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Commentaire
La science n’a parfois pas de réponse mais le complotisme, lui, en a toujours une ». C’est peutêtre cette réflexion de Sylvain Delouvée, maître de conférences à l’université Rennes-II et spécialiste des croyances collectives, cité par Le Monde le 18 janvier dernier, qui situe le mieux les origines de ce phénomène séculaire qui fait si violemment résurgence depuis quelques années et particulièrement depuis que le virus Covid 19 fait des ravages sur la planète.
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Le complot existe depuis la nuit des temps, les sorcières, les francs-maçons et les Juifs en attestent en connaissance de cause. Aujourd’hui, c’est plutôt l’ampleur et la rapidité avec lesquelles sa résurgence actuelle frappe les esprits qui interroge…
Les deux témoignages que nous publions dans les pages précédentes sont édifiants : Stéphane a vu son couple quasiment ravagé par les effets du complotisme chez sa compagne avec laquelle il partageait une vie commune depuis dix-huit ans. Imprégné dès son adolescence par certaines théories, Martin s’est débarrassé de ce fardeau vers la trentaine au prix d’un intense effort d’introspection.
Comment le complotisme a-t-il pu essaimer aussi rapidement dans nos sociétés durant les dernières années ? Par quels artifices les théoriciens du complot ont-ils entrainé des centaines de millions de gens de par le monde à abandonner toute rationalité pour se faire eux-mêmes les ambassadeurs de ces absurdités ? Stéphane discerne, à juste titre selon nous, deux ou trois éléments qui favorisent à coup sûr « l’entrée en complotisme » et qu’on retrouve dans la quasi-totalité des cas : une oisiveté, généralement subie mais pas toujours, et une forme d’isolement intellectuel qui évidemment n’arrange rien. Quant à lui, Martin pointe résolument que, selon lui, « c’est aussi la misère, les injustices et les souffrances grandissantes qui font le lit des théories complotistes… »
On ajoutera à tout cela un des faits les plus marquants de la décennie passée (pour ne pas remonter plus loin encore) : l’hyper-défiance vis-à-vis de tout ce qui ressemble de près ou de loin à une parole dite « officielle » : celle des politiques, malmenés de toutes parts, celle des « experts » tous suspectés aujourd’hui d’être massivement achetés par les puissances industrielles, politiques et financières dominantes. Celle des journalistes également, les médias n’étant pas les derniers à subir les foudres d’une part du grand public…
Pour compléter le tableau, on aura un mot sur l’omniprésence des réseaux sociaux, commentée de manière magistrale par le merveilleux Umberto Eco peu de temps avant sa disparition : « Les réseaux sociaux ont donné le droit de parole à des légions d’imbéciles qui avant, ne parlaient qu’au bar et ne causaient aucun tort à la collectivité. On les faisait taire tout de suite. Aujourd’hui, ils ont le même droit de parole qu’un prix Nobel ».
Rajoutez un petit zeste de chaines d’information continue qui rivalisent de populisme et de démagogie pour capter leur précieuse audience, et le compte sera bon, le tableau sera complet… Sur ces mêmes chaines d’information continue, vous souvenez-vous de l’un des leaders des Gilets jaunes, Maxime Nicolle, mettant ouvertement en doute le caractère terroriste de l’attentat du marché de noël de Strasbourg le 11 décembre 2018 et évoquant ouvertement « une manipulation du gouvernement pour détourner l’attention » de son mouvement ?
Face à ce déferlement, la raison a-t-elle encore une chance d’imposer ses analyses ? La presse mutiplie les rubriques de vérification des informations (« CheckNews » pour Libération, « Décodex » pour Le Monde, « L’Agence Franceinfo » sur France Info, « Le Vrai-Faux de l’Info » sur Europe 1, …). Fondé en 2007, le site Conspiracy Watch animé par Rudy Reichstadt (lire la tribune libre que nous lui avons accordée en page 142 du présent numéro de Or Norme) publie régulièrement analyses et notices pour tenter de contrer les propagateurs de théories complotistes. (Conspiracy Watch a récemment publié – en décembre dernier – une notice sur la députée du Bas-Rhin Martine Wonner qui apparait dans le film Hold-Up – lire pages précédentes –. Martine Wonner a réagi au lendemain de la publication de la notice la concernant en enjoignant Conspiracy Watch, sous peine de poursuites, de retirer sous 48 heures la notice d’information la concernant publiée par le site mais aussi « toutes publications présentes sur votre site traitant de ma personne ». Selon nos informations, à la date du bouclage de notre article le 5 mars dernier, Conspiracy Watch n’avait reçu aucun acte judiciaire officiel de la part de la députée du Bas-Rhin… –ndlr)
La lutte contre les théories complotistes est donc d’ores et déjà un enjeu majeur pour nos sociétés démocratiques. Car c’est bien de la démocratie dont il s’agit, cette démocratie qui vacille sous les coups de boutoir des émeutiers pro-Trump manipulés par QAnon aux Etats-Unis et maintenant sur une bonne partie de la planète, cette démocratie attaquée par les thèses conspirationnistes développées par le film Hold-Up en France. Cette démocratie attaquée partout par ce nouvel obscurantisme véhiculé à la vitesse de la lumière par internet… L’enjeu majeur est là, à n’en pas douter. c