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Le parti pris de Thierry Jobard
La vérité est ailleurs Complotisme
Mea culpa. J’ai longtemps refusé de reconnaître l’évidence et mon entêtement arrogant, je l’avoue, était un double péché d’orgueil et d’ignorance. Désormais je connais la Vérité : le monde est gouverné par une lignée de lézards géants originaires des étoiles Draco et Zeta Reticuli. Ce sont eux les véritables maîtres du monde. Parmi eux se trouvent George Bush, les Rothschild, la reine d’Angleterre et sans doute ma belle-mère.
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J e déconne, je ne suis pas sûr pour ma belle-mère. En revanche, je dois bien avouer que les théories complotistes m’ont jusqu’à présent paru ne pas valoir un quart d’heure de peine. Qu’un ancien footballeur se soit reconverti dans l’exploitation de la crédulité de gogos avec des histoires de reptiles multidimensionnels me paraissait relever banalement d’une ressource qui, contrairement au pétrole, est inépuisable : la connerie humaine. (1) Jusqu’à présent, c’est-à-dire jusqu’au 6 janvier dernier lorsque des partisans de Trump ont investi le Capitole. Difficile dès lors de ricaner d’un air entendu. Difficile aussi de ne voir dans ces assaillants qu’un troupeau d’abrutis, avant-garde obscurcie des 74 millions et quelques autres abrutis ayant votés pour Trump. Soit plus encore que lors de son élection 4 ans auparavant. Rien d’une victoire écrasante des non-abrutis au final. Trump avait, par avance, annoncé qu’il refuserait de céder la place. Il était fidèle en cela aux enseignements de Norman Vincent Peale dont il suivait les sermons, enfant, avec son père : «Il faut visualiser la vérité désirée plutôt que la réalité» ou bien « w » (2) . Préceptes qu’il a abondamment mis en pratique durant son mandat et qui consiste à dénier sa consistance à un réel dérangeant. Vu de ce côté de l’Atlantique, les choses semblent entendues. Un peu trop. Car la question se pose : comment se fait-il que dans une société à ce point abreuvée d’informations, hyperconnectée, qui plus est habituée depuis des siècles à l’alternance politique, on en arrive à une telle situation ? La thèse d’une crétinisation générale de la
société américaine, n’est pas tenable et n’explique rien. D’autant qu’entre les platistes (3) , ceux qui pensent que l’on n’a pas été sur la Lune, les tenants des chemtrails(4), ceux qui croient que Lady Diana a été assassinée par la famille royale d’Angleterre (tiens, tiens, on retrouve la reine…) ou que Michael Jackson n’est pas vraiment mort, on brasse bien au-delà des Etats-Unis. D’après les plus récentes études sur la question, il semble que les thèses complotistes se soient répandues ces dernières années chez nous, et plus encore durant les périodes de confinement. Elles toucheraient davantage les jeunes mais atteindraient désormais certains baby-boomers. Les attentats du 11 septembre 2001 à New York ont marqué une inflexion, puis la tuerie de Charlie Hebdo en France, la vérité officielle étant remise en cause par des théories alternatives. (5)
Nonobstant, si l’on pose que nous avons affaire d’un côté à des partisans de théories du complot (une ou plusieurs, les liens entre elles n’étant pas automatiques) et de l’autre à des gens sensés, d’un côté à des naïfs ou des pauvres d’esprit, de l’autre à des individus dotés d’un intellect agissant, soit la plèbe versus le bon peuple, même si cela semble confortable, on n’y entravera que pouic. Bien plus intéressante et urticante est l’hypothèse selon laquelle on aurait affaire non à un manque de raison mais plutôt à une forme d’excès, non à une opposition entre crédulité et sens critique mais à une mécompréhension de la nature de la croyance.
« La thèse d’une crétinisation générale de la société américaine n’est pas tenable et n’explique rien. »
On pourrait certes s’en tenir à une forme d’épochè (6) et badiner en avançant : « Vous me la baillez belle avec vos divagations mon/ma pauvre ami-e, mais si l’on vous a chié dans le crâne, je n’y puis rien. Le bonjour chez vous ». L’épisode du Capitole a ceci de révélateur que les théories du complot peuvent avoir un effet, et un effet politique concret (notamment cinq morts). Ce qui caractérise un complotiste, c’est d’avoir réponse à tout. Essayer de le convaincre de
La Vérité sortant du puits, 1896 Jean Léon Gerome
ses errements revient à être rejeté dans le camp des ennemis, des conspirateurs supposés, ou bien des imbéciles qui se laissent abuser par les discours officiels. Le complotiste est malin. Il sait voir derrière les apparences et faire le lien entre des éléments apparemment sans rapport. Et comme il rassemble ainsi des événements disparates qu’il prend pour preuves de ce qu’il défend, il faut faire appel à des domaines de compétences différents et construire patiemment un raisonnement sérieux. La charge de la preuve incombe alors à l’autre, face à celui qui débite des insanités. Ce qui peut provoquer une certaine lassitude. Les complotistes, soudés dans une forme de communauté solidaire, font comme si leur raisonnement était charpenté, mais il tient davantage du bric-à-brac argumentatif, amalgamant pseudo-connaissances scientifiques, raccourcis, déformations et exploitation de détails sans valeur explicative. Le complotiste sait. Et il en tire un sentiment se supériorité, ayant réussi à dévoiler la Vérité. Il ne connait ni le hasard, ni l’indétermination : tout doit faire signe, tout doit faire sens. Le sens qu’il veut, bien entendu. D’où ce tic de langage typique : « comme par hasard »… En hochant la tête avec l’assurance de ceux-qui-savent. De prime abord donc, la démarche de réflexion est assurée et la méthode respectée : on doute, on cherche, on établit une vérité, comme Descartes. A ceci prés qu’on ne va chercher que ce qui conforte une vérité décrétée à l’avance (biais de confirmation), qu’on va relier indûment des événements sans rapport (biais de conjonction) et qu’on va réduire la complexité du réel à une cause unique ou un acte volontaire (biais d’intentionnalité). Un avion s’écrase mystérieusement dans les Andes ? Encore un coup de la CIA. L’hydroxychloroquine n’est pas en vente dans les supermarchés ? Typiques des agissements de la Big Pharma. On croit faire preuve d’esprit critique, on ne fait qu’alimenter un scepticisme malsain.
Non content d’échafauder laborieusement des arguties branlantes, le complotiste sème le doute sur les autorités habituellement légitimes. L’Etat (et sa gestion guignolissime de la pandémie n’aide pas à le dédouaner), les médias (et leur concentration entre les mains de quelques milliardaires n’est certainement pas une bonne chose, non plus que la confusion des genres qu’entretient l’infotainment), les « élites » en général (et le renforcement des inégalités ces dernières années joue en leur faveur). C’est donc là affaire de degré, le doute, légitime dans toute recherche de vérité(s) devient ici systématique, perpétuel, abusif. Avec le syndrome anti-vaccins par exemple, c’est la science elle-même qui est mise en cause. Les désaccords entre gens de l’art passe pour des contradictions de la discipline elle-même alors qu’il s’agit du processus normal de recherche par confrontation d’hypothèses.
LES THÉORIES DU COMPLOT LA SOIF DE CERTITUDES
Pourtant, il y a quelque chose de touchant dans ces efforts de trouver du sens à notre monde, à vouloir surnager parmi le flot d’informations qui nous submerge sans cesse, à vouloir retrouver une forme d’appartenance et de lien social à rebours de l’atomisation sociale. Les différents biais cognitifs auxquels cèdent les complotistes, nous y sommes tous potentiellement exposés. Quant au besoin de croire quelque chose, de croire en quelque chose, il semble être une nécessité anthropologique. Tout comme la propagande touche plus sûrement ceux qui cherchent des réponses, les théories du complot étanchent la soif de certitudes. Les théories du complot assument donc une fonction cognitive (trouver des réponses), une fonction affective (on peut exprimer à loisirs ses sentiments : méfiance, haine, peurs), une fonction normative (on désigne les gentils et les
méchants) et une fonction mobilisatrice (celle qu’on a vu en acte au Capitole et qui pet conduire à une radicalisation politique) (7). Le décalage s’opère peut-être ici, dans le jeu entre certitude, croyance et vérité.
L’ÉTHIQUE DE LA PENSÉE A SES RÈGLES
Prenons les choses simplement. Si il existe une vérité (celle de l’Etat qui contrôle l’information, celle du dogme d’une Eglise, celle établie par la science, celle d’une morale quelle qu’elle soit), comme ce fût longtemps le cas, et bien que des complots ou des rumeurs existassent, l’accord se fera majoritairement sur celle-ci. Mais à partir du moment où les sources d’émission se multiplient sur un « marché cognitif » (8), la concurrence des vérités favorisera les plus simples, les plus séduisantes ou les plus valorisantes. On passe alors à un relativisme que même les philosophes ont pu encourager. Ainsi de Foucault pour qui il existe moins une vérité que des régimes de vérité, historiquement et politiquement déterminés. Mais si se brouille alors la distinction entre vrai et faux, ceux-ci n’existant pas objectivement mais selon notre rapport à eux, cela commence à sentir sérieusement le faisan lors qu’émergent post-vérité et autres fake news. Il convient donc de ne pas opposer croyance(s) et raison d’une part, de poser une conception plus exigeante de la vérité d’autre part. Celle-ci existe, objectivement, indépendamment de nos désirs
Nous sommes des êtres rationnels (plus ou moins selon les cas). On peut certes croire en se laissant guider par l’émotion mais nous avons vu que les croyances complotistes relèvent d’une forme de raisonnement, quoique vicié. Il y a des croyances involontaires, héritées de notre milieu et de notre époque mais nous sommes ici face à un net volontarisme. Comme l’écrit Boudon : « lorsque des croyances s’installent dans l’esprit des individus, c’est que ceux-ci ont des raisons fortes d’y adhérer » (9). Des raisons donc, et la Foi, qui est un type de croyance, recourra toujours à des arguments de type rationnel pour se justifier, à moins de verser dans le pur mysticisme. Il y a une définition classique de la vérité comme adéquation de la chose et de la pensée, une vérité qui correspond aux faits. Encore faut-il s’entendre sur les représentations que nous avons de la réalité. D’où la nécessité de procédures qui impliquent non de donner des raisons mais de rendre raison de ses croyances. Et c’est aux complotistes de le faire : avec logique, rigueur et honnêteté. Ici le raisonnable doit rejoindre le rationnel. Si le réel est complexe, il n’est pas occulte. De même qu’il existent des vérités indépendantes de notre petit avis personnel, il y a des vérités morales indépendantes de nos actions. Devant la vérité, la sincérité et la conviction doivent céder le pas. Cela s’appelle l’éthique de la pensée et elle a ses règles. La rigueur argumentative en est une, le respect d’autrui et la confiance également, a fortiori en démocratie. La mise en doute permanente, la suspicion généralisée ne font que miner l’implication citoyenne et laisser le champ libre aux propositions les plus extrêmes. Et cela conduit à souiller les marches du Capitole. S
(1) Je parle de David Icke et je n’irai tout de même pas jusqu’à citer les titres de ses livres. (2) Norman Vincent Peale, La puissance de la pensée positive, Des méthodes simples et efficaces pour réussir votre vie. Trump précisant d’ailleurs à propos de Peale : « Il pensait que j’étais son plus grand élève de tous les temps ». (3) Qui donc soutiennent que la Terre est plate. Voilà… (4) Les traînées de condensation des avions seraient dues à des produits chimiques répandus sur les populations. (5) Le Monde du 18 janvier 2021 : « En 2019, selon une étude de la Fondation Jean Jaurès, 21 % des Français interrogés adhéraient à au moins cinq énoncés conspirationnistes » in « Je faisais partie des esprits supérieurs ». Pourquoi le complotisme séduit tant ». Sachant que tout le monde n’avoue pas forcément cette adhésion et que le mal progresse. (6) Du grec epokhế donc. (7) Notons que, d’après des études convergentes, le taux d’adhésion aux théories du complot est plus fort parmi les électeurs d’extrême droite et d’extrême gauche. (8) Selon l’expression de Gérald Bronner, notamment dans La démocratie des crédules, PUF (9) Raymond Boudon, Raison, bonnes raisons, PUF
Rédaction : Barbara Romero Photographie : « Cigognes mais pas pigeonnes ! »Sages-femmes Nicolas Rosès
Le plus beau métier du monde vire au cauchemar pour les quelques 24 000 sages-femmes du territoire – dont environ 300 dans le Bas-Rhin. Exclue du Ségur de la santé, la profession a décidé de ne plus être si sage et de se faire entendre… et enfin reconnaître.
55 % des sages-femmes ont déclaré en février vouloir changer de métier. Un métier pourtant de conviction, de passion, avec entre leurs mains la santé des deux êtres parmi les plus fragiles, les nouveau-nés et les femmes enceintes. Seulement voilà, on a beau estimer qu’il s’agit du plus beau métier du monde, la profession de sagefemme manque cruellement de reconnaissance. Statut flou, zéro revalorisation financière, astreinte, assignation, disponibilité… Jusqu’à, coup de grâce, être exclue totalement du Ségur de la santé. « Notre indépendance professionnelle en tant que profession médicale et nos compétences très variées en gynécologie, obstétrique, orthogénie, pédiatrie, prévention, vaccination, assistance médicale à la procréation, protection maternelle et infantile, font de nous des couteaux suisses de la santé de la femme et du jeune enfant, rappelle Eve Doriz qui exerce ce métier depuis 16 ans. Qui réhabilitera à sa place notre profession dont le statut ressemble plus à celui d’une infirmière spécialisée qu’à celui d’un véritable professionnel médical dont la responsabilité compte plus au tribunal qu’à la ville ? Nous ne voulons plus être assimilés aux paramédicaux qui sont nos alliés du quotidien mais avoir le salaire décent qui correspond aux risques et aux responsabilités qui nous incombent. »
Déguisées en servantes écarlates, « parce qu’on ne sert qu’à la reproduction, n’est-ce pas ? », ironise Eve, les sages-femmes se sont faites entendre, une fois n’est pas coutume, lors de la manifestation de la journée des droits des femmes. « C’est historique, se réjouit Emilie Beau. Considérée comme un métier d’urgence, nous sommes assignées quand il y a grève. Celles qui sont présentes ont pris une heure de pause, sans que cela ait un impact sur nos patientes. »
Métier d’urgence pour les grèves, mais pas pour la revalorisation des salaires visiblement. « Nous avons cette chance d’aimer notre métier mais on nous casse, confie Emilie. Il y a deux ans, les urgences ont obtenu des “primes pour urgences”. Nous au CMCO, on s’appelle “urgences gynécologiques”, mais nous n’avons rien eu car on ne nous considère par comme urgences au final… »
Lors du Ségur de la santé, suite au premier confinement, « pas une seule fois le mot sage-femme n’est apparue », rappellent les deux amies presque quadras, sur le front comme tous les soignants pendant la COVID. Et puis il y a eu la dernière goutte d’eau, lorsque notre ministre de la Santé, Olivier Véran, a lancé en février « qu’elles commencent à avoir la couleur, le goût, l’odeur du médecin… » Serait-ce à réduire les sages-femmes à du Canada Dry ? « Nous n’avons aucune envie d’être médecin, chacun son rôle !, tempête Emilie. Moi j’adore ma profession, j’adore le physiologique, je ne veux pas m’occuper de pathologie, chacun son rôle. » À l’inverse, les sages-femmes revendiquent, à juste
Emilie Beau, qui nous a reçus chez elle après une garde.
Les sages-femmes ne sont pas des sorcières, ni des servantes écarlates…
titre, d’être classées dans les professions médicales et non plus dans un entredeux. « Là où nous avons échoué il y a quelques années, en tentant de faire valoir nos droits, trop d’un côté et pas assez de l’autre, les politiques ont tenté de se rattraper depuis 2016 en nous accordant toujours plus de responsabilités mais en continuant à nier l’aspect médical de notre exercice comme en confère le dernier discours de Monsieur Véran », appuie Eve.
Les sages-femmes ne font pas « qu’accoucher ». Elles réclament le droit à la prescription libre comme l’ont les dentistes. « Nous sommes assez grandes pour ne pas faire n’importe quoi !, rappelle Emilie. Les pouvoirs publics ne disent pas non plus aux jeunes filles qu’elles peuvent venir voir les sages-femmes pour leur contraception, pour faire de la prévention… Le taux d’IVG ne baisse pas en France, c’est dramatique. Nous aimerions être là pour aider. »
Les sages-femmes ne comptent pas leurs heures et répondent systématiquement présentes lorsque l’une d’entre elle est portée pâle, les effectifs étant toujours a minima. Elles enchaînent les gardes de 12 heures, les nuits (à 9 € de l’heure), doivent choisir entre Noël et Nouvel an, Pâques et l’Ascension, « tout ça pour démarrer à 1700 balles et atteindre péniblement 2500 € au bout de 16 ans de carrière », regrette Eve. Dérisoire comme salaire, comparé aux autres professions médicales…
« Je suis passionnée et je refuse d’abandonner cette vocation au détriment d’un système de soin qui périclite, ajoute-t-elle. C’est pour ça que je suis là. Je vois les étincelles qui s’éteignent dans les regards de mes collègues qui sont censés faire « le plus beau métier du monde ».
Je constate personnellement que 25 % des femmes ne se font plus suivre car ne trouvent plus d’interlocuteurs et que notre place est auprès d’elles. Soutenir les sages-femmes, c’est aussi défendre les droits des femmes. » Un métier magique, éprouvant lorsque tu passes d’une salle où un bébé meurt à une autre où la vie arrive, cela te bouffe une énergie folle, confie Emilie.
En février, Olivier Véran a enfin ouvert les négociations. Un rapport devrait être présenté au printemps sur le statut “du plus beau métier du monde”. Un métier, rappelons-le, que nul autre ne peut faire à leur place. S
Connexion blues Fragments
PATRICK
Professeur à l’université de Strasbourg, 53 ans
« Je me demande à quoi ressemble-t-elle ? Mélusine, un prénom dérivé de Mélisande, référence aux mythes et légendes du MoyenÂge, à cette fée qui pouvait se changer en serpent… Parfois, elle se manifeste dans le chat pendant mon cours, toujours en essayant de me déstabiliser avec un “Tout à fait pas clair !”, “Mais encore ?”, “Je comprends moyen”, “Trop abstrait”…. à la limite de la politesse, jamais rude, mais décidée à me faire suer. Oui, il m’arrive de suer, littéralement, un genre de sueur froide… Je sens la crise d’angoisse monter quand soudain je perds le fil de ma pensée. Une parole se détache de ma bouche – la dernière feuille morte de l’arbre, arrachée par un tourbillon paralysant. L’humidité perce ma chemise et me laisse sec à l’intérieur. De quoi je parlais ? Du post-modernisme et du mouvement féministe dans l’art contemporain ? Il m’est déjà arrivé de perdre le fil pendant un cours en présentiel, je m’arrête alors un instant pour reprendre mon souffle, je m’accroche à un regard en face et je souris. “Qu’en penses-tu de ce que je viens de dire ?”. Et pendant que la jeune personne cherche une réponse, j’entrevois un nouveau chemin, une réponse m’arrive avant même que la question soit formulée. On s’est soutenu dans l’embarras par un accord tacite, je souris, je fais une blague, la bifurcation est réussie, parfois c’est même à ce moment-là qu’une idée brillante surgit, une connexion inattendue de deux idées, eureka… Je suis traversé par un élan inattendu, je crée. Je ne fais jamais le même cours deux fois. Transmettre de l’information inerte ne m’a jamais réussi…
Mais là, face à l’écran, je me sens coupé de ma source… Combien de temps s’est écoulé depuis que me suis arrêté de parler ? J’ai éteint la caméra sans même me rendre compte. Je vois défiler dans le chat “Problème de connexion ?”, “On vous entend plus”, “Vous êtes là ?”… pas plus que trois ou quatre réactions en quelques minutes, ce sont sûrement ceux qui ont continué à me suivre pendant la dernière heure ? J’écris “Problème de connexion !” et… j’essaie d’imaginer les yeux de Mélusine… » S
— « Excusez-moi Madame, je ne suis pas du coin, vous savez s’il y a une carte du parc ?
Etrange question. L’Orangerie n’a rien d’une forêt où l’on peut se perdre, pensa Edith. — Je n’en sais rien, mais vous pouvez le découvrir tout seul, ce n’est pas si grand que ça.
Cela fait des lustres qu’un homme inconnu ne lui avait pas parlé spontanément, dans la rue. Il devait avoir le même âge qu’elle… Un peu plus jeune ?
“Non mais…, je ne sais même pas à quoi il ressemble derrière ce masque, emmitouflé dans ce long manteau noir. Qu’est-ce qu’ils ont tous à obéir, à servir la peur comme des moutons ?”, se disait Edith en s’éloignant dans la direction inverse. Elle ne portait jamais “cette muselière”. Les voisins ont fini par l’accepter et ne plus la flinguer de regard, même au marché… “Toute une vie j’ai cheminé pour faire tomber les masques qu’on m’avait collées au cœur et au visage. Ce n’est pas maintenant que je vais me voiler la face. Je n’ai que quelques années devant moi pour respirer, parler, chanter, rire…”. Son petit-fils de vingt ans, qu’elle prenait dans ses bras aussi souvent qu’il venait la voir, racontait à ses potes que de tous ses grands-parents seule mamie Edith n’avait pas attrapé la Covid. “Mais tu n’as pas peur de te balader sans masque ? Tu es en rémission de cancer et vu ton âge…” C’était la remarque récurrente de
ÉDITH
Retraitée, 79 ans
certaines de ses copines… Elle n’avait plus envie d’argumenter. “Tant pis, si mon cercle d’amis a rétréci. Avant j’avais envie de les convaincre, de partager tout ce que j’avais appris en chemin…”.
Edith était née dans une famille protestante d’Alsace. Pourtant, elle adorait aller à la messe catholique pour la beauté des chants et des cérémonies moins austères. Sa meilleure copine était juive. Plus tard dans sa vie, elle avait découvert le bouddhisme. Elle aimait prier devant une icône orthodoxe du Christ, venue de Bulgarie… “Vous aussi ? Ma fille se méfie de mes recherches spirituelles et de mon attitude de plus en plus rebelle vis-à-vis de la doxa dominante… Mais je garde espoir que notre peuple se réveillera enfin, qu’on retrouvera nos liens, non dans la peur et la compétition prédatrice, mais dans la solidarité et l’échange. De toute façon je sens depuis des années qu’on approche le point de bifurcation. La dystopie du Great Reset que cette élite dégénérée tente à nous imposer en profitant de la pandémie, n’est qu’un délire transhumaniste et destructeur… Depuis le confinement j’ai acheté un smartphone. Un jeune m’a appris à l’utiliser. Alors, je vais aussi sur YouTube où j’ai trouvé des Français qui proposent une sortie vers le haut : le physicien Philippe Bobola, l’écrivain psychothérapeute Annick de Souzenelle, l’économiste Gaël Giraud… Il y en a tant, mais on ne les entend pas dans les médias officiels…” *** — Excusez-moi Madame, je ne suis pas du coin, vous savez s’il y a une carte du parc ?
Encore lui ?! Non, ce n’était pas le même homme, mais il portait aussi un masque. Etait-ce une farce ou un ange qui voulait lui passer un message ? — Eh… non. Je ne crois pas, lui répondit Edith un peu embarrassée. Mais… — Puis-je faire un bout de chemin avec vous ?
Soudain, elle se rappela le début d’un slam qu’elle venait de composer la veille : “L’habit ne fait pas le moine, les mensonges remplissent la marre où se noient nos canards…” — Pourquoi pas, allons voir les vilains petits canards masqués. Il se pourrait qu’ils se transforment en cygnes, répondit Edith en souriant, réjouie de se sentir en connexion avec ses anges farceurs.» S
MADEMOISELLE CHAMPAGNE
Effeuilleuse et directrice du
Strasbourg Burlesque Festival 14 -28 Février 2021
Un an depuis sa dernière montée sur scène. Plus de préparatifs, de répétitions et de rencontres, plus rendez-vous avec les musiciens et les techniciens de scène. Elle ne sort presque pas de chez elle. Les kilos appuient sur des vieilles douleurs dans le corps. Une sorte de rouille physique et mentale s’en saisissent, avec cette impression d’étouffer derrière un masque banalisé, sans plumes, ni paillettes…
Mais aujourd’hui, elle est toute excitée, fière et fébrile à la fois. Le tournage et la mise en ligne du festival burlesque de Strasbourg aura lieu, malgré et contre tout ! Elle a réussi à faire venir 14 sur les 37 artistes initialement prévus et c’est déjà énorme.
Mademoiselle Champagne et l’équipe du tournage remplacent le public. Sur la scène de l’Espace K monte un oiseau blanc à tête de cygne. « Tout est blanc et froid… J’essaie de me consoler, c’est un voyage esseulé, écoute mes yeux, écoute mes lèvres… Je veux vivre au Paradis » Dans la fraicheur extatique de la chanson d’Emilie Simon, un corps se meut dans le corset de ses illusions couvrant de glamour une profonde solitude. La séduction ressemble à un jeu de dissimulation, le mouvement des ailes disperse la tristesse… Puis, pause, changement de rythme, des voix africaines et des djembés annoncent l’arrivée du cygne dans son paradis rêvé. On est enfin au Sud ! La vraie cérémonie d’effeuillage peut commencer. L’oiseau se débarrasse de ses plumes pour devenir une femme qui prie le ciel et s’enracine dans la Terre. Elle se montre enfin dans sa nudité triomphante, ses fesses et ses seins revendiquent l’exubérance de leur nature, la peau respire et vibre… Daâr Djiling s’est donnée à fond, comme tout le monde. Certains ont tremblé, d’autres ont pleuré pendant les répétitions…
Mademoiselle Champagne n’allait pas danser cette fois-ci, mais elle est remplie de la joie des artistes, reliée à sa passion. Ils ont au moins pu imaginer le public… pourvu qu’il se connecte ! S
MOUSTAFA
Sans-papiers, responsable du collectif Les sans-papiers d’Alsace, 30 ans
« Moi Madame, je suis venu à Strasbourg en 2018. En Algérie, malgré mes diplômes, je ne trouvais pas de boulot. C’était la corruption et les pistons à tous les niveaux. À trente ans, je ne pouvais pas me créer une situation, me marier, faire des projets, je me suis senti rejeté. Alors je me suis dit que si ma première patrie ne pouvait pas m’offrir une vie, j’irais frapper à la porte de la France – notre deuxième patrie en quelque sorte… Je ne pouvais pas imaginer que la France avait aussi tant de soucis à se faire… Le peuple de France souffre, même si la situation est incomparable avec l’Algérie. Quand la pandémie s’est abattue sur le pays, la souffrance a fait surface et c’est là qu’on a reçu le plus de soutien, qu’on a ressenti le plus de solidarité. Comme si soudain on était tous en connexion, dans le même bateau ! J’ai été épaulé par docteur Georges, par Odile et Alfred. On a fondé le Collectif des sans-papiers d’Alsace pour rejoindre le mouvement au niveau de la France entière et depuis on a fait plein de manifestations. La classe populaire et d’autres associations se sont souvent joints à nous : d’ailleurs nous sommes, la Cimade, des syndicats. En octobre dernier on a fait la marche de Strasbourg à Paris pour revendiquer la régularisation de toutes et tous les sans-papiers, le droit au logement et au travail, sans oublier la fermeture des Centres de rétention. Et tu sais quoi, je me suis même créé des bonnes relations avec la Police. Je me rends chez eux pour étudier les parcours de nos manifs. Ça a bien changé depuis le 30 mai 2020 quand les flics nous avaient encerclés près de la Gare de Strasbourg en collant des amendes en masse… On a même été soutenus par des élus, l’Etat commence à nous reconnaître…
La pandémie, Madame, nous a reliés au destin commun de tous les Français. On a tous été privés, enfermés, traumatisés… On applaudissait les soignants et on pleurait les victimes ensemble. Et c’est ensemble qu’il faudra s’en sortir maintenant… Et Madame, tu sais, le meilleur c’est que je vais me marier bientôt ! » S
SOPHIE
Lycéenne, 17 ans
Il le faut ! Il faut se lever malgré cette fatigue qui la plaque au sol. Trop d’absences injustifiées peuvent nuire à son classement sur le Parcours Sup – cet algorithme qui effraie même les élèves de Terminale avec 19 de moyenne générale. « C’est une machine, papa ! Tu ne peux pas comprendre ! Je ne vais pas me calmer, tu m’entends ! Tu veux que je termine dans la rue ? », avait crié Sophie la veille quand son père insistait que sa santé passait avant tout le reste. Non, elle ne peut pas zapper les épreuves du contrôle continu qui ont remplacé le BAC. Il faut, il faut se lever ! Employer des forces surhumaines pour s’habiller, boire une tasse de thé réchauffée au micro-ondes et foncer dans le froid à moitié endormie sans oublier à piocher dans la boite à masques à l’entrée avant de sortir. Pourvu qu’elle ne fasse pas une crise d’angoisse aujourd’hui, comme celle qui l’avait laissé au sol hier. Elle avait si honte de se montrer faible et souffrante. « Pourquoi je n’y arrive pas ? Je suis nulle ! ». Pourtant, il y avait encore deux élèves dans sa classe qui faisaient régulièrement des crises d’angoisse, comme elle. « Aller à l’école pour réussir Parcours Sup, étudier dans le supérieur, se créer un CV en béton pour espérer échapper au chômage, bosser pour la retraite qui sera revue à la baisse et finir dans une EPHAD pas trop dégueu si la catastrophe climatique ou un virus ne me tue pas avant ? C’est ça la vie ? »… Sophie s’enfonce dans le brouillard vers l’arrêt du bus. Il fait moins 10° ce matin… Dans sa poche, à travers le gant elle ressent à peine la vibration du téléphone. Un texto de Thomas sur insta ! « Hey, ça gèle grave ! Ça vous branche qu’on ramasse des vestes et des couvertures pour les SDF ? On ira les distribuer demain dans quelques spots en ville. Je n’imagine pas comment on peut dormir dehors par ce temps-là… » En dix minutes de trajet, trois de ces potes ont déjà répondu « bah oui », « cool », « je demande à ma sœur si elle peut nous aider aussi ». D’un coup, Sophie se sent réveillée. Elle n’oubliera jamais leur maraude spontanée en décembre. C’est là qu’elle et Thomas se sont rapprochés. Ils ont préparé des repas pour vingt personnes qu’ils ont distribués dans des barquettes avec des couverts achetés à Auchan, Place des Halles. C’était d’autant plus satisfaisant que c’était interdit de distribuer de la nourriture. « Trop cool la bonté illégale ! » Ils se sont fait insulter par certains SDF qui avaient abusé de la bouteille pour se maintenir au chaud, mais ça ne faisait rien. Ce frisson, cette connexion directe à la réalité lui ont fait retrouver le goût et l’odorat du cœur, comme leur premier baiser gelé sous couvre-feu… S