Homo Cooperans - Introduction

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Matthieu Lietaert

Homo cooperans 2.0 Changeons de cap vers l’Êconomie collaborative !

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“Il y a un nouveau modèle à créer, un modèle de coopération qui va se substituer au modèle de l’égoïsme et du chacun pour soi. C’est le modèle de Linux : un modèle de coopération intelligente qui démontre que la coopération est parfois plus productive que le marché. Avec une bonne symbiose économie/écologie, on s’en tire. Sinon, on va vers la catastrophe d’ici vingt ans, en une génération. Çà peut aller très vite.” Bernard Maris (1946-2015).

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Introduction Depuis l’Homo habilis, apparu il y a deux millions d’années, l’Homme a toujours cherché à coopérer avec ses semblables. Le XXe siècle vient toutefois radicalement changer la donne… L’Homo consumens, caractérisé par une forme aiguë d’hyper-individualisme, apparaît soudainement dans nos contrées. Le résultat est dévastateur : en moins d’un siècle, il réussit à détruire son habitat comme aucun de ses prédécesseurs, le poussant à une inexorable extinction et permettant le retour de l’Homo cooperans 2.0. Confrontés à une société consumériste à bout de souffle, des millions de personnes se sont mis à modifier leurs habitudes de vie. Certains partagent leurs voitures, maisons, outils, repas, jouets, temps et connaissances alors que d’autres re-localisent la production au cœur de leur quartier et participent à la création de nouveaux biens communs. Tous sont en train de construire peu à peu les fondations d’un monde pair à pair, c’est à dire sans intermédiaire et permettant un échange direct entre participants. Dans certains cas, le tout est même open source permettant donc à quiconque d’utiliser et d’améliorer la recette de base en accès libre. En à peine un demisiècle, les us et coutumes de l’Homo consumens sont presque déjà relégués aux musées. Suite à notre film documentaire sur le lobbying, The Brussels Business (ARTE, RTBF) et Opération Climat, notre nouveau projet télédiffusé lors de la COP21 à Paris, j’ai senti la nécessité d’écrire un livre sur cette incroyable opportunité qui se présente aujourd’hui à nous pour changer de cap. Si ce livre s’inscrit profondément dans la lutte contre le changement climatique, il n’en parle en aucun cas de manière précise. De nombreux autres ouvrages l’analysent plus en détail. Ce livre se concentre en revanche sur ce que l’Homo cooperans est déjà en train de construire et qui peut être répliqué à l’échelle des citoyens.

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La fin du paradoxe de l’auto(im)mobile Saviez-vous que la Belgique et la France sont tous deux champions d’Europe ? Champions des pays comptant le plus d’embouteillages… Et oui ! La Belgique écrase largement la Hollande, l’Angleterre et l’Italie pour prendre la médaille d’or avec 57 heures en moyenne, par an et par automobiliste, perdues dans les bouchons1. La France se place quant-à elle au cinquième rang avec une moyenne de 34 heures. A Bruxelles, un automobiliste perd 82 heures par an – soit l’équivalent de deux semaines de travail en temps complet – au volant d’une voiture, à côté d’autres voitures, à du 1 kilomètre/heure…

Si la voiture devait nous permettre de gagner du temps, comment en sommes-nous arrivés à cette situation tragicomique ? Rappelons tout d’abord qu’entre 1980 et 2014, le nombre de voitures des parcs automobiles belge et français ont tout simplement doublé. La Belgique est passée de 3,5 millions de véhicules en 1980 à exactement 7 millions en 20142. En France, le nombre a doublé de 18 à 40 millions durant la même période. Or, si le nombre de voitures a augmenté de 100 % en 35 ans, la population n’a quant à elle augmenté que de 12 % en Belgique et de 18 % en France. Le résultat parle de lui-même : il y a aujourd’hui dans nos pays une voiture par adulte et cela crée évidemment quelques encombrements sur les routes… Comble du comble, cette habitude fait mal au portefeuille car, après le logement, le transport est le plus grand poste de dépenses des ménages. Pour 10.000 kilomètres parcourus par automobiliste, le budget annuel – tout compris – atteint 5.700 euros3. A titre de comparaison, ce ne sont pas moins de trois à quatre mois de salaires par an… L’idée de ce livre n’est toutefois pas de souligner gratuitement certains paradoxes de notre société. L’heure est aux solutions ! La raison principale qui m’a poussé à écrire ces pages est en effet l’urgence 1 INRIX & Eurostat trafic scorecard ; http://scorecard.inrix.com/scorecard/ 2 Statistiques du gouvernement belge : parc de véhicules ; http://statbel.fgov.be/ 3 Le budget de l’automobiliste, juin 2014 ; www.automobile-club.org/budget/

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de créer un monde meilleur pour les générations qui viendront et pour ceux qui aujourd’hui sont déjà exclus des bienfaits de la mondialisation de l’économie de marché. Le côté positif de la situation intenable à laquelle nous sommes confrontés est l’émergence d’alternatives qui se développent rapidement. Pour revenir à nos embouteillages, le co-voiturage a dépassé la simple théorie pour devenir, en seulement quelques années, une réelle solution au problème de la mobilité individuelle. En effet, la possession collective de voiture offre des avantages économiques, sociaux et écologiques si flagrants qu’elle ne cesse d’attirer de nombreux adeptes. En Belgique, Taxistop est depuis 1975 le leader incontesté du partage de voiture, de maison et d’aide à la mobilité intelligente en général. Cette association sans but lucratif est à la base de plusieurs projets complémentaires les uns avec les autres, offrant une réelle alternative efficace, basée sur les besoins concrets des citoyens. Concrètement, ça veut dire quoi ? D’une part, leur service CarpoolPlaza.be permet par exemple aux navetteurs de covoiturer de manière quotidienne pour se rendre sur leur lieu de travail. Les résultats sont étonnants : pas moins de 10 millions de kilomètres sont économisés par an, soit 5.600 fois la totalité du réseau autoroutier belge ! De plus, le co-voiturage permet à chaque conducteur d’économiser en moyenne un tiers de ses charges en carburant pour chaque passager en plus. Pas étonnant que les places disponibles en co-voiturage ne cessent dès lors de doubler annuellement depuis 2009 et de voir que les plateformes sur Internet se multiplient. Il y a une quinzaine d’années, Taxistop a également lancé le service Cambio de mise à disposition de centaines de voitures collectives en Belgique. Ici aussi les chiffres parlent d’eux-mêmes : s’il y avait 2.000 utilisateurs en 2006, ils sont aujourd’hui 20.000 ! Sans posséder leur propre voiture, chacun d’eux a pourtant accès à une voiture 24 heures sur 24 pour la modique somme de 4 euro par mois (abonnement), et du prix de 2 euros de l’heure et 30 centimes du kilomètre pour chaque voyage. Assurance, assistance et essence sont comprises et vous ne payez donc la voiture que quand vous l’utilisez ! 9u


Taxistop a même développé récemment le service Autopia, un site en ligne qui permet à quiconque possède déjà une voiture de la louer à un prix très avantageux à ses voisins pour en amortir les coûts. Ca fait réfléchir, non ? Aujourd’hui, Taxistop est devenu l’un des acteurs principaux de la mobilité urbaine et travaille en concertation directe avec les pouvoirs publics. Cette expérience démontre vraiment que l’économie collaborative peut offrir des solutions efficaces à certains problèmes que notre société ne peut désormais plus ignorer. Tout en créant des postes de travail et sans dépendre du dictat de la rentabilité à tout prix, cette association montre qu’un autre modèle économique existe déjà et qu’il est aujourd’hui possible de développer des modes de transport plus collectifs, efficaces, écologiques et économiques.

De la contestation à la construction Dès la fin des années 1990, alors qu’une mondialisation économique effrénée battait son plein, Internet permit pour la première fois de faire entendre la voix de la majorité silencieuse au niveau mondial. C’est à Seattle, en plein cœur des Etats-unis, que fut organisée en 1999 la première manifestation internationale contre l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Des milliers d’ONGs, de syndicats et de mouvements sociaux disposaient finalement d’un outil leur permettant de donner les premiers frissons aux architectes de la libéralisation économique sans limite. Deux ans plus tard, c’était au tour du Forum social mondial de s’ériger en opposition directe au Forum économique mondial de Davos, criant haut et fort : “Un autre monde est possible !”. Où en sommes-nous aujourd’hui, quinze ans plus tard ? A priori, cette première grande vague d’opposition n’a pas vraiment atteint ses objectifs. Alors que l’OMC semble être au point mort, les traités de libre-échange continuent d’être signés à bon train de manière bi-latérale, directement entre les pays concernés, et non plus de manière multilatérale. Les dirigeants du FMI chantent encore la même chanson sur la nécessité de privatiser et d’ouvrir les marchés, alors u 10


que l’ONU n’arrête pas de courir de gauche à droite pour réparer – en vain – les problèmes causés par cet hyper-libéralisme économique. Le Forum économique mondial est quant à lui plus actif que jamais : il a récupéré la critique à son égard et organise désormais un forum sur chacun des cinq continents, et il en a profité pour rajeunir et féminiser son image en créant le Forum des Young Global Leaders et celui des Global Shapers. Enfin, suite à la crise financière de 2008, les régulations – qui semblaient pourtant inévitables – n’ont pas été mises en place, démontrant la force de l’idéologie du marché libre : les banques sont à la fois cause de la crise et solution à celle-ci en continuant de siéger dans les comités d’experts sur la (non)régulation1… Le cadre semble terne. Et il l’est. Toutefois, à y regarder de plus près, les mouvements sociaux ont également fait de grandes avancées en termes stratégiques. Ces dix dernières années leur ont permis de passer de la critique de la mondialisation à la construction d’alternatives réalistes, réalisées et réalisables vers une économie collaborative. Et c’est justement ça qui est génial : d’une part, on dirait que rien n’a changé, alors que nous sommes en train de vivre la germination d’une des plus grandes révolutions que notre civilisation n’ait jamais connu. C’est bien cela que ce livre veut éclairer. Quelques exemples. Alors que 70 % de notre alimentation est aujourd’hui contrôlée par la grande distribution, de plus en plus d’agriculteurs sont déjà en contact direct avec une clientèle de proximité aux travers des AMAPs, GASAPs et autres. De plus, l’idée de créer des supermarchés coopératifs, sans but lucratif et participatifs, se matérialise peu à peu en France et en Belgique. D’autres personnes organisent de leur côté des FabLabs afin de re-localiser la production au cœur des villes après quarante années de dé-localisation. Waow ! Les autorités d’une ville comme Barcelone développent d’aillleurs le projet FabCity ! Enfin, les réseaux de partage, d’échange et de location de biens aussi divers que des voitures, maisons, jouets, vêtements, et même de connaissances ou de temps sont en train 1 Christian Chavagneux et Thierry Philipponnat, La capture, 2014.

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de radicalement modifier la manière dont nous allons tous pouvoir produire et consommer au quotidien. Si ces réseaux existent depuis longtemps, Internet leur a permis de se perfectionner et d’offrir un service plus optimal, à coût nul ou presque. Nous verrons que les leçons qui ont été tirées de la collaboration dans le monde informatique, autour de projets comme Linux, LibreOffice ou Drupal, sont aujourd’hui appliquées dans d’autres secteurs de la vie réelle. Internet n’a pas seulement permis la participation pro-active, créative et horizontale de millions d’utilisateurs entre eux, il a aussi libéré leur imaginaire. En moins de quinze ans, “un autre monde est possible” s’est transformé en “un autre monde existe déjà et partageons en les plans de construction”. Nous sommes passés de la théorie à la pratique.

Entre local et mondial, entre collectif et individu Pendant dix ans, alors que je travaillais dans ma tour d’ivoire universitaire sur le lobbying aux niveaux européen et mondial, j’ai commencé à réfléchir sur les leviers citoyens qui étaient encore disponibles au niveau local. La maison, la rue, et le quartier constituent en effet les quelques derniers bastions qui nous appartiennent encore. Le niveau local est passionnant car, à cet échelon-là, les communautés ne votent pas, elles vivent. Tout simplement. Et par vivre, j’entends qu’elles tissent du lien, s’organisent et disposent d’une réelle marge de manœuvre pour changer les choses. Suite à la parution de notre premier livre/DVD Le cohabitat : reconstruisons des villages en ville, j’ai alors décidé d’emboîter le pas et de passer de la théorie à la pratique en lançant le projet L’Echappée. Cet habitat groupé de 28 adultes et une quizaine de bambins nous permettait de trouver un équilibre entre, d’une part, l’intimité personnelle d’un appartement isolé et, d’autre part, les bénéfices d’un voisinage

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participatif grâce aux espaces communs (salle polyvalente, cuisine, atelier, bibliothèque, jardin, etc.) Alors que notre petit arbuste commençait à sortir de terre, je me suis rendu compte qu’il appartenait en fait à une forêt beaucoup plus vaste, que certains avaient dénommé l’économie collaborative. Deux points communs nous relient : d’une part, nos racines sont ancrées au niveau local tout en étant également connectées au niveau mondial, et d’autre part, nos branches sont constituées d’un subtil mélange d’individualisme et de collectivisme. L’un renforçant l’autre. L’un ne pouvant exister sans l’autre. L’économie collaborative a beau être jeune, ce n’est déjà plus un bébé et certains soulignent le fait qu’elle traverse “sa phase de puberté”1. Un bon nombre d’expérimentations perturbent en effet la manière dont certains adultes avaient planifié le bon déroulement des choses. La polémique autour d’Uber et de AirBnB en est un exemple, nous en reparlerons. La création de supermarchés, de banques ou de média coopératifs en sont d’autres. Ce qui est primordial aujourd’hui est de se poser la question de savoir ce qu’il adviendra après cette phase de puberté. Quelle société de la collaboration adulte voulons-nous ? Quelle finalité voulons-nous lui donner ? Pour défendre quelles valeurs ? Tel est le débat de société qu’il est désormais urgent d’avoir.

Structure du livre Ce livre est constitué de trois parties. La première vous emmène au cœur des changements qui se déroulent autour de nous, ce qui est communément appelé l’économie collaborative. Elle se caractérise par le passage progressif d’une société de la possession individuelle (exemple, ma voiture) à une société de l’usage collectif (exemple, nos voitures). Ce chapitre s’intéresse surtout à l’influence irréversible de la révolution informatique sur nos modes de consommation et de 1 Lisa Gansky, citée dans Holly Richmond, The sharing economy locked itself in its room again, it’s going through puberty, 23/5/2014, Grist.

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production. En moins de vingt ans, elle nous a appris une philosophie de vie que beaucoup répliquent aujourd’hui dans d’autres domaines de la vie réelle. Je vous emmènerai ensuite en voyage dans le temps. Un voyage déprimo-constructif pour analyser les quatre facteurs de ce que j’appelle l’équation de l’excès. Comment l’Homo consumens est-il parvenu à détruire son habitat en si peu de temps ? Et surtout comment renverser la vapeur ? Pour répondre à cette question, il faut remonter aux origines de l’idée de croissance économique illimitée, de la consommation à outrance, du martèlement publicitaire scientifique et d’un hyper-individualisme sans précédant. L’analyse historique de ces quatre facteurs est, à mon avis, une condition sine qua non pour redéfinir le cadre dans lequel va s’exercer l’économie collaborative de demain. Elle nous permet de construire les fondations d’une société qui ne reproduira pas les erreurs du passé. La troisième partie s’intéresse quant à elle au clash de société et au conflit idéologique auxquels nous sommes déjà confrontés, et serons de plus en plus confrontés dans les années à venir. Il serait naïf de croire que les changements décrits dans ce livre vont automatiquement nous mener, comme l’affirme Jeremy Rifkin1, à la fin du capitalisme tel que nous le connaissons aujourd’hui. Malgré les potentialités de l’économie collaborative, il y a encore énormément de travail pour lui donner un autre sens, une autre finalité que celle de l’économie actuelle. Il est dès lors crucial que nous, citoyens, nous organisions afin d’assurer que ce nouveau paradigme économique ne nous file pas entre les doigts2. Sur ces mots, laissez moi vous souhaiter une excellente lecture !

1 Raphaël Meulders, Entretien avec Jeremy Rifkin, 31/10/2014 ; www.lalibre.be/ 2 Vous trouverez de temps en temps un smiley ou l’autre dans le texte. Pour ceux qui n’en ont pas l’habitude, ce ne sont pas des erreurs de frappe mais de petits clins d’oeil qui expriment mes émotions.

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