R E V U E
C U L T U R E L L E
G R A T U I T E
L A F Ê T E L A N U I T O VA L E N T I N D E B O U L O G N E O L A B O U C H E P É N É LO P E À S O N M É T I E R O E N I M AG E S O L A N U I T V É N I T I E N N E
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Valentin de Boulogne, David tenant la tête de Goliath avec deux soldats (détail) © Museo Thyssen-Bornemisza, Madrid. Conception graphique : C. Geney et J. Richard / musée du Louvre.
VALENTIN DE BOULOGNE RÉINVENTER CARAVAGE
Du 22 février au 22 mai 2017 exposition au musée du Louvre
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La couleur des pivoines PA R A L E X A N D R E C U R N I E R « Le genre de travail que j’ai voulu faire exige que j’apprenne à manœuvrer la langue pour la libérer de l’emploi parfois sinistre, souvent paresseux et presque toujours prévisible d’enchaînements raciaux déterminés et chargés de sens. » Toni Morrison, Playing in the Dark
114-116, boulevard de Charonne 75020 Paris contact@noto-revue.fr Retrouvez-nous sur Facebook /notorevue Twitter @noto_revue Instagram @noto_revue D I R EC T E U R D E L A P U B L I C AT I O N
Alexandre Curnier CO O R D I N AT I O N E T D É V E LO P P E M E N T
Clémence Hérout
Le musée d'Orsay a accueilli la deuxième étape de l’exposition Frédéric Bazille, la jeunesse de l’impressionnisme. Cette rétrospective est d’autant plus remarquable qu’un geste politique a discrètement été réalisé. Sous un turban de madras, le visage d’une jeune femme au regard brun, que souligne un chemisier blanc à col cranté. Dans un premier tableau, elle porte un panier de tulipes, roses, lilas, iris et de la main droite nous offre un bouquet de pivoines ; dans le second, elle les dispose dans un vase. Frédéric Bazille s’est certainement inspiré de l’Olympia de Manet, où une servante noire, à qui il offre un gros plan, porte, derrière le sujet principal et diaphane, un bouquet de fleurs. Découvert en juin 2016 au musée Fabre de Montpellier 1 (rappelons la beauté des collections de ce musée), le titre de ces deux œuvres, Négresse aux pivoines, m’a plongé dans un grand étonnement, puis dans un désarroi solitaire. Arrivé au musée d’Orsay en novembre, le cartel de ces tableaux a été modifié. On a préféré le titre Jeune Femme aux pivoines 2. L’initiative en revient à Paul Perrin, conservateur des peintures au musée d’Orsay et commissaire de l’exposition, qui ouvre ainsi la voie à une nouvelle façon, en pesant son importance, d’intégrer l’histoire de l’art à notre histoire sociale et politique. Certains ne comprendront pas l’importance de ce geste. Ils confondront les attitudes, avec souvent l’argument de la nécessité de changer le titre de telle pièce de Jean Genet, tel autre de Bernard-Marie Koltès, une phrase chez André Gide ou Victor Hugo. Mais il n’y a pas de politique chez Bazille. Le titre est descriptif. On ignore son origine, qui ne relève pas de l’artiste 3, et la raison de l’utilisation de cette terminologie, avec « les stéréotypes racistes qui s’y rattachent 4 ». Mais ce qui est intéressant, c’est son utilisation, son autorisation – le musée devant faire autorité –, sa banalisation donnée aux visiteurs d’un musée de France aujourd’hui, pour identifier le simple portrait d’une jeune femme noire avec des fleurs.
Caroline Châtelet, Clémence Hérout S EC R É TA I R E D E R É DAC T I O N
Nicolas Emmanuel Granier AV EC L A PA RT I C I PAT I O N D E
Nicolas Alpach, Pascal Bernard, Valérie Coudin, Odile Lefranc, Victoria Okada, Gwénaël Porte, Juliette Savard Portrait. Pascal Bernard En images. Nicolas Alpach, Valérie Coudin (Patrimoine), Clémence Hérout (Métier d’art) La fête la nuit. Alexandre Curnier, Clémence Hérout Chroniques, Motif, Noto bene, Bonnes feuilles. Alexandre Curnier Culture et politique. Caroline Châtelet, Odile Lefranc CO N C E P T I O N G R A P H I Q U E
Juliane Cordes, Corinne Dury R É G I E P U B L I C I TA I R E
Mazarine culture Paul-Emmanuel Reiffers, président-directeur général Françoise Meininger, directrice du pôle culturel P H OTO G R AV U R E
Fotimprim, Paris IMPRIMÉ SUR LES PRESSES
Manufacture d’Histoires Deux-Ponts, Bresson
Un musée ne devrait-il pas considérer la puissance de ce qu’il véhicule ? Réfléchir à ce que peut renvoyer une œuvre qui, même ancienne, reste bien vivante – puisque regardée et admirée –, enfin corriger « la myopie du passé 6 » ?
DÉPÔT LÉGAL :
Une jeune fille, peut-être 15 ans, détaille un tableau. Elle remarque les sept tulipes jaunes et la boucle d’oreille de corail. Elle lit que la tableau date de 1870, comme l’a indiqué l’artiste juste après sa signature. Elle regarde ce tableau en 2017, au musée d’Orsay. Elle aime le visage attentif de cette jeune femme, adouci par les fleurs de printemps. Il ressemble, par certains traits, à celui de sa grand-mère. Le titre de ce tableau est Jeune Femme aux pivoines.
Formulaire d’abonnement page 06
1. NOTO était partenaire de l’exposition au musée Fabre. Cf. le texte de Paul Perrin, « La chaleur fait tout évaporer et règne tran-
Nous adressons nos remerciements à tous ceux qui ont contribué à la préparation et la réalisation de ce numéro, en premier lieu les auteurs. Nos remerciements vont également à Clément Charles, Impression : DEUX-PONTS Philippe Comar, Sébastien d’Hérin, Coralie James, Robert Levy, Aurélie Mongour, Marc Petit, Isabelle Reyé, Christophe Robert et Emmanuel Schwartz. Imprimé et façonné par MANUFACTURE D'HISTOIRES DEU
quille et seule. Le dernier été de Frédéric Bazille », NOTO 6, été 2016. – 2. Le titre n’a pas été modifié dans le catalogue d’exposition ni, à ce jour, sur le site Images d’arts de la RMN-Grand Palais. Le second tableau, de la collection de la National Gallery of Art, est référencé, depuis les années 1990, sous le titre Young Woman with Peonies. – 3. On ne trouve pas mention de ces deux tableaux dans la correspondance de Frédéric Bazille, qui évoque dans plusieurs lettres Les Fleurs de Suzanne. À sa présentation au Salon d’automne de 1910, le tableau (celui avec le vase) était exposé sous le tire de Négresse aux pivoines. – 4. Kimberly A. Jones, « Négresse aux pivoines », in Michel Hilaire et Paul Perrin (dir.), Frédéric Bazille, la jeunesse de l’impressionnisme, Flammarion, 2016, p. 176. – 5. « Lettre aux directeurs et directrices de théâtre ou de festival et aux responsables culturels », 1er février 2016. – 6. Robert Storr, « Nouvelle présentation des collections modernes (1905-1965) », in Artpress no 425, septembre 2015, trad. Laurent Perez : « L’avenir de la France en tant que centre culturel mondial dépend entièrement de sa capacité à regarder vers l’extérieur autant que vers l’avenir et à créer des musées qui soient de ceux qui n’anticipent pas seulement le futur, mais savent également corriger la myopie du passé. »
ISSN :
février 2017
2427-4194
© NOTO est une revue trimestrielle gratuite publiée par les Éditions NOTO, SARL au capital de 5 000 €. © Tous droits réservés. La reproduction, même partielle, de tout article ou image publiés dans NOTO est interdite.
Imprimé et MANUFACTURE façonné par D'HISTOIRES DEUX-PONTS
S
En couverture : © Raphaël Neal pour NOTO
La culture possède une force, qui n’est pas seulement décorative. On ne s’engage pas dans la culture sans se saisir du pouvoir politique de son expression. Dans une lettre ouverte aux professionnels de la culture, le collectif Décoloniser les arts écrit : « Si la culture est le moyen de lutter contre les replis identitaires, une culture qui exclut et ne considère pas prend le risque de contribuer à l’apparition de certains identitarismes, nationalismes ou extrémismes religieux de tous crins 5. »
CO M I T É D E R É DAC T I O N
P O RT R A I T
YO A N B E L I A R D
Ground, 2014, graphite et encre sur calque polyester, 80 × 120 cm.
Au travers d’expériences (comme la série Sans titre – Révélation, transfert aléatoire par condensation d’une quantité d’eau sur une feuille enduite de graphite), de détournements d’objets ou de prélèvements d’images d’actualité, par exemple avec Smoke, Yoan Beliard manipule et rend perceptible l’action du temps qui passe. Ses œuvres, en deux ou trois dimensions, au pouvoir évocateur, s’organisent en séries. Elles sont autant d’explorations des strates temporelles et géologiques (en jeu notamment dans la série de relevés de sols urbains Ground) qui constituent notre environnement. Né en 1980, Yoan Beliard vit et travaille à Paris. Il est représenté par la galerie Un-Spaced. www.yoanbeliard.com
NOTO
2
© Yoan Beliard
YO A N B E L I A R D
Révélation, 2016, graphite sur calque polyester, 21 × 30 cm.
Smoke, 2010-2013, graphite sur calque polyester, 35,3 × 21 × 30 cm.
NOTO
3
DOMINIQUE DE FONT-RÉAULX Conservatrice générale au musée du Louvre, directrice du musée Eugène-Delacroix, Dominique de Font-Réaulx a été conservatrice de la collection de photographies du musée d’Orsay. Chargée de mission auprès d’Henri Loyrette pour la coordination scientifique du projet du Louvre Abu Dhabi, elle enseigne à l’École du Louvre, à l’Institut de sciences politiques de Paris, et est conseillère scientifique de la filière culture de l’école d’affaires publiques de Sciences-po. Commissaire de plusieurs expositions, en France et à l’étranger, elle est l’auteure de Peinture & Photographie. Les enjeux d’une rencontre, 1839-1914 (Flammarion, 2012).
FRANÇOISE FRONTISI-DUCROUX Helléniste, sous-directrice honoraire au Collège de France, membre de l’équipe d’A nthropologie et histoire des mondes antiques (Anhima), elle est l’auteure de nombreux ouvrages sur l’A ntiquité grecque, entre autres : L’Homme-cerf et la Femme-araignée (Gallimard, 2003), Ouvrages de dames. Ariane, Hélène, Pénélope... (Seuil, 2009). Elle vient de publier Arbres filles et Garçons fleurs. Métamorphoses érotiques dans les mythes grecs (Seuil, 2017).
ANNICK LEMOINE Directrice scientifique du festival d’Histoire de l’art et maître de conférences à l’université Rennes-2, Annick Lemoine a été commissaire de plusieurs expositions, dont « Les Bas-fonds du baroque. La Rome du vice et de la misère » (Rome, Villa Médicis ; Paris, Petit Palais, 2014-2015). Elle est commissaire invitée du musée du Louvre et du Metropolitan Museum of Art de New York, avec Keith Christiansen, John Pope-Hennessy, chairman du département des peintures européennes du Metropolitan Museum of Art, et Sébastien Allard, conservateur général, directeur du département des peintures du musée du Louvre, pour l’exposition « Valentin de Boulogne. Réinventer Caravage » (musée du Louvre, du 22 février au 22 mai 2017). Elle travaille actuellement à la rédaction d’une monographie sur l’artiste.
NOS INVITÉS VÉRONIQUE NAHOUM-GRAPPE Anthropologue, chercheuse en sciences sociales ; son dernier ouvrage Vertige de l’ivresse. Alcool et lien social a paru aux éditions Descartes & Cie en 2010.
RAPHAËL NEAL Né en 1980, Raphaël Neal est photographe. Ses images, exposées et publiées en France et à l’étranger, s’inspirent du cinéma, de la littérature et de ses rêves. En 2015, il a réalisé son premier film, Fever (Jour2Fête), l’histoire de deux lycéens assassins. Il travaille régulièrement avec des musiciens (My Brightest Diamond, The Divine Comedy, etc.), sur leurs photos et clips. Il prépare actuellement son prochain long métrage.
JEAN-PHILIPPE ROSSIGNOL Écrivain, il est l’auteur de Vie électrique (Gallimard, 2011) et Juan Fortuna (Christian Bourgois, 2015). Il prépare un livre sur la Sicile et Elio Vittorini. Critique pour Art press et le Goethe Institut de Paris, il travaille avec la galerie Analix forever à Genève et préside la compagnie Ghislain Roussel à Luxembourg.
JEAN STREFF Essayiste, romancier, scénariste et réalisateur, il est notamment l’auteur du livre culte Le Masochisme au cinéma (Henri Veyrier, 1978 et 1990), des Extravagances du désir (La Musardine, 2002) et du Traité du fétichisme à l’usage des jeunes générations (Denoël, 2005), qui a été traduit en japonais. Il est l’actuel secrétaire général du prix Sade, et son dernier roman, Théorème de l’assassinat (2015), est édité par les Âmes d’Atala.
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8 sommaire 08
LA FÊTE LA NUIT
11 « La fête présente un miroir brouillé du monde »
64 Ceci est une image du réel :
E N T R E T I E N AV EC V É RO N I Q U E N A H O U M - G R A P P E
Tous ensemble tous ensemble
16 La Nuit vénitienne D ’A L F R E D D E M U S S E T, I L L U S T R É E PA R R A P H A Ë L N E A L
« Razetta ! le premier mauvais sujet de la ville refusera-t-il une partie de fous ? Je te somme de prendre un rôle dans notre mascarade, et de venir nous égayer. »
Jour de foule
16
Valentin de Boulogne, l’art plus vrai que nature Peintre singulier, célèbre en son temps, Valentin de Boulogne réinventa l’art du Caravage.
Archetier
37
C U LT U R E E T P O L I T I Q U E
Enquête sur le droit à photographier dans le domaine public. PA R C A R O L I N E C H Â T E L E T
PA R C L É M E N C E H É R O U T
74 Patrimoine L’École des beaux-arts de Paris
PA R N I C O L A S A L PA C H E T VA L É R I E C O U D I N
46 « La culture, c’est le signe de la liberté »
83 No photo !
Dans son atelier, Joséphine Thomachot fabrique des archets ; le savoir-faire est essentiel, tout comme la passion et l’instinct.
Visite privée et découverte des lieux les plus secrets d’une école bicentenaire.
PA R O D I L E L E F R A N C
PA R F R A N Ç O I S E F R O N T I S I - D U C R O U X
50 Métiers d’art
PA R A N N I C K L E M O I N E
E N T R E T I E N AV E C L A U R E N C E E N G E L S
Analyse
Machine à remonter le temps
E N I M AG E S
PA R J E A N - P H I L I P P E R O S S I G N O L
37 M O T I F – A RT
70 Pour l’intelligence des poètes :
32 Le costume taché de sang
PA R D O M I N I Q U E D E F O N T- R É A U L X
59
P R E M I È R E F O I S
88 Cœur à corps D ’A N N E - L A U R E C A M B O N
89 L’Ère du tonnerre D E LO U N A D E L B O U Y S - R OY
C H R O N I Q U E S
90 N O T O B E N E
NOTO aime et recommande
59 Cet objet du désir :
La bouche
Mythes de la caverne PA R J E A N S T R E F F
83
la fĂŞte la nuit
« Les nuits où nous avons dormi sont comme si elles n’avaient jamais été. Restent seules dans notre mémoire celles où nous n’avons pas fermé l’œil : nuit veut dire nuit blanche. » Émile Cioran, De l’inconvénient d’être né, 1973.
« – Venez ! dit-il d’un ton impérieux Et il s’élança dans la nuit, suivi de John, de Michael et de Wendy. » James Matthew Barrie, Peter Pan, 1911, trad. Yvette Métral.
« Et les noctambules, sans trêve, vont toujours, confits dans leur rêve. » Ernest d’Orllanges, Les Noctambules, dans Les Nuits parisiennes, 1883.
« “... Quel bruit ferait le monde le jour où Paris se tairait !” Paris ne pouvant donc se taire, pour ne pas abdiquer, ne se couche jamais – afin d’être plus tôt levé. »
© Thomas Lévy-Lasne
Alfred Delvau, Trois Heures du matin, dans Les Heures parisiennes, 1866.
Thomas Lévy-Lasne, Fête 30 (détail), 2011, aquarelle sur papier.
« L A F Ê T E P R É S E N T E U N M I RO I R B RO U I L L É D U M O N D E » E N T R E T I E N AV E C V É R O N I Q U E N A H O U M - G R A P P E R É A L I S É PA R A L E X A N D R E C U R N I E R AV E C L A C O L L A B O R AT I O N D E C L É M E N C E H É R O U T
« Comme le temps est calme, et la jeune fin de la nuit délicatement colorée 1 ! » Les poètes ont beaucoup contemplé la nuit. Une nuit solitaire, grandiose, mystique. Vincent Van Gogh n’allait-il pas, pour contenter son « besoin terrible » de religion, « la nuit dehors pour peindre les étoiles 2 » ? La nuit, cette partie intégrante d’un jour, est aussi l’écrin de la fête, « les nuits blanches, les fous rires dans la pénombre, les poursuites dans les ruelles, les amours sans suite et les imprudences sans conséquence 3 ». La fête la nuit libère, rassemble, invente – tel Ulysse qui fabrique la nuit des histoires vraies pour « tromper amis et ennemis et se divertir 4 ». Enfin, la fête la nuit improvise car, comme la Révolution, « la fête est une création impérieuse à la manière de l’instinct 5 ». La fête la nuit est une ronde instable, qui rend compte de l’état de nos libertés.
Thomas Lévy-Lasne, Fête 30, 2011, aquarelle sur papier.
La Nuit vénitienne d’Alfred de Musset, reproduite dans ce numéro de NOTO, se déroule le temps d’une noce. Les attributs de la nuit et de la fête (musique, masque) servent à la dramaturgie de l’histoire. Il semble difficile de dissocier la fête de la nuit. La pièce de Musset montre que le temps de la nuit est différent du temps diurne : en s’enfonçant dans la nuit, le temps se dilate et s’enfonce, il est courbe : ici, la tension tragique se déjoue pour se terminer en fête. La durée de la nuit nous éloigne de plus en plus du matin, mais aussi de la vision de notre « nous-même » diurne. Les trahisons et les promesses nocturnes n’ont par exemple pas le même sens d’engagement, la même gravité d’inscription, que des trahisons et promesses diurnes : ainsi, dans cette Nuit vénitienne, le personnage de Razetta, au lieu de se tuer comme promis, part souper avec ses amis... La pièce montre que la nuit n’est pas un temps homogène, c’est une durée qui glisse sur le côté, qui s’ouvre sur ce qu’on n’a pas pensé. L’insomnie euphorique décrite par Musset semble très moderne.
© Thomas Lévy-Lasne
Musset a placé sa pièce la nuit, car celle-ci permet de se libérer des lisibilités formelles du monde diurne, du regard des gens réveillés, du regard social. La nuit entraîne la désertification du monde social. D’où une solitude sous le ciel étoilé, d’où un vertige très concret lors d’une première nuit blanche. Pourquoi la nuit est-elle l’écrin indispensable de la fête ? Mais la fête peut avoir lieu le jour, lorsque la société se met en spectacle elle-même avec majesté. Il y a souvent NOTO
11
une partie diurne de la fête, avec défilés, remises de médaille, mariages, cérémonies religieuses, etc., qui ont non seulement lieu sous le soleil officiel, mais aussi sous la surveillance du collectif. Après la part cérémoniale de la fête commence une partie carnavalesque qui monte en intensité en s’enfonçant toujours plus loin dans la nuit. Ces deux moments ne doivent pas être mélangés. Car dans la seconde partie de la fête, qui peut d’ailleurs durer plusieurs jours, c’est le masque et l’excès, le bruit et le désordre, les prouesses des corps explosés par la musique, qui deviennent la norme. Ce moment carnavalesque s’offre comme un effacement provisoire et physique des frontières du jour, comme une fin ponctuelle des hiérarchies du social. Même au fond de la nuit festive débridée, il y a toujours une seconde barrière à ne pas dépasser : on peut se battre par exemple, mais pas tuer ; faire l’amour avec l’amie de son meilleur ami, mais pas avec sa sœur. La fête se présente comme un miroir brouillé du monde : il en reflète les tensions dans un tourbillon collectif qui frappe contre les digues. La nuit offre aussi un espace pour se sentir puissant en étant éveillé quand les autres dorment. La fête la nuit est le temps d’une nouvelle vie sociale. Pendant la journée, les choses sont définies physiquement et socialement, stabilisées par leur exposition au regard du monde diurne. La nuit, ces identités deviennent clignotantes, elles sont floutées par l’assombrissement de tout le visible. Dans le vide de la nuit, la solitude s’accroît : sous l’immense ciel étoilé, sous la lune, l’homme est toujours plus nu et plus seul que le jour, mais la solitude humaine dans la nuit est aussi plus vaste, plus illimitée, comme si un royaume
LA FÊTE LA NUIT
Si les identités sociales s’estompent, ce n’est pas le cas des identités de genre : les hommes et les femmes peuvent-ils vivre la fête la nuit de la même façon ? Les hommes habitent la nuit. Dès la fin de l’enfance, ils la traversent, la sillonnent avec beaucoup plus de variabilité dans leurs manières de le faire que les femmes : si elles marchent lentement sur un trottoir seules la nuit, c’est qu’elles le font. Le champ de la sexualité enferme et réduit tout l’éventail de sens de leurs promenades nocturnes possibles. Sous l’Ancien Régime, beaucoup de femmes européennes se déguisaient en hommes pour voyager, de jour et surtout de nuit. Pas de mobilité féminine nocturne non accompagnée et protégée. La nuit grandiose, philosophique, errante, libre enfin reste le territoire des hommes : lorsque les femmes s’y aventurent, leur vulnérabilité sexuelle présumée et réelle plus la nuit s’avance empêche et brouille leur liberté, entrave leur pensée et leur démarche. Après minuit, une baladeuse solitaire les mains dans les poches et sifflotant reste une exception dans nos villes. La nuit est un espace monopolisé par la masculinité. À ce propos, il faut voir le film Le Vertige des possibles de Vivianne Perelmuter (2014). Accompagner la nuit est aussi un marqueur d’identité, d’expérience. La première nuit blanche, à l’adolescence, est souvent un grand moment de coupure où on rompt avec le jour, la famille, le passé, la virginité, la sobriété, etc. La nuit est l’espace de la désaffiliation réelle, ressentie, d’un décadrage majeur de la conscience : passer une première nuit blanche, c’est souvent commencer à sortir de l’enfance. Au xvii e siècle, le roi est le maître de la nuit. Il ordonne les rites festifs nocturnes et a le pouvoir d’illuminer la ville. Tout pouvoir « absolu » veut dominer l’espace et le temps où grouillent et survivent les peuples. Dessiner murs et frontières, édicter des couvre-feux et éclairer comme en plein jour pour mieux tout surveiller sont des procédures qui vont dans le même sens : rabattre la nuit sur le jour, un jour de rêve pour le tyran, où le travail de tous est la règle, pendant que, de l’huître jusqu’à l’ange, de la prison jusqu’au trône, chaque être et chaque chose sont rangés à leur place. Dans nos sociétés occidentales mondialisées,
toute une évolution que personne n’orchestre tend à rabattre la nuit sur le jour, à l’éclairer, à la faire disparaître vraiment sur le web, à la remplir de tension, de rationalité diurnes... Il existe beaucoup de formes festives différentes les unes des autres : fêtes calendaires, individuelles, collectives, nationales, etc. Dans ces fêtes socialement codées et inscrites dans la mémoire et l’histoire, les fêtes nocturnes peuvent être organisées autour de spectacles utilisant la technologie du moment, qui produit quelque chose de visible. Le feu d’artifice est un objet de jubilation, où l’humain transforme le bruit et la fureur en un spectacle floral. Durant la Révolution, Robespierre cherche à épurer la nuit de son caractère festif, estimant que « le plus magnifique de tous les spectacles est celui d’un grand peuple assemblé 6 ». Ce n’est plus le spectacle, mais des idées politiques et intellectuelles qui unissent les citoyens. On a des images de grandes fêtes diurnes sous Hitler, Staline et même Poutine avec de grands défilés de gens qui se ressemblent : cet amour de l’homogène s’explique par la possibilité qu’il offre à l’œil de survoler et de dominer tout le monde. Le monde nocturne se situe donc complètement à l’opposé : le monde esthétique de la nuit est le lieu des différences invisibles mais exacerbées, des mobilités non maîtrisables. Le jour au-dessus de l’immense stade ou place, les corps visibles des armées, des processions, offrent à l’œil du pouvoir le gigantisme visible d’un seul coup d’œil, avec ses immenses perspectives à l’infini de rangées, de carrés, de corps humains soudés en un seul bloc, de chairs disciplinées. L’imaginaire nocturne est l’inverse de cela : foules désordonnées en tourbillons aléatoires, où chacun peut partir « en vrille » dans les rues ou sur les plages, se cacher dans une niche, sous une dune, etc. Le non-visible de la nuit ouvre le champ de ce qui peut échapper aux mille yeux des tyrans. La possession visuelle de l’autre collectif est un spectacle diurne, où le gigantesque le dispute à l’impeccable, toujours impitoyable.
La nuit est l’espace de la désaffiliation réelle, ressentie, d’un décadrage majeur de la conscience : passer une première nuit blanche, c’est commencer à sortir de l’enfance.
La nuit comme la fête revêtent un enjeu politique majeur, celui de la liberté. Les régimes autoritaires instaurent d’ailleurs souvent un couvre-feu. Je ne parlerais pas de liberté au sens politique, mais plutôt d’ouverture des possibles. NOTO
12
© Patrick Boucheron
se levait à l’horizon du regard : les clochards, les fugueurs en dérive sont seuls au monde le jour, mais la nuit, et seulement la nuit, parfois, le temps d’une illumination, ils se sentent les rois du monde...
LA FÊTE PRÉSENTE UN MIROIR BROUILLÉ DU MONDE
Une des mesures de la Révolution consista à maintenir un éclairage tout au long de la nuit. L’Internationale lettriste proposa de « munir les réverbères de toutes les rues d’interrupteurs ; l’éclairage étant à la disposition du public 7 ». L’histoire des villes montre que l’éclairage progressif des rues la nuit est perçu comme un progrès de la civilisation. Pas de mégapole sans éclairage utile au passant. En même temps, il y a un stéréotype, lié à l’existence des grandes villes aux lumières allumées la nuit, de constituer des matrices de décadence : les « nuits urbaines », objets de toute une imagerie, sont alors perçues comme un espace décalé et inquiétant où règnent les faux brillants, des leurres et des artifices, des fausses valeurs enfin jugées dangereuses comme les addictions licites ou illicites, la prostitution, les déviances qui flambent etc. Bref la nuit est, au sein de ce système d’images, l’espace de la perdition par excellence. Tag métropolitain, 2013 (dans Les Nuits parisiennes, xviii e - xxi e siècle d’A ntoine de Baecque, 2015).
La nuit est aussi « le temps des assassins », pour reprendre Rimbaud. Celui des terroristes, qui savent que, en frappant la nuit, leur action aura plus d’éclat. Je pense à la nuit des Longs Couteaux, la nuit de Cristal, les attentats de novembre 2015 en France... Le pouvoir cherche à minimiser cette source de dangerosité. La dictature n’aime pas la nuit, mais elle l’utilise pour accroître la terreur de sa répression, et c’est au petit matin que le pouvoir tue. La nuit porte une certaine violence, notamment politique. Je pense à la nuit de la Saint-Barthélemy. Dans La Reine Margot, Alexandre Dumas résume bien l’enjeu : « Le lundi, dix-huitième jour du mois d’août 1572, il y avait grande fête au Louvre. Les fenêtres de la vieille demeure royale, ordinairement si sombres, étaient ardemment éclairées [...]. Tout ce concours menaçant, pressé, bruyant, ressemblait, dans l’obscurité, à une mer sombre et houleuse dont chaque flot faisait une vague grondante. 8 » On pense au Quartier latin pendant mai 1968, mais aussi aux émeutes en Grèce en 2008, aux Printemps arabes de 2010, au mouvement des Indignés et à Occupy en 2011, à Nuit debout en 2016... La nuit est-elle le lieu de la révolution qui vient ? Toute grande manifestation emblématique d’une vraie révolte se poursuit la nuit et dure pendant des nuits et des jours : une occupation de place publique devient réelle la nuit. Le mouvement Nuit debout NOTO
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était très intéressant de ce point de vue : ne pas rentrer dormir est le début de l’aventure politique et humaine. On ne quitte pas la barricade pour aller dormir. On ne dort la nuit que quand tout va bien. Quand la situation, qu’elle soit personnelle ou sociale, devient grave, l’aisance psychologique est terminée et l’insomnie s’installe. Bien avant Nuit debout, l’historien Patrick Boucheron a photographié ce graffiti dans le métro : « Ils ont le pouvoir, on a la nuit 9. » La nuit appartient à ceux qui n’ont pas le pouvoir mais restent debout. Ce graffiti signifie : « On a la moitié du monde » car la nuit s’installe tous les jours dans le monde et ce « verso » du réel offre une plus grande hospitalité aux êtres qui, le jour, « ne sont rien », fugueurs et paumés. Certains décors urbains comme les tags se font la nuit sur des lieux très dangereux : en hauteur, sur les parois des tunnels du métro, sur les murailles bétonnées de la Petite Ceinture, etc. En tant que création collective nocturne, le tag a changé le corps urbain et ce, sur la planète entière : la nuit des « sans pouvoirs » fabrique du visible pour le jour. Je me souviens d’un graffiti lu sur le mur du RER dans les années 1980 : « Les formes de votre oppression seront l’esthétique de notre violence. » Entre l’illisible du tag nocturne et le brouillage du sens de tout le jour pour l’insomniaque en proie parfois à la « mort de colère » en face du monde diurne, il y a comme un écho. Aujourd’hui, notre société semble refuser l’esthétique de la nuit. On a artificialisé la nuit pour mieux incarner la fête, avec une mise en scène et une signalétique électrique – les monuments n’y échappent pas. Les municipalités travaillent sur des « plans lumières », les programmes radiophoniques et télévisés se poursuivent toute la nuit, etc. Pourquoi repoussons-nous la nuit ? L’humain est une espèce diurne qui, dans ce vide de la nuit pour lequel il n’est pas fait, éprouve une certaine anxiété : le noir absolu de la nuit totale fait ressentir l’invalidité absolue de l’être humain. L’éclairage diminue l’angoisse, car la nuit est beaucoup plus compliquée, imprévisible et oblique que le jour. En envahissant la planète, l’humain a tendance à transformer tout en jour, car c’est là qu’il se sent bien. L’insomnie gagne. L’angoisse planante collective qui naît en face de la nuit est une matrice de rumeurs. Mais elle n’est plus euphorique. Non, c’est de la vigilance. La fête a par ailleurs quitté
LA FÊTE LA NUIT
la nuit : il est ainsi possible de faire la fête toute la journée. Il existait avant certains univers professionnels qui ne s’arrêtaient pas la nuit, comme la maintenance, les hôpitaux ou l’armée. Aujourd’hui, la nuit se rabat sur le jour et il est désormais possible de faire ses courses...
Le noir donne l’impression d’allonger le temps. Dans les villes où le soir tombe à 16 heures, on a l'impression qu’il est 3 heures du matin à 21 heures. Mais, pour moi, repenser l’écologie de la nuit ne constitue pas un désenchantement. La nuit, notre visibilité est mise en péril, mais le théâtre de la nuit suppose un art de l’éclairage, celui qui en ce moment se transforme et innove dans les villes. Espérons que la beauté ira dans le sens de l’économie écologique. À Paris, il existe un conseil de la nuit, avec un « code de la nuit responsable 10 », laquelle doit être « sobre, calme et propre ». Ça ne me semble pas être compatible avec la fête. C’est une lutte qui renaît sans cesse entre les fêtes nocturnes de la jeunesse et les municipalités soucieuses de la « tranquillité des riverains » ; je pense qu’elle est sans fin, c’est une autre histoire. Jean Starobinski écrit à propos du peintre Antoine Watteau : « Ses assemblées sont en état instable. Nous nous trouvons, dans le temps comme dans l’espace, en bordure de la fête, au point où elle va commencer ou l’instant qui la voit s’éteindre [...] dans l’attente ou dans le souvenir du plaisir. [...] Il faut ensuite renouveler la fête, et la réinventer sous d’autres formes 11. » Après les attentats des deux dernières années, est-ce le moment de faire de nouveau la fête la nuit ? Quand la fête est finie, c’est la mort qui arrive. Des mondes, comme celui dépeint par Watteau, se sont perdus, mais la civilisation de la terrasse ne va pas être anéantie par les attentats. Chaque microgeste festif est une conquête des libertés sur l’enfermement des femmes, de la pensée, de la misère...
© Courtesy National Gallery of Art, Washington
L’architecte Robert Mallet-Stevens explique que « l’immeuble se doit d’être lumineux, ce sont les immeubles qui illuminent la rue, et non l’inverse ». C’était le cas jusqu’au xvii e siècle. Dans une démarche écologique et économique, faut-il s’attendre au retour d’une nuit plus naturelle dans les villes ?
1. Paul Valéry, Morceaux choisis, Gallimard, « Collection blanche »,
1930. – 2. Lettre à Theo Van Gogh (691, f), Arles, vers le samedi 29 septembre 1888 : « Cela n’empêche que j’ai un besoin terrible de, dirai-je le mot – de religion –, alors je vais la nuit dehors pour peindre les étoiles et je rêve toujours d’un tableau comme cela avec un groupe de figures vivantes des copains. » – 3. Françoise Sagan, Avec mon meilleur souvenir, Gallimard, « Collection blanche », 1984. – 4. Pietro Citati, La Pensée chatoyante, traduit de l’italien par Brigitte Pérol, Gallimard, 2004. « Le grand récit d’Ulysse aux Phéaciens et l’autre, plus bref, à Eumée provoquent [...] un enchantement, une fascination (thélgein), qui ôtent le sommeil, conformément à l’enseignement d’Hermès qui «éveille les yeux des hommes qui dorment». Comme Schéhérazade, Ulysse raconte la nuit : une nuit «incommensurable», qui échappe aux limites de ce que les dieux ont fixé ; un sommet, au-delà de toute règle, de toute norme, de tout temps. » – 5. Mona Ozouf, La Fête révolutionnaire (1789-1799), Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 1976. – 6. Discours de Robespierre le 18 floréal an II (7 mai 1794), avant le vote du décret instituant le culte et les fêtes consacrés à l’Être suprême, cité par Adolphe Thiers, Histoire de la Révolution française, Lecointre et Durey, 1823-1827. – 7. Guy Debord, Potlatch, bulletin d’information de l’Internationale lettriste, no 23, 13 octobre 1955, « Projets d’embellissements rationnels de la Ville de Paris » : « Les lettristes présents le 26 septembre ont proposé communément les solutions rapportées ici à divers problèmes d’urbanisme soulevés au hasard de la discussion. Ils attirent l’attention sur le fait qu’aucun aspect constructif n’a été envisagé, le déblaiement du terrain paraissant à tous l’affaire la plus urgente. Ouvrir le métro, la nuit, après la fin du passage des rames. En tenir les couloirs et les voies mal éclairés par de faibles lumières intermittentes. Par un certain aménagement des échelles de secours, et la création de passerelles là où il en faut, ouvrir les toits de Paris à la promenade. Laisser les squares ouverts la nuit. Les garder éteints. (Dans quelques cas un faible éclairage constant peut être justifié par des considérations psychogéographiques.) Munir les réverbères de toutes les rues d’interrupteurs ; l’éclairage étant à la disposition du public. » – 8. Alexandre Dumas, La Reine Margot, Garnier frères, 1845. – 9. Mentionné par Antoine de Baecque, Les Nuits parisiennes, xviiie-xxie siècle, Seuil, 2015. – 10. Édité par la Mairie de Paris. – 11. Jean
Starobinski, « La Fête et son lendemain » in L’Invention de la liberté, 1700-1789, Albert Skira, 1964.
NOTO
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Antoine Watteau, Les Comédiens italiens, vers 1720, huile sur toile, Washington, National Gallery of Art.
La Nuit vénitienne ou Les Noces de Laurette Comédie en un acte d’Alfred de Musset, 1830 I L L U S T R É E PA R R A P H A Ë L N E A L AV E C M A R T I N L O I Z I L L O N E T L U N A P I C O L I -T R U F F A U T
AV I S AU L EC T E U R PA R A L E X A N D R E C U R N I E R Ce beau corps, jusqu’au jour, où s’est-il étendu ? Alfred de Musset, La Nuit d’octobre « À Venise, un beau soir, il fait clair de lune ; les barques passent dans les lagunes au son des guitares et chargées de courtisanes 1. » La Nuit vénitienne est l’histoire d’une rupture. Razetta est amoureux de Laurette, mariée au début de la nuit au prince d’Eysenach. Razetta est désespéré. Mais la fête, la nuit vont jouer leur rôle. Le passage d’une gondole, d’amis masqués et de musiciens a le pouvoir du rêve. « J’ai changé subitement de pensée. Ce masque va m’être utile. Comment l’homme est-il assez insensé pour quitter cette vie tant qu’il n’a pas épuisé toutes ses chances de bonheur ? » Cette réplique de l’amoureux est à l’image du poète des Nuits. Musset est un joueur, que les fêtes vont accompagner toute sa vie. « Ces fuites dans l’alcool, dans les nuits de folie sexuelle, ces fugues nocturnes qu’il ne voulait ni raconter ni renier sont des affirmations d’indépendance 2 » écrit Philippe Soupault. L’histoire de la réception de La Nuit vénitienne procède de cette même indépendance. Paris, mercredi 1 er décembre 1830. La Seine est un long et épais miroir glacé, où se reflète le ciel d’un hiver figé. Mais les barricades ont tellement brûlé que le pouls des Parisiens s’emballe à l’odeur de la liberté. Les trois jours de juillet ont rappelé les ambitions de 1789. Le drapeau tricolore, remplacé par un drapeau blanc en 1814, chante très haut ses couleurs. Charles X est tombé, Louis-Philippe est le roi des Français. L’article 7 de la Charte constitutionnelle du 14 août, assurant que « la censure ne pourra jamais être rétablie », ouvre une parenthèse enchantée pour les auteurs. Enfin, Alexandre Dumas et Victor Hugo ont gagné, avec Henri III et sa cour et Hernani, la bataille du drame romantique. Le décor est encore frais et la costumière retire les dernières épingles de la robe de Mademoiselle Béranger, qui s’impatiente avant d’entrer en scène ; Jean-Charles Harel, le jeune directeur du théâtre de l’Odéon, n’a pas limité les moyens de production de La Nuit vénitienne, pièce en un acte et trois tableaux. Alfred de Musset, l’auteur, « jeune homme de taille ordinaire, mince, blond, avec des moustaches naissantes, de longs cheveux bouclés rejetés en touffe d’un côté de la tête 3 », n’a pas encore vingt ans et a déjà fait sensation, mais pas l’unanimité, avec les vers de Contes d’Espagne et d’Italie. La température a figé les portes du théâtre mais, au parterre, la chaleur est aussi outrageuse que la couleur des velours. « Je l’avais prévu, que cette nuit nous serait fatale », murmure Laurette à Razetta. Dans la coulisse, Alfred de Musset frissonne. « Assez, nous en avons assez ! » La voix enfle. « Assez ! » Le jeune poète s’avance pour observer la salle. « Des cris de forcenés 4 » couvrent la voix des comédiens. Les NOTO
mimiques hilares et grossières d’un vieil homme à la moustache rousse terrorisent Musset. Son regard glisse sur la scène. Mademoiselle Béranger est pétrifiée. Sa robe de satin blanc est « toute bariolée de carreaux verdâtres, depuis la ceinture jusqu’au pied 5 ». Le décor vient de s’imprimer sur son costume. Les rires s’écroulent sur l’Odéon. Le public est-il disposé à écouter les palpitations de Razetta, alors que Victor Hugo célèbre les « drames qui durent six heures », où il est possible de « dérouler un peu largement tout un homme d’élite, toute une époque de crise [...] avec ses mœurs, ses lois, ses modes, son esprit, ses lumières, ses superstitions, ses événements, et son peuple que toutes ces causes premières pétrissent tour à tour comme une cire molle 6 » ? Les critiques poursuivent les sifflements de la veille : « Si elle est mauvaise, bien mauvaise, il est juste aussi de dire qu’elle a été détestablement jouée. [...] Il n’y avait pas l’ombre d’une intrigue, d’une action quelconque. [...] Voilà un nom [Musset] qui ne sortira jamais de l’obscurité 7 » ; « Un jeune homme s’est enivré à boire à même dans la grande coupe de Byron et voilà qu’il est venu un soir vomir son vin et son nom au visage du public 8. » « Je ne fais pas grand cas, pour moi, de la critique ; toute mouche qu’elle est, c’est rare qu’elle pique 9 » écrira Alfred de Musset. Mal aimés, mal admirés, la pièce est retirée de l’affiche et le poète renonce à la représentation de son théâtre. De ce fiasco, il imagine Un spectacle dans un fauteuil. Mon livre, ami lecteur, t’offre une chance égale ; Il te coûte à peu près ce que coûte une salle ; Ouvre-le sans colère, et lis-le d’un bon œil. Qu’il te déplaise ou non, ferme-le sans rancune ; Un spectacle ennuyeux est chose assez commune, Et-tu verras le mien sans quitter ton fauteuil 10. Alfred de Musset ne renonce à rien, il s’offre l’indépendance. Un artiste est un homme, – il écrit pour des hommes, Pour prêtresse du temple il a la liberté ; Pour trépied, l’univers ; – pour éléments, la vie ; Pour encens, la douleur, l’amour et l’harmonie ; Pour victime, son cœur ; – pour dieu, la vérité 11. Il faudra attendre dix-sept ans, avec Un Caprice (Théâtre-Français, 27 novembre 1847), pour revoir une pièce de Musset sur les planches. 1. Le Figaro, « Théâtre de l’Odéon, première représentation de La Nuit vénitienne », jeudi 2 décembre 1830. – 2. Philippe Soupault, Alfred de Musset, collection « Poètes d’aujourd’hui », Seghers, 2001. – 3. Alexandre Dumas, Mes Mémoires, chapitre CCVII, Calmann Lévy, 1884. – 4. Paul de Musset, Biographie d’Alfred de Musset. Sa vie et ses œuvres, Charpentier, 1877. – 5. Paul de Musset, op. cit. – 6. Victor Hugo, préface de Cromwell, Ambroise Dupont, 1828. – 7. Le Courrier des théâtres, 3 décembre 1830. – 8. La Silhouette, 5 décembre 1830. – 9. Alfred de Musset, dédicace d’Un spectacle dans un fauteuil, Eugène Renduel, 1833. – 10. Alfred de Musset, « Au lecteur », op. cit. – 11. Alfred de Musset, op. cit.
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LA FÊTE LA NUIT
Perfide comme l’onde. Shakespeare P E R S O N N AG E S Le prince d’Eysenach. Le marquis Della Ronda. Razetta. Le secrétaire intime Grimm. Laurette. Deux jeunes Vénitiens. Deux jeunes femmes. Madame Balbi, suivante de Laurette, personnage muet.
L AU R E TT E
Vous ne devez pas le faire. Ne nous opposons pas, mon ami, à la volonté du Ciel. R A Z E T TA
La volonté du Ciel écoutera celle de l’homme. Bien que j’aie perdu au jeu la moitié de mon bien, je vous répète que j’en ai assez pour vous suivre, et que j’y suis déterminé. L AU R E TT E
Vous nous perdrez tous deux par cette action. R A Z E T TA
La générosité n’est plus de mode sur cette terre. L AU R E TT E
Je le vois ; vous êtes au désespoir. R A Z E T TA
Oui ; et l’on a agi prudemment en ne m’invitant pas à votre noce. L AU R E TT E
La scène est à Venise.
S C È N E I Une rue. – Au fond, un canal. – Il est nuit. Razetta, descendant d’une gondole, Laurette, paraissant à un balcon. R A Z E T TA
Écoutez, Razetta ; vous savez que je vous ai beaucoup aimé. Si mon tuteur y avait consenti, je serais à vous depuis longtemps. Une fille ne dépend pas d’elle ici-bas. Voyez dans quelles mains est ma destinée ; vous-même ne pouvez-vous pas me perdre par le moindre éclat ? Je me suis soumise à mon sort. Je sais qu’il peut vous paraître brillant, heureux... Adieu ! adieu ! je ne puis en dire davantage... Tenez ! voici ma croix d’or que je vous prie de garder.
Partez-vous, Laurette ? Est-il vrai que vous partiez ?
R A Z E T TA
Jette-la dans la mer ; j’irai la rejoindre.
L AU R E TT E
Je n’ai pu faire autrement.
L AU R E TT E
Mon Dieu ! Revenez à vous !
R A Z E T TA
Vous quittez Venise !
R A Z E T TA L AU R E TT E
Demain matin. R A Z E T TA
Ainsi cette funeste nouvelle qui courait la ville aujourd’hui n’est que trop vraie : on vous vend au prince d’Eysenach. Quelle fête ! votre orgueilleux tuteur n’en mourra-t-il pas de joie ? Lâche et vil courtisan ! L AU R E TT E
Je vous en supplie, Razetta, n’élevez pas la voix ; ma gouvernante est dans la salle voisine ; on m’attend, je ne puis que vous dire adieu.
Pour qui, depuis tant de jours et tant de nuits, ai-je rôdé comme un assassin autour de ces murailles ? Pour qui ai-je tout quitté ? Je ne parle pas de mes devoirs, je les méprise ; je ne parle pas de mon pays, de ma famille, de mes amis ; avec de l’or, on en trouve partout. Mais l’héritage de mon père, où est-il ? J’ai perdu mes épaulettes ; il n’y a donc que vous au monde à qui je tienne. Non, non, celui qui a mis sa vie entière sur un coup de dé ne doit pas si vite abandonner la chance. L AU R E TT E
Mais que voulez-vous de moi ? R A Z E T TA
R A Z E T TA
Je veux que vous veniez avec moi à Gênes.
Adieu pour toujours ? L AU R E TT E
L AU R E TT E
R A Z E T TA
Comment le pourrais-je ? Ignorez-vous que celle à qui vous parlez ne s’appartient plus ? Hélas ! Razetta, je suis princesse d’Eysenach.
Pour toujours ! Je suis assez riche pour vous suivre en Allemagne.
NOTO
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LA NUIT VÉNITIENNE
R A Z E T TA
Ah ! rusée Vénitienne, ce mot n’a pu passer sur tes lèvres sans leur arracher un sourire. L AU R E TT E
pas capable de rendre compte. Que de fois j’ai redouté ton caractère violent, excité par une vie de désordres qui seule aurait dû m’avertir de mon danger ! – Mais ton cœur est bon.
Il faut que je me retire... Adieu, adieu, mon ami.
R A Z E T TA
R A Z E T TA
Tu me quittes ? – Prends-y garde ; je n’ai pas été jusqu’à présent de ceux que la colère rend faibles. J’irai te demander à ton second père l’épée à la main. L AU R E TT E
Je l’avais prévu, que cette nuit nous serait fatale. Ah ! pourquoi ai-je consenti à vous voir encore une fois !
Tu te trompes ; je ne suis pas un lâche, et voilà tout. Je ne fais pas le mal pour le bien ; mais, par le Ciel ! je sais rendre le mal pour le mal. Quoique bien jeune, Laurette, j’ai trop connu ce qu’on est convenu d’appeler la vie pour n’avoir pas trouvé au fond de cette mer le mépris de ce qu’on aperçoit à sa surface. Sois bien convaincue que rien ne peut m’arrêter. L AU R E TT E
Que feras-tu ?
R A Z E T TA
Es-tu donc une Française ? Le soleil du jour de ta naissance était-il donc si pâle que le sang soit glacé dans tes veines ? Ou ne m’aimes-tu pas ? Quelques bénédictions d’un prêtre, quelques paroles d’un roi ont-elles changé en un instant ce que deux mois de supplice... ou mon rival peut-être...
R A Z E T TA
Ce n’est pas, du moins, mon talent de spadassin qui doit t’effrayer ici. J’ai affaire à un ennemi dont le sang n’est pas fait pour mon épée. L AU R E TT E
Eh bien donc ?
L AU R E TT E
Je ne l’ai pas vu.
R A Z E T TA
Que t’importe ? c’est à moi de m’occuper de moi. Je vois des flambeaux traverser la galerie ; on t’attend.
R A Z E T TA
Comment ? Tu es cependant princesse d’Eysenach ? L AU R E TT E
Vous ne connaissez pas l’usage de ces cours. Un envoyé du prince, le baron Grimm, son secrétaire intime, est arrivé ce matin.
L AU R E TT E
Je ne quitterai pas ce balcon que tu ne m’aies promis de ne rien tenter contre toi, ni contre...
R A Z E T TA
Je comprends. On a placé ta froide main dans la main du vassal insolent, décoré des pouvoirs du maître ; la royale procuration, sanctionnée par l’officieux chapelain de Son Excellence, a réuni aux yeux du monde deux êtres inconnus l’un à l’autre. Je suis au fait de ces cérémonies. Et toi, ton cœur, ta tête, ta vie, marchandés par entremetteurs, tout a été vendu au plus offrant ; une couronne de reine t’a faite esclave pour jamais ; et cependant ton fiancé, enseveli dans les délices d’une cour, attend nonchalamment que sa nouvelle épouse... L AU R E TT E
R A Z E T TA
Ni contre lui ? L AU R E TT E
Contre cette Laurette que tu dis avoir aimée, et dont tu veux la perte. Ah ! Razetta, ne m’accablez pas ; votre colère me fait frémir. Je vous supplie de me donner votre parole de ne rien tenter. R A Z E T TA
Je vous promets qu’il n’y aura pas de sang. L AU R E TT E
Que vous ne ferez rien ; que vous attendrez... que vous tâcherez de m’oublier, de...
Il arrive ce soir à Venise.
R A Z E T TA
Je fais un échange ; permettez-moi de vous suivre.
R A Z E T TA
Ce soir ? Ah ! vraiment ! voilà encore une imprudence de m’en avertir.
L AU R E TT E
De me suivre, ô mon Dieu !
L AU R E TT E
Non, Razetta ; je ne puis croire que tu veuilles ma perte ; je sais qui tu es et quelle réputation tu t’es faite par des actions qui auraient dû m’éloigner de toi. Comment j’en suis venue à t’aimer, à te permettre de m’aimer moi-même, c’est ce dont je ne suis
NOTO
R A Z E T TA
À ce prix, je consens à tout. L AU R E TT E
On vient... Il faut que je me retire... Au nom du Ciel... Me jurez-vous ?
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LA FÊTE LA NUIT
R A Z E T TA
UNE DES FEMMES
Ai-je aussi votre parole ? Alors vous avez la mienne. L AU R E TT E
Razetta, je m’en fie à votre cœur ; l’amour d’une femme a pu y trouver place, le respect de cette femme l’y trouvera. Adieu ! adieu ! Ne voulez-vous donc point de cette croix ? R A Z E T TA
Oh ! ma vie !
Razetta, vous viendrez ; nous serons de retour dans une heure. Qu’on ne dise pas que nous ne pouvons rien sur vous, et que Laurette vous a fait oublier vos amis. R A Z E T TA
C’est aujourd’hui la noce ; ne le savez-vous pas ? J’y suis prié, et ne puis manquer de m’y rendre. Adieu, je vous souhaite beaucoup de plaisir : prêtez-moi seulement un masque.
Il reçoit la croix ; elle se retire. R A Z E T TA , seul. Ainsi je l’ai perdue – Razetta, il fut un temps où cette gondole, éclairée d’un falot de mille couleurs, ne portait sur cette mer indolente que le plus insouciant de ses fils. Les plaisirs des jeunes gens, la passion furieuse du jeu t’absorbaient ; tu étais gai, libre, heureux ; on le disait, du moins ; l’inconstance, cette sœur de la folie, était maîtresse de tes actions ; quitter une femme te coûtait quelques larmes ; en être quitté te coûtait un sourire. Où en es-tu arrivé ? Mer profonde, heureusement il t’est facile d’éteindre une étincelle. Pauvre petite croix, qui avais sans doute été placée dans une fête, ou pour un jour de naissance, sur le sein tranquille d’un enfant ; qu’un vieux père avait accompagnée de sa bénédiction ; qui, au chevet d’un lit, avais veillé dans le silence des nuits sur l’innocence ; sur qui, peut-être, une bouche adorée se posa plus d’une fois pendant la prière du soir ; tu ne resteras pas longtemps entre mes mains. La belle part de ta destinée est accomplie ; je t’emporte, et les pêcheurs de cette rive te trouveront rouillée sur mon cœur. Laurette ! Laurette ! Ah ! je me sens plus lâche qu’une femme. Mon désespoir me tue ; il faut que je pleure.
On entend le son d’une symphonie sur l’eau. Une gondole chargée de femmes et de musiciens passe. UNE VOIX DE FEMME
Gageons que c’est Razetta. UNE AUTRE
C’est lui, sous les fenêtres de la belle Laurette. UN JEUNE HOMME
Toujours à la même place ! Hé ! holà ! Razetta ! le premier mauvais sujet de la ville refusera-t-il une partie de fous ? Je te somme de prendre un rôle dans notre mascarade, et de venir nous égayer. R A Z E T TA
Laissez-moi seul ; je ne puis aller ce soir avec vous ; je vous prie de m’excuser.
NOTO
LA VOIX DE FEMME
Adieu, converti. Elle lui jette un masque. LE JEUNE HOMME
Adieu, loup devenu berger. Si tu es encore là, nous te prendrons en revenant. Musique. La gondole s’éloigne. R A Z E T TA
J’ai changé subitement de pensée. Ce masque va m’être utile. Comment l’homme est-il assez insensé pour quitter cette vie tant qu’il n’a pas épuisé toutes ses chances de bonheur ? Celui qui perd sa fortune au jeu quitte-t-il le tapis tant qu’il lui reste une pièce d’or ? Une seule pièce peut lui rendre tout. Comme un minerai fertile, elle peut ouvrir une large veine. Il en est de même des espérances. Oui, je suis résolu d’aller jusqu’au bout. D’ailleurs la mort est toujours là ; n’est-elle pas partout sous les pieds de l’homme, qui la rencontre à chaque pas dans cette vie ? L’eau, le feu, la terre, tout la lui offre sans cesse ; il la voit partout dès qu’il la cherche, il la porte à son côté. Essayons donc. Qu’ai-je dans le cœur ? Une haine et un amour – Une haine, c’est un meurtre – Un amour, c’est un rapt. Voici ce que le commun des hommes doit voir dans ma position. Mais il me faut trouver quelque chose de nouveau ici, car d’abord j’ai affaire à une couronne. Oui, tout moyen usé d’ailleurs me répugne. Voyons, puisque je suis déterminé à risquer ma tête, je veux la mettre au plus haut prix possible. Que ferai-je dire demain à Venise ? Dira-t-on : « Razetta s’est noyé de désespoir pour Laurette, qui l’a quitté ? » Ou : « Razetta a tué le prince d’Eysenach, et enlevé sa maîtresse ? » Tout cela est commun. « Il a été quitté par Laurette, et il l’a oubliée un quart d’heure après ? » Ceci vaudrait mieux ; mais comment ? En aurai-je le courage ? Si l’on disait : « Razetta, au moyen d’un déguisement, s’est d’abord introduit chez son infidèle » ; ensuite : « Au moyen d’un billet qu’il lui a fait remettre, et par lequel il l’avertissait qu’à
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SCÈNE I
R A Z E T TA Ainsi je l’ai perdue. – Razetta, il fut un temps où cette gondole, éclairée d’un falot de mille couleurs, ne portait sur cette mer indolente que le plus insouciant de ses fils. Les plaisirs des jeunes gens, la passion furieuse du jeu t’absorbaient ; tu étais gai, libre, heureux ; on le disait, du moins ; l’inconstance, cette sœur de la folie, était maîtresse de tes actions ; quitter une femme te coûtait quelques larmes ; en être quitté te coûtait un sourire. Où en es-tu arrivé ?
LA FÊTE LA NUIT
telle heure... » Il me faudrait ici... de l’opium... Non ! point de ces poisons douteux ou timides, qui donnent au hasard le sommeil ou la mort. Le fer est plus sûr. Mais une main si faible ? Qu’importe ? Le courage est tout. La fable qui courra la ville demain matin sera étrange et nouvelle. Des lumières traversent une seconde fois la maison. Réjouis-toi, famille détestée, j’arrive ; et celui qui ne craint rien peut être à craindre. Il met son masque et entre.
LE MARQUIS
Ce sont des Français. Chaque bayadère me coûte deux cents florins. Pousseriez-vous jusqu’à cette terrasse ? L E S E C R É TA I R E
Je serai enchanté de la voir. LE MARQUIS
Je ne puis vous exprimer ma reconnaissance. À quelle heure pensez-vous qu’arrive le prince notre maître ? Car la nouvelle dignité qu’il m’a... L E S E C R É TA I R E
U N E V O I X , dans la coulisse.
Vers dix ou onze heures.
Où allez-vous ? R A Z E T TA , de même. Je suis engagé à souper chez le marquis.
Ils s’éloignent en causant – Laurette entre ; madame Balbi se lève et va à sa rencontre. Toutes deux demeurent appuyées sur une balustrade dans le fond de la scène, et paraissent s’entretenir. À ce moment, Razetta, masqué, s’avance vers l’avant-scène.
S C È N E I I Une salle donnant sur un jardin – Plusieurs masques se promènent. LE MARQUIS
Combien je me trouve honoré, monsieur le secrétaire intime, en vous voyant prendre quelque plaisir à cette fête, qui est la plus médiocre du monde ! L E S E C R É TA I R E
Tout est pour le mieux, et votre jardin est charmant. Il n’y a qu’en Italie qu’on en trouve d’aussi délicieux. LE MARQUIS
Oui, c’est un jardin anglais. Vous ne désireriez pas de vous reposer ou de prendre quelques rafraîchissements ? L E S E C R É TA I R E
Nullement.
R A Z E T TA
Il me semble que j’aperçois Laurette. Oui, c’est elle qui vient d’entrer. Mais comment parviendrai-je à lui parler sans être remarqué ? – Depuis que j’ai mis le pied dans ces jardins, tous mes projets se sont évanouis pour faire place à ma colère. Un seul dessein m’est resté ; mais il faut qu’il s’exécute ou que je meure. Il s’approche d’une table et écrit quelques mots au crayon. L E S E C R É TA I R E , rentrant, au marquis. Ah ! voilà un des galants de votre bal qui écrit un billet doux ! Est-ce l’usage à Venise ? LE MARQUIS
C’est un usage auquel vous devez comprendre, monsieur, que les jeunes filles restent étrangères. Voudriez-vous faire une partie de cartes ? L E S E C R É TA I R E
LE MARQUIS
Volontiers ; c’est un moyen de passer le temps fort agréablement.
Que dites-vous de mes musiciens ?
LE MARQUIS
L E S E C R É TA I R E
Ils sont parfaits ; il faut avouer que là-dessus, monsieur le marquis, votre pays mérite bien sa réputation. LE MARQUIS
Oui, oui, ce sont des Allemands. Ils arrivèrent hier de Leipsick, et personne ne les a encore possédés dans cette ville. Combien je serais ravi si vous aviez trouvé quelque intérêt dans le divertissement du ballet !
Asseyons-nous donc, s’il vous plaît. Monsieur le secrétaire intime, j’ai l’honneur de vous saluer. Le prince, m’avez-vous dit, doit arriver à dix ou onze heures. Ce sera donc dans un quart d’heure ou dans une heure un quart, car il est précisément neuf heures trois quarts. C’est à vous de jouer. L E S E C R É TA I R E
Jouons-nous cinquante florins ? LE MARQUIS
L E S E C R É TA I R E
Avec plaisir. C’est un récit bien intéressant pour nous, monsieur, que celui que vous avez bien voulu déjà me laisser deviner et
À merveille, et l’on danse très bien à Venise.
NOTO
22
LA NUIT VÉNITIENNE
entrevoir, de la manière dont Son Excellence était devenue éprise de la chère princesse ma nièce. J’ai l’honneur de vous demander du pique.
« Quoi ! monseigneur, lui dis-je, sans l’avoir vue ! – Raison de plus », me dit-il ; ce fut toute sa réponse. Je laissai en partant toute la cour bouleversée et dans une rumeur épouvantable.
L E S E C R É TA I R E
LE MARQUIS
C’est, comme je vous disais, en voyant son portrait ; cela ressemble un peu à un conte de fée.
Cela se conçoit... Eh ! eh ! – Du reste, monseigneur n’aurait pu se fournir d’un procureur plus parfaitement convenable que vous-même, monsieur le secrétaire intime. J’espère que vous voudrez bien m’en croire persuadé. J’ai encore perdu.
LE MARQUIS
Sans doute ! ah ! ah ! délicieux ! sur un portrait ! Je n’en ai plus, j’ai perdu... Vous disiez donc ?
L E S E C R É TA I R E
Vous jouez d’un singulier malheur.
L E S E C R É TA I R E
Ce portrait, qui était, il est vrai, d’une ressemblance frappante, et par conséquent d’une beauté parfaite... LE MARQUIS
Vous êtes mille fois trop bon. L E S E C R É TA I R E
Voulez-vous votre revanche ?
LE MARQUIS
Oui, n’est-il pas vrai ? Cela est fort remarquable. Un de mes amis, homme d’un esprit enjoué, me disait plaisamment avant-hier, à la table de jeu d’un des principaux sénateurs de cette ville, que je n’aurais qu’un moyen de gagner, ce serait de parier contre moi. L E S E C R É TA I R E
LE MARQUIS
Ah ! ah ! c’est juste !
Avec plaisir. « D’une beauté parfaite... » L E S E C R É TA I R E
LE MARQUIS
Resta longtemps sur la table où il a l’habitude d’écrire. Le prince, à vous dire le vrai... (j’ai du rouge) est un véritable original.
Ce serait, lui répondis-je, ce qu’on pourrait appeler un bonheur malheureux. Eh ! eh ! Il rit.
LE MARQUIS
Réellement ? C’est unique ! je ne me sens pas de joie en pensant que d’ici à une heure... Voici encore du rouge.
L E S E C R É TA I R E
Absolument.
L E S E C R É TA I R E
LE MARQUIS
Il abhorrait les femmes, du moins il le disait. C’est le caractère le plus fantasque ! Il n’aime ni le jeu, ni la chasse, ni les arts. Vous avez encore perdu.
Ce sont deux mots qui, je crois, ne se trouvent pas souvent rapprochés... Eh ! eh ! – Mais permettez-moi, de grâce, une seule question : Son Excellence aime-t-elle la musique ? L E S E C R É TA I R E
LE MARQUIS
Ah ! ah ! c’est du dernier plaisant ! Comment ! il n’aime rien de tout cela ? Ah ! ah ! Vous avez parfaitement raison, j’ai perdu. C’est délicieux. L E S E C R É TA I R E
Il a beaucoup voyagé, en Europe surtout. Jamais nous n’avons été instruits de ses intentions que le matin même du jour où il partait pour une de ces excursions souvent fort longues. « Qu’on mette les chevaux, disait-il à son lever, nous irons à Paris. » LE MARQUIS
J’ai entendu dire la même chose de l’empereur Bonaparte. Singulier rapprochement ! L E S E C R É TA I R E
Son mariage fut aussi extraordinaire que ses voyages : il m’en donna l’ordre comme s’il s’agissait de l’action la plus indifférente de sa vie ; car c’est la paresse personnifiée, que le prince.
NOTO
Beaucoup. C’est son seul délassement LE MARQUIS
Combien je me trouve heureux d’avoir, depuis l’âge de onze ans, fait apprendre à ma nièce la harpe-lyre et le forte-piano ! Seriez-vous, par hasard, bien aise de l’entendre chanter ? L E S E C R É TA I R E
Certainement. L E M A R Q U I S , à un valet. Veuillez avertir la princesse que je désire lui parler. À Laurette, qui entre. Laure, je vous prie de nous faire entendre votre voix. Monsieur le secrétaire intime veut bien vous engager à nous donner ce plaisir. L AU R E TT E
Volontiers, mon cher oncle ; quel air préférez-vous ?
23
LA FÊTE LA NUIT
Il lui parle à l’oreille.
LE MARQUIS
Di piacer, di piacer, di piacer. Ma nièce ne s’est jamais fait prier. Un moment après, les masques se dispersent dans les jardins et laissent le théâtre libre. Le marquis et le secrétaire sortent ensemble.
L AU R E TT E
Aidez-moi à ouvrir le piano. R A Z E T TA , toujours masqué, s’avance et ouvre le piano.
À voix basse. Lisez ceci quand vous serez seule. Elle reçoit son billet. L E S E C R É TA I R E
La princesse pâlit. LE MARQUIS
Ma chère fille, qu’avez-vous donc ? L AU R E TT E
Rien, rien, je suis remise. L E M A R Q U I S , bas au secrétaire. Vous concevez qu’une jeune fille... Laurette frappe les premiers accords. U N VA L E T , entrant, bas au marquis. Son Excellence vient d’entrer dans le jardin. LE MARQUIS
Son Excell... ! Allons à sa rencontre. Il se lève. L E S E C R É TA I R E
Au contraire – Permettez-moi de vous dire deux mots. Pendant ce temps, Laurette joue la ritournelle pianissimo. Vous voyez que le prince ne fait avertir que vous seul de son arrivée. Que le reste de vos conviés s’éloigne. Je connais les usages, et je sais que dans toutes les cours il y a une présentation ; mais rien de ce qui est fait pour tout le monde ne saurait plaire à notre jeune souverain. Veuillez m’accompagner seul auprès du prince. La jeune mariée restera, s’il vous plaît. LE MARQUIS
Eh quoi ! seule ici ? L E S E C R É TA I R E
J’agis d’après les ordres du prince.
L A U R E T T E , restée seule, tire le billet de Razetta de son sein, et lit. « Les serments que j’ai pu te faire ne peuvent me retenir loin de toi. Mon stylet est caché sous le pied de ton clavecin. Prends-le, et frappe mon rival, si tu ne peux réussir avant onze heures sonnantes à t’échapper et à venir me retrouver au pied de ton balcon, où je t’attends. Crois que, si tu me refuses, j’entendrai sonner l’heure, et que ma mort est certaine. » Razetta. Elle regarde autour d’elle. Seule ici ! Elle va prendre le stylet. Tout est perdu : car je le connais, il est capable de tout. Ô Dieu ! il me semble que j’entends monter à la terrasse. Est-ce déjà le prince ? – Non, tout est tranquille. « À onze heures ; si tu ne peux réussir à t’échapper. Crois que, si tu me refuses, ma mort est certaine ! » Ô Razetta, Razetta ! insensé, il m’en coûte cher de t’avoir aimé ! Fuirai-je ? La princesse d’Eysenach fuira-t-elle ? avec qui ? avec un joueur déjà presque ruiné ? avec un homme plus redoutable seul que tous les malheurs... Si j’avertissais le prince ? – Ô ciel ! on vient. Mais Razetta ! il se tuera sans doute sous mes fenêtres... Le prince ne peut tarder ; je vois des pages avec des flambeaux traverser l’orangerie. La nuit est obscure ; le vent agite ces lumières ; écoutons... Quelle singulière frayeur me saisit ! Quel est l’homme qui va se présenter à moi ? Inconnus l’un à l’autre... que va-t-il me dire ? Oserai-je lever les yeux sur lui ? Oh ! je sens battre mon cœur... L’heure va si vite ! onze heures seront bientôt arrivées ! U N E V O I X , en dehors. Son Excellence veut-elle monter cet escalier ?
LE MARQUIS
Monsieur, je vais donner les miens en conséquence ; me conformer en tout aux moindres volontés de Son Excellence est pour moi le premier, le plus sacré des devoirs. Ne dois-je pas pourtant avertir ma nièce ? L E S E C R É TA I R E
Certainement. LE MARQUIS
L AU R E TT E
C’est lui ! il vient. Elle écoute. Je ne me sens pas la force de me lever ; cachons ce stylet. Elle le met dans son sein. Eysenach, c’est donc à la mort que tu marches ? Ah ! la mienne aussi est certaine...
Laurette !
NOTO
24
LA NUIT VÉNITIENNE
Elle se penche à la fenêtre. Razetta se promène lentement sur le rivage ! Il ne peut me manquer... Allons ! Prenons cependant assez de force pour cacher ce que j’éprouve... Il le faut... Voici l’instant. Se regardant. Dieu, que je suis pâle ! mes cheveux en désordre...
mal acquitté de sa représentation ? Les compliments d’usage ont-ils été faits ? Aurait-il négligé quelque chose ? En ce cas, excusez-moi : je pensais que les quatre premiers actes de la comédie étaient joués, et que j’arrivais seulement pour le cinquième. L AU R E TT E
Mon tuteur... LE PRINCE
Le prince entre par le fond ; il a à la main un portrait ; il s’avance lentement, en considérant tantôt l’original, tantôt la copie. LE PRINCE
Parfait. Laurette se retourne et demeure interdite. Et cependant comme en tout l’art est constamment audessous de la nature, surtout lorsqu’il cherche à l’embellir ! La blancheur de cette peau pourrait s’appeler de la pâleur ; ici je trouve que les roses étouffent les lis – Ces yeux sont plus vifs – ces cheveux plus noirs. – Le plus parfait des tableaux n’est qu’une ombre : tout y est à la surface ; l’immobilité glace ; l’âme y manque totalement ; c’est une beauté qui ne passe pas l’épiderme. D’ailleurs ce trait même à gauche... Laurette fait quelques pas. Le prince ne cesse pas de la regarder. Il n’importe : je suis content de Grimm ; je vois qu’il ne m’a pas trompé. Il s’assoit. Ce petit palais est très gentil : on m’avait dit que cette pauvre fille n’avait rien. Comment donc ! mais c’est un élégant que mon oncle, monsieur le... le... À Laurette Votre oncle est marquis, je crois ?
Vous tremblez ? Il lui prend la main. Reposez-vous sur ce sofa. Je vous supplie de répondre à ma question. L AU R E TT E
Votre Excellence me pardonnera : je ne chercherai pas à lui cacher que je souffre... un peu... elle voudra bien ne pas s’étonner... LE PRINCE
Voici du vinaigre excellent.
L AU R E TT E
Il lui donne sa cassolette. Vous êtes bien jeune, madame ; et moi aussi. Cependant, comme les romans ne me sont pas défendus, non plus que les comédies, les tragédies, les nouvelles, les histoires et les mémoires, je puis vous apprendre ce qu’ils m’ont appris. Dans tout morceau d’ensemble, il y a une introduction, un thème, deux ou trois variations, un andante et un presto. À l’introduction, vous voyez les musiciens encore mal se répondre, chercher à s’unir, se consulter, s’essayer, se mesurer ; le thème les met d’accord ; tous se taisent ou murmurent faiblement, tandis qu’une voix harmonieuse les domine ; je ne crois pas nécessaire de faire l’application de cette parabole. Les variations sont plus ou moins longues, selon ce que la pensée éprouve : mollesse ou fatigue. Ici, sans contredit, commence le chef-d’œuvre ; l’andante, les yeux humides de pleurs, s’avance lentement, les mains s’unissent ; c’est le romanesque, les grands serments, les petites promesses, les attendrissements, la mélancolie – Peu à peu, tout s’arrange : l’amant ne doute plus du cœur de sa maîtresse ; la joie renaît, le bonheur par conséquent : la bénédiction apostolique et romaine doit trouver ici sa place ; car, sans cela, le presto survenant... Vous souriez ?
LE PRINCE
Je souris d’une pensée...
L AU R E TT E
Oui... Monseigneur.... LE PRINCE
Je me sens la tentation de quitter cette vieille prude d’Allemagne et de venir m’établir ici. Ah ! diable, je fais une réflexion : on est obligé d’aller à pied – Est-ce que toutes les femmes sont aussi jolies que vous dans cette ville ? Monseigneur...
L AU R E TT E
Vous rougissez... De qui donc avez-vous peur ? Nous sommes seuls.
LE PRINCE
Je la devine. Mon procureur a sauté l’adagio.
L AU R E TT E
Oui... mais...
L AU R E TT E
L E P R I N C E , se levant. Est-ce que par hasard mon grand guindé de secrétaire se serait
NOTO
Faussé, je crois.
25
SCÈNE II
LE PRINCE Le secret d’une jeune fiancée est fait pour la nuit ; elle seule renferme les deux grands secrets du bonheur : le plaisir et l’oubli.
LA NUIT VÉNITIENNE
LE PRINCE
LE PRINCE
Ce sera à moi de réparer ses maladresses. Cependant ce n’était pas mon plan. Ce que vous me dites me fait réfléchir.
En voici un : j’ai toujours des joujoux de poupée dans mes poches. Décidément vous voulez savoir l’heure.
L AU R E TT E
L AU R E TT E
Sur quoi ?
Non... je cherche... LE PRINCE
LE PRINCE
Sur une théorie du professeur Mayer, à Francfort-sur-l’Oder. L AU R E TT E
J’avais entendu dire qu’un Français était quelquefois embarrassé devant une Italienne. Vous vous levez ?
LE PRINCE
Je suis souffrante.
Ah !
L AU R E TT E
Oui, il s’est trompé, si vous êtes née à Venise.
LE PRINCE
Vous voulez vous mettre à la fenêtre ?
L AU R E TT E
Dans cette maison même.
L A U R E T T E , à la fenêtre.
Ah !
LE PRINCE
Diable ! pourtant il prétendait que ce que vos compatriotes estimaient le moins... était précisément ce qui manque... L AU R E TT E
Au secrétaire intime ?... LE PRINCE
Et de plus, qu’on juge d’un caractère sur un portrait. Vous pourriez, je le vois, soutenir la controverse. Il lui baise la main. Vous tremblez encore. L AU R E TT E
Je ne sais... je... non... LE PRINCE
Heureusement que je suis entre la fenêtre et la pendule. L A U R E T T E , effrayée.
Que dit Votre Excellence ? LE PRINCE
Que ces deux points partagent singulièrement votre attention. Je crois que vous avez peur de moi. L AU R E TT E
Pourquoi ? Nullement... je... je ne puis vous dissimuler... LE PRINCE
Voici une main qui dit le contraire. Aimez-vous les bijoux ? Il lui met un bracelet. L AU R E TT E
Quels magnifiques diamants ! LE PRINCE
Ce n’est plus la mode. Mais que vois-je ? L’anneau a été oublié. L AU R E TT E
Le secrétaire...
NOTO
LE PRINCE
De grâce, qu’avez-vous ? Serais-je réellement assez malheureux pour vous inspirer de l’effroi ? Il la ramène au sofa. En ce cas, je serais le plus malheureux des hommes ; car je vous aime, et ne pourrai vivre sans vous. L AU R E TT E
Encore une raillerie ? Prince, celle-ci n’est pas charitable. LE PRINCE
De l’orgueil ? – Veuillez m’écouter. Je me suis figuré qu’une femme devait faire plus de cas de son âme que de son corps, contre l’usage général qui veut qu’elle permette qu’on l’aime avant d’avouer qu’elle aime, et qu’elle abandonne ainsi le trésor de son cœur avant de consentir à la plus légère prise sur celui de sa beauté. J’ai voulu, oui, voulu absolument tenter de renverser cette marche uniforme ; la nouveauté est ma rage. Ma fantaisie et ma paresse, les seuls dieux dont j’aie jamais encensé les autels, m’ont vainement laissé parcourir le monde, poursuivi par ce bizarre dessein ; rien ne s’offrait à moi. Peut-être je m’explique mal. J’ai eu la singulière idée d’être l’époux d’une femme avant d’être son amant. J’ai voulu voir si réellement il existait une âme assez orgueilleuse pour demeurer fermée lorsque les bras sont ouverts, et livrer la bouche à des baisers muets ; vous concevez que je ne craignais que de trouver cette force à la froideur. Dans toutes les contrées qu’aime le soleil, j’ai cherché les traits les plus capables de révéler qu’une âme ardente y était enfermée : j’ai cherché la beauté dans tout son éclat, cet amour qu’un regard fait naître ; j’ai désiré un visage assez beau pour me faire oublier qu’il était moins beau que l’être invisible qui l’anime ; insensible à tout, j’ai
27
LA FÊTE LA NUIT
résisté à tout... excepté à une femme, – à vous, Laurette, qui m’apprenez que je me suis un peu mépris dans mes idées orgueilleuses ; à vous, devant qui je ne voulais soulever le masque qui couvre ici-bas les hommes qu’après être devenu votre époux – Vous me l’avez arraché, je vous supplie de me pardonner, si j’ai pu vous offenser. L AU R E TT E
Prince, vos discours me confondent... Faut-il que je croie ? LE PRINCE
Il faut que la princesse d’Eysenach me pardonne ; il faut qu’elle permette à son époux de redevenir l’amant le plus soumis ; il faut qu’elle oublie toutes ses folies... L AU R E TT E
Et toute sa finesse ? LE PRINCE
Elle pâlit devant la vôtre. La beauté et l’esprit... L AU R E TT E
Ne sont rien. Voyez comme nous nous ressemblons peu. LE PRINCE
Si vous en faites si peu de cas, je vais revenir à mon rêve. L AU R E TT E
Comment ? LE PRINCE
En commençant par la première. L AU R E TT E
Et en oubliant le second ? LE PRINCE
Prenez garde à un homme qui demande un pardon ; il peut avoir si aisément la tentation d’en mériter deux ! L AU R E TT E
Ceci est une théorie. LE PRINCE
Non pas. Il l’embrasse Cependant, je vous vois encore agitée. Gageons que, toute jeune que vous êtes, vous avez déjà fait un calcul. L AU R E TT E
Lequel ? il y en a tant à faire ! et un jour comme celui-ci en voit tant ! LE PRINCE
Je ne parle que de celui des qualités d’époux. Peut-être ne trouvez-vous rien en moi qui les annonce. Dites-moi, est-ce bien sérieusement que vous avez pu jamais réfléchir à cet important et grave sujet ? De quelle pâte débonnaire, de quels
NOTO
faciles éléments aviez-vous pétri d’avance cet être dont l’apparition change tant de douces nuits en insomnies ? Peut-être sortez-vous du couvent ? L AU R E TT E
Non. LE PRINCE
Il faut songer, chère princesse, que si votre gouvernante vous gênait, si votre tuteur vous contrariait, si vous étiez surveillée, tancée quelquefois, vous allez entrer demain (n’est-ce pas demain ?) dans une atmosphère de despotisme et de tyrannie ; vous allez respirer l’air délicieux de la plus aristocratique bonbonnière ; c’est de ma petite cour que je parle, ou plutôt de la vôtre, car je suis le premier de vos sujets. Une grave duègne vous suivra, c’est l’usage ; mais je la payerai pour qu’elle ne dise rien à votre mari. Aimez-vous les chevaux, la chasse, les fêtes, les spectacles, les dragées, les amants, les petits vers, les diamants, les soupers, le galop, les masques, les petits chiens, les folies ? – Tout pleuvra autour de vous. Enseveli au fond de la plus reculée des ailes de votre château, le prince ne saura et ne verra que ce que vous voudrez. Avez-vous envie de lui pour une partie de plaisir ? un ordre expédié de la part de la reine avertira le roi de prendre son habit de chasse, de bal ou d’enterrement. Voulez-vous être seule ? Quand toutes les sérénades de la terre retentiraient sous vos fenêtres, le prince, au fond de son donjon gothique, n’entendra rien au monde ; une seule loi régnera dans votre cour : la volonté de la souveraine. Ressembleriez-vous par hasard à l’une de ces femmes pour qui l’ambition, les honneurs, le pouvoir eurent tant de charmes ? Cela m’étonnerait, et mon vieux docteur aussi ; mais n’importe. Les hochets que je mettrais alors entre vos mains, pour amuser vos loisirs, seraient d’autre nature : ils se composeraient d’abord de quelques-unes de ces marionnettes qu’on nomme des ministres, des conseillers, des secrétaires : pareil à des châteaux de cartes, tout l’édifice politique de leur sagesse dépendrait d’un souffle de votre bouche ; autour de vous s’agiterait en tous sens la foule de ces roseaux, que plie et relève le vent des cours ; vous serez un despote, si vous ne voulez être une reine. Ne faites pas surtout un rêve sans le réaliser ; qu’un caprice, qu’un faible désir n’échappe pas à ceux qui vous entourent, et dont l’existence entière est consacrée à vous obéir. Vous choisirez entre vos fantaisies, ce sera tout votre travail, madame ; et si le pays que je vous décris... L AU R E TT E
C’est le paradis des femmes.
28
LA NUIT VÉNITIENNE
LE PRINCE
LE PRINCE
Vous en serez la déesse.
À moins que ce ne soient des rivaux heureux, et celui-ci ne l’est pas. L AU R E TT E
L AU R E TT E
Mais le rêve sera-t-il éternel ? Ne cassez-vous jamais le pot au lait ?
Pourquoi ?
LE PRINCE
LE PRINCE
Jamais.
Parce qu’il écrit. L AU R E TT E
L AU R E TT E
Ah ! qui m’en assure ?
C’est à mon tour de sourire, quoiqu’il y ait ici un grain de mépris. LE PRINCE
LE PRINCE
Un seul garant, – mon indicible, ma délicieuse paresse. Voilà bientôt vingt-cinq ans que j’essaye de vivre, Laurette. J’en suis las ; mon existence me fatigue ; je rattache à la vôtre ce fil qui s’allait briser ; vous vivrez pour moi, j’abdique : vous chargez-vous de cette tâche ? Je vous remets le soin de mes jours, de mes pensées, de mes actions ; et pour mon cœur...
Mépris pour les femmes ? Il n’y a que les sots qui le croient possible. L AU R E TT E
Qu’en aimez-vous donc ? LE PRINCE
Tout, et surtout leurs défauts.
L AU R E TT E
L AU R E TT E
Est-il compris dans le dépôt ?
Ainsi, le mot de Shakespeare...
LE PRINCE
LE PRINCE
Il n’y sera que le jour où vous l’en aurez jugé digne ; jusque-là, j’ai votre portrait – Je l’aime, je lui dois tout ; je lui ai tout promis, pour tout vous tenir – Autrefois même je m’en serais contenté ; mais j’ai voulu le voir sourire... rien de plus.
Je le voudrais pour réponse au billet. L AU R E TT E
Et que dirait-on ? LE PRINCE
Ceci est une pensée française, et ce n’est pas de vous que j’en attendais.
L AU R E TT E
Ceci est encore une théorie. LE PRINCE
L AU R E TT E
Un rêve, comme tout au monde. Il l’embrasse. Qu’avez-vous donc là ? C’est un bijou vénitien : si nous sommes en paix, il est inutile ; si nous sommes en guerre, je désarme l’ennemi. Il lui ôte son stylet. Quant à ce petit papier parfumé qui se cache sous cette gaze, le mari le respectera. Mais la princesse d’Eysenach rougit.
Insultez-vous la France ? Vous parliez de beauté et d’esprit. Le premier des biens... LE PRINCE
C’est le cœur. L’esprit et la beauté n’en sont que les voiles. L AU R E TT E
Ah ! qui sait ce que voit celui qui les soulève ? C’est une audace ! LE PRINCE
L AU R E TT E
Il n’y en a plus après la noce... Vous tremblez encore ?
LE PRINCE
J’ai cru entendre du bruit.
Prince !
L AU R E TT E
Êtes-vous étonnée de me voir sourire ? – J’ai retenu un mot de Shakespeare sur les femmes de cette ville.
LE PRINCE
L AU R E TT E
Au fait, nous sommes presque dans un jardin ; si vous ne teniez pas à ce sofa...
LE PRINCE
Non...
Un mot ?
L AU R E TT E
Perfide comme l’onde. Est-il défendu d’aimer à avoir des rivaux ?
Ils se lèvent ; le prince veut l’entraîner.
L AU R E TT E
LE PRINCE
Vous pensez ?
Est-ce de l’époux ou de l’amant que vous avez peur ?
NOTO
29
LA FÊTE LA NUIT
On entend une symphonie ; une gondole chargée de musiciens passe.
L AU R E TT E
C’est de la nuit. LE PRINCE
Elle est perfide aussi, mais elle est discrète. Qu’oserez-vous lui confier ? La réponse au billet ?
UNE VOIX DE FEMME
Voilà encore Razetta. UNE AUTRE
L AU R E TT E
Je l’avais parié !
LE PRINCE
Eh bien ! la noce était-elle jolie ? As-tu fait valser la mariée ? Quand ta garde sera-t-elle relevée ? Tu mets sûrement le mot d’ordre en musique ?
Qu’en dirait-elle ?
UN JEUNE HOMME
Elle n’en laissera rien voir à l’époux. Elle lui donne le billet ; il le déchire. Ne la craignez pas, Laurette. Le secret d’une jeune fiancée est fait pour la nuit ; elle seule renferme les deux grands secrets du bonheur : le plaisir et l’oubli.
R A Z E T TA
Allez-vous-en à vos plaisirs, et laissez-moi. UNE VOIX DE FEMME
Non ; cette fois j’ai gagé que je t’emmènerais ; allons, viens, mauvaise tête, et ne trouble le plaisir de personne. Chacun son tour : c’était hier le tien, aujourd’hui tu es passé de mode ; celui qui ne sait pas se conformer à son sort est aussi fou qu’un vieillard qui fait le jeune homme.
L AU R E TT E
Mais le chagrin ? LE PRINCE
C’est la réflexion ; et il est si facile de la perdre ! L AU R E TT E
Est-ce aussi un secret ? Ils s’éloignent. Onze heures sonnent.
S C È N E I I I La même décoration qu’à la première scène. On entend l’heure sonner dans l’éloignement. R A Z E T TA
Je ne puis me défendre d’une certaine crainte. Serait-il possible que Laurette m’eût manqué de parole ! Malheur à elle, s’il était vrai ! Non pas que je doive porter la main sur elle... mais mon rival ! Il me semble que deux horloges ont déjà sonné onze heures... Est-ce le temps d’agir ? Il faut que j’entre dans ces jardins – J’aperçois une grille fermée – Ô rage ! me serait-il impossible de pénétrer ? Au risque de ma vie, je suis déterminé à ne pas abandonner mon dessein. L’heure est passée... Rien ne doit me retenir... Mais par où entrer ? – Appellerai-je ? Tenterai-je de gravir cette muraille élevée ? – Suis-je trahi ? réellement trahi ? Laurette... Si j’apercevais un valet, peut-être avec de l’or... – Je ne vois aucune lumière... Le repos semble régner dans cette maison – Désespoir ! Ne pourrai-je même jouer ma vie ? ne pourrai-je tenter même le plus désespéré de tous les partis ?
NOTO
UNE AUTRE
Venez, Razetta, nous sommes vos véritables amis, et nous ne désespérons pas de vous faire oublier la belle Laurette. Nous n’aurons pour cela qu’à vous rappeler ce que vous disiez vous-même il y a quelques jours, ce que vous nous avez appris – Ne perdez pas ce nom glorieux que vous portiez du premier mauvais sujet de la ville. LE JEUNE HOMME
De l’Italie ! Viens, nous allons souper chez Camilla ; tu y retrouveras ta jeunesse tout entière, tes anciens amis, tes anciens défauts, ta gaieté – Veux-tu tuer ton rival, ou te noyer ? Laisse ces idées communes au vulgaire des amants ; souviens-toi de toi-même, et ne donne pas le mauvais exemple. Demain matin les femmes seront inabordables, si on apprend cette nuit que Razetta s’est noyé. Encore une fois, viens souper avec nous. R A Z E T TA
C’est dit. Puissent toutes les folies des amants finir aussi joyeusement que la mienne ! Il monte dans la barque, qui disparaît au bruit des instruments.
30
SCÈNE III
LE JEUNE HOMME Viens, nous allons souper chez Camilla ; tu y retrouveras ta jeunesse tout entière, tes anciens amis, tes anciens défauts, ta gaieté. – Veux-tu tuer ton rival, ou te noyer ? Laisse ces idées communes au vulgaire des amants ; souviens-toi de toi-même, et ne donne pas le mauvais exemple. Demain matin les femmes seront inabordables, si on apprend cette nuit que Razetta s’est noyé.
Le costume taché de sang DE JEAN-PHILIPPE ROSSIGNOL
Je compose le numéro. Une seule sonnerie et elle décroche. Je me présente, je suis un ami de H. Elle comprend immédiatement la situation et propose que je vienne chez elle, à l’atelier. Rendez-vous fixé une semaine plus tard. Le temps pour moi d’un aller-retour en Sicile.
« Tu es donc un ami de H ? – Oui. – Alors sois le bienvenu. » Nous prenons sur la droite un chemin qui mène à un escalier en pierre. Au pied de l’escalier, une plate-forme ; à la gauche de la plate-forme une autre porte, plus discrète que celle de l’entrée. Voici l’atelier. Dans la pièce centrale, deux couturières, l’une jeune et l’autre âgée, s’affairent à découper du velours. On entend le bruit des instruments de couture ; les mots échangés entre les deux femmes et le Russe concernent une robe à finir, un veston à rembourrer, une perruque à peigner. La perfection est recherchée à l’aide de gestes appris et répétés sans cesse. Je me tiens droit sans comprendre ce que je fais là, l’esprit encore enivré de couleurs siciliennes, du gris des façades via Etnea aux nuances de vert du Giardino Bellini. M’extirpant de la rêverie, une main me frôle l’épaule gauche. Je me retourne et découvre une femme imposante, vêtue d’un pull noir et les cheveux blonds attachés. Elle n’a pas besoin de se présenter puisque je suis chez elle. C’est la costumière célèbre que j’ai appelée la semaine dernière. « Tiens, mets-toi au centre. »
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Prince Luitpold de Bavière. © Courtesy of the Library of Congress, LC-DIG-ggbain-19143
Le jour de notre rendez-vous, dans l’avion qui relie Catane à Paris, j’imagine le costume que j’aimerais porter. H m’a dit qu’il me verrait bien en faune. La fête approche mais j’ai encore le temps, suffisamment pour me trouver à Catane le matin et à Clamart le soir. Une journée sous le signe de la lettre C : Catane, Costume, Clamart. L’idéal ! Mon bagage déposé dans l’appartement qui me sert d’alcôve aux expérimentations joyeuses, je prends un train et j’arrive de nuit au milieu d’une allée agréable, comme éclairée aux flambeaux, d’où surgissent de vastes maisons d’architectes qui donnent sur la vallée. Après avoir observé la lune et les bosquets aux alentours, je pousse le portail et je sonne. Un grand type, au profil russe, m’ouvre.
Je fais quelques pas. Elle me regarde de la tête aux pieds. La nuque, les épaules, les hanches, les jambes, les chevilles. J’ai l’impression d’un état des lieux, comme si mon corps était visité pièce par pièce et expertisé selon une réglementation implacable. « Tu as une idée de personnage ? – Un prince de la Renaissance. – Tourne-toi... Encore... C’est vrai que tu es mince... Et tu as la tête pour... Tu serais parfait à la cour des Valois sous Henri II. Attends un instant. » Dans la foulée, elle quitte la pièce principale, me laisse en plan six à sept minutes, le temps nécessaire d’apprécier le ballet mécanique des ciseaux, des règles et du dé à coudre. Silence d’un atelier de Clamart, féerie et préparatifs en vue du grand bal masqué que donnera bientôt H. « Innocence et subversion », « maléfices et enchantements », peut-on lire sur le carton d’invitation à l’hôtel de Mongelas, rue des Archives, Paris. Avant d’atteindre la subversion et l’enchantement, je dois commencer par patienter. L’esprit de la Renaissance advient quand il le souhaite. C’est sa grâce. En un tour de main, la costumière revient les bras chargés d’un chapeau, d’une plume de paon, d’une chemise de lin, d’un veston bleu aux larges épaules, d’une ceinture, d’une culotte bouffante, d’un collant vert foncé, de chaussures à bouts carrés et, détail suprême, d’une fraise, ainsi qu’on appelle ces immenses cols en dentelles tuyautées. L’ensemble parfaitement plié, ajusté et posé sur les bras de cette costumière qui m’intrigue par son tutoiement et sa détermination. « Tu peux faire l’essayage de l’autre côté. Commence par le collant. » C’est le moment de la métamorphose. Jusqu’à présent, être un prince de la Renaissance relève d’une abstraction. Il faut désormais incarner le rôle, faire que le costume colle à la peau. Balayer les fantasmes et choisir pleinement une nouvelle vie, pleinement et consciemment. J’enfile le collant. Puis la chemise, la culotte, la veste. Plaisir immédiat. Je jouis d’être un homme du xxi e siècle tout en devenant un autre. L’immersion dans le temps comme une définition de la modernité. Ainsi tout un monde surgit. Voilà des banquets, des carnavals, des parades, des tapisseries et des plafonds sculptés en bois rares. Bien sûr, je n’oublie pas de veiller au positionnement du chapeau, à son inclinaison légère, comme le veut la règle. Et voilà Chambord, Amboise, Fontainebleau. Une nouvelle fête. Des galeries, des fresques maniéristes, des statues de marbre. Tous les amis sont présents, Ronsard ainsi que Clément Marot. Léonard de Vinci en personne. La plume de paon glissée sur le côté droit du chapeau. Jackpot ! Le palais du Louvre, les concerts, la chasse, l’Europe renaissante conviée à l’art de la fête. Enfin, le faste. « D is-moi, comment tu te sens avec le veston ? Le collant n’est pas trop serré ? – Non, c’est très bien. – A pproche... tourne... vas-y... avance vers moi. On y est presque. Il manque simplement un détail. La fraise ne te gêne pas ? Tu respires difficilement, non ?
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LA FÊTE LA NUIT
– Oui, la fraise me serre un peu. – Tu dois être à l’aise au niveau du cou. C’est important lorsqu’on danse. Il faut qu’on sente la fluidité dans tes mouvements. » D’un revers, la costumière retire la fraise, s’en va dans une autre pièce et revient avec un ruban de dentelle couleur ivoire, représentant des losanges ajourés. « Qu’en dis-tu ? On pourrait coudre le ruban à même le veston. Avec une grosse aiguille. – Cela demande beaucoup de travail ? – Peu importe. Ici, on ne compte pas ses heures. Notre métier, c’est le beau. » Elle demande à la jeune couturière de venir, lui transmet ses indications pour qu’il n’y ait pas de démarcation entre le ruban et la veste, que la dentelle soit intégrée au velours sans qu’on remarque l’ajout. Elle prend les dernières mesures et me propose de retirer le veston qui pèse un âne mort. Entre-temps, elle disparaît. Je demande ce que je dois faire maintenant. La couturière me dit que je suis libre, qu’elle aura fini de coudre dans vingt minutes. Je sors sur la plate-forme où le Russe est en train de fumer. Cet homme est stupéfiant avec ses cheveux lissés en arrière, son bouc, sa peau pâle et ses yeux verts. « Tu es content en prince ? – C ’est comme si je vivais plusieurs siècles à la fois. Et toi, quel sera ton personnage ? – Ivan le Terrible. – Tu triches ! – C’est sérieux. – Sans l’être vraiment. – J e ne crois pas. Tout est sérieux dans la vie. À quelle occasion as-tu rencontré H ? – Lors d’un dialogue en public dans une galerie d’art. À propos de mode et de littérature. – Tu apprécies la mode ? – Les formes qu’elle invente, oui. – Tu aurais voulu être styliste ? – J e préfère explorer d’autres mondes. Le pré carré m’ennuie. Tu travailles ici ? – Si l’on veut. » À ce moment, je comprends que le Russe est l’amant ou le mari ou le confident ou le majordome de la costumière. J’ai pu observer la proximité de leur lien mais il plane encore un mystère sur leur relation. Le Russe est trente ans plus jeune que la costumière. À première vue, il semblerait aimer les hommes. Il habite cette demeure de Clamart à la manière d’une ombre du cinéma muet. En retournant dans l’atelier, nous rions. Surprise de nous entendre, la couturière sursaute et se pique l’index avec l’aiguille. Une grosse goutte de sang se dépose sur la dentelle et tache le milieu du col. Réagissant dans la seconde, la couturière ne parvient pas à estomper la tache.
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L E C O S T U M E TA C H É D E S A N G
« Ah non ! Vite ! Il me faut un dissolvant. – Ce n’est pas grave ? – Si, cela m’embête. Cette tache est une courbe ratée au milieu d’un tableau parfait. On ne voit plus que ça. – M ais non. Quand la fête aura lieu, il fera nuit. Personne ne verra ce point rouge sur la dentelle. » Tel un animal à l’affût, la costumière réapparaît en entendant ces cinq lettres synonymes de catastrophe : T-A-C-H-E. Elle commence par ne pas réagir, elle ferme les yeux et ne bouge plus. Son visage se durcit, ses paupières se contractent. De toute évidence, l’enjeu est de contenir l’émotion et de ne pas pleurer. Une tragédie miniature se déroule dans l’atelier de Clamart ; le xvie siècle se joue de nous. Le paradis devient noir, les torches et les flammes sublimes s’éteignent. Les scènes de bal s’éclipsent pour laisser place au sang. C’est la mort accidentelle en 1559 du roi Henri II par le comte et capitaine de la garde écossaise Gabriel de Montgomery, à la suite du tournoi de la rue Saint-Antoine. C’est l’assassinat en 1588 du duc de Guise lors des états généraux de Blois. C’est l’assassinat du roi Henri III, poignardé en 1589 par le moine fanatique Jacques Clément. On ne compte plus les épisodes de ce genre. Les embuscades et les traîtres. Les coups montés. Les pièges irréversibles. Justice sera rendue par le sang, croit-on. Il est certain que le sang entraîne le sang et que personne n’est en capacité d’interrompre la folie. Il n’y aura jamais de paix sur cette terre. Par le silence de la costumière, le trouble se renforce. Heureusement, la panique retombe à propos du col de dentelle souillé. J’exprime ma reconnaissance de pouvoir bientôt arborer un habit aussi éclatant. La couturière enveloppe chaque partie du costume dans un papier cristal et je m’apprête à partir, ma panoplie sous le bras. Je mets mon manteau, je salue la compagnie quand le téléphone du Russe se met à vibrer. Un ami lui annonce que des attentats sont en cours à Saint-Denis et dans les 10 e et 11 e arrondissements de Paris. En quelques minutes, nous nous apercevons de la situation. Les chaînes info et les « raies-zoo-socios », ces piranhas tolérés, orchestrent à la minute l’avalanche d’images, d’horreur filmée et téléchargeable, de condamnation, d’emoji et de bougies, de sursaut national et de proclamation de guerre. Flot jusqu’à satiété. Noir paradis virant à l’enfer. Tétanisés, choqués, nous sommes quatre dans le salon, la couturière âgée s’étant retirée avant notre découverte des attaques meurtrières. Quatre pantins, quatre corps vides. La costumière insiste pour que je ne rentre pas tout de suite à Paris. « Ils tuent et ils continueront. Ils veulent notre mort et, plus encore, notre peur. Qu’on fasse dans nos frocs en marchant dans la rue. Mais nous allons combattre. » Sans vaciller, la costumière prononce ces quatre phrases d’un souffle, quatre maximes offensives comme si elle parlait pour nous qui restons abasourdis. Puis elle quitte le salon et prépare une bolognaise en cuisine. Le Russe éteint les écrans et lui emboîte le pas. Il ouvre une bouteille de vin. Nous mettons le couvert et dînons sans bruit. Je finis par quitter la maison de Clamart. Je prends un tram, j’arrive à destination une heure après. Pendant le trajet, je serre contre moi le costume et sa dérisoire tache de sang. Nous allons combattre. Cette nuit obsédante ne gagnera pas. La fête reviendra et nous chasserons l’enfer du paradis et nous danserons et nous arpenterons la Sicile encore et encore.
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VAL E NTIN DE BOU LO G N E , L ’A RT P LU S V R A I Q U E N AT U R E PA R A N N I C K L E M O I N E
« À L ’ O C C A S I O N D E S G R A N D E S C H A L E U R S D ’ É T É , VA L E N T I N A L L A S E D I V E RT I R AVEC SES COMPAGNONS. COMME À SON HABITUDE, IL FUMA EXCESSIVEMENT ET B U À O U T R A N C E , AU P O I N T D E S E N T I R S O N CO R P S S ’ E N F L A M M E R AV EC U N E VIOLENCE INTOLÉRABLE. S’EN RETOURNANT CHEZ LUI, DE NUIT, IL SE RETROUVA FACE À LA FONTAINE DU BABUINO ET S’Y JETA DANS L’ESPOIR D’ÉTEINDRE LE FEU QUI L’EMBRASAIT CHAQUE HEURE DAVANTAGE. MAIS AU LIEU D’UN RÉCONFORT, IL Y TROUVA LA MORT, L’EAU GLACÉE AYANT EU POUR EFFET D’AUGMENTER LA CHALEUR QUI L’ENFLAMMAIT 1 . » SI VALENTIN DE BOULOGNE (1591-1632) EST CARAVAGESQUE, Y COMPRIS DANS SON ATTITUDE, IL N’EST PAS UN IMITATEUR. N É L E 3 J A N V I E R 1 5 9 1 À CO U LO M M I E R S , S O N Œ U V R E – S E U L E M E N T SOIXANTE TABLEAUX – OPÈRE UNE « RUPTURE INTELLIGENTE », SELON LE MOT D E R O B E RTO LO N G H I , AV E C L ’ A RT D U C A R AVAG E . C H E Z VA L E N T I N , LE NATURALISME (PITTURA DAL NATURALE), DÉVOILE UNE AMBITION INÉDITE. VISAGES, MAINS, OBJETS, COULEURS SONT SAISIS SUR LE VIF, EN MOUVEMENT, DANS UN TREMBLEMENT POÉTIQUE ET INQUIÉTANT, AU-DELÀ DE L’IMITATION, © Torquato Perissi
AU-DELÀ DE LA NATURE.
Valentin de Boulogne, Saint Jean-Baptiste, vers 1613-1615, huile sur toile, Rome, collection privée.
E N Ô TA N T L ’ E F F E T THÉÂTRAL DU DRAPÉ RO U G E S A N G , SAMSON POURRAIT ÊTRE PA R FA I T E M E N T R É E M P LOY É DA N S U N E P O S I T I O N I D E N T I Q U E AU C E N T R E D ’ U N E S C È N E D E T R I P OT.
© The Cleveland Museum of Art
Valentin de Boulogne, Samson, vers 1630-1631, huile sur toile, Cleveland Museum of Art.
VA L E N T I N D E B O U L O G N E
V
alentin de Boulogne, le peintre des parties de cartes, des concerts et des bohémiennes mélancoliques, l’habitué des soirées arrosées, compte également à la fin de sa vie parmi les artistes les plus réputés de Rome 2. Peintre de toute évidence singulier, assurément célèbre, Valentin réinvente l’art du Caravage jusqu’au cœur même de la Rome d’Urbain VIII, alors que triomphent le Beau idéal et les inventions d’un Bernin ou d’un Pierre de Cortone. Il opère, pour reprendre les mots de Roberto Longhi, une « rupture intelligente 3 » avec l’héritage caravagesque : on retrouve les cadrages serrés, le naturalisme outrecuidant, les contrastes puissants de clairobscur, tout comme les scènes des bas-fonds et l’Histoire métamorphosée en fable du quotidien, autant d’éléments qui caractérisent l’art du grand maître lombard et de ses adeptes. Mais le peintre français reformule la « maniera caravaggiesca 4 » dans une veine inédite : palette vénitienne, acuité psychologique des figures, puissance introspective, mélancolie envoûtante, flottement des formes et des sens, implication constante du spectateur. Ce métissage équilibré entre l’excellence du pinceau, l’invention « d’après nature », la poésie élégiaque et la profondeur psychologique de son œuvre explique le succès que remporta Valentin auprès des Barberini et de son cercle, alors même que le courant caravagesque était entré dans une phase de déclin irrémédiable.
La citation du quotidien Investir l’art de Caravage, c’est d’abord peindre d’après nature, dal naturale. Loin d’avoir seulement élaboré une nouvelle méthode picturale, Caravage invitait à jouer sur les possibilités infinies de l’art d’après nature. Son autoportrait en tête de méduse (Florence, musée des Offices), son travestissement en dieu Bacchus ou son incorporation dans la tête de Goliath (Rome, Galleria Borghese) sont autant d’audaces formelles qui réaffirment la présence directe, d’après nature, de l’artiste dans le champ de la toile 5. Mais encore, dans nombre de ses toiles, ce ne sont pas des héros abstraits inventés par fantaisie mais des identités précises que l’on peut reconnaître d’une composition à l’autre. Cette présence contemporaine dans la fiction peinte – depuis un modèle du quotidien jusqu’à la figure même de l’inventeur – orchestre un jeu continu de métamorphoses, qui brouillent non seulement les frontières entre les genres, entre les temps, entre les lieux, entre le sacré et le profane, mais aussi les modes même de perception de
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l’image. À l’instar de Caravage, Valentin fait de la peinture d’après nature le principe premier de son art. Et rarement peintre sut exploiter avec autant d’intelligence la diversité des modalités de la pittura dal naturale. L’excellence mimétique, la citation du quotidien et le saisissement du spectateur sont autant d’ingrédients utilisés par Valentin, dont le subtil agencement produit un effet de vraisemblance d’une force inédite. À commencer par le Saint Jean-Baptiste des années 1610 (voir page suivante), jusqu’au somptueux Samson peint deux ans avant sa mort. Le personnage biblique, dans un cas comme dans l’autre, prend vie sous nos yeux, alors que l’on reconnaît derrière la figure du saint ou du héros des Philistins les traits d’un contemporain qui nous fixe. La présence insistante du regard et les détails anachroniques de Jean-Baptiste – sa moustache bien taillée et son bouc, à la mode au début du xvii e siècle – nous font pénétrer dans la fabrique de l’image. L’attitude du saint évoque de fait celle d’un peintre posant devant un miroir, tenant de sa main droite le pinceau et de la gauche la palette. Aussi, faut-il vraisemblablement reconnaître derrière le Baptiste, suivant les exemples de Caravage, un autoportrait. De même, Samson pose négligemment, accoudé et la tête reposant sur sa main, dans l’attitude du mélancolique. En substituant la mâchoire et la peau de bête par un verre et une bouteille, en ôtant l’effet théâtral du drapé rouge sang, Samson pourrait être parfaitement réemployé dans une position identique au centre d’une scène de tripot. Seul le prodigieux morceau d’étoffe cramoisie a pour vocation de magnifier le jeune homme, au type plus plébéien que noble, qui incarne le terrible héros. On reconnaît ici le pinceau léger et virtuose du Valentin des dernières années. Il se plaît alors à rivaliser avec le ductus des plus grands peintres vénitiens – ainsi, ces effets de cangianti et de jeux de transparence qui font résonner à la lumière les indicibles nuances du drapé rouge framboise, censé incarner le caractère sanguin du héros biblique. À l’image de Simon Vouet ou du Bernin 6, Valentin cherche à traduire l’effet transitoire : il brosse un portrait vrai et « vivant » du saint ou du héros biblique, tous deux saisis dans une action en cours, exprimée par le geste éloquent de Jean-Baptiste – vox clamantis in deserto – adressé au spectateur, ou par l’expression méditative de Samson. Le modèle portraituré s’impose avec une telle présence qu’il vient « actualiser » le personnage biblique qu’il incarne. Le processus d’après nature, ici volontairement mis en lumière, permet ainsi non pas de rendre le « réel historique », mais « l’historique réel 7 ».
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Drame contemporain Comme s’il se proposait de réinventer la célèbre Vocation de saint Matthieu de Caravage (Rome, église Saint-Louis-des-Français) dans une dynamique d’émulation avec ses contemporains, Jusepe de Ribera au premier chef, Valentin poursuit le récit « au naturel » de l’Évangile, avec un déploiement narratif et une théâtralisation inédite. Il y « découvre un territoire encore inexploré dans le domaine du “naturalisme” caravagesque, d’une véracité complexe caractérisée par une approche mimétique à la fois violente et touchante 8 ». L’exemple du Reniement de saint Pierre (page 45) de la Fondation Roberto Longhi, l’un de ses premiers chefsd’œuvre, à dater d’avant 1620, est éloquent. Valentin oppose deux modes de narration en décrivant l’événement biblique sous la forme d’un drame contemporain qui se déroule sous les yeux du spectateur. L’action principale – la servante qui accuse saint Pierre – est associée à une scène de genre composée de soldats jouant autour d’une table. Sans hiérarchie aucune, la composition est animée par de multiples actions qui agitent l’ensemble des personnages, profanes et sacrés, et donnent naissance à une succession d’épisodes à lire le long de l’image. Plus encore, les nombreuses mains actives, peintes d’après nature et orchestrées par un vif clair-obscur, déterminent une série de temps d’arrêt du regard, qui ont pour fonction d’impliquer le spectateur et de suggérer l’existence d’une narration en cours. Le peintre insiste par ailleurs sur le moment de basculement – celui de Pierre, qui se renie, comme celui du jeu, symbolisé par l’extraordinaire détail des dés suspendus dans l’air. L’ombre de la main, évocation emblématique et menaçante des aléas de la vie, vient réaffirmer cette vision de la vie soumise au pouvoir de la fortune.
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Avec L’Innocence de Suzanne reconnue, Valentin s’intéresse de nouveau au moment de climax et de revirement de l’histoire. Il ne choisit pas le célèbre épisode érotique de la jeune femme au bain, épiée par les deux vieillards lubriques, plébiscité par les artistes de son temps, mais celui, rare, du jugement de Daniel. Les vieillards accusent Suzanne d’adultère mais ils se contredisent, sans le vouloir, par leurs témoignages discordants 9. Le peintre privilégie le moment d’interaction, d’une psychologie plus complexe, entre les personnages, auxquels il ajoute le spectateur. Par l’utilisation d’un cadrage serré, Valentin évite de devoir recourir à un pavement en perspective et ouvre l’espace pictural pour l’amener dans celui du spectateur. Suzanne, main droite sur le cœur, prend Dieu à témoin de son innocence 10. Reste que son appel s’adresse au spectateur : Suzanne ne lève pas les yeux au ciel mais les tourne vers nous. Valentin redouble cet appel par une scène connexe, tirée du quotidien. Autrement dit, au procédé rhétorique digne d’un Dominiquin – l’attitude codifiée de Suzanne, qui incarne la modestie et l’innocence, et dont la sérénité sculpturale contraste merveilleusement avec l’agitation qui l’entoure –, Valentin associe un procédé dal naturale, plus immédiat. Manifestement angoissés, les deux petits garçons de Suzanne s’accrochent à la jupe de leur mère – il s’agit assurément d’une scène observée sur le vif : l’un d’eux scrute le vieillard avec inquiétude, alors que l’autre lance au spectateur un regard implorant. Cette invention, fondée sur l’empathie et interprétée, comme souvent chez Valentin, par des enfants, sous-entend une fois de plus l’implication active de l’observateur, à la fois témoin et juge de la scène qui se déroule devant ses yeux.
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SUZANNE N E L È V E PA S LES YEUX AU C I E L M A I S L E S TO U R N E
© RMN-GP (musée du Louvre) / Franck Raux. Page suivante : © BPK, Dresden Gemäldegalerie Alte Meister / Hans-Peter Kleist, dist. RMN-GP
VERS NOUS.
Valentin de Boulogne, L’Innocence de Suzanne reconnue, 1622-1623, huile sur toile, Paris, musée du Louvre.
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Valentin de Boulogne, Les Joueurs de cartes, vers 1615, huile sur toile, Dresde, Gemäldegalerie Alte Meister.
La toute-puissance de la peinture S’il participe à métamorphoser l’histoire sacrée en drame humain et tangible, le spectateur est également instrumentalisé – il s’agit de le divertir, de le manipuler, voire de le subjuguer – afin de célébrer in fine la toute-puissance de l’art de la peinture. Dans La Diseuse de bonne aventure (Toledo Museum of Art, Ohio), par exemple, le filou en action d’un côté et le soldat contemplatif de l’autre interpellent directement l’observateur : l’un pour le prendre à témoin d’un vol qu’il ne doit pas dénoncer, l’autre pour l’inviter à méditer les pouvoirs dangereux de l’alcool. Valentin emprunte le topos du voleur volé et le ressort de « l’intrigue dans l’intrigue » pour se jouer du spectateur. Assimilé au rang de complice par la feinte du voleur, le spectateur compte nolens volens au nombre des protagonistes malveillants et devient, par là même, victime du peintre. La fourberie ou l’innocence ne sont pas toujours là où on les attend. L’artiste exploite à dessein la confusion des genres entre la chiromancienne, objet du larcin, le spectateur, complice du voleur, ou encore l’enfant au premier plan, non plus candide mais déjà corrompue, qui dépouille discrètement le voleur officiel. Or le chenapan précoce n’est autre qu’une petite bohémienne, identifiable à sa couverture nouée à l’épaule et au détail du gril portatif qu’elle transporte dans sa besace – signe des sans-foyer, vivant en marge de la société. Avec ironie, Valentin met en garde contre les dangers du jeu et des fausses prophéties, de l’alcool et de la tentation des sens. Mais, il s’amuse à associer l’empathie à la dénonciation et exploite tout à la fois le ressort sarcastique, le scénario théâtral et la puissance allusive de la peinture d’après nature. Considérons de nouveau Le Reniement de saint Pierre, qui traduit à lui seul toute la complexité de l’œuvre de Valentin, et attachons-nous à son très spectaculaire fragment d’entablement antique, situé au cœur de la composition. Présenté frontalement, au centre de la scène, l’antique, qui sert de table de fortune, émerge au-devant de l’image avec une acuité remarquable. Il renvoie à des citations érudites précises. L’artiste s’adresse implicitement à l’amateur savant capable de reconnaître le modèle original : ici deux plaques antiques particulièrement prisées à l’époque, l’une représentant une procession menée par Hercule et l’autre les noces de Thétis et Pélée, toutes deux alors présentes à Rome dans les collections Farnèse 11. Mais, chez Valentin, tout n’est qu’illusion. La citation savante, dont la réalité tangible invite l’amateur à rechercher le modèle d’origine, n’est en fait qu’une réinvention. Le peintre nous leurre par l’évidence du réel : un antique à ce point précis qu’on croit pouvoir le reconnaître alors qu’il n’existe pas. Le motif n’est en réalité que le montage astucieux des deux célèbres bas-reliefs, NOTO
dont le peintre a transformé la matière – la terre cuite est devenue pierre – et modifié la technique – le léger schiacciato s’est métamorphosé en un très haut relief. Peint avec une touche enlevée et une palette réduite – un subtil camaïeu de bruns, de gris et d’ocres, ponctué de rehauts blancs –, ce relief de pierre, qui semble prendre vie sous nos yeux, révèle les extraordinaires talents de coloriste du peintre, dont se fera écho la littérature artistique. Valentin invente enfin une nouvelle iconographie, en réunissant en une sorte de collage à l’antique deux scènes indépendantes, dont il ne laisse voir que des fragments : d’un côté la procession menée par Hercule, de l’autre la seule figure de Junon qui préside aux noces de Thétis et Pélée. À l’issue de son processus, l’artiste recrée des références antiques célèbres sans pour autant en altérer l’effet d’après nature. Nous sommes ainsi pris au piège de son excellence dal naturale. Si Valentin se livre ici à un jeu savant avec le spectateur – qu’il incite à reconnaître les fragments cités, à reconstituer les scènes manquantes, à identifier les métamorphoses –, il l’associe également à une réflexion sophistiquée sur la notion de vraisemblance, sur le vrai et le faux, pour le convier à célébrer la toute-puissance de son art d’après nature. 1. Giovanni Baglione, Le Vite de’ pittori scultori et architetti dal pontificato di Gregorio XIII fino a quello d’Urbano VIII, Rome, Andrea Fei, 1642. – 2. Sur Valentin de Boulogne (Coulommiers, 1591 – Rome, 1632) et le mythe de « l’artiste bohème », voir sa première biographie rédigée par un contemporain, peintre et célèbre ennemi de Caravage : Giovanni Baglione, op. cit. Voir également Marina Mojana, Valentin de Boulogne, Milan, Eikonos, 1989 ; Keith Christiansen et Annick Lemoine, Valentin de Boulogne. Beyond Caravaggio, catalogue de l’exposition, New-York, The Metropolitan Museum of Art ; Paris, musée du Louvre, 2016. – 3. Roberto Longhi, « Ultimi studi sul Caravaggio e la sua cerchia » in Proporzioni, I, 1943, p. 33. – 4. Il est important de signaler que c’est au sujet de Valentin que Baglione (op. cit.) exploite cette expression emblématique, « maniera caravaggiesca ». – 5. Voir Francesca Cappelletti, Caravaggio: un ritratto somigliante (2009), Milan, 2010. Sybille Ebert-Schifferer, Caravage, Paris, 2009. – 6. On songe aux portraits de Simon Vouet ou du Bernin, où se met en place cette recherche d’une « ressemblance parlante » ou d’une « ressemblance vivante ». Voir Ann Sutherland Harris, « Vouet, le Bernin, et la “ressemblance parlante” » in Stéphane Loire, Simon Vouet, actes du colloque de l’École du Louvre, galeries nationales du Grand Palais, 5-7 février 1991, Paris, La Documentation française, 1992, p. 192-208 ; Marion Boudon, « La “ressemblance vivante” et le buste funéraire à Rome dans les années 1620 » in Olivier Bonfait et Anna Coliva (dir.), Bernini dai Borghese ai Barberini. La cultura agli anni Venti, Rome, De Luca, 2004, p. 65-75. – 7. Pamela Askew, « Caravaggio: Outward action, inward vision » in Stefania Macioce, Marco Gallo et Malena McGrath (dir), Michelangelo Merisi da Caravaggio: la vita e le opere attraverso i documenti, actes du colloque international, Rome, 5-6 octobre 1995, Logart Press, 1996, p. 248-269. – 8. Roberto Longhi, « À propos de Valentin », in La Revue des arts, VIII, 1958, 2, p. 65. – 9. Le sujet de ce tableau est inspiré d’un passage de l’A ncien Testament, qui raconte comment la vertueuse Suzanne se défend contre deux vieillards lubriques tandis qu’elle prenait son bain ; faussement accusée par eux d’avoir eu des relations sexuelles avec un amant, elle sera amenée devant Daniel et innocentée (Daniel, XIII, 45-62). – 10. Voir la définition donnée dans le dictionnaire des gestes de l’époque : John Bulwer, Chirologia, or The Natural Language of the Hand, and Chironomia, or The Art of Manual Rhetoric, Londres, Harper, 1644 ; Southern Illinois University Press, 1974, p. 88-89 : « Poser la main ouverte sur le cœur en s’inclinant est une façon d’affirmer une chose, de jurer ou d’appeler Dieu à témoin que l’on dit la vérité en toute conscience. » – 11. Des exemplaires originaux se trouvaient alors à Rome au palais Farnèse et l’une des deux plaques fut reproduite à deux reprises dans le Museo Cartaceo du célèbre antiquaire Cassiano dal Pozzo. Voir notamment Philippe Sénéchal, « Fortune de quelques antiques Farnèse auprès des peintres de Rome au début du xviie siècle » in Olivier Bonfait et Christoph Luitpold Frommel (dir.) Poussin et Rome. Actes du colloque à l’Académie de France à Rome et à la Bibliotheca Hertziana, 16-18 novembre 1994, Paris, Réunion des musées nationaux, 1996, p. 31-45 ; Maurizio Fagiolo dell’A rco, « Valentin e l’antica scultura nei “Caravaggeschi”: una nota sul quadro Longhi », in Gioacchino Barbera, Teresa Pugliatti et Caterina Zappia (dir.), Scritti in onore di Alessandro Marabottini, Rome, De Luca, 1997, p. 181 ; Annick Lemoine, « La “pittura al naturale” dans la Rome des années 1610-1620, entre tradition et innovation » in Pascal-François Bertrand et Stéphanie Trouvé (dir.), Nicolas Tournier et la peinture caravagesque en Italie, en France et en Espagne, Toulouse, Éditions Médiriennes, 2003, p. 58-63.
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L’OMBRE DE LA MAIN VIENT RÉAFFIRMER C E TT E V I S I O N D E L A V I E S O U M I S E AU P O U VO I R
© Fondazione di tudi di Storia dell’A rte Roberto Longhi, Florence.
D E L A F O RT U N E .
Valentin de Boulogne, Le Reniement de saint Pierre, 1616-1618, huile sur toile, Florence, Fondation Roberto Longhi.
C U LT U R E E T P O L I T I Q U E
« La culture, c’est le signe de la liberté » E N T R E T I E N R É A L I S É PA R O D I L E L E F R A N C I L L U S T R AT I O N É L I S E E N J A L B E R T P O U R N O T O
LAURENCE ENGEL P R É S I D E N T E D E L A B I B L I OT H È Q U E N AT I O N A L E D E F R A N C E
L’art est un lieu de combat
tous les problèmes sont deux attitudes
prise en compte de cette dimension est une
également vaines. Négliger la culture ou dire
erreur ! Ces secteurs sont le plus souvent
qu’elle a réponse à tout, ce sont les deux faces
très fragiles sur le plan économique – bien
d’une même incompréhension. Penser que la
loin de cette image qu’on diffuse et qui me
Lorsqu’on évoque aujourd’hui la culture,
culture ne peut rien, c’est faire fausse route.
stupéfie lorsqu’on laisse penser que les sec-
la production artistique, les artistes, on en-
Il suffit évidemment d’observer les pays non
teurs culturels cultivent l’absence d’énergie,
tend parfois dire qu’il s’agit d’un monde de
démocratiques pour en prendre la mesure.
incarnent une forme de décadence, celle de
dilettantes, exclusivement motivé par le diver-
C’est une banalité de le dire, mais il ne faut
la faible Athènes face à la Rome guerrière et
tissement. C’est une erreur grossière. L’art
jamais cesser de le rappeler : dans ces pays,
conquérante. Mais discutez avec une com-
et la création ne sont pas d’abord des diver-
la parole des artistes, l’écriture, la production
pagnie de théâtre, avec un plasticien, avec
tissements : ce sont d’abord le lieu de combats.
artistique, la création, etc. sont empêchées,
un musicien, avec un directeur de musée ou
L’acte de créer, bien sûr, est un combat ; mais
censurées, parce que ces expressions, qui sont
de bibliothèque : vous percevrez vite cette
l’acte de préserver et de transmettre cette
la marque d’un acte libre, font peur. Mais
conscience des enjeux économiques. J’ajoute
création en est aussi un, dans une autre
penser qu’en soutenant des bibliothèques,
que, avec le développement du numérique,
mesure. Il faut en tout cas y consacrer beau-
des musées, des théâtres, on s’assure un
l’idée que l’art et la culture devraient néces-
coup de volonté, qui va parfois jusqu’à une
résultat qui va immédiatement au-delà du
sairement être gratuits – ce qui est comme
forme de violence. Ces combats pour la
soutien à la création, que, par exemple,
une idéologie destructrice – s’est largement
culture sont historiquement liés à des
la fracture sociale disparaîtra ipso facto, est
diffusée. C’est encore une manière de laisser
batailles pour la liberté – pour soi, pour tous
tout aussi vain. Il faut donc simplement – et
penser que l’investissement dans une pro-
– et pour la démocratie. Il faut en saisir la
c’est beaucoup ! – respecter l’acte de créer,
duction artistique n’est qu’humeur, esprit
portée réelle, ne pas les négliger. De ce point
être conscient de l’importance des bibliothèques,
volatile, qu’il n’y a dans l’acte de créer aucune
de vue, je crois que se contenter de discours
des musées, des lieux d’apprentissage et de
dimension laborieuse ou artisanale qui justifie
de circonstance, en invoquant les créateurs
diffusion. Et investir dans ces politiques.
rémunération, qu’il n’y a dans la diffusion de
à chaque fois que l’on est confronté à des
Autre aspect important du combat : l’aspect
la culture et des savoirs aucun engagement
difficultés, ou, symétriquement, penser que
économique. Là encore, croire que le finan-
matériel et aucun prix d’accès à consentir.
la culture permettrait à elle seule de résoudre
cement public libère de la contrainte et de la
En France, on garde néanmoins la conscience
NOTO
47
C U LT U R E E T P O L I T I Q U E
de ce combat. Il y a un lien historique fort et
des contradictions qui les travaillent. Il faut
pas de cette dynamique. Au-delà de l’appren-
qui demeure entre l’État et la place que tient
toujours que ce que nous entreprenons
tissage scolaire, aller à la découverte des
la culture. L’exception culturelle française
corresponde à un enjeu, à une politique
œuvres, se confronter à la création, c’est
en est un exemple, elle doit être sans cesse
publique, à un besoin, à une utilité pour tous.
irremplaçable. Les établissements culturels
défendue sur le terrain international. Elle n’a
M’engager pour la culture a été un choix
accueillent donc beaucoup les publics
jamais été une évidence et elle continue d’être
d’adhésion personnel. J’ai toujours aimé la
d’enfants, partout, et même lorsque la pro-
un combat. François Mitterrand disait : « Une
littérature, le théâtre, la musique, etc. Mais,
grammation ne leur est pas directement
politique culturelle est à la base de toute autre
au-delà d’un goût, je suis surtout convaincue
destinée.
politique. » La Bibliothèque nationale de France
que les arts, la création et la confrontation
(BNF) est un des exemples de cette conscience,
avec ce qu’ils nous lèguent permettent à
l’une de ses traductions concrètes. On doit
chacun de s’épanouir, de progresser, de
remonter à Charles V, qui constitue sa col-
s’enrichir, de s’humaniser. La culture, c’est
lection de manuscrits en bibliothèque, et
le signe de la liberté.
à François I er, qui crée le dépôt légal, pour
Comme pour beaucoup d’enfants, l’école a
prendre toute la mesure de ce qu’elle repré-
joué un rôle essentiel dans la découverte de
sente : c’est, en somme, l’une des expressions
ces mondes qui m’étaient largement cachés.
La BNF est une institution d’une extraordi-
de la Renaissance, celle dont les poètes louent
Mon premier souvenir est cet instituteur qui
naire diversité. Elle laisse tous les possibles
leur roi, protecteur des arts et des lettres, et
nous enseignait avec passion l’histoire et
ouverts et incarne une forme de liberté. Son
la conscience que, à l’échelle démocratique
nous emmenait, pour illustrer son propos,
patrimoine est exceptionnel, inscrit dans
d’un peuple, des vrais gens, seul l’État peut
visiter les monuments parisiens. Ce sont des
l’histoire ; et comme toutes les bibliothèques,
assurer une telle mission de conservation et
moments qu’on n’oublie pas.
elle permet une pratique quotidienne de la
de transmission. Aujourd’hui encore, l’État
La BNF propose un programme pédagogique
découverte. Pour les lecteurs qui viennent
perpétue cette longue histoire.
en direction des jeunes, qui s’adresse à eux
travailler dans ses salles – qui sont pour eux
mais aussi à leurs enseignants. Des ateliers
comme un lieu familier –, mais aussi pour
dans la bibliothèque bien sûr, mais aussi des
tous les visiteurs qui savent qu’ici, et depuis
outils numériques, une matière riche qui peut
François I er , se sont accumulés « tous les
être explorée en classe. Cette implication de
savoirs du monde ».
la BNF, comme de tous les établissements
Une bibliothèque sert à la transmission des
culturels, est extraordinairement productive.
savoirs. La BNF est une des institutions les
Il suffit d’aller dans les écoles pour voir ce
plus anciennes de notre pays, et son objectif
Il faut avoir à l’esprit cette dimension dans
que cela produit chez les enfants, en matière
est clair : conserver de manière systématique
le travail quotidien. On doit s’efforcer de ne
d’apprentissage de la liberté, de découverte,
tout ce qui est produit et édité afin de le trans-
pas se laisser enfermer dans la dictature de
d’accès à des plaisirs et des bonheurs nou-
mettre aux générations suivantes. C’est dans
l’immédiateté et d’inscrire son action dans
veaux. Les programmes de l’Éducation
cette histoire que je me situe aujourd’hui et
l’histoire des institutions pour lesquelles on
nationale prévoient aujourd’hui des modules
que j’essaye de travailler, en ayant à l’esprit
travaille, en la respectant, en défendant aussi les
d’éducation artistique. Il serait inconcevable
cette nécessité d’ouvrir, de créer et de recréer
objectifs que l’on poursuit, en ayant conscience
que les établissements culturels ne participent
une relation très forte avec tous les publics.
Se confronter à la création
NOTO
48
Avoir accès à toutes les sources
LAURENCE ENGEL
Il y a une part symbolique importante dans
La BNF et ses consœurs partout dans le
de recherche, installée dans des espaces
cette mission. Savoir, comprendre que, au-delà
monde ne poursuivent, elles, pas d’autre
prestigieux. Demain, et au-delà de cette
de l’ensemble de salles de lecture qui la consti-
objectif que de permettre à chacun d’avoir
fonction fondamentale, établissement cultu-
tuent, au-delà de la programmation culturelle
accès à toutes les sources, et ce, de manière
rel ouvert à tous, patrimoine bâti et sublime
qu’elle propose, la BNF, à travers les compé-
totalement désintéressée. Leur mission est
que l’on pourra visiter, des espaces de travail
tences technologiques qu’elle réunit, à travers
essentielle. La BNF utilise aujourd’hui les
exceptionnels où l’on pourra s’installer – la
les savoir-faire ancestraux et les plus contem-
technologies les plus en pointe pour l’assumer.
salle ovale –, un nouveau musée où l’on
porains que maîtrisent ses équipes, participe
Elle a fait sa mue numérique il y a vingt ans.
montrera les collections de la bibliothèque
de cet enjeu démocratique essentiel qu’est
Elle a mené une politique de numérisation
– manuscrits, cartes, monnaies et médailles,
l’organisation des savoirs. Car des savoirs
active, qu’il faut poursuivre. Et elle doit
estampes, photographies, etc. C’est un plaisir
accumulés mais qui ne seraient pas organisés,
aujourd’hui mener avec vigueur la bataille
immense, partagé par les conservateurs, les
cela ne suffit pas à en garantir la transmis-
du référencement, pour continuer à offrir cette
bibliothécaires, les magasiniers, tous ceux qui
sion. Il faut encore les rendre accessibles,
alternative. Ce savoir-organiser, ce savoir-
travaillent ici, que d’envisager cette nouvelle
c’est-à-dire les classer, les identifier, les orga-
chercher pour trouver ce dont on a besoin,
étape. Quant à la recherche, la rénovation
niser. Cela, bien avant le numérique, c’est le
c’est aussi une compétence que les biblio-
du site est aussi l’affirmation renouvelée de
savoir-faire des bibliothèques : la production
thèques doivent partager. C’est l’un des enjeux
la vocation de la bibliothèque à être le lieu
de notices, de fichiers, de catalogues, de règles
de l’éducation artistique et culturelle pour
de la construction des savoirs. À Richelieu
d’indexation, etc. Le numérique utilise le
la BNF. Lorsque l’on parle d’éducation artis-
seront réunies trois bibliothèques importantes
vocabulaire des bibliothèques – et pas l’in-
tique, de transmission aux enfants, de relations
pour l’histoire des arts, celle de la BNF et de
verse ! Ce n’est pas un hasard car Internet
que les établissements culturels doivent avoir
ses collections spécialisées (vingt millions
est aussi une très grande bibliothèque, sur
avec les écoles, il faut s’y engager avec toutes
de documents), celle de l’Institut national
laquelle se superpose un réseau qui permet
nos compétences : la capacité de recherche
d’histoire de l’art et celle de l’École nationale
d’avoir accès à des informations, à des don-
dans un univers surinformé est vitale sur le
des chartes, qui vont constituer un véritable
nées, à des œuvres de manière virtuelle.
plan démocratique, il faut que chacun sache
campus pour les chercheurs et les étudiants.
Symétriquement, cela donne aux biblio-
trouver ce qui correspond à son besoin, et la
thèques une responsabilité et la capacité à
BNF contribue à diffuser ce savoir-faire. Un
s’adapter et à servir dans cet univers.
nouveau programme d’éducation culturelle,
Internet donne peut-être le sentiment de
prenant appui sur cette capacité, cette tech-
pouvoir accéder à toutes les informations,
nique de recherche pour pouvoir se déplacer
de manière neutre et libre – comme si la
dans un univers dématérialisé et étouffé
technique était à elle seule le garant de
d’informations, a ainsi été proposé cette
l’indépendance d’esprit. Mais cette technique
année aux écoles.
est en réalité toujours conçue par quelqu’un :
Avec les travaux réalisés et en cours à
l’algorithme est créé avec des objectifs qui
Richelieu, une nouvelle page de l’histoire de
sont ceux des entreprises qui le commandent.
cette institution s’écrit. Richelieu est le site
Dans cet univers, la présence des bibliothèques
historique, là où la bibliothèque est installée
nationales constitue une alternative crédible.
depuis le
xviii e
siècle. Jusqu’ici bibliothèque
NOTO
49
E N I M AG E S
M É T I E R S D ' A RT
Archetier
T E X T E E T P H OTO G R A P H I E S C L É M E N C E H É R O U T
Ce savoir-faire ne s’apprend pas, alors qu’il est essentiel à la musique. Joséphine Thomachot, 30 ans, archetière aux Lilas (93), conçoit et fabrique artisanalement des archets pour instruments à cordes, à partir de bois de pernambouc, d’ébène, de soie, d’argent, de crin de cheval, d’os, de nacre et de cuir. Le père de Joséphine est aussi archetier, et pour cause : en l’absence de réelle école d’archèterie, sa continuité repose sur la volonté des anciens de transmettre leur métier exigeant, associant des compétences pointues et une grande sensibilité artistique. Les luthiers fabriquent des instruments à cordes, mais pas les archets qui serviront à les jouer, dont la fabrication requiert un savoir-faire spécifique. Chaque archet est unique.
U N E B AG U E TT E D E P E R N A M B O U C D E Q U A L I T É CO Û T E E N T R E C E N T T R E N T E E T D E U X C E N T C I N Q U A N T E E U RO S .
Précieux. La fabrication commence avec l’approvisionnement en matières premières : nacre, ébène, os, métaux, cuir et crin de cheval. La plus difficile à dénicher reste le pernambouc, dont la robustesse, la résilience, la légèreté et la densité en ont fait le bois exclusif des archets modernes. Espèce endémique du Brésil, il est aujourd’hui menacé d’extinction à cause de la déforestation. Tout comme le crin de cheval, aucune solution de remplacement n’existe.
L E P È R E D E J O S É P H I N E LU I A D O N N É Q U E L Q U E S - U N S D E S E S B LO C S D ’ É B È N E .
L A LO N G U E U R D ’ U N A RC H E T VA D E 7 0 C E N T I M È T R E S P O U R U N A RC H E T D E V I O LO N C E L L E À 7 3 C E N T I M È T R E S P O U R C E LU I D ’ U N V I O LO N .
Du temps. Joséphine Thomachot choisit une baguette de son stock sur différents critères puis la rabote pour la rapprocher de sa forme finale. La baguette est aussi chauffée pour être cambrée à la main. La manœuvre peut prendre beaucoup de temps et aboutir à l’abandon de la pièce. La hauteur de tête, qui détermine la distance entre le crin et la baguette, et son trapèze, c’est-à-dire l’alignement par rapport à la baguette et son épaisseur qui décidera de la largeur de crin, sont ajustés, avant que ne soit collée la plaque de tête en os et en ébène. L ’A RC H E T N ’A PA S L A M Ê M E É PA I S S E U R S U R TO U T E S A LO N G U E U R : L E D I A M È T R E D ’ U N A RC H E T D E V I O LO N C E L L E E ST D E 6 M I L L I M È T R E S AU CO L L E T, 9 ,1 AU M I L I E U E T 9 , 5 AU B O U T.
U N A RC H E T P È S E D E 6 0 G R A M M E S P O U R U N V I O LO N À 8 0 G R A M M E S P O U R U N V I O LO N C E L L E , AV E C D E S VA R I AT I O N S D E D E U X À T RO I S G R A M M E S .
L E B LO C D ’ É B È N E E S T S C U L P T É AV E C D E S G O U G E S E T D E S C I S E A U X À B O I S .
Technique. Pour Joséphine Thomachot,
D E L A N AC R E E T D E L ’A RG E N T V I E N N E N T R E N F O RC E R O U E M B E L L I R L A H A U S S E E N É B È N E .
un archet réussi n’impose aucune restriction au musicien : « Si les caractéristiques de poids, de taille ou de cambrure sont dépassées, l’archet est injouable. Mais, paradoxalement, si l’archet est très proche de ces limites, le musicien le sentira comme une prolongation de son bras. » C’est ce que rappelle la citation d’Oscar Wilde affichée dans son atelier : « La modération est une chose fatale. » La hausse, qui accueillera le crin, est réalisée à partir d’un bloc d’ébène entièrement sculpté par l’archetière. Le passant, pièce en métal dans laquelle le crin est enfilé avant d’entrer dans la hausse, est doté d’un côté plat et d’un côté rond : l’argent qui le constitue est laminé puis soudé avant d’être frappé pour l’endurcir et l’ajuster. Des pièces en argent sont insérées dans l’ébène pour le renforcer. Un grain en nacre peut y être incrusté pour la décoration, mais le recouvrement en nacre à sa base est nécessaire pour assurer la longévité de l’ébène. L’un des côtés de la hausse est creusé avec des ciseaux à bois de façon à y mettre la plaque d’argent qui supportera la baguette. Avec un rabot et des limes, il faut ensuite aligner la hausse avec la tête de l’archet, située à l’autre extrémité de la baguette. Le trou où sera glissé le crin est percé au ciseau à bois dans l’ébène.
Précision. Situé au bout de l’archet, le bouton
O N D O N N E U N E F O R M E O C TO G O N A L E A U B O U TO N S E RVA N T À R É G L E R L E C R I N .
sert à régler la tension du crin par un système de vis dont la réussite assurera la longévité de l’archet. Il faut réaliser deux viroles (ou anneaux) qui sont ensuite soudées et frappées pour atteindre le diamètre et l’épaisseur souhaités. Ce bouton circulaire, rendu octogonal pour l’esthétique générale de l’archet, mais aussi pour alléger son poids et permettre de le tourner plus facilement, est limé à la main dans un étau – étape difficile, tous les angles devant être identiques. Un disque de nacre est inséré au bout. Une vis spécifique est fabriquée ainsi que le pas de vis. La baguette est percée à l’endroit où le bouton sera emboîté : le trou doit être parfaitement aligné avec le bouton, de la bonne taille, et correspondre autant au pas de vis qu’à la mortaise. L’extrémité de la vis est transformée en carré parfait avec un mandrin, un étau et une lime. Le mamelon dans le bout de la baguette est réalisé pour que le bouton y entre. L’écrou est vissé dans la hausse.
L E H AU T D E L A H AU S S E E ST R ECO U V E RT D ’ U N E P L AQ U E E N A RG E N T AV EC U N PA S D E V I S . L A B AG U E TT E D E B O I S S E R A P O S É E D E S S U S AVA N T D E V I S S E R L E B O U TO N .
L ’A RC H E T I È R E V É R I F I E À L ’ Œ I L L A C A M B R U R E D E L ’A RC H E T.
L'Outil idéal. Une à trois semaines sont nécessaires à la fabrication d’un archet, vendu entre deux mille huit cents et cinq mille euros. Cédric Lebonnois, altiste solo de l’orchestre de Douai et membre de l’ensemble Matheus, a commandé un archet à Joséphine Thomachot : « Les musiciens sont toujours en quête de l’outil idéal. Il faut trouver l’archet correspondant à notre instrument et à nous-même, car c’est la prolongation de notre bras. » Pendant plus d’une heure, il teste et commente l’archet sous l’écoute attentive de Joséphine Thomachot. CE SONT D’A BORD LES A N G LES DE LA TÊTE (OU C H A N F REI N S) QUI REN DEN T C H AQUE A RC H ETI ER I DEN TI F I A B L E .
L E N O M D E L ’A RC H E T I È R E E S T M A R Q U É A U F E R .
L A C A M B R U R E D E L ’A RC H E T E S T R E C T I F I É E E N TO R DA N T L A B AG U E TT E À L A M A I N A P R È S L ’AVO I R C H A U F F É E À L A L A M P E À A LCO O L .
De l'instinct. L’archetière travaille jusqu’à parvenir à ce qu’elle souhaite en matière d’orientation, de poids et de cambrure, en se fiant majoritairement à son instinct. La tête est sculptée et polie. Le bois est ensuite poncé avec différentes qualités de papier de verre, puis verni. L’archet est installé sous une lampe à UV qui accélère le processus de vieillissement, fonce et contracte le bois. La garniture, qui équilibre le poids de l’archet et le protège à l’endroit où l’instrumentiste pose son index, est généralement réalisée avec du fil d’argent. La poucette, qui recouvre le bois à l’emplacement où le musicien met son pouce, est en cuir. L’archet est méché avec du crin de cheval, qui est inséré dans la hausse d’un côté, et coincé dans la tête de l’archet de l’autre. Joséphine Thomachot ne craint pas la disparition de son métier, car il est indispensable aux musiciens et ne peut être industrialisé. « On ne peut pas l’apprendre assis à une table, parce qu’il faut le sentir. Quand je voyais travailler mon père, je trouvais ça beau, comme un art martial. J’aime fabriquer un archet entièrement à la main à partir de matières nobles, sans oublier l’aspect méditatif et artistique : cela me plaît de participer à quelque chose de beau, de donner du sens à un monde qui n’en a pas toujours. »
C É D R I C L E B O N N O I S D É CO U V R E L ’A RC H E T Q U ’ I L A CO M M A N D É .
© Agnès Varda
Jeanne Moreau et Jacques Demy sur le plateau de La Baie des anges (1963), photographiés par Agnès Varda. Jackie (Jeanne Moreau), fantôme de Marilyn Monroe, dont elle a volé la blondeur et le tailleur blanc de l’inachevé Something’s Got to Give (George Cukor, 1962), embrasse le soleil de Nice et se brûle dans les casinos. Chef-d’œuvre, trop peu cité, de Jacques Demy (certainement le rôle le plus magnétique de Jeanne Moreau, avec Mademoiselle de Tony Richardson, 1967), en noir et blanc, d’où émane une mise en scène aussi sèche que lumineuse.
CHRONIQUES
CET OBJET DU DÉSIR
La bouche PA R J E A N S T R E F F
M Y T H E S D E L A C AV E R N E
Si le corps de l’autre est a priori le premier objet du désir, il l’est rarement dans son entier. Des lèvres, des dents, une langue, une voix : il n’en faut guère plus pour dévoiler une personnalité et créer une addiction.
« Ma bouche aura des ardeurs de géhenne Ma bouche te sera un enfer de douceur et de séduction Les anges de ma bouche trôneront dans ton cœur 1... » Guillaume Apollinaire
E
n 1882 paraît La Bouche de Madame X***, roman d’Adolphe Belot, écrivain à l’œuvre populaire mâtiné d’un érotisme sous-jacent, dont Guy des Cars reprendra le flambeau un siècle plus tard. Son héros croise un jour cette Madame X***, dont, entre capuchon et voilette, il ne distingue que la bouche : « C’était peu ; et cependant j’étais déjà pris par cette femme voilée [...]. Cet émoi instantané s’expliquera facilement quand je me serai confessé : ce que je préfère chez la femme, ce que j’admire par-dessus tout, c’est la bouche. » Bouche qui ressemblait à celle, tombante et troublante, de Jeanne Moreau ? À celle, pincée à jamais, de Marlene Dietrich, à qui, selon la légende, son mentor Josef von Sternberg et la Paramount, qui l’employait, avaient fait arracher deux molaires pour creuser son visage ? Aux lèvres sensuelles de Brigitte Bardot ou charnues de Béatrice Dalle, fines et méprisantes comme une lame de rasoir de
NOTO
Greta Garbo ou en cœur, qui firent la gloire de Betty Boop dans les dessins animés ? Les hommes aussi ont apporté leur contribution à cette bouche tant désirable. Que serait Sylvester Stallone sans sa bouche tordue ? Anthony Perkins sans sa mimique condescendante et narquoise de Psychose 2 ? Sean Connery sans le sourire perpétuel de James Bond, qui semble le rendre invincible jusque dans les situations les plus désespérées ? James Dean sans cette lippe perpétuellement triste ? La bouche est l’un des critères majeurs qui décide d’un destin, aimait à dire D.W. Griffith, qui affirmait reconnaître une future star à ses yeux et à sa bouche, qui, « si on sait l’observer, dévoile le caractère ». En effet, la bouche peut épouser, grâce aux lèvres qui la bordent, des milliers de formes : boudeuse, souriante, engageante, dédaigneuse. C’est aussi à travers elle que s’expriment nos sentiments : joie, tristesse, colère, rage, douceur, pitié, douleur, etc. Tous ces affects que le théâtre antique avait résumé en deux masques : le rire et les pleurs, que l’on retrouve aujourd’hui déclinés à l’infini dans les émoticônes.
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CHRONIQUES
La bouche, Andy Warhol l’a surlignée de couleurs pop dans ses portraits sérigraphiés. Si celle d’Elizabeth Taylor reste toujours fermée, celle de Marilyn Monroe s’entrouvre avec appétence sur la dentition de l’actrice. Car, quand on en est fou, la bouche offre une multitude de possibles, comme le fait valoir le narrateur de Belot : « Le mot “bouche” signifie pour moi un tout, un ensemble composé des lèvres, des dents, des gencives, de la langue et du palais. Pour qu’une bouche soit jolie, il faut que toutes les parties de cet ensemble ne laissent rien à désirer. » Dans son enthousiasme fétichiste, il oublie les papilles, sans lesquelles il nous serait impossible de distinguer le goût d’un mets raffiné de celui d’un produit de l’industrie agroalimentaire. Ces papilles gustatives qui permettent à notre mémoire de se régaler des petites madeleines proustiennes ou de saliver devant la vendeuse de petits gâteaux 3 , dans la chanson créée par Mayol : « Elle était pâtissière/ Dans la rue du Croissant,/ Ses gentilles manières/ Attiraient les passants,/ On aimait à l’extrême/ Ses yeux de puits d’amour,/ Sa peau douce comme la crème,/ Et sa bouche, un petit four... » C’est un goût de bonbon très précis, celui à la violette des Perles des Pyrénées, qui ravive dans la bouche de Jean des Esseintes, le héros d’À rebours 4, le souvenir de ses anciennes maîtresses : l’acrobate américaine aux muscles d’acier, la ventriloque rencontrée dans un café-concert et toutes les autres qui « se pressaient en troupeau dans [sa] cervelle ». Depuis le fruit défendu de la Genèse, on sait que les plaisirs de la bouche sont intimement liés à ceux du sexe. Dans La Pensée sauvage 5, Claude Lévi-Strauss étudie « l’analogie profonde » entre l’acte de manger et celui de copuler, remarquant que, dans de nombreuses langues, les mots « manger » et « épouser » se disent du même verbe. Ainsi, en français, on consomme un mariage tout autant qu’un repas. Cette concordance entre le sexe et la bouche n’a forcément pas laissé indifférents les artistes. Et, bien sûr, l’un des plus obsédés d’entre eux, Egon Schiele, qui, en 1911,
NOTO
LA B OU CHE P E U T É P OU SE R, GRÂCE AU X LÈVRES QUI LA BORDENT, DES MILLIERS DE FORMES : BOUDEUSE, SOURIANTE, E N G AG E A N T E , D É DA I G N E U S E . C ’ E S T AU S S I À T R AV E R S E L L E Q U E S’ E X P RIME NT NOS SE NTIME NTS : J O I E , T R I S T E S S E , CO L È R E , R AG E , D OU CE U R, P ITIÉ , D OU LE U R. . .
nous livre son tableau Vu en rêve, dans lequel une femme écarte son sexe de ses deux mains tout en montrant une bouche aux lèvres aussi rouges que l’intérieur de sa vulve. Dans sa toile Lèvres, l’Estonien Ülo Sooster va encore plus loin en peignant en 1964 une bouche qui ressemble comme deux gouttes d’eau à un vagin, grandes lèvres et petites lèvres confondues, qui lui vaudra quelques années de goulag. La bouche est aussi l’antre de la fellation, pratique si prisée qu’elle a fini par envahir les sites pornographiques du Net. Qu’elle soit hétéro ou homosexuelle, la pipe remonte à la nuit des temps : n’oublions pas que, dans la mythologie, c’est de cette manière très revigorante qu’Isis, déesse de la médecine, ramena à la vie son frère et néanmoins époux Osiris. La médecine a parfois du bon ! Comme l’a fait remarquer fort pertinemment le héros de Belot, dans la bouche, il y a aussi la langue. Celle qui fait minette et que de plus en plus de femmes préfèrent au phallus pour le plaisir. L’évolution des mœurs, qui permet aux clitoridiennes de s’affirmer telles, pouvant même en tirer une certaine fierté depuis longtemps revendiquée par les lesbiennes, contribue à faire de cet organe malicieux qui peut se glisser partout un objet du désir incontournable. Langue dont Andy Warhol a fait en 1982 une sorte de grosse limace rougeâtre dans sa sérigraphie Querelle de Brest, hommage appuyé autant au roman éponyme de Jean Genet qu’au film de Rainer Werner Fassbinder sorti la même année.
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© Argos Films
CET OBJET DU DÉSIR
Photogramme de La Marée, extrait des Contes immoraux, de Walerian Borowczyk (1974). « Depuis longtemps j’ai soif et désir de ta bouche, comme un homme égaré dans le désert a besoin d’eau fraîche. » Un jeune homme (Fabrice Luchini), scénarise un stratagème intellectuel et scientifique, à partir de la prévision de l’heure des marées, pour sublimer la fellation. Le cinéma de Walerian Borowczyk (1923-2006), affichiste, sculpteur, peintre, ne s’aventure pas dans l’expérimental mais plutôt vers l’image, tactile, fétichiste, où « le sexe palpite » en déployant l’imagination cérébrale et poétique des spectateurs. Contes immoraux, deuxième succès de l’année 1974 après Emmanuelle de Just Jaeckin, réunit quatre sketchs (La Marée, Thérèse Philosophe, Erzsébet Báthory et Lucrezia Borgia), qui, selon Cristina Álvarez López, citée dans Camera Obscura (Daniel Bird et Michel Brooke, Carlotta, 2017), « sont des films à propos de femmes qui écoutent leurs appétits, qui osent s’aventurer dans leur libido, qui sont en quête de plaisir ».
Les lèvres qui encadrent cette bouche sont souvent les premières causes de l’émoi. Celui du baiser de la prime adolescence, avant qu’entre elles on ose glisser la langue. Baiser qui longtemps au cinéma remplaça le coït, au point que le célèbre code Hayes en limita la durée à trois secondes, contrôle puritain dont Alfred Hitchcock se moquera avec son génie habituel dans Les Enchaînés 6 : il filme un baiser de trois minutes entre Cary Grant et Ingrid Bergman, interrompu toutes les trois secondes montre en main par un dialogue improbable destiné à contourner la censure. Ces lèvres resteront à jamais allongées sur le canapé Boca de Salvador Dalí, mille fois copié, et qui rend hommage à Mae West. Elles seront la signature de Tom Wesselmann
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avec son incontournable bouche de la série Smoker, clope au bec et lèvres entrouvertes, prêtes à toutes les corruptions des fumeuses invétérées. À une époque où les fumeurs sont mis au ban de la société, il n’est pas inutile de rappeler que l’haleine dégagée par les amateurs de tabac fut longtemps considérée comme excitante et que l’odeur du tabac en lui-même ouvrait les sens. « Ils étaient cinq. / C’étaient des hommes. / Tous les cinq sentaient le tabac, / Même celui qui ne fumait pas » chantait Barbara, avant de les mettre un à un dans son lit. Personne ne saura un jour ce qu’exhalait la bouche de La Joconde, puisque ses lèvres resteront à jamais closes sur ce sourire énigmatique que l’historien de l’art Silvano
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Affiche réalisée par René Ferracci pour Cet obscur objet du désir. Dernier film de Luis Buñuel, Cet obscur objet du désir (1977), « histoire de la possession impossible d’un corps de femme » selon le réalisateur, est une adaptation libre du roman de Pierre Louÿs, La Femme et le Pantin (1898).
Vincenti attribue à un assemblage de celui du modèle, Lisa Gherardini, et de Salai, un jeune garçon que le peintre avait pris dans son atelier et qui devint son amant. L’historien poussa son raisonnement jusqu’à affirmer que Mona Lisa est l’anagramme de « Mon Salai » et que cette superposition résulte d’un long questionnement du maître de la Renaissance sur l’androgynie, soit sur le « transgendérisme » d’aujourd’hui 7. Un qui ne s’est pas posé ces questions est le Caravage, qui, à tous les garçons qu’il a peints, mordus par un lézard ou tenant une corbeille de fruits, a attribué des lèvres pulpeuses surlignées de rouge carmin.
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Au cinéma, la bouche, en dehors même du baiser qui fit sa première apparition et déclencha un premier scandale en 1896 dans un film de quarante-sept secondes intitulé fort à propos The Kiss 8, joue un rôle fondamental. Car, ne l’oublions pas, cette bouche est le vecteur de la tradition orale, qui de fables en contes, a longtemps réuni au coin d’un feu de cheminée ou sous un arbre à palabres les générations de nos ancêtres à l’écoute des mots qui en sortaient. Ce n’est pas un hasard si le premier film parlant, Le Chanteur de jazz 9, nous montre un Noir aux lèvres démesurées peintes en blanc, alors que le rôle est interprété par Al Jolson, chanteur et acteur d’origine lituanienne qui, comme le dirait Claude Nougaro, était « blanc de peau ». Puisque le cinéma pouvait enfin parler, il fallait bien une bouche XXL pour qu’il se fasse entendre. Et même XXXL pour celle de Patricia Quinn, filmée en très gros plan et maquillée d’un rouge incandescent, qui nous chante, dents ultra-blanches et langue comprise, Science Fiction/Double Feature dans l’inoubliable ouverture de The Rocky Horror Picture Show 10. Dans L’Homme qui rit de Victor Hugo, la plus belle des femmes, qui plus est duchesse, s’éprend du plus laid des hommes, Gwynplaine, dont la bouche a été distendue à jamais par les sculpteurs de chair : « Le jour où je t’ai vu, j’ai dit : – C’est lui. Je le reconnais. C’est le monstre de mes rêves. Il sera à moi. [...] Est-ce que tu es né avec ce rire épouvantable sur la face ? Non, n’est-ce pas ? C’est sans doute une mutilation pénale. J’espère bien que tu as commis des crimes. Viens dans mes bras. » Le personnage de Gwynplaine sera repris de nombreuses fois à l’écran – l’adaptation du roman par Paul Leni en 1928, avec un Conrad Veidt ahurissant, puis de manière détournée par Jack Nicholson en 1989 sous les traits du Joker dans le Batman de Tim Burton, alors que Bertrand Bonello donnera en 2011 ce sourire à la fois grotesque et tragique à une des prostituées de L’Apollonide : Souvenirs de la maison close.
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© D.R.
CHRONIQUES
© Columbia Pictures / Dracula, Francis Ford Coppola, 1992.
Lors de la célèbre partie d’échecs, entre Steve McQuenn et Faye Dunaway, de L’Affaire Thomas Crown 11, la tension sexuelle monte au fur et à mesure que se succèdent des plans de plus en plus suggestifs sur la bouche des deux protagonistes, et qui se terminera par un baiser d’une minute, qui aurait fait bondir ce bon vieux sénateur Hayes. Les lèvres écarlates de Faye Dunaway avaient déjà envahi l’écran l’année précédente, juste après le générique de Bonnie and Clyde 12 et avant que la caméra d’Arthur Penn ne traque Bonnie nue comme une proie déjà consentante et prête à tous les excès dans la chambre minable où elle loge. Mais le plus ahurissant baiser cinématographique reste celui de James Wood à son écran de télévision dans Vidéodrome 13. Écran sur lequel apparaissent des lèvres monstrueuses s’exprimant d’une voix lascive et vers lesquelles il se penche, se penche... tandis que les lèvres grossissent, grossissent... au point de bomber l’écran, finissant par ressembler au ventre d’une femme enceinte dans lequel il se fait engloutir. Un retour aux sources aussi fantasmatique que flippant ! Enfin, n’oublions pas la bouche, enrubannée d’une jolie ficelle comme un paquet cadeau, sur l’affiche de Cet obscur objet du désir 14, titre qui, par je ne sais quelle malignité, inspira l’appellation de cette chronique. 1. Guillaume Apollinaire, Poème à Madeleine In Lettres à Madeleine, édition revue
et augmentée par Laurence Campa, Gallimard, 2005. – 2. Psychose (Psycho), Alfred Hitchcock, 1960. – 3. Elle vendait des p’tits gâteaux, chanson créée par Félix Mayol en 1919, musique de Vincent Scotto, paroles de Jean Bertet et Vincent Scotto. – 4. Joris-Karl Huysmans, À rebours, G. Charpentier, 1884. – 5. Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Plon, 1962. – 6. Les Enchaînés (Notorious),
Alfred Hitchcock, 1946. – 7. Kävin’Ka, Labijoconde. Salai et Vinci, Onan éditions, 2014. – 8. The Kiss ou The May Irwin Kiss, du nom de l’actrice qui prête ses lèvres, William Heise, 1896. – 9. The Jazz Singer, Alan Crosland, 1927. – 10. The Rocky Horror Picture Show, Jim Sharman, 1975. – 11. L’Affaire Thomas Crown
Une petite morsure, appliquée par un baiser, certes un peu sanglant, dans le cou, offre aux victimes de Dracula la vie perpétuelle. Le cinéma a archivé dans notre mémoire (première adaptation en 1921) l’image d’une emprise masculine sur une jeune et innocente victime. Le roman de Bram Stoker (1897) offre pourtant des pages où « les rôles sexuels distribués s’intervertissent », selon Jean-Pierre Guillerm : « Je n’osais pas relever les paupières, mais je continuais néanmoins à regarder à travers mes cils, et je voyais parfaitement la jeune femme maintenant agenouillée, de plus en plus penchée sur moi, l’air ravi, comblé. Sur ses traits était peinte une volupté à la fois émouvante et repoussante et, tandis qu’elle courbait le cou, elle se pourléchait réellement les babines comme un animal, à tel point que je pus voir à la clarté de la lune la salive scintiller sur les lèvres couleur de rubis et sur la langue rouge qui se promenait sur les dents blanches et pointues. Sa tête descendait de plus en plus, ses lèvres furent au niveau de ma bouche, puis de mon menton, et j’eus l’impression qu’elles allaient se refermer sur ma gorge. Mais non, elle s’arrêta et j’entendis le bruit, un peu semblable à un clapotis, que faisait sa langue en léchant encore ses dents et ses lèvres tandis que je sentais le souffle chaud passer sur mon cou. Alors, la peau de ma gorge réagit comme si une main approchait de plus en plus pour la chatouiller, et ce que je sentis, ce fut la caresse tremblante des lèvres sur ma gorge et la légère morsure de deux dents pointues. La sensation se prolongeant, je fermai les yeux dans une extase langoureuse. Puis j’attendis – j’attendis, le cœur battant. »
(The Thomas Crown Affair), Norman Jewison, 1968. – 12. Bonnie and Clyde, Arthur Penn, 1967. – 13. Videodrome, David Cronenberg , 1983. – 14. Cet obscur objet du désir, Luis Buñuel, 1977.
Bram Stocker, Dracula, trad. Lucienne Molitor, Actes Sud, coll. « Babel », 2001.
CHRONIQUES
CECI EST UNE IMAGE DU RÉEL
Un jour de foule P A R D O M I N I Q U E D E F O N T- R É A U L X
TO U S E N S E M B L E TO U S E N S E M B L E
Notre imaginaire collectif résonne dans nos réactions à certains clichés d’actualité. À quoi tiennent leur force et leur présence ? Comment se construit une image ? En mai 2016, en Afrique du Sud, des jeunes descendent dans la rue pour défendre leur droit à étudier. Derrière la représentation contemporaine affleurent des codes picturaux anciens.
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n jeune homme marche en tête d’un cortège qui semble occuper tout l’espace d’une avenue, dans une ville moderne. Derrière lui, une foule est en marche. Sa présence, seule, suffit à entraîner leur défilé. Il est tout jeune, il a 20 ans à peine. Ses vêtements sont ceux de sa génération, à Londres, à New York, à Shanghai. Un blouson en jean ouvert sur un tee-shirt bleu ciel, la tête couverte d’une casquette. Il ne porte pas d’arme et la finesse du tissu qui recouvre sa poitrine faillirait à le protéger en cas d’attaque. Quel que soit ce risque, sa détermination, on le perçoit, est sans faille. Il a la bouche ouverte, sans doute animée par un slogan qu’il scande au rythme de ses pas, pour entraîner avec lui ceux qui le suivent. Malgré l’effort que lui impose la sonorité cadencée de ses mots, son visage garde une fraîcheur juvénile, intacte, déformée ni par la fureur ni par l’inquiétude. Le combat qui le porte est, à ses yeux, juste. Son calme lui confère la dignité nécessaire pour le poursuivre. Son regard ignore ceux qu’il défie ; il semble puiser en lui-même sa volonté d’affirmer le bien-fondé de ses opinions. Derrière lui, la longue théorie excède l’horizon. Elle est sans fin. Les immeubles
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qui la contenaient encore quelques dizaines de mètres en arrière ont disparu, lui donnant la possibilité de s’étendre, de déborder de part et d’autre de la ville. La foule, ainsi, est innombrable. Ce ne sont pas quelques dizaines de jeunes gens qui défilent mais toute la jeunesse d’un pays, mais toute la jeunesse du monde. La composition frontale oblige le spectateur à un face-à-face. Nous sommes mis à la place de ceux qui seront chargés de contenir cette foule immense, de la stopper dans son élan, d’arrêter le désordre qu’elle impose à la ville. Nous percevons ainsi combien l’arrêter sera ardu. Bien que désarmée, bien que pacifique, elle paraît d’une force vibrante qu’il sera difficile de briser. Elle possède la fougue des événements naturels, celle d’un fleuve qui déborde, d’une vague qui emporte. Le photographe, à la recherche d’une image puissante qui distingue son reportage, a repris le dispositif d’une peinture italienne célèbre de la fin du xix e siècle, souvent reproduite, Il Quarto Stato (1901, Milan, Museo del Novecento). Giuseppe Pellizza da Volpedo était très sensible aux difficultés économiques et sociales auxquelles étaient confrontés les ouvriers de son temps.
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© Marco Longari / AFP
Marco Longari, Manifestation d’étudiants à Johannesburg , 2016.
© Comune di Milano. All right reserved
CHRONIQUES
Giuseppe Pellizza da Volpedo, Il Quarto Stato, 1901, huile sur toile, Milan, Museo del Novecento.
Le titre de son œuvre, Le Quart État, fait implicitement référence au tiers état de l’A ncien Régime en France, qui fut à l’initiative de la Révolution de 1789. Deux hommes et une femme qui porte un enfant sont représentés en tête d’une multitude. Ils sont vêtus simplement, en habits de travail. Ils avancent avec calme, non sans majesté, se dirigent vers nous, sans à-coups, mais avec un rythme d’autant plus intense qu’il semble être né de la foule elle-même. L’anonymat de ceux qui défilent exalte cette puissance implacable. La scène de mai 2016 se passe à Johannesburg, en Afrique du Sud. L’obtention si ardue des droits civiques des communautés noires a créé, dans ce grand pays du continent africain, une forte culture de la contestation. Toute remise en cause acquiert une portée symbolique, en écho à la liberté et à la dignité chèrement conquises. L’augmentation, brutale et importante, des droits d’inscription à l’université avait provoqué la colère des étudiants, qui craignaient qu’elle empêche l’accès des plus pauvres à l’enseignement supérieur. Dès l’annonce, les jeunes sont descendus dans la rue, dans un mouvement spontané. La tension entre les manifestants et les forces de l’ordre a, très vite, fait dégénérer
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l’événement. Le défilé a tourné au chaos, comme en témoigne le reportage de Yana Dlugy pour l’A FP. La scène photographiée par Marco Longari s’inscrit donc dans un contexte particulier. Sa volonté de concevoir une image forte, qui demeurera dans les esprits, l’a conduit à s’inscrire dans une tradition picturale et photographique qui élève sa représentation à l’universel. Le jeune homme en tête de la manifestation ressemble à ses contemporains des grandes villes du monde. Ses camarades sont bien difficiles à distinguer, ils se confondent dans leur combat, s’unissent dans leur lutte, renoncent à une identité individuelle pour faire gagner la reconnaissance de tous. Le procédé plastique liant le nombre à l’anonymat fut, déjà, celui qu’avait retenu Goya dans le Tres de Mayo (1814, Madrid, musée du Prado) pour rendre sensible, dans cette peinture d’histoire qui célébrait la résistance du peuple espagnol à l’envahisseur français, l’engagement de toute une population derrière les martyrs représentés, tombant sous les balles du peloton d’exécution formé par les armées napoléoniennes. Un tombe, cent se relèveront, affirment-ils dans un défi qui, pour être désespéré, puise dans la multitude le calme de sa victoire à venir.
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© Coll. Musée de l’image, Ville d’Épinal / Cliché Hélène Rouyer © The J. Paul Getty Museum © ADAGP, Paris, 2017
CECI EST UNE IMAGE DU RÉEL
James Ensor, L’Entrée du Christ à Bruxelles, 1889, huile sur toile, Los Angeles, The J. Paul Getty Museum.
Charles de Gaulle, le libérateur du territoire, 1980, lithographie éditée par l’imagerie Pellerin, Épinal.
James Ensor reprit cet artifice quand il peignit, en 1889, L’Entrée du Christ à Bruxelles (Los Angeles , The J. Paul Getty Museum). Effigie placée au cœur de la procession, le Christ est porté par une foule innombrable, dont les visages, cercles ou ovales, portant masques ou chapeaux, ne se distinguent guère les uns des autres. Le peintre belge conçoit la composition qui a été reprise par le photographe ; le défilé arrive vers nous, d’autant plus redoutable que, comme une rivière impétueuse, il est sorti du lit que formait la rue. L’œuvre d’Ensor joue avec une justesse esthétique remarquable de l’analogie entre procession et manifestation (Jules Breton, La Bénédiction des blés en Artois, 1857, Arras, musée des Beaux-Arts). Les deux termes renvoient, par leur étymologie, au vocabulaire du sacré et du divin. La manifestation, avant d’être un ensemble d’hommes et de femmes marchant pour défendre leurs droits ou faire valoir leurs opinions, est celle de l’expression de la présence divine. L’artiste sous-entend aussi, avec une subtilité qui trahit sa connaissance de la tradition historique et picturale, combien l’une et l’autre possèdent la force solennelle de la foule dans un espace public, la dignité héroïque des vainqueurs. Procession et manifestation sont des triomphes, exaltant l’effigie sainte ou la vérité des combats à la hauteur des victoires d’un général romain. L’image de l’imprimerie Pellerin, réalisée à partir des photographies prises en 1944 au moment de la libération de Paris, montre ainsi un général de Gaulle triomphant, descendant les Champs-Élysées (Charles de Gaulle, le libérateur du territoire, Épinal, musée de l’Image). La haute stature du général le distingue de ses compagnons ; en arrière-plan, l’imposant arc de triomphe de la place de l’Étoile, conçu par l’architecte Chalgrin sous le Premier Empire, est un écho explicite à la référence romaine. Comme le jeune homme en Afrique du Sud, Charles de Gaulle emporte la foule derrière lui, la
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fougue du premier exalte la détermination de la seconde. Leur marche, à Paris ou à Johannesburg, est celle de la liberté. La banderole dressée, à l’arrière-plan du tableau d’Ensor, évoque un arc de triomphe, dont la fragilité dérisoire est démentie par la force de son affirmation cinglante, « Vive la sociale ». Comme autant de héros anonymes, ceux qui luttent non pour la patrie mais pour la liberté et la fraternité défilent sous l’arche de bois et de tissu, ainsi dressée. L’Entrée du Christ à Bruxelles d’Ensor est un triomphe. Le peintre rappelle ici les références bibliques de l’entrée du Christ à Jérusalem, acclamé par la foule qui le dénoncera quelques jours plus tard, comme les manifestations de travailleurs qui eurent lieu à Bruxelles et dans les autres grandes villes européennes à la fin du xix e siècle. L’ironie désespérée de l’artiste pointe. Ce triomphe est, aussi, une mascarade. Hommes et femmes sont travestis, ils portent les vêtements criards du clown et de l’arlequin. Leurs traits sont dissimulés par les masques de la courtisane et du tricheur. Le désordre du carnaval affleure sous la dignité de la
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CHRONIQUES
de toute une année. Quelques heures de manifestation. Ils sont, l’un et l’autre, du point de vue de l’organisation politique et sociale, une « folie ». La fin de la manifestation peut être, comme la grava Félix Vallotton, une débâcle, que craignent manifestants et policiers. Dans une gravure sur bois splendide, où il joue habilement des pleins, d’un noir profond, et des traits, il représente une foule qui se disperse, qui fuit (La Manifestation, 1893). L’artiste laisse planer une ambiguïté. Que fuient ces hommes en veston et en chapeau, ces dames avec parapluies et robes à tournure, cette nourrice de blanc vêtue ? Faisaient-ils partie d’une manifestation ? Ou, comme leurs tenues bourgeoises le laissent entendre, tentent-ils d’échapper au flot puissant d’une révolte populaire qui croît derrière eux ? La composition est renversée. Le point de vue aussi. L’harmonie du défilé est abolie. Ce sont des dos et des jambes d’hommes et de femmes qui courent, qui s’échappent. Ils nous fuient, ou nous courons avec eux.
© D.R.
procession. Si la manifestation populaire est dotée d’une solennité sacrée, son ordonnancement demeure fragile. Ses membres sont réunis par une cause commune, mais ne sont pas prompts à se soumettre aux diktats d’une hiérarchie. Tous unis, mais chacun pour soi. Une arme peut jaillir chez les pacifistes, une pierre être jetée, brisant la sérénité du défilé initial. Le mouvement d’un des manifestants pourra être mal interprété par les forces de l’ordre, qui prendront les armes. Une issue fatale est toujours possible. Le face-à-face distant entre les manifestants et les forces de l’ordre, que tableau et photographie rendent implicite, pourra devenir un corps-à-corps. La violence des combats se substituera au calme majestueux du défilé. Reporter de guerre, Gilles Caron a photographié, en 1968, les rues du Quartier latin altérées par les échauffourées entre étudiants et CRS. Ses images ont créé un modèle, repris depuis. Ensor associe manifestation et carnaval. Les deux événements ont des durées précisément fixées, encadrées. Une journée de carnaval pour rompre les usages
Félix Vallotton, La Manifestation, 1893, gravure sur bois.
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CHRONIQUES
POUR L’INTELLIGENCE DES POÈTES
Analyse PA R F R A N Ç O I S E F R O N T I S I - D U C R O U X
M AC H I N E À R E M O N T E R L E T E M P S
Les Anciens n’ont pas attendu Freud pour figurer l’inconscient. Le fil délie le présent et le passé, ou les unit ; une pelote, une navette ou une quenouille permettent d’attendre le retour de l’être aimé et de retrouver son chemin dans les méandres de sa vie.
C’
est Pénélope qui a inventé l’analyse. À moins que ce ne soit Ariane. Expertes, l’une et l’autre, au travail de la laine. Comme toutes les femmes grecques, dira-t-on. Mais ces deux-là ont travaillé à rebours. En déliant. Opération qui en grec se dit luein. Un verbe étrange, à belle carrière grammaticale, puisqu’il sert de modèle de conjugaison aux apprentis hellénistes 1 . On s’attendrait à ce qu’il signifie « lier ». Il n'en est rien, ce faux ami signifie « délier » ; et, enrichi du préverbe ana, « en remontant », analuein renforce le sens premier. Le substantif correspondant est analusis. Pénélope délie donc son tissage. Chaque nuit, elle défait l’ouvrage de la journée, repassant sa navette en sens inverse, dénouant les fils entrecroisés, remontant du tissu à l’écheveau. Ce n’est pas sans raison. « La plus intelligente des femmes » – c’est Homère qui le dit – espère ainsi éviter un remariage. Ulysse est absent depuis vingt ans. La guerre de Troie finie, les rois grecs sont tous rentrés sauf Ulysse, dont on n’a aucune nouvelle. À Ithaque, on s’agite. Les jeunes nobles veulent épouser la reine et s’emparer du trône. De guerre lasse, Pénélope promet de choisir entre ses prétendants le jour où elle aura achevé son ouvrage. Elle diffère, elle élude, elle tente d’arrêter le fil du temps. Mais une
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servante infidèle la dénonce. Elle est contrainte de terminer. Cependant, son subterfuge n’a pas été vain. Le sursis a permis à Ulysse de revenir. Lui aussi a été libéré par les dieux des liens érotiques qui le retenaient chez la nymphe Calypso. Que Pénélope détisse son ouvrage pour échapper au remariage n’a rien d’étonnant : le tissage est une métaphore du mariage. L’entrelacement du fil de chaîne, vertical, dont le nom, stemon, est masculin en grec, et du fil de trame, horizontal, qui se dit au féminin kroké, sert à figurer l’union sexuelle (peut-être la langue française, en choisissant le même genre grammatical pour les deux types de fil, a-t-elle préfiguré le mariage pour tous...). Si mariage il y a, Pénélope ne veut qu’Ulysse. Elle détisse toute autre union. Elle voudrait remonter le temps pour retrouver le jeune époux de leurs 20 ans. Le remariage aura lieu, même si Pénélope affecte un moment de ne pas reconnaître Ulysse, il est vrai déguisé en un très vieux et très affreux mendiant. Même si elle ourdit une nouvelle ruse, pour le piéger, en le forçant à revenir au temps de leur noce et au lit qu’il avait construit alors – un lit inamovible, bâti sur une souche d’olivier, dont elle lui laisse entendre qu’il aurait été déconstruit, déplacé, détruit peut-être, « délié » en somme. La réaction affolée d’Ulysse prouve qu’il a réussi le test. C’est aussi la preuve que l’enjeu
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© musée des beaux-arts de Rennes
Leandro Bassano, Pénélope défaisant son ouvrage, vers 1575-1585, huile sur toile, Rennes, musée des Beaux-Arts.
© Museum of King Jan III's Palace at Wilanów, photo Zbigniew Reszks. © Trustees of the British Museum
CHRONIQUES
Jacob Van Loo, Ariane, 1652, huile sur toile, Varsovie, musée du palais du roi Jan III à Wilanów.
Edward Burne-Jones, illustration pour The Works de Geoffrey Chaucer, Kelmscott Press, 1896, gravure sur bois sur papier d’Inde, Londres, The British Museum. Dernier regard de Thésée sur Ariane qu’il abandonne sur l’île de Naxos.
de L’Odyssée est bien de regagner le lit conjugal. Les époux s’y retrouvent enfin, rajeunis par Athéna, qui leur ménage une longue, très longue nuit d’amour. Après quoi, enlacés sur leur couche, ils parlent, ils se racontent, remontant les vingt années de séparation, renouant les fils, retissant leur couple. Aboutissement des subtiles analyses de Pénélope, la digne épouse de « l’homme aux mille ruses ». Ariane, c’est une autre histoire, qui se déroule quelques siècles plus tard. Et de tissage il n’est pas question, car un fil ne suffit pas à faire un tissu ; or le fil d’A riane est unique. Les figurations montrent l’héroïne en fileuse, quenouille en main. Ou tenant le peloton de laine que lui a donné Dédale. L’enjeu est différent, même s’il s’agit aussi d’une remontée, spatiale et temporelle. Thésée vient d’arriver à Cnossos, avec les adolescents athéniens voués à la mort dans le Labyrinthe. À la vue du héros, Ariane est éblouie. Follement amoureuse, elle demande à Dédale son aide.
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L’artisan, réfugié en Crète à la suite d’un meurtre, accède toujours aux désirs de ses hôtes crétois. Faire plaisir à Ariane lui est d’autant plus agréable que Thésée est un peu son cousin. Il lui donne donc un peloton de laine avec le mode d’emploi : que Thésée progresse dans le Labyrinthe en déroulant le fil et qu’il le rembobine pour en ressortir. La première phase de l’opération, le déroulé, lui fait explorer les replis du Labyrinthe, dont il double la sinuosité, en dessine les circonvolutions. Seul le fil donné par Dédale est capable de délier cet embrouillamini, aussi complexe que l’esprit subtil de son inventeur. Le second temps, l’enroulement, lui fait repasser sur le tracé précédent, en abolit en quelque sorte le caractère inextricable et le ramène à Ariane qui tient fermement l’extrémité de la pelote. Entre-temps, le héros a affronté le Minotaure, le monstrueux secret de la famille royale, fruit de l’union bestiale de Pasiphaé (techniquement assistée par Dédale) avec un
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POUR L’INTELLIGENCE DES POÈTES
ENLACÉS S U R L E UR COUC HE, P ÉN ÉLOP E ET U LYS S E PA R L EN T, S E R ACON T EN T, R E M O N TA N T L E S V I N G T A N N É E S D E SÉPARATION, RENOUANT LES FILS, RETISSANT LEU R CO U PLE. A B OUT I S S EME N T DES SUBTILES ANALYSES DE PÉNÉLOPE, LA DIGNE
© Trustees of the British Museum
© D.R.
ÉPOUSE DE « L’HOMME AUX MILLE RUSES ». taureau d’une grande beauté. La malheureuse reine n’était que l’instrument d’une vengeance divine, un châtiment de l’impiété de Minos. En supprimant le monstre, Thésée délie les Athéniens de leur sujétion au tyran crétois. En tout hâte, il rembarque, avec les enfants arrachés à la mort, en enlevant Ariane, à qui il a bien entendu promis le mariage. Il l’abandonne à la première escale – on l’a dit, un fil ne suffit pas à tisser un mariage. Le fil d’A riane est incontestablement le fil de trame, qui s’entrelace souplement au fil de chaîne, dur et solide. Mais celui-ci se dérobe. Il n’y a rien à délier, sinon le serment de Thésée. Ariane s’éveille, seule, sur la couche faussement nuptiale, voit s‘éloigner une voile et sanglote. Son lamento roulera au long des siècles. Ariane se meurt à Naxos sur le rivage désert. Mais il y a un happy end. Un deus ex machina. Le dieu, Bacchus, arrive avec sa troupe tumultueuse de satyres et de ménades. Bacchus, ou Dionysos, est le Lysios, le « Délieur », le dieu qui libère les humains de leurs peines, dans le vin, la musique et la transe. Jadis il a délivré l’épouse de Zeus, Héra, paralysée sur son trône par son fils Héphaïstos : la mère n’aimait pas cet enfant, laid et bancal, et elle l’avait précipité au fond de l’océan. Le fils s’était vengé. Dionysos a enivré le dieu artisan, qui s’est laissé convaincre de renoncer à sa rancune et a libéré sa mère de ses chaînes d’or. En un clin d’œil Bacchus délivre Ariane de ses souffrances et de son fol amour sans retour. Il l’aime et se fait aimer. Il l’épouse et invente pour sa bien aimée un modèle de conjugalité passionnée sans fin. Il est peu probable qu’il ait exigé d’elle qu’elle reste vissée à sa tapisserie. Dionysos n’aime pas les femmes trop sages ; il les arrache à leur métier à tisser pour les envoyer battre la campagne. Le Délieur est nommé aussi Eleuthereus, le Grand Libérateur.
Pénélope à son métier à tisser avec Télémaque, skyphos (vase à boire) à figures rouges, 440-435 avant notre ère, Chiusi, Museo Civico.
Les Combats de Thésée, kylix (vase pour boire le vin) à figures rouges, 440-430 avant notre ère, attribuée au peintre de Codros, Londres, The British Museum. Pour rejoindre son père Égée, roi d’Athènes, et prouver qu’il est fils de roi, Thésée entreprit de gagner Athènes par la terre, infestée de monstres et de bandits. Il tua (de droite à gauche) Cercyon, Procruste, Sciron, le taureau de la bataille de Marathon, Sinis, et même la laie de Crommyon, une truie « tueuse d’hommes ». Au centre, Thésée sort le Minotaure du labyrinthe, qu’il vient de tuer.
1. Cf. la Grammaire grecque d’A llard et Feuillâtre.
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E N I M AG E S
P AT R I M O I N E
L’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris T E X T E N I C O L A S A L P A C H E T VA L É R I E C O U D I N P H OTO G R A P H I E S M A R C C H A U M E I L
C’est un lieu où le désordre fait ordre, héritier de l’Académie royale de peinture et de sculpture, créée en 1648. Durant tout le xix e siècle, il a occupé une place de choix sur la scène artistique : Ingres, Moreau, Labrouste ou encore Garnier y enseignèrent. Ce vaste collage architectural constitue une véritable cité au cœur de la ville, où les vestiges des Tuileries côtoient les infrastructures les plus récentes, où les moulages et copies des siècles précédents dialoguent avec la création la plus contemporaine. Immersion dans l’École des beaux-arts de Paris, qui célèbre cette année son bicentenaire.
C I N Q A N N É E S D E T R AVA I L O N T É T É N É C E S S A I R E S À PA U L D E L A RO C H E P O U R R É A L I S E R L A F R E S Q U E .
Panthéon. Ingres, professeur à la réputation féroce et président de l’école, est l’un des maîtres du lieu. Destiné à orner le palais de Monte Cavallo, à Rome, aménagé pour Napoléon – mais où l’empereur n’alla jamais – Romulus, vainqueur d’Acron rejoignit les collections de l’École des beaux-arts de Paris. Après un dépôt au musée du Louvre en 1969 et une restauration qui vient de s’achever, la toile retrouvera sa place dans l’amphithéâtre d’honneur, face à la fresque La Renommée distribuant les couronnes de Paul Delaroche, qui fut l’élève du maître. C’est en 1841 que Paul Delaroche termine ce panthéon de l’histoire des arts, vision idéale du dialogue des artistes à travers les siècles. Soixante-quinze figures de peintres, de sculpteurs et d’architectes majeurs des écoles européennes depuis l’A ntiquité y figurent, parmi lesquelles Raphaël, Titien, Poussin, Rubens ou Van Eyck. Ictinos, Phidias et Apelle trônent comme des demi-dieux au centre de ce prestigieux aréopage. À leurs pieds, la Renommée saisit une couronne et s’apprête à la lancer aux futurs lauréats assis dans l’hémicycle. Le palais des études est un bâtiment-livre, conçu comme une leçon d’histoire de l’art et de l’architecture. Les fines colonnes métalliques qui soutiennent la verrière s’inspirent de l’architecture pompéienne, les galeries du premier étage sont décorées de copies de peintures de Raphaël, qui nous transportent aux loges du Vatican, tandis que sa façade reprend l’appareil rustique des vieux palais florentins. Les copies de moulages antiques sont les gardiennes du lieu : d’autres résident encore dans ses réserves...
L E PA L A I S D E S É T U D E S A É T É AC H E V É PA R F É L I X D U B A N E N 1 8 3 9 .
Mystère.
Ce sinistre buste est celui de Descartes. Après sa mort en 1650 à Stockholm, sa dépouille est restituée à la France sans sa tête. Après maintes péripéties, son crâne présumé ressurgit à Paris en 1821. Mais est-ce bien celui du philosophe ? Ce buste réalisé d’après son portrait peint par Frans Hals, auquel est intégré le moulage du crâne présumé de Descartes, tente de résoudre scientifiquement l’énigme. En fondant le bronze d’un écorché au bras levé, qu’il destinait à l’A cadémie des beaux-arts, le sculpteur Jean-Antoine Houdon élève au rang d’œuvre d’art, ce qui n’était considéré que comme une étude préparatoire. Cette audace lui valut un refus de l’A cadémie et il conserva ce bronze toute sa vie dans son atelier.
V U E D E L ’A M P H I T H É Â T R E D E M O R P H O LO G I E , R E L I É À L A G A L E R I E H U G U I E R .
Objets d’étude. La galerie Huguier, du nom de son fondateur en 1869, est sans doute le lieu le plus fascinant de l’École des beaux-arts. Elle renferme une collection unique, au croisement de l’histoire de l’art et de la science, constituée depuis la création de l’académie en 1648. Objets pratiques et théoriques, comme des moulages de dissection, des crânes et squelettes, des momies de fœtus humains, des animaux empaillés ou momifiés ou encore des mannequins d’atelier, peuplent ce lieu foisonnant, étrange et inspirant. S'il semble hors du temps, il reste un des lieux vivants dans l’enseignement de l’école. Les étudiants dessinent, filment, photographient ou créent des performances dans ce cabinet de curiosités. Alors élève, Matisse venait y travailler : il affectionnait particulièrement une momie de chat. Ce célèbre modello michelangélesque d’un corps qui se retourne sur lui-même comme un ruban de Möbius n’a jamais cessé de fasciner les artistes et continue d’être étudié par les élèves. Abondamment copié par Delacroix, Courbet ou Van Gogh, on le retrouve dans une quinzaine de dessins et deux peintures de Cézanne, qui en possédait un exemplaire en plâtre. Matisse le fait apparaître au centre de sa grande Nature morte aux aubergines.
L A B I B L I OT H È Q U E A P PA R A Î T A U J O U R D ’ H U I CO M M E U N CO N C E N T R É D E L ’ H I S TO I R E D E L ’ É CO L E .
Histoire. L’École des beaux-arts a été conçue à l’origine sans bibliothèque ; on en trouve une aujourd’hui à une place de choix, à l’étage noble de la façade du palais des études. Souhaitée par Napoléon III au moment où il réforme l’enseignement et impose des cours d’histoire de l’art (les professeurs s’appellent alors Eugène Viollet-le-Duc ou Hippolyte Taine), elle a été conçue par Félix Duban en 1863. Les bronzes des artistes-professeurs au xix e siècle s’alignent devant les grandes fenêtres, tandis que les moulages d’antiques romains et une série de peintures de réception des xvii e et xviii e siècles surplombent les rayonnages. Sauvées du vandalisme, les portes du château d’Anet conçu par Philibert Delorme sont intégrées à l’architecture. Situé face au Louvre, au 17 Quai Malaquais, l’hôtel de Chimay fut attaché à l’école après son rachat par l’État en 1883. Proust y installe un de ses personnages d’À la recherche du temps perdu, le baron Charlus, aristocrate célèbre pour ses sautes d’humeur. Aujourd’hui, l’hôtel de Chimay abrite le bureau du directeur, Jean-Marc Bustamante, ainsi que quelques ateliers.
No photo ! PA R C A R O L I N E C H Â T E L E T I L L U S T R AT I O N É L I S E E N J A L B E R T P O U R N O T O
E N T R E L E D É V E LO P P E M E N T D E S N O U V E L L E S T E C H N O LO G I E S E T L E S O U C I D E S I N S T I T U T I O N S M U S É A L E S D E P ROT É G E R L E S Œ U V R E S Q U ’ E L L E S E X P O S E N T, L A Q U E S T I O N D E S A U TO R I S AT I O N S D E P R I S E S D E V U E R E V I E N T F R É Q U E M M E N T DA N S L E D É B AT P U B L I C . F IN NOVEMBRE 2016 , La Nouvelle République, quotidien
de la région de Tours, publiait un article intitulé « Le droit de photographier les œuvres du musée devant le Conseil d’État 1 ». Le journaliste relatait les étapes d'un conflit opposant une société de photographes professionnels à un musée municipal. La société Photo J.L. Josse s’étant vu refuser par le musée des Beaux-Arts de Tours l’autorisation de réaliser des clichés d’œuvres, elle a tenté des recours en justice. Ont suivi dix années de feuilleton judiciaire, aboutissant à un arrêt rendu fin décembre par le Conseil d’État. M I-DÉCEMBRE 2016 , le palais Galliera était interpellé sur Twitter : le musée de la Mode de la Ville de Paris interdit les prises de vues dans « Anatomie d'une collection », exposition temporaire réunissant « pièces de vêtements et d'accessoires issus du fonds Galliera pour revisiter la mode du xviii e siècle à nos jours ». S’ensuivirent quelques échanges entre le musée et des utilisateurs du réseau social, parmi lesquels le conservateur Rémi Mathis et le journaliste et animateur du site internet Louvre pour tous Bernard Hasquenoph. Tandis que le palais Galliera expliquait respecter la demande des prêteurs des œuvres, ses détracteurs lui opposaient l’illégalité de cette interdiction – les propriétaires des œuvres n’en détiennent pas les droits d’auteur – et lui rappelaient l’existence de la charte Tous photographes !, promouvant un bon usage des pratiques photographiques au sein des musées.
Pourquoi citer ces deux affaires ? Parce que, à travers cette chronique judiciaire au long cours et cette brève altercation, se déploient diverses questions agitant les institutions
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muséales. Les musées comme leurs usagers, les partisans de l’abolition du droit d’auteur comme les juristes débattent régulièrement de problèmes liés au droit d’auteur, au domaine public, à la propriété intellectuelle ou encore – comme dans le cas de Tours – au régime de la domanialité publique. Des questions de droit, donc forcément complexes et pointues, pouvant sembler rebutantes. Mais des questions passionnantes également, puisqu’elles rappellent que les nouveaux usages liés au développement du numérique ouvrent de nouveaux champs de réflexion, qui nous concernent tous. Mais reprenons en détail ces deux affaires. Dans le cas du musée des Beaux-Arts de Tours, cela fait dix ans que la société Photo J.L. Josse a sollicité auprès du maire de Tours, représentant légal du musée, l’autorisation de réaliser des clichés d’œuvres des collections de l’institution, en vue de leur exploitation ultérieure. Demeurée sans réponse – depuis 1984 le musée refuse la prise de vue à des photographes professionnels, hormis ceux missionnés par ses soins –, la sollicitation est portée devant la justice par l’entreprise. En 2009, le tribunal administratif d’Orléans rejette sa demande – elle fait alors appel. En 2010, la cour administrative d’appel de Nantes, qui donne raison à la société, annule le jugement de 2009. En 2012, le Conseil d’État annule cet arrêt, renvoyant du même coup l’affaire à la cour administrative d’appel de Nantes. En 2014, celle-ci rejette l’appel formé contre le jugement du tribunal administratif d’Orléans et donne raison au maire de Tours. Suit l’ultime procédure devant le Conseil d’État, la société demandant l’annulation de l’arrêt. Et après dix années d’imbroglio judiciaire, la société Photo J.L. Josse a vu le 23 décembre 2016 son pourvoi rejeté, définitivement cette fois.
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C U LT U R E E T P O L I T I Q U E
Droit d’auteur et domanialité publique Dans ce feuilleton, plusieurs régimes de droit s’affrontent. Selon les avocats de la société Photo J.L. Josse, d’une part, il y a inégalité de traitement entre les photographes autorisés et ceux qui ne le sont pas ; d’autre part, la question relève du domaine public de la propriété intellectuelle. En France, comme dans l’Union européenne, les œuvres d’art sont protégées par le droit d’auteur : il s’agit d’un monopole d’exploitation, expirant soixante-dix ans après la mort de l’auteur 2, sauf lorsque existent des prorogations de guerre – destinées à compenser l’absence d’exploitation des œuvres pendant les deux guerres mondiales. En somme, au vu de la loi, là où pour des œuvres encore soumises au droit d’auteur il n’est permis qu’un usage privé de leur reproduction, pour des œuvres appartenant au domaine public tout est possible. Théoriquement, ces œuvres sont à la libre disposition de tous, et ceci pour tout type d’usage : privé, public (par exemple une diffusion sur Internet) ou commercial, sans autorisation préalable du propriétaire. Dans ce cadre législatif du domaine public, la municipalité de Tours ne pouvait s’opposer au projet de prises de vue de la société. Or ce n’est pas sur ce terrain que s’est placé le Conseil d’État. Prolongeant la position de 2012, il considère que les œuvres relèvent du droit administratif et du régime de la domanialité publique fixé par le Code général de propriété des personnes publiques. Détaillant dans un billet l’application de ce droit, le bibliothécaire et militant de la culture libre, animateur du blog S.I.Lex, Lionel Maurel explique que ce « régime particulier de propriété publique dont bénéficient les administrations sur une partie de leurs biens » leur impose des « contraintes particulières (inaliénabilité notamment, qui en interdit en principe la vente) 3 ». Mais il leur donne aussi des pouvoirs de contrôle opposables aux usagers. Ainsi, selon l’arrêt du Conseil d’État, « la prise de vue d'œuvres appartenant aux collections d'un musée public, à des fins de commercialisation des reproductions photographiques ainsi obtenues, doit être regardée comme une utilisation privative du domaine public mobilier impliquant la nécessité, pour celui qui entend y procéder, d'obtenir une autorisation ainsi que le prévoit l'article L. 2122-1 du Code général de la propriété des personnes publiques 4 ». Interrogé sur cette notion « d'utilisation privative », Michel Vivant, professeur
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à l’école de droit de Sciences-po, explique : « Dans un idéal abstrait, le musée est à la disposition de tous et il relève effectivement de la domanialité publique. Si vous y réalisez des photos dans le but de les éditer et de les revendre (sous quelque forme que ce soit), vous en faites un usage privé de manière commerciale. Et le Conseil d'État dit qu'il n'y a pas de raison qu'il en soit ainsi. C'est l'une des grandes questions traditionnelles des musées : un musée est à la fois censé mettre à disposition de tous des œuvres et, par ses droits, il peut s'opposer à la divulgation de celles-ci. » Une décision que certains juristes, telle Agnès Tricoire, considèrent comme problématique. Pour cette avocate, spécialiste en propriété intellectuelle, « cette jurisprudence invente un domaine public mobilier. Ces objets sont certes la propriété de l’état, mais les photographes n’en veulent pas à cette propriété mobilière, ils veulent simplement prendre une image de ces objets, en les laissant intacts. A priori, l’État n’aurait pas pu opposer cette propriété puisqu’elle n’est atteinte en rien par le fait d’en prendre une image. C’est une construction jurisprudentielle qui n’a pas d’autre objet que de reprivatiser une reproduction qui devrait être libre et accessible à tous ». Agnès Tricoire s’interroge également sur la possibilité de ce jugement de constituer une atteinte à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, selon lequel « toute personne a droit à la liberté d'expression ». Si l’on ne peut connaître aujourd’hui les suites – notamment à l’échelon du droit européen – de cette affaire, ce sont ses conséquences actuelles sur la jurisprudence nationale qui risquent d’ouvrir de nouveaux débats en France. Michel Vivant s’interroge : « Il est impossible de savoir comment la règle va être utilisée par la suite. Le sera-t-elle de manière légitime ou de manière détournée ? » Les risques seraient, en effet, que ce régime de la domanialité publique soit convoqué pour réguler la question des prises de vue dans le cadre d’un usage privé.
Reproductions numériques Le lecteur fréquentant assidûment ou ponctuellement des expositions pourra s’étonner à la lecture de ces éléments. Et lister en son for intérieur le nombre d’expositions permanentes et temporaires où des panneaux signalaient l’interdiction de prises de vue, avec ou sans flash. C’est que, en dépit de la législation, chaque musée applique une politique discrétionnaire sur ces questions. Selon les lieux,
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des contrats sont mis en place, régulant les activités de prises de vue au sein du bâtiment – tout comme, d’ailleurs, les utilisations des reproductions des œuvres mises à disposition sur le site internet de chaque musée. On en arrive au point que, comme le souligne Mélanie Dulong de Rosnay, chargée de recherches au CNRS, les « photographies prises par les visiteurs et l’utilisation des reproductions numériques par le public composé par les visiteurs virtuels peuvent elles aussi être interdites même à des fins privées, alors qu’un tel acte n’appartient pas aux prérogatives du droit d’auteur. L’exercice du droit de copie privée ne fait en effet pas partie du monopole exclusif octroyé aux auteurs et reste libre pour le public 5 ». Concernant les autorisations de reproduction numérique des œuvres, cette question mobilise nombre de chercheurs, enseignants et conservateurs. Ces diffusions (lors de colloques, de cours, comme dans des publications) participent, en effet, du partage du savoir et des connaissances. La Réunion des musées nationaux (RMN 6), établissement public ayant pour but de favoriser la diffusion du patrimoine muséographique et d’aider au développement des publics, et gérant les autorisations de reproduction photographique pour les trente-quatre musées nationaux dont elle a la charge, convoquait pour la réutilisation de reproductions l’argument du droit d’auteur du photographe. En somme, l’usage de ces reproductions numériques donnait lieu à un contrat et à un versement de droits d’auteur destiné... au photographe. Mais, comme le souligne Agnès Tricoire – qui a signé plusieurs articles à ce sujet –, ce point se révèle contestable, les photographies réalisées dans ce cadre n’étant pas originales. Tout l’exercice demandé au photographe consiste à rendre la reproduction d’une œuvre « le plus exacte possible. Dans ces conditions, le photographe ne peut revendiquer aucune originalité de sa photographie, aucun apport créatif qui justifierait le monopole du droit d’auteur. Il a simplement réalisé une prestation technique, qui exige d’ailleurs un grand savoir-faire, mais le savoir-faire n’est pas la création 7 ». Difficile de s’y retrouver, d’autant qu’au-delà du droit français se trouve le droit européen, primant sur les législations nationales. Or, comme l’explique Bernard Hasquenoph, « que l’auteur de l’œuvre soit vivant ou mort, qu'il y ait plus de soixante-dix ans [après son décès] ou pas, selon la législation européenne, cela ne change rien. Son propriétaire public ou privé ne l’est que de l’objet matériel, pas des droits patrimoniaux qui s’y rattachent, encore moins du droit moral. À l’exception rare du cas
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où il y a eu cession des droits d’exploitation, ou que les ayants droit ou l’artiste encore vivant restent toujours propriétaires de l’œuvre exposée 8 ». Bien souvent – et c’est cet argument dont usait le palais Galliera en décembre pour justifier l’interdiction des prises de vue – ce sont les collectionneurs et propriétaires des œuvres qui s’opposent aux photographies. Et, « même s’il n’y a aucune base légale à la plupart de ces restrictions, les organisateurs d’une exposition sont bien obligés d’accepter les conditions du propriétaire, sous peine de se voir refuser un prêt ».
Confort et conservation Ce type d’abus porte un nom : il s’agit du « copyfraud », notion élaborée par le juriste américain Jason Mazzone, et qui recouvre quatre infractions : « La fausse déclaration de possession d’un contenu tombé dans le domaine public ; la prétention à imposer des restrictions d’utilisation non prévues par la loi ; la prétention à privatiser un contenu en arguant de la détention d’une copie ou d’une archive de ce contenu ; la prétention à privatiser un contenu tombé dans le domaine public en le diffusant sous un nouveau support 9. » Souvent utilisé par des institutions prestigieuses, ce procédé contraint les usagers « à verser des redevances pour reproduire des œuvres que chacun peut librement réutiliser 10 ». Citons, par exemple, le cas de la Bibliothèque nationale de France : son site internet Gallica, mine précieuse d’œuvres numérisées, n’autorise gracieusement que les usages non commerciaux de ses contenus et soumet à paiement toute utilisation dans un cadre commercial 11. Cas plus rare, certaines collectivités se piquent parfois de réclamer des droits d’auteur, tel le département de la Dordogne, qui escomptait des revenus sur les reproductions des peintures de la grotte de Lascaux... Qu’il s’agisse de photos ou de reproductions, quels sont les arguments avancés par les structures pour les restreindre ? Outre les points juridiques évoqués plus haut, l’on croise, comme le relèvent le professeur de muséologie Serge Chaumier, la responsable du service études et recherche du musée du Louvre Anne Krebs et l’ethnologue Mélanie Roustan, une « nébuleuse de justifications et de motivations », recoupant des « raisons techniques, sécuritaires, économiques ou communicationnelles 12 ». Bien souvent, « les enjeux de la question dépassent les discours explicites, en engageant les établissements dans des choix stratégiques de gestion des collections, d'administration des personnels, de préservation du patrimoine ou de politique des
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publics. » Il y a ainsi la question de la conservation préventive des œuvres, tout comme celle du confort de visite – pour les visiteurs prenant des photos comme pour ceux n’en prenant pas : penser à la place des prises de vue dans une exposition implique de concevoir un cheminement spécifique et de réfléchir à une sensibilisation des publics. Autre point, et non des moindres, le volet économique, le copyfraud générant des revenus selon ses défenseurs. Tandis que l'interdiction des prises de vue permettrait de favoriser la vente de cartes postales dans les boutiques des musées, monnayer les reproductions d'œuvres numérisées financerait pour partie le travail de numérisation et les projets des institutions. La vente des reproductions d'œuvres d'art procurait à la RMN un chiffre d'affaires de 3,42 millions d'euros en 2012, soit environ 3 % de son chiffre d'affaires 13.
Horizontalité des réseaux sociaux Sur toutes ces questions, et selon les interlocuteurs sollicités, les interprétations ne cessent de varier, les intérêts de diverger. Cela pourrait, pour le béotien, sembler étonnant, d'autant plus contradictoire lorsque le droit entre en jeu. Il n'en est rien et, comme le souligne Michel Vivant, il ne faut pas oublier que « le droit est idéologique. Ce n'est pas à prendre en mauvaise part, mais le droit, comme l'art, correspond à des prises de position. Dans des domaines aussi sensibles, il y a vraiment toutes les visions. Il y a les conservateurs pour qui le droit a été pensé dans les catégories du xixe siècle, c’est ainsi, point final – enfin ils ne le présentent pas dans ces termes, mais un bon nombre voit les choses de cette façon. Je suis plutôt dans la catégorie des hérétiques, qui prennent en compte les données nouvelles. Non parce qu’il faut suivre l’air du temps, mais parce qu’il faut s’interroger sur la manière d’envisager les choses aujourd’hui, avec la présence du numérique. Si le droit empêche l’utilisation de toutes les techniques qui peuvent graviter autour, cela n’a pas de sens ». Michel Vivant le rappelle, l’omniprésence récente du numérique, d’Internet et des réseaux sociaux dans nos vies participe largement des crispations sur ces questions de prises de vue. La diffusion des reproductions photographiques d’œuvres d’art, auparavant possible uniquement par la copie industrielle ou la diffusion par les médias, peut aujourd’hui être
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le fait de millions d’utilisateurs individuels – pour peu qu’ils soient équipés d’un Smartphone et connectés à des réseaux sociaux. La communication et la médiation ne sont plus uniquement verticales, selon un modèle descendant des « sachants » vers les « profanes », et les services des musées doivent inclure dans leur réflexion l'horizontalité. On saisit à ce bouleversement, comme à la difficulté à circonscrire le numérique – dont le périmètre évolue perpétuellement – que ce mouvement en inquiète certains autant qu’il en réjouit d’autres. Avec ces avancées, comme avec les questions que celles-ci nous posent, ce sont de nouveaux interlocuteurs et espaces de dialogues qui émergent au sein de notre société. À l’image de ce qui s’est produit pour la propriété intellectuelle – « depuis plus d’une dizaine d’années, des mouvements sociaux se sont emparés de ce sujet et produisent un corpus de réflexions et d’activités qui vient enrichir la conception de l’intérêt général 14 » –, de nouvelles formes d’interpellation et de réflexion citoyennes apparaissent. Activistes des libertés numériques, universitaires, blogueurs, chercheurs et enseignants, musées, bibliothèques et gouvernements dialoguent ou s’affrontent désormais fréquemment. Ce sont, d’ailleurs, certains de ces acteurs qui interpellaient le 15 décembre dernier le palais Galliera. Parmi ceux-ci, Bernard Hasquenoph, fondateur du site d’information sur les musées et monuments Louvre pour tous, qui réalise un travail de veille sur les institutions muséales, leur fonctionnement, leur projet comme leurs politiques d’accueil des publics. Également, Rémi Mathis, conservateur à la Bibliothèque nationale de France, président de Wikimédia France de 2011 à 2014 et fervent partisan de la libre diffusion des connaissances. Si l’un comme l’autre accomplissent un travail de veille sur ces questions, ils ont également tous deux fait partie du groupe de réflexion dont les propositions ont alimenté la rédaction de la charte Tous photographes ! L’histoire de la conception de celle-ci se révèle exemplaire des nouveaux schémas de réflexion à l’œuvre : en février 2012, plusieurs personnalités 15 du secteur de la culture adressent une lettre ouverte à Frédéric Mitterrand, alors ministre de la Culture et de la Communication. Ils attirent son attention sur l’autorisation de prises de vue dans les musées. Depuis plusieurs mois, la question se cristallise autour du musée d’Orsay, qui interdit toute prise de vue. La lettre ouverte déclenche une réponse du ministère, et, rapidement, une concertation est mise en
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place. De mai 2012 à mars 2013, sept séances « animées par Jacqueline Eidelman, cheffe du département de la politique des publics [...], [réunissent] à chaque fois de vingt à trente personnes, montrant par là même l’intérêt que suscite une question aux multiples facettes 16 ». Les participants sollicités viennent de « divers services du ministère de la Culture, d’institutions, de musées et d'établissements culturels, pas seulement nationaux, et de différents métiers (responsables des publics, sécurité, communication, webmasters, juristes, etc.) » ou sont des experts, des chercheurs. Les échanges donneront lieu notamment à la publication d’un ouvrage, Visiteurs photographes au musée, et certaines des recommandations émises alimenteront la charte Tous photographes ! publiée en 2014. Si, « évidemment, une charte à elle seule n’a pas de valeur juridique ni, bien sûr, de pouvoir coercitif – pas plus pour le musée d’Orsay que pour d’autres » –, elle peut constituer un levier ou un encouragement. Et Bernard Hasquenoph de citer les structures autorisant successivement la photo : la Bibliothèque nationale de France, le musée Jacquemart-André, le Centre Pompidou, le Grand Palais, le musée du Luxembourg, le musée Fabre de Montpellier. L’une des plus importantes étant le musée d’Orsay, dont le président Guy Cogeval a levé l’interdiction en mars 2015, à la suite de prises de vue – et de leur publication sur les réseaux sociaux Twitter et Instagram – réalisées par Fleur Pellerin, alors ministre de la Culture.
traditionnels n’existent plus, les fractures et divergences apparaissant au sein de chaque parti. La loi a permis également de relever l’intérêt croissant d’un grand nombre de députés pour ces questions. Certains ont, ainsi, eu recours aux informations publiées sur le site internet, y puisant des propositions d’amendement. Au-delà des critiques suscitées par le texte final – demeurant pour plusieurs interlocuteurs trop frileux –, sa pertinence réside dans la mise en œuvre de nouveaux processus. Favoriser l’horizontalité, développer les débats citoyens, multiplier les sources d’accès aux connaissances sont autant d’enjeux reliés directement aux nouveaux outils du numérique et à leurs usages. Parce que la connaissance est autant un outil d’émancipation et de progrès collectif que de domination économique, politique et culturelle, sa diffusion constitue un défi contemporain à construire, et à débattre, sur les terrains du droit comme sur celui des engagements citoyens. 1. La Nouvelle République, 24 novembre 2016. – 2. Article L. 123-1 du Code de
la propriété intellectuelle. – 3. Lionel Maurel, « Photographie dans les musées : un domaine public peut en cacher un autre », billet du blog S.I.Lex, 29 décembre 2016 (https://scinfolex.com). Lionel Maurel est également cofondateur du collectif SavoirsCom1 (politiques des biens communs de la connaissance) et membre du collège d’orientation stratégique de l’association La Quadrature du net. – 4. Arrêt du Conseil d’État n o 378879 du 23 décembre 2016. – 5. Mélanie Dulong de Rosnay, « Les politiques institutionnelles, entre restrictions contractuelles et collaboration avec des sites de partage », in Serge Chaumier, Anne Krebs et Mélanie Roustan (dir.), Visiteurs photographes au musée, La Documenta-
À travers ces nouvelles pratiques, ce sont de nouvelles possibilités de mobilisation et de consultation citoyennes qui se développent. Des axes dont les politiques se saisissent progressivement, à l'image de la conception de la loi pour une république numérique promulguée le 7 octobre 2016. Pour la première fois, un texte de loi a été soumis par le gouvernement à une discussion publique ouverte et interactive, avant sa transmission au Conseil d’État et son adoption en Conseil des ministres. La consultation en ligne a réuni plus de vingt-et-un mille contributeurs, votant ou déposant des arguments, amendements ou propositions d’articles. Si, comme le souligne Lionel Maurel, ce dispositif « ne permet pas encore à tout le monde de s'impliquer », notamment en raison du caractère éminemment technique des questions, et s’il se limite à la consultation – des propositions ayant recueilli beaucoup de suffrages n’ont pas forcément été intégrées dans la loi – la dynamique est passionnante. D’autant que, sur ces questions liées au numérique, les clivages politiques
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tion française, coll. « Musées-Mondes », 2013. – 6. Si, depuis le 1 er janvier 2011, la Réunion des musées nationaux a fusionné avec l’établissement public du Grand Palais des Champs-Élysées pour devenir la Réunion des musées nationaux et du Grand Palais, nous emploierons par commodité l’acronyme RMN. – 7. Agnès Tricoire, « Domaine public, œuvres et photographies », Le Quotidien
de l’art n o 1029, 23 mars 2016. – 8. Bernard Hasquenoph, « La RMN autorise la photo dans ses expos », billet du blog Louvre pour tous, 30 septembre 2012 (www.louvrepourtous.fr). – 9. Pierre-Carl Langlais, « L’inverse du piratage, c’est le copyfraud, et on n’en parle pas », Rue 89, 14 octobre 2012. – 10. Id, « Copyfraud : le ministère de la Culture privatise le domaine public », Rue 89, 4 mai 2013. – 11. Cf. les conditions d’utilisation des contenus sur www.gallica.bnf.fr. – 12. « Introduction. Photographier au musée : de l’interdiction à la participa-
tion », in Serge Chaumier, Anne Krebs et Mélanie Roustan (dir.), Op. cit. – 13. Rapport d’activité 2012 de la RMN. – 14. « Présentation générale. Une géo-
politique de la propriété intellectuelle », in Mélanie Dulong de Rosnay et Hervé Le Crosnier (dir.), Propriété intellectuelle. Géopolitique et mondialisation, CNRS Éditions, coll. « Les essentiels d’Hermès », 2013. – 15. Serge Chaumier (muséologue, professeur des universités), Julien Dorra (OrsayCommons, coorganisateur de Museomix), Rémi Mathis, Jean-Michel Raingeard (président de la Fédération française des sociétés d’amis de musées) et Bernard Hasquenoph. – 16. Bernard Hasquenoph, « Charte des visiteurs photographes au musée, recul ou avancée », billet du blog Louvre pour tous, 2 octobre 2013.
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Anne-Laure Cambon Cœur à corps Nuque parfumée fleurs d’oranger De voiles de soie tu m’as parée Emmiellée ma bouche échauffée Aspirait tes grains de beauté L’essence de nos sucs transpirés Ma chrysalide s’est déroulée Ornée de perles de culture Envoûtée de toute ta nature Utopie de notre aventure
© Illustration Papier Tigre
Je n’ai pas compris la rature
Première fois NOTO est fait pour vous et NOTO s’ouvre à vous. Un jury constitué de professionnels de l’édition sélectionne, pour chaque numéro, des textes inédits d’auteurs jamais publiés. En partenariat avec Papier Tigre.
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Louna Delbouys-Roy L’Ère du tonnerre C’est beau, cet écho lumineux, Rageur, entre les deux rives. La houle du courant, poussée par les cieux, Redonne un peu d’élan aux vagues oisives. Tonnerre, derrière ma vitre je te sens. Mon cœur palpite plus vite quand tu grondes. Là, la blancheur de ton cri crispe mon sang. Ta voix réveille en moi des origines vagabondes. Ton rideau de larmes tombe, ruisselle, Ramenant rêveuses et rageuses Abritées sous les gouttières insidieuses Où rodent des sourires ouverts, artificiels. En haut des cinq étages, je vois que tu te moques De moi. Tes nerfs Tonnerre te donnent un air De Roy. Mes souvenirs dansent, et ploc... un souvenir tombe du ciel, encore un éclair. Tu sembles vieillir et doubler les plus vieux, qui grondent eux-aussi, « pour le meilleur et pour le pire ». Sage génération en canne qui va décrépir, Finir son voyage un beau dimanche pluvieux. Jamais je ne me lasserai, Aussi longtemps que je vivrai, de tes foudroyantes paroles où migrent la haine de tes étincelantes réponses à la migraine. C’est pourtant dur cette montée en température ! Écouter ton ère Tonnerre, Redonne un coup de fouet, sorte d’augure... Réveil des fascias, gravure dans l’artère. Souriez, vous êtes flashés Par le photographe du ciel. Il ne demande qu’une chose : « Lâchez vos électriques et courez de vos ailes. » Le Tonnerre n’a pas d’humour, son devoir est d’avertir la foule du monde, et de ravir les racines ; l’or des plus beaux jours.
Envoyez-nous par courriel, à premierefois@noto-revue.fr, avant le 15 mars, vos textes inédits et jamais publiés (poésie, nouvelle, essai, histoire graphique, science-fiction, etc.). Vos tapuscrits devront compter 9 000 signes espaces comprises au maximum, ou deux doubles pages pour les histoires graphiques.
MMANDE
CO RE
NOTO AIME
ET
JEUNESSE SCANDINAVE
L’ I N V E N T I O N D U PROFESSEUR GÉNIALUS ET AUTRES CONTES D ’ E L S A B E S K O W, T R A D U C T I O N D U S U É D O I S C O L L E C T I V E S O U S L A D I R EC T I O N D ’ E L E N A BA L Z A MO , AU N O R D L E S É TO I L E S , 2 0 1 6 , 1 5 €
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PORTRAIT
CHANTAL AKERMAN
Chantal Akerman lors du tournage du documentaire Dis-moi (1980) réalisé pour la série d'émissions télévisées « Grand-mères ». © Laszlo Ruszka / Ina / AFP
E X P O S I T I O N , « M A N I AC S H A D OWS » À LA FERME DU BUISSON, NOISIEL (77), J U S Q U ’ A U 1 9 F É V R I E R 2 0 1 7. W W W. L A F E R M E D U B U I S S O N . C O M V I D É O À L A D E M A N D E : H TT P S : / / VA D . C N C . F R
A RT S I N G U L I E R Il y a une photographie de Chantal Akerman accompagnée de Delphine Seyrig, prise au moment du tournage de Letters Home en 1986. Au premier plan, l’actrice tient une cigarette. La réalisatrice se trouve derrière elle, un peu en retrait. Dans cette image d’apparence anodine se joue toute la problématique de la question du « je ». Qui suis-je ? Comment raconter ? Comment me raconter ? L’œuvre de Chantal Akerman reste une sorte de mystère, une énigme pour quiconque s’y aventure. D’abord par la profusion des médiums utilisés (textes, photographies, vidéos, sons), qui témoignent d’une violente nécessité de créer. Créer. Créer à tout prix. Créer pour se libérer d’un poids, le poids du passé qu’elle s’évertuait à « ressasser », selon son propre mot. Pour elle, ressasser c’est tenter de transformer le réel en réalité, c’est-à-dire sinon l’accepter, au moins le comprendre. Au fond, il s’agit aussi et surtout de ne pas oublier, de garder en mémoire des traces qui peuvent être photographiques, filmiques ou même sonores. Dans Marcher à côté de ses lacets dans un frigidaire vide (2004), elle dit, à propos du journal intime de sa grand-mère polonaise : « Ça s’efface... Il faut absolument que je le photocopie parce qu’on n'aura plus de traces. » Elle cherche à déjouer l’oubli et à travers lui le temps qui passe et qui l’obsède. Ne pas oublier sa mère, son visage, sa voix, l’histoire de sa famille déportée. Ce refus de l’oubli lui permet aussi de se construire. Chez Akerman, le passé semble autant un fardeau à porter qu’une manière de s’ancrer dans le monde. À travers chacune de ses œuvres, Akerman explorait l’intime jusqu’à rendre poreuse la frontière entre la fiction et le documentaire. Mais l’intimité se situe surtout dans la forme de son travail : un simple panoramique à trois cent soixante degrés sur une chambre à coucher (La Chambre, 1972), sa voix douce et un peu cassée qui rythme en off certains de ses films, les rituels et petits gestes du quotidien (Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles, 1976). De cette intimité naît une profonde détresse. Du reste, son premier film, Saute ma ville (1968), préfigurait le travail de l’artiste, et sans doute sa vie, tant il mélange une douceur presque malicieuse et une noirceur désespérée. En effet, il y a chez l’artiste comme une gesticulation douloureuse dont les œuvres seraient le résultat. Installée à New York, elle lit dans News from Home (1977) les lettres
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que lui envoie régulièrement sa mère. New York apparaît silencieuse dans le film, presque vidée de ses habitants. Et quand elle filme la foule, celle-ci semble morne et apathique. Dans Maniac Shadows, une de ses dernières installations, réalisée en 2013, elle présente en triptyque une succession de lieux issus du quotidien, de son quotidien. Ils sont encore une fois vides ou presque, silencieux. Parfois on y croise son ombre, parfois on la voit complètement de dos ou exécutant des gestes anodins à travers l’entrebâillement d’une porte restée ouverte de manière presque impudique. En contrepoint, elle présente des images du monde extérieur : on croit reconnaître l’investiture de Barack Obama, une scène de rue à New York. Mais, très rapidement, on s’isole à nouveau avec Akerman, seule. Sa solitude entre en résonance avec la nôtre. Car si ses œuvres sont toujours très personnelles, elles parlent toujours de nous. Dans Je, tu, il, elle (1974), elle montrait un rite initiatique où elle allait faire l’expérience du monde : la découverte de l’Autre, la découverte du plaisir. Mais tout ceci ne peut être durable. Le « nous » n’est toujours qu’un instant, irrémédiablement rattrapé par le singulier « je ». Le singulier semble impossible à transformer en pluriel. Si sa pratique artistique était aussi riche et variée, expérimentant aussi bien le cinéma traditionnel (Un divan à New York avec Juliette Binoche en 1996) que l’installation ou l'œuvre sonore, c’est aussi pour se sortir de cette solitude. Chaque pièce d’Akerman est comme un cri venu du cœur, une véritable explosion. Elle nous émeut, nous bouleverse, nous dérange. « Si je comprenais tout, je ne ferais plus rien 1 » écrivait-elle. Ses œuvres sont alors comme des tentatives, des bouts d’essais de compréhension de notre monde et notre condition humaine. Chantal Akerman s’est donné la mort le 5 octobre 2015, quelques mois après le décès de sa mère. Il nous reste cette photographie d’elle (une trace à nouveau), accompagnée de Delphine Seyrig. Elle sourit. Son regard est profond. On le devine bleu malgré le noir et blanc. La voici devenue une sorte de figure tutélaire dont il faut s’empresser de découvrir ou de redécouvrir les œuvres, avec autant de puissance, autant d’engouement qu’elle s’était évertuée à les créer. G W É N A Ë L P O RT E 1. Chantal Akerman, Autoportrait en cinéaste, Cahiers du cinéma, 2004.
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MUSIQUE CLASSIQUE
SÉANCES DE RATTRAPAGE Semaine sainte Ces Leçons de ténèbres de Michel-Richard Delalande ont été enregistrées en mai 2016, au cours de la saison inaugurale de la chapelle Corneille de Rouen, témoignage architectural majeur de l’art baroque, qui a rouvert ses portes après vingt ans de restauration. Delalande a fait toute sa carrière de compositeur au service de Louis XIV. Oublié à la Révolution, il est redécouvert dans les années 1970 : ses Leçons de ténèbres sont des pièces vocales liturgiques composées à partir d’extraits des Lamentations de Jérémie et destinées aux Mercredi, Jeudi et Vendredi saints. Ce concert est une belle réussite, dans une heureuse corrélation entre le lieu et l’œuvre, où les magnifiques voix de Sophie Karthäuser et des choristes se conjuguent à la suavité des instruments anciens de l’excellent ensemble Correspondances dirigé par Sébastien Daucé. D I S P O N I B L E E N AC C È S L I B R E JUSQU’AU 15 JUIN 2017 SUR C U LT U R E B O X . F R A N C E T V I N F O . F R / OPERA-CLASSIQUE/VIDEOS/
M A E S T RO S 2 . 0 . Les retransmissions de concerts et d’opéras sur Internet se généralisent : avec des sites web comme Culture Box, Arte Concert ou Medici.tv, si vous n’avez pas pu assister à des représentations ou si vous souhaitez les revivre, vous pouvez devenir des spectateurs en restant chez vous. V I C TO R I A O K A D A
Les oiseaux dans la charmille Devenue un grand classique de l’Opéra Bastille, la mise en scène de Robert Carsen des Contes d’Hoffmann de Jacques Offenbach à l’Opéra de Paris profite efficacement du gigantesque dispositif de la scène (en photo). La caractérisation des trois histoires associées à trois femmes est merveilleusement rendue. La distribution est de taille avec les plus belles voix actuelles, et sans la moindre faille jusqu’aux petits rôles. Vous connaissez certainement la fameuse Chanson d’Olympia de l’acte I et la célèbre Barcarolle de l’acte III, même si vous n’avez jamais entendu l’œuvre. D I S P O N I B L E E N AC C È S L I B R E J U S Q U ’ AU 2 2 M A I 2 0 1 7 S U R C U LT U R E B O X . F R A N C E T V I N F O . F R / OPERA-CLASSIQUE/VIDEOS/
Concert fleuve L’inauguration de la Philharmonie de l’Elbe à Hambourg en janvier 2016 fait partie des grands événements de ces dernières années dans le monde de la musique classique. D’une durée de quatre heures (!), le concert d’ouverture a réuni des musiques très diverses – Beethoven, Brahms, Wagner, Caccini, Cavalieri, Praetorius, Britten, Messiaen, Dutilleux, Liebermann, etc. – et donné lieu à la création mondiale d’une œuvre du compositeur allemand Wolfgang Rihm. L’interprétation était assurée par l’orchestre et le chœur de la NDR-Elbphilharmonie ainsi que le chœur de la Radiodiffusion bavaroise dirigés par Thomas Hengelbrock, également chef associé de l’Orchestre de Paris. On y entend notamment le célèbre contre-ténor français Philippe Jaroussky. On pourra également voir sur le même site un documentaire sur la naissance de cette salle de concert. À R E T RO U V E R E N AC C È S L I B R E S U R C O N C E R T. A R T E . T V / F R /
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H I S T O I R E D E L’ A R T
ARTISTES FEMMES. LA PARENTHÈSE ENCHANTÉE, x v i i i E- x i x E SIÈCLES D E S É V E R I N E S O F I O , C N R S É D I T I O N S , « C U LT U R E & S O C I É T É » , 2 0 1 6 , 3 8 4 PA G E S , 2 5 €
ÉPHÉMÈRE MIXITÉ Précisant dès l’introduction l’intitulé de son ouvrage, Séverine Sofio souligne l’existence en France, entre le milieu du xviii e et le milieu du xix e siècle, d’une séquence historique propice à l’exercice du métier d’artiste par des femmes. Néanmoins, cette phase elle-même connut plusieurs stades et les avancées n’empêchèrent ni les reculades ni diverses difficultés. S’intéressant à « ce faisceau de conditions » étroitement imbriquées permettant que les « les contraintes sociales normalement liées au fait d’être une femme » soient partiellement suspendues, la sociologue, chargée de recherche au CNRS et diplômée de l’École du Louvre, en déploie dans une analyse chronologique les étapes : fin des corporations et évolution notoire du statut social des artistes ; banalisation de l’enseignement artistique pour les classes sociales aisées ; rapprochement des artistes et des élites ; développement de cours gratuits et ouverts à tous ; contestation de l’Académie ; évolution du rôle des salons ; répartition sociale des pratiques artistiques ; prééminence des ateliers dans la structuration des carrières ; abolition des hiérarchies dans la peinture ; ou encore apparition de la revendication du rôle social de la peinture. Embrassant les champs institutionnel, économique, intellectuel, politique ou encore sociaux de ces décennies, Séverine Sofio met à jour l’importance de l’inscription dans des réseaux – qu’il s’agisse des relations maître-élève, de l’existence de mécènes ou encore de l’appartenance à un atelier. Si cette ouverture ne dura qu’un temps, son importance fut suffisante pour permettre à de jeunes femmes ne venant pas d’un milieu artistique ni d’une famille aisée d’accéder à cette profession. Autre fait passionnant, ce fut également le seul espace professionnel de l’époque où les femmes bénéficiaient « d’une formation similaire à celle des hommes, de lieux de travail et d’exposition mixtes, d’une rémunération équivalente pour un même travail, des mêmes modes de reconnaissance, mais aussi [...] de l’honorabilté fournie par un métier qui reste hautement valorisé sur le plan symbolique ». Des conditions qu’il importe, une fois de plus, de tempérer, l’« espace social singulier [demeurant...] inscrit dans une société structurée par l’idée qu’il existe une différence et une inégalité entre les sexes ». Avec la clôture de cette faste période, à partir des années 1850 – liée pour partie à des bouleversements profonds dans la structuration de l’espace des beaux-arts –, les artistes femmes devront mettre en œuvre des stratégies complexes pour préserver leur légitimité, et se tourneront vers d’autres métiers. C A RO L I N E C H Â T E L ET
Pourquoi, dans les mythes grecs, les jeunes filles sont-elles transformées en arbres, tandis que les garçons donnent en mourant naissance à de jolies fleurs ?
Notre collaboratrice vient de publier cet ouvrage. Nous lui offrons cette annonce.
PRENDRE LA PAROLE ET LA GARDER « C H A N G E R D E R E G A R D » , D E PAT R I C K M U L L E R E T M AT H I E U F O U B E R T, A U T O P R O D U C T I O N I S H A D , 2 0 1 4 , W W W. C H A N G E R D E R E G A R D - L E F I L M . C O M « À V O I X H A U T E » , D E S T É P H A N E D E F R E I TA S , C O R É A L I S É AV E C L A D J LY, M Y B O X P R O D U C T I O N S , 2 0 1 6 .
L ’ I M AG E CO N T R E L E C L I C H É Un documentaire peut filmer une évolution, montrer une pensée qui s’affine, une émotion qui bouleverse, et insuffler beaucoup de vie. Il vise le réel et pose un regard neuf sur une génération. Sur une jeunesse née ou vivant en banlieue parisienne, qui refuse les clichés, et dont les mots trouvent si peu de résonance. Un documentaire peut convaincre de la nécessaire préservation du vivre-ensemble, de l’importance de la culture. Telles sont les intentions de Changer de regard et À voix haute. Année scolaire 2013-2014, lycée Jean-Jacques-Rousseau de Sarcelles. Dans le cadre d’une résidence territoriale en établissement scolaire, quinze élèves de première s’invitent au théâtre Gérard-Philipe, centre dramatique national, à Saint-Denis. Ils assistent à des pièces et livrent leur ressenti en ateliers d’écriture. Mathieu Foubert et Patrick Muller filment les échanges vivants d’adolescents réunis autour de la journaliste Joëlle Gayot. Le théâtre, beaucoup d’entre eux ne connaissaient pas. Avec les textes qu’ils rédigent et apprennent à dire oralement s’invite la critique personnelle, pour changer de regard jusqu’à la création d’une mise en scène collective et l’intervention de chacun sur les planches. À l’université Paris-8-Vincennes-Saint-Denis, on déclame plutôt dans l’arène, à voix haute. Avec son association, la Coopérative Indigo, Stéphane de Freitas veut retisser du lien social en développant des projets comme Eloquentia. Lancé en 2012, ce concours annuel de joutes oratoires offre au vainqueur, « meilleur orateur de Seine-Saint-Denis », une bourse de scolarité. Ouvert aux personnes âgées de 18 à 30 ans, il est désormais aussi implanté dans les universités de Nanterre, Grenoble et Limoges. En parallèle, une formation à la prise de parole sélectionne trente étudiants participant ou non aux joutes. Ce sont les jeunes adultes de la promo 2014-2015 que rencontre le téléspectateur. Stéphane de Freitas s’attarde avec délicatesse sur le travail de longue haleine fourni par chacun, du premier au dernier jour, celui de la finale d’Eloquentia. La parole pour affirmer son existence, pour prendre du recul et donner du poids à sa pensée. Pour Elhadj, arrivé en quart de finale d’Eloquentia, elle est l’« arme qui sert à se défendre ». Dans ces deux documentaires, la jeunesse à l’image aspire à autre chose et veut rompre avec des a priori qui l’enferment. Elle choisit d’être éloquente et théâtrale, embrasse pleinement son droit de croire en ses capacités. Non, le théâtre n’est « pas seulement pour les Blancs, pour les riches », insiste Arielle dans Changer de regard. Les réalisateurs filment les frustrations, les rires, la joie de progresser
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ensemble. Ils saisissent l’étonnement sur les visages, la surprise de se constater acteur d’une aventure dont l’intensité et l’humanité étaient inconcevables. À voix haute montre que banlieue rime avec diversité, idées, ambitions, et que s’exercer à l’expression orale apporte de la confiance en soi. La caméra s’attarde sur les individualités autant que sur l’enthousiasme collectif. Elle intercepte les émotions, celles de Leïla lorsqu’elle prononce ses propres mots : « Vous qui jouissez de vos cordes vocales, de la parole et du libre arbitre, célébrez cette chance de parler, de chanter et de vivre [...] car les mots qu’on prononce en toute liberté sont sacrés. » Prendre la parole et graver au plus profond de soi le mot persévérance. Tout cela également dans Changer de regard : observer et laisser les images parler d’elles-mêmes et tordre le cou aux préjugés. Il faut écouter le groupe, saisir l’éveil de la pensée, laisser aux lycéens la chance de formuler leur avis sur des sujets variés que soulève la fréquentation du théâtre : peut-on rire de tout ? Pourquoi si peu de comédiens noirs ? Pourquoi les grands du quartier briment-ils leur curiosité ? Reste le message d’A rielle, à qui revient l’espace de la conclusion : « Nous pouvons y arriver [avec la] persévérance et la volonté de sortir des clichés et de montrer que nous aussi, enfants de banlieue, nous sommes là. » J U L I E TT E S AVA R D
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DOCUMENTAIRES
BONNES FEUILLES Traversée en eau claire dans une piscine peinte en noir D E C O O K I E M U E L L E R ( T R A D . D E R O M A R I C V I N E T- K A M M E R E R ) / / / F I N I T U D E S / / / E N L I B R A I R I E L E 2 M A R S / / / 1 7 € / / / E X T R A I T D E H A I G H T A S H B U RY
HAIGHT ASHBURY (San Francisco, 1967) Un tremblement de terre m’a fait dégringoler du matelas et m’a réveillée en même temps que le reste de San Francisco. Rien de bien surprenant quand on pense à la faille de San Andreas. La ville est parsemée de maisons de guingois qui témoignent des secousses passées. Celle-ci était d’une magnitude de 5,6 sur l’échelle de Richter, et il était à peine dix heures du matin. Faudrait quand même voir à pas déconner. Trop tôt pour se lever, mais j’ai décidé qu'il était hors de question que je partage une minute de plus le lit de ce mec qui m'avait pourtant bien plu la veille : on avait fauché deux T-Bones dans les rayons d’un Safeway pour les cuisiner et s’empiffrer, au grand dégoût de mes végétariens de colocs. Après les steaks, on s’était sifflé un cubi de gros rouge de Napa Sonoma, et on avait pris du LSD. Sauf que maintenant, il transpirait tout ce qu’il pouvait dans le lit et tachait mon seul et unique drap en gaspillant le précieux acide qui suintait par tous ses pores. En gros, il était incapable de tenir l’alcool ou la dope. Ça me rendait tellement folle que le mieux était que je foute le camp. Je suis allée dans la salle de bains sur la pointe des pieds, histoire de ne pas réveiller les onze personnes avec qui je vivais. Mes colocs étaient répartis dans cinq chambres à coucher : cinq en comptant la véranda qui communiquait avec la cuisine, en surplomb d’une cour en béton lugubre. On partageait cette cour avec un autre immeuble dans lequel habitait Janis Joplin. Certains matins, je la voyais récurer la vaisselle dans sa cuisine. Et parfois, on papotait à travers l’abysse bétonné comme deux femmes au foyer. J’ai mis du fard à paupières, un réflexe qui datait de l’époque où je me maquillais à la truelle et me crêpais les cheveux. Plus personne ne se maquillait dans Haight… Éventuellement une fleur dans les cheveux, voire un troisième œil sur le front, mais certainement pas du fard. Puis je suis sortie sur Haight Street pour prendre la température. La première chose que j'ai vue, ça a été un bus scolaire peint en noir, sur lequel les mots « HOLYWOOD PRODUCTIONS » (un « L » manquait à Hollywood) avaient été barbouillés en lettres d’or, probablement par un attardé mental. Une espèce de grande andouille était
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assise sur le marchepied. Je lui ai demandé une cigarette pour lancer la conversation. J’étais curieuse. « Pas de cigarette, il m’a dit, mais pourquoi tu grimperais pas une minute fumer un joint avec nous ? » Je l’ai suivi et me suis assise au milieu des petits coussins à motif cachemire, des matelas nus et des bougies. L’intérieur était peint en bleu ciel avec des éclats de rouge. Cinq ou six filles s’y prélassaient. Elles devaient avoir mon âge, mais elles avaient l’air plus jeunes. Peut-être à cause de leurs regards vides, ou de leur babillage de gonzesses, toujours était-il qu’elles avaient l’allure de nénettes assommantes déguisées en hippies. On aurait dit des canards en train de cancaner devant leurs grains de maïs. Tout de suite, je me suis sentie supérieure. Il y avait un truc qui manquait ici, quelques synapses, on sentait une puissance plutôt faiblarde du côté des connections cérébrales. Après avoir fumé notre joint en papotant, l’une des filles m’a lancé : « Tu veux venir avec nous ? On se fait la côte en bus du nord au sud. » Tout le monde a trouvé l’idée super. Moi je trouvais ça un peu rapide, ça faisait à peine trois minutes qu’on se connaissait, mais elles étaient du genre à être passées directement du sein maternel à la paix dans le monde et à l’amour libre : écœurantes d’enthousiasme. J’ai essayé de m’imaginer en train de « me faire » la côte du nord au sud avec eux. Mon sang n’a fait qu’un tour. « Je ne pense pas que ça va être possible, je lui ai dit. J’ai un appart ici avec onze autres personnes, donc j’ai déjà de quoi faire, tu vois ? Et d’ailleurs, comment ça se passe avec ce bus? Je veux dire : vous êtes combien ? — Pour l’instant on est huit. Six filles et deux gars. Mais attends que Charlie revienne des courses avant de décider. Il est vraiment délirant. Là, il est parti nous acheter des oranges », a-t-elle précisé en m’indiquant un magasin de fruits. J’ai attendu un moment, puis décidé de prendre mes cliques et mes claques, non sans les avoir remerciés pour le joint, et de m'en aller en quête d'un peu de nouveauté. Ce n'est que des années plus tard, en lisant La Famille que je me suis rappelée ce bus. Il était décrit dans le livre exactement comme dans mon souvenir. Ces filles, c’étaient Squeaky Fromme, Susan Atkins, Mary Brunner… J’avais loupé Charlie Manson de cinq petites minutes.
mecs de leurs conversations. En m’approchant, je me suis rendue compte qu’au milieu, une blonde était en train de chanter les louanges de Jimi Hendrix, avec qui elle avait baisé la veille. Aucun intérêt : j’avais baisé avec lui l’avant-veille. J’ai passé mon chemin.
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© Finitude, 2017
De retour dans la rue, j’ai remarqué un attroupement de femmes. Ça m’a semblé un peu louche, on était encore loin de l’époque où les filles se feraient un devoir d’exclure les
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