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Un chaos est à l’horizon

Complotisme

« Un chaos est à l’horizon, c’est terrifiant… »

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Martin*, 40 ans, artiste-auteur à Strasbourg. Il remonte avec nous le fil de sa jeunesse pour évoquer les croyances qui ont pu l’envahir très tôt au fil des rencontres et qu’il a fini par éradiquer au prix d’un gros effort de raison et d’analyse avant de détailler les raisons profondes qui, selon lui, ont fait émerger comme jamais les théories complotistes les plus échevelées…

Martin parle de manière douce et apaisée de ce complotisme débridé qui a soudain envahi nos sociétés : « À mon avis, le point commun qui concerne tous les complotistes est sans doute un sentiment d’injustice doublé d’une volonté presque chevaleresque de protéger le faible vis-à-vis du fort. Très tôt, j’ai été sensible à ça : les copains de classe qu’on ostracise un peu à l’école primaire, le racisme dont sont victimes certains parents quand on est au collège… Un peu plus tard, au lycée, on est là à la mi-90, je fréquente des lycéens d’Arts pla très politisés, à l’extrême gauche comme de tradition. Ils se définissent comme anars. Pour m’intégrer je m’intéresse à la politique, je finis vite par rédiger des tracts, j’organise des manifs, on écoute beaucoup le groupe de hip-hop Assassin et on admire son chanteur, Rocking Squad… À l’époque, je cherche vraiment à comprendre d’où vient ce sentiment d’injustice que je ressens si fort. Je me confronte alors à la complexité du monde, la géopolitique, l’histoire contemporaine et je m’aperçois que tout est lié. Par ailleurs, on s’aperçoit très vite que les complots, objectivement, existent et que les mensonges d’État sont une réalité : la guerre du Vietnam dans les années 70, la guerre d’Algérie, la communication tant de l’URSS que des gouvernements occidentaux sur la nature et les conséquences de la catastrophe de Tchernobyl… Je réalise alors que les valeurs que l’école m’a transmises sont souvent piétinées par les personnes qui sont chargées de les incarner, je parle des dirigeants nationaux. Une porte s’ouvre pour moi… je me rends compte qu’il faut aller au-delà de la lecture des journaux, des infos de la radio ou de la télé. À cette époque-là, il n’y a pas internet mais, autour de moi, j’ai une pléthore de lieux alternatifs et une flopée de réunions politiques où beaucoup de gens s’expriment et parlent haut. La plupart sont des militants et ont dépassé la vingtaine d’années et moi j’ai quinze ou seize ans… Peu à peu, je commence à croire à pas mal de choses sans avoir bien sûr la possibilité réelle de vérifier quoique ce soit… ».

C’est la politique qui va tout cristalliser : « À ce moment-là, pour moi, l’ennemi ultime ce sont les USA. Et là-bas, il y la Zone 51. C’est le père d’un ami de lycée qui me parle le premier de cette base secrète dans le Nevada où on conserve le cadavre d’un extra-terrestre dont le vaisseau spatial s’est écrasé en 1947 près de la base américaine de Roswell, au NouveauMexique. Est donc présenté comme évident

Martin

le fait que l’armée américaine a ainsi récupéré des technologies d’origine extraterrestre qu’elle exploite pour manipuler le peuple américain. A l’époque, je me dis : ouais, c’est ça, on y est ! Tout comme le réseau HAARP, un observatoire de recherche américain voué à l’étude de l’ionosphère qui existe vraiment mais dont on dit en fait que ses recherches sont réalisées pour pouvoir modifier le climat, détruire ou détourner les avions et les missiles transcontinentaux et finalement, influencer les comportements humains… J’ai aussi cru aux théories de la terre creuse. C’est une cosmogonie complotiste très intéressante qui dit qu’en fait la terre est creuse, que les extra-terrestres ne sont pas des extra mais des intra-terrestres qui sont subrepticement apparus en 1945 quand ils ont entendu le bruit qu’a fait la bombe atomique d’Hiroshima. S’en suivent des tas d’autre théories complotistes sur la disparition de l’Atlantide, le Saint-Graal, des recherches menées par les nazis dans les Pyrénées pour découvrir des tunnels permettant un accès vers le centre de la terre et j’en passe… »

« Honnêtement, à force d’entendre développer ces théories, je commence à être un peu circonspect, j’écoute quand même mais je me dis que ça va tout de même un peu trop loin. Il y a cependant une différence fondamentale avec ce qui se passe aujourd’hui avec les réseaux sociaux : je ne parle de tout cela à personne, je ne répercute rien » analyse Martin. « C’est au milieu des années 2000, il y a une quinzaine d’années, que j’ai versé un peu dans le prosélytisme avec la propagation des travaux de Jean-Pierre Petit, un ex-directeur de recherches du CNRS, qui prétendait que son inspiration en matière d’applications potentielles de sa science de la mécanique hydraulique des fluides lui avait été soufflée par des appels téléphoniques provenant directement d’extraterrestres… À ce moment-là, je suis convaincu par une grande partie de ce que ce chercheur affirme, j’en parle autour de moi mais, tout comme ce qui s’est passé quelques années auparavant avec les théories de la terre creuse, je finis par réaliser que là aussi, ça va trop loin... avoue-t-il. « À cette époque déjà circulent des documentaires qui soutiennent ces théories et tentent de convaincre les gens : Zeitgeist Addendum, par exemple en 2008, qui démonte les mécanismes de la haute finance mondiale ou le film La révélation des pyramides diffusé sur le net à grande échelle à partir de 2012 : le récent film Hold-Up n’a rien inventé, poursuit-il et la technique est toujours la même : on part de faits scientifiques, on extrapole, on brode puis

ça part dans tous les sens et ça vire au complotisme fumeux… C’est au moment où ces films apparaissent que je commence vraiment à prendre mes distances avec ces théories, je coupe les liens avec tout ça et aussi avec certains comptes Facebook, j’y suis alors depuis trois ou quatre ans, qui ne parlent que de ça. Je me suis rendu compte que j’étais allé assez loin dans ces croyances mais bon, au pire, je n’ai fait que casser les pieds à toute la famille au moment de la table de Noël… »

Une société ravagée par le complotisme

On pousse Martin à réfléchir sur ce qui l’a fait réagir il y a donc une dizaine d’années : « En fait, je me suis rendu compte par moimême que j’étais très léger au niveau de mes vérifications et qu’il fallait que je prenne le temps d’essayer de sourcer sérieusement tout ce que je racontais. Là, le net m’a bien aidé car tous les principaux organes de presse avaient déjà mis en place des outils pour checker les infos. Depuis, j’ai complètement diversifié mes sources et je continue régulièrement à faire preuve de vigilance quant aux infos que je reçois. Le sentiment d’injustice que j’évoquais tout à l’heure est toujours là, ce qui veut dire que j’ai toujours autant besoin de comprendre car ça m’aide. Et puis j’ai toujours envie de ces grands débats avec mes amis, j’aime la joute verbale et que si je veux y participer, il faut que je sois costaud au niveau de ce que je soutiens. Cette accélération du phénomène du complotisme qu’on constate surtout depuis un an, depuis l’arrivée du virus, est selon moi due à plusieurs facteurs concomitants dont l’anthropie de la civilisation humaine qui génère une incroyable complexité. À l’époque des Lumières, on pouvait encore imaginer qu’un seul homme puisse intégrer tout le savoir du monde. Aujourd’hui, c’est devenu tout à fait impossible ce qui fait qu’on est obligé de faire confiance à une grande quantité de sources extérieures. Et puis, il faut bien citer aussi ce lent démembrement du système éducatif : quand on acquiert moins de connaissances ou moins de culture générale, on est forcément plus sensible aux théories les plus délirantes. »

Persuadé depuis longtemps que les conditions sociales sont la base de tout l’édifice, Martin affirme « qu’il y a l’effrayante montée des inégalités qui fait que des masses humaines considérables sont de plus en plus pauvres, l’argent ne circulant plus que pour le profit d’une infime minorité d’habitants de la planète. L’argent c’est comme un fluide énergétique vital pour un corps. Il faut qu’il circule. S’il ne le fait que très mal, c’est tout le corps qui souffre et qui se retrouve en danger. Aujourd’hui, on peut se permettre d’avoir des millionnaires mais certainement pas d’avoir autant de milliardaires. Je préférerais échanger chacun de ces milliardaires pour mille millionnaires. C’est aussi la misère, les injustices et les souffrances grandissantes qui font le lit des théories complotistes, j’en suis convaincu… » dit-il avec force avant de confier : « Personnellement, j’avoue que je n’ai rien vu venir de tout ce qui s’est exacerbé depuis un an et qui fait l’objet de notre rencontre aujourd’hui. Je suis complètement interloqué. Le terme qui selon moi résume le mieux la situation au jour où on parle est de comprendre qu’on est entré dans une période proto-fasciste. On est dans l’humus chaud et humide, les graines sont là et il n’y a plus à attendre qu’un peu de soleil travaille le tout pour que ça pousse dru… Ces théories complotistes ravagent la société, elles émergent de partout et du coup, on est dans l’ère de la post-vérité. Ce qui veut dire que ce sera celui qui tapera le plus fort sur la table en hurlant « La terre est plate » qui aura raison aux yeux de la masse. Tout ce qu’on croyait établi grâce aux faits, aux observations, grâce à la science et à tous les acquis de la connaissance est en train de se désintégrer. C’est à proprement parler terrifiant, un chaos est à l’horizon, tout est possible…. » conclut-il avec une réelle inquiétude dans la voix. c

Jack Angeli, le « QAnon Shaman » lors des émeutes du Capitole à Washington

* Le prénom a été changé, notre interlocuteur ayant exigé l’anonymat. « Tout ce qu’on croyait établi grâce aux faits, aux observations, grâce à la science et à tous les acquis de la connaissance est en train de se désintégrer.

C’est à proprement parler terrifiant, un chaos est à l’horizon, tout est possible…. »

Hold-up

Le complotisme à tout-va

Sorti directement sur internet le 11 novembre dernier, le documentaire long métrage Hold-up a rencontré un impressionnant succès (les derniers chiffres connus datent du début de la présente année et parlent de plus de 6 millions de vues).

Sa durée (plus de 2h45), sa réalisation soignée et son montage très professionnel sont des atouts indéniables pour le sérieux affiché par le film qui déroule les propos de pas moins de 37 personnalités interviewées sur fond noir. Voilà pour le factuel.

Concernant le contenu, le film est une sorte de fourre-tout de toutes les fausses infos sorties depuis le début de la pandémie, il y a un peu plus d’un an à date. La plupart des 37 interviewés se présentent comme des lanceurs d’alerte en rupture avec leurs institutions officielles respectives. Parmi eux, on notera l’interview de la députée du Bas-Rhin, Martine Wonner…

De nombreux articles de presse et tribunes sont parus depuis cinq mois et soulignent tous le déferlement volontaire d’une quantité astronomique d’informations. Des centaines de contributions ont, depuis la sortie du film, énuméré la liste conséquente des mensonges, contre-vérités, interprétations fantaisistes ou abusives qui émaillent le film.

Le sociologue Gérald Bronner parle à ce sujet de « millefeuille informatif » et Rudy Reichstadt, le fondateur du site Conspiracy Watch, déclare que « vous ne pouvez pas résister au poids de cette cascade d’arguments. Ce qui fait la toxicité d’un produit complotiste, ce n’est pas que c’est faux de A à Z, c’est que tout repose sur le mélange du vrai et du faux. Le mélange du vrai et du faux est encore plus toxique que le faux.»

Ce déferlement inextricable occupe les deux premières heures du film. Et tout cela sert à enfoncer le clou lors des trois derniers quarts d’heure : on préparerait dans l’ombre « le grand reset », un asservissement total de la population de la planète sur fond d’une implacable troisième guerre mondiale. Ce dernier tiers du film est un collage délirant basée sur de vieilles thèses colportées depuis des décennies, savamment réintroduites et réactualisées pour l’occasion.

Un dernier élément : ce film a pu être réalisé grâce à une cagnotte Ulule lancée au mois d’août dernier. Les auteurs ont récolté 183 000 €, soit dix fois la somme espérée lors du lancement de la cagnotte. Pas de doute, le complotisme est bankable. c

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