RÉUSSITE DE SOI, RÉUSSITE DE L'ENTREPRISE ? Perceptions et attitudes des acteurs du secteur privé formel béninois
Arthur FLORET
Sous la direction de Jean-Joachim ADJOVI
RÉUSSITE DE SOI, RÉUSSITE DE L'ENTREPRISE ?
RÉUSSITE DE SOI, RÉUSSITE DE L'ENTREPRISE ? Perceptions et attitudes des acteurs du secteur privé formel béninois
Arthur FLORET
Sous la direction de Jean-Joachim ADJOVI
Le Conseil des Investisseurs Privés au Bénin (CIPB) est une association fondée en décembre 2002 par un groupe d’entrepreneurs ayant investi de manière significative au Bénin. Il regroupe aujourd’hui une quarantaine de grandes entreprises. Émanation de tous les métiers et de tous les secteurs d'activités, il défend une vision à long terme de l'entreprise créatrice de richesse, vecteur essentiel de croissance, d'emplois, et de réduction de la pauvreté.
Arthur FLORET est chercheur en sciences sociales. Il est diplômé de l'Institut d'Études Politiques de Grenoble (France) et titulaire de la M.Sc. d'anthropologie de l'Université de Montréal (Québec).
Jean-Joachim ADJOVI est théologien, économiste et comptable. Il a fait ses études supérieures en France et est actuellement économe diocésain à l'Archevêché de Cotonou. Administrateur de compagnies d'assurances et de banques, il est aussi responsable du suivi de la gestion des entreprises dépendant de l'Archevêché.
© CIPB, 2010 ISBN: 978-99919-340-7-5
TABLE DES MATIÈRES PRÉFACE.................................................................................................7 AVANT-PROPOS...................................................................................9 1. INTRODUCTION............................................................................13 2. LA RECHERCHE.............................................................................15 2.1. La démarche scientifique.........................................................15 2.1.1. L'échantillon qualitatif.....................................................15 2.1.2. L'échantillon quantitatif...................................................20 2.2. Les contraintes de la recherche...............................................25 2.2.1. L'impossible neutralité.....................................................25 2.2.2. Le calcul coût-bénéfice de la participation....................26 2.2.3. Les conséquences d'une démarche verticale.................29 3. LE BÉNIN..........................................................................................33 3.1. Le positionnement par comparaison.....................................33 3.1.1. Le rôle de la comparaison................................................33 3.1.2. Quelques exemples de comparaisons............................35 3.2. Les pôles de contraintes...........................................................43 3.2.1. Le réseau social.................................................................43 3.2.2. L'environnement politico-économique..........................49 3.3. La « béninoiserie »....................................................................54 3.3.1. Mythe et réalité.................................................................55 3.3.2. L'entreprise, un terrain conflictuel original..................60 4. L'ENTREPRISE ET L'EMPLOYÉ....................................................67 4.1. La gestion de l'entreprise.........................................................67 4.1.1. Le recrutement..................................................................67 4.1.2. L'organisation du travail..................................................73
4.1.3. La communication............................................................77 4.1.4. Les rapports hiérarchiques..............................................79 4.1.5. Le conflit.............................................................................84 4.1.6. La politique sociale...........................................................89 4.2. Le parcours professionnel ......................................................95 4.2.1. Éducation et formation....................................................95 4.2.2. Précarité versus sécurité................................................102 4.3. Les relations financières........................................................110 4.3.1. Le besoin de liquidités...................................................110 4.3.2. Les perceptions à l'égard de la rémunération.............114 5. UN (NOUVEAU) PROJET COMMUN.......................................119 5.1 Synthèse....................................................................................119 5.1.1. La structure du secteur privé formel...........................119 5.1.2. Entre tradition et modernité..........................................120 5.1.3. Lignes de front................................................................122 5.2. Pistes de réflexion...................................................................124 5.2.1. Les futurs employés.......................................................124 5.2.2. Le recrutement et la carrière.........................................125 5.2.3. La formation en interne.................................................126 5.2.4. La communication et les objectifs.................................127 5.2.5. La rémunération..............................................................128 5.2.6. Le droit du travail...........................................................129 5.2.7. La politique sociale.........................................................131 6. CONCLUSION...............................................................................133 ADDENDUM......................................................................................135 BIBLIOGRAPHIE...............................................................................141 QUESTIONNAIRE.............................................................................143
PRÉFACE L'Ambassade de France près le Bénin est heureuse de s'associer pour la deuxième fois au Conseil des Investisseurs Privés au Bénin. Notre premier partenariat a permis l'édition d'un ouvrage intitulé « L'éducation au service du Développement » en 2009, devenu rapidement un ouvrage de référence pour tous ceux qui s'interrogent sur l'interaction « éducation-développement ».
Juin 2010, © CIPB
Avec cette nouvelle étude, le CIPB a engagé une réflexion de fond sur le fonctionnement de l'entreprise au Bénin : comment adapter l'entreprise, créatrice de richesses et structure de développement de premier ordre, à l'environnement politique, économique, social, et culturel dans lequel elle évolue ? Une question très pertinente est ainsi posée, celle de la bonne Gouvernance. Les travaux qui sont présentés dans ce nouvel ouvrage sont exemplaires à trois égards: •
d'abord, il s'agit d'un authentique exercice de démocratie qui honore une fois de plus le Bénin, puisque les données recueillies sont exclusivement basées sur les opinions des acteurs du secteur privé formel;
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ensuite, ces travaux font ressortir le formidable potentiel de créativité qui caractérise ce dernier, ainsi que la volonté partagée de tous les acteurs de favoriser la pratique d’une bonne gouvernance, d'une bonne gestion, au service de la collectivité;
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enfin, cette recherche est le fruit d'une fructueuse coopération bilatérale, puisqu'elle a impliqué autant d'experts français que béninois.
Le dialogue a toujours été très fructueux, comme le lecteur s'en rendra vite compte.
Réussite de soi, réussite de l'entreprise ?
Cet ouvrage intéressera, je n'en doute pas, un public nombreux et varié, aussi bien les chefs d'entreprises et les employés que les décideurs béninois, les étudiants et les futurs investisseurs. Je suis certain qu'il pourra contribuer aux nombreux débats sur la question de l'émergence du Bénin. Hervé Besancenot
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Ambassadeur de France au Bénin
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AVANT-PROPOS
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De par sa vocation de cercle de réflexion du Secteur Privé, le CIPB publie régulièrement des études sur l'environnement des affaires au Bénin. La dernière en date, qui portait sur l'éducation et le développement, avait ainsi pour objectif de susciter un débat sur la nécessité d'adapter les paradigmes en matière d'enseignement et l'offre de formation aux réalités de notre pays, en faisant valoir l'importance de tenir compte des besoins des investisseurs d'ici, qui créent la richesse à partir des compétences et des savoir-faire locaux. Cette année, le CIPB a décidé de poursuivre dans la même voie, en s'interrogeant sur l'état de nos ressources humaines. C'est le résultat d'une rencontre originale entre un jeune socio-anthropologue désireux de faire de la recherche appliquée en Afrique, dans le cadre d'un projet à la fois pragmatique et innovant, et quatorze dirigeants d'entreprises membres du CIPB, qui souhaitaient obtenir une photographie d'ensemble des dynamiques internes de leurs structures, pour voir comment les rendre plus compétitives en tenant davantage compte des réalités dans lesquelles elles évoluent. Anonymes pour les besoins de cette étude, ces généreux mécènes ont été rejoints par la Section Béninoise des Conseillers du Commerce Extérieur de la France et par l'Ambassade de France. Tous ensemble, nous nous sommes engagés dans une démarche à long terme pour produire cet ouvrage unique: neuf mois d'entretiens, de discussions de groupe et de sondages, vingt-quatre compagnies participantes, des centaines d'employés de tous niveaux hiérarchiques. Et un seul souci en ligne de mire: renforcer le secteur privé pour le développement du Bénin. Mais pourquoi recourir à un observateur extérieur quand notre connaissance au quotidien du tissu économique que nous avons bâti fait précisément notre force? Quelle nécessité, surtout, de faire un état des lieux des relations de travail, des attentes, des perceptions, et des actes
Réussite de soi, réussite de l'entreprise ?
qui font le quotidien de nos entreprises? Je vois plusieurs réponses à ces questions.
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D'abord, comme le précise justement Arthur Floret à de nombreuses reprises, parce que tous, autant que nous sommes, avons un point de vue situé, par notre profession, par notre parcours individuel, par notre origine. Or, à l'occasion, il est bon de faire une synthèse de tous ces points de vue, de voir, d'une part, dans quelle mesure ils participent tous d'un même système, et d'autre part, quels sont les objectifs qui peuvent fonder une collaboration durable dans la sphère professionnelle, au-delà des intérêts personnels des uns et des autres. Ensuite, parce que le secteur moderne béninois est fragile, et en même temps fondamental dans la création de richesses et la production d'identités positives pour toute la collectivité nationale. Or, vingt ans après la Conférence Nationale, nos entreprises du secteur privé formel représentent toujours moins de 5% de la population active. Elles subissent à la fois une compétition mondiale et la concurrence du secteur informel. Elles ont encore affaire à des procédures administratives qui alourdissent leur gestion et ralentissent leur expansion. Et elles doivent s'insérer dans un marché régional qui peine à répondre par lui-même à sa propre demande. Il s'agit donc d'un mélange de contraintes et de besoins aigus qui demande une réponse coordonnée. Dans le même temps, les employés sont aux prises avec des problématiques plus difficiles qu'ailleurs: des familles nombreuses, des réseaux de solidarité encore plus vastes qu'il faut subventionner, un nombre d'emplois limité, peu de services sociaux, etc. Tout cela pèse sur leur implication au travail, sur les échanges entre collègues et avec la direction, et en général sur les résultats de l'entreprise, et donc sur la compétitivité du Bénin. Mais,CIP pour autant, il n'y a pas de fatalité. Si c'est un cercle vicieux, nous pouvons en sortir avec de la détermination et des idées nouvelles. D'autres pays sont passés par là avant nous, et tous n'avaient pas le même potentiel que le nôtre.
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Avant-propos
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L'État, s'il peut avoir une capacité de nuisance sans équivalent, a surtout un rôle de premier plan à jouer dans la mise en place d'un cadre propice pour faire des affaires et de mesures législatives pertinentes pour le secteur privé. Le Royaume-Uni en premier, le Japon ensuite, et plus récemment Taïwan, la Chine, et la Malaisie entre autres, dans tous ces cas l'État a pris ses responsabilités pour favoriser l'émergence d'un tissu industriel local, retenir les capitaux sur place, et augmenter la productivité des travailleurs. Il peut donc impulser une dynamique vertueuse sur le long terme. Seule, l'entreprise n'en a pas les moyens. Sur la base de sa recherche sociologique, l'auteur de ce livre propose ainsi des pistes de réflexion aux hautes autorités qui méritent, à mon avis, considération. Mais si l'État peut permettre à ses citoyens de réunir les conditions pour libérer leur potentiel, ces derniers ont aussi le pouvoir, à leur échelle, d'influer positivement sur leur environnement. L'entreprise du secteur formel est un passage obligé pour commencer. Elle véhicule des valeurs de mérite, d'entraide, et d'orientation vers le futur qui forment un socle sur lequel les employés peuvent s'épanouir tout en apportant leur contribution à un projet commun. Mais trop souvent, malheureusement, la recherche de profit à court terme guide ces derniers, les conflits interpersonnels les empêchent d'avancer, l'opposition à la direction est systématique. Évidemment, le cadre culturel, au Bénin, a été affecté par la colonisation et par la période révolutionnaire. L'autorité s'est dispersée à chacune de ces étapes de l'histoire, les relations entre les gens ont été galvaudées par les égoïsmes, le manque de respect envers leurs pairs, un sentiment de dépendance par rapport à ce qui vient de l'extérieur s'est imposé. La modernité a aussi apporté ses mirages: le bien de consommation est devenu une sorte de totem d'un nouveau genre; on le valorise, mais on n'a déjà plus conscience de son origine, du labeur qu'il a fallu pour le produire, pour le mériter. Les frontières de l'acceptable et de l'inacceptable, pourtant très claires dans la tradition, sont aujourd'hui brouillées. Les sollicitudes 11
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qu'exigerait le défunt ont pris le dessus sur les difficiles réalités des vivants, le court-termisme est devenu la norme, et parfois même le détournement, le vol, et la prédation de toutes sortes servent de modus operandi pour être quelqu'un en société.
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Il faut en somme rebâtir l'entreprise en revenant à ses fondamentaux: produire plus, innover plus, et grandir ensemble, et non les uns contre les autres. Il faut un nouveau départ entre l'État et les investisseurs, entre la direction et les salariés, et entre ceux-ci, qui intègre le meilleur de la tradition dans le meilleur de la modernité, et non le contraire. En étant plus autonome et plus efficace, le Bénin sera capable de répondre mieux à plus de besoins, et de créer un effet d'entraînement à l'échelle du pays. Changer en identifiant nos forces et nos faiblesses, voilà finalement l'objet de cette recherche. Espérons qu'elle rencontrera un large public et sera bien reçue de tous. Après tout, c'est la parole des Béninois qui en a formé la matière. Ses conclusions se sont imposées d'elles-mêmes. Merci donc à tous les employés qui ont accepté de participer au projet, merci surtout à ses initiateurs, les quatorze compagnies dont nous avons parlé ainsi que la Section Béninoise des Conseillers du Commerce Extérieur de la France, et enfin à l'Ambassade de France qui, pour la seconde fois, nous fait l'honneur de nous accompagner pour cette nouvelle publication. Roland Riboux Président du CIPB
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1. INTRODUCTION L'ouvrage que nous vous présentons ici est le fruit d'une recherche sociologique menée de juillet 2009 à mars 2010 au sein de 24 entreprises membres du CIPB. Notre démarche a consisté à recueillir la parole d'un nombre substantiel d'acteurs du secteur privé formel béninois, pour établir, d'abord, un diagnostic des relations humaines au sein de ce dernier, et, ensuite, proposer des pistes de réflexion adaptées au contexte local, pour améliorer le climat de travail et la productivité.
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Nous nous sommes basés sur trois types de matériaux: •
une série de 72 entretiens semi-ouverts, d'une heure chacun en moyenne, avec 76 participants issus de 16 compagnies de notre échantillon et de diverses autres structures;
•
sept discussions de groupes dans une usine, pour un total de 14 heures, avec 84 travailleurs, essentiellement des ouvriers, des contremaîtres, et des agents de maîtrise;
•
un sondage par questionnaire auprès de 909 employés, issus là encore de 16 entreprises ―neuf d'entre elles nous ayant ouvert leurs portes pour les entretiens―, dont les résultats sont présentés ici après répartition des non-réponses.
Initiée par un groupe de patrons, notre recherche s'est retrouvée aux prises avec les problématiques qu'elle se proposait d'étudier (2), problématiques qui ressortissent d'un environnement social, culturel, politique et économique très large (3), qui affecte dans le détail les rapports entre l'entreprise et ses employés (4). Mais les conflits et les négociations entre individus qui entourent la production de normes, de valeurs et d'actions font partie d'un système qui a son unité, sa logique. Une fois qu'on a pu en cerner les contours, on est en mesure d'explorer des options visant à l'orienter vers le bien commun (5). Une comparaison entre les cadres béninois et français peut même apporter un regard complémentaire sur les atouts que l'on trouve au Bénin (6).
2. LA RECHERCHE La recherche que nous avons menée s'est donné pour objectif fondamental de recueillir et de mettre en musique les opinions de ceux qui font l'entreprise au Bénin: les employés. Partant, dans le courant de sa réalisation, elle a été affectée par les problématiques-mêmes qu'elle se proposait d'étudier, un processus qui montre en retour sa pertinence.
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2.1. LA DÉMARCHE SCIENTIFIQUE D'une durée de neuf mois (juillet 2009 ― mars 2010), l'étude sociologique a consisté à rassembler, auprès d'un nombre substantiel d'acteurs du secteur privé formel béninois, des données « qualitatives » et « quantitatives » à travers des entretiens et des discussions de groupes, d'une part, et un sondage par questionnaire, d'autre part. 2.1.1. L'échantillon qualitatif Les entretiens et les discussions de groupes ont été respectivement réalisés de juillet à novembre et de novembre à décembre 2009, dans le cadre de règles strictes de déontologie. Les entretiens L'objectif d'un entretien sociologique est de recueillir, de façon aussi détaillée que possible, le témoignage d'un parcours individuel spécifique. Les expériences, les perceptions, les attentes, mais aussi les silences du répondant viennent illustrer une part de la réalité que le chercheur souhaite appréhender dans sa totalité. Le matériel qui en découle, sous forme de texte, permet d'identifier un certain nombre de problématiques récurrentes, d'abord pour la personne interrogée ellemême, ensuite pour l'ensemble de l'échantillon. L'identité de chacun ―notamment le sexe, l'âge et la catégorie socioprofessionnelle― offre ainsi l'opportunité de mettre en exergue des positions communes et de dégager un jeu chargé de sens.
Réussite de soi, réussite de l'entreprise ?
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Plusieurs facteurs influent sur le déroulement d'un entretien et la qualité des informations collectées, en particulier la durée et le cadre physique de la rencontre, la nature de l'invitation et des questions, la prise de notes éventuelle et, bien entendu, l'interaction humaine qui en découle. Intégrer une structure privée comme l'entreprise requiert une forme de collaboration avec la direction, puisque la présence du chercheur dans l'organisation du travail a des conséquences pratiques en termes de productivité et de confidentialité. Nous avons donc, dans chaque cas, approché le directeur général pour préciser l'objectif et les règles déontologiques de notre étude et lui demander l'autorisation de nous mettre en contact avec des employés. En fonction de l'importance de la compagnie, ce dernier nous a le plus souvent orienté vers la personne en charge des ressources humaines, qui a pris soin de nous aider à concrétiser les étapes suivantes de la recherche. Deux grandes options s'offraient à nous pour le choix de l'échantillon: sélectionner soit au moins un représentant de chaque catégorie de travailleurs, indépendamment de son identité, soit un nombre proportionnel de répondants en fonction de l'âge, du sexe et de l'importance numérique des salariés aux différents niveaux hiérarchiques. Nous avons pris le parti d'une solution mixte, qui a consisté à arrêter un nombre restreint d'interlocuteurs en tenant compte de tous ces facteurs à la fois. Évidemment, si le volontariat du directeur général nous a ouvert les portes de sa compagnie, les employés ont, quant à eux, été convoqués en entretiens. Pour contrebalancer ce rapport d'imposition, il nous a paru pertinent, premièrement, d'offrir l'anonymat le plus complet aux répondants, et, deuxièmement, de demander à chaque fois si nous pouvions prendre des notes. En outre, dans la majorité des cas, le personnel de la direction avait mis à notre disposition une salle à l'écart de toute interférence. Nous avons donc réalisé des entretiens « semi-ouverts » sans canevas écrit, autrement dit en partant d'une simple feuille blanche quand le répondant acceptait le principe de la transcription en direct, ou sur le mode de la discussion informelle quand l'écriture créait une réticence, 16
La recherche
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mais toujours en suivant une structure similaire: profil, formation, carrière, famille, religion, considérations d'ensemble sur le Bénin. Dans ce cheminement, les répondants ont pu saisir l'occasion de s'exprimer plus longuement à l'intérieur de « zones de confort », en fonction de leurs préférences pour certaines thématiques. Les entretiens non transcrits ont été subséquemment retranscrits, et l'ensemble a été compilé pour être analysé à l'aide d'un logiciel de statistiques sociologiques (QDA Miner), de façon à isoler des séquences permettant des recoupements et des regroupements d'opinions et d'expériences. En accord avec les règles d'anonymat édictées avec les participants, ce matériel est resté en notre possession exclusive: ni le CIPB, ni les entreprises volontaires n'y ont eu accès. Cet ouvrage, qui est l'aboutissement du même souci déontologique, ne mentionne donc pas de noms de compagnies ou d'employés. 72 entretiens d'une durée moyenne d'une heure chacun ont été réalisés avec 76 participants. Si le groupe cible est bien entendu le salarié du secteur privé formel, nous avons toutefois souhaité enrichir cette base avec d'autres acteurs avertis de l'économie béninoise au sens large: deux hauts fonctionnaires, un groupe de chercheurs, deux cadres de cabinets de recrutement et une travailleuse de l'informel ont donc eu l'amabilité de bien vouloir se prêter au jeu. On trouve ainsi des représentants des dix secteurs économiques suivants (au sens de la nomenclature des activités françaises de l'INSEE, niveau 1, 2008): industrie manufacturière, commerce et réparation d'automobiles et de motocycles, transports et entreposage, hébergement et restauration, information et communication, activités financières et d'assurance, activités spécialisées, scientifiques et techniques, activités de services administratifs et de soutien, administration publique, et autres activités de service. Le diagramme n°1 montre la distribution des personnes que nous avons rencontrées en entretien, en fonction du niveau 1 de la classification des professions et catégories socioprofessionnelles (PCS) de l'INSEE. Comme nous l'avons précisé plus haut, notre souci a été 17
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double: identifier un nombre relativement homogène de répondants par PCS, dans la mesure où, pour faire simple, un seul cadre peut avoir une capacité d'influence comparable à un groupe d'ouvriers dans la structure pyramidale de l'entreprise, et en même temps arriver à une mixité de sexes, d'âges et même d'ancienneté pertinente pour ventiler les données recueillies. Malgré cela, il existe des difficultés pour obtenir un échantillon équilibré qui sont de deux ordres. D'abord, l'accès aux niveaux hiérarchiques inférieurs se révèle plus compliqué que l'accès aux niveaux supérieurs pour des raisons évidentes de maîtrise individuelle du temps de travail et pour d'autres facteurs que nous aurons l'occasion de détailler plus loin. Ensuite, les caractéristiques du secteur privé formel béninois n'offrent pas la possibilité d'obtenir des parités en fonction des profils respectifs des enquêtés.
Artisans, commerçants et chefs d'entreprises 20%
Ouvriers 14%
Employés de commerce et de bureau 16%
Cadres et professions intellectuelles supérieures 38%
Professions intermédiaires 12%
Diagramme n°1: Répartition par PCS niveau 1 des répondants aux entretiens (en % du total des répondants)
Si les femmes ne représentent ainsi que 28% du total des personnes rencontrées, c'est le reflet de leur position minoritaire, mais il est vrai 18
La recherche
que la voix des ouvriers, des employés de commerce et de bureau ou des professions intermédiaires n'occupe sans doute pas toute la place qui aurait dû lui échoir initialement. Le sondage par questionnaire, pourtant plus démocratique, confirmera ces tendances. Mais l'analyse sociologique permet de contrebalancer ces faiblesses en isolant des positions-types, en fonction des critères de différenciation de chaque individu. Dans le détail, ce sont toutefois 47 métiers différents (PCS niveau 4) issus de 16 compagnies privées et de tierces institutions qui sont représentés dans ce matériel. À cet égard, le travail de collecte effectué offre, nous croyons, une photographie précieuse de l'état des rapports de force au sein de l'économie moderne du Bénin.
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Les discussions de groupes En binôme avec le Professeur Anselme Djidonou, psychiatre spécialiste des familles et des organisations, une série de sept discussions de groupes de deux heures chacune a été réalisée dans une usine à l'extérieur de Cotonou. Il s'agissait, premièrement, de faire émerger un débat entre les participants sur la nature de l'articulation entre la sphère professionnelle et la sphère privée autour de questions d'ordre général: par exemple, quelles sont les influences réciproques de l'une sur l'autre, ou dans quelle mesure a-t-on une marge de manœuvre pour influer sur le déroulement de sa vie personnelle? Du point de vue du psychiatre praticien surtout, cette réflexion devait permettre de poser l'index sur les problèmes intimes des travailleurs ayant un impact sur leurs interactions à l'usine et sur les rétroactions négatives subséquentes au sein de leurs foyers, de façon à susciter une prise de conscience accrue des ressources « cachées » qui sont à leur disposition: pro-activité, projection dans le long terme, éthique des relations sociales, etc. Deuxièmement, il s'agissait d'étudier les dynamiques collectives dans le cadre d'un échange d'idées, un sujet particulièrement important pour le sociologue, puisqu'il existe une différence entre une opinion exprimée en tête-à-tête et une opinion exprimée en groupe ―quand elle 19
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n'est pas remplacée par un silence. C'était une façon de recréer, à l'échelle d'un petit laboratoire expérimental renouvelé en fonction des participants, un peu du climat social prévalent dans l'entreprise. Les discussions étaient organisées avec des groupes aussi homogènes que possible en termes de PCS, dans une salle de conférence, sans la présence de la direction, autour d'une projection de diapositives portant sur des thématiques comme l'emploi, le réseau social, l'argent, etc., avec un cheminement du plus large au plus précis. À chaque étape, des questions étaient posées à l'assistance, en prenant soin d'inclure toutes les personnes présentes, et en mettant en concurrence les avis contradictoires pour voir si des points communs pouvaient en sortir. Les mots clefs étaient systématiquement notés sur un tableau pour permettre, au besoin, des retours réflexifs, conserver l'esprit particulier de chaque séance, et raffiner la suivante. Limités à une douzaine de participants à chaque fois, les groupes de discussion nous ont permis de rejoindre 84 employés en tout, pour l'essentiel des ouvriers, des agents de maîtrise et des contremaîtres. 2.1.2. L'échantillon quantitatif Un sondage par questionnaire (voir en fin d'ouvrage) a été réalisé de janvier à mars 2010, dans le cadre des mêmes règles déontologiques qui ont inspiré les entretiens et les discussions de groupes. Pour compléter les informations qualitatives recueillies au cours de nos rencontres, il nous est en effet apparu intéressant de rassembler des données statistiques sur les liens qui existent entre l'employé et son employeur. Pour ce faire, nous avons conçu et distribué un questionnaire visant à déterminer, plus précisément, qui est le salarié du secteur privé formel, et ce qu'il pense de son entreprise. Ce questionnaire a été voulu rapide à remplir pour limiter au maximum les réticences éventuelles découlant d'une forme d'intrusion peu commune dans le quotidien des employés béninois. Il comportait donc un total de quatre pages, la première présentant à elle seule notre organisation, le but de notre recherche, et notre contact pour toute demande de renseignement ou tout 20
La recherche
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commentaire. La seconde page posait des questions diverses sur le profil du répondant: entre autres, son sexe, son âge, sa profession, sa situation familiale et sa situation financière. Les pages n°3 et n°4, tirées d'un questionnaire diffusé par TNSSofres et Publicis Consultants RH à des cadres français en 2008 et dont les résultats ont été publiés dans L'état de l'opinion 2009 (Seuil), abordaient plus spécifiquement les problématiques reliées à la perception de l'environnement de travail: valeurs, hiérarchie, matériel, salaire, etc. Cet emprunt avait deux objectifs. Le premier consistait à disposer d'un outil déjà éprouvé pour en maximiser le rendement. On avait ensuite en tête de pouvoir faire des comparaisons entre les cadres béninois et les cadres français (cf. addendum): la structure formelle de l'entreprise privée étant identique dans les deux pays ―certaines compagnies locales étant même des filiales de groupes ayant leur siège social à Paris―, il ne nous a en effet pas semblé déraisonnable de procéder à cet exercice pour faire ressortir quelques spécificités du secteur privé formel du Bénin. Comme pour les entretiens, la démarche a été, tout du long, anonyme et basée sur le volontariat. Pour encourager les entreprises à y participer, nous avons toutefois pris la liberté de leur proposer une synthèse des résultats en leur sein et des résultats globaux, à charge pour elles de prendre acte des faiblesses et de capitaliser sur les forces identifiées par le sondage dans la gestion de leur personnel. Les questionnaires ont été distribués par les services responsables des ressources humaines, généralement appuyés par les représentants des employés. Une fois remplis, les documents, sans mention de nom aucune, ont été individuellement transmis sous enveloppe fermée aux premiers pour ensuite nous être retournés. Nous avons finalement procédé à leur dépouillement et à leur compilation avec le même logiciel de statistiques sociologiques que pour l'échantillon qualitatif (QDA Miner). Ce sont près de 2.500 questionnaires qui ont été distribués pour un total de 909 retours valides au sein de 16 entreprises, dont neuf nous avaient déjà ouvert leurs portes dans le cadre de la 21
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recherche qualitative. Ces compagnies participantes sont parmi les chefs de file des cinq grands secteurs économiques présentés dans le diagramme n°2.
Industrie manufacturière 13%
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Commerce; réparation d'automobiles et de motocycles 31%
Activités financières et d'assurance 25%
Information et communication 6%
Transports et entreposage 25%
Diagramme n°2: Répartition par secteur économique NAF niveau 1 des entreprises participantes au sondage (en % du total du nombre d'entreprises)
Dans l'ensemble de notre échantillon, les hommes représentent près des trois quarts des sondés, 74,3% exactement, contre 25,7% pour les femmes, une proportion proche de nos interlocutrices en entretiens (28%). Les chiffres varient toutefois d'un secteur à l'autre comme le montre le tableau n°1. On constate donc que le secteur privé formel, mis à part le tertiaire qui constitue une exception, est très largement masculin, et ne reflète pas la composition de la population béninoise en général. Ceci est, par ailleurs, à mettre en perspective avec le secteur informel, majoritairement féminin (Walther 2006, 12). Le sondage fait en outre ressortir le fait que les employés représentent un groupe nettement plus âgé que la moyenne nationale. Le diagramme n°3, qui met en concurrence la répartition des personnes de 20 à 60 ans au sein 22
La recherche
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de notre échantillon et au sein de la population dans son ensemble, montre que celles qui ont 40 ans et plus constituent presque la moitié du total des salariés, contre 29% à l'échelle du pays. Les moins de 30 ans, quant à eux, alors qu'ils forment 41% de la population béninoise, ne sont que 18% dans les entreprises. Secteur
Hommes
Femmes
Industrie manufacturière
97,10%
2,90%
Transports et entreposage
84,90%
15,10%
Commerce; réparation d'automobiles et de motocycles
71,80%
28,20%
Information et communication
55,90%
44,10%
Activités financières et d'assurance
45,90%
54,10%
Tableau n°1: Répartition par sexe des répondants au sondage (en % de chaque secteur économique NAF niveau 1) 45 40 35 30 < 30 ans
25
30-39 ans
20
40-49 ans
15
> 50 ans
10 5 0 Secteur privé
Population béninoise
Diagramme n°3: Répartition par âge des répondants au sondage et de la population béninoise (en % du total des répondants et de la population béninoise) Source: US Census Bureau 2010
Le questionnaire demandait aussi aux répondants de préciser leur profession en reprenant les PCS niveau 1 de l'INSEE. Le diagramme n°4 fait apparaître leur distribution: les cadres et professions intellectuelles supérieures y sont en nombre à peu près équivalent aux ouvriers, tandis que les professions intermédiaires et les employés de commerce et de
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bureau constituent le gros de l'échantillon, ce qui correspond grosso modo à la structure attendue du secteur privé formel. On peut remarquer ici que ces résultats diffèrent sensiblement de ceux obtenus en entretiens (cf. diagramme n°1). En effet, plus démocratique, le sondage a pu rejoindre un groupe plus large, tout en limitant les facteurs de distorsion rencontrés en tête-à-tête. Il est toutefois à noter que si, du point de vue du statisticien, la classification de l'INSEE reste la plus pertinente à notre disposition pour éviter de reprendre les listes spécifiques de chaque compagnie, elle offre, au niveau de l'enquêté, l'occasion de se surévaluer. Par exemple, un « technicien » au sens de l'INSEE fait partie du groupe des professions intermédiaires.
Cadres et professions intellectuelles supérieures 18%
Ouvriers 17%
Employés de commerce et de bureau 26%
Professions intermédiaires 39%
Diagramme n°4: Répartition par PCS niveau 1 des répondants au sondage (en % du total des répondants)
Or, plusieurs ouvriers se sont de toute évidence considérés comme tel. Dans la même veine, la dénomination « ouvrier non qualifié » vise à rendre compte d'un faible degré de technicité du travail manuel, mais à cause de sa formulation en apparence normative, presque tous les 24
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ouvriers se sont dits « qualifiés ». Nous avons ainsi, un peu malgré nous il est vrai, mis en exergue une sensibilité poussée aux titres et au positionnement des acteurs sociaux dans l'organigramme. Enfin, 89,9% des répondants ont déclaré être béninois, 2,5% africains (autres), et seulement 0,3% non-africains. Les 7% et quelques restants, considérés comme des « non-réponses », incluent les doubles nationalités.
2.2. LES CONTRAINTES DE LA RECHERCHE
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Loin d'être une démarche d'observation neutre, la recherche est prise à partie par les enjeux de pouvoirs qui illustrent la nature même de son objet. Or, pour progresser dans la compréhension de ce dernier, il est important de reconnaître les contraintes existant en amont des résultats obtenus et de mettre au jour les biais qui peuvent en découler. 2.2.1. L'impossible neutralité Tous les acteurs sociaux ont une position qui varie, entre autres, en fonction de leur âge, de leur sexe, de leur origine, de leur place dans l'entreprise et des contextes dans lesquels ces différents facteurs sont amenés à rentrer en ligne de compte, à être activés. La rencontre avec le chercheur, ou avec un outil de la recherche comme le questionnaire, est caractérisée par un faisceau de perceptions qui peut les amener, d'un côté, à insister davantage sur un aspect de leur identité ou au contraire à en minimiser les effets, de l'autre à poursuivre des objectifs précis ―quoique ne leur apparaissant pas nécessairement comme tels dans l'immédiateté de l'interaction. Dans la mesure où les répondants, par définition, apportent des réponses à des questions, celles-ci marquent donc bien autre chose que l'expression d'une expérience ou d'une opinion décontextualisée par rapport au moment de sa production dans le présent. Danger pour les uns, opportunité pour les autres, ou les deux à la fois, l'enquête sociologique est ainsi largement conçue comme un potentiel positif ou négatif, pas tant pour la collectivité qu'elle se propose de servir que pour l'individu qui y participe. La réaction la plus commune à laquelle nous avons fait face a ainsi été, de prime abord, la 25
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méfiance. C'est, surtout, dû au fait que le processus était initié par un groupe de directeurs généraux seuls, hors lesquels la marge de manœuvre des participants était réduite, quoique pas nulle comme nous allons le voir dans le point suivant. C'est, ensuite, la conséquence d'une demande d'ouverture sur certains aspects de la vie personnelle des employés dans leur environnement de travail, la première devant pourtant en théorie rester à l'écart du second. Enfin, il est clair que notre profil a eu un impact non négligeable. Jeune, européen et envoyé par le patron ne font pas forcément bon ménage. Pour limiter les résistances que nous attendions et celles que nous avons rencontré au fur et à mesure de notre investigation, et qui nous ont obligé à préciser toujours davantage nos étapes ultérieures, nous avons eu le privilège, rare dans le monde de la recherche appliquée pour le secteur privé, de pouvoir étendre la durée de notre étude, donc d'user de patience. En outre, nous avons décidé d'être le plus transparent possible, prenant par exemple les dix premières minutes de chaque entretien pour nous présenter et donnant nos coordonnées personnelles dans le cadre du sondage. Enfin, la politique de la feuille blanche en tête-à-tête ou du questionnaire léger poursuivait le même but: ne pas s'imposer par rapport au sujet avec des questions trop précises et trop nombreuses; laisser celui-ci s'exprimer en y mettant ce qu'il souhaite de vécu ou de perçu. 2.2.2. Le calcul coût-bénéfice de la participation Au sein du groupe de directeurs à l'origine de la recherche, il est intéressant de constater qu'il n'existait pas de consensus de départ sur la neutralité de la recherche: l'un voulait comprendre les « problèmes des mentalités » locales, ce que critiquait vertement un autre, quand un tiers s'inquiétait plus simplement qu'une « expédition punitive » soit menée contre la culture béninoise. Ailleurs, c'était carrément notre origine qui était suspecte, puisqu'« un Béninois anthropologue ça ne choque pas, mais un Français... ». On nous avertissait même que nous étions « observé », qu'il ne fallait pas être « crédule », « naïf », sachant que « les 26
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gens ont un sens de l'humain extraordinaire ». C'est le pragmatisme qui restait toutefois dominant: il s'agissait d'obtenir une « image macro des rapports » entre les employés « pour voir ce qui est vrai dans ce que l'on sait intuitivement », et ensuite agir sur la base de recommandations concernant la gestion du personnel. Si cette initiative partait d'une prise de conscience que l'entreprise ne se résume pas à un agrégat comptable, c'est, littéralement, le point de vue du patron, en haut de la hiérarchie de celle-ci, qui la rendait possible. Plus on descendait dans l'organigramme, plus les enjeux semblaient devenir auto-centrés, en adéquation de fait avec la restriction du champ d'observation et du champ de compétences offerts au salarié dans l'exercice de sa profession. Au chapitre des résistances, rares sont ceux de nos interlocuteurs qui ont eu l'amabilité de verbaliser leur méfiance au demeurant. Un cadre assurant connaître le CIPB et l'avoir en piètre estime exprimait au début de notre rencontre sa désapprobation à voir « un groupe de lobby faire du bruit » avec des études de ce type. Dans un genre différent, un autre disait avoir déjà eu une mauvaise expérience avec une enquête sociologique par téléphone. Et dans certaines discussions de groupes, c'est à un véritable interrogatoire en règle sur nos liens avec la direction que nous étions soumis par les participants. Voilà pour les exceptions. La stratégie la plus commune a plutôt été de deux ordres. D'abord, le silence. Dans de nombreux cas, surtout avec les femmes et les PCS basses, les rencontres se sont trouvées être fastidieuses face à la circonspection de nos répondants devant des problématiques suscitant ailleurs des réactions très vives, comme le salaire, ou les rapports hiérarchiques, ou encore la politique de recrutement dans la compagnie. On en arrivait à des échanges où une question ouverte pouvait être suivie d'un « oui » ou d'un « non », ou d'une formule en apparence sibylline, du genre « l'homme est un éternel insatisfait » ou « le salaire est insignifiant même si on donne un million ». Ailleurs, c'étaient des questionnaires vierges sous enveloppes fermées qui nous revenaient. Mais le silence équivaut au coût de la réponse quand une relation de 27
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confiance mutuelle n'a pas été établie, et dans la mesure où un commentaire positif est gratuit, voire bénéfique si l'on suspecte que l'enquêteur le répercute au patron, ne rien dire formellement est une marque de désaccord sans prise de risque. Une arme encore plus efficace a été la gestion du temps, et même certaines entreprises participantes n'ont pas été en reste dans son usage. S'il est vrai que chacune d'entre elles avait d'autres priorités, les réactions ont permis de mettre en évidence celles où le directeur général et la personne en charge des ressources humaines fonctionnaient en binôme quand la finalité du soutien à l'étude était partagée (ou au moins celles où la contrainte de l'un l'emportait sur les réticences de l'autre), et celles où la procrastination permettait l'affranchissement, dans ce couple, de l'exécutant, tout lui offrant la protection d'alibis sans cesse renouvelés. Une compagnie nous a ainsi fait attendre huit mois avant de refuser de participer à cette démarche à laquelle elle avait pourtant initialement souscrit, une autre est restée cinq mois sans donner de réponse malgré des relances bi-hebdomadaires, et une dernière près de quatre mois. En général, parmi la vingtaine d'entreprises avec laquelle nous avons collaboré, les délais ont ainsi varié de quelques semaines à quelques mois en fonction de l'étape de la recherche (entretiens ou questionnaires), certaines ayant par ailleurs participé à la première sans souhaiter poursuivre à la seconde. Au niveau de chaque répondant ensuite, une fois le feu vert obtenu de la direction et les rendez-vous pris, le même problème a pu se reproduire. Certes, là encore on ne doit faire abstraction des impondérables et des imprévus reliés aux charges de travail de chacun, en particulier des cadres, mais quand certains nous recevaient dans la journée, d'autres avaient besoin de plusieurs semaines pour se libérer, sans compter les annulations et les reports. Ces entretiens étaient, sans surprise, le plus souvent inférieurs à la durée moyenne et marqués par diverses formes de silence et d'évitement. Hormis ces réactions tout à fait prévisibles et passée la première méfiance de nos interlocuteurs, les employés ont, malgré tout, été dans 28
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l'ensemble généreux de leur parole, même quand il s'agissait d'aborder des aspects intimes de leur existence, ce qui témoigne, d'après nous, d'une demande d'expression personnelle dans le cadre professionnel. C'est apparu frappant en particulier dans des discussions de groupes tournant à la catharsis ou dans un entretien où une employée de bureau s'était mise à pleurer. Mais l'ouverture n'est pas moins exempte d'intérêt que l'inverse. Elle part du désir de mettre en valeur, devant une tierce personne, une forme de son capital symbolique. De nombreux salariés, surtout parmi les ouvriers et les employés de bureau, nous ont ainsi posé la question suivante en fin de rencontre, quand le temps nous manquait: « vous ne me demandez pas ce que je pense de la situation politique au Bénin? ». L'opportunité s'offrait de nous présenter une véritable analyse anthropologique: « c'est ça qui nous tue en Afrique, avec le temps on va finir par comprendre mais pour le moment on n'a pas compris », « la plupart des problèmes que nous avons au Bénin viennent de la tradition... et de la modernité », ou encore « le problème est qu'en Afrique, les gouvernements n'ont pas une vision je dirais claire », etc. À d'autres moments, ils insistaient sur leurs valeurs: « je suis un homme de principes », « je me contente de ce que j'ai », « je le fais par conscience », « c'est une question d'éducation ». Un technicien, par exemple, prenait ici soin de mettre l'accent sur le fait qu'il avait été abonné au centre culturel français. Mais les répondants pouvaient aussi capitaliser en direct sur la rencontre, comme cet ouvrier parlant d'« intuition » en contemplant notre carte de visite entre ses doigts et demandant à nous rencontrer à Cotonou pour bénéficier d'un contact bien placé, ou encore deux autres travailleurs curieux du montant des primes de risque dans l'industrie en Europe, etc. 2.2.3. Les conséquences d'une démarche verticale Intégrer l'entreprise par l'intermédiaire de la direction, aussi nécessaire que cela soit, comporte donc son lot d'écueils dans la relation entre le chercheur et son sujet. Mais ce faisant, l'employé et le patron 29
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visent à établir un contact indirect entre eux: la recherche sert alors de tête de pont pour faire passer un message. Il y a d'abord la méthode ouverte. Par exemple, un employé de bureau et délégué du personnel nous priait à la fin de notre entretien de « relayer ce problème d'écart de rémunérations » entre salaires en interne. Un chauffeur abondait dans le même sens: « ce que moi je veux encore demander, c'est qu'on améliore les salaires et qu'on arrête la politique de la tolérance zéro ». Et de façon plus subtile, un directeur nous disait qu'il « préfèrerait presque » voir ce qu'il partageait avec nous sur le mode de la confidence lui revenir par le canal de ses collaborateurs que nous nous apprêtions à rencontrer pour évaluer leurs réactions. Ensuite, garder le contrôle du processus de recherche dans son entreprise vise pareillement garder le contrôle de la communication avec ses salariés. C'est le cas d'un patron qui nous convoquait après chaque rencontre avec ces derniers pour en prendre le pouls, ou de plusieurs responsables des ressources humaines qui nous recommandaient fortement, ici, de ne pas approcher de représentant du personnel pour éviter d'avoir des « résultats biaisés » par leurs revendications, et là de valider avec la direction toutes les étapes de notre démarche, du questionnaire aux recommandations de cet ouvrage. Dans le secteur tertiaire, on nous a même proposé aimablement d'organiser les tête-à-tête dans le bureau attenant celui du directeur des ressources humaines, et de passer de temps en temps pour « voir si tout va bien » avec les personnes qui « subissaient » les entretiens. Mais ce n'est pas à sens unique. Dans une compagnie de l'industrie, un responsable s'inquiétait de la réaction des ouvriers à notre demande d'entrevue, ces derniers, il est vrai, n'ayant pas manqué par la suite de refuser une première fois, avant de nous confirmer, après insistance de notre part, qu'ils craignaient que nous soyons un « espion » de la direction. En marge de plusieurs questionnaires, on pouvait aussi lire quelques commentaires de ce genre: « pas d'échange individuel, pas une seule assemblée générale sur mes 10 ans », « je n'ai pas de bon 30
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salaire », ou « nous sommes sans cantine, nous travaillons six jours sur sept, nous sommes traités comme des esclaves, des prisonniers. Faites vos enquêtes sur le terrain, vous comprendrez mieux ce que nous vivons ». Mystifications ou sentiments réels, là n'est peut-être pas l'essentiel. Pour le chercheur, mis à part des difficultés d'ordre purement pratique dans l'organisation de ses tâches, toutes les réactions que nous venons de passer en revue justifient à elles seules sa mission et démontrent la nature instable de son objet d'étude ―l'entreprise, lieu de production en principe destiné à servir la collectivité. Ce qu'il convient d'essayer de comprendre, ce sont donc davantage les raisons sous-tendant une incarnation aussi conflictuelle et potentiellement dommageable pour les individus eux-mêmes et l'organisation qui les rassemble. Ensuite, il s'agit de dégager des pistes d'action concrètes pour améliorer la seconde en partant des premiers et vice-versa.
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3. LE BÉNIN L'environnement politique, économique, social et culturel dans lequel évoluent les acteurs du secteur privé formel béninois a un impact sur leurs perceptions et leurs pratiques qu'il faut préciser. Ceci est possible, en particulier, en faisant ressortir comment ces derniers déterminent leurs positions respectives en se comparant, quelles sont les principales sources de contraintes externes auxquelles ils font face, et enfin, quels types de discours ils mettent en avant pour justifier ce qu'ils considèrent comme étant anormal.
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3.1. LE POSITIONNEMENT PAR COMPARAISON Pour pouvoir se juger soi-même, il faut pouvoir situer les autres. La comparaison ―abondante lors de nos entretiens et discussions de groupes― occupe donc une place fondamentale dans la définition de l'échelle des valeurs subjectives et objectives ayant cours en société et des règles d'agencement qui déterminent le positionnement des individus. 3.1.1. Le rôle de la comparaison En sociologie, on peut représenter la société comme un ensemble de champs et de sous-champs interreliés ayant leurs propres dynamiques et leurs propres normes, par exemple le champ politique, le champ économique, le champ social, ou le sous-champ professionnel, le souschamp familial, etc. Il s'agit d'une grille de lecture qui peut être affinée à l'extrême en fonction du point de vue considéré: est-ce que je parle de ou en tant que Béninois, Fon, homme, jeune, employé, syndiqué, chef de famille, ou autre? Tous les individus ont une connaissance pratique de cette société dont ils font partie en même tant qu'elle représente un tout relativement autonome. Cette connaissance est le produit d'expériences innombrables, mélanges de stratégies personnelles, de hasards et de rapports d'imposition sur lesquels on a plus ou moins prise. Pour pouvoir se situer dans cette collectivité et produire de la signification
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sur sa position et son devenir, il faut donc pouvoir déterminer où sont les autres. Ce faisant, on attribue des qualités ―réelles ou supposées― à chacun pour former une identité. C'est un processus dialectique et interactif, c'est-à-dire qu'en échangeant avec une personne tierce, on adopte certains comportements adaptés à ce que l'on croit être cette personne et à l'objectif que l'on poursuit, qui en retour façonnent notre profil et le sien pour créer à la fois de la permanence et de la nouveauté. Or, au Bénin, le processus de reconnaissance et de validation de l'identité semble être particulièrement prononcé. Dans une famille, par exemple, l'enfant apprend que son père a une autorité de principe sur lui et négocie quotidiennement avec ce dernier cet état de fait (acceptation versus contestation), pour que chaque configuration des rapports de forces corresponde à un moment M, à la fois toujours le même (géniteur versus fils) et toujours différent (indépendance versus dépendance, puis dépendance versus indépendance). La comparaison occupe donc un rôle fondamental dans la vie sociale, mais elle présente toutefois un danger: celui de la focale que l'on utilise. Si une jeune femme pauvre se compare à un vieil homme riche, la différence est à même de conforter son identité, qu'elle soit ou non en bons termes avec. Si cette même personne, par contre, se compare à une autre jeune femme pauvre, la frontière devient plus ténue, et les enjeux plus importants: suis-je véritablement unique? pourquoi a-t-elle ceci et pas moi? etc. On rentre alors dans une relation de compétition où le diable se situe dans les détails. Or, parce que l'on ne peut jamais connaître tous les tenants et les aboutissants de la vie d'un individu, le risque est de projeter une part de ses fantasmes et de ses frustrations sur son objet d'observation. Nos entretiens et discussions de groupes font bien ressortir cette dynamique. Ici comme ailleurs, on se compare en effet au plus loin comme au plus proche. Le problème, c'est que le secteur privé formel, du fait à la fois de son homologie avec la structure des économies développées et de son étroitesse sur place, exerce sur ses employés une pression schizophrénique: un comptable d'ici aura 34
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davantage tendance à se comparer à un comptable d'un pays européen ou à un comptable d'une autre compagnie béninoise qu'à un de ses collègues, a fortiori s'il est le seul comptable. Partant, il trouvera forcément mieux ailleurs et aura tout intérêt à valoriser ce qui le distingue des autres dans sa compagnie. 3.1.2. Quelques exemples de comparaisons
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On trouve dans notre échantillon des critères récurrents de positionnement à l'échelle micro-sociale et à l'échelle macro-sociale, comme le titre, la rémunération, l'entreprise, le pays, et ensuite un ensemble plus fragmentaire de points de repères comme la famille, la différence entre la ville et la campagne, et le diplôme. Le titre Si la comparaison participe d'une culture du statut social, en milieu de travail le marqueur le plus évident de ce statut est le titre: il en impose ou diminue par delà les frontières de son entreprise d'appartenance. Pour preuve, tous les employés que nous avons rencontrés et qui étaient amenés à parler de leurs concurrents, sans distinction, y faisaient référence sous les termes de « collègues » ou de « confrères »: « je pense qu'il y a plus de frustration quand on fait des comparaisons avec ses confrères ». Un « responsable » au sein d'une banque, par exemple, fulminait: « ils sont tous directeurs! On les connaît! ». Là, un ouvrier se plaignait: « c'est le mot ''aide maintenancier'' qui me gène. Si on dit ''agent de maintenance'', ça serait mieux ». Dans le commerce, un assistant administratif allait dans le sens opposé: « ''technicien'' est un terme flatteur. Sinon c'est des ouvriers ». Et de façon à peine ironique, un haut fonctionnaire, de son côté, proposait de légaliser les activités professionnelles secondaires, « puisque c'est ça qui compte, c'est être patron: si sur ta carte tu n'as pas ''patron'', tu vas la cacher ».
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Au-delà du titre et de sa résonance, il y a des espoirs pour sa carrière: le directeur d'une petite structure nous expliquait ainsi qu'il avait fait le grand saut depuis une multinationale, parce qu'avant il était « second » et qu'il voulait être « numéro un ». En aparté, un cadre nous confiait lors d'un autre entretien qu'on lui avait fait une « promesse », qu'il allait bientôt devenir directeur de son département, prendre un « numéro deux » et superviser les tâches administratives qui l'« écrasaient ». Une employée de bureau du secteur tertiaire se voyait pour sa part bloquée: elle ne comprenait pas pourquoi on la maintenait au « niveau un », alors qu'elle était plus ancienne et avait les mêmes diplômes que des collègues au « niveau deux ». En somme, ce qui apparaît comme essentiellement fonctionnel dans la gestion de l'entreprise prend donc des proportions tout autres à l'échelle de l'individu, et montre que la perception de sa propre réussite répond à une logique de mots et de critères très fins de classement qui peut échapper au gestionnaire. Un faisceau d'attitudes personnelles découle par la suite de cette économie du symbole. Un étranger fustigeait ainsi le fait que « beaucoup de gens sont très obséquieux » et que certains patrons en tirent partie, « même chez les expatriés » qui, pour certains, font porter leur cartable: « j'en connais quelques uns qui malheureusement sont comme ça ». À l'inverse, au moins deux entreprises ont encouragé leurs salariés à abandonner « le culte du chef »: « ça évite beaucoup plus les complexes », « se faire appeler ''Monsieur'' tout le temps, c'est généralement en ta défaveur ». Ces illustrations sont certes extrêmes mais elles n'en sont pas moins révélatrices des divers types de rapports sociaux que les directions peuvent promouvoir. Mais il reste ensuite à déterminer quel est le plus efficace pour la collectivité dont ils ont la responsabilité. La rémunération Il est un attribut du statut social relié à l'emploi encore plus lourd de sens: c'est la rémunération. En principe inconnue des collègues, et a fortiori des concurrents, elle fait l'objet de nombreux ouï-dire qui 36
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distordent sa réalité. L'étroitesse du marché de l'emploi dans le secteur privé formel au Bénin et les réseaux sociaux permettent cependant une certaine remontée d'informations, mais celle-ci, fragmentaire, alimente les frustrations sur les écarts perçus de salaires et d'« avantages ». La tendance est ainsi d'effectuer des parallèles entre employés du même niveau de compagnies différentes, ou entre employés et patrons de la même entreprise, plutôt que de se comparer à ses collègues les plus proches. Par exemple, une commerciale de l'industrie notait avec envie en entrevue que sa sœur, qui travaille dans les technologies de l'information et de la communication, « roule en RAV4 » (un véhicule tout terrain), « donc ça montre qu'elle gagne bien sa vie ». Un autre employé de bureau se concentrait aussi sur la voiture, marqueur par excellence de la réussite sociale, pour dénoncer pour sa part « le train de vie des patrons » qui ont « des grosses cylindrées » et en réclamer une part, puisque « ce sont les employés qui produisent la richesse ». Et dans les services financiers, c'est un responsable qui insistait du même souffle sur sa satisfaction à l'égard de son salaire et sur le fait que dans une autre banque de la place les cadres avaient des plus grosses voitures de fonction que dans la sienne: « il y a des avantages en nature qui sont refusés mais qui existent ailleurs ». Dans les transports, une femme se disait carrément « révoltée » par les « salaires mirobolants » des membres de la direction et nous certifiait que certains employés cherchaient à saboter la compagnie en conséquence. Un de ses collègues de bureau affirmait de son côté savoir, mais sans en avoir « la preuve », que les cadres ont des salaires qui les distinguent de tout le reste du personnel, et que voir des « vieux » demander 500 francs pour rentrer chez eux après une journée de travail lui faisait « mal au cœur ». Ailleurs, c'est deux ouvriers qui nous demandaient d'aller nous inspirer d'une grande entreprise béninoise dont le patron aurait augmenté de 25% les émoluments de ses collaborateurs au début de la crise internationale ayant secoué le pays en 2009. Un de leurs collègues s'estimait pour sa part déçu que 37
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l'expansion de leurs activités n'ait pas eu davantage de retombées à la fin du mois: « dès que le groupe va s'agrandir, on s'était dit chacun aura sa part du gâteau ». Et, à l'autre bout du spectre, un cadre, particulièrement ancien dans sa structure, allait dans le même sens: « le fruit de vos efforts on ne le voit pas. … On pousse les gens au vol comme ça! ». Le tableau n'est toutefois pas unidimensionnel. Plusieurs employés, s'ils ne s'estiment le plus souvent pas satisfaits de leur rémunération dans l'absolu, remarquent que leur employeur fait des efforts par rapport à la concurrence: « le groupe fait partie de ceux qui font un peu plus sur le plan salarial », « cela s'entend par bouche à oreille ». Et les tensions entourant la question des rémunérations n'échappent pas à certains patrons: « la plupart des gens ne sont pas satisfaits de leurs conditions ». L'un d'entre eux remarquait même, visiblement gêné, que sa seule facture d'électricité équivalait à tout un salaire mensuel. Mais, un peu désabusé, un directeur d'industrie doutait qu'une augmentation de 30% ou 40% puisse vraiment faire une différence: « les ouvriers, même s'ils sont mieux payés chez nous qu'ailleurs, ils voient bien comment on vit, ils voient bien les télés, les voitures, etc., et évidemment ils en veulent aussi ». Enfin, un étranger, habitué du Bénin, constatait que les prix des produits auraient doublé en quelques années mais n'auraient pas été suivis par les salaires, et se demandait comment ses ouvriers, quoiqu'ils ne soient pas payés moins de 100.000 francs par mois, pouvaient joindre les deux bouts: il disait même voir des jeunes salariées aller dans des boîtes de nuit, pour y faire « pas de la prostitution, mais essayer de gagner 5.000 ou 10.000... ». L'entreprise L'entreprise est un objet de comparaison non seulement avec ses concurrentes mais aussi avec elle-même (dans le temps) et avec d'autres structures de tiers secteurs. L'usage qui est fait de cette comparaison dénote un souci de l'effet que l'image de la collectivité d'appartenance a sur l'individu ―et de la qualité qui en découle― ainsi que du décalage 38
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qui existe entre cette image et la réalité que l'on perçoit. Par exemple, dans une banque apparemment dotée d'une excellente réputation, un employé déclarait: « les gens à l'extérieur pensent qu'[ici] c'est la panacée, mais à l'intérieur c'est pas ça! ». Dans la même veine, un technicien dans les transports se plaignait des petits moyens techniques mis à sa disposition, alors que « les gens ont cette image de la multinationale... ». Entre compagnies, on a aussi souvent une opinion ou une expérience à relater. Un cadre de la banque, encore, notait avec ironie que ses clients, qui refusaient de le rencontrer lorsqu'il était chez son précédent employeur, lui « répondent très positivement tout d'un coup ». Et lors de nos discussions de groupes, des ouvriers se plaignaient que dans la compagnie publique d'à-côté, leurs « collègues » pouvaient, littéralement, dormir la nuit sur la chaîne de travail sans se faire inquiéter. Au sein même de sa structure maintenant, il existe des repères avec lesquels on peut s'évaluer. Dans un groupe, une salariée constatait que la filiale béninoise « n'est pas encore très solide », alors que la filiale ivoirienne a près de cinquante ans d'histoire. Avec le rachat par un investisseur étranger de l'entreprise dans laquelle il travaille depuis 13 ans, un employé de bureau témoignait pour sa part des progrès réalisés, notamment du fait qu'il y aurait désormais plus « d'ouverture » pour s'exprimer. Entre le siège administratif et le lieu de production industriel, on retrouve aussi parfois des différences importantes sujettes à commentaires, comme le glissait ce cadre: « c'est un autre monde carrément, avec différents tempéraments ». Pour certains répondants, il y a par ailleurs des secteurs plus ou moins attractifs: « moi, j'ai toujours souhaité être dans les institutions [internationales]. Ça rehausse[rait] mon image ». Un comptable jugeait par contre démotivant que l'organisation non gouvernementale dans laquelle il avait « naturellement » travaillé auparavant « escomptait toujours un résultat », puisque sa survie dépendait de ses partenaires techniques et financiers. Et pour une femme cadre du tertiaire, c'est rien de moins qu'un isomorphisme qui existerait entre la fonction publique 39
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et ses employés: « dans l'administration publique les gens sont moins accueillants, font preuve de laxisme, jouent avec les horaires. Ici c'est différent parce qu'on a des objectifs ».
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Le pays Plus on s'éloigne d'un point de mesure précis, plus on fait appel à des généralisations. Un cas intéressant à cet égard est le recours à la comparaison entre pays, entre nations, entre cultures. S'il s'agit évidemment là en priorité d'un type de discours affectionné par les étrangers et les Béninois ayant voyagé en Afrique et ailleurs, donc d'un groupe minoritaire au sein du secteur privé, il peut néanmoins avoir un impact significatif puisque ces personnes détiennent en général des postes de direction et qu'elles sont guidées par leurs perceptions et leurs expériences. D'après un cadre béninois, il existerait ainsi un « climat d'affairisme ambiant ici », et « même les Togolais disent que c'est particulier au Bénin ». Un patron français allait un peu dans le même sens en déclarant qu'« au Bénin on cherche toujours la petite bête », alors qu'au Burkina Faso « c'est moins tordu », peut-être à cause de leur « culture sahélienne ». Pour un autre, au Togo et au Tchad « les gens sont moins compliqués », et les administrations y ont les « bras ouverts » aux investisseurs. Dans les ressources humaines, un Béninois se montrait dithyrambique à l'égard de la Côte-d'Ivoire, où il avait vécu, évoquant un « peuple ouvert », n'ayant « pas vécu en autarcie »: « ils n'ont pas cet instinct de conservation par rapport aux Béninois [qui] les amène à vouloir tout juger à leur aune ». Enfin, d'après un cadre originaire d'Afrique centrale, « en AOF [sic] les gens sont plus réservés, ils ne disent pas les choses directement. Ils vont créer les opportunités pour avoir ce qu'ils veulent et non négocier de front comme en AEF [sic] où les gens disent ce qu'ils veulent et ce qu'ils pensent ». Comme précédemment, l'objectif consiste à prendre appui sur un élément extérieur pour mettre en exergue une qualité ou, plus souvent, un défaut en interne, et chercher à en identifier l'origine. Un entrepreneur 40
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asiatique nous déclarait ainsi tout de go que, si les Béninois sont de bons travailleurs, ils ont un « mauvais état d'esprit » dû à l'influence du Nigeria, alors que les Togolais ont un bon état d'esprit dû à l'influence du Ghana: les uns et les autres se retrouvent ici tout bonnement dépourvus d'agencement, dans le positif comme le négatif. Plus englobant encore, un patron européen s'étonnait que « les Asiatiques travaillent sans compter » alors que « les Africains ont peur de devenir des esclaves »: dans son esprit, puisque tous les Africains rechignent à la tâche et que tous les Asiatiques suent sang et eau, il faut qu'ils en aient fait le choix délibéré. Une tendance plus analytique domine toutefois, qui considère les Béninois comme étant à la fois passifs et actifs dans le processus, et non l'un ou l'autre exclusivement, en faisant appel à une histoire lourde, toujours actualisée. Elle consiste en l'occurrence à dénoncer les méfaits de la colonisation française en la comparant à l'anglaise, et à ériger en modèle la pratique anglo-saxonne des affaires et des relations de travail. Un haut fonctionnaire, que nous avons déjà rencontré dans les pages qui précèdent, jugeait, par exemple, que l'administration indirecte britannique avait « laissé les choses en place », tandis que les Français avaient fait de la leur un « moyen de brimade ». Un directeur étranger abondait dans le même sens en prenant appui sur son séjour au Nigeria: « ils sont totalement affranchis! C'est jamais ''dehors les étrangers'' », car « le Nigeria est aux mains des Nigérians », tandis que les Français seraient restés trop paternalistes après les indépendances dans leurs excolonies. Ailleurs, un cadre béninois trouvait les Nigérians « décontractés et efficaces » en entreprise: « ils n'ont pas les travers des francophones », un avis partagé à de nombreuses reprises au cours de nos entretiens. « Ils sont beaucoup plus regardants de la vie du travailleur », « ils sont plus fluides », ou bien encore, « ici on a tendance à vouloir écraser son voisin pour empêcher sa réussite tandis qu'en Afrique anglophone on va le copier pour essayer de faire pareil ou le dépasser ». Même le syndicalisme prête le flanc aux comparaisons de ce type: un directeur, 41
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dans le tertiaire, après avoir déclaré qu'« on aurait pu s'en passer », estimait, fataliste, que « c'est sans doute un héritage francophone », ce qu'un employé de bureau, représentant syndiqué, confirmait volontiers: « nous sommes à votre école en matière de syndicalisme ».
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Autres critères Mises à part les quatre catégories que nous venons de passer en revue brièvement, d'autres recours aux comparaisons émaillent les entretiens individuels et les discussions de groupes. Les répondants travaillant à l'extérieur de Cotonou que nous avons rencontrés exprimaient par exemple un certain désenchantement vis-à-vis de leur position. Pour un groupe d'ouvriers, cette opposition ville-campagne entraînerait une offre réduite de formation par rapport au siège, ce qui créerait des frustrations, et pour d'autres employés ce serait plutôt le manque d'opportunités d'activités rémunératrices secondaires, qui justifierait d'après plusieurs des primes de compensation de la part de l'employeur. Pour les urbains, une forme d'ennui s'instille après le « dépaysement du début »: « le désert dans lequel on tombe contraste avec la joie de trouver un emploi ». Quand la famille est restée en ville, un sentiment d'éloignement semble aussi prévaloir, que le prix et la lenteur des modes de transports viendraient alourdir, une femme s'amusant même du fait qu'en Europe ses deux heures de route prendraient seulement quelques minutes. On mesure en outre parfois la famille béninoise à l'aune de la famille européenne pour faire ressortir le poids des traditions ici: un ouvrier dans la cinquantaine disant avoir récemment été sollicité par ses neveux et ses nièces suite au décès de son frère soupirait: « chez les Blancs, à 18 ans, les enfants sont libres... »; une femme cadre reformulait: « les parents couvent un peu trop les enfants »; dans les professions intermédiaires, une autre femme était encore plus tranchante: « on n'est pas comme vous en Europe. Jusqu'à 40 ans, si on n'a rien, on dépend toujours de ses parents et vice-versa ». De l'autre côté, c'est un patron français qui enrageait contre la pression familiale pesant sur ses 42
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employés: « la tradition africaine est une tradition de merde! », et un autre allait jusqu'à penser que les salariés viendraient travailler ne serait-ce que pour échapper à leur parentèle l'espace de quelques heures. Les diplômes et la formation font aussi partie de l'échelle de classement personnel: presque tous les travailleurs manuels âgés avec lesquels nous avons pu nous entretenir se disaient choqués de voir des jeunes arriver dans leur compagnie avec de bonnes études théoriques pour tout bagage et commencer leur carrière à des niveaux plus élevés qu'eux. Et de façon symétrique, presque tous les cadres âgés se disaient aussi déçus de la qualité de la formation pratique des nouvelles recrues et hasardaient des comparaisons avec leur génération. Dans les ressources humaines, on ne laissait ainsi pas de s'étonner de cette contradiction bien apparente: « ce qu'on entend souvent c'est ''oui, j'ai été à l'école 7 ans, j'arrive pas à m'insérer'' », « le Béninois aime les études: il peut faire 20 ans d'études sans expérience professionnelle. … [C'est le] culte du diplôme: quand tu n'es pas diplômé, tu n'es rien du tout », « j'entends dire que leur qualité se dégrade ».
3.2. LES PÔLES DE CONTRAINTES Les individus font tous face à au moins deux sources de contraintes différentes: d'abord leur réseau social, ensuite leur l'environnement politico-économique. Mais s'ils ne sont pas des électrons libres, leur objectif reste toutefois de maximiser leur profit personnel à l'intérieur de ces limites. 3.2.1. Le réseau social La raison fondamentale pour laquelle un individu travaille est d'assurer sa propre survie et si possible son épanouissement, de même que pour les personnes étant à sa charge financière. En conséquence, l'emploi et l'employé ont un objectif social qui vient s'insérer dans tout rapport avec l'employeur. En théorie, l'entreprise fournit une 43
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rémunération matérielle et symbolique devant couvrir les besoins de ses salariés. Mais en pratique, ces besoins ne sont pas identifiés et les salaires ne sont pas indexés au coût de la vie, ce qui est à l'origine d'un système partiellement inégalitaire: le travail effectif est payé et non les contraintes et les nécessités personnelles, sujettes à d'importantes variations, peut-être même sans limites. Le profil de chacun peut donc avoir un double impact sur son engagement dans la sphère professionnelle. D'une part, comme le notait un patron français, « ici les gens ont deux vies … Il y [en] a qui ont des vies plus importantes dans la vie ''civile'' », et d'autre part, pour reprendre un ouvrier, « chez nous, la solidarité se joue à toutes les minutes »: différence de statut et pression à la redistribution sont donc susceptibles de créer des contradictions entre les exigences d'un poste et celles de son détenteur. Mais l'une et l'autre participent de la même dynamique: en redistribuant ses revenus, on crée en effet les conditions pour renforcer son statut social à l'extérieur de la compagnie, et en fonction de ce statut, on a plus de chances d'être sollicité. Or, en partant du principe qu'être dans une structure privée formelle au Bénin donne au moins accès à un salaire régulier, à une couverture médicale et à la retraite ―autrement dit à des raretés dans un pays où la grande majorité de la population en est dépourvue―, on peut imaginer les responsabilités qui incombent aux employés. Mais d'abord, quel est le profil familial de nos interlocuteurs? À la question « quel est votre statut marital? », environ 68% des répondants au sondage ont déclaré être mariés, 19% être célibataires, 11% être en concubinage, et 1% respectivement veufs ou divorcés. C'est donc l'image d'une communauté de prime abord stable qui est donnée, une communauté dont la plupart des individus est engagée dans des relations de couple, donc de dépendance réciproque. Dans la mesure, cependant, où les enquêtés peuvent entendre la notion de mariage dans une acception très large (avoir un enfant, vivre sous un même toit, mais sans lien marital, avoir plusieurs foyers, etc.), cette statistique ne se révèle pertinente que si on l'observe dans le détail: le taux de mariage 44
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passe alors de 89% dans l'industrie à 51% dans les banques et les assurances en suivant une courbe décroissante en fonction du secteur économique. On peut donc supposer que, toutes choses étant égales par ailleurs, les employés du secondaire sont davantage contraints financièrement que ceux du tertiaire. En tenant compte des nonréponses, le taux de polygamie vient en outre confirmer ce point de façon claire: pour l'ensemble de l'échantillon, s'il est de près de 12%, il y a une différence d'un contre dix entre les employés des activités financières et d'assurance et ceux de l'industrie manufacturière. 60
60
50
50
40
40 1-2 enfants
30
5 enfants et plus
20 10
5 enfants et plus
20 10
0 Industrie
1-2 enfants
30
0 Act. fin.
Ouvriers
Cadres
Diagramme n°5 (gauche): Nombre d'enfants par répondant au sondage en fonction du secteur économique NAF niveau 1 (en % du total des répondants considérés) Diagramme n°6 (droite): Nombre d'enfants par répondant au sondage en fonction de la PCS niveau 1 (en % du total des répondants considérés)
Quand on se penche maintenant sur la question des enfants, les écarts en présence confirment cette tendance: près de 83% des répondants disent être parents, avec un maximum de 92% dans les transports et l'entreposage et un minimum de 69% dans la communication et l'information. La taille de la famille ne fait que refléter cette réalité: la proportion de ceux qui ont de un à deux enfants est en effet inversement proportionnelle à ceux qui ont cinq enfants et plus en fonction du secteur considéré. Avec la profession pour critère, la logique est même plus saillante: plus on monte dans la hiérarchie de l'entreprise, moins on a de chances d'avoir des enfants, et beaucoup 45
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d'enfants a fortiori. Les diagrammes n°5 et n°6 permettent d'avoir un aperçu de ces deux dynamiques. Nonobstant l'intérêt évident de les documenter, il faut toutefois avouer que ces conclusions sont connues depuis fort longtemps et font même partie du domaine de la connaissance populaire. Ce qui est remarquable, par contre, c'est l'écart entre cette famille nucléaire que nous venons de voir et la famille élargie, ou le réseau social. Les réponses à la question « combien de personnes dépendent directement de vous financièrement (famille, amis, autres)? » illustrent ainsi l'ampleur de la solidarité qui est demandée aux salariés. On peut se reporter au diagramme n°7 pour en avoir un aperçu et comparer avec le nombre d'enfants du même échantillon. Cette solidarité implique en retour une forme de contrainte qui ne laisse aucun de nos interlocuteurs indifférent: « quand vous travaillez, tout le monde vous a à l'œil », « quand tu commences à donner ton salaire, c'est pour la vie », « tu es obligé de faire quelque chose, tu ne peux pas faire la sourde oreille », etc. Certains se disent même choqués: « moi aussi je veux quelqu'un qui va me donner, mais je n'en trouve pas! », « ça peut donner lieu à un sentiment de révolte », « tu te grinces des dents [sic] », « autant ils cherchent de l'argent chez moi mais ils ne font pas d'efforts! ». Ce type de rapport social semble par ailleurs relativement codifié économiquement: ici et là, on entend parler d'un « arrangement annuel », de « cotisations », de « gestion », et même de « business », pour faire face à une « pesanteur », à des « doléances ». D'un autre côté, il serait difficile de se projeter dans l'avenir, et encore plus de déterminer un budget précis. Si quelques employés fournissent des éléments de lecture sur le long terme (« ce n'est plus bon d'avoir beaucoup d'enfants », « ça devient de plus en plus difficile [de donner] », etc.), le coût de la redistribution serait généralement l'affaire d'une immédiateté, et moins souvent celle d'un projet sur plusieurs mois: ce peut être pour des soins médicaux, des frais de scolarité, des transports, des photocopies, bref, des sommes modiques mais aussi plus conséquentes. La position de chacun dans la hiérarchie familiale 46
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rentre aussi en ligne de compte dans ce qui est demandé, dans ce que l'on peut fournir, et dans ce que l'on a la latitude de négocier. Par exemple, le cadet est traditionnellement moins pris à partie que l'aîné (« c'est un peu vexant d'être la dernière », ou, « c'est la position la plus relaxe »). On peut aussi requérir d'autrui de devoir justifier de son besoin, de revenir plus tard, ou donner moins, voire critiquer sa démarche. 70 60 50 40
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Nombre de dépendants 30
Nombre d'enfants
20 10 0 Aucun
1-2
3-4
5 et plus
Diagramme n°7: Nombre d'enfants et de dépendants à la charge des répondants au sondage (en % du total des répondants)
Il est toutefois un aspect de cette solidarité du réseau social qui cristallise à lui seul la pression qui pèse sur les Béninois: il s'agit des funérailles. À ce sujet, tous nos interlocuteurs s'accordent pour en dénoncer les excès: « le culte des morts est un des grands problèmes de l'Afrique », « c'est un phénomène local hyper développé », « c'est n'importe quoi, maintenant, les gens dépensent trop pour ça! ». Les corps peuvent attendre des mois à la morgue, les parents s'endetter, les amis acheter des tissus dispendieux, etc., mais en même temps, on ne saurait s'abstraire de montrer son empathie pour la famille du défunt: entre collègues, on organise ainsi spontanément des enveloppes
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d'argent liquide pour participer aux frais de la cérémonie et on envoie des délégations à l'enterrement1. Mais malgré tout ce qui précède, le cycle n'est pas à sens unique, même quand la personne qui reçoit n'a pas la capacité de rendre le don en argent: on échange toujours au moins de la reconnaissance et de l'obligation, en conséquence de quoi les individus qui y participent acquièrent une forme de sécurité. Ils ne sont pas isolés face à un État abstrait. Parfois même, on n'est carrément plus dans le monétaire: plusieurs employés, en entrevue, se sont par exemple montrés réjouis d'avoir pu aider un parent à intégrer leur compagnie ou d'avoir euxmêmes bénéficié d'un coup de pouce dans leur recrutement. En somme, si la contrainte est le pendant de la solidarité, la critique est le pendant de la contrainte, et la boucle est bouclée: chaque acteur joue sa partition mais tous se trouvent liés à tous. Le concept d'aînesse sociale, cependant, à cause de son caractère polysémique (âge, ancienneté, diplôme, poste, etc.), implique une demande de moyens à tous les niveaux, du directeur au chauffeur de la compagnie, et cette dernière, qui épouse une logique différente des valeurs traditionnelles, n'est pas en mesure d'apporter complète satisfaction. On peut voir cela à travers un apparent paradoxe: quand on demande aux employés s'ils sont prêts à faire des sacrifices dans leur vie privée pour mieux réussir dans leur vie professionnelle, on obtient 70,5% de « oui, tout à fait » et presque 23% de « oui, plutôt », autrement dit un quasi plébiscite. De prime abord, on serait tenté d'interpréter ce résultat comme un rejet de la pression émanant du réseau social et un désir de se réaliser dans l'entreprise, mais avec tout ce qui précède, il faut plutôt comprendre par là que les enquêtés se disent prêts à faire un sacrifice personnel pour être plus à l'aise dans la redistribution.
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Une étude réalisée en Afrique du Sud montre que les familles dépensent en moyenne « l'équivalent d'un an de revenus pour les funérailles d'un adulte », et ont recours à l'emprunt dans un quart des cas pour pouvoir faire face aux « attentes sociales » (Case, Garrib, Menendez et Olgiati 2008).
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Il est notable à cet égard que les réponses soient plus enthousiastes en descendant l'échelle de la hiérarchie: les « oui, tout à fait » recueillent en effet 61,5% des voix chez les cadres, 68,9% chez les professions intermédiaires, 71,4% chez les employés de bureau et de commerce, et un gros 83,3% chez les ouvriers. À l'inverse, quand il s'agit de savoir s'il y a un bon équilibre entre vie privée et vie professionnelle, 67,4% des cadres répondent ainsi positivement, tandis que les taux sont respectivement de 53,3%, 51,2% et de seulement 45,9% chez les professions intermédiaires, les employés de bureau et de commerce, et les ouvriers. Les PCS basses semblent ainsi trouver l'agencement entre emploi et réseau social ―entre production et demande― plus difficile que les hautes, ce qui concorde avec leur nombre d'enfants et de dépendants plus élevés. 3.2.2. L'environnement politico-économique À l'échelle macro-sociale, il existe des facteurs économiques et politiques que nos répondants ont estimé pertinents de mentionner à cause de leurs impacts sur le pays et sur eux-mêmes. En effet, si ces facteurs n'ont pas de prise directe sur eux, ils conservent néanmoins une influence de premier ordre sur le champ normatif et sur le champ des possibles des Béninois. En même temps, ils sont l'expression agrégée de leurs innombrables interactions quotidiennes. L'économie Au chapitre économique, l'image d'un Bénin où domine le commerce et l'informel soulève l'inquiétude, particulièrement dans l'industrie. Un directeur européen s'alarmait par exemple de l'importance grandissante des activités d'importation et de réexportation à destination du Nigeria, en soulignant la vulnérabilité qui en découle ―le grand voisin n'ayant ultimement pas « besoin » du Bénin2― et les conséquences d'un 2
« Le commerce de réexportation est donc toujours une activité à moitié frauduleuse: si l'importation des marchandises par le Bénin est entièrement légale, leur exportation vers le Nigeria relève de la contrebande. … Ce commerce … pourrait 49
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monopole à venir de la Chine avec ses produits à bon marché. Un ouvrier du port critiquait, de son côté, le fait que cette infrastructure soit une création de la « colonisation »3 et que ce soient aujourd'hui les ÉtatsUnis d'Amérique qui en financent l'extension avec leur programme du Millenium Challenge Account. Mais pour un de ses collègues, c'est le fonctionnement même de l'institution qui faisait craindre pour l'avenir du pays, illustrant cela par le dédouanement d'une voiture: « vous voyez, il y a tellement de goulots d'étranglement qui font que les affaires ne peuvent pas prospérer dans cet environnement comme ça ». Dans la même veine, le thème de l'effritement du tissu industriel national émergeait ici et là: « l'industrie est en perdition! », « il n'y a pas d'industrie, seulement des commerces », « on ne produit plus au Bénin, l'environnement n'est pas favorable ». On retrouve ensuite la dénonciation véhémente d'une collusion entre l'administration et l'informel. Des ouvriers ne sont pas en reste à cet égard: « l'État encourage l'informel avec ses taxes. Le peu qu'il y a n'est pas encouragé. Ceux qui sont censés réprimander [sic] tout ça, ce sont eux qui sont actionnaires ». Pour un autre travailleur manuel, notant une concurrence déloyale de la part de certaines entreprises dans le transit qui ne payent ni taxes ni impôts, « il faut mettre tout le monde sur le même diapason ». Ailleurs, un employé de magasin s'attardait sur les « fraudes » et les « contrefaçons » qui arrivent en masse dans le pays et desservent les ventes de sa compagnie, et là un directeur étranger grinçait: « avec le prix du pétrole et des matières premières qui a augmenté, avec la concurrence du secteur informel, etc., il faut qu'on baisse les prix sans arrêt! ». En outre, dans l'ensemble de notre échantillon, l'idée plus ou moins précise que la position de corridor du pays et son passé socialiste concourent pour former un tout qui a un impact sur les mentalités
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bien s'écrouler un jour comme un château de cartes » (Galtier et Tassou 1998, 128 et 141). Le port de Cotonou a en réalité été construit entre 1959 et 1965 (Port autonome de Cotonou 2010).
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semble largement partagée, surtout dans les PCS élevées: « les Béninois ont toujours été de grands commerçants [avec] une faculté d'embobiner les gens sans pareil », « [les ouvriers] ont un comportement communiste caricatural. Ils ont une vision d'avant la Révolution industrielle », « les gens n'ont pas de culture d'entreprise ici » à cause de l'étroitesse du secteur privé formel et de la période révolutionnaire encore récente, « la notion d'initiative individuelle [au service de l'entreprise] est très peu répandue ».
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La politique Au chapitre politique, les critiques sont quasiment unanimes pour dénoncer corruption, clientélisme et népotisme. C'est encore l'administration étatique qui est tenue pour responsable de cette situation, deux de nos interlocuteurs haut placés étant carrément allés jusqu'à parler d'élimination physique si un investisseur s'aventurait à trop la critiquer ouvertement. En même temps, un patron s'étonnait du fait que tous les fonctionnaires qu'il avait pu rencontrer voyaient très bien « la force d'inertie énorme » qui pèse sur la puissance publique: « il n'y a pas de volonté de bousculer le truc, ou alors on ne croit pas que c'est possible! ». Un observateur de premier plan justifiait pour sa part: « l'administration fonctionne comme une machine oppressive pour l'initiative privée. … Les cadres ici ont été formés pour servir et non pour concevoir ». L'arbitraire et l'opacité seraient l'expression de ce dysfonctionnement: « l'administration au Bénin pose problème parce qu'elle ne donne rien. Normalement, un policier, quand il arrête quelqu'un, c'est pour faire respecter la loi: ici, c'est pour prendre de l'argent », « les privatisations se terminent toujours par des affaires louches », « c'est un village ici, un tout petit monde où tout se sait ». Pour certains, cela serait dû au fait que « la classe dirigeante défend ses propres intérêts »: « ici on veut rester au pouvoir à tout prix, donc on n'a pas intérêt à changer », « les gens ont tellement peur du lendemain qu'ils préfèrent investir avenue Foch ou à Monaco », etc. 51
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Mais pour d'autres, ce serait plus simplement un problème panafricain: « au moins 80% de la population africaine fait la même chose », « en Afrique, les gens ne savent pas ce que c'est la démocratie. La loi et les comportements sont deux choses différentes », « le problème de l'Afrique, ce ne sont pas les valeurs importées: ceux qui tiennent ce discours cherchent à rejeter la responsabilité des échecs du continent sur les autres. Ce sont en fait les contre-valeurs africaines qui sont aujourd'hui dominantes, mais qui ont toujours été présentes en Afrique ». La « dépendance » aux bailleurs de fonds et aux partenaires techniques et financiers, qu'un directeur étranger comparait à une nappe de pétrole que l'État exploiterait en y plantant toujours plus de puits ―quand, pour un autre, plus simplement, « l'argument des Béninois c'est la stabilité, mais la stabilité, c'est pas un argument économique, c'est un plus »―, aurait enfin un impact sur l'attitude des travailleurs à l'égard de leur entreprise et de l'État: les deux seraient vus comme des structures ayant des ressources illimitées, que l'on pourrait ponctionner sans conséquences. Un système dialectique L'idée générale défendue par nos interlocuteurs est en somme qu'ils évoluent dans un système économique et politique possédant des règles et une direction qu'ils désapprouvent certes, mais qui s'imposent cependant à tous les échelons. C'est ce que résumait à sa manière un patron européen, lorsqu'il nous déclarait que l'Afrique, en affaires, est le continent de tous les possibles si l'on n'est pas trop regardant des normes impersonnelles de droit et d'éthique. Impersonnelles, car le travail historique d'intériorisation des catégories dominantes des divisions du monde social fait privilégier, aujourd'hui, un modèle idéaltypique dans les économies développées ―qui donnent le ''la'' à l'échelle internationale―, celui de la primauté d'un droit et d'une éthique reposant sur la confiance dans des institutions publiques fonctionnant en accord avec des procédures collectives transparentes et standardisées au détriment de formes de négociations directes entre 52
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individus sur les différents types de capitaux dont ils sont dotés, caractéristiques du droit coutumier au Bénin. Ce dernier, plus flexible, serait donc emboîté dans le droit impersonnel de l'entreprise, d'où il découlerait des contradictions. Une augmentation de salaire, par exemple, qui est fonction d'un meilleur rendement pour le gestionnaire, serait au contraire vue par les « aînés sociaux » comme découlant d'obligations familiales et amicales croissantes. Qu'ils soient cadres ou travailleurs manuels, les répondants sont bien conscients cependant d'un certain nombre de faits établis: le Bénin occupe effectivement une position de corridor qui donne un avantage au secteur de l'import-export, l'administration souffre d'un sousfinancement chronique qui crée des tensions en son sein et avec ses usagers, et l'aide étrangère se substitue artificiellement aux ressources locales. Cause et conséquence de tout cela à la fois, les stratégies d'enrichissement personnel et d'évitement des obstacles rendent plus attractif, à très court terme, le jeu des relations mutuellement bénéfiques entre personnes de confiance: corruption, clientélisme, népotisme, nous les avons nommés plus haut. L'intérêt, en tous cas, de ces dernières est évident pour les rares privilégiés qui ont des capitaux économique, culturel, social et symbolique suffisants pour s'insérer dans cette dynamique et en tirer profit (Bourdieu 1984). Mais le sens même de ces discours que nous avons glanés est peutêtre à chercher ailleurs. Quelques personnes ont ainsi remarqué que l'argent de la corruption, quand il est réinvesti sur place, peut profiter à la nation, en donnant comme exemple l'Inde ou le Nigeria4. D'un autre côté, tous les salariés font partie de circuits de redistribution plus ou moins larges qu'ils sont tenus d'alimenter ―ce peut être sous forme d'argent, de cadeaux, de contacts ou de services, bref, en fonction des ressources que chacun peut ou doit y mettre―, en contrepartie de quoi ils ont une certaine assurance morale d'être pris en charge en cas 4
Il est vrai que Transparence Internationale, dans son Indice de perception de la corruption 2009, classe le Bénin entre ces deux pays, et même devant des géants comme l'Indonésie et le Vietnam (Transparence Internationale 2010). 53
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d'adversité tout au long de leur existence. Un des ouvriers que nous avons mis à contribution en évoquant la collusion entre l'administration et le secteur informel n'a ainsi pas manqué d'ajouter, à propos de son emploi: « on aurait des parents bien placés, on trainerait plus nos bosses ici! ». Or, le fait est que les élites béninoises n'agissent pas en vase clos, et leur dénonciation unidirectionnelle n'est donc pas sans arrière pensée. La majorité de la population reproduit des comportements similaires mais à des échelles différentes, puisque l'accès aux moyens pour ce faire est inégal. On est dans un système où l'accumulation a pour origine la prébende: il s'agit de capter des ressources diverses et de les répartir tout le long de la pyramide sociale, jusqu'aux personnes qui en dépendent le plus. La création de richesse n'est donc pas valorisée. Mais ce qui choque authentiquement les personnes qui s'expriment ici, c'est trois choses: premièrement, les écarts dans cet accès aux moyens pour être quelqu'un en société, deuxièmement, le retour des investissements personnels de la vie quotidienne dans la communauté est jugé trop faible, troisièmement ―et c'est la conséquence du point qui précède―, hors les relations sociales sur lesquelles on essaye d'avoir un certain contrôle, les institutions formelles publiques créent de l'incertitude. Les cadres étrangers, notamment, souvent au Bénin pour quelques années seulement, se trouvent particulièrement vulnérables face à ces dernières. Leur capital économique est à double tranchant: s'il peut permettre de régler des problèmes, il attire aussi les convoitises. En outre, ils n'ont pas forcément les contacts et les codes culturels pour prévenir ou aplanir les nombreux stress auxquels ils sont soumis, ni la latitude de prendre leurs libertés avec des règles déontologiques qu'ils ont intériorisé et/ou qui leur sont imposées.
3.3. LA « BÉNINOISERIE » La « béninoiserie » se présente à la fois comme un discours en grande partie subjectif et comme une réalité éminemment concurrentielle et conflictuelle pour l'accès à un ensemble de ressources rares. Se pencher sur elle permet en conséquence de mettre en valeur une synthèse de ce 54
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que les acteurs du secteur privé formel béninois pensent de leurs propres interactions et de ce qu'ils aimeraient, en filigrane, changer de ces dernières.
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3.3.1. Mythe et réalité Il ressort de ce qui précède un ensemble de traits largement dépréciatifs découlant, d'un côté, d'une tendance lourde qu'ont les individus à chercher chez autrui ce qui leur fait, d'après eux, défaut ―tendance normale, comme il a été dit, à toute dynamique sociale, mais très prononcée au Bénin en général, car la pauvreté et la précarité déterminent largement les attitudes, et dans le secteur privé formel en particulier du fait de son étroitesse et de la valeur ajoutée qu'il produit―, et d'un autre côté du jeu entre pression et intérêt auquel chaque individu est soumis au niveau de son réseau social et de son environnement politico-économique. Se distinguer des autres apparaît donc ici à la fois comme la conséquence d'un environnement fortement concurrentiel doté de ressources rares (pays) ou très localisées (entreprises), où les formes de capital symbolique deviennent vitales, et comme l'origine d'une série d'attitudes conservatoires, voire prédatrices, visant à gagner un jeu perçu comme étant à somme nulle ―ou à faire perdre son prochain: on obtient ainsi un mélange prononcé de défiance, de jalousie et de stratégies diverses de détournement et de sabotage à des fins à première vue personnelles, que d'aucuns appellent péjorativement « béninoiserie ». Car au-delà du statut de chacun, ce qui est réellement en jeu est l'accès à un ensemble d'avantages matériels dans un contexte où les acteurs possèdent leurs propres réseaux de solidarité et s'y trouvent engagés dans des relations de dépendance réciproque. Et quoique privilégiés à leur manière par rapport à la majorité de la population, les employés ne sont pas déconnectés de cet environnement humain, non plus que l'entreprise dont ils font partie, bien au contraire. Par sa mixité et ses valeurs, l'entreprise brouille en effet les frontières de ces réseaux personnels de solidarité et de dépendance et des règles qui y prévalent 55
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et peine à s'imposer comme une collectivité ayant une finalité positive pour tous ses membres sans exception: elle crée en conséquence un appel d'air où la compétition destinée à assurer l'accès des uns et des autres à ses bénéfices matériels et symboliques prend la forme d'une violence quotidienne euphémisée importante, tant sur le front des normes que des pratiques. Partant, elle agit comme une sorte de caisse d'amplification de tendances plus globales propres à la société béninoise. Dans le cadre des entretiens et des discussions de groupes, tous les répondants ont exprimé une perception aiguë de ce climat, un degré de conscience de la nature éminemment conflictuelle des rapports qui les lient ―ce qui ne les empêche encore une fois pas d'y participer. Leurs discours se rejoignent sur un point, comme on aura pu le constater avec les comparaisons et les pôles de contraintes: schématiquement, il s'agit toujours de tenir en priorité un groupe éloigné du sien pour premier responsable des problèmes que l'on rencontre. Les ouvriers attaquent les patrons, les patrons attaquent les ouvriers, les ouvriers et les patrons attaquent les fonctionnaires, les employés les plus âgés attaquent les jeunes, etc. Ce faisant, on minimise son propre impact sur une dynamique que l'on juge peu vertueuse. Mais tout le monde n'a pas le même pouvoir de systématiser verbalement une réalité aussi vaste et de faire de ses mots un outil de jugement social: les PCS les plus élevées, de par leur position et les types de capitaux à leur disposition, ont à la fois plus de latitude et plus d'audience pour qualifier ce qui est normal et ce qui ne l'est pas, et par leur champ d'observation et d'action plus réduit, les PCS les plus basses sont davantage restreintes à cibler leurs critiques. En conséquence, la béninoiserie ressortit à la fois d'une réalité perçue et d'une tendance à la mystification. En effet, premièrement, c'est la traduction bien concrète de rapports de forces quotidiens dans un des pays les plus pauvres du monde (PNUD 2009) ―ou la lutte pour la rareté autrement dit―, où l'on voit dans son prochain l'incarnation de son déclassement avéré ou possible. C'est aussi, et ce n'est pas contradictoire, une pression à la 56
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redistribution, au partage, que le groupe exerce sur l'individu pour éviter d'être affranchi en cas d'ascension sociale de l'un de ses membres. Mais, deuxièmement, comme on l'a dit, la béninoiserie est une forme de discours qui vise à désigner, en fonction de ses objectifs personnels, une origine extérieure à soi-même de ce qui choque en société, de ce qui ne fonctionne pas d'après son point de vue, en englobant observations, expériences, ouï-dire, comparaisons, et généralisations, avec tout ce que cela comporte de subjectivité, et pour résultat une tendance à la déresponsabilisation individuelle. Voilà donc ce qu'il convient de garder à l'esprit quand on aborde dans le détail ce que les uns et les autres pensent du climat de travail au Bénin. « Ici c'est un pays qui donne l'impression de ne pas vouloir avancer. Il est urgent de ne rien faire, urgent de ne pas démontrer que l'on est meilleur que les autres »: ce jugement lapidaire d'un directeur étranger résume assez bien l'état d'esprit de la plupart des gestionnaires que nous avons rencontrés. Tout aussi lapidaire, mais venant cette fois d'une employée béninoise: « au Bénin, tu ne peux jamais savoir ce que les autres pensent de toi. Même quand tu as un accident, l'autre va t'insulter et insulter tes parents. On peut te poignarder avec le sourire ici ». Un peu plus circonspect, un autre cadre avançait: « tout n'est jamais rose ici. Y a des moments où franchement, on se demande ce qui se passe ». Les thèmes de la jalousie et de la méfiance font régulièrement surface. Pour un groupe de chercheurs, c'est là que se situerait le nœud du sous-développement du Bénin: on nous expliquait ainsi qu'il est difficile pour un individu d'accepter que quelqu'un de proche de lui puisse s'enrichir, sauf à savoir qu'il pourra en bénéficier. L'émulation serait en conséquence réduite à néant à cause de l'étendue de la famille. Une Africaine travaillant dans les ressources humaines lançait dans la même veine: « la jalousie est très poussée chez eux, ça continue de me choquer! ». Et un de ses compatriotes confirmait ailleurs: « ils font tout pour empêcher la réussite des autres ». Du point de vue de la direction, en entreprise, on retrouverait un faisceau de comportements délétères, spécialement chez les jeunes et les 57
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PCS basses: le vol (« voler 100 millions ou voler 2.000 c'est la même chose »), l'approximation (« ils n'ont pas vraiment conscience de ce que c'est que le travail »), le manque d'auto-responsabilisation (« c'est toujours: ''c'est pas moi, c'est l'autre'' »), les réclamations (« on ne peut pas tout donner sinon la société va couler »), l'absence de parole donnée, la « facilité », la paresse, etc. La gestion du temps, surtout, constituerait une arme aux effets redoutables. Dans un ministère, on n'hésitait pas à nous déclarer ainsi: « en Afrique, on a un problème avec le temps ». L'absentéisme et le retard dans son travail ou sur son lieu de travail offriraient de fait aux employés des formes silencieuses d'agencement (négociation, émancipation ou refus), dans un environnement professionnel multiforme qui leur impose des obligations ne répondant pas toujours à leurs intérêts personnels: « on dit que je suis malade à tout bout de champ. Il y a toujours des prétextes pour s'absenter », « quand tu vois celui que tu diriges venir en retard... ». Mais, au-delà de stratégies égoïstes, il existe aussi un ensemble de facteurs qui rendent plus difficile la ponctualité et son contrôle, et certains patrons en ont conscience: « il y a un gros problème d'absentéisme à l'usine, mais il faut voir aussi que les ouvriers vivent dans des conditions difficiles », « si on installe une pointeuse, quelqu'un va venir avec 200 cartes d'un coup! ». Par exemple, l'absence d'infrastructures publiques de transports organisés en fonction d'horaires réguliers peut compliquer le trajet entre la maison et le lieu de travail, même si la durée de ce trajet ne semble pas excessive: 39,4% des répondants à notre sondage l'estiment à moins de 30 minutes, 43,8% de 30 minutes à une heure, et 16,8% de une heure à plus. Mais elle varie cependant en fonction de la catégorie socio-professionnelle: un peu plus de 3% des cadres seulement mettent une heure et davantage pour se rendre au bureau (à 69% en voiture) tandis que le taux est dix fois plus élevé chez les ouvriers (à 69% en moto). S'il est évidemment de la responsabilité de chacun d'être ponctuel, on imagine à tout le moins que
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ces facteurs créent une forme d'incertitude et peuvent même servir de prétextes pour couvrir des raisons personnelles. Entre employés, si l'ambiance est globalement jugée bonne, la compétition fait rage, ce qui n'est pas une contradiction en soi puisque les stratégies de sabotage sont généralement discrètes, voire cachées: « dès qu'on n'est pas un observateur averti, on se fait rouler », « il y a beaucoup de croche-pieds entre collègues », « c'est un problème typiquement béninois: il faut fermer les yeux sur ce que les autres ne font pas bien. Quand tu t'avises de remettre dans le droit chemin, tu te prends non seulement des insultes mais des menaces », « pourquoi à chaque fois que le patron il demande un point c'est à toi et pas à moi? », etc. Rétention partielle ou totale d'information, retard volontaire en amont, refus de partir en vacances de peur d'être remplacé, échanges de critiques par courriels via une tierce personne, tendance à rejeter le travail en équipe et trafic d'influences émergent de nos témoignages ici et là. Il existe à cet endroit une forme de violence euphémisée particulièrement délicate à identifier: c'est l'envoûtement. De nombreux cadres et directeurs d'entreprises s'accordent pour dire que c'est un phénomène qui a son importance, particulièrement parmi les PCS basses comme les ouvriers de l'industrie ou les employés de bureau et de commerce: « c'est un des plus gros problèmes. Celui qui terrorise les autres il faut le virer! », « c'est un des petits éléments qui ont un impact incommensurable », « c'est ça qui crée la méfiance de temps en temps », « tous les jours on entend parler de ça », ou « tout est rapporté à ça au Bénin ». Parmi les expatriés, une certaine précaution semble même être de rigueur, comme il nous a été rapporté à plusieurs occasions: maladies subites, découverte de gris-gris, peur d'être empoisonné, etc. Aux niveaux inférieurs, les répondants se montrent cependant totalement silencieux à ce sujet, et préfèrent remarquer que « les mentalités sont en train de s'ouvrir », et que « de plus en plus ça ne se ressent plus ».
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3.3.2. L'entreprise, un terrain conflictuel original
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L'économie moderne du Bénin, avec le secteur privé formel, peut se concevoir comme la pointe d'un iceberg: possédant à première vue sa propre cohérence, isolée mais en contact avec les éléments extérieurs, elle n'en est pas moins le produit d'un ensemble de normes et de pratiques plus vaste et plus complexe qu'il ne se donne à voir de prime abord. L'entreprise agit donc comme une sorte de laboratoire social où sont mises en concurrence des visions du monde et des rapports de forces différents. Mais si elle possède des contradictions, celles-ci peuvent aussi nous renseigner sur ce que tous ses membres en attendent, sur son potentiel positif de transformation pour la collectivité. Il existe donc des points de tension qu'il convient de localiser. Par exemple, les difficultés des salariés à s'engager dans une dynamique collective positive semblent venir en partie du sentiment que la compagnie ne leur appartient pas, que c'est une structure en quelque sorte extérieure à leur personne, qu'ils n'ont pas de contrôle sur son devenir. Dans le commerce, on nous déclarait ainsi: « c'est l'entreprise de M., c'est pas la mienne, alors pourquoi se tuer à la tâche? ». Il est vrai qu'un nombre significatif de nos répondants sont par ailleurs propriétaires, comme nous le verrons dans le chapitre suivant: « le Béninois, il aime aussi acheter sa parcelle, alors qu'à Abidjan on vit au jour le jour », « lorsqu'un Béninois travaille, il faut qu'il construise ». L'idée que posséder son propre toit équivaut à une forme d'intégrité individuelle est même tout entière contenue dans cette déclaration émanant d'un ouvrier: « je suis propriétaire de moi-même ». Utiliser le téléphone du bureau à des fins personnelles, laisser la climatisation en marche la nuit, conduire à tombeau ouvert un véhicule de fonction, détériorer le matériel informatique: autant de petits indices observables régulièrement qui montrent que les outils de travail ne sont pas perçus comme une extension du travailleur. Ces réflexes, que l'on retrouverait aussi dans la fonction publique d'après certains, ressortiraient d'une vision éminemment restreinte de ce qui est privé: ce 60
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que l'on ne possède pas en propre appartiendrait à tout le monde à la fois, ou à personne en particulier. Par sa diversité, l'entreprise bouleverse en outre les frontières des groupes que l'on considère comme naturels: hommes et femmes de tout âge et de toute origine se retrouvent à collaborer ensemble dans le cadre de relations d'autorité parfois inversées par rapport à leur vie privée. Passer d'un univers normatif à un autre dans la même journée peut donc créer des frictions. L'âge, par exemple. Nos entretiens mettent en exergue un conflit générationnel ancré sur trois lignes de fracture. Premièrement, l'opposition entre des valeurs « traditionnelles » de respect des aînés et l'accent mis sur le mérite par l'entreprise: « nous sommes dans une culture où le plus âgé exige le respect de toi », « l'âge est respecté ici, les cheveux gris ça aide », « au Bénin, même si une personne a un mois de plus, on lui doit le respect ». Deuxièmement, le fait que la majorité des employés soit effectivement relativement âgée par rapport à la population nationale, comme nous l'avons vu dans le chapitre précédent. Troisièmement, l'acception d'une notion d'ancienneté reliée au temps que l'on a passé dans sa compagnie, en apparence indépendante de l'âge proprement dit. À quoi l'on pourrait ajouter qu'un individu peut aussi être « aîné social » par son diplôme ou sa seule place dans l'organigramme. Relever une faute professionnelle pourrait donc selon les cas actualiser tous ces critères à la fois et être perçu comme un manque de respect. Pour plusieurs cadres âgés de 40 ans et davantage, les jeunes seraient de plus en plus « escrocs », il y aurait une « génération de perdue », avec des nouveaux arrivants sur le marché du travail motivés par le seul appât du gain au prix du moindre effort 5. Certains affirment trouver « injuste », quant à eux, surtout dans les métiers techniques, que l'embauche de recrues fraîchement diplômées signifie inéquité et 5
Ces perceptions ne sont pas propres au Bénin. En France, les jeunes aussi « désorientent les entreprises »: « on les juge impatients, opportunistes, prêts à zapper d'un emploi à l'autre pour pousser leur carrière. On leur reproche en même temps de s'économiser, de compter leurs temps, d'être une ''génération 35 heures'' » (Humbertjean 2009, 170). 61
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privilèges d'office, au détriment de l'expérience acquise en interne: « ça ne suffit pas d'être vieux! ». Chez les jeunes avec lesquels nous avons pu échanger, par contre, l'idée selon laquelle la génération qui tient actuellement les postes à responsabilités doit céder la place a ses partisans, puisque la situation du pays serait de leur fait. De même, ceux qui seraient trop anciens dans l'entreprise auraient « des problèmes de comportements liés à ça ». Un conflit social pourrait alors faire apparaître une division entre générations au sein du personnel: « les vieux disent que la rémunération doit être proportionnelle à l'ancienneté. C'est leur seule façon d'avoir plus. Ils sont paranos alors que dans la réalité tout le monde vit la même chose ». Ces attitudes et ces perceptions correspondent de fait à une double réalité. Dans le diagramme n°8, nous avons présenté l'ancienneté des employés de notre échantillon dans leur compagnie en fonction de leur âge. On remarque très nettement un fossé entre ceux qui y sont depuis moins d'un an, un ou deux ans, voire même trois ou quatre ans, et dont les courbes se confondent presque, et ceux qui y sont depuis cinq ans et davantage. On a d'un côté un groupe ―les moins de 39 ans, et surtout les plus jeunes― qui semble chercher une place sur le long terme dans l'entreprise, et d'un autre un groupe ―les plus de 40 ans, et surtout les plus vieux― qui accapare presque tous les postes stables. Autrement dit, quelque part dans l'histoire du secteur privé formel au Bénin, toute une cohorte d'individus a pris possession des emplois disponibles, et ensuite, faute de roulement du personnel ou d'élargissement de l'offre, les candidats suivants se sont retrouvés dans une sorte d'impasse. La conséquence de ça, c'est que le prix du ticket d'entrée dans le secteur privé a augmenté. Les nouveaux arrivants sur le marché du travail, qui se comptent par dizaines de milliers chaque année (Okoko 2005), ont dû recourir à d'autres stratégies pour faire face à la concurrence externe mais aussi interne et accéder à cette ressource rare qu'est l'emploi formel. Pour ce faire, les jeunes Béninois se sont engagés dans une course au diplôme, un phénomène très bien identifié dans le diagramme n°9, qui distingue, en fonction de leur âge, d'une part les 62
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titulaires d'un diplôme du primaire (CEP) et du secondaire (BEPC, Baccalauréat), et d'autre part ceux de l'enseignement supérieur (BTS, DEUG, CAP, Licence, Maîtrise et autres). C'est cette pression que les anciens redoutent aujourd'hui, particulièrement dans les secteurs à dominante manuelle où les employés qui sont dans leur entreprise depuis 5 ans et plus représentent près des trois quarts des effectifs. 60
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Diagramme n°8 (gauche): Répartition par âge des répondants au sondage (en % de chaque catégorie d'ancienneté) Diagramme n°9 (droite): Répartition par diplôme des répondants au sondage (en % de chaque tranche d'âge)
Les rapports de sexe, pour leur part, peuvent être une source de tensions ouvertes ou souterraines de deux ordres. Il y a, premièrement, le même décalage que pour l'âge entre les normes traditionnelles et les normes d'efficacité économique en vigueur dans les entreprises. Les femmes seraient en effet « écrasées » par les hommes au Bénin: c'est toute l'idée du « chef de famille », de la polygamie et du passage de l'épouse dans la fratrie de son mari, une réalité intime qui a son pendant économique avec leur prédominance dans le secteur informel et leur mise en minorité dans le secteur formel. Plusieurs de nos interlocutrices font ainsi état de la difficulté d'affirmer leur autorité en milieu de travail dans ce contexte: l'une évoquait des « prises de bec » régulières, l'autre la délicate gestion « d'hommes béninois carrés », ailleurs on trouvait que « les hommes 63
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n'aiment pas que les femmes s'organisent », voire que « les hommes, c'est dans la jungle », ou plus simplement que ne pas pouvoir aller négocier autour d'une bière est un désavantage dans la pratique de son métier. Mais ces opinions sont à pondérer en fonction des secteurs et des proportions respectives de chaque sexe que l'on y trouve: comme nous avons pu le voir dans le tableau n°1 en début d'ouvrage, les femmes sont presque absentes de l'industrie mais légèrement majoritaires dans les banques. Ainsi, la pression qui en découle varie. 100
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Diagramme n°10 (gauche): Répartition par sexe des répondants au sondage (en % de chaque PCS niveau 1) Diagramme n°11 (droite): Répartition par âge des répondants au sondage (en % de chaque sexe)
Les diagrammes n°10 et n°11 mettent en valeur les écarts entre les hommes et les femmes en matière d'âge et de profession. On constate d'un côté que, si les femmes ont plus de chances de travailler dans le secteur privé pendant qu'elles sont encore jeunes, leur proportion chute passée la trentaine. En même temps, elles sont davantage susceptibles d'être mieux représentées parmi les employés de bureau et de commerce, puis à l'autre bout du spectre, parmi les cadres. Ces deux états de faits cumulés, c'est un peu comme ci, en quelque sorte, elles arrêtaient leur parcours professionnel en début de carrière, peut-être pour s'occuper de leurs enfants, et qu'une minorité d'entre elles reprenaient plus tard le fil à des niveaux plus élevés. Le deuxième ordre de tension possible relève du corps même de l'employée, et est 64
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d'ailleurs en partie congruent avec le point qui précède. On ne saurait s'attarder ici sur le problème du harcèlement sexuel, à cause de la rareté des informations que l'on a obtenues à ce sujet, mais il est à craindre que ce silence soit une forme d'auto-protection ou de validation implicite d'une certaine normalité. Par contre, quelques répondantes se sont exprimées au sujet de la maternité et de la parentalité. La peur de perdre son emploi en tombant enceinte semble ainsi bien présente: « dès qu'on chope une grossesse, le patron commence à s'énerver parce que ça retarde le boulot », « on se fait lorgner! Oh lalalala, je suis enceinte, comment je vais le dire? », à tel point que le stress causé aurait mené à des fausses couches. D'un autre côté, l'absence d'infrastructures de transports et le coût de la prise en charge des enfants empêcheraient certaines de s'investir pleinement dans leur poste à cause de leurs responsabilités familiales. Une petite curiosité maintenant: dans le courant de la recherche, nous avons pu constater qu'il existe une différence significative entre les modes d'expression de chaque sexe. En entretiens, les femmes se sont généralement montrées plus circonspectes que les hommes, plus en retrait aussi, tendance qui a par la suite été confirmée au niveau du sondage. À toutes les questions sans exception traitant des perceptions sur le milieu de travail et la trajectoire professionnelle, les femmes ont en effet davantage eu tendance à répondre « oui, plutôt » ou « non, plutôt » que les hommes, très polarisés. Cette pondération permanente, dans un contexte aussi concurrentiel que l'entreprise béninoise, peut représenter, d'après nous, un atout à valoriser pour les gestionnaires d'entreprises. Sur le plan des rapports inter-ethniques enfin, là encore nous avons fait face à une prudence apparente qui pourrait peut-être cacher un problème de fond, surtout avec les catégories socio-professionnelles les plus basses, du genre: « on se chahute, mais c'est juste une blague. … Toi tu t'habilles comme ça parce que tu viens de là, etc. ». Au niveau de la direction, le son de cloche était en effet autre: ici on avouait rencontrer des conflits entre employés d'origine différente, mais qui seraient reliés à un « problème d'éducation », là on évoquait des 65
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bisbilles entre représentants du personnel à la table de négociation avec le patron, et ailleurs un directeur des ressources humaines allait jusqu'à déclarer: « [les conflits] ça ne manque pas. Il y a de la jalousie régionale, tous les jours ça arrive, des menaces. … Un père de famille, c'est normal qu'il affectionne un enfant plus qu'un autre, mais dans l'entreprise, il faut quand-même le camoufler un maximum ». Mais si tensions il y a, on n'est pas dans l'affrontement d'identités monolithiques, car à la question « quelle est la langue dans laquelle vous vous sentez le plus à l'aise pour vous exprimer? », un tiers des répondants au sondage a coché plusieurs idiomes à la fois, suivi du français pour un autre tiers. C'est donc sans doute davantage les frontières des réseaux sociaux de redistribution qui rentrent ici en ligne de compte. Toujours est-il qu'au sein des membres du CIPB, qui ne sont pas des entreprises individuelles et qui sont le plus souvent dirigées par des cadres étrangers, ces problématiques interethniques ne vont pas jusqu'à paralyser l'organisation.
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4. L'ENTREPRISE ET L'EMPLOYÉ La relation entre l'entreprise et l'employé est lourdement chargée de sens, tant symboliquement que matériellement. Son principal écueil est de trouver un équilibre entre organisation et individualité. En nous penchant sur la gestion de l'entreprise, le parcours professionnel de l'employé, et finalement sur le lien financier qui lie les deux parties, on doit pouvoir être en mesure d'identifier les fondamentaux de cette relation et de proposer des pistes de réflexion pour l'améliorer.
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4.1. LA GESTION DE L'ENTREPRISE L'entreprise est une communauté humaine avec ses propres tensions et contradictions, et ne se résume en aucun cas à un simple agrégat comptable. Il existe ainsi des normes et des procédures en son sein qui ont pour objectif de promouvoir une collaboration à la fois tournée vers l'efficacité économique et soucieuse de maximiser le profil de chacun de ses employés. Cependant, ces normes et ces procédures ne sont pas toujours appliquées systématiquement. Il en découle de nombreux problèmes qui affectent les perceptions et les pratiques de tous les acteurs. 4.1.1. Le recrutement Le secteur privé formel béninois serait caractérisé, d'après un nombre significatif de nos interlocuteurs, par un mode de gestion relativement peu soucieux des carrières individuelles et de la vie collective des employés, et même, à entendre des patrons, par quelques responsables des ressources humaines (RH) qui « se prendraient pour des rois » et auraient des « effets désastreux »: « certaines entreprises n'ont pas de département RH en propre et rajoutent des responsabilités à certains cadres pour s'en occuper », « en plus il n'y a pas de RH dans la société, mais toute entreprise qui n'a pas de RH court à sa perte! », « le plus gros employeur a toujours été l'État, donc il y a cette vision des RH purement administrative qui déteint sur le privé », « les Anglo-
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saxons … ont apporté les concepts humanistes [dans les RH] … Côté francophone, cette sensibilité-là n'est pas bien partagée ». Les cabinets spécialisés semblent faire un constat du même ordre: s'ils rencontrent une demande, ce serait surtout pour des prestations simples comme le suivi des salaires et des contrats, d'où la difficulté de développer une offre plus complexe: « on se bat pour que la formation prenne! ». Quant aux recrutements, l'étroitesse du marché du travail formel et la mauvaise conjoncture internationale limiteraient les perspectives de croissance trop optimistes. Rares, il est vrai, sont les gestionnaires et les employés à avoir insisté devant nous sur le fait qu'une véritable politique des ressources humaines soit la norme dans leur compagnie ―des références auxquels cas qui sont citées jusque chez leurs concurrents et que l'on peut compter sur les doigts d'une main. Mais cette situation qui nous est rapportée ici est-elle une adaptation à des nécessités locales ou la cause de problèmes desservant l'entreprise et ses travailleurs? En l'abordant à la source, autrement dit au processus de recrutement, on doit pouvoir mettre au jour ses fondamentaux et répondre à cette question. L'embauche a un impact important dans la bonne marche d'une compagnie: elle détermine l'adéquation entre les besoins de celle-ci et le profil de ses collaborateurs, donc la productivité et l'attachement éventuels de son personnel. Avec la sélection des candidats, elle peut se faire de deux manières, en tout ou en partie et concurremment ou à l'exclusion l'une de l'autre: premièrement, à travers un processus public standardisé (publicité de l'offre, tests, entretiens, etc.) en interne ou en externe, et, deuxièmement, sur la base de contacts et/ou de relations de confiance pré-établis. Quant au choix de la démarche, il répond à des intérêts variés: qui prend la décision de pourvoir un emploi? Est-il sensible? Qui s'occupe concrètement d'en trouver le futur titulaire? Pour quels coûts et quels délais? A-t-on un service à rendre à une connaissance? etc. Occupant seulement 3% des actifs au Bénin (Walther 2006, 11 et 49), le secteur privé formel a, a priori, le choix de la qualité,
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mais « la réalité est que les réseaux relationnels et le parrainage sont souvent privilégiés » (Zanou 2008, 14). Pourquoi? Dans la foulée du chapitre qui précède, on peut avancer plusieurs explications. D'abord, le parrainage peut être mutuellement bénéfique grâce à, d'une part, la mise en valeur et la rémunération du capital social du parrain comme du parrainé ainsi que la création d'un rapport de contrôle pour le premier et d'obligation pour le second, et d'autre part l'établissement de liens d'affaires privilégiés pour les cas où le parrainé est recommandé par un client ou une personnalité en vue. Ensuite, en choisissant un individu dont on connaît la valeur, le cursus, la probité, on cherche au moins à se prémunir contre de possibles désagréments futurs, ce qui se révèlerait particulièrement pertinent pour les postes à responsabilités. En ce qui concerne, enfin, les positions subalternes en particulier, ce peut être aussi un moyen d'éviter d'engager un investissement en argent et un investissement en temps que l'on estime peu justifiés. Mais c'est surtout la part de subjectivité qu'il faut chercher à comprendre quand on parle de parrainage. Car comment en évaluer la moralité si ce n'est en fonction de la sensibilité de chaque individu? Et comment déterminer la nature du phénomène? A-t-on affaire à la même chose quand le « piston » concerne un stage, un contrat à durée déterminée ou un contrat à durée indéterminée? Ou quand il s'agit seulement de recevoir un curriculum vitae par rapport à une embauche directe? Il existe en pratique un continuum, en matière de recrutement, entre l'idéal méritoire et le jeu des rapports sociaux. Quelques exemples permettent d'en comprendre la subtilité. Une femme, dans les services, dont l'une de ses amies avait vanté les mérites à son directeur, a pu passer une entrevue et être embauchée par la suite. Dans au moins deux autres cas, c'est en faisant des missions de sous-traitance pour une compagnie que des relations de confiance ont été construites avant l'intégration, et pour un troisième homme, c'est à la suite d'un simple stage où il avait été dépêché chez un client. Un ouvrier de l'industrie avouait de son côté que c'est son oncle qui l'a fait rentrer directement 69
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chez son employeur actuel. Dans les transports, c'est encore grâce à des liens familiaux, mais cette fois qui ont permis de faire le pont entre une compagnie et son concurrent: « arrivé au village, je lui ai posé le problème. Il m'a dit qu'il va voir ce qu'il peut faire. … Ce quelqu'un-là est de notre milieu ». Ailleurs, c'est un cadre qui a pu passer les tests de sélection: ses parents connaissaient le président du conseil d'administration. Et là, c'est un travailleur manuel dont le frère était le chauffeur du directeur. Ou encore, « un Blanc comme [nous] » qui, en partant, a organisé une rencontre entre son employé et un autre patron dans un hôtel chic du centre de Cotonou, « comme font les Blancs ». Évidemment, tout le monde ne possède pas de contacts initialement et le hasard ne corrige pas toujours ce déficit: « je n'avais aucun parrainage à espérer », « j'ai essayé de devenir ami avec mes profs à l'université mais ça n'a pas trop marché ». D'autres sont au contraire littéralement pris par la main, ce qui ne les favorise pas toujours: un responsable des ressources humaines s'étonnait ainsi qu'à plusieurs occasions, de jeunes candidats soient venus accompagnés de leurs parents qui se proposaient de passer l'entretien de sélection à leur place. Mais de nombreux salariés s'entendent pour dire que ceux qui doivent leur embauche à leurs relations ―à quel degré, ce n'est pas clair― sont en général moins performants à leur poste que ceux qui passent à travers un processus public: « ces gens sont parrainés et pas suffisamment intelligents. … C'est difficile [pour eux] par moment sur certains dossiers d'être objectifs », « je veux que tu me recrutes un chargé de programme mais mon gars c'est un chauffeur. Mais les tests parlent! », « ils ne sont pas du tout qualifiés ». Ils prendraient ainsi moins de risques de peur de déplaire à leur mentor et se sentiraient moins imputables. Une dernière stratégie, enfin, consiste à identifier en amont un travailleur exceptionnel ―« quelqu'un qui avait tapé dans l'œil [sic] »― et à le « débaucher » de sa compagnie en offrant une rémunération plus avantageuse. En effet, « le milieu des affaires au Bénin, non seulement c'est petit mais les gens se parlent entre eux. … Tous les coups sont 70
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permis ». Un directeur voyait même son entreprise comme un « réservoir de main d'œuvre » pour ses concurrents et disait avoir mis en place une politique ayant pour but de « se focaliser sur les quelques personnes de grande qualité dans chaque département et d'essayer de les garder ». En conséquence, être recruté par l'intermédiaire d'un cabinet spécialisé ―parce qu'« aujourd'hui honnêtement ces cas sont rares »― est prestigieux. Même si « les entreprises veulent des super stars », le temps et l'effort (tests, entretiens) requis apparaissent comme un gage de sérieux aux yeux des postulants: « ici on ne fait pas du n'importe quoi. … C'est une entreprise responsable, c'est une entreprise crédible ». Deux cadres s'estimaient ainsi fiers d'avoir été en « pourparlers » longs de plusieurs mois avec leur futur employeur. Ceci étant dit, les responsables des ressources humaines sont les premiers à vouloir garder la porte ouverte à toutes les opportunités, l'un d'entre eux nous ayant même fait un clin d'œil en affirmant qu'il passe essentiellement par des cabinets de recrutement, quand pour un autre, « à un certain niveau il faut être coopté. On ne peut donner des postes de responsables qu'à des gens qu'on pratique mieux ». Certains salariés sont très conscients de cela: « les pistons dans la boîte, c'est à un haut niveau. Je vois mal comment je pourrais faire pour aider un ami à rentrer ». Et, même, « les recrutements avec les tests et tout, c'est pour les cadres! ». Les acteurs du secteur privé formel béninois sont dotés de façon inégalitaire en capital social (relations) et se répartissent en conséquence sur une échelle de possibles en termes de recrutement, qui voit les uns capables de donner, les autres de recevoir, et une minorité relativement exclue de ce cycle de transactions. Cependant, la tendance est à la valorisation des positions déjà élevées: les cadres sont plus à même d'échanger dans la monnaie de prébende et d'en bénéficier que les employés de bureau et les ouvriers. Ils peuvent donc doubler leur mise sur le plan symbolique en passant à travers un processus de sélection public standardisé, de haute valeur à cause de sa rareté, qui vise pourtant précisément à lutter contre les effets néfastes du parrainage. 71
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Les opinions personnelles se répartissent ensuite en fonction de cette échelle de dotation en capital, de la position des répondants dans l'organigramme de la compagnie, et de ce qu'ils perçoivent comme ressortissant de privilèges indus ―en somme, de là où ils placent la limite de l'acceptable et de l'inacceptable, qui est subjective. On trouve donc des travailleurs qui critiquent le recrutement par piston de leurs collègues tout en ayant reçu eux-mêmes une forme d'aide extérieure, fût-elle minimale, et d'autres qui appellent de leurs vœux à la mise en place de normes impersonnelles d'embauche, peutêtre plus faute de contacts que par souci d'efficacité pour la collectivité. Cette économie sociale est un peu au secteur privé formel ce que l'informalité est à l'économie nationale en général: en cherchant à courtcircuiter les modes de contrôle institutionnels, on réalise un profit à court terme en accord avec sa place dans la société et on se préserve d'une forme d'insécurité découlant de l'intrusion d'outils collectifs dans ses propres logiques de redistribution et d'obligations. Les départements des ressources humaines ou les personnes qui en ont la charge ne sont donc pas à l'origine de cette dynamique: tout au plus la reproduisent-ils en ouvrant la porte à ne serait-ce qu'un seul parrainage. Cependant, certaines compagnies se sont déjà résolument engagées dans voie d'un recrutement transparent, et leur réputation n'est plus à faire, et les membres du CIPB dans leur ensemble lui doivent aussi leur efficacité. Il reste toutefois du travail à faire pour sortir de cette croyance que le mérite seul ne récompense pas et qu'il faille tirer les ficelles de son réseau social et familial pour se placer en société. C'est une démarche certainement coûteuse financièrement et qui peut amener à choisir de mauvais candidats ici et là, mais sur le long terme, c'est la seule, à notre avis, qui puisse permettre d'envoyer le signal clair que l'entreprise s'impose à elle-même les règles qu'elle édicte pour ses employés. Il s'agit, en somme, de transformer la théorie en pratique totale.
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4.1.2. L'organisation du travail
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L'existence de normes et de procédures de contrôle strictes vise à maximiser la productivité et à minimiser les problèmes d'origine humaine. Toutefois, leur application ne va pas forcément de soi: elle découle d'une démarche verticale qui trouve son origine au niveau de la direction et peut être remise en cause à chaque échelon de la hiérarchie. Le cas échéant, les formes de résistance rencontrées sont la plupart du temps souterraines ―le retard en est une, parmi celles que nous avons vues au chapitre précédent―, mais on en trouve aussi des ouvertes, comme lorsque le bien-fondé de ces normes et procédures est contesté, par exemple. En entretiens, des patrons s'étendent abondamment sur la nécessité de sécuriser chaque étape du travail: « ici tout est mis sur papier, ça a le mérite de définir les règles du jeu », « toutes les commandes je les signe », « une solution consiste à être le plus précis possible quand on donne une consigne. Au lieu de dire ''je veux un état financier de la compagnie'' à son comptable, il faut préciser les colonnes que l'on souhaite, tout dans le détail. Toute demande doit être contractualisée ». Dans d'autres cas, en limitant les contacts interpersonnels, on peut aussi éviter de se retrouver à devoir argumenter ou négocier, comme dans le cas du respect de la ponctualité avec les pointeuses, ou du versement des salaires, des primes et des heures supplémentaires: l'informatique semble à cet égard apporter une petite révolution avec le virement bancaire. Le corolaire de cet encadrement est de se tenir prêt à appliquer la discipline en cas de manquement: « je les ai vraiment secoués! », « ils savent qu'on peut leur taper dessus ». Il y a pour ce faire une série d'outils graduels, comme la demande d'explication, la sanction à caractère disciplinaire (suspension temporaire ou même affectation dans un bureau de l'arrière pays), et le licenciement. Mais le personnel n'est pas passif dans ce processus, et les directeurs en sont conscients, en conséquence de quoi une certaine flexibilité trouve aussi sa place: « ici, c'est vraiment ''comment contourner les procédures?'' », « les 73
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Béninois ils aiment bien qu'on les associe », « ''je veux être associé'', c'est leur défense pour dire qu'ils ne veulent pas prendre des risques et qu'en plus il y a des formes à respecter dans la transmission des consignes », « s'il y avait une badgeuse, ça n'empêcherait pas le type de dormir. Ici, c'est plus basé sur la confiance ». Si la rigueur a ses partisans parmi les employés, il semble que ce soit davantage au niveau des cadres: « il faut respecter les procédures », « c'est inconcevable que quelqu'un qui a fait des études ne respecte pas la norme! », « il y avait un formalisme très important là-bas et j'ai beaucoup appris grâce à ça ». Mais elle serait à l'origine d'un stress occasionnel. Un chauffeur et un groupe d'ouvriers, que nous avons déjà présentés plus haut, nous expliquaient ainsi respectivement que, pour le premier, la politique de « tolérance zéro » de son entreprise risquait de le pousser encore plus à commettre une faute, et, pour les seconds, qu'ils feraient face à du « harcèlement » sur la chaîne de production la nuit pour ne pas dormir. Ceux-là même qui, d'après la direction, refuseraient de porter des casques de protection car ils n'y verraient qu'une forme d'imposition. Pour un représentant syndical, l'insécurité ambiante dans le monde du travail pousserait de fait les travailleurs à « tout subir » à ce niveau. Ailleurs, un chef d'équipe s'étant vu « infliger » une demande d'explication et ayant « écopé » d'un avertissement pour une faute commise par un de ses collègues disait ne pas comprendre en quoi il était responsable de ses « subalternes ». Enfin, les « politiques d'assainissement » ayant parfois cours dans certaines structures suscitent un malaise évident: « il n'y a eu que de la frustration la première année », « tout le monde dans sa vie a au moins déconné une fois! ». Ces critiques ne cachent pourtant pas l'essentiel: le secteur privé a besoin de créer de la prévisibilité en interne, de la certitude, en conséquence de quoi les normes et les procédures de contrôle doivent viser tous ses acteurs, des directeurs aux ouvriers. La difficulté d'avoir un consensus sur la logique-même de ces dernières vient donc probablement du fait qu'en bas de la hiérarchie, la marge de manœuvre 74
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officielle des employés est limitée dès le départ, tandis qu'en haut, les cadres ont plus de responsabilités et donc plus de moyens, et peuvent à la fois bénéficier de l'application des règles et de leur contournement. Certains individus trouvent ainsi difficile, dans ce contexte, de faire valoir, non seulement leur droit à l'erreur, mais aussi leur droit à l'aînesse sociale, sans pouvoir rentrer dans des rapports de négociation à leur convenance et s'accorder des libertés pour mieux marchander leurs différents types de capitaux. On retrouve ici encore ce conflit entre recherche d'épanouissement personnel et souci du profit collectif que nous avons commencé à mettre au jour. Ces positions variées ne sont pas nécessairement mauvais signe cependant: le débat participe des stratégies d'agencement de chacun dans un cadre relativement rigide qui n'a pas d'équivalent dans la société béninoise en général. Mais il est clair que ses enjeux ne sont pas à prendre à la légère: ce n'est qu'en encadrant le plus possible l'organisation du travail et en mettant en place à tous les échelons des moyens de vérification, après un effort de pédagogie constant, que la finalité de l'entreprise pourra être acceptée sur le long terme, et peutêtre même intériorisée. Autrement, le système récompense ceux qui maîtrisent déjà les codes de transactions impersonnelles et laisse de côté les autres. Maintenant, que pensent les employés de l'organisation du travail proprement dite dans leur compagnie? À savoir si celle-ci leur « facilite la tâche », les avis émis sont partagés: une petite majorité seulement (51,3%) se dit « plutôt » ou « tout à fait » d'accord, un score légèrement tiré vers le haut par les femmes (57,6% contre 49,5% pour les hommes). Les cadres, pour leur part, se distinguent plus clairement des autres PCS: ils sont 36,3% à répondre « non » tandis que les professions intermédiaires, les employés de bureau et de commerce et les ouvriers se trouvent assez proches entre eux avec respectivement 49,2%, 50% tout rond et 57,2% d'opinions négatives, ce qui affecte en conséquence les résultats par secteur économique, les travailleurs du tertiaire se considérant sans surprise comme les mieux lotis. 75
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Quand on demande ensuite aux enquêtés si « la charge de travail est bien répartie », la tendance est sensiblement identique, à la différence cependant que les cadres se distinguent encore davantage des trois autres PCS par une forme de consensus mou: près de 80% d'entre eux se placent dans les « oui, plutôt » et « non, plutôt pas », tandis que leurs collègues des niveaux inférieurs sont polarisés entre les deux extrêmes. Les résultats sont quasiment similaires quand on aborde la qualité des conditions matérielles, et même à propos du stress, bien que près de 64% de l'échantillon total trouve celui-ci plutôt ou tout à fait « acceptable ». Ce qui est frappant ici, c'est qu'au chapitre des conditions de travail, les salariés estiment dans l'ensemble qu'il y a des progrès à réaliser, tant dans l'organisation que dans la répartition des tâches ou dans le matériel, mais que cela n'affecte pas leur équilibre psychologique outre mesure: à tout prendre, ils semblent dire que leur emploi est relativement confortable. Par contre, quand on regarde dans le détail, on constate que les cadres forment un bloc à part face à leurs collègues, au sein desquels règnerait une inégalité de situation. Ceci vient valider l'idée que l'on évoquait précédemment selon laquelle les PCS basses ont plus de difficultés à s'agencer à la réalité de l'entreprise: on y rencontre une proportion significative d'individus satisfaits de leur environnement, et une autre tout aussi significative qui ne l'est pas. Un tri s'opère donc entre ceux qui trouvent leurs marques à l'intérieur des limites de leur poste, ou arrivent au contraire à les outrepasser pour en tirer des bénéfices personnels, et ceux se croient désavantagés. Le fait que les femmes se considèrent plus satisfaites de leurs conditions de travail que les hommes révèle par ailleurs que l'on touche précisément aux problématiques du statut social et des outils mis à disposition pour le valoriser dans le cadre professionnel, particulièrement saillantes chez les employés masculins.
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4.1.3. La communication La circulation des informations de haut en bas et de bas en haut a pour objectif de fluidifier l'organisation du travail. La manière dont elle s'opère dans les entreprises béninoises au sein desquelles nous avons réalisé cette recherche illustrerait cependant une tendance à la centralisation. On vient par exemple de voir qu'il est parfois nécessaire de coucher sur papier des échanges a priori simples entre le directeur et ses collaborateurs, là où l'on aurait ailleurs une seule consigne verbale. Avec cette méthode, le donneur d'ordre est capable de se référer dans le futur à un document qui tient lieu de preuve en cas de défaut de l'exécutant, et parce que l'on n'a pas complètement confiance dans la parole d'autrui, il cherche en outre à se protéger contre d'éventuels désagréments. Il ne s'agit donc pas d'écarter l'oralité, mais plutôt de l'encadrer. Mais nombreuses sont les personnes que nous avons rencontrées qui se sont plaintes de la lourdeur administrative qui en découle. La rétention d'informations et l'espionnage sont deux autres symptômes d'un problème dans la communication. Plusieurs patrons ont été très clairs à ce sujet: ils auraient leurs « oreilles » un peu partout dans la compagnie pour pouvoir anticiper les problèmes, quand d'autres se trouveraient pris au dépourvu: « on ne sait pas la moitié de ce qui se passe à l'usine ». Les plus jeunes d'entre eux essayeraient malgré tout de créer « une bonne ambiance », partant du constat que les employés qui se sentent valorisés sont plus à même de parler ouvertement à leur supérieur: « quand on est sympa avec les gens, quand on échange quelques mots ici et là, et qu'on se souvient de leur nom ou de leur surnom, ils tendent à donner plus d'informations ». De fait, les salariés, surtout au bas de l'échelle, semblent accorder une importance particulière à pouvoir établir un contact personnel avec le directeur de leur entreprise, puisque c'est un des seuls moyens à leur disposition pour limiter l'incertitude qui découle de leur position excentrée dans le circuit de la communication. En théorie, un employé de bureau ou un ouvrier a un supérieur qui est chargé de répercuter à 77
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son chef les éléments notables qui arrivent à son niveau: l'information fait son chemin jusqu'à la direction, qui utilise en retour le même canal pour transmettre ses consignes. En pratique toutefois, comme il est ressorti très clairement de nos entretiens et plus encore de nos discussions de groupes, les responsables de chaque échelon feraient leur propre tri dans ces informations avant de les faire remonter ou redescendre. En plus, comme les entreprises privées formelles au Bénin sont des structures comptant relativement peu d'employés (quelques centaines au maximum), un sentiment de proximité prévaut. On entend souvent le mot « maison » revenir. Plusieurs travailleurs expriment donc leur frustration que leur supérieur ne relate au chef que des éléments négatifs à leur sujet, ou ne leur transmette qu'une partie des directives: « c'est une mafia! », « ils sont dangereux! », « c'est des petits patrons! ». Tout cela crée en retour de la démotivation et de la défiance qui viennent alimenter un cercle vicieux. La centralisation de l'information est en somme une réaction à des interactions humaines saturées par des enjeux de pouvoirs et des intérêts personnels qui vise à réinjecter de l'ordre, du contrôle, dans une structure hiérarchique trop bruyante, dysfonctionnelle. Mais elle participe aussi de rapports au chef culturellement très codifiés, comme nous allons le voir dans le point suivant. Dans l'immédiat, le sondage permet d'illustrer nos propos. Quand on demande aux employés si « l'information circule, fluide et transparente », seulement la moitié d'entre eux agrée (50,2%), sans différence de sexe ou d'âge notable. Ceux qui répondent « non, pas du tout » en fonction de leur profession se répartissent comme suit: 8,1% chez les cadres, 18,2% chez les professions intermédiaires, 21,8% chez les employés de bureau et de commerce, et enfin un gros 32,8% chez les ouvriers. On voit donc que, plus grande est la distance entre la direction et le salarié, plus il y a de chances que ce dernier juge le circuit de la communication opaque et erratique, ce qui pose effectivement le problème du comportement des personnes qui se situent entre les deux et dont le rôle est de répercuter cette information d'un bord à l'autre de 78
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l'organigramme. Seulement 26% du total des répondants estiment ensuite ne disposer plutôt pas ou pas du tout « d'outils modernes pour échanger / coopérer », un faible taux qui suggère que, dans l'ensemble, si l'information n'est pas fluide et transparente, c'est bien les interactions humaines qui en sont la cause principale. La tendance reste vraie pour toutes les PCS, même si, à mesure que l'on descend dans la hiérarchie, le niveau de désapprobation augmente. Malgré tout cela, une grosse majorité de salariés (60,6%) affirment « savoir où va leur compagnie », autrement dit avoir au moins une idée générale des objectifs à remplir. Ce n'est pas un chiffre surprenant si l'on considère que c'est la base du travail en entreprise. Mais les réponses positives varient clairement d'un secteur à l'autre: 47,8% dans l'industrie, 55,3% dans les transports, 59% dans le commerce, 68,3% dans les télécoms, et rien de moins que 76% dans les banques et les assurances. Sans préjuger des spécificités évidentes de chaque cas, il semble donc que les méthodes de communication des objectifs auprès des employés du tertiaire gagneraient à être généralisées à l'ensemble des secteurs économiques considérés. 4.1.4. Les rapports hiérarchiques Nous avons vu, ici et là, dans les pages qui précèdent, différents éléments illustrant les rapports entre les patrons et leurs collaborateurs et, plus largement, les normes et les pratiques qui caractérisent communément les interactions d'individus de différents niveaux hiérarchiques: titres, vouvoiement, tendance à la centralisation, etc. Ces problématiques apparaissent peut-être plus clairement quand on se penche en particulier sur le binôme directeur-employé. En outre, parce que les entreprises qui nous ont ouvert leurs portes ―et en général les membres du CIPB― sont majoritairement dirigées par des étrangers, qu'ils soient africains, européens ou autres, les discours de nos interlocuteurs ont pu faire ressortir nettement les aspects culturels de cette relation.
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Dans nos entrevues, nombreux sont ceux qui s'accordent pour dire que le patron ne doit pas seulement être un simple gestionnaire, que sa responsabilité à l'égard des résultats de sa structure s'étend de la même façon au bien-être de tous les salariés, à l'exemple de ce technicien béninois et de ce directeur français: « être chef, c'est être capable de sortir les gens de la difficulté. On attend du chef qu'il vienne avec la solution », « le patron d'une entreprise en Afrique, c'est pas seulement le patron, c'est un peu le papa ». En conséquence, ce dernier aurait une autorité toute puissante: « ici c'est une société très hiérarchisée où le chef est souvent incontestable et incontesté ». Mais être « papa » implique de prendre tout le monde en charge, or la tendance est d'exclure certains de la communication, et ainsi d'être perçu comme étant injuste. Il faut donc éviter autant que possible la transposition entre vie privée et vie professionnelle. La contrepartie de cette position d'exception serait un manque d'imputabilité qui favoriserait les excès de comportement et pourrait même affecter toute la compagnie: « les patrons béninois, ils adorent donner des ordres », « je ne peux pas prendre de risque pour ma famille avec un dirigeant qui est un petit roi », « tout est permis [mais] si ça capote, c'est pour tout le monde », un fonctionnaire allant même jusqu'à dire, évoquant son « sacrifice », qu'il resterait dans le public pour éviter d'être « cassé » au cas où il se montrerait « trop bon » dans le privé. De fait, les témoignages d'une gestion au seul bénéfice des dirigeants et de leurs réseaux abondent, que résume cette analyse d'un responsable syndical dans les transports: « ils [les patrons] n'ont pas cette culture de voir l'autre comme un complément … [Ils] ne reconnaissent pas le mérite. … Les quelques rares entreprises qui résistent au Bénin sont des entreprises étrangères. … C'est la coordination, c'est cette culture-là qui manque ». Il émane donc de la base à la fois une pression pour que le haut s'investisse dans des cas individuels (résolution de différends, redistribution) et un appel au respect des procédures standardisées de la part du chef par ceux qui ne bénéficient pas de ses faveurs 80
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personnelles, un paradoxe qui place plusieurs expatriés dans la difficulté: « ils nous usent! », « je ne suis pas innocent mais je ne suis pas un Africain. … Je suis ici comme si j'étais en Australie! ». Ces derniers se concentrent donc davantage sur le cadre formel de l'entreprise, qu'ils connaissent mieux: « le patron expatrié, surtout le français, craint trop ce qu'on appelle loi [sic] », « moi, j'aime beaucoup les étrangers, si tu as un patron qui est étranger, il cherche la vérité, ce qui est sûr », « les dirigeants ici s'imposent des règles ». Mais cela semble créer une certaine frustration quand on juge la politique sociale de l'employeur trop maigre et le directeur peu réceptif aux réalités de chacun: on entend ainsi parler de « division pour régner », de « sauvegarde des intérêts [du siège] », de « méconnaissance du terrain », etc. Chez les cadres étrangers, une certaine circonspection serait de rigueur en effet. On dit faire attention à ne pas trop heurter les sensibilités locales, même si, en général, on trouve le Bénin et les Béninois accueillants et tolérants: « il faut faire preuve d'humilité dans sa pratique de la direction, on occupe certes une position différente mais l'arrogance est toujours mal perçue. … [Mais] les Africains mettent de toute façon les Européens sur un piédestal », « c'est sûr qu'il y a une barrière entre le patron blanc et l'employé noir. Il y a quand-même eu 150 ans de colonisation [sic]. … Leurs parents ont vécu la colonisation », « il y a un peu d'envie et de jalousie sur le statut expatrié, mais c'est normal d'avoir sa maison fournie quand on a en déjà une en Europe. Ceci dit, il ne faut pas être abusif ». Mais est-ce que « les dirigeants donnent envie de se donner à fond » pour autant, comme nous l'avons demandé dans le questionnaire? À un peu plus de 53%, la réponse est dans l'ensemble oui, un score faible qui s'explique d'après nous par la perception qu'il y a un déficit de médiation et de redistribution de la part de la direction. Pour preuve, plus on s'éloigne de cette dernière, et plus les réponses négatives franches (« non, pas du tout ») sont nombreuses: 5,5% chez les cadres, 18,1% chez les professions intermédiaires, 23,5% chez les employés de bureau et de commerce, et 44,2% chez les ouvriers, tendance qui 81
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impacte, comme on s'en doute, sur les différents secteurs économiques, exactement comme il a été dit de l'organisation du travail et de la communication précédemment. Aucune différence significative en matière d'âge ou de sexe n'est cependant à noter, à part que les jeunes et les femmes se trouvent moins polarisés que les hommes entre les extrêmes. 50 45 40
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Dirigeants 35
Régression exponentielle pour Dirigeants
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Hiérarchie
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Régression exponentielle pour Hiérarchie Resp. hiér. Régression exponentielle pour Resp. hiér.
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Ambiance collègues
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Régression exponentielle pour Ambiance collègues
10 5 0 Cadres
Prof. int.
Emp. bur.
Ouvriers
Diagramme n°12: Répartition par PCS niveau 1 des réponses « non, pas du tout » aux questions du sondage portant sur les rapports hiérarchiques (en % du total de chaque PCS niveau 1)
En considérant la hiérarchie dans son ensemble ensuite, on remarque la même dynamique en tout, à ceci prêt que les résultats sont un peu moins sévères: 54,1% des répondants la jugent en effet « stimulante ». Par contre, quand on se rapproche de la sphère d'influence personnelle de chaque employé, autrement dit quand on place notre focale d'observation sur leurs collègues ou leurs supérieurs respectifs, on constate que les répondants se montrent tout d'un coup nettement plus positifs, mais avec des écarts en fonction des PCS similaires à ceux des
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réponses que l'on vient de passer en revue. Par exemple, 82% des enquêtés affirment « s'entendre [plutôt ou tout à fait] bien avec [leur] responsable hiérarchique direct », et 82,6% jugent que « l'ambiance entre collègues est [plutôt ou tout à fait] bonne ». Cela corrobore parfaitement la teneur de nos entretiens mais montre aussi à quel point la compétition et les conflits sont en général euphémisés, souterrains, et donc insidieux. Le diagramme n°12 résume ces tendances de façon plus claire: il rassemble les « non, pas du tout » aux quatre questions précédentes en fonction des PCS des salariés, les colonnes mettant en exergue les taux obtenus pour chaque groupe de professions, et les courbes étant les moyennes exponentielles des réponses à chacune des questions. On peut ici voir de façon très visuelle que plus on descend dans l'organigramme, plus les perceptions négatives à l'égard des « dirigeants », de la « hiérarchie », du « responsable hiérarchique direct » et de « l'ambiance entre collègues » augmentent. En même temps, leur niveau relatif diminue à mesure que l'on se rapproche de l'employé lui-même: pour chaque groupe de colonnes par exemple, l'écart qui existe entre les deux de gauche (dirigeants et hiérarchie dans son ensemble, plus lointains) et celles de droite (responsable hiérarchique direct et collègues, plus proches) est en moyenne du simple au double, ce qui ressort de même entre les courbes du haut et celles du bas. Ces courbes permettent d'ailleurs d'inverser le raisonnement: les lignes pleines synthétisent d'un côté les taux de perception négative à l'égard des dirigeants et des responsables hiérarchiques directs (rapport d'imposition dominant) ―il est évident qu'elles se suivent presque―, et les lignes en pointillés, de l'autre, traitent de la hiérarchie en général et des collègues (rapport de collaboration dominant) ―et elles sont aussi grosso modo parallèles. On a donc un facteur distance-proximité et un facteur impositioncollaboration. Ce qu'il faut conclure de ces données relève en somme d'un fait élémentaire: moins on fréquente son interlocuteur et moins on échange 83
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avec lui, plus on est susceptible de s'en défier, et d'alimenter en retour par son comportement distance et rapports d'imposition. Or, bien que les réponses globales positives oscillent entre 53% et 82,6%, la répartition par profession met l'index sur des rapports hiérarchiques finalement peu efficaces en regard du climat social en milieu de travail. Ces résultats contrastent avec l'idée que l'entreprise est une sorte de « maison » comme on l'entend ici et là ―une perception qui est du coup plus de l'ordre du souhait que de la réalité. Pourtant, les compagnies au Bénin ont effectivement l'avantage d'être de petite taille, donc de pouvoir a priori promouvoir une politique de proximité au sein de leur personnel. Cela n'implique pas de renoncer aux attributs du statut social de chacun et à leurs codes afférents (titres, vouvoiement, etc.), ni de souscrire à toutes les demandes émanant de la base (redistribution), mais plutôt, simplement, de renforcer la communication à travers des normes et des procédures rigoureuses, systématiques et transparentes. La priorité serait ici de clarifier d'abord l'objectif de l'employeur et de montrer en quoi il rejoint les objectifs personnels des employés, puis d'adapter les rapports hiérarchiques en conséquence, au lieu de développer des relations frontales ou ambiguës qui apparaissent aux yeux des acteurs comme déconnectées d'une finalité commune. 4.1.5. Le conflit Plusieurs compagnies de notre échantillon ont eu, au cours de leur histoire, des blocages importants entre les représentants du personnel ―délégués et/ou syndicats― et la direction, voire des grèves. Certes essentiellement dans l'industrie et les transports, ces conflits n'en illustrent pas moins, de façon extrême, les contradictions qui existent entre la logique de l'entreprise et celle des rapports sociaux traditionnels. On aura compris, à travers les résultats du sondage, que les employés ne forment pas un groupe homogène: il y a parmi eux des lignes de fracture parfois profondes en fonction de leur PCS, de leur sexe, de leur âge, ou de leur secteur d'activité. Le fait, toutefois, d'avoir 84
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des représentants peut conformer au groupe une cohésion, une unité, quand des points de tension ayant trait à l'apport de changements émergent, par exemple sur l'évolution des salaires, l'informatisation de leur versement, la mise en place de procédures inédites dans l'organisation du travail, les publics ciblés par des programmes de formation continue, etc. Dans la mesure où les employés n'ont généralement pas accès personnellement au patron, les délégués et les syndicats ouvrent un canal de communication privilégié, et ils peuvent en conséquence profiter de leur monopole de la parole légitime pour initier de la nouveauté ou au contraire protéger des acquis, étant entendu que dans les deux cas leur bénéfice a priorité sur celui, plus abstrait, de l'entreprise dans son ensemble. Mais ce faisant, ils doivent produire une synthèse de toutes les opinions individuelles. Or le principe de l'aînesse sociale conduit à une forme de surenchère: les revendications des hommes, des anciens, et des plus âgés, à qui l'on doit du respect en priorité et qui ont des besoins supérieurs à leurs collègues pour pouvoir exercer leurs responsabilités en matière de redistribution, tirent donc celles des autres vers le haut. En outre, ces revendications semblent porter surtout sur des considérations d'épanouissement personnel, plus que sur les outils de travail, ce qui peut poser problème si les employés ne sont effectivement pas équipés comme il faut. Partant, une pression s'opère en interne sur les différentes catégories de travailleurs, pour laisser à ces aînés sociaux le soin d'incarner le groupe et de préciser ses « doléances »: « quand il y a quelque chose, on va voir les anciens ». Un jeune représentant syndical nous confiait à ce titre avoir été « ouvertement critiqué » pour son âge au cours des dernières élections, quand, pour un autre employé dans la vingtaine, obtenir un mandat de ce genre n'était même pas envisageable à cause de son manque de « compétences personnelles », selon ses propres termes. En somme, un peu comme en politique, la représentativité des délégués et des syndicats porte en germe un décalage entre les
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demandes qui sont formulées au nom du groupe et les intérêts variés de ses membres. Détenir un mandat pour le personnel confère par ailleurs un certain pouvoir dans le circuit de l'information et dans l'usage qui est fait de celle-ci: plusieurs directeurs se plaignaient devant nous, par exemple, que les délégués « ne font pas descendre [cette information], ils gardent ça pour eux et ça leur suffit ». Une bataille en règle semble aussi avoir lieu sur les chiffres à partir desquels les discussions sont menées, un patron déclarant par exemple avoir « fait face à un mur » quand il demandait quelle était « la base rationnelle des revendications » de ses employés: « pour eux, on dit tout ça forcément pour noyer le poisson. C'est ça qui me tue le plus! », alors qu'un syndicaliste se voyait au contraire « beaucoup plus basé sur l'objectivité » dans son approche, le problème venant d'après lui davantage du fait que « la direction a des données, mais [que nous] on n'en a pas ». Dans les services, un délégué abondait dans le même sens: « en tant que syndicaliste ou délégué, on n'a pas vraiment accès aux données, donc on fait nous-mêmes nos estimations ». S'il est vrai que, comme le dit l'adage, savoir c'est pouvoir, l'accès différentiel aux statistiques de la compagnie pousse probablement les représentants à compenser leur infériorité de position en utilisant des stratégies de pression alternatives, comme la « démonstration de force ». Mais il n'est pas dit qu'à armes égales les deux camps pourraient nécessairement trouver des terrains d'entente. En effet, la propriété des données détermine précisément les rôles de chacun: si la direction les partageait toutes, outre d'éventuelles fuites, c'est surtout sa propre légitimité qui serait mise à mal, puisque les salariés auraient la latitude de s'insérer dans la gestion de l'entreprise. Et l'information financière a ses règles de diffusion: il faut voir avec le personnel quelles données il veut, sachant qu'il ne peut pas les avoir toutes: chiffre d'affaires, résultats, charges, investissements, etc. Un autre facteur rentre en ligne de compte: il s'agit de la façon dont la codification du dialogue valorise ou dévalorise le capital symbolique 86
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de tous ceux qui sont assis autour de la table de négociation. Comme différentes logiques s'affrontent et que les enjeux peuvent être cruciaux, le protocole, la tonalité et le vocabulaire employé prennent une importance significative ―autrement dit, la forme impacte sur le fond. Ceci arrive quand un représentant du personnel demande au gestionnaire de reconnaître la situation d'égalité dans laquelle il est artificiellement placé devant lui et que ce dernier souhaite au contraire se distancer pour faire valoir ses compétences et son autorité particulières. Ainsi, d'aucuns, au niveau de la direction, trouvent qu'au sein des PCS basses, « l'agressivité » serait devenue beaucoup plus saillante que dans le passé, que l'on aurait affaire à des employés manquant de « respect » désormais: « c'est palpable d'année en année ». Un cadre s'insurgeait même: « pour eux, la négociation c'est ''je dis quelque chose donc ça doit arriver''! ». De leur côté, des ouvriers fustigeaient l'exclusion dont ils auraient été victimes lors d'un conflit passé: « les dirigeants d'alors n'avaient pas voulu obtempérer », « ils ont voulu l'imposer sans tenir compte de notre avis ». Un échange constructif émerge de fait rarement sans qu'une relation de confiance mutuelle n'ait été préalablement établie à travers des contacts réguliers et des actes de conciliation de part et d'autre. Plusieurs délégués du personnel disent par exemple éviter de prendre leur patron pour interlocuteur à cause de leur mauvais contact et préférer s'entretenir avec un cadre plus réceptif à leurs problèmes, qui pourra ensuite transmettre la teneur de leur rencontre en haut lieu. Un responsable des ressources humaines s'amusait à cet égard de « s'occuper de faire les bons offices » en ouvrant le dialogue avec eux cinq minutes avant l'arrivée du directeur dans la salle de réunion. Mais d'autres auraient démissionné avec fracas de leurs fonctions, ou bouderaient les séances de travail, estimant qu'on ne les écoute pas, quand ailleurs on semble tout bonnement désabusé: « les patrons savent tout ça, c'est juste qu'ils n'en tiennent pas compte, alors à quoi bon? », « on prie pour que le mandat finisse! ». 87
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En même temps, il existe au sein du groupe des représentants dans chaque compagnie une dynamique propre de concurrence ou de collaboration qui peut avoir une influence sur la nature des rapports avec la hiérarchie. Certains délégués se désolent par exemple d'être ostracisés parce qu'on les confondrait avec le syndicat, qui lui s'estime à l'occasion désavantagé par rapport à ces derniers dans sa capacité d'influence et de recrutement. Mais, parfois, on nous relate des cas où le syndicat aide les délégués et vice versa, pour transcender ensemble des « clans palpables ». En bout de piste, l'effet fédérateur d'un conflit social sur des salariés venant d'horizons divers et engagés dans des relations de concurrence n'est pas à négliger. Il créerait une histoire commune, une identité collective au moins temporaire face aux dirigeants: « nous sommes des frères », « ce sont des moments très forts », « même les cadres supérieurs étaient dans le mouvement! ». C'est un peu comme si l'on effaçait les tensions quotidiennes du travail pour repartir à zéro. La grève agirait là comme un véritable rituel: le champ des significations, des normes et des pratiques serait réduit à sa plus simple expression, l'individu s'effacerait devant le groupe, les différences de statuts seraient mises entre parenthèses, l'objectif d'une reconnaissance symbolique de l'entreprise serait affirmé, etc. Mais si le phénomène peut avoir un impact positif, ce n'est pas forcément pour tout le monde. Les membres de la direction font quandmême face à une éruption de violence symbolique ―et parfois physique dans le cas d'occupations de locaux― à laquelle ils ne sont pas toujours préparés, d'autant moins, comme il ressort de nombre de nos rencontres, qu'un sentiment diffus d'insécurité semble les animer à la base. En effet, d'un côté ils se trouveraient face à la difficulté légale de se départir de leurs collaborateurs les moins performants ―ceux-là mêmes qui desservent l'entreprise―, et, de l'autre, il existerait un risque permanent de harcèlement judiciaire, notamment après licenciement, auquel certains fonctionnaires corrompus prendraient part: « on est dans un pays de non droit », « les gens savent qu'on gagne de l'argent 88
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donc ils tentent leur chance », « on n'a pas leurs armes en tant qu'étrangers », « des gens montent des opérations de toutes pièces », etc. Par ailleurs, certains patrons disent « hériter » à leur arrivée de conventions collectives « défavorables », qui restreignent leur marge de manœuvre dans l'exercice de leurs fonctions. C'est donc en quelque sorte pris entre le marteau et l'enclume qu'ils auraient la responsabilité de désamorcer les conflits sociaux, tout en s'estimant limités dans leurs moyens d'action pour les prévenir. Si les conflits ont donc une chaîne de causalité complexe, on remarque toutefois que la question de la communication revient encore, à cause de son flux erratique et de son monopole entre les mains de quelques personnes seulement, que viennent alimenter toutes les problématiques de la rémunération de leurs différents types de capitaux. Or, cela n'est possible que lorsque le rôle de chacun n'est pas parfaitement précisé, normé et encadré, autrement dit lorsqu'il existe un espace même minimal dans lequel s'engouffrent les rapports de forces traditionnels. Le suivi de procédures rigoureuses pour chaque poste et à tous les niveaux semble ainsi être le seul mécanisme que l'entreprise peut produire pour limiter l'incertitude en son sein et favoriser un circuit de l'information efficace et transparent entre le haut et le bas de la hiérarchie, qui permette de désamorcer rapidement les tensions éventuelles. 4.1.6. La politique sociale L'entreprise n'est pas juste un lieu de production, elle est aussi une communauté humaine caractérisée par une histoire, une identité, et un devenir. À ce dernier titre, elle cherche à créer un sentiment d'appartenance en utilisant des mécanismes de rétribution et de socialisation. Ceux-ci prennent de nombreuses formes et se répartissent sur une échelle de valeurs en fonction de leur importance pour l'individu et pour le groupe: il peut s'agir d'une assurance santé privée, d'un mois de salaire supplémentaire, de primes, d'un accès facilité au crédit, d'une aide pour des funérailles, ou d'un soutien aux activités 89
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sportives et culturelles. Mais certaines structures organisent aussi des célébrations, des campagnes d'informations, des participations citoyennes, des journaux internes, etc. Par exemple, quelques unes offrent des « petits prêts » à taux zéro de 150.000 francs pour la rentrée à 600.000 francs pour d'autres besoins ici et là, voire des sommes représentant « quatre fois le net » remboursables sur 24 mois pour « s'équiper », ou encouragent l'obtention de crédits immobiliers, comme dans la banque. D'autres proposent des bourses scolaires pour les enfants des « travailleurs méritants ». En cas de décès d'un parent d'un employé, des sommes de 100.000 francs peuvent aussi être déboursées, éventuellement plus substantielles quand c'est un collaborateur luimême qui disparaît. Mais on a, encore, des cantines subventionnées, des services de transports collectifs, les fêtes de fin d'année ―banquets, Noël des enfants― ou celles du 1er mai, des dons de sang, des cours de musique, des équipes de football, des concours entre employés, des projets humanitaires, et ainsi de suite. Les politiques suivies varient en fonction du niveau hiérarchique des salariés, du mode de gestion de la prestation ou de l'évènement, de la taille de la compagnie et de son secteur d'activité. Mais des facteurs plus déterminants influencent le choix des priorités: la concurrence nationale et internationale (qu'est-ce qui existe ailleurs?), la politique du groupe (si la structure est une filiale), l'environnement institutionnel (en fonction des services fournis par l'administration du pays), le résultat des conflits passés (si des « acquis » ont été obtenus par le personnel), les ressources disponibles (qui déterminent une limite aux moyens à allouer), et sans doute la sensibilité des gestionnaires. Au Bénin, l'entreprise se trouve prise entre deux types de devoirs de solidarité contradictoires: celui de l'État, que nos interlocuteurs jugent unanimement déficient, et celui de la famille, extrêmement développé. Or, les salariés semblent attendre de leur employeur qu'il intervienne sur les deux fronts, en fournissant d'un côté un soutien en matière de santé, de retraite, ou de formation, entre autres, et de l'autre en intervenant dans leur vie privée par des aides financières, ou la 90
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présence de la direction à des funérailles, etc. C'est une attente qui tient tout à la fois d'un désir de protection de base dans un contexte marqué par la rareté de certains services, et d'un souci d'inclure dans son réseau social la communauté dans laquelle on travaille, avec tous ses moyens, pour chercher du capital symbolique qui puisse conforter sa position sociale. Mais deux questions interreliées se posent alors: jusqu'où aller dans ces formes de redistribution? Et surtout, sont-elles réellement efficaces? Les avis divergent. Au sein de la direction, on peut ainsi estimer que l'organisation d'activités extra-professionnelles est la seule façon « pour tous les employés de se retrouver tous ensemble », « que ça coûte peutêtre cinq millions mais c'est le prix pour avoir la paix sociale », que « c'est un moment de retrouvailles », ou même se dire « surpris de la bonne réception » qui est faite de certaines initiatives. À l'inverse, d'autres jugent qu'une « politique sociale » n'est pas nécessaire à cause du petit nombre de leurs employés, que le suivi des prêts requiert trop d'efforts pour « rappeler à l'ordre les gens », voire que le rôle d'une entreprise n'est ni de prêter de l'argent, ni d'en avancer: « ce n'est pas une banque! ». Las, un cadre lançait même en entrevue: « c'est toujours à la direction de proposer et de payer et d'organiser. Ils [les délégués] ne viennent jamais par eux-mêmes avec leurs idées. … ''Hop, c'est un dû'', puis après ils ne reconnaissent jamais ce qui a été fait! ». Chez les salariés, les opinions varient aussi. Les prestations de base comme l'assurance santé semblent les plus valorisées ―une femme seulement s'étant plainte « que les vitamines ne [soient] même pas couvertes ». Par contre, les fêtes sont déjà moins consensuelles, d'abondants commentaires positifs sur la commensalité avec le directeur côtoyant des critiques sur le côté superfétatoire d'une énième rencontre avec les collègues pendant le temps dévolu à la famille et aux amis. Quant aux montants des aides apportées par l'employeur à certaines occasions, il est sujet à mécontentement de la part de certains, à l'image de quelques ouvriers remontés contre leur direction, qui aurait
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donné une somme insuffisante pour prendre en charge les « 10-12 enfants » d'un de leurs « frères » décédé peu auparavant. Quatre questions du sondage permettent néanmoins, sur le plan des perceptions, de clarifier les dynamiques reliées aux mesures mises en œuvre pour promouvoir un groupe d'employés cohésif et attaché à l'entreprise. Ainsi, à savoir si cette dernière « a des valeurs avec lesquelles [ils se sentent] en accord », 80,2% des enquêtés répondent « oui, plutôt » ou « oui, tout à fait », un taux certes impressionnant mais qui cache à escient la nature des valeurs auxquelles il est fait référence ―traditionnelles ou modernes, elle sont également présentes dans le secteur privé formel béninois. Mais au moins cela montre-t-il qu'il y a une base de collaboration minimale entre les compagnies et leur personnel. En précisant davantage, la logique est la même quand on demande si l'« on se sent fier d'y travailler », à part que l'on touche cette fois plus directement à l'image de marque de l'employeur, étant entendu qu'il existe une corrélation entre fierté et rétribution symbolique: on obtient 73,5% de réponses favorables, un chiffre qui suggère que les entreprises ont une identité distinctive positive qui déteint sur leurs employés. Mais ce n'est toujours pas assez pour savoir si c'est à cause d'une politique volontariste de la part de la direction ou si c'est une conséquence de leur caractère unique dans l'économie béninoise, de leur rareté de fait. Il est à cet égard intéressant de noter que seulement 59,5% des employés estiment que « les gens comptent, sont considérés ». S'il reste un flou quant aux valeurs qui sont en jeu, ces réponses font ressortir une certaine tiédeur face aux marques de reconnaissance de chacun par l'employeur, qui peuvent pourtant être très simples: un merci, un encouragement, une félicitation en public, etc. On peut effectivement se sentir fier de travailler dans une compagnie à cause de sa réputation et de certains avantages qu'elle procure comme l'assurance santé, une retraite complémentaire, des prêts, etc., mais pour se sentir considéré, il faut se voir inclus dans un projet commun, il faut que la personnalité de chacun soit valorisée directement par l'organisation. Or, la façon dont 92
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une politique de redistribution et de socialisation peut encourager cela, c'est en développant les rituels et les lieux de rencontres extraprofessionnels, comme les fêtes, les activités sportives, les sorties culturelles, les journaux internes, les concours entre employés, bref, en réinjectant de l'humain par du non monétaire pour contrebalancer la rétribution financière et matérielle que l'entreprise procure en priorité. Cela apparaît plus nettement quand les répondants doivent juger si « les performances collectives [les résultats de l'entreprise] sont récompensées »: le oui n'atteint même pas la majorité, à 44,3%. Évidemment, il existe la possibilité de « récompenser » les performances collectives par une somme d'argent, comme une prime par exemple, mais ce faisant, l'aspect « performance collective » est en quelque sorte dissout, puisque le groupe ne peut pas se représenter à lui-même son succès en le célébrant en tant que groupe. Une politique sociale pertinente doit donc tenir compte des efforts réalisés, en même temps qu'elle doit les encourager, et non se limiter à des régularités qui, par nature, deviennent des « acquis » avec le temps. 100 90 80 70 60
Valeurs
50
Fierté Considération
40
Perform. coll.
30 20 10 0 Cadres
Prof. int.
Emp. bur.
Ouvriers
Diagramme n°13: Répartition par PCS niveau 1 des réponses « oui, tout à fait » et « oui, plutôt » aux questions du sondage portant sur la politique sociale de l'entreprise et l'attachement à celle-ci (en % du total de chaque PCS niveau 1)
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En se penchant plus en détails sur les réponses aux questions précédentes, comme le montre le diagramme n°13, on est aussi frappé de voir que les tendances sont en tous points similaires: plus on descend dans la hiérarchie, plus les taux de perceptions positives diminuent, ou, pour le reformuler autrement, plus on est excentré de la direction, moins on se sent en accord avec les valeurs de l'entreprise, fier d'y travailler, considéré, et récompensé pour les performances auxquelles on participe. Les ouvriers qui travaillent dans une usine à l'extérieur de Cotonou se distinguent ici spécialement des autres PCS, puisqu'ils sont littéralement isolés sur un lieu de production vis-à-vis du siège où les cadres, les professions intermédiaires et les employés de bureau travaillent en majorité. C'est la preuve qu'il manque un liant dans l'entreprise, que la politique sociale ne favorise pas assez la mixité, les échanges interpersonnels autres que purement professionnels ou simplement concurrentiels. Or, comme on le verra dans le cas des salaires en fin de chapitre, il n'y a virtuellement aucune limite à l'insatisfaction des employés quand il s'agit d'argent, puisque l'argent répond à des besoins, et que les besoins varient énormément en fonction des contraintes et des attentes de chacun. Les assurances, les retraites, les primes, les avantages en nature, les prêts, tout cela a un impact sur le sentiment d'appartenance des employés certes, mais un impact incommensurable avec les efforts fournis par les compagnies. Car le personnel a une approche coopérative de l'entreprise qui distord les perceptions des contributions sociales de celle-ci à son égard, puisqu'il se considère en quelque sorte comme un ayant-droit des bénéfices réalisés. Le risque est donc de créer l'illusion que ces mesures représentent un « ticket d'entrée », comme nous l'avons quelque fois entendu. Par contre, en développant les activités de redistribution et de socialisation à la fois structurelles et variables, on réalise un double bénéfice: on renforce la communication entre les collaborateurs et entre les services et on crée de l'émulation. Le danger toutefois, c'est que ces mesures soient prises sans qu'une batterie de normes et de procédures 94
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rigoureuses comme celles que nous avons évoquées à plusieurs reprises dans ce chapitre soit mise en place préalablement, auquel cas on ne ferait que privilégier les employés qui bénéficient déjà d'une bonne rémunération de leurs capitaux économique, social, culturel et symbolique grâce aux rapports traditionnels.
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4.2. LE PARCOURS PROFESSIONNEL Les employés possèdent tous leur propre bagage théorique et pratique, ainsi que des attentes et des perceptions formées par une expérience de vie singulière. Ceux-ci devraient, en principe, s'imposer à l'entreprise comme un atout à valoriser. Mais du fait de la compétition qui a lieu pour les postes disponibles dans le secteur privé formel et de la précarité qui règne en dehors de lui dans l'économie informelle, ils ont recours à des stratégies de maximisation de leurs différents types de capitaux qui sont susceptibles de créer des illusions sur ce que l'entreprise peut leur apporter et sur ce qu'ils lui doivent en retour. Un travail de clarification s'impose donc. 4.2.1. Éducation et formation L'économie moderne du Bénin repose sur des compétences et des savoirs qui s'acquièrent avant l'entrée dans la vie active et pendant le parcours professionnel. En principe, ces compétences et ces savoirs doivent, d'une part, répondre aux besoins de chaque employeur, et d'autre part permettre aux employés de choisir un métier en adéquation avec leurs souhaits, tout en maximisant leurs capacités à faire face à leurs contraintes financières. En pratique toutefois, comme il ressort de nos entretiens et du sondage, il existe un décalage partiel entre l'offre éducative et les attentes des uns et des autres. Le contenu pratique des formations scolaires et universitaires rentre ici en ligne de compte, puisque les employeurs ont un rôle à y jouer en définissant leurs besoins et en accueillant des étudiants pour des stages qualifiants, mais il n'existe aujourd'hui pas de partenariat entre l'État, les entreprises et les écoles pour ce faire. De nombreux patrons estiment en conséquence 95
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que tant les salariés que les candidats à l'embauche ne correspondent pas tout à fait aux profils qu'ils recherchent, aussi bien dans les métiers manuels que dans les métiers intellectuels. Ce serait dû notamment à un manque de qualités de base qui n'apparaissent pas sur un curriculum vitae, comme l'amour du travail bien fait, la ponctualité, ou l'honnêteté: « il n'y a pas d'éducation au Bénin, juste de l'instruction », « il faut faire comprendre des principes simples comme la honte », « il y a un problème de prise de conscience de ce qu'est une entreprise », « la seule solution c'est la jeunesse! Il faut agir sur la jeunesse dans les universités ». Cela s'ajouterait, en même temps, surtout dans les secteurs à dominante technique, à une carence de formations spécialisées, qui conduirait à recruter des individus peu ou pas qualifiés et à devoir les « former sur le tas »: « c'est le privé [les compagnies] qui prend tout en charge, mais [il] ne peut pas tout changer, il faut mettre en place des structures », « comment voulez-vous qu'ils comprennent le seuil de rentabilité quand c'est comme ça? ». Les employés, pour leur part, semblent aller dans le même sens, mais divergent sur la marche à suivre. La majorité de ceux que nous avons rencontrés disent par exemple mettre leurs enfants dans des établissements privés pour l'encadrement et les valeurs que l'on y trouverait: « dans le public, les enfants deviennent des délinquants », « la faculté ici est dans un état catastrophique », « c'est l'ambition qui pousse au privé, c'est la recherche d'une bonne éducation », « dans le public, il y a des grèves tout le temps ». Mais quand il s'agit de choisir la filière à suivre, on voit deux tendances distinctes. Pour certains, aller dans l'enseignement supérieur serait la clef de la réussite pour obtenir un emploi et une bonne rémunération: « aujourd'hui, au Bénin, quand tu n'as pas de diplôme, tu décides d'être manœuvre comme papa », « je n'ai pas eu la chance d'étudier beaucoup », « je veux que mes enfants fassent de longues études. [Mais] il faut pouvoir repérer les filières qui vont décoller ». Pour d'autres, au contraire, « les métiers techniques, c'est plus payant 96
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aujourd'hui »: « avec les études professionnelles, tu peux créer toimême ton entreprise », « quand vous avez la technicité vous êtes plus demandés ». Aller à l'étranger est souvent présenté comme une réponse à tous ces choix à la fois: cela permettrait de suivre des formations théoriques ou manuelles de meilleure qualité qu'au Bénin, et même d'acquérir des spécialisations inexistantes ici, en plus d'être avantagé sur le marché de l'emploi au retour: « souvent, les Africains formés en France passent devant les autres, même à qualité équivalente, parce qu'on pense que leurs parents sont influents », « le problème des impatriés c'est qu'ils veulent des salaires européens ». Un quart des répondants (24,9%) affirme d'ailleurs avoir souscrit à cette option, particulièrement populaire chez les femmes (31,9% contre 22,5% chez les hommes) et chez les cadres (37,9% contre 25,5%, 19% et 16,8% chez les trois autres PCS). Mais dans tous les cas, on semble étudier pour avoir un certain salaire. C'est pourtant une démarche qui porte en germe les futurs conflits dans l'entreprise, puisqu'elle est basée sur un calcul froid qui exclut le désir d'accomplissement dans un champ motivant. Toutefois, si chercher à se doter des atouts que l'on juge pertinents pour intégrer le monde du travail est une chose, que se passe-t-il une fois que l'on est effectivement en poste? Nous avons déjà vu qu'il y a un phénomène de course au diplôme au Bénin, que les candidats à l'embauche et les nouvelles recrues ont étudié davantage que les anciens et qu'ils obtiendraient, d'après les dires de ces derniers, des salaires plus élevés: « on te classe selon ton diplôme dans l'entreprise », « maintenant on embauche des jeunes qui ont le bagage [théorique] et qui sont mieux payés » ―de fait, la législation indexe les salaires au diplôme. Il semble en conséquence qu'il y ait, en cours de carrière, des stratégies d'ajustement et/ou de surenchère pour faire face à cette concurrence, en poursuivant de façon individuelle des formations en dehors des heures de travail. Nous avons pu en recueillir de nombreux exemples, surtout parmi les cadres, qui visent des Maîtrises et des DESS avec des institutions locales ou étrangères. Mais certains ont aussi 97
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l'opportunité de remplir des objectifs similaires en interne, dans le cadre de la politique de renforcement des compétences dans leur entreprise, et peuvent se voir offrir un séjour dans une filiale de leur groupe ou dans une école en Europe ou dans un autre pays africain. Si, pour le gestionnaire, ce dernier cas de figure « vient régler un problème, … c'est un investissement », pour l'employé, c'est surtout une source d'avantages nombreux: prestige de la sélection, coût zéro, certificat de validation, nouvelles compétences qui vous distinguent des collègues, etc. Les représentants du personnel exerceraient ainsi sur la direction une pression pour favoriser des catégories spécifiques d'employés dans l'accès à des formations contingentées, ou augmenter le budget dévolu à ce chapitre, ou demander la participation de l'entreprise à des cursus entamés individuellement: « il y a des formations dans le passé qui ont été transformées en plateforme de revendications ». Par contre, il s'agirait de développer, chez les cadres, la connaissance pratique du travail des collègues situés en aval dans la hiérarchie. Or, s'il s'agit d'un mode d'acquisition de compétences et de savoirs en apparence ingrat dans un environnement professionnel qui valorise à l'extrême le capital symbolique, il n'en reste pas moins bénéfique pour l'employeur d'abord, qui entretient par là la polyvalence et la complémentarité de ses employés, et pour ces derniers, ensuite, qui peuvent démontrer leur habileté à s'inscrire dans une carrière à long terme en commençant à zéro. Mais pour cela, il faudrait recruter en priorité les cadres en interne, et non faire appel à des candidats de l'extérieur qui ne connaissent pas l'entreprise. Voyons maintenant plus précisément quel est le niveau d'éducation dans le secteur privé formel béninois grâce aux résultats du sondage. Sur la totalité de notre échantillon, on obtient deux groupes d'importance égale, une moitié (49,8%) ayant obtenu au maximum un diplôme du primaire ou du secondaire, et une autre (50,2%) ayant un niveau de premier ou de deuxième cycle universitaire. La proportion des gradués de l'enseignement supérieur est par contre très inégale: 40,4% chez les hommes contre plus des trois quarts chez les femmes. Ce 98
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débalancement trouve un pendant avec le critère de l'âge (cf. diagramme n°9): les moins de 30 ans sont à près de 80% passés par le supérieur tandis que les plus de 50 ans ne le sont qu'à moins de 26%. Or, le fait que les femmes et les jeunes soient davantage diplômés que les hommes et les anciens montre que l'entreprise est une communauté humaine dans laquelle les rapports de forces traditionnels sont toujours présents, les premiers ayant recours à l'université pour y faire leur place, en retour de quoi les seconds leur opposent davantage encore ces rapports de forces traditionnels tout en cherchant à augmenter leur capital culturel par la formation continue. La double perception que le niveau d'études a un impact sur le statut socio-économique en même temps qu'il n'est pas suffisant pour s'assurer un emploi est de fait largement partagée par les différents groupes en présence, ce que les données suivantes illustrent de façon plus concrète encore: 65,4% des titulaires d'une Maîtrise ou équivalent dans notre échantillon sont cadres, et une majorité de ceux qui possèdent un BTS/DEUG/CAP/Licence ou équivalent se situe dans les professions intermédiaires. La course au diplôme est donc effectivement payante, mais seulement pour cette fraction de la population qui trouve un emploi dans le secteur privé formel aujourd'hui, après que l'essentiel des postes ait été pris par des personnes relativement peu éduquées il y a quelques années. Mais rend-t-elle plus heureux pour autant? Choisit-on, comme on pourrait s'y attendre, un métier en adéquation avec ses souhaits quand on s'est investi dans de longues études? On serait ici tenté de répondre non. En effet, 70,7% des diplômés du primaire et du secondaire et 76,2% des diplômés du supérieur se disent plutôt ou tout à fait d'accord avec l'idée que « [leur] métier correspond vraiment à ce qu'[ils veulent] faire », un écart finalement relativement peu significatif, surtout quand l'on constate que les hommes sont beaucoup plus positifs que les femmes (75,2% contre 66%), malgré un niveau d'éducation plus élevé chez les secondes.
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Il en va de même chez les salariés de 50 ans et plus qui s'estiment plus satisfaits de leur métier que ceux de moins de 30 ans (82,3% contre 69,3%). La tendance est carrément déroutante en regard des PCS, les professions intermédiaires s'estimant plus contentes de leur métier que les cadres (78,3% contre 75,9%), suivies de peu par les ouvriers (77,3%), les employés de bureau et de commerce se distinguant pour leur part nettement de leurs collègues avec seulement 56,6% d'opinions positives. On retrouve des résultats assez similaires quand on demande ensuite aux enquêtés si « [leur] travail [leur] permet d'apprendre des choses nouvelles et intéressantes », avec 70,7% de oui chez les diplômés du primaire et du secondaire et 76,2% chez ceux du supérieur, les hommes étant là encore plus enthousiastes que les femmes (74,3% contre 69,6%). Par contre, on obtient une courbe de satisfaction décroissante avec l'âge et les PCS (les employés de bureau et de commerce restant en tête des insatisfaits), mais cela semble aller de soi puisque, d'un côté, plus on a de l'expérience et moins on a de choses à apprendre et, de l'autre, les responsabilités sont plus importantes aux postes élevés. Tout cela suggère finalement que le recours à un cursus long semble davantage relever d'un faute-de-mieux ―on étudie parce que l'on arrive pas à s'insérer sur le marché du travail― et d'un constat réaliste ―les postes les plus élevés et les plus rémunérateurs vont aux plus éduqués―, l'un et l'autre étant accompagnés d'un relatif désenchantement chez les diplômés du supérieur une fois sur le marché du travail formel comparés à leurs collègues. À cet égard, il est remarquable de constater que les perceptions en matière de salaire ne sont pas plus positives quand on est allé à l'université, comme le montre le diagramme n°14, qui met en concurrence les réponses négatives de chaque catégorie de diplômés à la question portant sur la « satisfaction » de la rémunération par rapport à leurs « besoins ». La raison de ce mécontentement, venant d'un groupe pourtant clairement privilégié par rapport au reste de la population, vient à notre avis de la pression familiale particulièrement importante qui s'exerce sur les employés des PCS élevées pour redistribuer leurs revenus, ou du fait
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qu'être diplômé de l'université est tout simplement une forme d'aînesse sociale qu'il faut entretenir à grands frais. 70 60 50 Non
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Prim. & sec.
Ens. sup.
Diagramme n°14: Répartition par diplôme des réponses « non, plutôt pas » et « non, pas du tout » à la question du sondage portant sur la satisfaction de la rémunération par rapport aux besoins (en % du total de chaque catégorie de diplômés)
Car le capital culturel acquis par l'éducation et la formation n'est pas un isolat, il fait appel au capital symbolique de chacun (établissements d'enseignement fréquentés et position obtenue dans l'entreprise), au capital social (contacts pour les études et l'emploi), et au capital économique (coûts du cursus universitaire et rémunération pendant la carrière professionnelle), ce que résume à sa façon un employé dans les transports: « il faut avoir de l'argent pour l'instruction des enfants. [Mais] si tu as l'argent et tu n'as pas les contacts, tu ne peux rien ». Or, le fait que la génération des employés de moins de 30 ans soit si éduquée risque de renforcer encore la course au diplôme ―avec les attentes et les besoins de chaque candidat― pour obtenir les rares emplois formels qui existent, tout en faisant baisser les bénéfices relatifs de la distinction (ou les retours sur investissements si l'on veut). On peut donc s'attendre à une frustration croissante des nouveaux arrivants sur un marché du travail qui est en même temps peu demandeur de profils académiques, une tendance déjà entamée qui pourrait créer une démotivation telle à l'avenir qu'elle desservirait l'entreprise, même si, à l'heure actuelle, les taux de satisfaction des employés à l'égard de leur poste ―mis à part la rémunération― restent encore très positifs. 101
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Individuellement, les employeurs ne peuvent pas faire grand chose face à un processus de fond comme celui-ci, hormis coordonner des actions et des opérations de communication conjointes pour faire connaître leurs besoins exacts, d'où la proposition d'un partenariat avec l'État sur les stages et sur le contenu des formations par exemple. Au niveau du recrutement toutefois, une procédure publique et transparente basée sur les compétences avérées et vérifiées des postulants est la seule à même de sélectionner les meilleurs produits du système éducatif béninois, et surtout ceux dont le secteur privé a réellement besoin, et non ceux qui ont les diplômes les plus prestigieux. En interne ensuite, il faudrait généraliser, dans la mesure du possible, surtout chez les cadres, le recrutement à partir de postes subalternes, et, dans la même veine, les échanges temporaires au cours desquels deux collègues prennent la place l'un de l'autre, pour développer une connaissance approfondie de la réalité du travail à tous les niveaux hiérarchiques de la compagnie, et peut-être ces qualités de base que les gestionnaires se plaignent de ne rencontrer que trop rarement, en partant d'une pratique de l'humilité et du désintéressement. C'est, en somme, un parcours professionnel de capitalisation des compétences propre à l'entreprise qu'il s'agit de dessiner, qui diffère de la capitalisation par diplôme. 4.2.2. Précarité versus sécurité Travailler dans une entreprise privée formelle au Bénin ressort à la fois d'un privilège ―avoir un salaire fixe assorti d'avantages sociaux― et d'une contrainte ―devoir subvenir aux besoins de ses dépendants ainsi qu'aux siens propres―, l'un et l'autre étant soumis à une constante appréciation de la part des employés, qui intègrent en outre dans leur jugement la marge de manœuvre, de contrôle, qu'ils estiment leur rester pour se réaliser personnellement. En entrevues, nos interlocuteurs ont majoritairement insisté sur l'aspect contraignant de l'emploi qu'ils occupent et sur le décalage qui existe entre celui-ci, leurs aspirations, et les diverses sollicitations. Ce faisant, ils ont mis en évidence un conflit 102
L'entreprise et l'employé
entre, d'un côté, précarité, ou risque, et d'un autre, sécurité, ou prévisibilité, un conflit qui est aussi ressorti, quoique de façon plus mesurée, dans le cadre du sondage.
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Il y a d'abord l'idée que, pour obtenir un poste stable, il faille passer à travers une série d'écueils sous formes d'expériences professionnelles de courte durée et peu valorisantes. Les exemples abondent, à cet égard, d'individus ayant multiplié les stages ici, les contrats de quelques mois là, sans qu'ils ne débouchent sur un recrutement permanent au sein de leur structure d'accueil: « il n'y a pas d'emploi au Bénin », « j'ai fait deux ans de galère », « le patron il peut te faire la peau, si tu n'es pas d'accord on te vire », « c'est les premières années d'expérience qui sont difficiles, mais une fois qu'on en a, ça va ». Quand on demande aux salariés « combien de stages ou de contrats à durée déterminée (CDD) [ils ont] eu avant d'obtenir [leur] emploi actuel », 32,7% répondent « aucun », 39,4% « de un à deux », 16,8% « de trois à quatre », et 11,1% « cinq et plus ». Il s'agit donc d'un phénomène qui concerne effectivement un grand nombre d'individus ―plus des deux tiers de notre échantillon pour être précis―, mais qui, en même temps, reste relativement circonscrit, puisqu'une majorité relative d'entre eux n'a eu à effectuer que de une à deux expériences de ce type. Par contre, quand on pousse l'analyse, comme l'illustre le diagramme n°15, on remarque que les hommes sont beaucoup plus susceptibles d'avoir été directement engagés à long terme que les femmes, et que la « précarité » aurait aussi affecté en priorité les jeunes et les titulaires des postes à responsabilités. Il semble ainsi que l'on soit face à une saturation du marché de l'emploi qui trouve sa traduction par une sélection accrue des nouveaux salariés, en particulier chez les cadres, mais qui est partiellement contournée par le jeu des passe-droits, des relations sociales, qui favorise les hommes et les anciens. En outre, c'est peut-être aussi le résultat d'un blocage que l'on a déjà aperçu précédemment, de nombreux gestionnaires s'estimant déçus par la passivité de leurs collaborateurs une fois engagés à long terme: en faisant jouer la concurrence et l'espoir de se voir offrir un contrat à 103
Réussite de soi, réussite de l'entreprise ?
durée indéterminée (CDI), on crée ainsi artificiellement de la motivation tout en cherchant à éviter d'intégrer du personnel dont on pourrait difficilement se départir par la suite. 60
50
40
Hommes Femmes
30
< 30 ans > 50 ans Cadres
20
Ouvriers
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10
0 Aucun
1-2
3-4
5+
Diagramme n°15: Répartition par sexe, âge et PCS niveau 1 des réponses à la question du sondage portant sur le nombre de CDD et de stages effectués avant d'obtenir l'emploi actuel (en % du total des réponses pour les colonnes et de chaque groupe considéré pour les courbes)
Il découle de là un sentiment d'insécurité qui renforce l'image d'un CDI protecteur, voire immuable: « chez nous, quand tu viens, tu es là pour toujours, jusqu'à la retraite », « on est à la banque, on est des fonctionnaires comme tout le monde! ». Renforce, car la réalité n'en est pas loin: 65,8% des répondants à notre sondage déclarent en effet être à l'emploi de leur entreprise depuis cinq ans et plus, un taux qui monte même jusqu'à 70% chez les hommes (contre 52% chez les femmes). Cette remarquable longévité est à mettre en perspective avec la fermeture relative, en interne, d'un espace pour faire carrière. En effet, pour 58,6% des répondants seulement, il existerait des « possibilités de progression, d'évolution » chez son employeur, une proportion qui atteint certes 70,5% parmi les cadres mais descend à 46,5% chez les ouvriers: « si je réclame un poste élevé, il n'y en a pas », « les gens ne peuvent pas faire carrière dans l'entreprise, c'est trop petit », « même le directeur le dit, c'est une société de famille ici ». Mais de nombreux 104
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salariés peuvent aussi se sentir bloqués parce qu'ils veulent parvenir au sommet de la hiérarchie, être directeur général précisément, et comme c'est un mandat social, les opportunités sont rares. À moins d'être débauché par un conseil d'administration, il leur faut donc aller dans l'informel pour réaliser leurs ambitions. Cela s'ajoute à un sentiment d'impuissance vis-à-vis de la maîtrise de son propre parcours: « comme il n'y a pas de plan de carrière, les employés ont du mal à comprendre que c'est eux seuls qui peuvent évoluer dans la compagnie », « c'est le chef de département qui peut décider de me changer de poste », « ici on n'a pas trop souvent la possibilité de bâtir sa carrière comme on veut », « je n'ai pas vraiment mon avenir entre les mains », etc. En conséquence, nos interlocuteurs expriment une certaine démobilisation: « le boulot c'est intéressé, c'est parce que j'ai besoin d'argent », « c'est surtout pour les heures de travail que je suis là », « je ne vais pas rester là ad vitam æternam ». Ceux qui disent rester ouverts à d'autres opportunités chez les concurrents ou dans le secteur informel sont même largement majoritaires dans nos entretiens: leur poste devient un réservoir de capital pour le futur, une forme d'épargne, ou « un tremplin, [qui] donne de l'employabilité » pour 71,3% des sondés. En toile de fond, c'est la question de l'agencement individuel qui se pose, de la meilleure façon de faire fructifier ses capitaux économique, social, culturel et symbolique, et là un modèle dominant se dessine, qui prend le contre-pied des défauts perçus du système salarial: on dit valoriser le risque, la prise d'initiative, l'autonomie, bref, la personne, face à une collectivité ―l'entreprise, dont on n'est pas propriétaire ou responsable― vécue en grande partie comme extérieure. Nombreux sont ceux qui ont ainsi partagé avec nous leur « rêve »: ici, un cadre affirmait avoir récemment pris son poste pour le « carnet d'adresses » qu'il pouvait en tirer pour se lancer en affaires plus tard, dans les services, un autre souhaitait un jour faire de la « consultation en stratégie de marketing » en indépendant, là une secrétaire disait vouloir avoir son propre cabinet de ressources humaines, ailleurs on parlait 105
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d'ouvrir un centre de formation en technologies industrielles, et ainsi de suite. En fait, plus généralement, c'est surtout l'idée d'être « à son compte » qui s'impose comme un idéal, et ensuite celle de faire une activité commerciale ou de service, la production, à part dans l'agriculture, ne semblant pour sa part pas populaire du tout. Mais il y a loin du verbe à la réalité. L'ancienneté du personnel ―et probablement sa circulation au sein des compagnies du secteur privé formel, quoiqu'elle reste à documenter― ne permet en effet pas de montrer que ces discours sont mis en pratique, que les employés quittent pour de bon leur entreprise pour devenir des entrepreneurs. C'est plutôt une fonction critique qui est remplie ici: en formulant leurs désirs pour le futur, nos interlocuteurs mettent l'index sur les aspects du présent qui leur déplaisent et auraient un impact négatif sur leur potentiel. Or, la sécurité que procure un poste stable resterait trop précieuse pour s'en priver: « beaucoup se plaignent, mais comme ils n'ont pas mieux, ils sont obligés de le faire ». Ils choisiraient donc la certitude avant l'aventure, comme un pis aller. Mais certains cherchent à concilier les deux en menant des activités parallèles qui se déploient en particulier dans le secteur informel, tout en prenant appui sur l'emploi formel. Stratégies de survie ou simples compléments de revenus, leurs objectifs et leurs modes opératoires sont très variés. Quelques illustrations issues de nos rencontres permettent d'en avoir un aperçu. Chez les cadres, on trouve des individus qui donnent des cours dans des cabinets d'audit, des écoles de commerce, ou qui achètent des obligations de l'État béninois. Chez les professions intermédiaires, quelques uns font de la comptabilité en extra, vendent des produits spécialisés qu'ils connaissent bien grâce à leur expérience dans leur entreprise, ou se font intermédiaires de vente dans le foncier et l'immobilier. Chez les employés de bureau, certains ont des commerces de cartes de recharge pour téléphones mobiles, des boutiques de vêtements à eux ou à un parent qu'ils financent, ou sont taxis ou zémidjans. Parmi les ouvriers, enfin, la palette est tout aussi large: ici on loue quelques hectares de terre que l'on fait cultiver, ou l'on sous-loue 106
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des petites chambres, là on cuisine pour des fêtes de familles, ailleurs on est peintre en bâtiment, ou on s'improvise encore enseignant ou chauffeur à la journée. On voit donc qu'il n'y a pas de profil-type d'activités secondaires en fonction de la profession considérée. Cependant, plusieurs facteurs favorisent ces initiatives et ont un impact sur les opportunités existantes. Il y a, premièrement et le plus souvent, une nécessité, qui dépend de chaque cas individuel, indépendamment du statut social: « c'est pour joindre les deux bouts », « sinon je ne m'en sors pas », « sur globalement 90 ou 98% des cas les salariés au Bénin exploitent toujours quelque chose à côté qui leur permet d'arrondir leurs fins de mois. … Les 2% qui restent sont directeurs ou font partie du gouvernement ou de la politique ». Deuxièmement, il y a l'investissement que l'on est capable de mettre en jeu: important ou modique, régulier ou irrégulier, en fonds propres ou sur emprunt, etc. Troisièmement, le réseau social: peut-on déléguer tout ou partie de son affaire? a-t-on des responsabilités à donner à des proches? à qui doit-on redistribuer ses revenus? Quatrièmement, il faut avoir du temps libre, et le cas échéant être en forme physique, un écueil pour beaucoup d'ouvriers, nous a-ton dit. Et, enfin, il y a le lieu de résidence, la ville étant celui qui offre le plus d'opportunités: « ça nous révolte, parce que vous voyez, on a quitté Cotonou et on ne peut pas avoir de deuxième activité! ». On pourrait même ajouter que, dans certains cas, il y a aussi les connaissances, voire les informations, acquises dans l'entreprise formelle, qui peuvent servir à développer sa propre affaire, quitte à faire de la concurrence déloyale à son employeur. En clair, on retrouve ici nos quatre types de capitaux ―économique, social, symbolique et culturel―, dont la dotation individuelle détermine la nature de l'activité secondaire. Les PCS élevées, les hommes et les anciens, grâce à leurs revenus, leurs contacts, et leur statut, sont donc avantagés par rapport aux PCS basses, aux femmes et aux jeunes pour entrer dans l'informel, même s'ils sont aussi soumis à plus forte pression de la part de leurs dépendants pour redistribuer. En même 107
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temps, ce sont eux qui détiennent les meilleures positions dans l'entreprise formelle, poussant les autres à chercher des stratégies alternatives pour rémunérer leurs propres capitaux et à brader leurs diplômes dans le secteur informel. Ce dernier agit donc comme une caisse de résonance, voire d'amplification, des inégalités structurelles que l'on trouve dans la société béninoise en général, et dans l'entreprise privée formelle en particulier. 40
40
35
35
30
30
25
Cadres
< 30 ans
20
Prof. int.
20
30-39 ans
15
Emp. bur.
15
40-49 ans
Ouvriers
10
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25
5
> 50 ans
10 5
0
0 Activités secondaires
Activités secondaires
Diagramme n°16 (gauche): Répartition des répondants au sondage ayant déclaré avoir (eu) une ou plusieurs activités rémunératrices à côté de leur emploi (en % de chaque PCS niveau 1) Diagramme n°17 (droite): Répartition des répondants au sondage ayant déclaré avoir (eu) une ou plusieurs activités rémunératrices à côté de leur emploi (en % de chaque catégorie d'âge)
Les résultats du sondage confirment nos propos. À la question « avez-vous actuellement ou avez-vous eu dans le passé une ou plusieurs activités rémunératrices à côté de votre emploi? » ―que nous avons volontairement formulée le plus large possible pour limiter les réticences qu'elle aurait pu susciter―, 27,3% des enquêtés ont répondu oui, une proportion certainement sous-évaluée. Or, comme le montre le diagramme n°16, ce taux monte à 37,4% chez les cadres, pour ensuite connaître une décroissance régulière jusqu'aux ouvriers. Par contre, les femmes sont légèrement plus susceptibles que les hommes de s'engager dans des activités secondaires (28,8% contre 26,1%), quand les jeunes le sont beaucoup plus que les anciens, en particulier la génération des 3039 ans, autrement dit celle qui est arrivée sur le marché du travail entre
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1991 et 2000, en plein pendant les années de libéralisation économique (cf. diagramme n°17). On voit donc que les activités secondaires remplissent une double fonction. Elles offrent l'opportunité, d'une part, aux salariés de compléter leurs ressources et d'en faire bénéficier leur réseau social, surtout pour les moins avantagés d'entre eux. D'autre part, les plus privilégiés peuvent se réaliser plus complètement, en étant leur propre maître, en quelque sorte. Et si l'on peut s'attendre à ce qu'elles créent de la démotivation dans l'emploi principal ―statut social potentiellement moins élevé que dans l'informel, fatigue, investissement temps éventuellement réduit―, elles n'en sont pas moins avant tout la conséquence de certains problèmes propres au secteur privé formel béninois ―étroitesse du marché du travail qui crée une pression de la famille sur les employés, opportunités d'évolution limitées, rapports traditionnels toujours bien vivants, etc. Or elles sont interdites par la loi, « et pourtant les gens le font », comme le glissait un ouvrier. On peut alors se demander ici si une autorisation légale partielle ne pourrait pas au contraire encadrer son potentiel positif, pour autant qu'en interne, dans les entreprises, les PCS basses, les femmes et les jeunes trouvent une place à leur mesure avec l'application de normes et de procédures transparentes systématiques dans le recrutement, la communication et la routine de travail. Les cadres, s'ils se voyaient accompagnés dans la création d'entreprises, pourraient en effet réaliser leur « rêve » d'entrepreneuriat, mettre à profit tous les acquis de leur carrière, et laisser leur place à d'autres candidats pour faciliter la rotation du personnel. On créerait ainsi une porte de sortie aux employés qui souhaitent être à leur propre compte, tout en rééquilibrant les rapports de forces internes, qui sont à l'heure actuelle à l'avantage des aînés sociaux.
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4.3. LES RELATIONS FINANCIÈRES Source de pouvoir, l'argent est le facteur le plus déterminant dans les relations entre les entreprises et leurs employés, puisqu'il permet, à la fois, de remplir ses obligations traditionnelles, et de se projeter dans la modernité. Toutefois, les contraintes de ces derniers, extrêmement variables et potentiellement sans limites, affectent leurs perceptions à l'égard de leur employeur. Il apparaît donc un conflit entre la logique économique et la valeur subjective du travail salarié dont on voit mal l'issue.
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4.3.1. Le besoin de liquidités L'environnement humain dans lequel évoluent les employés béninois, comme nous l'avons vu en détails jusqu'à maintenant, est caractérisé par une circulation monétaire importante, qui résulte d'un jeu entre contrainte et solidarité. Les capitaux social (contacts), culturel (diplômes) et symbolique (titres) sont convertibles, au sein du réseau familial en particulier, d'une part entre eux-mêmes, et d'autre part en capital économique, et inversement. Pour valoriser son statut et son identité, le salarié pense donc qu'il est dans son intérêt d'alimenter ce réseau ―qui exerce une pression sur lui en retour― avec ses revenus, et non de les épargner ou de les consommer sans partage. Mais il se pose alors un problème, car la convertibilité des capitaux ne règle pas les différences de valeurs relatives entre eux. Par exemple, être contremaître dans le secteur privé formel peut donner une importance en dehors du champ professionnel sans commune mesure avec la rémunération de l'entreprise. Ou être gardien dans une banque peut être l'occasion pour la famille de demander des crédits. En conséquence, les employés peuvent se trouver pris dans des échanges matériels et symboliques qu'ils n'ont pas toujours les moyens de soutenir, surtout lorsque l'on tient compte de la taille de l'entreprise ou du secteur d'activités.
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Un des expédients les plus efficaces pour combler ce déficit est de souscrire à un prêt. Or, le simple fait de demander de l'argent, quand on ne passe pas par une institution spécialisée, active des relations, et donc nourrit le cycle de réciprocité qui lie les gens entre eux. Ainsi, quand on demande aux sondés s'ils ont « un ou des emprunts à rembourser (banque, proche, employeur, tontine)? », on obtient sans surprise 80,3% de réponses positives. Les hommes, autrement dit les « chefs de famille », sont pour leur part endettés à 84,2%, contre 69,2% pour les femmes, tandis que les salariés âgés de 50 ans et plus le sont à 88,1%, comparativement aux 57,3% des moins de 30 ans, et que les anciens, soit ceux qui sont dans leur compagnie depuis cinq ans et plus, le sont à 89,2%, face aux 48,1% des nouveaux arrivants (moins d'un an). Autrement dit, les aînés sociaux (hommes, anciens et âgés) ont plus de chances d'avoir des dettes que leurs collègues, et ceci est également vrai dans toutes les PCS et dans tous les secteurs d'activités, puisque l'on y trouve pas d'écarts flagrants dans les taux obtenus. Cependant, l'emploi détermine la composition de cette dette. 68% des cadres déclarent ainsi être « propriétaires d'un logement ou d'une parcelle », contre respectivement 51,3%, 48,8% et 39% dans les trois PCS inférieures. Cela signifie que quand le salaire augmente, les individus ont davantage tendance à faire des placements dans l'immobilier, à investir. Les différences entre les réponses à la première question (emprunts) et à la seconde question (propriétaires) peuvent donc nous informer sur le coût supplémentaire relatif (car on ne connaît pas les montants absolus) de l'entretien des capitaux social, culturel et symbolique de chaque couche d'employés en termes de capital économique, comme le montre le diagramme n°18. On peut y voir, par ailleurs, que le coût de l'aînesse sociale et son importance relative pour l'individu augmentent au fur et à mesure que le statut socioéconomique diminue. L'emprunt vient en somme compléter les revenus tant sous forme d'investissements que sous forme de dépenses courantes. Il a donc une fonction absolument essentielle.
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Une autre façon de faire face à ses dépenses courantes est de demander une avance sur son salaire mensuel. Il s'agit d'une pratique relativement courante, puisqu'une majorité de répondants au sondage dit y recourir: 32,2% « parfois », et 26,7% « souvent ». Elle incarne, cependant, encore plus clairement, le besoin d'avoir des liquidités dans la vie de tous les jours pour remplir son rôle d'aîné social et de chef de famille: 67,3% des hommes, en effet, demandent parfois ou souvent des avances sur salaire, tandis que 66,7% des femmes disent ne « jamais » le faire, une proportion inverse. En outre, cet expédient devient de plus en plus habituel avec l'âge: 32,5% des moins de 30 ans l'utilisent, suivis de 56,9% chez les 30-39 ans, de 70,5% chez les 40-49 ans, et enfin de 70,7% chez les 50 ans et plus. Comme on pouvait s'y attendre, il y a aussi une corrélation avec la PCS des répondants: les cadres sont seulement 7,5% à y avoir recours souvent, tandis que le taux est de 28,5% chez les professions intermédiaires, de 24,7% chez les employés de bureau, et de 48,9% chez les ouvriers. Le fait que les cadres se distinguent tant tient ici sans doute au nombre élevé de femmes qu'ils comptent en leur sein, et évidemment à l'importance de leur rémunération. 100
100
90
90
80
80
70
70
60
Emprunts
50
Propriétaires
40 30
60 50
Avances
40
Transferts
30
20
20
10
10
0 Cadres
0 Prof. int. Emp. bur. Ouvriers
Cadres
Prof. int. Emp. bur. Ouvriers
Diagramme n°18 (gauche): Répartition par PCS niveau 1 des répondants au sondage ayant déclaré avoir un emprunt à rembourser et être propriétaires (en % de chaque PCS niveau 1) Diagramme n°19 (droite): Répartition par PCS niveau 1 des répondants au sondage ayant déclaré bénéficier « parfois » ou « souvent » d'avances sur salaire et de transferts d'argent de l'étranger (en % de chaque PCS niveau 1)
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Mais les cadres et les femmes ne sont pas en reste. En effet, ils sont plus susceptibles de « recevoir des transferts d'argent d'un proche à l'étranger », des revenus supplémentaires dont 32,1% des employés disent bénéficier « parfois » et 5,3% « souvent », contre 62,6% « jamais ». En détails, la moitié des femmes a recours à cette pratique contre seulement un tiers des hommes, et 46,9% des cadres contre respectivement 38,2%, 37,6% et 21,6% chez les autres PCS. Or, il est intéressant de remarquer qu'entre demander à son employeur une avance sur son propre salaire et recevoir d'un proche de l'argent de l'étranger, il y a une différence évidente de capital social qui schématise presque les différences de situation entre PCS, comme le fait ressortir le diagramme n°19. Dans un cas, on n'active que le seul contact de son entreprise, et dans un autre on obtient de l'aide de quelqu'un qui est potentiellement à l'autre bout du monde. Mais plus encore: on peut aussi recevoir de l'argent de l'étranger de la part de quelqu'un qui veut épargner, ou investir, et reconnaît donc le statut à part du récipiendaire. Reste à savoir ensuite si l'échange donne lieu à des commissions officielles ou occultes qui viennent renforcer le capital économique de ce dernier. D'après nous, pour faciliter la quotidienneté des moins privilégiés, il faudrait en conséquence tout simplement que les employés puissent avoir accès à leurs revenus plus souvent, en en généralisant d'une part le paiement par virement bancaire, et d'autre part en les versant non plus mensuellement, mais de façon hebdomadaire ou bi-hebdomadaire, comme cela se fait dans certains pays comme le Canada. Sans présumer de la faisabilité technique d'une telle proposition au Bénin, on limiterait ici à la fois les éventuels accrocs entre les travailleurs et les responsables des payes dans les compagnies ―l'un d'entre eux nous ayant confié se faire régulièrement « engueuler » par les demandeurs d'avances―, et le recours aux emprunts qui servent à passer un cap difficile de quelques jours, et qui coûtent du temps et de l'argent. Maintenant, nous avons pu entendre à plusieurs reprises des cadres et des dirigeants critiquer la finalité des avances, sous prétexte 113
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que les employés les dépenseraient en intégralité et perdraient ainsi leur motivation pour finir leur mois. On peut renverser cet argument en se demandant en quoi cette perte de motivation serait supérieure à celle d'avoir un emprunt à rembourser pour remplacer une avance sur salaire, et même ajouter que, au cas où le versement de ce dernier se ferait par virement de façon bi-hebdomadaire, par exemple, il ne serait plus de la responsabilité des entreprises d'évaluer les besoins de leurs collaborateurs. On ramènerait ce qui prend actuellement la forme d'une aide dans le champ de la normalité, en évacuant la dimension paternalisme-dépendance.
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4.3.2. Les perceptions à l'égard de la rémunération « Le Béninois, il aime l'argent. Tout se résume à ça »: c'est en ces termes qu'un cadre africain cherchait à expliquer les particularités des rapports de travail au Bénin. Un ouvrier proposait, pour sa part, une analyse plus fine: « quand on embauche quelqu'un, on embauche sa famille. … Il faudrait un SMIC à 120.000 francs pour répondre aux besoins des plus démunis, mais là encore... les gens font de la spéculation ici. Si l'État augmente le SMIC, les bonnes femmes au marché vont augmenter les prix du jour au lendemain. Quand c'est comme ça, il est difficile sur le plan social de s'organiser ». La rémunération pose problème aux salariés car ils ont effectivement des contraintes extraordinaires, comme nous l'avons vu tout au long de cet ouvrage, comparées à celles des travailleurs européens ou chinois par exemple: des familles nombreuses, qui s'étendent en outre au-delà du cercle parents-enfants, des opportunités d'emplois formels réduites, peu de services étatiques, etc. En même temps, la définition d'un niveau de revenus suffisant pour réduire les dépendances pose problème ―sans parler de sa mise en place― car il n'y a pas de mesure dans les besoins individuels. Quand on demande aux sondés s'ils sont « satisfaits de leur rémunération par rapport à leurs besoins » (voir tableau n°2; cf. aussi diagramme n°14), on obtient ainsi 78,3% de réponses négatives en tout, 114
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qui se répartissent comme suit: 63,1% chez les cadres, 82,6% chez les professions intermédiaires, 77,7% chez les employés de bureau et de commerce, et 85,9% chez les ouvriers (les professions intermédiaires sont probablement gonflées par des ouvriers, comme nous l'avons expliqué dans le premier chapitre). S'il y a des différences de plus de 20 points entre les extrêmes, on remarque cependant que même les plus privilégiés se disent très largement mécontents. À la question « [votre] rémunération [est-elle] équitable par rapport à vos collègues? », on obtient ensuite 61,9% de réponses négatives, et à celle « [votre] rémunération [est-elle] équitable par rapport à ce que [vous pourriez] trouver ailleurs? », 60,1%. Les résultats globaux complets sont résumés dans le diagramme n°20 et le tableau n°2 (les femmes et les jeunes sont dans tous les cas un peu plus positifs que les hommes et les employés les plus âgés). 50 45 40 35 30 Rémun./besoins
25
Rémun./collègues
20
Rémun./concurrence
15 10 5 0 Oui, tout à fait
Oui, plutôt
Non, plutôt pas
Non, pas du tout
Diagramme n°20: Répartition des réponses aux questions du sondage portant sur la satisfaction à l'égard de la rémunération (en % du total des réponses à chaque question)
On peut voir que la très grande majorité des enquêtés estiment que leur rémunération n'est pas équitable par rapport à leurs collègues ou à la concurrence. Mais il y a ici une part de mythe évidente: en se comparant aux autres, on se juge ipso facto défavorisé, même si on ne 115
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possède pas d'information détaillée sur le salaire de ses collègues ou de ses concurrents. Autrement dit, c'est un peu comme si on demandait aux habitants d'une ville de banlieue américaine si l'herbe est plus verte chez leurs voisins, et qu'ils répondaient oui. Le fait que les taux d'insatisfaction à ces deux questions comparatives croissent de façon plus modérée que ceux de la question sur les besoins suggère au passage qu'ils sont moins sûrs de leurs opinions. Mais si on se penche sur les résultats par PCS (cf. tableau 2), on remarque que la proportion des réponses négatives augmente en descendant la hiérarchie de l'entreprise: c'est donc que les individus font le choix d'évaluer leur revenus par rapport à leurs collègues des niveaux supérieurs avant tout, entre catégories professionnelles, et au sein de chacune d'entre elles. Il y a aussi, sans doute, une revendication qui est formulée là, et qui s'ajoute à ce qui précède: on espère faire passer un message à la direction par l'intermédiaire du questionnaire. Satisfaction rémunération
Cadres
Prof. int.
Emp. bur.
Ouvriers
Rémunération/besoins
63,10%
82,60%
77,70%
85,90%
Rémunération/collègues
47,60%
62,70%
63,60%
70,70%
Rémunération/concurrence 57,70%
62,80%
57,10%
62,40%
Tableau n°2: Répartition par PCS niveau 1 des réponses « non, plutôt pas » et « non, pas du tout » aux questions du sondage portant sur la satisfaction à l'égard de la rémunération (en % de chaque PCS niveau 1)
Entre secteurs d'activités, d'autres différences apparaissent, comme le montre le diagramme n°21. On constate d'abord que ceux qui travaillent dans les télécommunications sont beaucoup plus positifs que les autres, ce qui est probablement dû au dynamisme de ce champ économique et au nombre restreint des entreprises qui en font partie. Les services financiers se distinguent de leur côté à peine de l'industrie, et ils font les plus faibles scores à la question portant sur les comparaisons avec les concurrents. On peut avancer ici que c'est au contraire le nombre élevé d'établissements (une douzaine de banques) qui pousse les répondants à chercher mieux ailleurs. Les transports et le 116
L'entreprise et l'employé
commerce, pour leur part, semblent traîner en queue de peloton, probablement à cause de leur structuration interne plus variée que dans l'industrie, qui compte une majorité d'ouvriers et relativement peu d'entreprises. 60
50
40 Transports Commerce
30
Industrie Banques et ass.
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20
Communication
10
0 Rémun./besoins
Rémun./collègues
Rémun./concurrents
Diagramme n°21: Répartition par secteur économique NAF niveau 1 des réponses « oui, tout à fait » et « oui, plutôt » aux questions du sondage portant sur la satisfaction à l'égard de la rémunération (en % de chaque secteur NAF niveau 1)
Les facteurs qui rentrent en ligne de compte dans la perception des employés à l'égard de leur rémunération sont, en somme, nombreux et complexes, et il n'est pas évident qu'une augmentation générale des salaires règle ce problème du mécontentement que nous venons de passer en revue. Les besoins, difficilement quantifiables, ne peuvent pas servir de base de départ à une évaluation des efforts salariaux à faire pour satisfaire les employés, si tant est que les satisfaire soit même possible. En revanche, on pourrait imaginer parvenir à réaliser un impact positif sur le climat social dans le secteur privé de plusieurs manières. D'abord, en brisant le tabou de l'argent. La méconnaissance, d'une part, des rémunérations des uns et des autres, et d'autre part du pourquoi de ces rémunérations, suscite des fantasmes qui alimentent les frustrations. En communiquant sur les spécificités de chaque secteur, de
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chaque entreprise et de chaque poste, et en liant de façon claire le salaire à un ensemble de tâches professionnelles précis, on devrait pouvoir saper un des fondements de la méfiance qui sature les rapports humains dans l'entreprise. Une secrétaire de l'industrie n'a en effet pas le même type de poste, à beaucoup d'égards, qu'une secrétaire de banque. Ensuite, en simplifiant ce qui est inclus dans la rémunération ellemême: il semble y avoir, comme il est ressorti de nos entretiens, de nombreux « avantages » et primes qui créent une opacité dont découle un sentiment de privilèges indus chez certains, ou dus chez d'autres. Ces avantages et ces primes devraient être uniquement liées à la productivité des employés pour (ré)injecter une culture du mérite dans le travail. Enfin, les compagnies béninoises, qui peuvent difficilement faire abstraction de la faiblesse des services sociaux étatiques et des conséquences que cette faiblesse a sur elles-mêmes, gagneraient à renforcer leurs programmes d'accompagnement social, pour autant qu'ils soient là encore liés à des résultats, par exemple en facilitant l'accès à des bourses scolaires ou à des crédits, mais toujours via des institutions tierces, par des procédures normalisées qui limitent les possibilités de négociations, de détournement, etc. On pourrait même imaginer de mettre au diapason les politiques en vigueur au sein de chaque secteur pour éviter d'alimenter le cercle vicieux de la comparaison.
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5. UN (NOUVEAU) PROJET COMMUN L'entreprise est un outil de développement collectif qu'il appartient à ses gestionnaires, à ses employés et à l'État de rendre à la fois plus performant et plus humain. En revenant sur les principaux points que nous avons abordés, en en résumant le fil conducteur, nous pouvons dégager quelques pistes de réflexion pour renforcer le secteur privé formel au Bénin.
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5.1 SYNTHÈSE Il y a un système dialectique cohérent dans tout ce qui précède. Ce système relève, en premier lieu, de la structure-même du secteur privé. En second lieu, il découle de cette dernière une rencontre conflictuelle entre les valeurs de la modernité et les solidarités traditionnelles, qui affecte en retour les compagnies. Mais il n'y a pas de fatalité: en s'attaquant à la structure, on peut changer l'individu. 5.1.1. La structure du secteur privé formel Le secteur privé formel ne comprend qu'environ 3% de la population active du Bénin (Walther 2006, 11 et 49). En outre, il n'en reflète pas la composition. D'abord, il est trop âgé (cf. diagramme n°3): presque la moitié de ses employés ont 40 ans et plus. Ensuite, il est aux trois quarts masculin, une proportion qui atteint rien de moins que 97% dans l'industrie manufacturière (cf. tableau n°1). Enfin, il se renouvelle peu: 66% de son personnel est en place depuis 5 ans et plus. La conséquence de ces quatre caractéristiques est qu'il est à la fois hyper concurrentiel et conservateur: les valeurs dominantes que l'on y trouve sont celles, justement, du groupe dominant, et celui-ci n'a pas intérêt à accepter, et encore moins à promouvoir, un changement qui affecte sa position privilégiée. Partant de là, les femmes, les jeunes, et les candidats à un emploi sont pris dans une dynamique de surenchère, qui consiste à acquérir le plus de capital culturel possible, pour contrebalancer leur déficit en capitaux économique, social et symbolique, qui sont davantage les marques de l'aînesse dans la tradition et dudit groupe dominant, et faire ainsi leur place dans l'entreprise.
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Autrement dit, on trouve une homologie relative entre le secteur privé et la famille béninoise, et en même temps une tentative de la bousculer. Toutes deux ont un fondement commun: il s'agit de savoir qui peut sécuriser son propre accès à un ensemble de ressources rares dans un contexte d'incertitude. D'un côté, en effet, les employés font face à un État qui n'a pas les moyens de remplacer les solidarités organiques de leurs groupes d'appartenance. D'un autre, ils sont pris dans des réseaux d'obligations mutuelles très étendus, à commencer par le fait que 60% d'entre eux ont cinq dépendants et plus. Or, le pouvoir de redistribuer détermine l'importance d'un individu en société; ce n'est pas seulement une contrainte. Il y a donc de nombreux bénéfices matériels et immatériels en jeu, et l'entreprise, grâce à la richesse qu'elle produit, grâce aussi à sa division du travail, possède les qualités pour rétribuer toutes les formes de capitaux à la fois. Les normes et les procédures impersonnelles qu'elle cherche à promouvoir n'érigent par ailleurs, en principe, pas de barrière à l'entrée: le sexe, l'âge, et le statut social ne sont pas des critères de sélection. En conséquence, elle crée un appel d'air à la rencontre conflictuelle d'identités et de contraintes individuelles extraordinairement variées, qui affectent son fonctionnement et ses dynamiques internes. 5.1.2. Entre tradition et modernité Dans le courant de notre recherche, un point essentiel est apparu: tous les employés, même les plus défavorisés, ont une connaissance au moins basique des règles officielles et des pratiques officieuses qui prévalent dans leur environnement, aussi bien politico-économique que professionnel (Giddens 1979). On ne fait pas face à une opposition pure entre la tradition et la modernité, mais plutôt à une permutation des champs de références en fonction des objectifs poursuivis. L'évanescence de ce phénomène ―le discours peut être aux antipodes des actes, les actes peuvent être inconsistants entre eux, etc.―, est la condition de son importance. Par exemple, quelqu'un peut critiquer le principe du « piston » dans le recrutement tout en y ayant recours. 120
Un (nouveau) projet commun
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L'idée est très simple: c'est parce que l'on voit que l'idéologie de référence ne cadre pas avec la réalité ―l'administration est en partie corrompue, l'entreprise ne valorise pas complètement le mérite, les études longues n'assurent pas forcément de débouchés― que l'on cherche à maximiser sa capacité à tirer profit des deux univers normatifs. Les cadres européens, qui ne maîtrisent pas la tradition au Bénin, sont à cet égard particulièrement vulnérables, et ils en sont conscients. C'est peut-être aussi ce qui explique, si on peut se permettre deux anglicismes, leur emphase continuelle sur l'orthodoxie managériale, qui est en accord avec leurs codes culturels. En même temps, maîtriser un univers normatif ne signifie pas qu'on l'a intériorisé. Il semble assez clair que les salariés ont l'illusion que les bénéfices de la modernité ne résultent pas d'un travail collectif sur le long terme, mais sont une qualité qui découle d'un ensemble d'attributs personnels. C'est particulièrement frappant quand les cadres, notamment, expriment leur frustration à l'égard des avantages en nature qu'ils voient chez leurs concurrents. On se trouve, en quelque sorte, dans une économie casino: le bien ou le moyen de consommation est déconnecté de sa production, ou du service qu'il a fallu pour le produire (Comaroff et Comaroff 2002, 782-5). C'est d'autant plus vrai qu'au Bénin l'essentiel des produits transformés est importé. Mais cette logique déborde sur l'intangible. Les ouvriers, quand ils refusent de porter des casques de protection, sous prétexte qu'ils y voient une imposition de la direction, rejettent sans le savoir une longue histoire de lutte des classes, qui a permis à d'autres travailleurs avant eux d'acquérir le droit d'être protégés. Ou plutôt, c'est la manifestation d'une lutte des classes sous nos tropiques: elle est plus symbolique que matérielle. La modernité ne fait ainsi pas figure d'ensemble cohérent où tout se tient, mais ressort plutôt de segments que l'on peut tronçonner, séparer, choisir, pour être intégrés dans la tradition. Ceci étant dit, au-delà du débat théorique, les perceptions et les actions des individus sont motivées par la recherche de solutions à des inégalités très concrètes, que nous avons décrites en détails dans cet 121
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ouvrage. Les PCS basses, surtout, accumulent les poids lourds: familles les plus nombreuses, revenus les plus bas, faible niveau d'éducation, et, même, distances les plus importantes entre la résidence et le lieu de travail. La dynamique au sein des employés est en conséquence de chercher, non pas à tirer les autres vers le bas comme on l'a entendu souvent ―d'ailleurs toujours de la part des plus privilégiés de nos interlocuteurs―, mais plutôt d'éviter que les mieux dotés en capitaux économique, social, culturel et symbolique ne s'affranchissent totalement du reste du groupe, puisque c'est une tendance consubstantielle à la modernité (Castel 1995; Bourgois 1995; Gewerth et Errington 1999). La déférence ouverte et la critique sourde, à quoi s'ajoute une tendance à se comparer avec les points de références positifs les plus éloignés de soi, remplissent ici la même fonction: il s'agit de rappeler, constamment, ce qui est acceptable ou non dans l'ascension sociale, tout en prenant le moins de risques possibles (Scott 1985; voir aussi Moore 1978). 5.1.3. Lignes de front L'entreprise se présente donc comme un terrain conflictuel unique au Bénin, avec des lignes de front nombreuses: recrutement, rapports hiérarchiques, communication, politique sociale, éducation et formation, salaire, etc. Et les interactions au sein du groupe des employés, au sein de la direction, et entre les employés et la direction, produisent dans chaque cas des contradictions avec les normes et les procédures impersonnelles standardisées censées régir l'organisation du travail: parrainage, centralisation et espionnage, rétention et détournement d'informations, tentatives d'inclusion de l'employeur dans son réseau social, sur-diplômation, activités secondaires, etc. Or, c'est précisément parce que ces normes et ces procédures ne sont ni totales, ni totalement appliquées, que les logiques traditionnelles trouvent un espace pour s'affronter et se développer. D'après nous, la responsabilité de cet état de fait tient ici avant tout à la structure, et non à l'individu. Si sa marge de manœuvre était strictement encadrée, ce 122
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dernier s'adapterait, ou s'effacerait; il y aurait une sélection continue des meilleurs éléments qui, à l'heure actuelle, n'existe pas. C'est, en somme, à l'entreprise de prouver que ses règles formelles peuvent être à la base d'un rapport gagnant-gagnant avec ses collaborateurs, et qu'elles sont en mesure, notamment, de rétribuer ces derniers sur tous les plans, de façon plus efficace que leurs pratiques informelles. Voilà déjà une première adaptation au contexte local, et probablement la plus importante: prendre acte du fait que les salariés ont intériorisé des schèmes de perceptions et d'actions qui ne les prédisposent pas, dans leur ensemble, à faire confiance à une institution sur laquelle ils n'ont pas de contrôle direct, une entité qui ne fait pas partie de leurs cercles traditionnels, en imposant à tous, patrons compris, un programme précis de normalisation des relations professionnelles. Ce programme aurait pour but d'orienter les stratégies égoïstes de maximisation des différents types de capitaux vers un objectif commun, celui de la compagnie, et d'en redistribuer une partie des bénéfices par la suite, en fonction des contributions de chacun. Cela n'empêche cependant pas une seconde adaptation, là encore essentielle: accepter que les employés soient aussi aux prises avec des problématiques personnelles et familiales extrêmement aigües, en cherchant à en limiter davantage l'impact au travail par des politiques sociales qui font réellement écho aux normes mises en place, et ne viennent pas seulement compléter la rémunération. Avec cette base de départ, les membres du CIPB gagneraient à agir en bloc pour réformer le secteur privé, sous peine de quoi les progrès réalisés risqueraient de ne concerner que des acteurs isolés, et donc de ne pas changer les mentalités. 5.2. PISTES DE RÉFLEXION Il appartiendra à chaque lecteur d'interpréter les résultats que nous avons présentés dans cet ouvrage avec sa propre sensibilité et son propre point de vue, et d'en dégager les conclusions qui s'imposent à lui. Sur la base de notre recherche scientifique, et uniquement sur cette 123
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base, sans présumer de leur degré de faisabilité ou des intérêts en jeu, nous proposons toutefois quelques pistes de réflexion sur ce que pourrait être un programme de réforme du secteur privé formel. Certaines suggestions sont volontairement audacieuses, d'autres sont bien connues, mais le souci qui nous guide est de deux ordres: d'abord, susciter un débat sur les possibles solutions aux maux qui affectent l'entreprise, et, ensuite, n'écarter aucune option, puisqu'en ligne de mire, renforcer cette dernière, c'est donner au Bénin les atouts pour son émergence.
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5.2.1. Les futurs employés La course au diplôme place les compagnies béninoises dans un paradoxe: elles ont, plus que jamais, la possibilité de recruter leurs employés dans un bassin important de candidats éduqués, mais, en même temps, l'abondance d'établissements d'enseignement supérieurs publics, et surtout privés, rend difficile la sélection des formations les plus pertinentes. Or, ce qui fait la pertinence d'une formation est, d'une part, sa qualité, et d'autre part, la réponse qu'elle apporte à un besoin sur le marché du travail. Avoir une Maîtrise dit peu, en soi, des compétences et des savoirs acquis, et n'assure par ailleurs pas nécessairement un emploi. Le secteur moderne gagnerait donc, d'après nous, à formuler, dans son ensemble, ses propres besoins en termes de main d'œuvre, puis à faire un plaidoyer collectif auprès de l'État pour le développement de certaines filières spécialisées et contingentées ―en partant du principe qu'une entreprise isolée a peu de poids pour ce faire―, et, pour finir, établir un choix des établissements qui mettent l'accent sur la connaissance pratique du monde du travail et sur les règles éthiques qui doivent y être la norme. Cela pourrait, le cas échéant, prendre la forme d'un classement annuel, qui serait diffusé dans la presse pour aider les étudiants à s'orienter dans leurs parcours. Dans le même temps, on pourrait envisager un partenariat entre les entreprises, l'État, et l'enseignement supérieur, pour mettre sur pied un mécanisme de stages qualifiants destiné à aider les futurs employés à 124
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acquérir de réelles connaissances du monde du travail, qui ne soient pas seulement théoriques.
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5.2.2. Le recrutement et la carrière La suite logique de ce qui précède serait de systématiser le recrutement par des méthodes de sélection ouvertes et transparentes, et ce, à tous les niveaux hiérarchiques, en impliquant la direction dans les entretiens et les tests. Le parrainage, en effet, quelque soit son degré, a des conséquences à long terme sur le climat de travail: il crée de la démotivation, de la jalousie, et affecte la responsabilité de certains salariés. Il faudrait, toujours d'après nous, donner la priorité aux femmes et aux jeunes, d'une part pour rééquilibrer la pyramide des âges du personnel, et d'autre part pour limiter les dynamiques d'aînesse sociale qui pèsent sur l'efficacité des compagnies. En interne, un « plan de carrière », comme l'ont réclamé certains de nos interlocuteurs, ne nous semble pas nécessaire. Il risque même d'entretenir l'illusion qu'une évolution vers le haut est due, dès lors que l'on a été embauché. On devrait plutôt, ici, comme pour le recrutement, répliquer les mêmes méthodes de sélection, avec encore la participation de la direction à chaque étape, et être capable de se référer concrètement à l'atteinte d'objectifs passés. Enfin, on pourrait imaginer encourager les cadres à échanger leurs postes, mais aussi à les faire travailler à des niveaux subalternes pour des courtes périodes, de façon à renforcer leur connaissance pratique des tâches quotidiennes de leurs collègues, ainsi qu'à promouvoir une certaine proximité, au-delà des rapports hiérarchiques. 5.2.3. La formation en interne Les compagnies privées ne peuvent pas faire abstraction de leur environnement national et international, en particulier de la concurrence du secteur informel qui fait rage au Bénin, et de celle d'entreprises implantées dans d'autres pays avec la mondialisation. En conséquence, elle doivent prendre en compte dans leur gestion des 125
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facteurs qui peuvent apparaître comme abstraits aux yeux des employés, mais qui n'en impactent pas moins sur ces derniers. Il faudrait donc élever le niveau de compréhension du personnel sur les réalités de l'économie moderne contemporaine en organisant des séminaires d'informations et de formations adaptés à chaque PCS. Ces séminaires pourraient être réalisés par un intervenant extérieur, pour plus de neutralité, et diffusés sur une base régulière, pour familiariser les participants avec ces problématiques sur le long terme. On serait alors en droit de s'attendre, notamment, à ce que, en cas de conflit social, les délégués et les syndicats intègrent les contraintes extérieures qui pèsent sur leur entreprise dans la formulation de leurs revendications. Une formule similaire pourrait aussi concerner le contenu de chaque poste et ses différences entre secteurs, pour montrer que la rémunération n'est pas arbitraire mais est bien établie sur des critères précis de compétences et de tâches à effectuer, et limiter les comparaisons les plus fantaisistes. Les programmes de renforcement des compétences en interne, par contre, devraient rester limités à un nombre réduit de salariés, par ailleurs triés sur le volet en fonction de critères objectifs de productivité et de spécialisation ―l'ancienneté n'en étant pas un―, et s'attaquer à des manques précisément identifiés dans la chaîne de production ou de service. Il semble, en effet, qu'il y ait une tendance, chez les représentants du personnel, à vouloir, premièrement, les considérer comme une extension de la politique sociale de l'employeur, et, deuxièmement, à promouvoir certaines catégories d'employés au détriment du plus grand nombre. En outre, une étude sur leur efficacité réelle pourrait être bienvenue: on suspecte que le savoir qui est acquis en formation n'est pas diffusé à sa juste mesure au sein du groupe au retour. L'étude pourrait déboucher sur la mise en place de plans de formations en interne qui seraient régulièrement évalués et améliorés.
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5.2.4. La communication et les objectifs Le circuit de l'information dans l'entreprise est par nature structuré à ses différents niveaux hiérarchiques. Or, nous avons vu que les relations interindividuelles détournent la communication de ses objectifs avec les rapports de forces qui les caractérisent. Il nous semble ainsi, à cet égard, impératif de limiter au maximum les écueils produits par cette dynamique, en encadrant les échanges de façon précise, grâce à des formulaires ou à des courriers électroniques standardisés. L'idée serait de pouvoir garder des traces écrites du plus grand nombre de ces échanges, pour être en mesure, par la suite, d'évaluer l'atteinte des objectifs et le respect des délais, mais aussi d'identifier qui n'a pas transmis l'information, ou pourquoi celle-ci était fragmentaire, et de mettre, au final, chacun devant ses responsabilités. Les consignes verbales ne sont, à notre avis, pas suffisantes pour ce faire, même si elles ont le mérite de favoriser un climat de confiance entre les collaborateurs, et surtout d'éviter l'accumulation de documentation. Mais elles représentent, si l'on peut dire, un stade ultérieur des rapports de travail, quand les employés ont définitivement intériorisé la logique de l'entreprise et trouvent un intérêt commun à souscrire aux règles impersonnelles en vigueur. Dans l'immédiat, on pourrait imaginer un système s'inspirant des normes ISO 9001, dans leur version antérieure à 2000, qui est basée sur le principe suivant: « on définit par écrit ce que l'on doit faire, et on fait ce que l'on a écrit ». Du même coup, il faudrait pouvoir préciser dans le détail les objectifs de tous les travailleurs, sans exception, à différents moments dans le temps, par exemple un an, un mois, une semaine, et pourquoi pas une journée, pour être sûr de maximiser le temps ouvré, et d'éviter les flottements qui créent de l'incertitude, et donc de la démotivation et des stratégies d'évitement ou de détournement. Quoi que lourd administrativement, une telle structure de communication n'en serait pas pour autant centralisée: avec une totale transparence, on pourrait se reposer sur la hiérarchie pour de bon. Les informations seraient accessibles à tout le monde. L'institution des délégués du personnel 127
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viendrait alors ritualiser les rapports de travail, entretenir un contact humain entre la direction et les employés, et moins faire écho aux blocages qui existent de part et d'autre. Enfin, il serait important de rappeler, à l'embauche puis régulièrement, l'objet social de l'entreprise à l'employé, autrement dit la finalité de celle-ci, qui est inscrite dans les statuts, pour replacer sa présence personnelle dans un projet plus collectif.
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5.2.5. La rémunération Aussi sensible que soit ce sujet, le secteur moderne béninois ne peut pas, d'après nous, faire l'économie d'une réflexion de fond sur la rémunération, en partant de deux états de fait: toutes les catégories socio-professionnelles, y compris les cadres, qui sont pourtant les mieux payés, se déclarent largement insatisfaites de leur salaire, et, pour ceux qui ont une activité secondaire, le principe d'une rétribution proportionnelle à l'effort fourni ne fait pas débat; il est normal. En même temps, comme nous l'avons abondamment documenté, les PCS basses sont aux prises avec des contraintes très aiguës, et de nombreux patrons le reconnaissent. Il nous apparaît ainsi nécessaire de dégager plusieurs pistes de discussions. D'abord, même si l'on ne peut pas établir de mesure dans le besoin, il faudrait étudier la possibilité d'augmenter les bas salaires, quitte à diminuer, ou au moins à geler pour une période donnée, les plus hauts d'entre eux, qui peuvent être dans certaines compagnies de quinze à vingt fois supérieurs aux premiers. Il ne s'agirait pas tant d'éliminer les écarts, qui ressortissent d'un ensemble de facteurs évidents, que d'apaiser les tensions qui apparaissent à la base, et de questionner la pertinence du prix à payer, aujourd'hui, pour un responsable, étant donné que les postulants avec un haut niveau d'éducation sont plus nombreux que jamais, et que le salaire n'achète ni la loyauté, ni l'honnêteté. La contrepartie de cela serait de lier une partie de la rémunération, sous forme de prime ou d'intéressement, à l'investissement personnel de chacun à son poste ―au dépassement de ses objectifs―, puisque 128
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c'est la façon la plus efficace d'introduire, ou de réintroduire, le mérite dans le travail. Car pourquoi travailler plus si un collègue touche le même salaire en faisant moins? D'une pierre deux coups, on pourrait ainsi donner l'opportunité à certains employés de remplacer leur activité secondaire par une expérience qualifiante. Deux autres options viendraient s'ajouter à cette réforme: l'informatisation totale des payes, et leur versement de façon hebdomadaire ou bi-hebdomadaire, qui est la norme au Canada par exemple. L'idée serait ici de supprimer les pertes de temps en administration qu'entraîne le paiement par chèque et les éventuelles négociations pour des avances sur salaire qui créent des tensions avec les services comptables, tout en offrant aux employés la possibilité d'avoir accès plus rapidement aux liquidités dont ils ont besoin dans leur vie quotidienne, et qu'ils remplacent de toute façon, à défaut, par des emprunts. Cette proposition contraindrait par ailleurs les entreprises à améliorer la gestion de leur trésorerie. 5.2.6. Le droit du travail Il est tout à l'honneur des législateurs béninois d'avoir eu le souci premier de protéger les travailleurs, en adoptant le principe d'un contrat à durée indéterminée (CDI) assorti de conditions restreintes de licenciement comme norme salariale. Cependant, il nous est apparu, dans le courant de la recherche, que cette mesure desservait le secteur privé formel, à cause de l'étroitesse de celui-ci, d'un côté, et des valeurs dominantes d'aînesse sociale qui ont cours dans le contexte culturel local, de l'autre. En effet, le secteur privé formel, qui ne représente seulement que 3% des actifs, et dont le personnel est aujourd'hui en grande majorité masculin, âgé, et surtout ancien, est en partie déconnecté du reste de la population, et souffre, en conséquence, à la fois d'une pression émanant de celle-ci pour obtenir un emploi, et de stratégies conservatoires de la part des détenteurs des postes existants. Ce faisant, les entreprises ont des difficultés à recruter les collaborateurs les plus dynamiques, et ainsi à renforcer leurs activités, et donc à étendre encore leur bassin d'employés. En outre, faute de confiance 129
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envers la motivation à long terme des candidats, à cause de ce qui précède, le système d'une embauche en CDD non renouvelables semble se généraliser, les employeurs s'arrêtant souvent à la limite légale de deux. Le CDI, censé apporter une réponse à la précarité, renforcerait en conséquence celle-ci de façon insidieuse. Les législateurs ne pourraientils donc pas imaginer adapter le droit du travail aux réalités béninoises, en remplaçant à la fois le CDI et le CDD actuels par un contrat renouvelable indéfiniment par périodes de deux ans, par exemple? L'employé n'aurait-il pas ainsi à faire constamment la démonstration qu'il est le plus pertinent pour occuper son poste? Et l'employeur pourrait-il être poussé à se départir de ses collaborateurs après deux CDD? Par ailleurs, comme nous l'avons vu, les activités secondaires dans le secteur informel sont, à l'heure actuelle, prohibées par la loi, et pourtant elles sont monnaie courante. Pour encourager la création d'entreprises formelles et la circulation du personnel, ne pourrait-on pas, là encore, envisager un changement législatif pour les autoriser, dans un premier temps, au niveau des cadres, tout en mettant sur pied, dans un second temps, des programmes d'accompagnement légal et de facilitation d'accès au crédit pour les aider dans leurs démarches? Les cadres, en effet, possèdent des compétences en matière de gestion qui peuvent servir de tête de pont à l'expansion du secteur privé formel, et ils sont les mieux dotés en capitaux économique, culturel, social et symbolique pour se lancer en affaires. Des mesures similaires existent d'ailleurs en Côte-d'Ivoire et au Cameroun, qu'il serait sans doute intéressant d'étudier. Au niveau des autres PCS, par contre, les primes au mérite et l'intéressement que nous avons évoqués plus haut devraient suffire pour insuffler un esprit entreprenarial au sein du personnel, et limiter le recours à l'informel, quoiqu'il ne faille pas s'attendre à ce que le phénomène disparaisse totalement. Enfin, il faudrait aussi questionner le principe de l'indexation des salaires au diplôme, qui ne reconnaît pas l'expérience pratique acquise en cours de carrière, ni le mérite personnel de l'employé.
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5.2.7. La politique sociale La politique sociale recoupe à plusieurs égards la rémunération, si l'on y inclut les assurances santé privées, les retraites complémentaires, les aides en matière de cantine, de transports, les prêts, les participations aux funérailles, etc. En même temps, elle s'en distingue puisqu'elle ne rétribue pas le travail directement, mais vise plutôt à créer un attachement à l'entreprise et à limiter les contraintes personnelles ayant un impact sur les relations des salariés entre eux et avec l'employeur. Le risque existe ainsi qu'en multipliant et en augmentant les prises en charge financières, les employés ne s'estiment pas davantage satisfaits, comme pour le salaire. Par contre, nous avons identifié un besoin réel de socialisation et de ritualisation au sein du personnel, surtout chez les PCS les plus éloignées de la direction, pour injecter plus de sens à l'engagement professionnel, qui ne se limite pas seulement à l'exécution de tâches quotidiennes contre l'obtention d'un revenu. L'accent devrait en conséquence, d'après nous, porter sur toutes les activités qui fédèrent le groupe et créent de l'émulation, comme les fêtes, les activités sportives et culturelles, les journées humanitaires, les concours entre employés, les campagnes d'informations, etc. Une partie de ces activités devraient en outre être liée à l'augmentation des résultats obtenus par la compagnie, pour récompenser la collectivité de ses efforts ―et précisément en tant que collectivité. La participation de la direction à ces dernières, par exemple à des repas ou à des funérailles, semble aussi nécessaire pour briser temporairement les rapports hiérarchiques et de statut social, et favoriser l'émergence d'un véritable sentiment d'appartenance, d'inclusion. En ce qui concerne, maintenant, les volets financiers de cette politique, il s'agirait, d'un côté, de généraliser l'usage du système bancaire pour limiter les interactions individuelles sur des aspects aussi sensibles, mais encore favoriser la transparence, et, d'un autre côté, d'introduire un lien avec les résultats, par exemple en bonifiant la politique de prêts ou de bourses scolaires.
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Enfin, une dernière mesure viendrait servir, en quelque sorte, de soupape aux nombreuses tensions qui existent en milieu de travail: offrir l'opportunité aux employés d'avoir accès à un psychologue ou à un psychiatre externe pour parler de leurs problèmes à la fois personnels et professionnels. Dans le cadre des entretiens, et surtout des discussions de groupes, il nous est en effet apparu qu'il existe un réel désir d'expression à ce niveau, qui peut permettre d'éviter d'accumuler les non-dits et les frustrations qui sont à l'origine des conflits sociaux. Les grandes entreprises en Europe proposent déjà ce type de service. On pourrait envisager de mutualiser cette prestation au sein du secteur privé béninois.
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6. CONCLUSION Au terme de ce voyage qu'a été la recherche que nous avons menée, que dire qui rende justice à notre motivation et aux expériences et perceptions des nombreux acteurs du secteur privé formel béninois qui sont compilées dans cet ouvrage?
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D'abord, peut-être, le caractère innovant et ambitieux de notre démarche. Initiée et accompagnée du début à la fin par un groupe de directeurs d'entreprises, elle est la preuve d'un authentique souci pour ce qui fonde réellement le développement: les rapports humains. Elle fait honneur à ces entrepreneurs qui ont une vision large de leur métier et n'hésitent pas à prendre des risques pour être plus performants et créer un climat de travail plus propice à l'épanouissement de chacun. Ensuite, sans doute, c'est une maturité sans faille qui a été assumée par nos interlocuteurs. Ce n'est pas un exercice facile que de s'ouvrir à un observateur extérieur et d'accepter qu'il formule des conclusions sur un système social dont on est partie prenante. En le faisant, tout le monde a pourtant compris qu'un regard d'ensemble, avec un peu de recul, pouvait éventuellement mettre au jour ses forces et ses faiblesses, et servir de base à une réflexion pour s'améliorer tous ensemble. Nous espérons donc, à cet égard, que notre livre ne décevra aucun de ceux qui nous ont fait confiance. Enfin, et surtout, ce qui ressort très clairement de notre séjour d'étude, c'est l'extraordinaire dynamisme de la société béninoise. Aux prises avec des problématiques particulièrement aiguës, les individus montrent une capacité d'adaptation remarquable, combinée à une solidarité exemplaire. Évidemment, nous avons vu la contrepartie de ces qualités: concurrence, pression, conflits, etc. Mais le potentiel est là, tous les atouts existent. L'émergence du Bénin est possible grâce à ses citoyens. Il reste seulement à leur offrir les conditions structurelles pour libérer leur plein potentiel au service de la collectivité nationale.
ADDENDUM
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Une partie du questionnaire de notre sondage est issue d'une étude sur les « leviers de l'engagement des cadres » français dans leur entreprise (Humbertjean 2009), nous permettant donc de pouvoir effectuer quelques comparaisons avec les 150 cadres de notre échantillon. On remarque ainsi, ci-dessous, que l'adhésion de ces derniers aux valeurs de travail fait quasiment consensus, à l'inverse des premiers, qui sont plus partagés. Cette adhésion découle du besoin de redistribuer à son réseau social, qui est moins important en France. Quoiqu'intéressée, elle n'en constitue pas moins un formidable potentiel pour le secteur privé formel au Bénin. Le travail, c'est important pour se construire soi-même
Le travail, c'est important pour exister socialement, pour être reconnu
Le travail est pour moi le moyen de prouver ma valeur, de me dépasser
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En termes d'écoute et de style de relations, comme nous pouvons le voir dans les diagrammes suivants, les deux groupes ont des opinions relativement similaires, ce qui montre la proximité des positions des cadres dans la communication de l'entreprise dans les deux pays. Par contre, à cause de la centralisation qui caractérise les rapports hiérarchiques au Bénin, nos répondants s'estiment moins autonomes. C'est un aspect qu'il conviendrait de corriger en renforçant les normes et les procédures impersonnelles, pour se reposer davantage sur chaque poste de la structure des compagnies, comme nous venons de le dire. En outre, dans la mesure où celles-ci sont de petite taille ici, il y a un espace favorable à une réelle marge de manœuvre des cadres, qui permette de maximiser leurs compétences et savoir-faire. Je peux faire entendre mon point de vue
Le style de relations est ouvert, facile
J'ai suffisamment de marge, d'autonomie, d'initiative
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Dans la foulée de ce qui précède, on constate de même un parallèle entre les réponses des cadres béninois et des cadres français, quand on leur demande si « [leurs] efforts et [leurs] compétences sont reconnus ». Quoique l'on ait affaire à des majorités significatives, on peut penser, cependant, qu'il y a, là encore, un travail à entreprendre en termes de gestion du personnel pour valoriser l'apport des employés, par exemple grâce à une plus grande transparence dans le circuit de l'information, mais aussi grâce à des rituels d'inclusion, etc. La logique est identique sur le plan des récompenses des performances individuelles, à part qu'une forme de rétribution monétaire est sans doute requise ici, qui pourrait prendre l'aspect de primes ou d'intéressement au résultat. Mes efforts et ma compétence sont reconnus
Les performances individuelles sont récompensées
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Enfin, deux dernières statistiques sont particulièrement intéressantes. Presque 100% des sondés, côté béninois, affirment ―pour l'essentiel catégoriquement― « [percevoir] l'utilité de [leur] travail pour l'entreprise », ce dont les Français sont moins sûrs. Il s'agit d'une sorte de proclamation que l'on est indispensable au fonctionnement de cette dernière, qui fait écho à l'écart qui existe entre les cadres et leurs collègues des trois autres PCS, notamment en dotation de capitaux culturel et symbolique, mais qui ne traduit pas nécessairement la réalité économique de leur contribution à leur compagnie. Le sentiment d'être heureux dans son emploi, quant à lui, fait appel à une conjugaison de tous les facteurs que nous avons vus: communication, valorisation, rétribution, etc., et il est donc sans surprise un peu supérieur en France.
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Je perçois l'utilité de mon travail pour l'entreprise 100
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Je m'épanouis dans mon travail, je suis heureux
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INDEX DES ILLUSTRATIONS Diagramme n°1: Répartition par PCS niveau 1 des répondants aux entretiens (en % du total des répondants)................................................................................................................18 Diagramme n°2: Répartition par secteur économique NAF niveau 1 des entreprises participantes au sondage (en % du total du nombre d'entreprises)...................................22 Tableau n°1: Répartition par sexe des répondants au sondage (en % de chaque secteur économique NAF niveau 1).....................................................................................................23 Diagramme n°3: Répartition par âge des répondants au sondage et de la population béninoise (en % du total des répondants et de la population béninoise)...........................23 Diagramme n°4: Répartition par PCS niveau 1 des répondants au sondage (en % du total des répondants)................................................................................................................24 Diagramme n°5 (gauche): Nombre d'enfants par répondant au sondage en fonction du secteur économique NAF niveau 1 (en % du total des répondants considérés)...............45 Diagramme n°6 (droite): Nombre d'enfants par répondant au sondage en fonction de la PCS niveau 1 (en % du total des répondants considérés)....................................................45 Diagramme n°7: Nombre d'enfants et de dépendants à la charge des répondants au sondage (en % du total des répondants)................................................................................47 Diagramme n°8 (gauche): Répartition par âge des répondants au sondage (en % de chaque catégorie d'ancienneté)...............................................................................................63 Diagramme n°9 (droite): Répartition par diplôme des répondants au sondage (en % de chaque tranche d'âge)...............................................................................................................63 Diagramme n°10 (gauche): Répartition par sexe des répondants au sondage (en % de chaque PCS niveau 1)...............................................................................................................64 Diagramme n°11 (droite): Répartition par âge des répondants au sondage (en % de chaque sexe)..............................................................................................................................64 Diagramme n°12: Répartition par PCS niveau 1 des réponses « non, pas du tout » aux questions du sondage portant sur les rapports hiérarchiques (en % du total de chaque PCS niveau 1)............................................................................................................................82 Diagramme n°13: Répartition par PCS niveau 1 des réponses « oui, tout à fait » et « oui, plutôt » aux questions du sondage portant sur la politique sociale de l'entreprise et l'attachement à celle-ci (en % du total de chaque PCS niveau 1)........................................93 Diagramme n°14: Répartition par diplôme des réponses « non, plutôt pas » et « non, pas du tout » à la question du sondage portant sur la satisfaction de la rémunération par rapport aux besoins (en % du total de chaque catégorie de diplômés)............................101 Diagramme n°15: Répartition par sexe, âge et PCS niveau 1 des réponses à la question du sondage portant sur le nombre de CDD et de stages effectués avant d'obtenir
Réussite de soi, réussite de l'entreprise ? l'emploi actuel (en % du total des réponses pour les colonnes et de chaque groupe considéré pour les courbes)...................................................................................................104 Diagramme n°16 (gauche): Répartition des répondants au sondage ayant déclaré avoir (eu) une ou plusieurs activités rémunératrices à côté de leur emploi (en % de chaque PCS niveau 1)..........................................................................................................................108 Diagramme n°17 (droite): Répartition des répondants au sondage ayant déclaré avoir (eu) une ou plusieurs activités rémunératrices à côté de leur emploi (en % de chaque catégorie d'âge).......................................................................................................................108 Diagramme n°18 (gauche): Répartition par PCS niveau 1 des répondants au sondage ayant déclaré avoir un emprunt à rembourser et être propriétaires (en % de chaque PCS niveau 1)..................................................................................................................................112 Diagramme n°19 (droite): Répartition par PCS niveau 1 des répondants au sondage ayant déclaré bénéficier « parfois » ou « souvent » d'avances sur salaire et de transferts d'argent de l'étranger (en % de chaque PCS niveau 1).......................................................112 Diagramme n°20: Répartition des réponses aux questions du sondage portant sur la satisfaction à l'égard de la rémunération (en % du total des réponses à chaque question) ..................................................................................................................................................115 Tableau n°2: Répartition par PCS niveau 1 des réponses « non, plutôt pas » et « non, pas du tout » aux questions du sondage portant sur la satisfaction à l'égard de la rémunération (en % de chaque PCS niveau 1)....................................................................116 Diagramme n°21: Répartition par secteur économique NAF niveau 1 des réponses « oui, tout à fait » et « oui, plutôt » aux questions du sondage portant sur la satisfaction à l'égard de la rémunération (en % de chaque secteur NAF niveau 1)................................117
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Réussite de soi, réussite de l'entreprise ?
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QUESTIONNAIRE RENSEIGNEMENTS DIVERS / PROFIL Quel est votre sexe? □ Homme □ Femme Quel est votre âge? □ Moins de 30 ans
□ De 30 à 39 ans
□ De 40 à 49 ans
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Quelle est votre nationalité? □ Béninoise □ Africaine (non béninoise)
□ 50 ans et plus
□ Étrangère (non africaine)
Quelle est la langue dans laquelle vous vous sentez le plus à l'aise pour vous exprimer? □ Fon □ Goun □ Yoruba □ Français □ Autre (précisez): Quelle est votre profession? □ Chef d'entreprise □ Cadre □ Profession intermédiaire administrative et commerciale □ Technicien □ Contremaître, agent de maîtrise □ Employé administratif □ Employé de commerce □ Personnel des services directs aux particuliers □ Ouvrier qualifié □ Ouvrier non qualifié Quel est votre statut marital? □ Célibataire □ Marié
□ En concubinage
□ Divorcé
Êtes-vous polygame? □ Oui □ Non Avez-vous des enfants? □ Oui □ Non Si oui, combien? □ 1-2
□ 3-4
□ 5 et plus
□ Veuf
Réussite de soi, réussite de l'entreprise ? Combien de temps mettez-vous pour venir à votre lieu de travail: □ Moins de 30 minutes □ De 30 minutes à 1 heure □ 1 heure et plus Comment venez-vous à votre lieu de travail? □ En zemidjan ou en taxi □ Avec votre moto (personnelle ou de fonction) □ Avec votre voiture (personnelle ou de fonction) □ Autre (précisez):
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Si vous avez fait des études, lequel des diplômes suivants possédez-vous? □ CEP □ BEPC □ Baccalauréat □ BTS/DEUG/CAP/Licence ou équivalent □ Maîtrise/Master/DEA/DESS ou équivalent □ Doctorat ou équivalent Si vous êtes béninois, avez-vous travaillé ou étudié à l'extérieur du Bénin pendant au moins un an? □ Oui □ Non Recevez-vous des transferts d'argent d'un proche à l'étranger? □ Jamais □ Parfois □ Souvent Combien de personnes dépendent directement de vous financièrement (famille, amis, autres)? □ Aucune □ 1-2 □ 3-4 □ 5 et plus Avez-vous recours aux avances sur salaire? □ Jamais □ Parfois
□ Souvent
Avez-vous un ou des emprunts à rembourser (banque, proche, employeur, tontine)? □ Oui □ Non Êtes-vous propriétaire d'un logement ou d'une parcelle? □ Oui □ Non Depuis combien de temps travaillez-vous dans cette entreprise? □ Moins d'1 an □ 1-2 ans □ 3-4 ans □ 5 ans et plus
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Questionnaire Combien de stages et de contrats à durée déterminée (CDD) avez-vous eu avant d'obtenir votre emploi actuel? □ Aucun □ 1-2 □ 3-4 □ 5 et plus Avez-vous actuellement ou avez-vous eu dans le passé une ou plusieurs activités rémunératrices à côté de votre emploi? □ Oui □ Non LE TRAVAIL EN GÉNÉRAL Je m'épanouis dans mon travail, je suis heureux □ Oui, tout à fait □ Oui, plutôt □ Non, plutôt pas
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Le travail, c'est important pour exister socialement, pour être reconnu □ Oui, tout à fait □ Oui, plutôt □ Non, plutôt pas □ Non, pas du tout Le travail, c'est important pour se construire soi-même □ Oui, tout à fait □ Oui, plutôt □ Non, plutôt pas
□ Non, pas du tout
Le travail est pour moi le moyen de me prouver ma valeur, de me dépasser □ Oui, tout à fait □ Oui, plutôt □ Non, plutôt pas □ Non, pas du tout Je suis prêt à faire des sacrifices dans ma vie privée pour mieux réussir ma vie professionnelle □ Oui, tout à fait □ Oui, plutôt □ Non, plutôt pas □ Non, pas du tout VOTRE ENTREPRISE EN GÉNÉRAL A des valeurs avec lesquelles je me sens en accord □ Oui, tout à fait □ Oui, plutôt □ Non, plutôt pas
□ Non, pas du tout
On dispose d'outils modernes pour échanger/coopérer □ Oui, tout à fait □ Oui, plutôt □ Non, plutôt pas
□ Non, pas du tout
Le style de relations est ouvert, facile □ Oui, tout à fait □ Oui, plutôt
□ Non, plutôt pas
□ Non, pas du tout
On se sent fier d'y travailler □ Oui, tout à fait □ Oui, plutôt
□ Non, plutôt pas
□ Non, pas du tout
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Réussite de soi, réussite de l'entreprise ? Il y a des possibilités de progression, d'évolution □ Oui, tout à fait □ Oui, plutôt □ Non, plutôt pas
□ Non, pas du tout
Les gens comptent, sont considérés □ Oui, tout à fait □ Oui, plutôt
□ Non, plutôt pas
□ Non, pas du tout
Les dirigeants donnent envie de se donner à fond □ Oui, tout à fait □ Oui, plutôt □ Non, plutôt pas
□ Non, pas du tout
On sait où on va □ Oui, tout à fait
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□ Non, pas du tout
Les performances collectives sont récompensées □ Oui, tout à fait □ Oui, plutôt □ Non, plutôt pas
□ Non, pas du tout
L'information circule, fluide et transparente □ Oui, tout à fait □ Oui, plutôt □ Non, plutôt pas
□ Non, pas du tout
Les performances individuelles sont récompensées □ Oui, tout à fait □ Oui, plutôt □ Non, plutôt pas
□ Non, pas du tout
□ Oui, plutôt
L'AMBIANCE DANS VOTRE ENTREPRISE L'ambiance entre collègues est bonne □ Oui, tout à fait □ Oui, plutôt
□ Non, plutôt pas
□ Non, pas du tout
Je m'entends bien avec mon responsable hiérarchique direct □ Oui, tout à fait □ Oui, plutôt □ Non, plutôt pas
□ Non, pas du tout
VOTRE PLACE DANS L'ENTREPRISE Je perçois l'utilité de mon travail pour l'entreprise □ Oui, tout à fait □ Oui, plutôt □ Non, plutôt pas
□ Non, pas du tout
J'ai suffisamment de marge, d'autonomie, d'initiative □ Oui, tout à fait □ Oui, plutôt □ Non, plutôt pas
□ Non, pas du tout
Je peux faire entendre mon point de vue □ Oui, tout à fait □ Oui, plutôt
□ Non, pas du tout
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□ Non, plutôt pas
Questionnaire LA HIÉRARCHIE DANS VOTRE ENTREPRISE Ma hiérarchie est stimulante □ Oui, tout à fait □ Oui, plutôt
□ Non, plutôt pas
□ Non, pas du tout
Mes efforts et ma compétence sont reconnus □ Oui, tout à fait □ Oui, plutôt □ Non, plutôt pas
□ Non, pas du tout
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VOTRE RÉMUNÉRATION Ma rémunération est satisfaisante par rapport à mes besoins □ Oui, tout à fait □ Oui, plutôt □ Non, plutôt pas
□ Non, pas du tout
Ma rémunération est équitable par rapport à mes collègues □ Oui, tout à fait □ Oui, plutôt □ Non, plutôt pas
□ Non, pas du tout
Ma rémunération est équitable par rapport à ce que je pourrais trouver ailleurs □ Oui, tout à fait □ Oui, plutôt □ Non, plutôt pas □ Non, pas du tout VOS CONDITIONS DE TRAVAIL Mon niveau de stress est acceptable □ Oui, tout à fait □ Oui, plutôt
□ Non, plutôt pas
□ Non, pas du tout
Mes conditions matérielles de travail sont bonnes □ Oui, tout à fait □ Oui, plutôt □ Non, plutôt pas
□ Non, pas du tout
La façon dont le travail est organisé me facilite la tâche □ Oui, tout à fait □ Oui, plutôt □ Non, plutôt pas
□ Non, pas du tout
La charge de travail est bien répartie □ Oui, tout à fait □ Oui, plutôt
□ Non, plutôt pas
□ Non, pas du tout
Mon métier correspond vraiment à ce que je veux faire □ Oui, tout à fait □ Oui, plutôt □ Non, plutôt pas
□ Non, pas du tout
VOTRE CARRIÈRE PROFESSIONNELLE
Mon travail me permet d'apprendre des choses nouvelles et enrichissantes □ Oui, tout à fait □ Oui, plutôt □ Non, plutôt pas □ Non, pas du tout
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Réussite de soi, réussite de l'entreprise ? Mon poste est un tremplin, il me donne de l'employabilité □ Oui, tout à fait □ Oui, plutôt □ Non, plutôt pas
□ Non, pas du tout
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Il y a un bon équilibre entre ma vie privée et ma vie professionnelle □ Oui, tout à fait □ Oui, plutôt □ Non, plutôt pas □ Non, pas du tout
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Achevé d'imprimer sur les presses de l'imprimerie Imprimex Téléphone: +229.21.31.21.83 Cotonou, République du Bénin Dépôt légal n°4595, deuxième trimestre 2010 Bibliothèque Nationale du Bénin Mise en page: Arthur Floret Couverture: CIPB, Arthur Floret
L'entreprise privée formelle est plus qu'une simple infrastructure économique. Elle est aussi un état d'esprit. Avec ses valeurs, ses normes, et ses objectifs, elle a vocation à transcender les égoïsmes et les frontières des groupes personnels pour enrichir la communauté nationale toute entière, en inscrivant l'action des individus dans le long terme. Au Bénin, sa position reste toutefois relativement marginale, puisqu'elle représente 3% de la population active, un des taux les plus faibles au monde. En outre, son expansion est entravée par des logiques sociales qui continuent à s'imposer comme la référence pour produire du sens dans la vie quotidienne, trop souvent marquée par la précarité, et qui affectent la productivité et la gestion des ressources humaines. L'entreprise béninoise évolue donc dans un environnement lourd de contraintes. Elle est fragile et souffre de tensions internes prononcées. Ses différents acteurs ont du mal à concilier leurs objectifs pour les mettre en adéquation avec sa propre finalité. Pour autant, l'entreprise fait figure de lieu de production unique d'une modernité locale, endogène, à même de placer notre pays sur la voie de l'émergence. Il ne tient ainsi qu'aux employés et aux gestionnaires du secteur privé formel, ensemble, avec l'appui de l'État, de mettre en place les conditions adéquates pour libérer son plein potentiel de développement. Cet ouvrage, fruit d'une recherche sociologique longue de plusieurs mois, propose, pour ce faire, de replacer l'homme au cœur de ce projet, en formulant un diagnostic inédit et des pistes de réflexion originales. À la clef: la réussite de soi et la réussite de l'entreprise.