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Le choc des générations

« Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas.

Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. »

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Albert Camus

En 2023, plus de soixante ans après ce constat fait par Camus à l’occasion de sa réception du prix Nobel en 1957, les générations qui lui ont succédé se sentent plongées dans les eaux troubles, post-vérité oblige, d’un monde qui se défait à une vitesse digne des ordinateurs quantiques. L’intelligence artificielle et les catastrophes naturelles se font concurrence pour se débarrasser de l’humain producteur et consommateur de biens et de services des années fastes du capitalisme en Occident. Des croyances en tout genre fragmentent les sociétés jadis homogènes. Et alors que Pasolini regrettait dans les années 70, au sens propre et figuré, la disparition des lucioles dans sa campagne natale, aujourd’hui, le capitalisme dans sa phase de prédation finale tend à détruire ses propres ressources de production : la planète et l’humanité.

Sans confiance en l’avenir, dans un quotidien débarrassé du temps lent et contemplatif, grands-parents et petits-enfants profitent moins des joies et des tendresses de la transmission du « précieux héritage ». Se produit alors « le choc des générations » sur fond de sidération et de perte de repères anthropologiques. Wokes de la génération Z contre grands-parents baby-boomers réac ! Le match est annoncé et le terrain est surtout celui des classes défavorisées, mais pas que… Sans prétention d’analyse sociologique, prêtons l’oreille à quelques histoires strasbourgeoises, contées ou écrites. On s’apercevra peutêtre que le tableau reflète plus que cinquante nuances de gris…

T’ES UN MONSTRE, PAPI !

« Je n’avais qu’une petite fille, maintenant je n’ai que… je ne sais quoi, le mot n’existe sûrement pas dans le Larousse », raconte R.B., l’air accablé et confus.

Il ne veut surtout pas que son nom paraisse dans le journal. La honte ? Accoudé à une de ses tables préférées au snack Michel, il roule nerveusement entre ses doigts jaunis par le tabac une Marlboro qu’il ne peut plus fumer à l’intérieur depuis des lustres, mais le réflexe y est encore ! Puis, il lève enfin le regard. « Elle n’est pas vraiment devenue un garçon, tu sais. C’est qu’on lui a tourné la tête, voilà ce que je pense, moi. À la fin du lycée, ça a commencé déjà à disjoncter, puis quand elle est allée à la fac de socio, en plein Covid, on ne pouvait plus échanger sans que ça dérape. Sa mère m’a fait comprendre qu’elle s’était fait agressée sexuellement ou quoi… Sa mère, ma fille, est divorcée, mais elle a une bonne situation. Avec ma femme, emportée par le cancer il y a dix ans, on avait tout fait pour que notre unique progéniture s’en sorte mieux que nous. Prof de Français au lycée, l’abondance n’y est pas, mais ça te met bien à l’abri. Le père de ma petite fille, lui, a foutu le camp à Paris et n’en a rien à cirer de sa famille… De toute façon la famille, c’est du passé, bienvenue dans les mondes des aliénés de tout genre ! »

R.B. avale sa gorgée de bière : « On ne s’y reconnaît plus en rien, face à tous ces miroirs déformés. À la sortie du Covid, l’an dernier j’ai revu ma petite fille pour Pâques, méconnaissable : fringuée comme un mec, tatouée de partout, piercings et compagnie. Moi aussi, j’ai des tatouages, mais je suis un vieux con. Je lui ai dit :

– Qu’est-ce qui t’arrive, t’as perdu la boule ? T’as l’air de vouloir te faire passer pour un mec !

– Ça te dérange ? qu’elle me répond, effrontée comme jamais.

– Bah, oui, t’es ma petite fille. Elle m’a sorti ensuite tout un discours sur les victimes de la domination mâle et l’apocalypse écologique imminente, comme si tout était de ma faute.

– Je n’ai pas compris, puisque tout est la faute des mâles blancs, pourquoi t’es en train de te transformer en garçon ? Tu veux faire partie de ces mecs qui tombent enceints ? T’as vu passer sur Facebook les affiches du planning familial cet été ?

– Non, je n’ai pas de Facebook, c’est ringard. Tu n’as toujours rien compris, Papi, comme d’hab’. Je ne suis pas un garçon, ni une fille, et ce n’est ni mon vagin, ni mes fringues qui peuvent m’obliger à m’y soumettre…

– Enfin, tu ne peux pas comparer ton… sexe de femme à n’importe quel autre accessoire que tu changes comme ça te chante ! C’est irréel, du pur délire tout ça !

– Ce qui est réel ou pas c’est à moi d’en décider Papi, mais en ce qui concerne de tomber enceint·e, ne compte pas sur moi. On est déjà trop nombreux sur terre.

– Je vois ça, tu es bien partie pour te faire berner par ces nantis qui veulent faire partie d’une caste d’immortels réduisant le reste de la population en compost bio…

Bon, après elle m’a traité d’ivrogne complotiste, de monstre… ma petite fille qui adorait grimper sur mon dos quand on se baladait dans les Vosges… »

DU GRAND-PÈRE ZOOM À LA MAMIE SPORTIVE

Ailleurs, sous d’autres toits strasbourgeois des histoires plus romantiques, mais tout aussi révélatrices se font conter. À l’initiative de deux grand-mères émancipées et modernes – l’écrivaine et comédienne Astrid Ruff et la professeure linguiste Christine Hélot – le Verger éditeur publiait l’an dernier le recueil collectif Histoires de grands-parents 1. Du grand-père zoom Jack Donovan à la mamie sportive Astrid, tous adoptent avec plaisir le concept de « grand-merdage » de l’écrivaine Susie Morgenstern. Affranchis « des carcans statutaires », ils semblent « entrer de plain-pied dans des relations modernes, plus librement choisies » avec leurs petits-enfants. Précision de taille : leurs « anges » sont encore à la maternelle ou à l’école élémentaire !

N’empêche que Régine et Éric Delamotte font déjà face à « la fabrication du genre » chez leurs héritiers constatant que « la peur de la fille garçon-manqué, ou du garçon efféminé, semble avoir perdu de son intensité. » Ils remarquent que leur petite fille Olga, attirée plus par le personnage de Mulan que celui de Blanche Neige, se passionne davantage pour les jeux de billes à la récréation, tandis que leurs petits fils Niels et Ulysse ne se précipiteront pas vers les poupées ou le saut à la corde.

« Ulysse, qui vient d’avoir trois ans, déclare :

Moi, je ne suis pas une fille.

– Oui, on le sait, disent les grandsparents, tu es un garçon.

Visage buté :

– Non, je ne suis pas un garçon, moi. Ce que je suis, peu importe, mais une chose est sûre : depuis que je vais à l’école, je sais que je ne suis pas une fille ! »

Tu vois cher R.B., tu as raison d’attirer l’attention de ta petite fille sur la paradoxale défaite du féminisme !

Le Choix Est Roi

On comprend, tout est devenu une question de « libre » choix, à commencer par la nourriture : « Dans le temps, nos grands-parents mettaient la table et ne demandaient pas ce que l’on aime ou n’aime pas. C’était le même plat pour tous », remarque l’écrivain strasbourgeois Pierre Kretz, auteur de cinq petits enfants avec Astrid Ruff.

« Quand les petits arrivent chez nous à midi, reprend mamie Ruff, c’est toute de suite " J’aime pas les brocolis, ni les haricots, ni les carottes "… Et ça commence, la distribution selon les choix et les désirs particuliers des uns et des autres. Il faut savoir que nos deux fils ont des habitudes alimentaires très différentes, le grand étant retourné à une stricte obédience du rite juif et le cadet étant plutôt agnostique et végan. Leurs petits ont ainsi des usages alimentaires et vestimentaires très différents, par exemple les filles de mon grand ne portent jamais de pantalons… » Alors ça ! Mamie Astrid, elle en porte à volonté des pantalons et cela fait partie de son image de mamie moderne. « Mamie, elle est comme la grand-mère dans La valise rose de Susie Morgenstern : elle fait des cadeaux bizarres, elle est sportive, elle a les cheveux courts », remarquent ses petits-enfants.

Florence Hugodot n’est pas prête, elle non plus, à se transformer en grandmère à temps plein : « qu’est-ce que ça va être casse-pied… Et dur, dur, de remettre à plus tard toutes ces petites obligations quotidiennes qui me tiennent en vie : gym, chorale, cours d’anglais, exercices de mémoire, thés de dames, permanence sociale, cycle de conférences sur le pré-classicisme néo-baroque en Bohème-Moravie… »

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