire parler au crayon le langage de la plume ; mais n’ayant pas la ressource des piquantes légendes qui servent d’âme aux croquis de Gavarni, il manque souvent de clarté et ne présente aux yeux que des rébus difficiles à deviner  14. » Il lui a donc manqué de savoir écrire. Pire encore est le jugement de Baudelaire, qui le fait rentrer au panthéon de ses Quelques caricaturistes français pour mieux l’étriller  15. Faisant implicitement référence aux deux Rêves du Magasin pittoresque, il indique : « Avant de mourir, il appliquait sa volonté, toujours opiniâtre, à noter sous une forme plastique la succession des rêves et cauchemars, avec la précision d’un sténographe qui écrit le discours d’un orateur. L’artiste-Grandville voulait, oui, il voulait que le crayon expliquât la loi d’association des idées. Grandville est très comique : mais il est souvent un comique sans le savoir  16 . » Explicitons : quand Grandville prétend être artiste, il devient un opiniâtre et ridicule sténographe qui aurait eu besoin de la plume et non du crayon pour atteindre à une haute ambition esthétique, ici toute baudelairienne : l’association d’idées, en d’autres termes, les « correspondances ». Elles sont à l’œuvre dans L’Invitation au voyage, poème écrit alors que Baudelaire habite l’hôtel Pimodan, où se réunit le club des hachichins, œuvre qui lie les impressions visuelles et le sentiment amoureux, les « soleils mouillés » et les « traîtres yeux,/ Brillant à travers leurs larmes ». La parenté des deux gravures du Magasin pittoresque de 1847 avec les métamorphoses d’Un autre monde de 1843 ne fait aucun doute. Sont-elles redevables à un hallucinogène ? Grandville, dans sa lettre du 26 février 1847, évoque plusieurs titres possibles pour les deux compositions : « Métamorphoses

Francisco de Goya, Les Caprices, Le sommeil de la raison produit des monstres (pl. 43), 1797-99, eau forte et aquatinte, Castres, musée Goya. J.J. Grandville, Jusqu’à son grand-père, vers 1834, mine de plomb, d’après Les Caprices de Goya (pl. 39), 1797-99, Nancy, musée des Beaux-Arts.

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dans le sommeil ? Transformations, déformations, réformations des songes ? Chaîne des idées dans les songes, cauchemars, rêves, extases, etc. ? Ou bien : Transfigurations harmoniques dans le sommeil ? », avant de retenir « Visions et transformations nocturnes ». La sémantique du rêve est bien plus présente que celle de l’extase ou du kief, et l’on peut en conclure que la mention du « rrhahchihhh » n’est qu’une référence à l’article de Théophile Gautier. Mais pourquoi Grandville dialogue-t-il avec lui ? Les multiples métamorphoses « et autres choses » de Grandville, pour citer la fin du titre drolatique d’Un autre monde, ne seraient-elles pas à l’origine des hallucinations de Théophile Gautier ? À regarder de près la chronologie des livraisons d’Un autre monde, il apparaît que des métamorphoses hallucinées ont paru avant juillet 1843. Car, il faut le rappeler, il était familier de ce type de compositions, faisant glisser, sur une échelle des êtres, l’homme vers l’animal, liant le tragique et le comique dans des études d’expression. Dans une livraison d’Un autre monde antérieure à la parution de l’article de Gautier 17, L’Apocalypse du ballet propose une longue série zigzagante d’enchaînements formels fantastiques : pluie de pièces d’or, anneaux, cœurs et plumes, encensoirs, plat à barbe, bouquet, mains applaudissant, pinces de homard, battoirs, verres, sabliers, cerfs et chiens courant, toupie, danseuse, entrechats de jambes et de pieds, cœurs, etc. Grandville ne confère une dimension hallucinatoire à ses dessins qu’après avoir lu le premier témoignage de consommation de hachich par Théophile Gautier dans La Presse le 10 juillet 1843. L’artiste n’avait pas besoin du dawamesc ni même de la description de Gautier pour inventer ces compositions métamorphiques et fantastiques. Les hachichins en ont-ils pris ombrage ? Si la thématique du rêve est particulièrement romantique, celle des glissements de formes, appliqués à toutes sortes de domaines, rattache Grandville au tournant fantastique et mystique du romantisme qui s’opère au début des années 1840  18. Gautier et Baudelaire en sont les principaux artisans et le club

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des hachichins en a été un cénacle éphémère mais fondateur. Grandville a participé de cette évolution esthétique, probablement sans avoir été membre de ce groupe. Dessinateur d’êtres hybrides, moraux, sociaux et politiques vers 1830 avec les Métamorphoses du jour, il devient un « voyant » dans les années 1840 avec ses métamorphoses de la nuit et des songes. Et si c’était pour cette raison que Théophile Gautier et Charles Baudelaire avaient poursuivi jusque dans la tombe cet illustrateur qui, de surcroît, prétendait se passer des écrivains ? 1. Ces mots sont empruntés au titre du plus célèbre ouvrage de Grandville : Un autre

monde. Transformations, visions, incarnations, ascensions, locomotions, explorations, pérégrinations, excursions, stations, cosmogonies, fantasmagories, rêveries, folâtreries, facéties, lubies, métamorphoses, zoomorphoses, lithomorphoses, métempsycoses, apothéoses et autres choses, Paris, H. Fournier, 1844. – 2. Magasin pittoresque, juillet 1847. – 3. Sur l’œuvre de Grandville en général, voir Annie Renonciat, La Vie et l’œuvre de J. J. Grandville, Courbevoie, éditions ACR, 1985. – 4. Grandville, Les Métamorphoses du jour par Grandville. Accompagnées d’un texte par MM. Albéric Second, Louis Lurine, Clément Caraguel [et al.] ... Précédées d’une notice sur Grandville par M. Charles Blanc, Paris, Garnier, 1854. – 5. Philippe Kaenel, « Les rêves illustrés de J.J. Grandville (1803-1847) », in Revue de

l’art, n o 92 (1991), p. 51-63 ; « Autour de J. J. Grandville : les conditions de production socio-professionnelle du livre illustré “romantique” », in Romantisme, n o 43, 1984, p. 45-62 ; Le Métier d’illustrateur, 1830-1880 : Rodolphe Töpffer, J.-J. Grandville, Gustave Doré. Genève, Droz, 2005. – 6. Théophile Gautier, « Feuilleton », La Presse, 10 juillet 1843, p. 2. – 7. Paul-Émile Daurand-Forgues et Grandville, Petites Misères de la vie humaine, Paris, H. Fournier, 1843. – 8. Grandville, Métamorphoses du jour ou les Hommes à têtes de bêtes, Paris, chez Aubert, s.d., 1836. – 9. Théophile Gautier, Ibid. – 10. Outre les auteurs déjà cités, voir Ségolène Le Men et al., Grandville, Un autre monde : les dessins et les secrets, musée Félicien Rops, Brasschaat, Pandora, 2011. – 11. Grandville, Un autre monde, Paris, H. Fournier, 1844. – 12. Théophile Gautier, Le Club des hachichins, suivi de La Pipe d’opium ; Le Hachich, édition, notes et postface de Paolo Tortonese, Paris, Mille et une nuits, 2011. – 13. Keri Yousif, Balzac, Grandville, and the rise of book illustration, Farnham / Burlington, Ashgate, 2012. – 14. Théophile Gautier, « Grandville », Portraits contemporains, 1874, p. 232, d’abord paru dans La Presse le 24 mars 1847. – 15. Texte pour la première fois publié dans Le Présent, le 1 er octobre 1857, puis dans

L’Artiste du 24 au 31 octobre 1858. – 16. Charles Baudelaire, Ibid. – 17. Un autre monde est d’abord vendu sous forme de trente-six livraisons parues entre le 18 février et le 11 novembre 1843. – 18. Max Milner et al., Les Arts de l’hallucination, actes du colloque tenu à Turin en juin 1998, édités par Donata Pesenti Campagnoni et Paolo Tortonese, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2001.

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© Bibliothèques de Nancy

J.J. Grandville, Apocalypse du ballet, Un autre monde (p. 53), 1844, bibliothèques de Nancy.


Frédéric Martin Le silence des pierres

J’ai frôlé des yeux le silence des pierres

Pénombre plus tard

À la grille du cimetière une vieille femme voûtée attend

Nos mains attachées liées serrées serrées

Plus loin un chien

Unies dans le recueillement

Trois poules

Au matin la foudre l’arbre aux frelons

Une vache taciturne

Bourdonnement

Sur le marbre clinquant des sépultures

La vie en somme

Dorment les coquelicots parés d’émeraudes

Les serpents possibles, l’angoisse,

– plastique de Chine septentrionale mais qu’importe –

(dis tu crois qu’on va se faire mordre ?)

Recueillement et

Mais la grand-mère roupille, l’éternité en fait

Entre les tombes courir Ou lire les regrets des défunts éternels

Se lever enfin

– l’inverse –

Tous les jours le monde nous accueille Le pré, en face, éclaté de jaune

Plus tard la canicule de juillet en partance

pissenlit par la racine

Avant le jour nous avions cherché le vent la pluie

Dans le ronflement caverneux des oncles

Le ruisseau aussi

et l’orage

Par jeu Mais c’est encore l’enfant brun, sale, hirsute

Après il faudra porter le trop grand costume

de poussière

de grand

Mûrir

qui triompha

Puis mourir

Il connaissait si bien les règles lui

Laisser le cœur jonché dans le cimetière

Pleurs

Dans le silence des pierres © Illustration Papier Tigre

– Mon dieu le petit goret s’étaient-ils tous exclamés –

Envoyez-nous par courriel, à premierefois@noto-revue.fr, avant le 15 décembre, vos textes inédits et jamais publiés (poésie, nouvelle, essai, histoire graphique, science-fiction, etc.). Vos tapuscrits devront compter 9 000 signes espaces comprises au maximum, ou deux doubles pages pour les histoires graphiques.


Première fois NOTO est fait pour vous et NOTO s’ouvre à vous. Un jury constitué de professionnels de l’édition sélectionne, pour chaque numéro, des textes inédits d’auteurs jamais publiés. En partenariat avec Papier Tigre.

www.papiertigre.fr


MMANDE

CO RE

NOTO AIME

ET

LITTÉRATURE

LA PETITE GAMBERGE D E R O B E R T G I R A U D , L E D I L L E TA N T E , 2 0 1 6 , 1 7 €

PA R I S S E R A TO U J O U R S PA R I S . La Petite Gamberge, roman de Robert Giraud (1921-1997), a été publié pour la première fois en 1961. L’auteur de la biographie de référence sur son auteur (Monsieur Bob, Stock, 2009), Olivier Bailly, préface cette nouvelle édition. NOTO l’a rencontré dans un café du 20 e arrondissement, où le nom peint sur la devanture, nous explique-t-il, est l’œuvre de l’un des derniers peintres à la main sur vitrine. C’est un exemple de ces nombreux métiers, aujourd’hui disparus, qui foisonnent dans l’œuvre de Giraud, accroché au Paris d’après-guerre, celui des frituriers des Halles, des trimardeurs, des biffins et des bistrots. C’est le cas dans La Petite Gamberge, où une équipe de gagne-petit se retrouve chaque jour à La Bonne Treille, un rade de la montagne Sainte-Geneviève, tant pour amuser la clientèle que pour préparer des coups. Mais l’intrigue n’est pas le principal attrait de ce roman. C’est bien dans la langue de Giraud, imagée, littéraire, loin de l’argot de Boudard, plus proche de Blondin, que se cache un trésor. Comme tous les vrais Parisiens, explique Olivier Bailly, Giraud est un provincial qui va adopter Paris autant que Paris va l’adopter. Résistant à Limoges, condamné à mort, il s’installe après la guerre dans la capitale, où il fréquente ses deux parrains, Prévert et Doisneau, notamment chez Fraysse, un bar rue de Seine. Est-ce là qu’il a entendu parler Bouboule, le Manchot, la Douleur, Pierrot ou Roger ? L’histoire ne le dit pas. Reste ce Paris fantasmé, qui, l’hiver venu, voyait le retour des trimards, « les yeux lavés par le soleil et la pluie, la peau en vieux cuir de tambour, les mains couturées de cicatrices et de durillons, avec leurs économies serrées sous la chemise, reconnaissables à ce sac de pommes de terre gonflé d'une garde-robe complète qui tenait à l'épaule par une courroie de ficelles tressées ». Tout un programme. L U D O V I C P I N

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BEAU LIVRE

CAVALIÈRES, AMAZONES, UNE HISTOIRE SINGULIÈRE D ’ I S A B E L L E V E A U V Y, A D E L A Ï D E D E S AV R AY E T I S A B E L L E D E P O N T O N D ’ A M É C O U R T, S WA N É D I T E U R , 2 0 1 6 , 9 5 € .

É Q U I TAT I O N . Remise au goût du jour par la série Downtown Abbey, la monte en amazone fait son grand retour dans l’univers équestre. Cavalières, amazones, une histoire singulière est le premier livre d’art à offrir un parcours complet à travers l’histoire de l’équitation en amazone ou de la monte dite « dans les fourches ». Cette technique équestre, qui consiste à chevaucher avec les deux jambes du même côté du cheval, était en grande majorité pratiquée par les femmes jusqu’au début du xx e siècle. Richement illustré d’une iconographie souvent inédite, cet ouvrage

écrit par des spécialistes de la monte en amazone, dans un style limpide et clair, retrace l’histoire de ces agiles cavalières qui ont brillamment tiré parti du défi technique de leur mise en selle et bouscule allègrement les préjugés sur les pratiques équestres des femmes au cours des siècles. Si l’A mazone, la mythique guerrière antique, montait son cheval à califourchon comme un homme, la femme occidentale, en raison de l’interdiction de porter un pantalon, doit développer sa propre manière de monter. Au xvie siècle, Catherine de Médicis fut une pionnière de la monte en amazone. Cette dernière la mettant dans un équilibre précaire, elle réclama une selle munie d’une fourche supérieure. Ce n’est qu’au xix e siècle, alors que le cheval est appréhendé comme un compagnon de loisirs et que l’équitation comme la danse deviennent les seuls sports consentis aux jeunes demoiselles issues de l’aristocratie, que des améliorations considérables, notamment sécuritaires, sont apportées à la selle amazone. En 1832, les écuyers Jules-Charles Pellier et François Baucher y ajoutent une troisième fourche mobile adaptable à chaque cavalière et permettant le maintien de la cuisse gauche. Tout devient alors possible en amazone : les galops et les sauts d’obstacles. Les femmes ont accès aux compétitions et font des exploits, comme la brillante cavalière Esther Stace. La monte en amazone devient véritablement « l’équitation en amazone ». Dès lors, cette pratique se répand dans l’aristocratie, chez les demi-mondaines et les artistes de cirque, et elle atteint son apogée à la fin du xix e siècle. L’impératrice Sissi en fut l’une des plus belles ambassadrices. À cette période, l’amazone occidentale est à la mode, inspire les artistes comme Édouard Manet, le peintre équestre Alfred Munnings et ou encore les maisons de haute couture. Les photographies actuelles réalisées par Marc Walter, qui jalonnent l’ouvrage, donnent un très bel aperçu de l’univers du sellier Hermès et des tenues des amazones contemporaines. Il faudra attendre 1930 pour que les femmes retrouvent la monte à califourchon. Certains y verront une perte de féminité. D’autres, au contraire, une avancée dans la voie d’émancipation des femmes. Un très beau voyage dans l’univers équestre. O D I L E L E F R A N C

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PHILHARMONIE

PARIS

Imprimeur : Ouest Affiches

Licences ES : 1-1041550, 2-041546, 3-1041547.

L E MY T H E BE E T HOVE N

EXPOSITION

PHILHARMONIEDEPARIS.FR

Ludwig van Beethoven, Symphonie n o 9 en ré mineur opus 125 (1823-1824), Finale. Créée en 1824 au Kärntnertortheater de Vienne, la Neuvième est l’œuvre d’un compositeur visionnaire, totalement sourd depuis près de dix ans et pourtant capable de révolutionner un genre séculaire. L’œuvre expérimente ainsi une durée inédite pour une symphonie (plus d’une heure) et intègre, dans un genre strictement instrumental, quatre chanteurs solistes et un grand chœur clamant la fraternelle Ode à la joie de Schiller : « Tous les hommes deviennent frères. » D’où l’immense postérité de cette œuvre, capable d’incarner la voix du peuple, la voix du nous, la voix de tous.

DE

LUDWIG VAN Photo : JOHN BALDESSARI - Beethoven’s Trumpet (with Ear), opus 131 [Le Cornet de Beethoven (avec Oreille), opus 131], 2007 Los Angeles, Los Angeles County Museum of Art, Gift of Margo Leavin (L.8551) © Courtesy of John Baldessari Conception graphique : BETC Réalisation graphique : Neil Gurry

Walter Carlos, March from A Clockwork Orange (1971) Musicien visionnaire, salué en 1968 pour son album Switched-On Bach, Walter Carlos prouve que le synthétiseur est un instrument à part entière. Il convainc Stanley Kubrick de lui confier la bande originale de son film Orange mécanique. Arrangement d’un extrait de la Neuvième Symphonie sur le synthétiseur modulaire Moog , la March from A Clockwork Orange est aussi la première mélodie enregistrée avec une voix passant à travers un vocodeur. Orange mécanique, musique originale du film de Stanley Kubrick, Warner, 1971.

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OCTOBRE

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JANVIER

2017

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PORTE DE PANTIN

Pete Seeger, Russian song - Ode to joy (v. 1966) Au début des années 1950, le chanteur folk Pete Seeger et son groupe The Weavers renouvellent la musique populaire américaine. Artiste engagé, il décrit un pays où l’exploitation des immigrés et la brutalité patronale face aux ouvriers n’entament pas les espoirs de l’A mérique. L’Ode to joy qu’il réinvente à partir de l’hymne de Beethoven sert d’étendard à cette lutte pacifiste. Peter Seeger, Pete, réédition Living Music, 1996.

PLAYLIST

LUDWIG VAN, LE MYTHE BEETHOVEN D U 1 4 O C TO B R E 2 0 1 6 AU 2 9 J A N V I E R 2 0 1 7 P H I L H A R M O N I E D E PA R I S

I N S P I R AT I O N . « Ce concert fit sur moi une impression ineffaçable. [...] Quand, dans un grand silence, montèrent les prodigieux murmures qui annoncent l’allegro, je devins aussi attentif que si mon sort eût été en jeu. Il me semblait voir un aigle aux ailes puissantes qui brassait l’air en tournoyant au-dessus d’un gouffre. Des régions nouvelles s’ouvraient à mon imagination. Cette musique impérieuse m’emportait avec elle et me parlait un langage que je ne connaissais pas. [...] Il y avait dans le monde autre chose que la voix rassurante de l’église, l’univers était plus grand que je ne l’avais cru 1. » L’émotion de Julien Green suscitée à sa première écoute de la Neuvième Symphonie de Beethoven pourrait figurer en ouverture de cette exposition, qui a pour ambition de nous montrer « l’étonnante fabrique d’un génie hors norme, rivalisant avec celle des icônes politiques et des grandes figures du rock ». Nous avons proposé à Marie-Pauline Marin, commissaire de l’exposition avec Colin Lemoine, de nous livrer une playlist autour de l’Ode à la joie, dernier mouvement de la Neuvième Symphonie, faisant écho au vertige décrit par Julien Green et à la force inspirante de Beethoven. A L E X A N D R E C U R N I E R 1. Julien Green, Jeunes années. Autobiographie, 1985.

The Cosa Nostra Klub, L’Hymne à la joie (2007) The Cosa Nostra Klub est un groupe de métal industriel français fondé en 1996. Initialement connu pour sa musique agressive et ses paroles provocatrices, ciblant les politiques et les guerres de ce monde, The CNK expérimente en 2007, dans l’album L’Hymne à la joie, une nouvelle forme de provocation : la réécriture d’œuvres emblématiques de la culture classique, posées comme caution intellectuelle et musicale de leur révolte. The Cosa Nostra Klub, L’Hymne à la joie, Season of Mist, 2007.

Franz Liszt, Transcription pour deux pianos de la Symphonie n o 9 de Beethoven S. 464/9 (1863-1864), Finale. Pianiste d’exception, inventeur de la virtuosité moderne, Liszt se proclame lui-même l’apôtre de Beethoven, dont il affirme avoir reçu, dans son enfance, le baiser de bénédiction. Tout au long de sa vie, Liszt entretient cette filiation en travaillant à la transcription pour piano des neuf symphonies du maître, lesquelles « ne sauraient être trop méditées ni trop étudiées ». La transcription de la Symphonie n o 9 tient d’une véritable gageure : s’adapter à la puissance sonore de l’œuvre, autorisant Liszt à publier une version pour deux pianos. Leon McCawley et Ashley Wass (pianos), Naxos, 2008.

Pierre Henry, La Dixième Symphonie de Beethoven (1979, remixée en 1998), Finale. Compositeur de musique électroacoustique, dont il fut l’un des pères, Pierre Henry s’attache à faire entendre la musique classique comme une entité sonore plus que comme un langage. Sa Dixième Symphonie rassemble ainsi les neuf de Beethoven et en plonge des extraits dans un contexte bruitiste en 1979, plus électronique en 1998. Pierre Henry, La 10 e Symphonie de Beethoven. Remix, Philips, 1998.


PHOTOGRAPHIE

YOKAINOSHIMA. CÉLÉBRATION D’UN BESTIAIRE NIPPON

Mejishi, Ogi, île de Sado, préfecture de Niigata. AMAHAGE, Ashizawa, Oga, préfecture d’A kita. Avec l’aimable autoristation de l’artiste. © Charles Fréger

D E C H A R L E S F R É G E R , T R A D U I T D E L’ A N G L A I S PA R D A N I E L D E B R U Y C K E R , A C T E S S U D , 2 0 1 6 , 3 4 €

D E S M A S Q U E S P O U R L ’ É T E R N I T É . À l’aube de chaque nouvelle année, dans la péninsule d’Oga (dans le nord-ouest de Honsh ū ), quelques démons descendent des montagnes pour atteindre les villages retirés de l’archipel, loin des grandes métropoles parcourues par un flux ininterrompu de véhicules, où les forêts de gratte-ciels ornés d’écrans font parfois oublier que la nuit se couche au Japon. « Avez-vous des enfants méchants ? Avez-vous des enfants geignards ? » Les namahage, vêtus de leur manteau de paille, le keramino, vont de maison en maison pour réprimander la paresse intellectuelle mais aussi présenter des vœux de récolte favorable et de bonne santé. Leur figure s’incarne dans des masques aux couleurs criardes et aux expressions exacerbées. Leurs couteaux, de la taille d’un sabre, excisent les cloques que les villageois attrapent à force de se réchauffer au feu pendant l’hiver. L’été, à l’autre bout de l’archipel, où la végétation est luxuriante, les villageois de Yamaguchi accueillent plutôt les oiseaux de bon augure, les sagi (hérons), dansant au son des flûtes, des tambours et des gongs. Des plaines enneigées du Honshū aux plages de sable fin de la préfecture d’Okinawa, l’objectif de Charles Fréger capture et magnifie ces rites saisonniers qui persistent dans une société de moins en moins rurale, où les métropoles tentaculaires façonnent de nouveaux paysages. Depuis des siècles, les Japonais n’ont cessé de forger un sentiment d’empathie pour la nature, mère nourricière qui alimente les rizières en eau et produit le bois nécessaire à la construction des temples. Parmi eux, le sanctuaire shinto d’Ise, reconstruit tous les vingt ans depuis plus de un millénaire. Jamais docile, cette nature soumet parfois le peuple japonais à des climats et situations périlleuses, marqués par des typhons et séismes redoutables. Face aux menaces naturelles, les hommes répondent par des fêtes rituelles. Chaque changement de saison s’accompagne d’une multitude de rites du nord au sud de l’archipel, festivals de silhouettes les plus pures et de masques démesurément grands, aux mâchoires acérées. C’est au fil des saisons que se parcourt le livre de Charles Fréger : isolés au milieu de dunes de neige, perdus au milieu d’une végétation luxuriante, dressés face à l’océan, les acteurs/divinités se mettent en scène : la photographie de style croise celle du documentaire. Dans une composition où tout est savamment étudié – pose, éclairage, paysage – les figures masquées cristallisées sur le papier, de part leur impressionnant répertoire de formes et de couleurs, s’animent dans l’imaginaire du lecteur. Cet inventaire des communautés rurales qui entretiennent leurs rites rejoint Wilder Mann, précédente plongée du photographe au cœur de l’Europe tribale.

Mais où se situe exactement Yokainoshima, l’île aux yôkai, peuplée d’esprits espiègles, malveillants et parfois bienveillants ? Cette île n’existe que pour le photographe, son nom lui fut inspiré par les démons qui hantent chaque recoin de l’archipel, qui ne sont pas ceux capturés par son objectif, mais dont la portée mystique est très forte. Le Japon à beau être marqué par une modernisation fulgurante, les portes vers un autre monde restent partout ouvertes, et chaque homme et femme cohabite en harmonie avec ces présences surnaturelles. La frontière entre ces deux mondes est imperceptible. Cette île aux yôkai ne peut désigner que l’archipel en entier, qui ne cesse de revêtir des formes diverses selon notre inspiration : des images du monde flottant issues de l’ukiyo-e aux photographies de Charles Fréger, la rêverie ne cesse de nourrir une culture profondément attachée à ses rites et à ses fêtes. Dans la lignée de la reconstruction régulière du sanctuaire d’Ise, la persistance de ces traditions continue de raccorder les Japonais à l’éternité, par cette succession permanente de savoir-faire et de rites immuables. Yokainoshima immortalise ces figures intemporelles et contribue à prolonger leur immortalité par l’art de la photographie. N I C O L A S A L PA C H


DOCUMENTAIRE

CLOSE ENCOUNTERS WITH VILMOS ZSIGMOND D E P I E R R E F I L M O N , E N S A L L E S L E 1 6 N OV E M B R E 2 0 1 6 V I L M O S T R I B U T E A U C I N É M A L E G R A N D A C T I O N , PA R I S 5 e D E N O V E M B R E À J U I N , U N D I M A N C H E PA R M O I S , R E N C O N T R E AV E C P I E R R E F I L M O N E T U N I N V I T É E X C E P T I O N N E L W W W. L E G R A N D A C T I O N . C O M

F I L M E U R D E L U M I È R E . VO U S N E CO N N A I S S E Z P E U T- Ê T R E PA S S O N N O M , M A I S L E S F I L M S Q U ’ I L A É C L A I R É S , C E RTA I N E M E N T : J O H N M C C A B E , D É L I V R A N C E , L ’ É P O U VA N TA I L , VOYAG E AU B O U T D E L ’ E N F E R , H E AV E N ’ S G AT E , B LOW O U T , L E DA H L I A N O I R , C ’ E S T L U I   ! V I L M O S Z S I G M O N D A É T É F I L M É PA R U N P R O C H E , A D M I R AT E U R D E S O N Œ U V R E , P I E R R E F I L M O N , P O U R U N D O C U M E N TA I R E , D O N T N OTO E ST PA RT E N A I R E . R E TO U R S U R L A R E N CO N T R E E N T R E L E S D E U X H O M M E S , L A G E N È S E D U F I L M , S E S CO N D I T I O N S D E TO U R N AG E E T S O N M O N TAG E E N D E U I L L É PA R L E D É C È S D E C E G É A N T D E L A P H OTO G R A P H I E , L E 1 er J A N V I E R 2 0 1 6 .

NOTO

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Qu’est-ce qui fait la spécificité de Vilmos par rapport à d’autres directeurs de la photographie ? Il a fait partie d’une mouvance, d’un groupe de personnes qui, au même moment, aux États-Unis, avaient les mêmes aspirations et les mêmes possibilités, ce qu’on a appelé le Nouvel Hollywood. Il est très proche de Gordon Willis, Haskell Wexler, László Kovács, John A. Alonzo, Vittorio Storaro. Ils se connaissaient, s’appréciaient, avaient des démarches proches, tout en faisant une image différente. Vilmos a amené une très grande exigence de la photographie en extérieur. Il est parvenu à capter le quotidien comme par hasard, alors que c’est pensé, travaillé, voulu. Tous ces grands directeurs photo ont une sensibilité par rapport au documentaire, au tournage en conditions réelles. Le nom de Vilmos Zsigmond reste associé à celui du Nouvel Hollywood. Mais il avait déjà beaucoup tourné avant les années 1970. Oui, avant Robert Altman, ce sont les prémices, la Hongrie, et puis les séries Z, les séries B aux États-Unis – une période que Vilmos n’aimait pas. J’ai moi-même été aveuglé par ce qu’il disait de cette période américaine qu’il méprisait, pendant laquelle il a dû recommencer sa vie à zéro. Mais, en cours de montage, j’ai découvert sa période sixties. Des films qui, il y a dix ans, étaient complètement invisibles, et désormais accessibles sur YouTube ! Il y en a un que j’apprécie beaucoup, une vraie réussite visuelle : The Name of the Game is Kill, de Gunnar Hellström, avec Susan Strasberg. L’histoire d’un Hongrois qui, arrivé de nulle part, est hébergé par une famille composée de trois filles sublimes. Il tombe dans leur toile d’araignée... Un film très intéressant ! Entre Les Proies et Psycho. Comment avez-vous découvert l’œuvre de Vilmos Zsigmond ? Je l’ai découvert dans les salles de cinéma, au Grand Action, à l’Action Christine notamment, à la fois par hasard et de manière ramassée dans le temps, lors de rééditions de films qu’il avait éclairés. Le Grand Action – où je suis actuellement projectionniste – avait ressorti John McCabe, de Robert Altman (1971), dans les années 1990. Un film qui m’avait fasciné. Voir des longs métrages éclairés par Vilmos était devenu un gage de qualité ! Certes, il en a éclairé de moins bons. Mais il y a eu un moment de ma cinéphilie où le nom, la signature et le travail de Vilmos ont été déterminants. J’étais en parfaite osmose avec le cinéma qu’il éclairait, synonyme de liberté et d’audace. Avec son image, j’ai retrouvé la force du cinéma classique, mais au service d’histoires en prise directe avec la réalité, ce qui me touchait profondément. Moi qui ne suis pas chef op’, j’ai un rapport très direct, sentimental, avec le cinéma. Plus précisément, comment ce projet de film est-il né ? Le projet du film est né au Grand Action, en décembre 2010. J’ai alors rencontré Darius Khondji : il venait présenter Seven, qu’il avait éclairé, dans le cadre du ciné-club Louis-Lumière. Nous avons sympathisé. J’écrivais alors le scénario d’un long métrage, A Dream Last Night avec K.C. et Budd Schulberg. Darius m’a demandé qui je souhaitais comme chef op’ pour le film – lui-même était alors engagé avec James Gray, Michael Haneke et Woody Allen. Je lui dis avoir un rêve : rencontrer

NOTO

Vilmos Zsigmond. Or c’était son parrain à l’American Society of Cinematographers (ASC). Darius envoie mon scénario à Vilmos qui, quatre jours après, m’adresse un courriel dithyrambique, tout en acceptant d’éclairer le film ! J’ai alors pu le rencontrer en France. Et plutôt que d’organiser un dîner, je lui ai proposé de montrer ses films, ce qu’il a accepté. Le 12 octobre 2013, il est venu présenter Heaven’s Gate et Délivrance au Grand Action. La première chose qu’il a dite au public, c’est que la dernière fois qu’il était venu en France parler en public, c’était en 1972 pour la sortie de John McCabe ! J’étais très fier de lui redonner la parole dans ce grand pays de cinéphiles. Après moi, Pierre-William Glenn a proposé sa candidature au prix Angénieux à Cannes, en mai 2014. Il est donc revenu à Paris. J’ai organisé une rétrospective de ses films au Grand Action (onze films, cinq jours, une master class...) après lui avoir proposé de tourner un documentaire sur lui. Quelle a été sa réaction ? Il a accepté tout de suite, et il m’a fait confiance immédiatement. Il ne me connaissait pas, mais il a senti que je respectais profondément son travail. Nous nous sommes tout de suite bien entendus. J’ai eu beaucoup de chance. Son soutien a été déterminant pendant toute la fabrication du film. À partir du moment où Vilmos a déclaré qu’il voulait que ce soit moi qui fasse ce film, plus rien ne pouvait m’arriver !

Filmer un chef op’, ce doit être un réel enjeu... Dès le début du projet, je m’étais dit que l’image devait être à la hauteur du sujet, par respect pour son travail. Je devais donc être extrêmement exigeant sur l’image, sans en faire un film esthétisant. J’ai toujours voulu aller vers le plus de simplicité et de vérité possibles dans mon rapport aux gens interviewés et dans ce que j’allais mettre à l’image. Souvent, dans un documentaire, la simplicité impose de faire des entretiens face caméra. J’ai été contraint à ce dispositif, en raison du temps que certains interviewés, de passage entre deux avions, avaient à me consacrer. Si j’ai commencé comme cela avec Vilmos au Grand Action, c’était une façon de prendre confiance

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– lui avec moi, moi avec lui et moi avec le film. Cela me permettait de voir comment Vilmos allait habiter l’espace du cadre, avec sa présence et sa voix rocailleuse. Deuxième direction : essayer d’avoir des gens de la meilleure qualité possible devant et derrière la caméra, des chefs op’ de l’A SC, de l’A FC ou de l’A IC (les associations de chefs op’ de chaque pays où je tournais). Ils étaient enthousiastes à l’idée de venir filmer ou de parler de Vilmos. Petit à petit, Vilmos s’est rapproché du cadre, et je sentais qu’il avait toujours un œil sur la caméra ! Il me fallait être à la hauteur de son exigence. Faute d’argent, nous avons été obligés d’utiliser les caméras disponibles, et les choix d’angles ou de caméras ont été faits dans la précipitation, comme toute la fabrication du film. Pour sortir du cadre classique face caméra – une partie des entretiens avec Vilmos, John Boorman, Ivan Passer, Bruno Delbonnel, Dante Spinotti – j’ai sauté sur l’occasion d’avoir des discussions, de Vilmos avec Darius, des cinq chefs op’ à l’A SC, et puis chez John Travolta. La raison pour laquelle il a accepté d’être dans le film est dans le film : on sent le respect, l’amitié et le plaisir qu’il a à être là. Dans le cadre d’une conversation entre amis, il allait forcément en sortir quelque chose de vrai sur leurs rapports, au-delà du travail. N’étant pas chef op’, je ne voulais pas faire un film pédagogique ou didactique : je voulais faire un film à part entière, avec des moments de vie. Qui était Vilmos m’intéressait autant que ce qu’il avait fait.

accepté l’idée qu’on n’obtiendrait pas son témoignage, j’ai dû modifier le montage. Quels partis pris de montage aviez-vous en tête ? J’avais des idées, mais j’ai beaucoup improvisé. Faire parler ses collègues, rencontrer ses collaborateurs devant et derrière la caméra, insister sur son côté humain, telles étaient mes lignes directrices. C’est pourquoi, dans mes choix de montage, j’ai souvent privilégié le moment juste, vrai, vivant, à l’analyse technique. Par exemple, il y a eu une belle discussion entre Vilmos et Darius sur la technique du flashage dans John McCabe. Au montage, cette discussion alourdissait le passage, même si elle était passionnante. J’ai voulu être très simple, d’abord les moments partagés avec lui, puis l’aspect chronologique – même si je prends une grande liberté : Après Heaven’s Gate (1980), je saute à Staline (1992) pour revenir à Blow Out (1981). Je l’ai fait uniquement pour des raisons de rythme, de dynamique, avec l’aide de Marc Olry, mon distributeur, qui m’a donné de très bons conseils. On a monté en dix semaines, étalées sur dix mois, j’ai eu le temps de réfléchir. Il y a eu sept versions de montage. On avait quarante heures de rushes. Mon premier montage faisait une heure et quarante minutes, pour une durée finale d’une heure vingt. Il y a eu beaucoup de travail sur les nombreux extraits de films de Vilmos les plus justes à insérer, par exemple.

C’est pourquoi vous l’avez suivi jusqu’en Hongrie, sa terre natale. Il était naturel pour moi de le suivre jusque sur les lieux qui avaient du sens pour lui. Je lui ai très vite dit que je souhaitais le filmer là-bas. Par un concours de circonstances, et grâce à Marc Olry de Lost Films et Jean-François Moussié de FastProd, j’ai pu l’accompagner à l’occasion du vernissage de la première exposition consacrée à ses photos, au musée Ludwig à Budapest. Tout ce qui est filmé en Hongrie l’a été en quarante-huit heures, au pas de course ! Mais que n’aurais-je fait pour Vilmos ! Il me donnait tout, sa patience, son accueil, son amabilité, son humour. Donc, l’envie de lui rendre hommage n’en était que plus forte. A-t-il été facile d’obtenir l’accord de ses collaborateurs, de John Travolta, de Peter Fonda ? Pour ceux qui sont dans le film, oui, sinon ils n’y figureraient pas. Personne n’a dit oui avant de se désister. Les gens qui sont dans le film voulaient y être, pour Vilmos, par admiration pour son travail, par amitié. J’ai bénéficié de cette énergie positive, celle de Vittorio Storaro par exemple. Quels témoignages n’avez-vous pu obtenir ? J’avais demandé à Michael Cimino, Brian de Palma et Steven Spielberg de figurer dans le documentaire. J’avais un espoir sérieux avec ce dernier. J’y ai cru pendant un an. On m’avait dit qu’il était disposé à le faire, qu’il avait accepté, et puis ça ne s’est pas fait. Au montage, j’avais prévu que Spielberg intervienne en fin de film. On devait conclure sur les deux films qu’ils ont faits ensemble, Sugarland Express et Rencontres du troisième type. À partir du moment, tardif, où j’ai

NOTO

Vilmos Zsigmond décède en janvier. Quel souvenir avez-vous de ce moment par rapport à la fabrication du film ? Nous étions en fin de montage. Je ne voulais pas voir qu’il était mortel. Pour moi, il allait vivre jusqu’à 100 ans, il allait tous nous enterrer ! Mais à chaque fois que je le voyais, je trouvais que son intensité vitale diminuait. Il avait de plus en plus de mal à marcher, à respirer. Il s’amenuisait, comme une flamme qui s’éteint, mais je ne voulais pas le voir pendant le tournage. À la fin, je l’avais régulièrement au téléphone. Pour moi, il était très vivant : d’autant plus que je le voyais tous les jours en salle de montage. J’ai donc appris sa mort de façon un peu abstraite. J’ai eu beaucoup de peine. Tout ce que j’ai tourné, je l’ai fait du mieux que je pouvais. Je n’ai pas eu à regretter de n’avoir pas filmé tel ou tel lieu, tel ou tel collègue.

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Quelles ont été les réactions de ses proches à la vision du film ? J’ai montré le film à sa veuve, Susan. Elle m’a fait des compliments qui m’ont profondément touché. Elle m’a dit : « En voyant ton film, je riais et je pleurais en même temps. Vilmos revit sur l’écran. » J’ai donc atteint mon but : faire un film qui permette à ceux qui ne connaissaient pas Vilmos d’avoir le sentiment de l’avoir rencontré ; et que ceux qui connaissaient Vilmos puissent le retrouver tel qu’ils l’avaient connu. Paul Hirsch, le monteur de Blow Out, qui a reçu un oscar pour Star Wars et connaissait bien Vilmos, est sorti les larmes aux yeux. Faire ce film a été une telle épreuve de force que je suis heureux d’avoir respecté mon contrat avec moi-même sur ce point. Vilmos s’est aussi essayé à la réalisation. Pourquoi cette expérience est-elle restée unique ? En 1991, on lui a proposé de réaliser un film en Israël, The Long Shadow. Il a accepté, mais sans faire l’image, qu’il a confiée à Gábor Szabó. C’est l’histoire d’une personne qui revient sur les lieux de sa jeunesse pour une recherche personnelle. J’ai découvert ce film lors du festival de Budapest en 1991. C’est un beau film – un peu long. Le couple Liv Ullman-Michael York fonctionne plutôt bien. Ce film est intéressant et inattendu, mais il reste mineur, est devenu invisible et n’est jamais sorti en France. Quand j’en ai parlé à Vilmos pendant le tournage, il m’a dit de lui-même qu’il s’agissait d’une expérience qu’il avait été content de vivre, mais qu’il ne souhaitait plus jamais revivre. Il n’est pas comme un Jack Cardiff qui a eu une seconde carrière en tant que réalisateur. Il a tenté le coup à un moment car on le lui a proposé. Mais ça n’a jamais été central dans sa vie. Il avait besoin d’une belle rencontre avec un réalisateur pour donner le meilleur de lui-même. Quel regard portait-il sur l’évolution du métier de chef opérateur ? Et sur l’usage du numérique ? Il continuait à voir beaucoup de films. Il évoquait Lincoln, le film de Spielberg, et la lumière de Janusz Kamiński, dont il admirait le travail. Il a fait trois films en numérique. Dès qu’une nouvelle technologie apparaissait, il était le premier à l’essayer. Vilmos était un découvreur, un innovateur. Il donnait beaucoup de cours à de jeunes chefs op’. Il a cofondé à Los Angeles une institution de formation, le Global Cinematography Institute, avec Yuri Neyman. Comme il le dit dans le film, la technologie change, mais la démarche ne devrait pas changer : il s’agit toujours d’éclairer et de réfléchir au rôle de la lumière. Il conseillait à ses étudiants de s’inspirer des films du passé, pour en reproduire les techniques au présent, avec ce nouvel outil qu’est le numérique – qui n’est qu’un outil. La technique de flashage qu’il a élaborée pour John McCabe est impossible à faire en direct aujourd’hui puisqu’il n’y a plus de pellicule. À ce titre, je suis très curieux de voir la nouvelle copie de John McCabe éditée par Criterion. Elle sera projetée à la cinémathèque de Los Angeles fin septembre et, j’espère, bientôt en France. J’ai hâte de voir comment numériquement a été retravaillé cet effet tellement lié à la pellicule ! Vilmos devait travailler à cette restauration, mais la vie en a décidé autrement.

NOTO

Quels films éclairés par Vilmos recommanderiez-vous à un néophyte ? Voyage au bout de l’enfer, car il emporte l’adhésion de la première à la dernière image, tout confondu, acteurs, mise en scène, scénario, photo, musique. Il faut commencer par celui-là pour découvrir le travail de Vilmos. Peut-être que beaucoup connaissent le travail de Vilmos, mais sans le savoir. Quand on prononce son nom, la réponse est souvent : « Connais pas. » Mais il suffit de citer Délivrance, Voyage au bout de l’enfer, Blow Out, John McCabe, Rencontres du troisième type... Outre Voyage au bout de l’enfer, Vilmos a également éclairé Heaven’s Gate. Quel regard portait-il sur son travail avec Michael Cimino, décédé début juillet ? Ils ont posé ensemble coup sur coup des jalons du cinéma américain des années 1970 et 1980. Vilmos était très respectueux du travail de Cimino. Il aimait énormément les films qu’ils ont faits ensemble. Il a souvent déclaré que, de tous les films qu’il a éclairés, son préféré était Voyage au bout de l’enfer. Il aimait également énormément La Porte du paradis (Heaven’s Gate). Il était très attaché à la relation qu’il avait eue avec Isabelle Huppert. Grâce à Cimino, il est allé au bout de sa démarche. Il était très désireux de remettre le couvert avec Cimino. Il a dit publiquement regretter ne plus avoir de contacts avec lui. Il racontait l’anecdote suivante : lors du tournage de Heaven’s Gate, à un moment où ils devaient tourner très tôt, au lever du soleil, Cimino ne parvenait pas avoir les nuages de sable pour obscurcir la lumière du jour naissant. Or il fallait tourner. Cimino s’est avancé devant les caméras et a prononcé une espèce de prière chamanique : « Wind, wind, wind ! » Et le vent s’est levé. C’est la première fois, disait Vilmos, qu’il travaillait avec un réalisateur qui commandait aux éléments ! Vilmos était également très admiratif de son combat pour imposer ses films, malgré toutes les difficultés de production. Il restait très attaché aux films et au personnage, au point de ne même pas regretter de ne pas avoir été consulté pour leur réédition numérique de Voyage au bout de l’enfer et de La Porte du paradis, qu’il a découverte en DCP 2K au Grand Action ! Il ne vivait pas dans le regret de quoi que ce soit. Comment expliquez-vous le regain d’intérêt pour le travail des chefs op’ ? Il était temps ! Le cinéma, c’est d’abord de l’image, avant d’être du son. C’est une profession souvent négligée par les médias et les critiques. Rares sont ceux qui s’intéressent à l’image. Je ne m’explique pas pourquoi... Quelques documentaires se sont déjà penchés sur les chefs op’... Oui. L’acte de naissance des documentaires sur les chefs op’ au cinéma, c’est Visions of Light (1992) de Arnold Glassman. Je m’inscris davantage dans la lignée du film Cameraman: The Life and Work of Jack Cardiff (2010) de mon ami Craig McCall et du film sur László Kovács et Vilmos, No Subtitles Necessary: Laszlo & Vilmos (2008) de mon autre ami James Chressanthis (qui a filmé la partie américaine de mon film) : ce sont des portraits attentifs d’artistes et d’artisans. J’ai été très heureux et fier quand Jordan Mintzer du Hollywood Reporter a écrit dans son long article à Cannes qu’il y avait quatre films importants à voir sur les chefs op’... Nous sommes tous passés par Cannes Classics. Merci Cannes. E N T R E T I E N R É A L I S É PA R S Y LVA I N L E F O RT

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ART

HISTOIRES D’ŒILS D E P H I L I P P E C O S TA M A G N A , G R A S S E T, C O L L E C T I O N «  L E CO U R AG E  » , 2 0 1 6 , 2 0 €

R EG A R D E U R S . Tout commence avec la découverte, en 2005, d’un Bronzino au musée des Beaux-Arts de Nice. Le tableau trônait au fond d’un couloir, mille fois regardé mais jamais réellement vu. Ce Christ en croix avait été attribuée à Andrea Commodi. C’est durant une flânerie dans le musée qu’il se révéla à Philippe Costamagna, alors accompagné de Carlo Falciani : malgré son austérité apparente, le tableau correspondait en tout point à la description d’un Bronzino disparu que Vasari fit dans ses célèbres Vies. De cette découverte, Philippe Costamagna tire un récit à la fois historique, romanesque et autobiographique sur sa profession. Car, en plus d’être le directeur du musée des Beaux-Arts d’A jaccio, il est aussi un œil. Voyageant de musées en églises à travers le monde, il cherche, enquête, attribue enfin telle œuvre à tel artiste. L’auteur raconte ainsi ce métier à l’origine de quelques bouleversements dans l’histoire de l’art et pourtant si peu connu du grand public. À tel point que la profession n’avait pas vraiment de nom en français jusqu’à ce livre. S’il était question de connoisseurship, aujourd’hui il faudra parler d’œil. Ce basculement sémantique s’explique par le fait que la porte d’entrée de la connaissance de l’historien de l’art est l’œil, l’organe. Il lui faut alors l’exercer à voir, à regarder, à reconnaître. Sans lui, la connaissance est vaine. L’ouvrage de Philippe Costamagna est ainsi un hommage rendu aux pionniers du regard, la sainte trinité comme il aime à les appeler : Bernard Berenson, Roberto Longhi, Federico Zeri. Mais aussi aux passeurs, ceux qui lui ont donné le goût de voir : Sylvie Béguin (professeur à l’École du Louvre), Michel Laclotte (fondateur du musée d’Orsay), Mina Gregori (qui dirige la fondation Roberto-Longhi où Costamagna a séjourné). Tous ont su transmettre leurs connaissances et leur passion. À son tour, Philippe Costamagna se livre à cet exercice de transmission à travers ce livre passionnant. Peut-être est-ce aussi un moyen de mettre en lumière un métier qui a tendance à disparaître, nous dit-il. Il regrette ainsi qu’aujourd’hui l’œil ne puisse se former que par volonté personnelle.

NOTO

Enfin, l’ouvrage de Philippe Costamagna pose des questions intéressantes. À l’heure où il faut avoir recours systématiquement à la science, l’œil a encore des choses à dire et à regarder. Par exemple, devant un faux, l’œil est mal à l’aise : il sait. La découverte du Bronzino de Nice amène à penser que l’œil doit absolument faire partie de la démarche scientifique. Cette dernière aura donc à cœur de le soutenir. Il s’agit surtout de pouvoir confirmer son sentiment, ce quelque chose de l’ordre de « l’incommunicable ». Pour autant, existe-t-il un œil absolu, capable de reconnaître et d’attribuer telle œuvre à tel artiste ? Encore une fois, le Bronzino de Nice montre qu’aucun œil n’est infaillible. Bien avant que Costamagna ne déambule dans les couloirs de ce musée, Laclotte, Béguin et Pierre Rosenberg l’avaient eux aussi examiné sans toutefois l’avoir rattaché à cet artiste florentin du Cinquecento. Costamagna n’aura eu besoin que d’une flânerie pour le faire. Souvent, les plus belles découvertes sont dues au hasard. L’œil le plus aguerri peut passer mille fois devant un tableau sans le voir. La faiblesse de ce métier se fait aussi ressentir lorsque l’auteur évoque le marché de l’art, souvent terrifiant du fait des sommes astronomiques qu’il génère, qui pousse parfois certains œils peu scrupuleux à surévaluer les œuvres : « L’œil ne sera jamais au-dessus de tout soupçon. » Ainsi, si l’ouvrage de Costamagna concède à l’œil l’importance qu’il mérite dans les attributions, il prouve page après page ses erreurs possibles, ses balbutiements, ses recherches effrénées prouvant – si cela était nécessaire – que les œuvres d’art demeurent des objets bien mystérieux. Reste donc la passion de celles et ceux qui vivent dans leur intimité, avec le merveilleux espoir de les attribuer, de les extraire enfin de leur anonymat, et dont Histoires d’œils est le récit parfait. G W É N A Ë L P O RT E

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ROMAN ILLUSTRÉ

CENDRES. DES HOMMES ET DES BULLETINS D E S E RG I O AQ U I N D O E T P I E R R E S E N G E S , L E T R I P O D E , 2 0 1 6 , 2 1 €

R I R E AV EC A RT. L A L I G N E É D I TO R I A L E D E S É D I T I O N S D U T R I P O D E E ST D É F I N I E PA R T RO I S M OTS : L I TT É R AT U R E , A RT S , OV N I S . C E N D R E S . D E S H O M M E S ET D E S B U L L ET I N S , D E L ’ I L LU ST R AT E U R S E RG I O AQ U I N D O E T D E L ’ AU T E U R P I E R R E S E N G E S , E N E ST L A PA R FA I T E I L LU ST R AT I O N . L E U R RO M A N D O N N E U N E E X P L I C AT I O N P O S S I B L E D E L’O R I G I N E D U TA BL E AU D E B R U EG E L , L E S M E N D I A N T S. UNE INTERP RÉTATION H AUTEMENT P ERS ONNEL L E OÙ L’HUMOUR, L’INTELLIGENCE ET L’AVENTURE SE CONJUGUENT POUR NOUS ENTRAÎNER DANS L’ÉPOPÉE D’UN ANTIPAPE.

Comment avez vous découvert le tableau de Bruegel, intitulé Les Mendiants, et comment votre collaboration s’est-elle organisée ?

C’est le hasard. En me perdant au Louvre, j’ai un jour atterri à la section Écoles du Nord. Parmi Bosch, Holbein et Memling, j’ai découvert cet étrange tableau de Bruegel. J’ai commencé à en faire des croquis, par plaisir. J’ai une fascination pour la technique, et c’est d’abord sur les détails des prothèses, des béquilles que je me suis penché. C’est de là que vient aussi l’utilisation du noir et blanc. En poursuivant ce travail, j’ai senti qu’il y avait un univers, quelque chose à raconter. Je connaissais très bien Pierre et son intérêt pour les variations, que j’avais découvert avec Études de silhouettes, où il reprend inlassablement des morceaux inachevés du journal de Kafka. Nous sommes allés au Louvre ensemble, en 2010. Je lui ai montré mes ébauches et nous avons décidé de faire quelque chose tous les deux. Ce n’était pas une démarche construite dès le début. Quand je me suis mis à faire des croquis, j’ignorais que nous en ferions un livre.

SERGIO AQUINDO :

PIERRE SENGES : Oui, nous partageons cette façon de travailler avec Sergio. Je choisis parfois intuitivement un thème sans savoir si ça va m’amener à un texte de trois lignes, une petite nouvelle ou rien du tout. C’est en retravaillant qu’on se rend compte si ça résonne. La nature du tableau de Bruegel incite à cette exploration. Il est assez énigmatique pour alimenter plusieurs interprétations et, en même temps, il n’est pas saturé comme le serait un tableau de Bosch, par exemple. Il y a de la matière, certes, mais il y a aussi du vide, des espaces à combler.

ordres religieux précis sujets à différentes interprétations, mais il y a un chapeau qui évoque clairement une mitre d’évêque ou de pape. J’ai pensé à l’épopée d’un antipape, qui se croit élu à la place du vrai pontife, car je voulais un point de départ historique. Il y a eu plusieurs antipapes dans l’Histoire, jusqu’à trois en même temps. Cela n’a pas duré, mais ce type de situation m’intéresse narrativement. Ce sont toujours des récits rocambolesques avec des luttes de pouvoir qui se cristallisent sur de banales querelles de familles. Ici, le fait que ce soient des mendiants coiffés comme des prélats m’a fait penser à une fête des fous, où on prend des personnages de très basse condition qu’on déguise en éminences. Je trouvais intéressant qu’à côté de ces variations il y ait un fil narratif qui, sans s’imposer vraiment, permet d’aller du début à la fin de l’histoire. De mon côté, quand j’ai découvert le récit de Pierre, je me suis demandé comment j’allais l’intégrer dans mes variations. Je ne voulais pas « sortir » du tableau pour me mettre à dessiner l’histoire de l’antipape, je voulais l’intégrer le plus discrètement possible à mes dessins tout en évitant l’écueil de l’illustration pure et dure. J’ai abandonné un bon nombre de croquis qui collaient trop au texte.

SERGIO AQUINDO :

«  I L A S U F F I D ’ U N E VO I X P O U R COM M ETT R E L’ E R R E U R D ’ É L I R E AU T R Ô N E S U P R Ê M E ( O N L’A P P E L L E R A A I N S I ) U N PA R FA I T I D I OT À T Ê T E D E P O I R E AU L I E U D E C E C A N D I DAT É C L A I R É : Q U E L Q U ’ U N DA N S L A P É N O M B R E A CO N F O N D U S A LVATO R E P LO M B O L E J U ST E AV EC S I LVA N O P I O M B O L E N I A I S .  »

D’où viennent cette épopée d’un antipape et ces variations sur la fête des fous ?

En partant d’un simple détail du tableau : tous les personnages ont des couvre-chefs différents qui symbolisent des

PIERRE SENGES :

NOTO

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C’est d’ailleurs ce que j’aime particulièrement avec le portrait que tu as fait de la reine d’A ngleterre – le décalage qui naît de la description que j’en fais, « une jeune fille de France à bras blancs et voilette » et de cette épave qu’on découvre.

PIERRE SENGES :

«  L’ H O M M E E ST V E N U S U R T E R R E P O U R R I T U A L I S E R L A M O RT, I N T R I G U E R L E S D I E U X , AV O I R C O N S C I E N C E D E LU I - M Ê M E , ET É L EV E R AU - D E S S U S D E S A CO N D I T I O N L A G L A I R E D ’ U N Œ U F D E P O U L E , E N L A F O U ETTA N T.  »

Pierre, votre épopée de loqueteux ne se départit jamais d’un humour féroce, quoique empathique, à l’encontre de vos personnages. Ils apparaissent grotesques et ne sont pas sans rappeler certains contemporains.

L’humour est important pour moi, il me permet de garder un détachement nécessaire. Je ne veux pas me prendre au sérieux, sinon j’aurais l’impression d’asséner un discours. Si je décidais dès le départ de délivrer un message, de décrire l’absurdité du pouvoir, cette épopée tomberait à l’eau. J’écrirais une allégorie et ça ne fonctionnerait pas. En revanche, dès que l'on met en scène des rois ou des gens qui se prennent pour des rois, nécessairement, il y a des résonances, des parallèles avec des situation contemporaines. Mais je ne pense pas qu’il faille le chercher. Il faut viser une forme, pas un sens. Le sens arrive ensuite et dépend pour beaucoup du lecteur.

PIERRE SENGES :

SERGIO AQUINDO : On entend souvent des artistes, des écrivains présenter leur travail comme étant avant tout conceptuel, comme s’ils avaient une idée et qu’il ne restait plus qu’à la dessiner, la peindre ou l’écrire. Avec Pierre, nous ne travaillons pas ainsi. Par exemple, j’ai réalisé il y a peu en revoyant Les Affranchis que la succession de dessins sans texte qui introduit notre roman évoque la scène d’ouverture, dans laquelle Scorcese présente ses personnages un à un.

D’un point de vue historique, vous rapportez un nombre infini de détails, pour certains avérés, comme cet âne que Néron a nommé Consul, et d’autres parfaitement inventés. C’était une volonté de brouiller les pistes ?

En fait, c’est un cheval. J’ai écrit que c’était un âne parce que je trouve ça plus drôle, plus parlant. J’ai cité entre guillemets des paroles rapportées simplement parce que je les trouvais lyriques. C’est pour amener le rire.

PIERRE SENGES :

C’est vrai que tu t’attaches à décrire des petits objets ou à citer des sources comme s’il existait toute une littérature dessus.

SERGIO AQUINDO :

Comme dans Zelig, de Woody Allen, où il réussit l’exploit technique, à l’époque, de glisser son personnage dans des séquences d’images historiques. Il manipule des images d’archives, invente de faux témoignages. En fait, ce livre là, c’est Les Affranchis et Zelig.

PIERRE SENGES :

On peut ajouter Holy Motors au générique, car j’ai volontairement dessiné le mendiant interprété par Denis Lavant.

SERGIO AQUINDO :

E N T R E T I E N R É A L I S É PA R L U D O V I C P I N


EXPOSITIONS

LUCINDA CHILDS «   N O T H I N G P E R S O N A L ( 1 9 6 3 - 1 9 8 9 )   » A U C E N T R E N AT I O N A L D E L A D A N S E , PA N T I N , D U 2 4 S E P T E M B R E A U 1 7 D É C E M B R E 2 0 1 6 L U C I N D A C H I L D S / S O L L E W I T T À L A G A L E R I E T H A D D A E U S R O PA C , PA N T I N , D U 2 4 S E P T E M B R E A U 7 J A N V I E R 2 0 1 7

Comment est née l’idée d’une exposition à partir de documents d’archives chorégraphiques ? Le projet s’est mis en place il y a trois ans, lorsque j’ai rencontré Lucinda Childs alors qu’elle collaborait avec la chorégraphe Lenio Kaklea, avec qui je travaille depuis de longues années. Nous avons élaboré une plateforme pour créer des spectacles de danse et inventer de nouveaux formats pour montrer cet art. Après une répétition, Lucinda Childs nous a montré des objets très curieux : ses partitions chorégraphiques. La première entrée pour moi a été ce choc plastique : voir ces objets d’autant plus beaux qu’ils ont une utilité très spécifique, à savoir permettre d’élaborer et de transmettre la danse. Il m’a ensuite fallu développer et approfondir mon approche. Je me suis rendu chez elle et j’ai découvert des archives volumineuses, dans lesquelles je me suis plongé pendant deux ans et demi. Cette exposition accompagne-t-elle la donation que Lucinda Childs a faite au Centre national de la danse (CND) ? Cette exposition et plus généralement le portrait qui est fait de Lucinda Childs au cours du Festival d’automne coïncident avec un moment où elle interroge la transmission de son travail. M’inviter à découvrir ses archives, la donation qu’elle a faite au CND, le fait d’avoir recréé sa compagnie pour remonter ses pièces historiques, telles que Dance ou Available Light (1983), participent d’un même geste, celui de la transmission de son œuvre. Ce qui me semble intéressant dans cette démarche – qui, à mon avis, a commencé au moment où elle a créé sa compagnie dans les années 1970 –, c’est que Lucinda Childs a pensé et organisé sa disparition au sein même de son œuvre. Comment donner à voir le travail d’une chorégraphe, alors c’est un art de la scène et donc de l’éphémère ? L’objectif a été d’articuler sur trois décennies les différentes facettes de ses créations, performatives dans les années 1960, minimalistes à partir des années 1970, intégrant la projection dans les années 1980. Un des enjeux de cette exposition est de montrer l’articulation de ces aspects autour d’un même questionnement : comment créer des dispositifs pour regarder la danse et les corps autrement ? Les pièces performatives des années 1960 le proposent en multipliant les informations par le son, le geste ou la manipulation d’objets sur le corps. Les partitions chorégraphiques des années 1970 le pensent à partir du mouvement ordinaire de la marche, les pièces des années 1980 par l’utilisation de projections dans le dispositif théâtral.

Lucinda Childs, 2011 © Cameron Wittig

É C R I R E L E M O U V E M E N T. L E F E S T I VA L D ’ A U TO M N E S ’ A S S O C I E A U C E N T R E N AT I O N A L D E L A D A N S E E T À L A G A L E R I E T H A D D A E U S R O PA C P O U R D R E S S E R U N P O RT R A I T D E L A C H O R É G R A P H E A M É R I C A I N E . E N P LU S D E S S P EC TAC L E S , E N PA RT I C U L I E R S O N E M B L É M AT I Q U E D A N C E ( 1 9 7 9 ) S U R U N E M U S I Q U E D E P H I L I P G L A S S , S O N T E X P O S É E S S E S A RC H I V E S C H O R É G R A P H I Q U E S E T S O N T E X P LO R É S S E S É C H A N G E S A RT I S T I Q U E S AV E C L E P L A S T I C I E N S O L L E W I TT. LO U F O R S T E R , L E CO M M I S S A I R E D E L ’ E X P O S I T I O N , N O U S FA I T P É N É T R E R S O N U N I V E R S .


© Nathaniel Tileston

L’exposition est une rétrospective qui participe de la multiplication des points de vue. Il y a la partition, l’image, les différentes temporalités de son travail, et, mis côte à côte, les documents montrent la complexité, les croisements dans son élaboration. Je désirais inviter les spectateurs à se joindre au travail chorégraphique et à cette construction constante des gestes que Lucinda Childs propose, en leur laissant découvrir par eux-mêmes les différentes œuvres présentées. Quels documents avez-vous choisi d’exposer ? On va retrouver des documents sur ses œuvres maîtresses. Au CND, on pourra voir des photographies de Pastime (1963) – sa première pièce, une déconstruction du vocabulaire de la danse moderne à travers le mouvement et la flexion du pied. Ensuite, son travail se complexifie et s’articule autour de deux éléments, la manipulation d’objets et l’utilisation de son corps. On pourra justement voir des photographies de la pièce séminale que Lucinda Childs a créée en 1964, Carnation, durant laquelle elle place une passoire, des bigoudis et des éponges sur son corps, organisant un renversement de sa féminité en dispositif de désir. Dès le milieu des années 1960, elle intègre du son dans ses créations. La première pièce de cette transition s’appelle Street Dance (1964). En l’occurrence, j’ai choisi de montrer une photographie de la vue du loft de Rauschenberg, où s’étaient rassemblés les spectateurs. Lucinda Childs allumait un magnétophone dans l’appartement, elle descendait dans la rue et, pendant six minutes, elle indiquait des détails de façades, créant ainsi une chorégraphie à distance. À la galerie Thaddaeus Ropac, on retrouvera des documents témoignant de sa collaboration avec Sol LeWitt, dont l’un des dessins muraux a été recréé. Il y a aussi des découvertes, des œuvres que très peu de gens ont pu voir, présentées pour la première fois depuis les années 1980 en France. Je pense aux pièces Relative Calm (1981) et Portraits in Reflection (1986), qui ont été réalisées respectivement avec Robert Wilson et Robert Mapplethorpe. On pourra voir les projections qu’ils ont réalisées pour les pièces, les différents motifs géométriques qui ont servi pour Relative Calm ainsi que le story-board de Robert Wilson. Pourquoi le travail de Lucinda Childs est-il davantage connu en France qu’aux États-Unis ? De manière schématique, son travail dans les années 1960 et jusqu’en 1976 a été réalisé exclusivement aux États-Unis, jusqu’à sa participation à l’opéra Einstein on the Beach de Philip Glass et Robert Wilson.

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Dance (1978)

C’est le moment où la scène artistique new-yorkaise est extrêmement consistante et où Lucinda Childs élabore ses projets. De 1976 à 1986, elle présente ses œuvres en Europe et aux États-Unis – elle collabore alors avec Robert Wilson. Sous l’administration conservatrice de Reagan, les subventions pour les artistes diminuent. Une cabale est montée contre Robert Mapplethorpe, et elle en fait les frais. Dans les années 1990, elle présente son travail en Europe, il trouve un écho en Italie, en Allemagne, en France, et depuis 2005 il connaît un regain d’intérêt aux États-Unis, notamment avec The Pew Center for Arts & Heritage de Philadelphie, qui a été le premier à travailler sur ses archives. J’ai eu connaissance de ce projet alors que j’avais déjà commencé mes recherches. Dans l’exposition « Dances tracées », réalisée en 1991 par Laurence Louppe et Bernard Blistène, les partitions chorégraphiques de Lucinda Childs étaient montrées pour la première fois en France. Qu’entendez-vous par « partition chorégraphique » ? Il ne s’agit pas d’une transcription du mouvement à proprement parler, comme la notation Laban. Lucinda Childs indique simplement les parcours. En 1965, elle découvre le livre d’un architecte qui a reproduit le trajet de Martha Graham pendant une chorégraphie, comme si les déplacements étaient vus du dessus. Ce point de vue sur la danse, c’est-à-dire représenter tous les déplacements d’une pièce en un seul dessin, vu par le haut, inspire Lucinda Childs pour élaborer ses premiers croquis. Dans les années 1970, quand elle élabore ses pièces minimalistes, composées de simples déplacements,

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Il y a donc un geste graphique et un geste chorégraphique... Ces deux éléments partagent la même étymologie. Quand on parle de chorégraphie, on parle bien d’écriture, de dessin, on parle d’écriture du mouvement. Lucinda Childs est une chorégraphe qui a pensé la danse comme écriture. C’est incontestable. L’écriture est pour elle une manière de multiplier les points de vue sur le mouvement. La pratique graphique est donc véritablement un dispositif pour générer et approcher le mouvement. Lucinda Childs, Sol LeWitt Dance III, 1979 – Score format (diagramme) Dance

de marche, cela lui permet de représenter en intégralité l’élément central qui constitue la chorégraphie. Néanmoins, elle ne note pas le mouvement des bras, laissés à la discrétion des danseurs. On voit comment, à partir d’un système de notation très spécifique, elle développe tout un langage graphique qui lui permet de penser et de générer la danse. Un autre enjeu de cette exposition est de donner à voir ces objets qui ont une valeur esthétique vraiment marquante, et de montrer leur usage : ils sont liés à des processus et à des manières de créer le mouvement. Une chorégraphie peut donc être interprétée à partir d’une partition. C’est ce que Lucinda Childs réalise dans les années 1970. On a du mal à comprendre cette notion, mais il est en réalité beaucoup plus simple de travailler à partir d’une partition chorégraphique qui spécifie les changements de direction que de passer par une vidéo qui obligerait à les noter ou à les compter. C’est un outil beaucoup plus efficace. Il s’agit aussi de trouver une technique de mémorisation pour le danseur, qui passe souvent par la réécriture. Les partitions sont-elles écrites avant ou après la création chorégraphique ? Les partitions chorégraphiques à proprement parler sont écrites après la création. C’est une manière d’archiver la danse. Toutefois, dans les années 1970, Lucinda Childs invente un procédé graphique qui lui permet de générer les motifs essentiels d’une chorégraphie par le dessin. Par exemple, une rosace qui combine des arcs de cercle offre un ensemble de combinaisons possibles (croisements

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Il en ressort l’idée très forte d’une architecture chorégraphique préexistante au mouvement... Je pense que le terme « architecture » est très juste. L’architecture offre des possibilités de déambulation et de déplacements, elle organise une situation sans pour autant donner une direction. Dans le parcours de cette exposition, j’ai justement pensé à cette notion de déambulation. Dans un récent entretien, vous évoquez l’idée de « déloger le regard du spectateur ». Quel regard souhaiteriez-vous qu’il porte sur Lucinda Childs après avoir visité cette exposition ? La danse contemporaine a été marquée ces quinze dernières années par une approche très didactique. Il s’agissait d’expliciter et de faire comprendre le mouvement. Lucinda Childs fait partie d’une génération qui a un point de vue radicalement différent. « Déloger le regard du spectateur » ne signifie pas lui en assigner un nouveau, il s’agit de le mettre en mouvement, de mettre ses sens, sa perception en marche, et donc de multiplier les points de vue. C’est à mon avis ce que fait la danse de Lucinda Childs et ce que je souhaite faire avec cette exposition. Son travail s’est d’abord articulé autour des mouvements quotidiens – des « objets trouvés », comme les appelaient les surréalistes. Ces objets trouvés, qui étaient des mouvements, des rituels, constituent la matière première de son travail. Au début, elle n’est là que pour réagencer, réarticuler, transmettre ces objets. Et c’est pour cela que je parlais d’une disparition au cœur de son œuvre. Lucinda Childs n’est finalement qu’une personne qui agence, qui transmet et qui laisse sa danse comme un objet trouvé, un objet qui sera trouvé par d’autres. E N T R E T I E N R É A L I S É PA R O D I L E L E F R A N C

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© Nathaniel Tileston

de un, deux, trois ou quatre arcs de cercle) que la chorégraphie va séquencer et organiser dans le temps. Le dessin permet alors d’explorer systématiquement les possibilités offertes par un motif géométrique.


BONNES FEUILLES Ravive DE ROMAIN VERGER /// ÉDITIONS DE L’OGRE /// E N L I B R A I R I E L E 2 0 O C TO B R E 2 0 1 6 / / / 1 7 € / / / E X T R A I T D E L A N O U V E L L E L E C H Â T E A U , D E S PA G E S 1 4 À 1 8

Chaque jour de cet été lointain, j’arpentais la plage découverte, un œil fixé sur la montre pour ne pas risquer de me retrouver encerclé par l’eau, contraint de me réfugier sur un îlot rocheux où il m’eût fallu passer la nuit. Je disposais de deux bonnes heures pour jouer avec mon cerf-volant, gagner le château et grimper sur les plus hauts rochers, d’où j’observais ses habitants : un couple, leurs trois enfants et l’impotente grand-mère qu’en l’espace d’un mois je n’avais vue remuer un cil. De l’aube au crépuscule, vissée à son fauteuil roulant, les bras soudés aux accoudoirs, elle suivait la rotation du soleil de son allure de sphinx plastiné. À tour de rôle, et toutes les demi-heures, ils la poussaient d’un ou deux mètres pour qu’elle restât dans l’ombre de la propriété. Selon l’heure à laquelle je parvenais là-haut, je retrouvais parfois la paralytique tournée vers moi, dans mon axe exact, tel un arbitre oublié sur sa chaise au terme d’un interminable tournoi. S’il m’était impossible de distinguer son expression, je ne pouvais soutenir ce faceà-face et attendais dissimulé qu’on la fît rouler de quelques degrés vers l’est. En trois semaines, ces gens m’étaient devenus familiers. Depuis la roche plate, je m’imaginais petit mousse perché à la grande hune chargé de l’équipage. À contre-jour, le château fendait l’onde de son étrave. Je calais sa direction sur celle des panaches de fumée que crachaient ses tourelles. Et lorsque le vent faiblissait, je déployais mon cerf-volant qui filait à la proue du paquebot pour lui faire gagner quelques nœuds. Par calme plat, je descendais sur le pont et partageais leur singulière retraite. Je veillais au rhum et à l’humeur de tous, installais la vieille femme paralytique à l’avant pour qu’elle effrayât baleines et pirates. Et quand la mer était pleine et qu’elle battait l’écrin rocheux de ses paquets, je regardais frémissant le vaisseau fantôme de la fenêtre de ma chambre, craignant que sa coque de pierre ne cédât, noyant l’embarcation. Or un jour, l’aîné des enfants m’aperçut. Il escalada aussitôt les rochers en moins de temps qu’il ne m’en fallut pour filer. Je me retrouvai face à lui qui me dépassait d’une tête, me toisant de son regard de cerbère par lequel je compris que j’avais violé son domaine. Ses cheveux roux empesés de sel, son nez et ses épaules pelés et sa lèvre inférieure fendue lui donnaient un air de matelot aguerri. « Solal », se présenta-t-il en me tendant la main. Puis il m’arracha mon cerf-volant, en déploya les ailes dans le soleil. Je crus un instant que de cette roche haute, il allait s’envoler et y brûler le reste de sa peau. « Donne-le moi, me dit-il, et je te fais visiter.  » Et le voilà qui me tirait déjà parmi les rochers. Je crus tout d’abord que nous allions gagner le sable où se dressait la grille d’accès au

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château, mais c’est dans la roche que nous nous enfonçâmes. Je peinais à suivre Solal qui connaissait manifestement ce dédale de pierres comme sa poche. À sa suite, je me glissais dans des failles, enjambais les rochers ou m’y laissais glisser sur les fesses, m’y écorchant les mollets. Je le perdais parfois de vue, puis la toile colorée du cerf-volant perçait la pénombre et je pressais le pas pour le rejoindre  ; et, soudain, il disparaissait de nouveau tel un fil dans un chas d’aiguille. Jusqu’où allions-nous encore descendre ? Nous étions sous le château peut-être, dans le secret minéral de son assise. La roche s’assombrissait à mesure, tout humide du précédent flot. Il fallait parfois lâcher prise et se laisser tomber en contrebas à l’aveugle. Alors des vésicules de fucus éclataient sous notre poids. Le cerf-volant accrochait le granit, s’y déchirait et la pierre jalouse en retenait des lambeaux multicolores. Lorsque nous balayions la paroi de nos mains, nous assurant contre la glissade, des bigorneaux cascadaient sur la pierre et chutaient dans l’obscurité. Des crabes détalaient d’entre nos pieds et filaient se tapir dans les fissures. Puis le silence revenait, un silence de caveau qui rendait perceptible la pétillante respiration du varech. Solal finit par s’arrêter et s’asseoir. «  Nous y sommes presque  », me dit-il. Il sortit un briquet, du papier et un peu de tabac de la poche de son caleçon de bain et roula une cigarette entre ses doigts. Il l’alluma, ferma les yeux et tira dessus. J’en profitai pour dévisager l’étrange garçon qui de ses pieds allait et venait dans les algues et cherchait à y entortiller ses orteils, en nabab bretonnant. De sa main libre, il caressait la pierre sur laquelle il était assis, en pinçait les grains comme pour les en détacher. À chacune de ses bouffées, son visage s’éclairait d’une lueur rouge qui s’accordait à ses cheveux. Ses traits luisant de sel se détendaient et sa bouche esquissait un sourire énigmatique. « Tiens », me dit-il en me tendant sa cigarette. Je n’osai refuser, tirai maladroitement sur le clope qui me brûla la gorge et me fit tousser. Il me sembla que les rochers se décrochaient et que tout l’édifice de pierre allait nous écraser. Solal rit à gorge déployée du tour qu’il m’avait joué, d’un rire que l’écho rendait caverneux et monstrueux. Et quand il eut fini de fumer, il se leva et nous poursuivîmes notre descente à la lueur de son briquet. Le bruit de la mer se fit entendre, un bruit sourd comme lorsqu’on met un coquillage à son oreille, un lointain et grave clapotis. Cela faisait déjà un bon quart d’heure que la mer était basse. Je fis remarquer à Solal qu’elle ne tarderait plus à remonter, que si nous ne sortions pas de là rapidement, je ne pourrais regagner la plage et rejoindre mes parents. « Minute, papillon ! me lança-t-il. On y est presque.  » Les roches avaient entièrement disparu sous l’épaisse toison de goémons d’un noir de jais huilé que des trames de lumière argentaient çà et là. Enfin, Solal s’arrêta au bord d’une cavité, une sorte de puits formé par les rochers. Je me penchai au-dessus du trou obscur, cherchai en vain à distinguer la mer qui clapotait tout au fond. Il en émanait une odeur âcre de peau de mouton macérée. « Penche-toi », me dit-il en allumant son briquet. Il enflamma quelques feuilles de papier à cigarette qui voletèrent en se consumant dans le puits,

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l’éclairant d’une lumière palpitante. Alors apparut l’immonde chose : un petit corps recroquevillé et flacheux, d’un enfant vraisemblablement, dont le ventre creusé moussait sous le festin des tourteaux. Avec le flux et le reflux, des lambeaux de chair se décollaient des flancs, ondulaient comme de blanches soles, puis recollaient lâchement au corps. Accroupi et fouillant de mes mains dans le noir et profond varech pour y trouver l’appui ferme de la roche, je regardais, tétanisé. Pas une seule seconde je n’avais fait le lien avec Solal. Naïvement, j’y avais vu une sorte de monstruosité de la nature, le rejeton des éléments couvé dans la sordide complicité de la mer et des rochers. Dans le trou, Solal jetait l’une après l’autre les feuilles de papier enflammées. Elles planaient comme du feu qui très lentement coule dans une eau noire. «  Tu vois ce qui attend les curieux de ton genre » me dit-il avant de baisser son caleçon et d’uriner dans la fosse. Il s’appliqua à diriger son jet qui éclaboussa d’abord algues et rochers, puis il visa la tête du petit cadavre, ajustant sa trajectoire de sa main. Sous le jet fumant d’urine, le nez se décolla et les lèvres se détachèrent par morceaux jusqu’à découvrir une denture perplexe d’une blancheur de seiche qui s’ouvrit du menton jusqu’aux yeux. Et le jet percutant l’os et l’émail, on eût dit que la mer pianotait sur lui en tintinnabulant. De l’écume pisseuse mêlée d’humeurs lui sortait par les orbites et les oreilles. Mais la mer aussitôt lavait l’enfant de sa toilette baptismale et le petit corps amolli s’affinait, dont l’épure quasi abstraite se tordait et se distendait sous l’eau. «  Ne dis à personne que tu es venu là, sinon... » et de l’ongle de son index qu’il m’appliqua sur la gorge, Solal fit mine de la trancher. « Il faut y aller maintenant, la mer remonte. » Il tira sur son caleçon, déplia mon cerf-volant qui n’était que charpie, y mit le feu de son briquet et le jeta tout enflammé dans le trou. Un instant, il me sembla que la vie pétillait tout au fond. Puis la fosse s’emplit d’une nuit fracassante. De tous les interstices, de toutes les failles de la roche, la mer mugissait comme une foule en colère. Et je suivais Solal, confiant. J’avais échappé à la mort, me sentais allégé, comme si l’on m’avait délesté d’une partie de moi-même

© Éditions de l’ogre

qui resterait à jamais là, tout au fond, à croupir.

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SOULÈVEMENTS

SOULÈVEMENTS

Soulèvements C ATA L O G U E D ’ E X P O S I T I O N , S O U S L A D I R E C T I O N D E G E O R G E S D I D I - H U B E R M A N / / / C O É D I T I O N J E U D E PA U M E E T G A L L I M A R D / / / E N L I B R A I R I E L E 2 0 O C T O B R E 2 0 1 6 / / / 4 9 € / / / E X T R A I T D E PA R L E S D É S I R S ( F R AG M E N T S S U R C E Q U I N O U S S O U L È V E ) ,

Gallimard | Jeu de Paume

Gallimard | Jeu de Paume

DE GEORGES DIDI-HUBERMAN S O U L È V E M E N T S , E X P O S I T I O N A U J E U D E PA U M E D U 1 8 O C T O B R E A U 1 5 J A N V I E R 2 0 1 7 .

Depuis les profondeurs Soulever le monde : il faut des gestes, il faut des désirs, il faut des profondeurs pour cela. L’enfant qui soulève ses draps de lit ou qui crève la panse de son polochon devient lui-même – avec ses amis rebelles, réels ou imaginaires – surface à soulever et corps à disséminer partout dans l’espace. La joie est spacieuse, on le sait : c’est en tant que joie fondamentale que l’acte du soulèvement élargit, dilate le monde autour de nous et nous met en rythme avec lui. Henri Michaux, dans ses expériences psychiques ou «  psychotropiques  », parvenait bien à de semblables mouvements : « Éclaboussement de blanc crayeux... De toutes parts fusent des sortes de sources blanches. [...] Des draps blancs, des draps blancs qui seraient vertigineusement secoués et frémissants. Comme si je venais d’entrer dans une nouvelle patrie, où au lieu du drapeau tricolore, de couleurs, et de n’importe quoi, on y arborait, et en quantité folle, le seul blanc, blanc diamant, étrange patrie nouvelle où à tout autre occupation on préfère dresser et faire flotter des linges blancs dans une fête délirante qui ne cesse pas. » C’est encore dans L’Infini turbulent, en 1957, que le poète parlera de ces soulèvements profonds par lesquels l’exaltation elle-même n’advient qu’à travers ce qu’il nomme, admirablement, une « confiance d’enfant » : « Exaltation, abandon, confiance surtout : ce qu’il faut à l’approche de l’infini. Une confiance d’enfant, une confiance qui va au-devant, espérante, qui vous soulève, confiance qui, entrant dans le brassage tumultueux de l’univers [...], devient un soulèvement plus grand, un soulèvement prodigieusement grand, un soulèvement extraordinaire, un soulèvement jamais connu, un soulèvement par-dessus soi, par-dessus tout, un soulèvement miraculeux qui est en même temps un acquiescement, un acquiescement sans borne, apaisant et excitant, un débordement et une libération, une contemplation, une soif de plus de libération, et pourtant à avoir peur que la poitrine ne cède dans cette bienheureuse joie excessive, qu’on ne peut héberger, qu’on n’a pas méritée, joie surabondante dont on ne sait si on la reçoit ou si on la donne, et qui est trop, trop... Hors de soi, aspiré plus encore qu’aspirant dans une rénovation qui dilate, qui dilate ineffablement, de plus en plus. »

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Voilà qui ouvre, comme l’écrira plus tard Henri Michaux, une voie pour l’insubordination : texte étrange qu’il a également voulu intituler Voie pour l’exaspération ou pour l’essentielle contestation-insubordination. Il y est question d’« esprits frappeurs » et de « bruits fantômes », tout ce qui fait la matière de certaines croyances populaires et de certains genres littéraires fantastiques, anciens ou contemporains. Tout ce qui fait, aussi, la vérité psychique de certains gestes considérés comme anormaux ou asociaux. Le secouement des draps ne nous dit-il pas d’ailleurs, depuis le début, qu’un spectre hante toute cette chorégraphie des soulèvements  ? «  Des objets soudain bougent tout seuls, des tiroirs s’ouvrent, des ustensiles sont soulevés, des meubles, les pesants comme les autres, de lourds bahuts changent de place, [...] des pierres tombent lancées d’on ne sait où, des morceaux de tuile à la trajectoire absurde, jusqu’au bout imprévisibles. » Tout cela émané d’une force fondamentale qui est d’abord révolte psychique : l’« insoumission » d’une enfant désireuse d’échapper au cadre parental et avide de ses propres «  mouvements libres  ». C’est Zéro de conduite en mode gore, c’est comme un début pour ce qu’à propos des films de George A. Romero on a pu nommer la « politique des zombies », celle des émeutes et des meutes fantomales. Michaux décrit ainsi la petite fille maléfique, «  frappeuse  » et «  insubordonnée  », du Poltergeist : « Aussi longuement qu’on l’observe, on ne lui voit pas faire un geste suspect. Elle se tient habituellement tranquille. Aucun effort sur le visage. Pas une crispation. Pas une tension. Dans son maintien rien de spécial. [Mais] elle serait capable d’insoumission, et une fameuse insoumission avec une force de géant. Fatiguée sans doute des attitudes de contrainte, elle dérangerait l’insupportable intérieur où rien ne se passe. Ce n’est pas de l’art – registre qui ne l’intéresse pas –, même pas celui des farces, rien qui se dirige vers la drôlerie ou vers le tragique, ou vers le théâtre [...]. Pas de plan. De l’éparpillement. [...] Elle commet des attentats. Réponse au quotidien par les objets du quotidien, elle porte atteinte à l’ordonnance mobilière, à l’apparente loi des choses à l’intérieur d’un logis. Attentats à la quiétude, à l’atmosphère paisible et bourgeoise, à la vieille interdiction de bouger. » Le poète a bien raison d’affirmer dans ces pages – comme, à sa façon, Pasolini le redira aussi –que l’insoumission est d’autant plus radicale qu’elle n’a rien à voir, d’abord, avec quelque « volonté d’art » que ce soit. On se soulève pour manifester son désir d’émancipation, non pour l’exposer comme un bibelot dans une vitrine, comme un vêtement dans un défilé de mode ou comme une « performance » dans une galerie d’art contemporain. La puissance et la profondeur des soulèvements tiennent à l’innocence fondamentale du geste qui en décide. Or l’innocence n’est en rien une qualité esthétique. La « voie pour l’insubordination » d’Henri Michaux rejoint ici tout ce que Federico García Lorca avait déjà énoncé du cante jondo ou « chant profond » à travers la catégorie populaire – immémoriale et survivante – du duende, qui n’est pas sans rapports, ethnologiquement parlant, avec les « esprits frappeurs » des traditions plus septentrionales. Profondeur et soulèvement du duende : « Le duende vous

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monte en dedans » (« el duende sube por dentro »), formule que García Lorca affirme avoir entendue chez « un vieux maître guitariste » andalou. Il faut rappeler les distinctions alors établies par l’auteur du Romancero gitano : si l’ange est fait pour nous élever et la muse pour nous émerveiller, le duende, lui, nous soulève depuis ses profondeurs insues, qui sont nos propres motions intérieures, nos plus extrêmes désirs : « C’est dans les ultimes demeures du sang qu’il faut le réveiller », écrit le poète, signifiant par là que, loin de toute transcendance (religieuse) ou de tout idéal (artistique), le cante jondo doit sa force de soulèvement à la profondeur même de son duende en tant que désir d’être libre – immanent et libre jusqu’aux points de rupture où « il n’existe ni carte ni ascèse. On sait seulement que [le duende] brûle le sang comme un topique styles, qu’il force Goya, passé maître dans les gris, les roses et les tons d’argent de la meilleure peinture anglaise, à broyer avec les genoux et les poings d’horribles noirs de bitume », ces noirs qui viennent du fond puis deviennent la matière même des clameurs, toutes ces bouches sombres-ouvertes par lesquelles le peintre aura su nous figurer ce que c’est que le «  son noir  », le sonido negro du chant où s’élèvent les plaintes, les colères et l’énergie d’insurbordination des peuples en souffrance.

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© Jeu de paume / Gallimard

de verre, qu’il épuise, qu’il rejette toute la douce géométrie apprise, qu’il brise les


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